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REVUE D'HISTOIRE
DE LA
GUERRE MONDIALE
/
Publications de la " Société de l'Histoire de la Guerre
PREMIÈRE ANNÉE. 1923
Revue d'Histoire
de la
Guerre Mondiale
PARAISSANT TOUS LES TROIS MOIS
t'V^«
PARIS
ANCIENNE LIBRAIKIE SCHLEICHEP.
ALFRED COSTES, ÉDITEUR
8, RUE MONSIEUR-LE-PRINCE, 8
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i
TABLE DES MATIÈRES <''
DE LA PREMIÈRE ANNÉE
{Numéros i , 2 et 3)
ARTICLES DE FOND
Appuhn (Charles). — Le gouvernement allemand et la paix
en 1917.
I. L'offre de médiation pontificale 3
CoGNiET (André). — Les bombardements de la côte anglaise
par la flotte allemande 193
Desbrière (Ed.). — Le corps expéditionnaire anglais en
1914 23
La genèse du plan XVII 97
DuMÉRiL (Ed.). — La Constitution de Weimar et les livres
scolaires allemands 226
Michel (Paul-Henri). — La pensée politique de Gabriele
d'Annunzio 119
DOCUMENTS
Daniloff (Général). — La mobilisation en Russie en 1914
(lettre au Président de la Société de l'histoire de la
guerre) 259
DoBROROLSKY (Général). — La mobilisation russeen 1914.53 144
BIBLIOGRAPHIE
Notices.
Les revues liistoriques en Russie soviétiste (VF. Lerat). ... 70
L'histoire de la guerre et les archives locales (M. Lhéritier) . 166
Les origines de la guerre : nouveaux périodiques (P. Re-
nouvin) 267
(1) Cette table doit être reliée à la suite du n» 3 de l'année 1923.
Â
^ HISTOIRE DE LA GUERRE [
Compte rendus.
Assolant. — L'œuvre de la marine française dans la défense
du canal de Suez (G. Girard) 79
Baker. — Wilson and World seulement (G. Calmette) 178
Churchill. — The world crisis. I. (E. Desbrière) 274
Conséquences (Les) de la guerre (R. V.) 277
DouiN. — Les opérations militaires sur le canal de Suez
(G. Girard) 79
Galll — La défense et la victoire de Reims (R. V.) 275
Gw'ATKiN Williams. — Under the black enseign (Ed. D.) 278
Hanotaux. — La bataille de la Marne (Général Legrand-
Girarde) 73
Kahn. — Le plan de campagne allemand en 1914 et son
exécution (P. Renouvin) 269
Lemke. — 250 Dnéi v tsarskoi Stavkié (W. Lerat) 271
Lietzmann. — Auf verlorenen Posten (E. Desbrière) .... 278
Lyon. — The path to peace (F. Debyser) 171
Normand. — La défense de Liège, Xamur et Anvers en 1914
(R. V.) 268
Perreau. — Victoire chère et paix de dupes (J?. V.) 278
Pierrefeu. — Plutarque a menti (J. Isaac) 168
Pribram. — Les traités politiques secrets de l'Autrichc-
Hongrie (P. R.) 81
Service with fighting men. An account of the work of the
american Y. M. C. A. in the world war (E. Desbrière). 174
Un livre Noir. — Diplomatie d'avant guerre (P. R.) 174
Dépouillement des revues.
Les Revues du Trimestre 82, 179 279
CHRONIQUE
Les groupements consacrés aux études d'histoire de la
guerre 91
L'enseignement de l'histoire de la guerre à la Sorbonne. . 94
Les travaux de la Société d'histoire moderne 94
Le congrès de Bruxelles 94
La documentation de guerre en Belgique 188
Les publications de la dotation Carnegie 189
L'assemblée générale de la Société de l'histoire de la guerre . 286
Les faits et les controverses 186 285
POITIERS' — l«
Revue d'Histoire
de la
Guerre Mondiale
Le Gouvernement allemand et la paix.
L'offre de médiation pontificale (1917)
Plusieurs auteurs allemands, Erzberger, MM. Hans Del-
brûck et Scheidemann, pour ne citer que ceux-là, ont sou-
tenu qu'il était possible au gouvernement du Reich de con-
clure en 1917 une paix très acceptable ; Bethmann-Hollweg
lui-même paraît assez enclin à l'admettre. Sans doute cette
paix n'eût pas répondu aux désirs ambitieux des pangerma-
nistes et du haut commandement, mais, dans leur pensée, elle
n'eût pas imposé à l'Allemagne de sacrifices douloureux.
C'eût été, pour reprendre une formule connue, « la paix sans
annexions ni indemnité », et, aux yeux d'un Allemand comme
M. Delbrûck, une paix qui eût conservé au Reich ses limites
de 1914, qui n'eût pas fait peser sur lui le fardeau des répa-
rations, qui lui eût restitué la plus grande partie sinon la
totalité de ses colonies, n'eût contenu aucune clause de
nature à contrarier son développement économique, eût
été avantageuse non seulement par comparaison avec la
paix de Versailles, mais même en soi et absolument. Outre
qu'en 1917 la force de l'Allemagne apparaissait très grande,
la coalition de ses ennemis n'ayant pu l'abattre, elle restait
formidablement armée et conservait intact son outillage ;
ses régions industrielles n'avaient pas souffert de la guerre ;
elle fût devenue en quelques années de paix ce qu'elle était
2 HISTOIRE DE LA GUERRE
OU tendait à être avant la guerre : la première puissance
du monde dans l'ordre économique et dans l'ordre politique.
Rien d'étonnant dès lors à ce que M. Delbriick juge bien
coupables les hommes qui n'ont pas su ou pas voulu faire
la paix alors que l'occasion s'en offrait. Ces hommes, quels
sont-ils ? L'empereur Guillaume, impulsif et changeant ;
le chancelier Michaelis, dépourvu de toute autorité person-
nelle, docile aux injonctions de l'état-major ; le ministre
von Kiihlmann, caractère peu ferme, diplomate retors
mais trop hésitant; les chefs de l'armée enfin, Ludendorff
au tout premier rang, présomptueux et malavisé.
Pour ne rien dire de Guillaume lui-même qui s'est mis
en quelque sorte hors de cause par la publication de son livre
Ereignisse und Gestalien, — les mémoires d'un homme mêlé
aux plus grands événements et croyant les diriger, mais
à peu près incapable, semble-t-il, d'y rien comprendre, — il
va de soi que Ludendorff, son second le colonel Bauer, le chan-
celier Michaelis, M. von Kiihlmann enfin, par la plume de
son confident Nowak, repoussent ses accusations : ils ont
fait tout ce qu'ils ont pu et, s'ils n'ont pas conclu la paix
en 1917, c'est que la paix, à cette date, une paix sans sacri-
fices, n'était pas possible (i).
Nous ne prétendons pas, dans le présent travail, apporter
une réponse définitive à la question pendante. Nous ne savons
pas en effet si les Alliés, si la France en particulier, eussent
accepté la paix sans la victoire ; c'est assez peu probable.
Notre seul but est de définir, aussi exactement qu'il se pourra,
l'attitude du gouvernement allemand pendant l'été de 1917.
Nous nous proposons de montrer que cette attitude a manqué
de netteté ; que les hommes au pouvoir ont été constamment
partagés entre le désir de conclure une paix reconnue néces-
saire et la crainte de faire à l'ennemi des concessions qui ne
fussent pas indispensables ; qu'étant donné cet état d'esprit,
leurs velléités d'un moment devaient fatalement demeurer
sans résultats, si réel et si fort qu'ait pu être dans le camp
adverse le courant d'opinion favorable à une paix de conci-
hation.
(i) Le docteur Helfferich {Der Weltkrieg, t. III) va plus loin : d'après
cet auteur, si là paix ne s'est pas faite en 1917, la faute en est, non du tout
au chancelier Michaelis ou au général Ludendorff, mais à Erzberger. Nous
verrons plus loin ce qu'il faut penser de cette thèse.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX
Il convient de résumer d'abord en quelques traits la situa-
tion de l'Allemagne vers la fin de juin 1917.
Militairement elle pouvait encore se dire, sinon se croire,
victorieuse. Elle détenait à l'Est de vastes territoires conquis
sur la Russie, la plus grande partie de la Roumanie, toute la
Serbie ; il ne paraissait pas que les Russes fussent très long-
temps en mesure de se maintenir en Galicie et en Bukovine.
Sur le front occidental, l'Allemagne avait dû, à la vérité,
ramener ses troupes à quelques kilomètres en arrière des
positions qu'elles occupaient au commencement de l'année ;
toutefois la Belgique presque entière et une large bande
du territoire français demeuraient en son pouvoir. Elle dis-
posait encore de quelques réserves, bien qu'à cet égard elle
eût de justes motifs d'inquiétude ; son matériel de guerre,
malgré les grèves et la rareté de certaines matières premières,
ne cessait de s'accroître.
De nombreux symptômes de lassitude et de décourage-
ment s'observaient dans l'armée russe, surtout depuis la
révolution, bien que numériquement elle pût paraître
encore redoutable, La grande offensive franco-anglaise du
mois d'avril avait à peu près complètement échoué ; le moral
de l'armée française semblait sérieusement atteint par cet
échec, l'opinion anglaise trahissait du mécontentement et
parfois de la méfiance à l'égard des chefs. Les contingents
américains n'arrivaient encore que par petits paquets, et
des doutes étaient permis sur la valeur militaire de ces troupes
inexpérimentées. La guerre sous-marine sans limitation enfin,
si elle n'avait pas eu l'effet prompt et décisif promis par les
« bourreurs de crânes », si elle n'avait pas en trois mois
« mis l'Angleterre à genoux », avait porté à cette puissance
des coups singulièrement rudes et, peut-être, fortement
refroidi le désir du peuple anglais de continuer la guerre
jusqu'à la victoire. L'appel solennel par lequel, le 2 mai, le
roi George invitait ses sujets à ménager les vivres, à ménager
la farine, certaines phrases du discours prononcé le 29 juin
à Glasgow par M. Lloyd George pouvaient passer pour des
manifestations d'inquiétude. Il ne manquait ni en Angleterre
ni en France d'hommes politiques très enclins à chercher
4 HISTOIRE DE LA GUERRE
avec l'ennemi un accommodement, et le « défaitisme »
exerçait son action malfaisante sur l'opinion pubKque
dans tous les pays de l'Entente.
A d'autres égards, la situation du Reich était beaucoup
moins brillante. Le peuple allemand était visiblement très las
de la guerre, très las des victoires sans résultat ; les souffrances
causées par le blocus, la rareté des vivres devenaient de moins
en moins supportables. Surtout depuis la révolution russe,
un esprit nouveau se répandait dans les masses ; on l'avait
bien vu au cours de la grève à laquelle, au mois d'avril,
àBerlin, avaientpris part, d'aprèsM. Scheidemann, 125.000 ou-
vriers des usines de munitions réclamant la paix, du fain,
une constitution démocratique (i). Plus exigeants encore
s'étaient montrés les grévistes de Leipzig, et le chancelier
Bethmann-Hollweg avait entendu de la bouche des députés
socialistes, Ebert et Scheidemann, cette parole grave : la
cause de cette manifestation est, à la lettre, la faim (2). Il
déclare lui-même dans son livre (3) : « le haut commandement
pouvait bien tenter d'enflammer la population en faisant
miroiter à ses yeux des buts de guerre grandioses. Ce n'était
ni la promesse de la côte flamande, ni celle des provinces
baltiques, qui pouvaient rassasier un peuple affamé, alors que
s'évanouissaient les espoirs fondés sur la guerre sous-marine.
On risquait au contraire de le pousser au désespoir. »
Plus terrible encore la situation de l'Autriche : le rapport
adressé au souverain par le comte Czemin, le 12 avril 1917,
et transmis à l'empereur Guillaume le 14, contenait ces
paroles inquiétantes : « Votre Majesté m'a donné mission de
faire savoir aux hommes d'État de l'empire allemand que
nous sommes à bout de forces et que l'Allemagne n'a plus
à compter sur nous à dater de la fin de l'été (4). »
Aussi le chancelier Bethmann-Hollweg désirait-il très
sincèrement qu'une voie s'ouvrît aux négociations. Sans
être un homme d'État de grande envergure, il ne manquait
pas de bon sens et voyait très clairement que « le temps tra-
vaillait pour l'Entente », surtout depuis l'entrée des États-
Unis dans la guerre ; il comprenait à merveille quel intérêt
(0 ScHEiDEMAN'N, Z)er Zw5ammen6rwc/2, p. 64.
(2) Ibid., p. 63.
(3) Betrachtungen i^um Weltkriege, II, p. 210.
(4) CzEBNiN, /m Weltkriege, p. 2o3.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX 5
suprême avait l'Allemagne à faire la paix, sinon en puissance
victorieuse, du moins avant d'avoir été vaincue. Il savait
aussi que la première condition à remplir était l'évacuation
par les troupes allemandes et la pleine restauration de la
Belgique ; cela pour lui « allait de soi (i) ». Il savait enfin que
la France, avant de déposer les armes, exigerait la rétrocession
au moins pcirtielle de l'Alsace-Lorraine, et, dit-il, « la situation
générale ne permettait pas l'intransigeance sur ce point (2) ».
Depuis un an déjà, il en avait ou croyait en avoir l'assurance,
l'empereur était disposé en principe à rendre à la France
quelques districts-frontières, en cas que, par cette concession,
il pût acheter la paix, et le kronprinz, en 1917, faisait plus
que partager cette manière de voir.
Indépendamment des négociations engagées par l'inter-
médiaire du prince Sixte, négociations dont l'initiative appar-
tenait à l'Autriche et dont le détail n'a été connu que plus
tard en Allemagne, il y avait eu de divers côtés quelques
efforts timides pour entrer en pourparlers avec la France
et l'Angleterre quand, le 26 juin, le nonce apostolique Pacelli
vint à Berlin porteur d'un message du pape Benoît XV pour
l'empereur Guillaume. Bien qu'il n'y eût pas de relations
diplomatiques officielles et régulières entre le gouvernement
du Reich et le Saint-Siège, il importe de noter que des inter-
médiaires officieux avaient depuis longtemps essayé de relier
par quelques fils plus ou moins secrets le Vatican et la
Wilhelmstrasse. Le plus important de ces intermédiaires
semble bien avoir été Erzberger, le véritable chef du parti
catholique allemand. Nous le voyons dès le mois d'avril 1915
entretenir le chancelier Bethmann-Hollweg et le ministre
des affaires étrangères Jagow de l'intention qu'avait le
pape de faire une démarche préparatoire en vue de la paix.
Dans ces entretiens, l'on convint que la meilleure voie à
suivre était l'envoi par le pape d'une lettre personnelle
aux chefs des États belligérants ; et Erzberger reçut mission
d'informer le Vatican que si l'empereur recevait une lettre
du Saint-Père, il s'empresserait de répondre que l'Allemagne
était prête à négocier (3).
En juin 1916, Erzberger est prié de communiquer offixieu-
(1) Bethmann-Hollweg, Betrachtungen !{um Weltkriege, U, p. 209.
(2) Bethman.n-Hollweg, oiivr. cité, p. 209.
(3) Erzberger, Erlebnisse im Weltkrieg, p-270.
6 HISTOIRE DE LA GUERRE
sèment au Saint-Siège que le gouvernement allemand verrait
avec plaisir une intervention du pape en faveur de la paix
et lui en serait reconnaissant (i).
Au mois de novembre 1916, nouveaux pourparlers ; un peu
plus tard, lotsque l'Allemagne, le 12 décembre, fait son « offre
de paix », le texte de cette offre est, sur le conseil d'Erzberger,
envoyé au pape, « qui a saisi toute occasion d'agir dans l'in-
térêt de l'humanité pour mettre fin à un conflit sanglant »,
dans l'espoir « que l'initiative des quatre puissances (Alle-
magne, Autriche, Turquie, Bulgarie) trouverait auprès de
Sa Sainteté un écho bienveillant et que dans l'œuvre de
paix elles pourraient compter sur l'appui du Siège apos-
tolique (2) ». A la suite de cette démarche, il y eut, par l'entre-
mise de la nonciature de Vienne, échange de dépêches
entre le gouvernement du Reich et le cardinal secrétaire
d'État Gasparri (3). Nous savons enfin par le Père Leiber,
de la Compagnie de Jésus, que le cardinal Gasparri adressait
le 7 mars 1917 une lettre au cardinal Hartmann, archevêque
de Breslau, sur la position prise par le pape à l'égard de l'offre
de paix des puissances centrales (4).
Il ne faut pas non plus perdre de vue que depuis l'élection
de Benoît XV, le parti catholique allemand, d'accord avec
le gouvernement, cherchait à gagner le Saint-Siège à la cause
de l'Allemagne, à s'assurer au moins sa neutralité bienveil-
lante ; des tentatives avaient été faites pour que, lors du règle-
ment à intervenir entre les belligérants, il fût possible au
pape de poser devant les puissances assemblées la question
romaine et d'en Her la solution à celle des autres problèmes
qu'elles auraient à résoudre. Des projets de rétablissement
du pouvoir temporel avaient été élaborés (5) ; l'un d'eux, très
détaillé, était l'œuvre personnelle d'Erzberger et avait obtenu
l'agrément tant du gouvernement allemand que de l'Au-
(i) Erzberger, ouvr. cité, p. 271.
(2) Ibid., p. 272.
(3) Ibid., p. 273.
(4) Stimmen der Zeiî, janvier 1921.
(5) Pour le détail de ces projets, voir Erzberger, £"v/eènme im Weltkrieg,
chap. XI : Die rômische Frage. II convient de rappeler ici que par l'ar-
ticle XV du traité secret de igiô qui liait à l'Italie la France, l'Angleterre
et la Russie, ces trois pays s'engageaient à appuyer l'Italie dans son désir
de n'admettre aucune démarche diplomatique du Saint-Siège en vue de la
paix, non plus qu'aucune intervention du pape pour le règlement des ques-
tions en litige.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX ^
triche. Erzberger s'était en outre ingénié à trouver quelque
moyen d'assurer au pape une certaine participation, à titre
de souverain indépendant, au congrès qui mettrait fin aux
hostilités. C'est, semble-t-il, faire une conjecture tout à
fait vraisemblable que de supposer la curie romaine au
courant de tous ces projets et y prenant quelque intérêt.
Pour compléter l'histoire des négociations qui ont précédé
la démarche du Saint-Siège, il faut signaler ici le voyage
d'Erzberger à Vienne au mois d'avril 1917. Il a dit lui-même
à l'assemblée de Weim^.r, le 25 juillet 1919, qu'il y avait
été envoyé en mission par le gouvernement du Reich ; si,
comme l'en ont accusé ses adversaires, il a en cela outre-
passé la vérité (i), encore est-il certain que le chancelier et
le ministre des affaires étrangères (c'était alors M. Zimmer-
mann) ont eu connaissance de ce voyage, l'ont approuvé
et facilité. A Vienne, Erzberger a conféré avec Czernin, a
été reçu en audience par l'empereur Charles, qui lui a donné
connaissance du rapport si grave présenté par Czernin quel-
ques jours avant (2). A dater de ce moment, Erzberger peut
être considéré comme définitivement acquis à la cause de
la paix la plus prochaine et comme soutenant en Allemagne
la politique de conciliation qui était celle de l'Autriche (3).
Un peu après son voyage à Vienne, Erzberger se rend en
Suisse, s'y rencontre à Lucerne avec le prince de Biilow,
prend contact à Olten avec les membres dirigeants de
l'« Union catholique internationale » récemment constituée.
Tout aussitôt, dans certains journaux catholiques de langue
allemande, on commence à parler de la paix ; dès le 17 mai,
la Bayerische Staatszeitung, organe du comte Hertling, chef
du gouvernement bavarois, se prononce pour une paix sans
(i) C'est ce que ditM.de Wedel, alors ambassadeur d'.\llemagne à Vienne,
dans un article des Hamburger Nachrichten, 23 juin 191 9.
(2) On a beaucoup reproché à Erzberger d'avoir divulgué le rapport dont il
reconnaît avoir fait usage dans une réunion d'hommes politiques apparte-
nant comme lui au Centre, réunion qui s'est tenue à Francfort à la lin de
juillet. Si l'empereur Charles le lui avait communiqué (sous la condition de
ne pas révéler de qui il le tenait), c'était apparemment pour qu'il s'en
servît.
(3) Les ennemis d'Erzberger, l'ambassadeur von Wedel (article précité),
M. de Graefe à l'Assemblée de Weimar, le docteur Helfferich enfin, l'ont
accusé de s'être laissé corrompre par le gouvernement autrichien; nous ne
chercherons pas à éclaircir ce point de détail. Il est fort admissible, bornons-
nous à cette observation, qu'Erzberger ait cru en toute sincérité servir la
cause de l'Allemagne en adoptant le point de vue autrichien.
8 HISTOIRE DE LA GUERRE
annexions (i), et, à partir du i^r juin, il est souvent fait
allusion dans la presse catholique à une médiation du pape.
Déjà le 5 mai, le pape avait adressé au cardinal Gasparri
une lettre, reproduite le 6 dans l'Osservaiore romano (2),
où il annonçait en quelque sorte l'intention d'intervenir.
A la fin du mois, l'archevêque Pacelli, prenant possession de
son poste de nonce à Miinich, prononçait un discours con-
tenant ces phrases : « Il n'a jamais paru aussi clairement
qu'en cette heure de cruels soucis, combien il est nécessaire
de reconstruire la société humaine sur le fondement assuré
de la sagesse chrétienne ; et que seul le droit public chrétien
peut servir de base à une paix juste et durable. La mission
de travailler à cette œuvre de pacification a été confiée à
mes faibles forces à un moment peut-être unique de l'histoire.
Avec le bienveillant concours de Votre Majesté (le roi de
Bavière) auquel se joindra certainement la puissante colla-
boration du gouvernement royal, j'espère que les sages et
généreux efforts du pape, mon auguste Seigneur, atteindront
leur but (3). »
Ce discours du nonce à son entrée en fonctions peut être
considéré comme préparant l'entretien fort important qu'il
eut le 26 juin avec le chancelier Bethmann-Holweg (4).
L'envoyé du Saint-Siège fit ressortir l'intérêt qu'il y aurait
à ce que le pape fût pleinement renseigné sur les intentions
de l'Allemagne afin de pouvoir, le moment venu, agir avec
sûreté en vue de la paix. « Encouragé, dit Bethmann-Hollweg,
par mon approbation, le nonce me posa une série de questions
précises sur nos buts de guerre et nos conditions de paix.
A la façon dont se succédèrent ces questions, j'eus l'impres-
sion, qui se confirma plus tard, qu'il ne s'agissait pas d'une
conversation n'engageant à rien sur les possibilités de paix,
mais que le nonce s'acquittait auprès de moi d'une mission
(1) Après \ai publication de l'article toutefois, le comte Hertling déclara
n'en pas vouloir assumer la responsabilité.
(2) Une traduction de cette lettre a paru le 27 mai dans la Germania, le
grand journal catholique allemand. On la trouvera dans l'opuscule intitulé
Papst,Kurie und Weltkrieg, historisch-kritische Studie von einem Deutschen.
(3) D'après le texte donné parla Germania, 3 juin 1917.
(4) Bethmann-Hollweg a raconté cet entretien: i- dans un article de la
Deutsche Allgemeine Zeitung, 29 février 1920, article reproduit dans Lu-
DENDORFF, Urkutiden der Obersten Heeresleitung, p. 419 ; 2* dans \esBetra-
chtungen ^um Weltkriege, II, p. 210. Les deux récits ne différent pas sen-
siblement.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX 9
bien définie. Comme, d'autre part, la situation générale,
telle que je la voyais, n'excluait nullement toute possibilité
de négociations, je fus convaincu que, par des réponses aussi
précises que possible aux questions posées, je pouvais établir
les bases sur lesquelles on traiterait de la paix et que cette
paix, l'Angleterre et ses alliés l'accepteraient (i). »
Dans ses réponses, Bethmann-Hollweg vise trois points
principaux :
1° Limitation des armements. — L'Allemagne l'accepte en
principe, pourvu qu'elle soit commune à toutes les puissances.
20 Indépendance de la Belgique. — L'Allemagne est prête
à la restaurer, mais n'admettra pas que la Belgique tombe
dans la dépendance politique, militaire et financière de l'An-
gleterre et de la France.
30 Alsace-Lorraine. — Si la France est disposée à s'entendre
avec l'Allemagne, ce n'est pas l' Alsace-Lorraine qui sera
un obstacle insurmontable. L'Allemagne consentira à faire
certaines concessions en échange de certaines autres. Des
rectifications de frontière peuvent être envisagées.
Après son entretien avec le chancelier, le nonce se rendit
au G. Q. G. où il fut reçu par Guillaume le 29 juin ;
l'entrevue a été racontée par Guillaume lui-même dans
Ereignisse und Gestalten, chapitre xi ; son récit, assez amu-
sant, concorde à peu près avec le compte rendu donné par
M. Scheidemann dans la brochure Papst, Kaiser und Sozial-
demokratie in ihren Friedensbemûhungen im Sommer 1917.
Ce qui en ressort le plus clairement, c'est que Guillaume
désire très fort une intervention du pape en faveur de la
paix et fait valoir pour l'obtenir trois arguments principaux :
lo Le Saint-Siège ne peut, par cette intervention, que
gagner en importance politique. Une occasion superbe
s'offre à lui de soumettre au monde et de régler de façon
satisfaisante son Htige avec l'ItaHe pendant depuis un demi-
siècle.
2° Ce que l'ÉgHse romaine ne ferait pas, une autre orga-
nisation internationale pourrait le faire. Déjà il y a eu le
Congrès de Stockholm ; un peu partout, les sociaHstes
multiplient leurs efforts pour amener la cessation des hos-
tilités. Or il serait désastreux pour Rome qu'une organisa-
tion internationale à visées révolutionnaires rendît à l'huma-
(i) Bethmann-Hollweg, Belrachtungen \um Weltkriege, II, p. 211, 212.
10 HISTOIRE DE LA GUERRE
nité un service que le chef de l'Église aurait refusé de lui
rendre.
3° Nul plus que le Souverain Pontife, vicaire de Jésus-
Christ, n'est qualifié pour restaurer la paix parmi les hommes.
Alors même qu'il y aurait péril à intervenir, le pape se doit
à lui-même, doit à son divin maître, de braver ce péril.
L'entretien du nonce avec Bethmann-Hollweg avait eu
un tour sérieux (i). Avec ce personnage de théâtre qu'est
Guillaume II, l'entrevue tourne à la comédie. Le contraste
est plaisant, entre l'enflure impériale et les propos prudents
du vicaire qui accompagne monsignore PaceUi, paraît
craindre que son chef ne s'engage trop, redoute une explo-
sion de colère de la populace romaine et ne cesse de s'exclamer :
La Piazza ! La Piazza ! Sans nous arrêter à ce côté du sujet,
observons que Bethmann-Hollweg ne pouvait manquer
de se poser et s'est posé en effet des questions graves. Le
nonce, représentant officiel du Saint-Père, n'avait-il pas
reçu des puissances ennemies mission de pressentir l'Alle-
magne ? Fallait-il voir dans sa démarche une sorte de pre-
mière ouverture faite indirectement par l'Entente ? A défaut
d'un accord défini, n'y avait-il pas eu du moins échange de
vues entre le Vatican et le gouvernement soit de la Grande-
Bretagne, soit de la France ? Il semblait naturel d'admettre,
dit Bethmann-Hollweg, qu'une diplomatie aussi prudente
et avisée que la diplomatie pontificale, avant de rien tenter
du côté allemand, avait dû s'assurer que dans le camp adverse
existait le désir de traiter à des conditions acceptables pour
l'Allemagne. Toutefois le chancelier se garde de rien affirmer,
et le Père Leiber, dans l'article ci-dessus cité, observe la
même prudence. Autant qu'on en peut juger d'après les
documents pubhés jusqu'ici, le Saint-Siège agissait sans
accord préalable avec aucune des puissances de l'Entente,
bien qu'il eût évidemment cherché à se renseigner sur l'état
des esprits en France et en Angleterre. Parmi les États belli-
gérants, le seul qui ait pu savoir d'avance et même soUiciter
la démarche du pape est l'Autriche (2).
(i) D'après Bethmann-Hollweg, le langage qu'il tint au nonce parut lui
plaire et Helfferich dit tenir du nonce lui-même qu'il en fut très satisfait
{Der Weltkrieg, t. III, p. 147).
(2) Il paraît assez vraisemblable que la visite du nonce PaceUi et l'envoi
par le pape d'une lettre à l'empereur Guillaume aient été sollicités par le
gouvernement autrichien après l'échec des tentatives faites pour négocier
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX II
II
La visite du nonce à Berlin, ses entretiens avec le chan-
celier et l'empereur ont eu pour suite à un mois de distance
la note du i^r août par laquelle le pape, s 'adressant aux chefs
des États belligérants, traçait à grands traits un tableau
de ce que pourrait être la paix. Toutefois plusieurs événe-
ments graves s'intercalent entre le 29 juin et le i^^ août et,
avant d'en venir à la note du pape, il nous faut examiner
ces faits et en mesurer la portée. Nous voulons parler de
la démission de Bethmann-Hollweg remplacé par Michaelis,
de la résolution de paix votée par le Reichstag, enfin des
succès remportés par les armes allemandes et autrichiennes
contre les Russes.
Sans entrer ici dans aucun détail, il importe de noter :
jo Que le départ de Bethmann-Hollweg a été demandé,
voire exigé par le haut commandement (i).
2° Que loin de soutenir le chancelier, le parti du Centre
et, en particuher, Erzberger l'ont combattu (2).
avec la France et l'Angleterre par l'intermédiaire du prince de Parme. Lo-
DzsDOKTF (Urkiinden der Obersten Heeresleitwig, p. 418) fait observer que
dans un discours prononcé le 11 décembre 1918, Czernin présente la réso-
lution votée par le Reichstag, le 19 juillet, comme une réponse à la démarche
du Saint-Pére, et, d'autre part, prétend avoir poussé Erzberger à proposer
au Reichstag, le vote de cette résolution. C'est pourquoi Ludendorft, d'accord
en cela avec plusieurs journalistes français, considère l'action du Saint-Siège
comme une manœuvre concertée avec l'Autriche. Le sénateur américain
Sherman, dans un discours du 10 juin igig.a nettement affirmé que la note
papale du i" août, dont nous allons avoir à nous occuper, fut rédigée à
l'instigation de l'Autriche. Le cardinal Gasparri a protesté, sans donner d'au-
tres preuves que le texte même de la note où il est dit que le pape ne vise
aucun but politique et agit dans l'intérêt non d'une puissance mais de
toute l'humanité. L'intérêt de l'humanité ne pouvait-il, aux yeux du pape,
s'accorder pleinement avec celui de TAutriche et celui aussi de la papauté?
(i) Le 12 jurllet, le maréchal Hindenburg et le général Ludendorfl^ adres-
saient à l'empereur des lettres par lesquelles ils déclaraient se démettre de
leur commandement en cas que Bethmann-Hollweg restât au pouvoir.
(2) Le 12 juillet également, le parti du Centre déclare que le maintien du
chancelier Bethmann-Hollweg, au pouvoir quand la guerre avait éclaté, est
de nature à rendre plus difficile le rétablissement de la paix. C'est en
grande partie sur cette déclaration que se fonde HelfTerich pour accuser
Erzberger d'avoir, par ses louches manœuvres, empêché l'ouverture des né-
gociations en 1917. Bethmann-Holhveg, dit-il, inspirait confiance et il in-
voque à ce propos le témoignage de M. Gérard, ex-ambassadeur des Etats-
Unis à Berlin : It would hâve been easier for Germany to make peace with
von Bethmann-Hollweg at the helm. The whole world knows him and ho-
nours him for his honesty. Mais Helfferich oublie ou feint d'oublier l'hos-
12 HISTOIRE DE LA GUERRE
30 Qu'après le départ de Bethmann-Hollweg, l'intention
première de l'empereur fut de confier le poste de chancelier
au comte Hertling, et que ce dernier refusa, parce qu'il ne se
sentait pas de force à mener le combat contre le haut com-
mandement, c'est-à-dire contre Ludendorff (i).
40 Que le docteur Michaelis, désigné après le refus de Hert-
ling, semble avoir été choisi en raison même de ce qu'on
pourrait appeler sa neutralité : personnage de second plan,
témoin et non acteur jusque-là du drame européen, il avait
pour mission de trouver quelque accommodement entre la
majorité du Reichstag résignée à une paix de statu guo et
l 'État-major qui ne voulait pas renoncer à tout accroissement
de territoire.
50 Que la « résolution de paix sans annexions » votée par
le Reichstag le 19 juillet, sur l'initiative du parti catholique,
malgré son accord apparent avec la politique du chancelier
démissionnaire, ne pouvait guère servir efficacement la cause
de la paix. Les ennemis de l'Allemagne devaient y voir ou
bien une manœuvre trompeuse ou bien un aveu de faiblesse;
et à l'intérieur c'était la fin de l'^ union sacrée » (Burgjrieden).
Le commentaire dont Michaelis accompagna le vote n'était
pas de nature à inspirer confiance. Que dit-il en effet ?
Après avoir parlé des frontières du Reich dont la sécurité
devait être assurée à perpétuité (fur aile Zeit sichergestellt),
d'une paix de concihation et de compromis (Ausgleich)
excluant toute guerre économique future, il ajoute : Ces
buts de guerre, il est possible de les atteindre dans le cadre
de votre résolution telle que je l'interprète (wie ich sie
auffasse). Comment la comprenait-il ? La suite de cette
étude le montrera. Il suffît pour le moment de signaler la
prudence de ce langage : nous somimes prêts à faire une
paix sans annexion, mais nous voulons assurer à jamais
la sécurité de nos frontières ; nous sommes tout disposés à
nous montrer conciliants, mais si nous renonçons à quelque
chose que nous tenons déjà ou espérons prendre, il nous
faut des compensations ; j'approuve les termes de votre
tilité déclarée du haut commandement contre ce même Bethmann-Hollweg et
la paix de renoncement dont il était partisan. Helflerich lui-même eùt-il,
en 1917, accepté les conditions auxquelles la paix semblait possible?
(1) D'après le livre publié par le capitaine de cavalerie, comte Hertling,
fils du chancelier: Ein Jahr in der Reichskkam^lei, p. 12, i3.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX I3
résolution, mais je me réserve de les interpréter à ma façon (i).
Il était évident que non seulement les conditions acceptées
ou offertes par l'Allemagne ainsi représentées dépendraient
de la situation militaire et des espérances qu'elle paraîtrait
justifier, mais qu'en outre la marche des négociations serait
hésitante et tortueuse : le chancelier éviterait le plus possible
de s'engager, reprendrait d'une main ce qu'il donnerait de
l'autre et verrait venir les adversaires plutôt qu'il n'irait
au-devant d'eux.
Il faut ajouter que, militairement, le mois de juillet fut
marqué par des succès qui ne pouvaient manquer d'ap-
porter une force nouvelle au parti de la guerre et qu'au cours
de son voyage au front oriental oii il assista aux combats
victorieux livrés par ses troupes sur le Sereth, l'empereur
Guillaume se rencontra près de Cracovie avec l'empereur
Charles ; il est permis de croire que le souverain allemand
ne négligea rien pour fortifier le moral de son allié et lui donna
dès ce moment l'assurance d'un secours efficace contre l'Italie;
peut-être fut-il déjà question entre eux de l'offensive vigou-
reuse qui, au mois d'octobre, devait aboutir pour l'Itahe au
désastre de Caporetto.
En provoquant enfin dans les rangs du parti conservateur
et militaire un mouvement d'indignation, le vote du Reichstag
avait déterminé un raffermissement au moins momentané
de l'opinion et plusieurs, parmi ceux-là mêmes qui avaient
voté la résolution, ont paru ensuite disposés à se rétracter,
ou du moins à se réserver, à l'exemple du chancelier Michaelis,
une très grande liberté d'interprétation (2).
Si le pape Benoît XV, dit le Père Leiber (3), crut devoir,
en dépit des circonstances peu favorables, rédiger le i^'" août
la note aux chefs des États belligérants, c'est qu'il ne voulait
rien négliger de ce qui pouvait servir la cause de la paix,
mais il était sans illusion^ sur le succès réservé à sa tentative.
(i) Dès le 21 juillet, fêtant au Queenshall l'indépendance de la Belgique,
Lloyd George, dans un grand discours, montrait sans peine ce que ce lan-
gage avait d'équivoque.
(2) Il y a lieu de signaler ici la formation d'un parti de la patrie hostile
à toute paix de renoncement. L'assemblée constitutive se tient, dans la ville
prussienne par excellence de K.ônigsberg, le 2 septembre, jour anniversaire
de Sedan, mais elle fut l'aboutissement d'un travail de propagande com-
mencé depuis plusieurs semaines et où se distingua M. Kapp, futur auteur
du « putsch » militaire de 1920.
(3) Article cité.
14 HISTOIRE DE LA GUERRE
Peut-être le Père Leiber exagère-t-il un peu ; dans le courant
du mois d'août la curie romaine paraît avoir eu à tout le
moins un moment d'espoir. Les négociations entre le Saint-Siège
et le gouvernement du Reich s'étaient d'ailleurs poursuivies
pendant le mois de juillet. D'après Erzberger (i), le nonce
Pacelli aurait même fait un nouveau voyage à Berlin et eu,
à la date du 24 juillet, un entretien avec le chancelier Mi-
chaelis, récemment entré en fonctions. A tout le moins une
note sur les conditions de la paix fut-elle remise par le nonce
au gouvernement allemand peu de jours après le vote du
Reichstag et cette note donna lieu à une correspondance
assez active entre le ministère des Affaires étrangères et le
représentant du Saint-Siège (2). Ainsi préparée l'intervention
désirée par Guillaume et sollicitée selon toute vraisem-
blance par l'Autriche se produisit à peu près dans la forme
que faisait prévoir l'entretien du nonce Pacelli avecBethmann-
Hollweg.
Après avoir célébré les mérites peu contestables d'une
(i) Erlebnisse in Weltkriege, p. 294.
(2) Sur le contenu de la note et la correspondance qui suivit nous som
mes renseignés par la brochure de Scheidemann : Papst. Kaiser und Social-
demokratie in ihren Friedensbemû'nungen im Sommer igij- Dans la note
sept points étaient visés : r liberté des iiiers ; 2° limitation des armements;
3° institution d'un tribunal d'arbitrage ; 4» Belgique ; 5° intérêts économiques ;
6° frontières italo-autrichienne et franco-allemande ; 7° Pologne, Serbie, etc.
Au sujet du plus important de ces sept points, le quatrième, la note du
Vatican disait : «L'Angleterre rend à l'Allemagne les colonies allemandes. En
échange l'Allemagne évacue : a) le territoire français actuellement occupé ;
b) la Belgique dans toute son étendue. La pleine indépendance militaire,
ï)olitique, économique, de la Belgique tant vis-à-vis de l'Allemagne que vis-
à-vis de l'Angleterre et de la France devra être assurée par des garanties
appropriées à établir de concert. » Là-dessus ie sous-secrétaire d'État aux
Affaires étrangères, Zimmermann, aurait fait le 24 juillet Tobservation sui-
vante : « Il n'est point parlé de la restitution de toutes les colonies alle-
mandes. De plus la concession demandée à l'Allemagne même au cas que
toutes ses colonies lui soient restituées, n'est pas en rapport avec celle de
l'ennemi. Il nous faudrait en effet, en ce qui concerne la Belgique, stipuler
des garanties pour nous et non pour la Belgique. »
Le 23 juillet M. von Bergen, directeur au ministère des Affaires étrangères,
déclare au chancelier qu'il a remercié le représentant du pape de la dé-
marche faite par le Saint-Siège et annoncé l'envoi, après examen approfondi,
d'une réponse aux questions posées dans la note. Cette réponse lardant à
vârir, le nonce télégraphie le 4 août qu'il a reçu du cardinal secrétaire
d'État mission de venir à Berlin pour poursuivre oralement l'entretien. Le
même jour, il est prié télégraphiquement de ne pas se déranger, et on lui
fait espérer que la réponse attendue lui sera envovée au bout d'une se-
maine.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX 15
paix juste et durable, le pape parlait, pour l'avenir, d'un
désarmement partiel et du recours à l'arbitrage pour régler
les différends d'État à État. Quant au présent et pour mettre
fin à la guerre, il préconisait en premier lieu le renoncement
des puissances à toute indemnité ou réparation, l'évacuation
de la Belgique et la reconnaissance de sa souveraineté pleine
et entière, la restitution à l'Allemagne de ses colonies ; pour
les territoires contestés entre la France et l'Allemagne
d'une part, l'Italie et l'Autriche de l'autre, il concevait la
possibilité d'un arrangement amiable. Au total, les conditions
de paix proposées par le pape ne différaient guère de celles
qui paraissaient avoir obtenu l'agrément du Reichstag le
19 juillet. C'est pourquoi on a, dans les pays de l'Entente,
été enclin à considérer le Saint-Siège comme ayant agi sinon
à l'instigation de l'Allemagne, du m.oins de concert avec elle,
ce qui n'est pas \Tai à la lettre, la réponse à la note prépa-
ratoire du 24 juillet n'étant pas encore arrivée au Vatican
le i^'' août (i), mais n'est pas non plus entièrement faux.
Il convient, avant d'examiner l'accueil fait par l'Allemagne
à la note du pape, de signaler l'échange de lettres et de
télégrammes dont elle fut l'occasion entre le gouverne-
ment de la Grande-Bretagne et son représentant auprès du
Saint-Siège, le comte de Salis (2).
Le 9 août (3), le comte de Sahs transmettait au Foreign
(t) Voir p. 14.
(2) Pour toute cette partie de notre travail nous nous appuyons sur le
fascicule des Papers presented to Parliament by Command of His Majesty
[aUSisBlue Book] qui porte comme titre spécial: The Peace proposais made
by His Iloliness the Pape to the belligerent powers in Augiist igij and
Correspondence relative thereto. Ce fascicule a été publié en 1919 et porte
le n* 261.
(3) On peut se demander pourquoi la note du pape étant rédigée le
i" août, on a attendu plus d'une semaine pour la porter à la connaissance
du gouvernement britannique et de ses alliés. Nous croyons trouver dans
les documents cités et en partie reproduits par M. Scheidemann [lac. cit.)
l'esplication de ce retard.
Le Saint-Siège désirait pouvoir annoncera l'Entente que l'Allemagne était
prête à restituer à la Belgique son territoire et à reconnaître son indépen-
dance. Il attendait donc très impatiemment une réponse du gouvernement
allemand aux conditions proposées par le nonce dans sa note du 24 juillet.
Or le 4 août cette réponse n'était pas encore arrivée, et le cardinal Gasparri
avait chargé Pacelli d'aller la chercher à Berlin ; mais de Berlin on demande
un nouveau délai d'une semaine. Le 5 le nonce télégraphie au chancelier :
« Veuillez me faire savoir sans retard si vous avez quelque objection à pré-
senter aux principales propositions du Saint-Siège. » L'urgence était d'autant
plus grande qu'une conférence des chefs des gouvernements alliés (MM. Lloyd
l6 HISTOIRE DE LA GUERRE
Office, en même temps que la note papale, une lettre d'envoi
du cardinal Gasparri au roi George ; dans cette lettre, le car-
dinal demandait au souverain britannique de vouloir bien
communiquer la note au président de la République fran-
çaise, au roi d'Italie, au président des Etats-Unis, ainsi qu'à
d'autres chefs d'État alliés.
Le 21, télégramme de M. Balfour au comte de Salis : une
note sur papier sans en-tête (i) contenant une version fran-
çaise de ce télégramme fut remise, le 23 semble-t-il (2), par
George, Ribot, Sonnino, etc.) allait s'ouvrir à Londres. Il ne paraît pas
qu'aucune réponse ait été envoyée de Berlin avant le 8, mais le 8 M. von
Bergen télégraphie au nonce : « Nous demandons d'attendre, avant toute
démarche nouvelle, d'avoir reçu notre réponse. J'espère pouvoir samedi pro-
chain (le II) m'entretenir avec Votre Excellence à Munich. » Le représen-
tant du Saint-Sièj^e répond télégraphiquement : * Il est maintenant douteux
que nous obtenions le résultat souhaité, car, d'après les journaux, la confé-
rence des ministres de l'Entente s'est réunie le 7 à Londres. » En même
temps il avise évidemment du retard le cardinal Gasparri qui se décide le
9 à communiquer officiellement la note papale au gouvernement britanni-
que avant d'avoir reçu la déclaration nette qu'il attendait de l'Allemagne.
Peut-être espérait-il que cette déclaration serait faite le 1 1 ou le 12 alors
que sa lettre au roi George, envoyée par la poste, ne serait pas encore par-
venue à destination. Du moins comptait-il pouvoir la produire quand le
représentant de la Grande-Bretagne auprès du Vatican viendrait s'entretenir
avec lui.
(1) On a prétendu en France, et aussi en Italie, que le comte de Salis
avait remis au cardinal Gasparri la lettre même de M. Balfour, après avoir
pris soin de couper l'en-tête avec des ciseaux qui, par une heureuse coïn-
cidence, se seraient trouvés sur la table du cardinal. L'absurdité de ce récit
est flagrante : le comte de Salis avait reçu de Londres un télégramme chif-
fré rédigé en anglais; il adonné au cardinal une note en français repro-
duisant les instructions venues de Londres. Le seul détail dont on puisse
admettre l'exactitude est que le papier sur lequel M. de Salis avait d'avance
rédigé la note ne portait pas d'en-tête (cf. Spahn, Die pàpsiliche Vermitt-
lung, p. loi).
(2) La date du 23 est celle qui ressort des documents anglais que nous
avons sous les yeux. Mais n'y a-t-il eu, avant le 23, aucune communication
verbale faite par le comte de Salis au cardinal Gasparri ? Il parait naturel
d'admettre que le gouvernement anglais, ayant reçu le i3 les propositions du
pape, n'a pas attendu jusqu'au 21 pour donner à tout le moins un avis de
réception. Or .M. Scheidemann (loc. cit., p. 17) reproduit le texte d'un télé-
gramme expédié le 22 par Michaelis à M. von Wedel, ambassadeur d'Alle-
magne à Vienne, et ainsi conçu: « D'après une communication confiden-
tielle du cardinal Gasparri, transmise par le représentant du Saint-Siège,
le ministre anglais auprès du Saint-Siège aurait déclaré : le roi d'Angleterre
a fait aux propositions de paix du Saint-Père un accueil qui témoigne de
sa sincère admiration pour les sentiments élevés et bienveillants qui les
ont inspirées. Le gouvernement anglais les examinera avec le plus grand
soin et la plus sérieuse attention. »
C'est là évidemment une réponse toute de convenance diplomatique et
fort peu compromettante que le comte de Salis a pu transmettre au Vatican
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX I7
le comte de Salis au cardinal Gasparri. Nous croyons devoir,
en raison de son importance, reproduire intégralement ce
document :
« Nous n'avons pas encore eu l'occasion de consulter nos
Alliés au sujet de la note de Sa Sainteté, et nous ne sommes
pas à même de nous prononcer au sujet d'une réponse à
donner aux propositions de Sa Sainteté quant aux conditions
pouvant assurer une paix durable.
« A notre avis, aucun acheminement vers ce but n'est
possible tant que les Puissances centrales et leurs Alliés
n'auront pas déclaré officiellement les fins qu'ils pour-
suivent par la guerre, ainsi que les restaurations et répara-
tions qu'ils sont prêts à faire, et les moyens qui pourraient
garantir désormais le monde contre le renouvellement des
horreurs dont il souffre actuellement. Même pour ce qui
concerne la Belgique — et dans ce cas ces Puissances ont
reconnu elles-mêmes être dans leur tort, — nous n'avons
jamais eu connaissance d'une déclaration précise de leurs
intentions de rétablir sa complète indépendance et de réparer
les dommages qu'elles lui ont fait subir.
« Son Éminence n'aura sans doute pas perdu de vue les
déclarations faites par les Alliés en réponse à la note du pré-
sident Wilson. Ni de l'Autriche, ni de l'Allemagne, il n'y a
jamais eu de déclaration équivalente. Un essai de mettre
d'accord les belligérants paraîtrait inutile jusqu'à ce que
nous connaissions clairement leurs points de divergence (i). »
Quand le comte de Sahs eut communiqué cette note au
cardinal Gasparri, Son Éminence crut pouvoir répliquer
que l'Allemagne avait déjà annoncé l'intention de restituer
à la Belgique son territoire et de reconnaître son indépen-
avant d'avoir reçu les instructions qui lui étaient nécessaires pour engager
une conversation sérieuse. On observera que Michaelis continue en ces
termes : « A mon avis nous devons nous efforcer de faire retomber tout
l'odieux de l'échec éventuel de la tentative sur nos ennemis et de les mettre
dans leur tort, comme ce fut !e cas au mois de décembre quand nous offrîmes
la paix. Je me propose donc de conduire cette affaire d'une façon assez ûfz-
/afofre, d'attendre, avant d'envoyer notre réponse définitive, qu'une connais-
sance exacte des dispositions [ennemies] nous permette de prendre une po-
sition conforme à nos intérêts, etc. »
(i) Ce document est donné en français par Michaelis, Fur Staat imd Volk,
p. 343. Si l'on en compare le texte au texte anglais reproduit dans le Blue
Book, on constate qu'il n'y a aucune diff"érence quant au sens du message.
Seul l'ordre des mots et des phrases n'est pas rigoureusement le même.
2
l8 HISTOIRE DE LA GUERRE
dance, et, comme le comte de Salis le contestait, le cardinal
invoqua la résolution votée le 19 juillet par le Reichstag
en faveur d'une paix sans annexion (i). « Le Reichstag ne
gouverne pas l'Allemagne, fit observer avec grande raison le
comte de Salis, et nous ne possédons aucun texte authen-
tique de la résolution du Reichstag. »
La France cependant ne pouvait évidemment pas se désin-
téresser des conversations qui s'engageaient entre le gouver-
nement anglais et le Saint-Siège : l'entente, sinon l'unité de
front, était nécessaire sur le terrain diplomatique aussi bien
que sur les champs de bataille.
Le gouvernement français, qui avait à Rome, sinon auprès
du Saint-Siège, un représentant, eut, sans aucun retard,
connaissance des instructions envoyées le 21 au comte de
Salis, et, le 22, M. de Fleuriau, chargé d'affaires de France
à Londres, allait trouver lord Robert Cecil ; il était chargé
par M. Ribot d'exprimer le regret qu'éprouvait le gouverne-
ment français de n'avoir pas , été consulté avant l'envoi
de ces instructions. Il ajouta que le gouvernement français
désirait fort s'associer à la démarche faite auprès du Saint-
Siège par le représentant de la Grande-Bretagne. Lord Robert
Cecil télégraphia donc le 23 au comte de Salis : « Veuillez
informer le cardinal secrétaire d'État que le gouvernement
français m'a fait part de son désir d'être associé aux vues
contenues dans le télégramme de M. Balfour du 21. »
C'est ainsi que le comte de Salis put avoir, dès le 24,
avec le cardinal Gasparri, un nouvel entretien où il lui fit
part du désir manifesté par la France. Le cardinal pria le
représentant de l'Angleterre de transmettre à son gouver-
nement la réponse suivante : « Le secrétaire d'Etat se
réserve de répondre au télégramme [de M, Balfour] après
avoir reçu du gouvernement allemand la déclaration offi-
cielle qu'il lui a demandée concernant la Belgique. »
Le comte de Salis fait suivre ce message des lignes suivantes
qu'il faut lire avec grand soin :
« Je désirais éviter toute déclaration qui aurait pu être
prise comme un encouragement donné à une discussion,
de quelque sorte qu'elle fût, avec le gouvernement allemand,
(1) Cette réponse du cardinal Gasparri montre clairement qu'il n'avait pas
reçu du gouvernement allemand la déclaration si instamment réclamée par
le nonce Pacelli.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX 19
et cependant je ne pensais pas pouvoir opposer d'objection
directe à ce mode d'action; — c'est pourquoi, comme le car-
dinal me demandait ce que j'en pensais, je répondis qu'une
déclaration relative à la Belgique paraissait désirable. Tou-
tefois Son Éminence devait se rappeler que ce n'était qu'un
des nombreux points en litige entre les Puissances belli-
gérantes ; un point qui avait assurément pour nous Anglais
une importance toute spéciale (i). »
Quiconque a un peu l'habitude de lire et d'interpréter
les documents du genre de celui que nous avons ici (un
télégramme chiffré que le gouvernement qui le publie ne repro-
duit jamais textuellement) comprendra quelle a été l'attitude
du comte de Salis et en reconnaîtra la loyauté à l'égard de la
France. Il remplit sa mission, qui est de faire comprendre que,
pour l'Angleterre, l'intégrité territoriale et l'indépendance de
la Belgique est de beaucoup ce qui importe le plus, peut-être
la seule condition essentielle ; il sait que le Vatican transmettra
la nouvelle à l'Allemagne et que le gouvernement du Reich
sera tenté d'y voir une ouverture faite par l'Angleterre.
Il sait aussi que la France ne peut se contenter à si bon
marché. En conséquence, il ne veut point paraître encourager
le cardinal Gasparri à engager des négociations, et il ne peut
pas non plus le lui interdire (i).
(0 Voici le texte anglais : / was désirons of avoiding any staîement which
might seem to give encouragement to any kind of discussions with the
German Government — a course to which however, I did not consider 1
could properly offer any direct objection — and therefore, on his enqui-
ring my views. I replied that a déclaration on the question of Belgium
appeared to be désirable. He should remember that this point was only
one of many at issue between the belligerent Powers; it was however one
of spécial importance to us.
(i) Si réservée qu'ait été l'attitude du comte de Salis, le gouvernement
français ne laissa pas de s'émouvoir. Le 26, l'ambassade de France à Londres
envoyait au Foreign Office une note à ce sujet : « Mon gouvernement
s'était associé à la communication faite par M. de Salis au Vatican parce
qu'elle devait être verbale et qu'elle avait chance de rendre inutile une ré-
ponse plus explicite. Or la démarche faite a comporté la remise au cardinal
Gasparri d'un documentécrit et a entraîné une discussion au sujet du sort de
la Belgique. Ce n'est pas ce que nous désirions, et il est à craindre que nous
soyons entraînés beaucoup plus loin que nous ne le voudrions. M. Ribot
me prie de vous faire connaître ses appréhensions et de vous dire qu'il^ ne
saurait se laisser conduire dans la voie où le Vatican paraît vouloir l'en-
traîner. Il espère que le gouvernement britannique partage ses appréhen-
sions et donnera à M. de Salis des instructions en vue de décourager toute
tentative ultérieure du cardinal secrétaire d'État tendant à une intervention
officieuse entre les belligérants. » Lord Robert Cecil adressa aussitôt au
20 HISTOIRE DE LA GUERRE
Le Saint-Siège se trouvait donc en possession d'une note
exprimant plus ou moins complètement la manière de voir
du gouvernement britannique sur les conditions auxquelles
les puissances de l'Entente pourraient entrer en pourparlers
avec les puissances centrales. Et d'après les termes de la
communication transmise par M. de Salis, il pouvait
dire que la manière de voir de l'Angleterre était aussi
comte de Salis un nouveau télégramme répondant à la fois au désir de la
France et, autant qu'on en peut juger, à celui du comte lui-même. « En cas
que l'on vous demande votre opinion, vous devrez vous abstenir d'en
exprimer aucune. Il n'est pas désirable que nous intervenions en aucune
façon dans les négociations entre le pape et le gouvernement alle-
mand. »
11 n'est pas de notre sujet de rechercher si le cabinet anglais présidé par
M. L'.oyd George a, pendant cet été de 19 17, été réellement sur le point
d'entrer en pourparlers avec l'Allemagne, en se contentant d'une déclaration
formelle relative à la Belgique. Quelques Allemands (en particulier Erzber-
ger) et aussi quelques Anglais l'ont affirmé. Nous ne pouvons que citer
ici un article de Léo Maxse paru dans la National Review en septembre
1919 : What every German does not know. Le ton de cet article, qui est tout
de polémique, et de polémique violente, ne nous permet pas d'y voir autre
chose qu'une interprétation propre à son auteur, et sans doute abu<=ive, des
documents publiés par le gouvernement anglais. Tout ce que l'on peut dire,
à notre avis, c'est qu'il eût été difficile au gouvernement britannique de ré-
sister au courant pacifique déjà fort en Angleterre, si l'Allemagne avait eu
l'habileté de répondre à la note du pape comme l'espérait le cardinal Gas-
parri.
Nous ajouterons cependant que les attaques de M. Léo Maxse reposent
au moins en partie sur une erreur de date. Cet auteur, nous ne savons
pourquoi, prétend que, dès le i3 août, un représentant du Saint-Siège com-
muniquait à lAllemagne la note remise par le comte de Salis au cardinal
seulement le 23 d'après les documents officiels. 11 y aurait donc eu entre
Londres et Rome une correspondance secrète non publiée. Mais la
lettre du nonce Pacelli à Michaelis (voir plus bas) est du 3o août, et
il n'y a en conséquence aucune raison d'admettre un échange de télé-
grammes restés secrets entre le Foreign Office et un représentant auprès du
Vatican.
Observons encore que M, Léo Maxse, qui attaque violemment le cabinet
Lloyd George, reconnaît en même temps la correction d'attitude du comte
de Salis. Si nous insistons sur ce point, c'est qu'à un certain moment il a
été mis en cause. Lorsque, le 25 juillet 1919, Erzberger eut, devant l'Assem-
blée constituante de Weimar, fait certaines révélations sur les possibilités
de paix offertes à l'Allemagne en 1917, une question fut posée le 5 août à
la Chambre des Communes par le lieutenant-commender Kennedy au sujet
des négociations de la Grande-Bretagne avec le Vatican. Le sous-secrétaire
d'État Harmsworth répondit en annonçant la publication prochaine de la
correspondance échangée ; c'est à cette publication que nous nous sommes
constamment référés. M. Ribot, en France, avait dit quelques jours avant à
un rédacteur du Temps (numéro du 29 juillet 1919) : « Leministrebritannique
prit sur lui de laisser une note au cardinal Gasparri. » Et un journal pari-
sien accusa, injustement croyons-nous, le comte de Salis d'avoir encouragé
le Saint-Siège à négocier.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX 21
celle de la France. Ainsi s'explique la lettre adressée le 30 août
par le nonce Pacelli au chancelier Michaelis :
« Munich, le 30 août 1917.
« Excellence,
« J'ai le grand honneur de transmettre ci-joint à Votre Excel-
lence la copie d'un télégramme qui a été communiqué à
Son Éminence le cardinal secrétaire d'État par Son Excel-
lence le ministre de Sa Majesté le roi d'iVngleterre auprès
du Saint-Siège ; le gouvernement français s'associe aux
vues contenues dans ce télégramme.
« Son Éminence est pleine du désir de poursuivre efficace-
ment ses efforts pour parvenir promptement à une paix
juste et durable, efforts auxquels le gouvernement impé-
rial s'est montré si bien disposé à faire un accueil favorable.
C'est pourquoi Son Éminence m'a chargé d'attirer tout par-
ticulièrement l'attention de Votre Excellence sur le point
qui a trait à la Belgique, et d'obtenir : 1° une déclaration
précise sur les desseins du gouvernement impérial tou-
chant la pleine indépendance de la Belgique et l'indemnité
destinée à compenser les maux qu'elle a soufferts; 2° une indi-
cation également précise sur les garanties d'indépendance
politique, économique et militaire que demande l'Allemagne.
Si cette déclaration est satisfaisante, Son Éminence est
d'avis qu'un pas important aura été fait en vue d'un déve-
loppement ultérieur des négociations. En fait, le ministre
ci-dessus visé de Grande-Bretagne a déjà averti son gou-
vernement que le Saint-Siège répondra aux communica-
tions contenues dans le télégramme ci-joint, sitôt qu'il aura
reçu par mon intermédiaire la réponse du gouvernement
impérial.
« De mon côté, qu'il me soit permis d'exprimer encore une
fois la conviction ferme où je suis que Votre Excellence,
dont l'entrée dans les hautes fonctions qu'elle occupe a si
heureusement coïncidé avec l'offre d'une auguste médiation
et qui a fait preuve de dispositions si favorables à cette
œuvre de paix, rendrait à sa patrie et à toute l'humanité
un service impérissable si, par une réponse conciliante, elle
facilitait la poursuite des négociations.
(i) Nous traduisons cette lettre d'après le texte donné par Michaelis, Fur
Staat und Volk, p. 342.
22 HISTOIRE DE LA GUERRE
« Dans cette attente, il m'est très agréable d'exprimer, etc. »
Cette lettre et la copie de la note remise au cardinal Gas-
parri le 23 août par le comte de Salis parvinrent à Michaelis
le 5 septembre. Il en conféra aussitôt avec le ministre des
Affaires étrangères de Prusse M. von Kiihlmann, et le résultat
de l'entretien fut qu'il fallait avant tout se renseigner par
l'intermédiaire d'un neutre autre que le Saint-Siège sur
les dispositions réelles du gouvernement britannique (i)
Le ministre d'Espagne à Bruxelles, le marquis de Villalobar,
servit de truchement, et l'ambassadeur de Grande-Bretagne
à Madrid apprit un jour du ministre espagnol des affaires
étrangères qu'une « très haute personnalité de Berlin » avait
exprimé le désir d'engager avec l'Angleterre des négociations
en vue de la paix. Le cabinet anglais mis au courant avertit
les représentants à Londres des grandes puissances alliées
et répondit : « Le gouvernement de Sa Majesté est dis-
posé à accueillir toute communication qui lui serait faite par
le gouvernement allemand et à la discuter avec les Alliés (2). »
Quand cet avis parvint au chancelier Michaelis (proba-
blement dans le courant d'octobre), la réponse officielle du
gouvernement allemand à la note du pape et la réponse du
chancelier à la lettre particulière du nonce Pacelli étaient déjà
expédiées depuis quelque temps: l'offre de médiation avait
échoué (3).
Ch. Appuhn.
(i) C'est ce que dit du moins Michaelis, Fiir Siaat .iind Volk, p. 844.
D'après Hermann Millier qui, étant en 191g ministre des Aflaires étrangères,
a pu être bien renseigné, l'appel fait au concours du marquis de Villalobar,
ministre d'Espagne à Bruxelles, est antérieur au 5 septembre. V. Verhand-
lungen dei- verfassunggebenden Deutschen Nationalversammlung, Bd. 828,
p. 2009 B.
(2) Le secret des ouvertures allemandes ne fut pas gardé longtemps. Le
chargé d'affaires de Russie à Londres, informé comme ses collègues des
États alliés, instruisit son gouvernement, et, quelques semaines plus tard,
les bolcheviks, devenus les maîtres en Russie, publièrent sa dépêche. Cette
publication donna lieu à une question posée le i3 décembre par M. Pringle
à la Chambre des Communes. M. Balfour reproduisit à cette occasion la ré-
ponse faite par le cabinet anglais à la communication venue d'Espagne.
(3) Un prochain numéro de la Revue donnera, sous le titre « le Conseil de
Bellevue », l'étude de M. Appuhn sur les délibérations du gouvernement alle-
mand et les circonstances de cet échec. [N. D. L. R.]
Le rôle du corps expéditionnaire britannique
dans les opérations de l'été 1914.
Une des questions les plus intéressantes et aussi les plus
délicates de l'histoire jnilitaire de 1914, c'est l'influence
qu'ont eue sur la marche d'ensemble des armées alliées les
décisions successives du maréchal French et ses rapports
avec le haut commandement français. Des publications
nouvelles de la Section historique britannique viennent
d'apporter sur cette question des renseignements nouveaux,
qu'il a été possible de contrôler, et même de rectifier quel-
quefois par certaines informations de témoins directs.
La Section historique britannique a publié en effet sur les
opérations du corps expéditionnaire anglais en août et sep-
tembre 1914 un ouvrage (i) dont l'intérêt est aussi grand
que celui des deux beaux volumes consacrés par le'
grand historien, sir Julian Corbett, aux opérations navales.
Le brigadier général Edmonds a utilisé, avec autant de
conscience que de talent, et avec une méthode excel-
lente, toutes les sources historiques actuellement acces-
sibles. Disposant de tous les documents officiels britan-
niques : ordres, rapports, correspondances, renseignements,
il les a très heureusement complétés, contrôlés et recti-
fiés par de très nombreux témoignages privés. Connaissant
parfaitement les défauts inhérents à une relation unilatérale,
il a étudié toute la littérature militaire allemande, déjà si
riche, et a su en tirer de précieuses ressources, grâce au
soin et à la compétence avec laquelle il l'a critiquée. Il a
su aussi se servir avec discernement des trop rares ouvrages
(i) Miliiary Opérations. France and Belgium, igi4 {août-octobre)
(les Opérations militaires en France et en Belgique d'août à octobre 1914),
ouvrage publié sous la direction de la Section historique du Comité de Dé-
fense de l'Empire britannique, par le brigadier général J.-E. Edmonds,
Londres, Macmillan, 1922.
24 HISTOIRE DE LA GUERRE
français relatifs aux premières opérations de la guerre pour
ce qui concerne les rapports entre les armées alliées, et,
ainsi informé, il a fait preuve d'une sincérité et d'une impar-
tialité qui donnent à penser qu'il s'est approché de la vérité
autant que le permet l'état actuel de la documentation.
On sait que, s'il avait été décidé d'un commun accord
que la concentration du corps expéditionnaire britannique
se ferait dans la région Maubeuge-le-Cateau, les autorités
militaires britanniques n'avaient pas participé à l'élabora-
tion du plan de campagne. D'ailleurs, celui-ci avait été pro-
fondément modifié dès l'apparition des Allemands à Liège.
C'est donc seulement dans les journées des 15, 16 et 17 août,
quand le maréchal French, précédant ses troupes, eut fait
visite au ministre de la Guerre à Paris, au général Joffre à
Vitry, au général Lanrezac à Rethel, qu'il put savoir ce
qu'on attendait de lui et de son armée. Dès que celle-ci
fut débarquée, dans la soirée du 20 août, le maréchal
French donna un ordre prévoyant une marche de trois jours
dans la direction du Nord, de façon à porter l'armée le 23
sur un front compris entre Binche et Lens, et orienté vers
le Nord-Est. Chose curieuse, cet ordre d'opérations n^ 5
ne contient aucun renseignement ni sur l'ennemi, ni sur les
mouvements des armées françaises. Mais au cours de la
progression vers la Sambre, l'armée britannique put, surtout
grâce à ses avions, recevoir quelques nouvelles au sujet des
progrès de l'invasion de la Belgique par les Allemands et
spécialement celle de leur entrée à Bruxelles. On connut
dès le 21 le passage à Nivelle de grosses masses de cavalerie,
et, le 22, le contact était pris entre les patrouilles dans la
région de Soignies, puis vers Binche, où la 5^ brigade de
cavalerie britannique avait remplacé le corps Sordet, appelé
à la gauche de l'armée du maréchal French.
Dans la soirée du même jour, celui-ci apprit que la V^ armée
française attaquée sur la Sambre avait dû se retirer vers
le Sud, tout en laissant son corps de gauche, le 18®, dans
la région de Thuin. Seules les divisions Valabrègue, encore
à Avesnes, se préparaient à marcher vers le Nord, pour
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 2$
combler le vide séparant les Anglais des Français. Quant
au corps Sordet, il était encore loin de pouvoir couvrir la
gauche de nos alliés, devant le front desquels on avait déjà
identifié plusieurs corps ennemis, dont un, venant de Bruxelles
par Ninove sur Grammont, paraissait préparer un mouve-
ment d'enveloppement vers l'ouest.
Dans ces conditions, le maréchal French avait dû renoncer
à prendre l'offensive vers Soignies, et, se refusant, comm.e
le lui demandait le général Lanrezac, à attaquer le flanc
des colonnes qui avaient franchi la Sambre, il avait consenti
à rester en position pendant vingt-quatre heures sur le canal
à l'ouest de Mons et par sa droite un peu en retrait de cette
ville jusqu'à Binche. On sait que cette décision devait amener
la bataille du 23 août, dite bataille de Mons.
Tout ceci, on le voit, ne concorde guère avec l'assertion
du maréchal French, qui aurait connu seulement au début
de l'engagement et par un message du G. Q. G. français
le nombre des corps d'armée allemands qui allaient l'attaquer,
et il semble que ce soit en connaissance de cause et, bien
que se sachant en flèche, que le commandant du corps
expéditionnaire prit le parti de livrer une bataille défensive.
Celle-ci tourna beaucoup moins mal qu'on aurait pu le
craindre, grâce aux belles qualités déployées par les troupes
britanniques, qui ne subirent que des pertes en somme lé-
gères, puisqu'elles ne dépassaient pas 1.600 hommes tués,
blessés ou disparus, et après en avoir infligé à l'ennemi de
beaucoup plus lourdes.
D'ailleurs, il se produisit dans la nuit du 23 au 24 un incident
caractéristique dont ne parle pas la relation britannique
et qui mérite d'être relaté.
A 2 heures du matin, le colonel Spears, agent de haison
auprès de la V^ armée, avait fait réveiller le général Hély
d'Oissel pour lui proposer de la part du maréchal French
une attaque combinée de l'armée britannique et de la
V® armée. Le général Lanrezac, mis immédiatement au cou-
rant, répondit que cette proposition venait trop tard, car il
avait quelques heures auparavant donné un ordre de repH
obMque sur la hgne Beaumont-Givet, en raison de l'attaque
que l'armée allemande von Hausen prononçait à ce moment
contre la droite. Le i^^ corps s'efforçant de parer à cette
menace, les 3^ et lo^ corps restaient seuls à lutter contre les
26 HISTOIRE DE LA GUERRE
cinq corps de Bulow, et ne pouvaient attaquer. Cependant le
général allait prescrire au iS^ corps et au groupe de divisions
Valabrègue d'attaquer en liaison avec l'armée britannique.
Un ordre dans ce sens fut en effet expédié à ces deux unités.
Mais dès le matin du 24, le maréchal French fit connaître
qu'il renonçait à l'offensive et qu'au contraire il avait l'inten-
tion de se replier vers Valenciennes. Il fallut donc contre-
mander l'attaque prescrite au 18^ corps et au groupe Vala-
brègue.
On voit donc que la bataille de Mons ne fut pas considérée
tout d'abord par nos alliés comme un échec obligeant à une
retraite immédiate. Notons aussi que, tandis que les Anglais
se retiraient le 24, le général Lanrezac donnait l'ordre à
ses troupes détenir sur place toute la journée et de ne reprendre
qu'à la nuit la marche sur Rocroy et Avesnes.
Le G. Q. G. approuva ces dispositions et donna comme
direction générale de retraite à la V^ armée celle de Laon. La
bataille du Cateau, le 26 août, où le corps Smith-Dorrien,
isolé, faillit être écrasé, devait être moins heureuse pour
nos alhés ; malgré l'appui donné à la gauche britannique par
le corps Sordet, auquel les Anglais rendirent pleine justice,
ceux-ci perdirent 7.812 hommes et 38 canons. Cependant, dit
justement le général Edmonds, « combattant avec leurs
deux flancs en l'air, les troupes avaient résisté à un adver-
saire de force au moins double, l'avaient durement traité
et avaient échappé à l'enveloppement au prix de pertes
sévères, mais nullement exagérées, étant données les circons-
tances. Les hommes se croyaient vainqueurs... De fait, le
plan allemand avait complètement échoué ».
La retraite que devait poursuivre l'armée britannique,
du 24 août au 5 septembre, devait pourtant avoir sur l'en-
semble des opérations une influence si considérable qu'il est
d'un intérêt primordial de connaître les motifs qui déter-
minèrent nos alliés à la poursuivre ; et pour cela il convient
d'étudier, avec le général Edmonds, comment le maréchal
French apprécia la situation d'ensemble, chaque fois qu'il
eut à donner des ordres d'opérations.
On a vu que le commandant du corps expéditionnaire
avait consenti à livrer la bataille de Mons, bien que sachant
son flanc droit découvert et son flanc gauche très insuffisam-
ment gardé par quelques territoriaux. Le soir du 23, par un
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 2/
message daté de 8 h. 40, le maréchal French exprimait
encore l'intention de résister sur place le lendemain, sinon
d'attaquer, ainsi qu'un témoignage français de la plus haute
valeur et que nous venons de rapporter permet de le penser.
Mais avant minuit les nouvelles qui lui parvinrent le firent
changer d'avis et décider la retraite.
Cette résolution se trouva être conforme au désir exprimé
par le général Joffre, qui, dans un message arrivé seule-
ment le 24 à I heure du soir, sans doute après la con-
versation que le général Lanrezac a rapportée, faisait
connaître que la V^ armée allait appuyer sa gauche à Mau-
beuge et sa droite au massif des Ardennes, et demandait
à nos alliés de tenir entre Maubeuge et Valenciennes en pre-
nant Cambrai comme direction générale de retraite, ou au
besoin de s'étabhr sur le front le Cateau, Denain, Bouchain,
Arleux. Déjà les divisions Valabrègue avaient pris position
à Consolre près et à l'est de Maubeuge.
Dans l'après-midi du 24, sir John French, dont le quartier
général était à Bavai, apprenait qu'à sa droite le groupe
Valabrègue se retirait au sud-est de Maubeuge, par suite
de la retraite du 18^ corps vers Solre-le-Château, et qu'à
sa gauche le général d'Amade allait recevoir l'appui des
deux divisions de réserve Ebener, ce qui devait porter ses forces
à 80.000 hommes. On l'avertissait que des travaux de dé-
fense étaient préparés à Cambrai. Mais, jugeant par le mou-
vement des colonnes allemandes que leur projet était de
l'acculer au camp retranché de Maubeuge, il décida de se
retirer vers le Cateau.
Le soir de ce jour, le i^"^ corps britannique avait établi
la liaison par sa droite dans la région d'Avesnes avec le
groupe Valabrègue, dont une division, la 53^, devait le sou-
tenir dans le combat de Marville. Mais, dit le général Ed-
monds, « le général Joffre fit connaître, que son intention
de reprendre l'offensive n'ayant pas été réalisée, il allait
se retirer sur le front Laon, la Fère, Saint-Quentin pour
en repartir à l'attaque. Il n'y avait donc pas de temps à
perdre, car l'ennemi était au contact avec les troupes bri-
tanniques... et l'on savait qu'il poussait de grandes forces
en toute hâte vers l'Ouest contre les cinq divisions du général
d'Amade. »
En conséquence, à 7 h. 30 du soir, le maréchal French
28 HISTOIRE DE LA GUERRE
prescrivait un nouveau recul qui devait amener le i^"" corps
à Busigny, et le 2^ à Prémont, Beaurevoir, et la 4^ division,
récemment arrivée, au Catelet. On sait que la non-exécution
de ces prescriptions par le général Smith-Dorrien devait
amener le grave échec subi le 26 au Cateau par le 2® corps
isolé. Celui-ci eût été sans doute enveloppé par sa gauche,
si les progrès du 2® corps allemand n'avaient pas été enrayés
dans une certaine mesure, d'abord par la résistance opposée
quelque temps à Cambrai par la 84® division territoriale,
puis par le mouvement de Cambrai à Marquion dans l'après-
midi du 26 par les deux divisions de réserve Ebener. Celles-
ci devaient d'ailleurs, sur un ordre donné personnellement
par le général Joffre, être rappelées vers Combles et Péronne
pour concourir à la formation de la VI^ armée. Ce fut donc
surtout le corps Sordet qui put donner dans l'après-midi du
26 août un appui réel à la gauche des troupes britanniques,
en s'engageant vers Wambaix au sud-est de Cambrai.
Dans la soirée du 26, le maréchal French avait prescrit
de continuer la retraite derrière le canal Crozat et la ligne
de la Somme, après une conférence tenue, dans la matinée
du même jour, à son quartier général de Saint-Quentin,
avec les généraux Joffre et Lanrezac. « Sir John avait insisté
sur le danger de la position « isolée » de ses troupes, telle
qu'il la concevait, et le comm^andant en chef français avait
confirmé sa « directive » déjà communiquée à l'état-major
britannique, d'après laquelle il comptait se retirer sur la
position Laon, la Fère, Saint-Quentin, pour reprendre l'offen-
sive dès que la VI^ armée serait prête à agir à la gauche des
Britanniques. Ce qu'il demandait était qu'en dépit de leurs
pertes, ceux-ci ne quittent pas la ligne de combat. Le maréchal
consentit à effectuer sa retraite aussi prudemment que pos-
sible. » Cette entrevue a été, comme on le sait, racontée de
façon très différente par le général Lanrezac et sir John
French. 4
D'après des renseignements inédits, mais positifs, qm nous
ont été donnés, elle aurait eu pour origine un compte rendu
du général Lanrezac au G. Q. G. Le commandant de
la Ve armée avait fait remarquer que, l'armée anglaise obli-
quant comme elle le faisait sur l'Ouest pendant sa retraite,
l'obligation imposée à la V^ armée de rester en liaison par
sa gauche avec nos alliés et par sa droite avec la IV^ armée,
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 29
la contraignait à tenir un front démesuré. Il demandait en con-
séquence que les Anglais reçussent une zone de retraite con-
tiguë à la sienne et bien fixée. La question fut résolue à la
conférence de Saint-Quentin, en ce sens au moins que le
corps expéditionnaire dut se retirer par la rive droite de
l'Oise en s'appuyant sur cette rivière, dont l'aile gauche de
la V« armée suivrait la rive droite, pour gagner rapidement
la position Laon, la Fère, où elle devait s'organiser.
Mais à l'issue de la conférence, le maréchal French pres-
crivit à ses troupes de se retirer non plus jusqu'à hauteur
de Saint-Quentin, mais au sud de la ligne formée par le
canal Crozat et la Somme, derrière laquelle les troupes
du général Smith-Dorrien se trouvaient, à l'aube du 28,
après avoir subi de terribles fatigues. Seul le i^^ corps avec
la 5® brigade de cavalerie était encore à 27 kilomètres dans
le Nord-Est, dans la région au sud de Guise. Vers la gauche,
le corps Sordet, ainsi que les 61® et 62^ divisions de réserve,
avaient été au contact de l'ennemi bien au Nord aussi, c'est-
à-dire vers Péronne. Toute crainte d'enveloppement par
l'Ouest avait donc disparu, et devant le front l'ennemi était
encore loin.
« Dans la matinée du 27, à 11 heures, dit Edmonds, le gé-
néral Joffre était venu voir le maréchal French à son quar-
tier général de Noyon. Il préparait sa contre-attaque, mais
il sentait le besoin de se retirer plus loin qu'il ne l'avait
voulu d'abord, sur le front Reims-Amiens, et proposait
aux Britanniques de tenir le secteur Noyon-Roye. En con-
séquence (sic), sir John French prescrivit, à 8 heures du soir,
au 2^ corps renforcé de la 19^ brigade d'infanterie, de dégager
Ham à l'aube du 28 et de se porter par Noyon sur la rive
gauche de l'Oise, couvert par la 4® division et la division
de cavalerie. »
Il semblerait donc que ces dispositions, qui allaient com-
plètement découvrir le flanc gauche de la V^ armée, surtout
après le départ du i^^ corps britannique de la région de
Mont-Dorigny, n'aient pas provoqué la moindre opposition de
la part du commandant en chef français, et l'on est d'autant
plus porté à le croire que c'est précisément le 27 que le
général Joffre adressait une lettre de remerciements à son
collègue britannique pour l'appui qu'il lui avait prêté.
En réahté, la conversation du 27 entre le général Joffre
30 HISTOIRE DE LA GUERRE
et le maréchal French dut différer notablement de ce dont
le récit du général Edmonds pourrait donner l'impression.
En effet, le général Lanrezac qui, en exécution des ordres
donnés à la suite de la conférence du 26, devait continuer
la retraite le 27 vers la position Laon, la Fère, avait reçu
le 27 au matin contre-ordre, et l'injonction d'attaquer immé-
diatement les Allemands au passage de l'Oise, à l'est de
Guise. Comment admettre que le même jour, à 11 heures
du matin, le général Joffre ait pu proposer aux Britanniques
de tenir le front Noyon-Roye bien plus en arrière ? Il est
beaucoup plus probable qu'il se borna à accepter la décision
de son collègue britannique, et qu'impressionné par la des-
cription qui lui était faite de la fatigue et du mauvais état
de nos alliés, il jugea nécessaire de risquer une grosse partie
pour les dégager. En effet, le même jour, à midi, le général
Lanrezac allait recevoir un deuxième ordre, celui « d'attaquer
vers Saint-Quentin, dans la zone anglaise, et pour soulager
les Anglais ». Ayant demandé si nos Alliés attaqueraient dans
leur zone, il lui fut répondu « qu'ils feraient une démonstra-
tion » (renseignement inédit). Sur quoi était basée cette
assurance, si différente de ce que rapporte le général Edmonds
et de ce qui devait se passer, c'est ce que nous ignorons
encore.
Toujours est-il que, dans la journée du 28, le i^'" corps
franchit l'Oise à la Fère et vint s'établir à la lisière nord
de la forêt de Saint-Gobain, à la droite du 2^ posté autour
de Noyon. Les divisions de réserve Valabrègue se trouvant
le même soir à Vendeuil, un peu en avant de la Fère, couvraient
par suite une partie du front britannique, tandis que le
reste de la V^ armée s'étendait vers le Nord jusque vers
Vervins, quartier général à Marie.
Par un ordre daté du 28, 11 h. 30 soir, sir John French
prescrivit que le 29 serait jour de repos « à condition que
toutes les troupes soient au Sud de la ligne Nesle-Ham en
liaison avec les Français à Vendeuil ». On voit que le station-
nement effectivement occupé fut sensiblement plus au Sud.
C'est à Marie que, dans la mâtiné du 28, le général Joffre
était venu presser le général Lanrezac d'exécuter la contre-
offensive, dont le projet avait été apporté dès le 27 par le
colonel Alexandre. Le général sir Douglas Haig, qui avait
d'abord promis son concours pour le 29, en fut empêché
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 3I
par un ordre formel du maréchal French, et la V^ armée
dut exécuter seule sa dangereuse contre-offensive, qui tout
au moins valut à nos alliés une tranquillité à peu près par-
faite pendant toute la journée du 29.
Dans l'après-midi de ce jour, le général Joffre vint demander
à son collègue de rester tout au moins à proximité de la Fère
sur le front général Reims-Amiens, dont il comptait débou-
cher, surtout après le succès remporté par la VI^ armée
vers Proyart, et vu la sohdité dont faisait preuve à ce moment
la Ve. Le maréchal French, « considérant les fatigues subies
et les pertes en officiers et en hommes, avait un égal désir
de se retirer et de se reposer quelques jours pour se recons-
tituer. Il déclara qu'il n'était pas en situation d'attaquer.
Toutefois ce ne fut qu'à 9 heures du soir, lorsqu'on connut
le succès remporté par l'ennemi contre la gauche de la
V^ armée, que les ordres furent donnés en vue d'une re-
traite sur la hgne Soissons-Compiègne derrière l'Aisne ».
Cette résolution était d'autant plus grave que sir John
French choisissait justement le moment où il croyait la
gauche de la V^ armée, alors fortement établie sur la rive
gauche de l'Oise, plus menacée qu'elle ne l'était, pour la
découvrir complètement (i). Certes, les pertes, dont le total
à la date du 28 atteignait 14.546 étaient considérables.
Mais il faut qu'il y ait eu chez nos alhés une période de
dépression profonde pour qu'ils aient renoncé à ce moment
critique à utiHser les positions formidables qu'ils occupaient
dans le massif de Saint-Gobain et au sud de l'Oise. Ce fut
là tout au moins le premier désaccord entre les deux quar-
tiers généraux, et il eut sur les opérations les plus graves
conséquences. Peut-être aurait-il été évité si, au Heu de
parler toujours de reprendre l'offensive, attitude peu con-
forme aux dispositions et aux moyens de nos alhés, on leur
avait proposé de coopérer à la défense d'une Hgne bien choisie.
Malheureusement les théories en faveur à cette époque
ne le permettaient pas. L'ordre que devait recevoir la
Ve armée le i^r septembre était typique à cet égard : a Malgré
les succès tactiques obtenus par les IIP, IV® et V® armées,
y était-il dit, le mouvement débordant effectué sur la gauche
(i)En réalité, l'ennemi n'avait remporté aucun succès contre la gauche de
la Y* armée.
32
HISTOIRE DE LA GUERRE
de la V^ armée, insuffisamment arrêté par les troupes an-
glaises et la VI^ armée, oblige l'ensemble de notre dispositif
à pivoter autour de la droite. Dès que la V^ armée aura
échappé à la manœuvre d'enveloppement prononcée sur
sa gauche, l'ensemble des III«, IV^ et V^ armées reprendra
l'offensive... »
Ce qui est aussi caractéristique, c'est qu'à partir de ce
moment et jusqu'au 5 septembre, la V^ armée ne reçut
plus aucune nouvelle des Anglais. La Maison était complè-
tement rompue entre les quartiers généraux.
Quoi qu'il en soit, l'armée britannique, formée à partir
du 30 en trois corps d'armée, par la réunion sous les ordres
du général Pulteney de la 4® division et de la 19^ brigade,
devait atteindre le 30 au soir le front Attichy — région au
sud de Soissons. A sa gauche, l'armée Maunoury s'était
retirée vers Estrées-Saint-Denis, sur le parallèle de Com-
piègne. Elle devait, le 31, se porter sur le front Senlis, Creil,
Clermont, Beauvais, d'après les ordres du général Joffre.
Sur la demande qu'il adressa au maréchal French de com-
bler le vide existant entre les Vl^et V^ armées, le commandant
en chef britannique donna le 30, à 5 h. 15 du soir, des ordres
en vue de porter le lendemain son i^^ corps vers Villers-
Cotterets, le 2« vers Feigneux, Béthisy, Saint-Martin, Crépy-
en- Valois, le 3^ au nord-ouest vers Verberie, ayant à sa
gauche la division de cavalerie. Quant à la V« armée, après
de nouveaux succès dans la matinée du 30, particuhèrement
brillants à sa droite, du côté de la 4® division de cavalerie
et de la 51^ division, elle était venue occuper par sa gauche
les passages de l'Aisne entre la Fère et Chauny, alors que
sa droite n'avait reculé que jusqu'à Vervins. Mais l'appa-
rition de l'ennemi à VauxaiUon, abandonné par les Britan-
niques, presque sur ses derrières, devait causer un moment
de grosse inquiétude. Heureusement les Allemands n'en pro-
fitèrent pas.
Si l'on en croit le général Edmonds, ce fut dès le 31 que
le quartier général britannique apprit par des reconnais-
sances aériennes que l'amplitude du mouvement débordant
ennemi était désormais limitée vers l'Ouest par la ligne
Noyon-Compiègne, et que ses colonnes, déjà détournées
vers le Sud, avaient tendance à s'infléchir vers le Sud-Est.
Toujours fort bien couvert par sa cavalerie, sir John French
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 33
porta le i^r septembre son armée sur le front la Ferté-Milon^
Betz, Nanteuil-le-Haudouin, Baron. Il allait ainsi se trouver
à plus d'une journée de marche en arrière de la V^ armée,
dont la gauche ne dépassait pas Soissons. Le même jour, il
avait, à 3 heures du soir, à Paris, avec le maréchal Kitchener,
une longue conférence, à l'issue de laquelle le ministre télé-
graphia à Londres que « les troupes de French sont actuel-
lement engagées sur la ligne de combat, où il restera en se
conformant aux mouvements des Français tout en veillant
à ne pas se trouver découvert sur ses flancs ». Cela ne devait
pas empêcher sir John French, dès son retour à son quar-
tier général, de prescrire une nouvelle retraite hâtive, au
prix d'une marche de nuit.
Le danger couru par l'état-major britannique, qui avait
failli dans la journée être enlevé par des partis allemands,
appartenant à la 4^ division de cavalerie, égarés à la suite
d'une désastreuse affaire à Nangis, n'était peut-être pas
étranger à cette résolution. Cette marche amena dans la
journée du 2 septembre l'armée britannique sur le front
Meaux-Dammartin, alors que les Français tenaient à sa
gauche SenHs et qu'à sa droite la gauche de la V^ armée
était encore à la Fère-en-Tardenois.
Dès le i^r septembre, sir John French avait, paraît-il,
proposé au ministre de la Guerre français de s'établir sur
la Marne et d'en organiser la défense. Mais les dispositions
qu'il avait montrées depuis le 29 août avaient exercé leur
influence sur le G. 0. G. français, qui avait résolu de prolonger
la retraite jusqu'à la Seine. L'instruction générale n» 4,
parvenue au maréchal French dans la soirée du 2 septembre,
était conçue dans ce sens, et il était trop tard pour revenir
sur cette décision. En conséquence, l'armée britannique
franchit la Marne dans la matinée du 3 et vint s'établir
entre la Ferté-sous-Jouarre et Nogent. La VP armée fran-
çaise, restée au nord de la Marne, couvrait ainsi une partie
de son front, et la gauche de la V^ armée, qui avait pu se dé-
gager après le combat de Château-Thierry, n'était plus guère
qu'à une quinzaine de kilomètres de la droite britannique.
Croyant que le mouvement des colonnes allemandes se
dirigeait de plus en plus vers l'Est, sir John French en avait
conclu d'abord, d'après le général Edmonds, que son front
n'était plus directement menacé, et avait, à 4 h. 35 du soir.
34 HISTOIRE DE LA GUERRE
annoncé qu'il y aurait repos pour le lendemain. On voit
qu'il n'avait guère l'intention de chercher à préserver la
gauche de la V^ armée de la manœuvre enveloppante qui
se dessinait contre elle. Mais non content de cette inaction,
il devait à ii h. 50 du soir prescrire une nouvelle retraite
vers le Sud, derrière le Grand-Morin, tandis que deux brigades
de cavalerie, poussées à l'Est, chercheraient à prendre con-
tact avec le corps de cavalerie Conneau, supposé, fort inexac-
tement du reste, à Rebais, qu'on devait trouver occupé
par l'ennemi dès l'aube du 4 septembre. Dans l'après-midi,
le i^^ corps britannique vint à Coulommiers, tandis que les 2^,
3e et la division de cavalerie restaient au repos jusqu'au
soir.
Dans la journée du 4 septembre, le général GaUiéni, accom-
pagné du général Maunoury, était venu au quartier général
britannique établi à Melun, pour demander à nos alhés de
coopérer à l'attaque que la VI^ armée allait entreprendre
par la rive droite de la Marne contre le 4^ corps de réserve
sur le flanc-garde laissé par von Kluck pour faire face à
la Vie armée. Après trois heures d'attente, il avait dû rentrer
à Paris, sans pouvoir joindre sir John French, qui visitait
ses troupes. A son retour, ce dernier allait trouver une dépêche
du général Joffre lui demandant de rester entre la Marne
et la Seine : « Votre gauche, ajoutait-il, appuyée à la Marne
et au camp retranché de Paris, sera couverte par la garnison
mobile de la capitale, qui attaquera face à l'Est sur la rive
gauche de la Marne. » On sait que le général Galliéni propo-
sait de laisser l'armée Maunoury sur la rive droite de cette
rivière, où elle se trouvait, et dans la seule direction qui permît
d'espérer l'enveloppement. Mais, avant qu'il pût arriver
à convaincre le général Joffre, le maréchal French avait
tiré de la communication qu'il venait de recevoir une consé-
quence éminemment regrettable.
« Cette lettre, dit Edmonds, ne permettait pas de douter que
le généralissime désirait que le corps expéditionnaire britan-
nique se retirât pour faire place à l'armée de Paris au sud de la
Marne, et, en raison du vide qui existait encore entre l'armée
britannique et la V^ armée, et par suite de la pression que
l'ennemi exerçait encore contre Haig dans cette nuit du
4 septembre, sir John French décidait de se retirer de quel-
ques milles plus au Sud. En conséquence, à 6 h. 35 du soir.
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN 1914 35
l'ordre fut donné à l'armée de se retirer, le 5, vers le Sud-
Ouest en pivotant autour de sa gauche de telle sorte que les
arrière-gardes vinssent sur le parallèle de Tournan. « Le
soir du 5, le i^^ corps était à Rozoy, la division de cavalerie
à sa droite à Mormant, le 2® corps à Tournan, le 3^ entre
Ozoer-la-Ferrière et Brie-Comte-Robert. A sa droite, le
corps Conneau était à Provins, d'où la V^ armée s'étendait
jusqu'à Sézanne, ayant depuis le matin interrompu sa re-
traite et prête à attaquer le 6 de grand matin.
C'est ce jour-là aussi qu'allait enfin cesser pour le corps
expéditionnaire britannique cette épuisante « retraite pro-
longée pendant treize jours sur une longueur de 136 milles
(218 kilomètres) ». L'effort physique avait été considérable,
et un officier anglais pouvait dire : « Je n'aurais jamais cru
que des hommes si fatigués et si affamés puissent rester en
vie. » Les fantassins avaient eu en moyenne quatre heures
de repos par vingt-quatre heures, les hommes montés trois
seulement. Pourtant, peut dire Edmonds, à la fin de ces
épreuves, « ils formaient encore une armée redoutable. Ils
n'étaient point du tout démoralisés, parce qu'ils se rendaient
très justement compte qu'ils n'avaient jamais été battus ».
« Certains ont pensé que le corps expéditionnaire bri-
tannique aurait pu faire davantage, et en particulier qu'il
aurait dû aider les Français le jour de Guise. On a vu pour-
tant qu'une des raisons qu'eut le général Joffre pour pres-
crire l'attaque du général Lanrezac était justement de sou-
lager les alliés de la pression qu'ils subissaient de la part
de l'ennemi. D'ailleurs, il n'avait pas demandé à sir John
French de l'aider. Le commandant en chef britannique,
dans sa dangereuse position à l'aile la plus exposée des
armées alliées, n'avait pas seulement à tenir compte des
instructions du général Joffre en vue d'éviter une bataille
décisive, et de ménager ses forces pour le jour où les armées
feraient demi-tour; il devait aussi se souvenir qu'il avait
avec lui la quasi-totalité des forces instruites de l'empire
britannique en hommes, officiers et états-majors, le noyau
sans lequel les nouvelles armées n'auraient pu être ni for-
mées, ni dressées à la guerre. Par-dessus tout, il ne pouvait
oublier que son gouvernement lui avait ordonné d'avoir
le plus grand souci de réduire au minimum les pertes et
la consommation de matériel. »
36 HISTOIRE DE LA GUERRE
Assurément ces raisons sont fortes. Mais elles n'empêchent
pas de regretter que les efforts de nos vaillants alliés n'aient
pas été à diverses reprises mieux coordonnés avec les nôtres.
Il en aurait été sans doute autrement si, au lieu de parler
toujours d'offensive, on avait organisé dès le début la résis-
tance pied à pied de part et d'autre du camp retranché de
Maubeuge, ce qui aurait donné tout le temps de renforcer
la gauche de façon à se reher à Lille, tandis que les pointes vers
le Nord allaient mettre en flèche et menacer sur tous leurs
flancs la V^ armée d'une part et le corps expéditionnaire
britannique de l'autre. Il en était peut-être encore temps
après Charleroi et Mons. Mais c'est surtout sur le front
Reims, Laon, la-Fère, Ham, Amiens qu'il aurait été possible
de tenir. A la vérité, il aurait fallu pour cela avoir un peu
confiance dans la valeur du groupement d'Amade, puis
dans la VI^ armée, et lui donner des ordres fermes, au heu de
les obliger à la retraite soit en plein combat comme à Cam-
brai, Marquion, Proyart, soit même avant que ces éléments
aient réellement combattu.
II
On a vu que, d'après les ordres donnés le 4 septembre,
à 6 h. 35, par le maréchal French, le corps expéditionnaire
britannique devait dans la journée du 5 se retirer jusqu'à la
ligne générale Rozoy, Tournan, Ozoer-la-Ferrière, avec cer-
tains éléments du 3^ corps plus au Sud encore, vers Brie-
Comte-Robert.
Or, le 5, à 3 heures du matin, parvenait au quartier général
de Melun !'« Instruction » du général Joffre en vue de l'at-
taque générale à exécuter à partir du 6. Comme il était déjà
tant de fois arrivé, ces dispositions étaient en retard sur
les événements. En effet, on supposait la Vie armée prête
à franchir l'Ourcq entre Lizy-sur-Ourcq et May-en-Multien,
alors que le combat hvré pendant la journée du 5 ne devait
pas lui permettre de dépasser la route de Meaux à Ermenon-
ville.
Quant à l'armée britannique, on supposait aussi qu'elle
partirait à l'attaque en partant du front Changis (près de
Meaux) — Coulommiers, alors que le mouvement en cours
LE CORPS EXPEDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 37
d'exécution l'en éloignait de façon marquée. En effet, les heures
de départ pour accomplir les marches prescrites par l'ordre
donné le 4 à 6 h. 45 du soir ayant été laissées à la disposition
des commandants de corps d'armée, le 3^ corps britannique
s'était mis en marche dès 4 heures du matin, le 2® dès
10 heures du soir « pour éviter la chaleur du jour », et le
i^'" lui aussi avant le jour. Le mouvement avait été si peu
gêné par l'ennemi qu'un officier de la 3^ brigade de cavalerie
avait pu le comparer à « une marche de temps de paix >'. Si
avancées qu'aient été les heures de départ, on peut donc se
demander pourquoi sir John French, prévenu officiellement
dès 3 heures du matin de ce qu'on attendait de lui, ne
chercha pas à diminuer la longueur de cette retraite, dont le
moindre défaut était de l'éloigner de son objectif. Le soir
du 5, en effet, l'armée britannique allait « se trouver de
12 à 15 milles (20 à 25 kilomètres) en arrière de la posi-
tion sur laquelle le commandant en chef français la sup-
posait ».
D'ailleurs, dans cette journée du 4 septembre, il s'était
produit un incident auquel le général Edmonds ne fait allusion
que d'un seul mot et sur lequel il est bon que les lecteurs
soient édifiés (i).
A peine en possession du commandement de la V^ armée,
le général Franchet d'Esperey, à qui le général Joffre avait
tout spécialement recommandé de nouer et d'entretenir
de bons rapports avec l'armée britannique, avait demandé
une entrevue au maréchal French, au quartier général de
ce dernier. Sir John avait accepté avec empressement, et
proposé Bray-sur-Seine comme lieu de la conférence. En
y arrivant, le général Franchet d'Esperey trouva un télé-
gramme du général Joffre que l'état-major de la V® armée
avait fait suivre et par lequel il lui était demandé si ses
troupes étaient en état de passer à l'offensive dans la
direction de Château-Thierry, conjointement avec le corps
expéditionnaire britannique. Très désireux de jouer son
rôle dans cette manœuvre, dont il avait tout de suite apprécié
la portée, le général Franchet d'Esperey attendit avec impa-
tience la venue du maréchal French. A sa place et avec un
certain retard arrivèrent les généraux Wilson et Macdonogh
(i) Les renseignements qui suivent ont été fournis par M. le maréchal
Franchet d'Esperey.
38 HISTOIRE DE LA GUERRE
qui, mis au courant du projet d'offensive, s'y rallièrent de
bon cœur et promirent de s'efforcer d'obtenir l'assentiment et
la coopération de sir John French. Le général Franchet
d'Esperey fit donc immédiatement connaître au G. Q. G. que
la V^ armée et l'armée britannique allaient se mettre en
situation d'effectuer une offensive convergente le 6 sep-
tembre. Mais quand les généraux Wilson et Macdonogh
rentrèrent au quartier général britannique, il était 7 heures
du soir. Depuis quelques minutes, l'ordre de retraite était
lancé, et le maréchal French se refusa à modifier les disposi-
tions qu'il venait d'arrêter (i). Était-il trop tard pour cela,
c'est ce qu'on peut se demander. Toujours est-il que ce fut
le 5 seulement, après avoir reçu dans la journée le général
Maunoury, puis le général Joffre, que sir John French se
résolut, à 5 h. 15 du soir, à donner l'ordre, non pas d'attaquer,
mais de faire face à l'Est, ou plutôt au Nord-Est, le long
de la route de Lagny à Provins, qui devait être atteinte
entre 9 et 10 heures. Ni dans l'ordre de l'armée, ni dans ceux
des corps d'armée, il n'était question d'une progression
ultérieure. Seule la division de cavalerie portée à la droite
de la ligne, où se trouvaient déjà les 3^ et 5® brigades sous
les ordres du général Gough, devait pousser vers Coulommiers.
C'est par ces dernières brigades parvenues dès 7 heures
du matin à Pézarches que l'on sut que, tandis qu'une masse
de cavalerie ennemie se portait vers Jouy, de « grosses co-
lonnes signalées dans cette région faisaient tout d'un coup
et sans cause explicable demi-tour pour se porter vers le
Nord. Cela se passa entre 8 et 9 heures ». Mais une autre
colonne allemande évaluée à une brigade d'infanterie ayant
marché vers l'Ouest, se trouva près de Rozoy en contact
avec l'avant-garde du i^^ corps britannique qui s'arrêta
net. Le général Douglas Haig crut même devoir demander
l'appui des 2^ et 3^ corps d'armée, et ceux-ci, ayant à
l'heure dite atteint leurs objectifs sur la route de Lagny à
Provins, obliquèrent vers l'Est à partir de i heure du soir.
Mais déjà l'ennemi s'était retiré, et la i^® division britan-
nique avait repris sa marche vers Vaudoy.
Quand, à 3 h. 30 du soir, sir John French prescrivit à
ses corps d'armée de venir border le Grand-Morin de Cou-
(i) Note inédite du général Macdonogh.
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 39
lommiers à Crécy (la cavalerie plus à droite vers la Ferté-
Gaucher), un temps précieux avait été perdu. Pourtant les
aviateurs devaient prévenir à 6 heures du soir que, sauf un
détachement à Rebais, toute la région au Sud-Ouest du Petit-
Morin était évacuée par l'ennemi.
Ces ordres ne furent d'ailleurs exécutés ni par le i^r corps,
qui s'arrêta à Vaudoy et Pézarches, ni par la cavalerie
qui resta à Pézarches et Jouy, et quant au 2« corps,
si son avant-garde put saisir le passage du Grand-Morin
à Faremoutiers, le gros resta sur la rive gauche entre ce
point et Mortcerf. Le 3®, de son côté, se borna à s'échelonner
entre Villiers-sur-Morin et Villeneuve-Saint-Denis sans cher-
cher à forcer le passage de la rivière.
On voit que nos alliés eurent besoin d'un temps assez
long pour se rendre compte du changement de situation
qui résulta du recul imprévu des colonnes allemandes signa-
lées devant leur front et n'en profitèrent que très incomplè-
tement. Il convient toutefois de reconnaître avec le général
Edmonds que le masque, formé par les forêts de Crécy, de
Malvoisine et les bois au Sud-Est, compliqua singulièrement
le problème, car il fallut plusieurs heures pour fouiller cette
région, à l'abri de laquelle l'ennemi put facilement disparaître.
D'ailleurs, la liaison avec les armées voisines était si mal
assurée que l'on ne sut rien pendant toute la journée du 6
de ce qui se passait aux ailes du corps expéditionnaire bri-
tannique. Il en résulta que sir John French ne donna aucun
ordre pour le 7, sinon de se tenir prêt à marcher à partir
de 8 heures du matin.
C'est seulement après avoir reçu de nombreux renseigne-
ments de sa cavalerie, de ses cyclistes et de ses aviateurs
et su par eux que le terrain était libre au nord et au nord-
ouest de Crécy, puis que les seules grosses forces ennemies
restées au nord du Grand-Morin se trouvaient vers la Ferté-
Gaucher et plus à l'Est, que sir John French, en des termes
non reproduits par le général Edmonds, prescrivit le 7 sep-
tembre, à 8 heures du matin, une avance générale très hmitée,
puisque la droite ne devait pas dépasser le front Dagny-
Coulommiers, le centre et la gauche la route de Coulom-
miers à Meaux vers Maisoncelle. Seule la cavalerie avait
atteint de bonne heure Rebais et la région de Dom, où l'on
trouva des arrière-gardes ennemies.
40 HISTOIRE DE LA GUERRE
Sauf la 46 brigade d'infanterie qui poussa jusqu'à cette
ligne, tout le i^"^ corps britannique ne dépassa donc pas
le Grand-Morin, le 2^ resta tout à proximité à l'est de Cou-
lommiers ; le 3^ corps seul gagna Maisoncelle, ayant à sa
gauche la 8^ division française, qui était venue dans la jour-
née au sud-est de Meaux.
Pendant la journée du 7, l'état-major britannique avait
cependant eu de bonnes nouvelles de ce qui se passait à
ses ailes. « Le général Maunoury, parvenu à moins de 8 kilo-
mètres de rOurcq, avait pu annoncer que l'artillerie allemande
se retirait vers la rive ouest de cette rivière. L'aviation
avait fait connaître que von Kluck retirait en toute hâte
vers le Nord deux de ses corps d'armée, les 2^ et 4^... L'en-
tassement qui se produirait au pont de la Marne à la Ferté-
sous-Jouarre était de nature à promettre de grands résul-
tats si l'on marchait rapidement vers ce point... Il semblait
que l'ennemi ne disposait plus que de deux corps de cava-
lerie pour tenir les Britanniques en échec pendant son chan-
gement de dispositions... Le 8 septembre promettait d'être
une journée importante. » On savait que la V^ armée était
parvenue à 11 kilomètres de Montmirail, bien que le 18e corps
et la cavalerie Conneau fussent restés à proximité du Grand-
Morin. Enfin l'ordre n» 7 du général Joffre daté du 7,
5 h. 20 du soir, attribuait la route Sablonnières, Nogent,
Château-Thierry à la droite britannique, dont on sollicitait
une poussée énergique vers le Nord.
En conséquence, à 9 h. 10 du soir, l'ordre d'opérations
britannique n° 18 spécifiait que « l'intention du maréchal
commandant en chef était de continuer la poursuite dans
la direction de la Marne, la droite à Nogent, en attaquant
l'ennemi partout où il sera rencontré ». La gauche devait
se porter vers Jouarre. La division de cavalerie et les 3^ et
5e brigades devaient continuer la poursuite en gardant le
contact à droite avec le corps de cavalerie de la V^ armée,
à gauche avec la VI^ armée française.
Les objectifs désignés furent atteints, à peu de chose
près, mais la résistance ennemie, d'ailleurs favorisée par le
terrain, fut habile et vigoureuse. Orly sur le Petit-Morin
ne put être enlevé qu'après avoir été complètement tourné
des deux côtés. A la nuit, la tête du i^r corps à Basse velle
se trouvait encore à 8 kilomètres de Nogent-l' Artaud sur
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN 1914 4I
la Marne. Au centre, le 2^ corps, le plus avancé, était tout
près de Saacy. A la gauche, le 3^ corps avait pu enlever
Jouarre et le pont de Courcelles, mais la Ferté-sous-Jouarre
restait aux mains de l'ennemi et la ligne de la Marne restait
intacte. Les troupes britanniques n'avaient perdu que
600 hommes et avaient fait 500 prisonniers.
A la gauche, la 8^ division française, qui n'avait pas enlevé
Montceaux, resté aux mains des Allemands, avait fort peu
progressé. A la droite, le corps Conneau, qui avait été fort
retardé au passage du Petit-Morin, n'avait pas dépassé au
Nord la grand'route et se trouvait à hauteur des Britanniques
à Viels-Maisons, ayant près de lui vers Marchais le 18^ corps
et plus au sud de Montmirail le 3^. Le reste de la V^ armée
n'avait pas progressé davantage vers le Nord.
En somme, l'armée britannique se trouvait le 8 au soir
sur l'ahgnement général des armées alHées, et les reproches
qui lui ont été faits par certains écrivains de ne pas avoir
avancé davantage semblent quelque peu exagérés.
« L'Instruction spéciale n» 19, rédigée par le général Joffre
le 8 septembre à 8 h. 7, dit le général Edmonds, signalait que
l'aile droite allemande se trouvait partagée en deux groupes
réunis par des divisions de cavalerie soutenues devant le front
britannique par des détachements de toutes armes. Il im-
portait dès lors de battre l'extrême droite allemande avant
qu'elle pût être renforcée par d'autres formations, rendues
disponibles par la chute de Maubeuge. Cette tâche était
confiée à la VP armée et aux Britanniques. La VI^ armée
devait tenir en respect les forces qui lui étaient opposées
sur la rive droite de l'Ourcq, tandis que les forces britanni-
ques, franchissant la Marne entre Nogent-l'Artaud et la Ferté-
sous-Jouarre, avanceraient contre la gauche et les derrières
de l'ennemi sur l'Ourcq ; la V^ armée couvrirait le flanc
de l'armée britannique en envoyant un fort détachement
vers Château-Thierry, Azy. »
On voit que nos alhés s'étaient fort bien rendu compte
de la situation et de la tâche qui leur incombait. L'ordre
donné le 8 à 7 h. 30- du soir par le maréchal French prescri-
vait donc de continuer le lendemain l'avance vers le Nord
et d'attaquer les arrière-gardes ennemies partout où on les
rencontrerait, la division de cavalerie à droite gardant le
contact avec la V^ armée, les deux brigades (3^ et 5« de cava-
42 HISTOIRE DE LA GUERRE
lerie) du général Gough en liaison à gauche avec la VI^.
Les objectifs étaient : pour le i®"" corps Thiolet à l'ouest
de Château-Thierry, et Coupru, pour le 2« Montreuil, pour
le 3^ Dhuisy, le tout à peu près sur le même parallèle.
Ce mouvement était ainsi orienté sensiblement vers le
Nord-Est, sans doute par suite de la crainte où l'on était
de trouver l'ennemi prêt à opposer une « résistance obs-
tinée » sur la Marne en aval de la Ferté-sous-Jouarre. Ce-
pendant, dit le général Edmonds, « il était devenu clair par
les rapports fournis par l'aviation dans la journée du 8 que
telle n'était pas son intention. Car on savait que le gros
bivouaquait entre Nanteuil (à 8 kilomètres au nord-est
de la Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry) et paraissait
préparer sa retraite... Les seuls ponts détruits étaient
ceux de la Ferté-sous-Jouarre, Sammeron et Changis ».
Celui de Charly, encore occupé le 8 au soir, était libre et
intact le 9 au matin
De bonne heure, la cavalerie britaimique avait pris pos-
session de ce point de passage, ainsi que de ceux de Nogent et
d'Azy. Avant 10 heures du matin, les avant-gardes du
i^^ corps britannique avaient atteint les hauteurs de la rive
droite de la Marne et étaient parvenues à moins de 3 kilo-
mètres de la grande route de Lizy-sur-Ourcq à Château-
Thierry, au sud de Thiolet. Mais l'annonce d'un mouvement
vers l'Ouest, menaçant pour le flanc droit de ces colonnes,
de masses allemandes venant de la région de Château-
Thierry aJlait déterminer un arrêt dans la progression, bien
qu'on n'eût pas rencontré de résistance. Reprise à 3 heures
du soir seulement, la marche conduisit le i^'" corps dans la
région de Thiolet, Coupru, Domptin, Mont-de-Bonneuil, où
il cantonna.
A sa gauche, le 2^ corps n'avait pas éprouvé plus de diffi-
cultés pour passer la Marne à Nanteuil et à Sancy. A 10 h. 30,
son avant-garde était entrée à Bézu-le-Guéry et même atteint
la ferme Vertelet près de la route de Château-Thierry. Mais
plus à l'Ouest la progression de la 5^ division vers Montreuil
avait été gênée par un violent feu d'artillerie, puis par de
l'infanterie placée au sud de ce village. Le gros du corps
d'armée ne dépassa donc pas le front Bézu-le-Guéry-Caumont,
sa queue à Crouttes sur la Marne, sans avoir réussi à couper
la retraite des forces allemandes qui défendaient la Ferté-
LE CORPS EXPEDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 43
sous-Jouarre. De ce côté, les progrès du 3® corps avaient
été entravés de telle sorte « qu'à la nuit tombante, dix des
seize bataillons du général Pulteney étaient encore sur la rive
gauche de la Marne et que le village de Chamigny était le
point le plus au nord qui ait pu être occupé par les troupes
britanniques.
« Cette journée du 9 septembre, dit à ce sujet Edmonds,
parut sur le moment assez désappointante, car, bien que
l'avance de l'armée britannique ait été le facteur principal
qui détermina les Allemands à abandonner le champ de
bataille, le général Maunoury, pressé sur son flanc gauche, la
veille, avait demandé à être aidé par une attaque contre la
gauche et les derrières de von Kluck. Si tout le front bri-
tannique avait pu atteindre la route de Montreuil à Château-
Thierry, comme seule y parvint la 9® brigade dès 9 heures du
matin, de grands résultats auraient été obtenus, car la gauche
de von Kluck était bien au sud de Lizy-sur-Ourcq. Mais les
jer et 2® corps avaient été tenus en échec sur leurs deux flancs
jusqu'à ce que la journée fût très avancée. Ce ne fut qu'à
5 heures du soir que le général Maunoury fit connaître la
retraite de l'ennemi vers le Nord-Est sous la protection de
son artillerie lourde. Dans la soirée du 9, les rapports de l'avia-
tion confirmèrent cette nouvelle en signalant le défilé inin-
terrompu de masses allemandes sur la route de Lizy-sur-
Ourcq vers Coulombs. »
« Le corps expéditionnaire britannique, ajoute l'auteur,
avait refoulé le rideau organisé par von Marwitz et consis-
tant en troupes dont l'effectif était peu inférieur au sien.
C'étaient quatre divisions de cavalerie avec au moins huit
bataillons de chasseurs, la 5^ division, une brigade mixte du
9« corps, les arrière-gardes des 2^ et ^^et un détachement du 3^.
Dans im terrain particulièrement favorable à la défense, il avait
forcé le passage de la Marne et d'autres cours d'eau, et non
seulement il s'était interposé entre les pe et 11^ armées
allemandes, mais, pendant que la I^e était tout entière
aux prises avec les troupes du général Maunoury, il avait
tourné son flanc gauche. Comme devait le reconnaître le
chef d'état-major de von Kluck, les Allemands n'avaient le
choix qu'entre un désastre pour leur droite, ou la retraite. »
Tout en rendant pleinement justice aux efforts de nos
vaillants alliés, il semble que ces assertions ne peuvent être
44 HISTOIRE DE LA GUERRE
admises que sous certaines réserves. Non seulement, en effet,
les positions atteintes le 9 au soir par l'armée britannique
ne menaçaient pas directement les lignes de retraite de von
Kluck, qui put impunément utiliser la route de Lizy-sur-
Ourcq à Coulombs, mais il en aurait été de même si les objec-
tifs fixés par le maréchal French avaient été intégralement
atteints dans la journée du 9 septembre. En effet, à Dhuisy,
où aurait dû parvenir la gauche du 3^ corps, on est encore à
5 kilomètres de Coulombs, et une fois là, il aurait fallu au gé-
néral Pulteney de nouveaux ordres pour qu'il agît effecti-
vement sur les derrières de la P^ armée allemande.
Tout autre aurait été la situation si les troupes britan-
niques, parvenues de bonne heure vers le Thiolet et Ver-
telet, avaient en obhquant à l'Ouest fait tomber rapidement
la défense de Montreuil et plus tard celle de la Ferté-sous-
Jouan-e. Ainsi qu'on l'a dit ailleurs, le maréchal French
entre la VI^ armée et la V^ se trouva dans une situation
analogue à celle de Bernadotte à Apolda ou de Grouchy à
Wavres et ne se détermina pas plus que ses devanciers à
prendre nettement parti dans un sens ou dans l'autre. Il
convient d'ajouter toutefois que les inquiétudes que l'on
eut quelque temps pour le flanc droit du i^^ corps britannique
auraient été dissipées si le corps de cavalerie Conneau ne
s'était pas laissé dépasser par nos alhés et n'avait pas attendu
jusqu'à I heure du soir pour franchir le pont d'Azy, alors
qu'il savait le terrain libre vers le Nord au moins jusqu'à
la route de Château-Thierry à Montreuil et Lizy-sur-Ourcq.
On sait d'ailleurs que le 18^ corps ne devait atteindre Châ-
teau-Thierry par ses éléments avancés que bien tard dans
la journée du 9.
L'impression ressentie au quartier général britannique
lorsque l'on sut que von Kluck battait en retraite est exprimée
par le général Edmonds dans des termes qui méritent d'être
reproduits.
« Comme la ligne de retraite de la I^^ armée allemande
paraissait devoir plus ou moins passer devant le front
britannique, il semblait qu'on pût espérer la couper. De-
vançant donc les instructions écrites du général Joffre,
lesquelles parvinrent le lendemain seulement et qui deman-
daient une poursuite sans relâche afin de confirmer et d'uti-
liser le succès obtenu, sir John French, à 8 h. 15 du soir, le
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 45
9 septembre, prescrivit à ses troupes de reprendre la pour-
suite vers le Nord le lendemain dès 5 heures du matin. »
Très logiquement donc nos alliés avaient pensé que von
Kluck s'efforcerait de se rapprocher de la 11^ armée alle-
mande en dirigeant sa marche vers le Nord-Est et voulaient
s'interposer entre les deux groupes ennemis. Mais sachant
que celui de l'Ouest avait déjà pris une grande avance vers
le Nord, ils auraient dû en conclure qu'une très longue
étape vers le Nord était nécessaire sous peine de voir von
Kluck leur échapper. Or l'ordre n» 20 ne donnait comme ob-
jectif au i^r corps que Neuilly-Saint-Front et Noroy-sur-
Ourcq, situés à 16 kilomètres d'une part, 20 de l'autre, au
nord de la zone de départ ; au 2^ corps la Ferté-Milon, à
20 kilomètres aussi des cantonnements du 9. Pour le 3®
enfin, qui à la vérité avait à effectuer le passage de la Marne,
l'ordre ne prévoyait pas de progression au delà de Cocherel,
situé à 9 kilomètres seulement de la Ferté-sous-Jouarre.
Il n'était pas prévu davantage de pointe éloignée vers le
Nord pour la cavalerie, chargée seulement de maintenir
le contact à droite avec la V^ armée, et au centre de la haison
entre le 2^ corps et le 3«, manifestement en retard.
Cependant le général Allenby, interprétant très large-
ment ses instructions, devait dès les premières heures du
10 septembre pousser énergiquement au Nord vers Bonnes
et Latilly et constater, dès ii heures du matin, que l'ennemi
(5 régiments de cavalerie avec 200 cycHstes et 500 voitures)
repassait l'Ourcq, se dirigeant vers Oulchy-le-Château. Il
put canonner cette arrière-garde, à qui une division de cava-
lerie française parvenue à la même heure à sa hauteur
devait enlever son convoi. Devant le i^^" corps, la i^e divi-
sion avait pris contact avec l'ennemi dès 8 heures du matin
à Priez; mais canonnée dans le dos par sa propre artillerie,
elle ne put rejeter l'arrière-garde allemande sur l'Ourcq
avant 3 heures du soir. Plus à gauche, les deux brigades de
cavalerie du général Gough avaient eu plus de succès, et
canonné dès 6 heures et demie un convoi allemand qui se
retirait de Brumetz vers Chézy-en-Orxois, tandis que la
2^ division du 2^ corps, franchissant le Clignon à Bussières,
faisait mettre bas les armes à une troupe composite de
cavahers démontés, de chasseurs et de fantassins du 4^ corps
allemand. Pour sa part, le 12^ lanciers avait fait 300 pri-
46 HISTOIRE DE LA GUERRE
sonniers, enlevé 30 voitures et 4 mitrailleuses. Mais un con-
voi de 44 canons lourds signalés par le général de Maudhuy
comme se portant de Lizy-sur-Ourcq vers Oulchy-le-Château
devait échapper. Enfin, retardé au passage de la Marne, le
3e corps britannique n'avait pu empêcher la brigade Kraevel,
qui la veille avait défendu la Ferté-sous-Jouarre, d'éviter
par une prompte retraite la capture ou la destruction.
Le butin devait donc se réduire à quelque 800 prisonniers
et une batterie, et, bien « que l'état d'esprit des troupes fût
très remonté à l'aspect de tant de matériel allemand aban-
donné et de si nombreux traînards, c'était une déception
de voir que l'ennemi n'avait pas souffert davantage. L'avance
générale réalisée dans la journée se réduisait à 10 milles
(16 kilomètres) ». En effet, dans la soirée, le i^^ corps n'avait
pas dépassé le front Latilly-Monnes, à 5 kilomètres au sud
de l'Ourcq ; la tête seule du 2^ était parvenue à sa hauteur
à Saint-Quentin, tandis que bien en arrière le 3^ corps at-
teignait seulement par ses troupes les plus avancées la vallée
du Oignon à Vaux-sous-Coulombs. A la droite et sensi-
blement plus au Nord, le corps de cavalerie Conneau avait
atteint la Fère-en-Tardenois ; à la gauche aussi, l'armée Mau-
noury conversant vers le Nord-Est avait sa droite tout près
de la Ferté-Milon.
L'Instruction n° 21 du général Joffre, datée du 10 sep-
tembre, allait réserver au corps britannique une zone de
marche comprise entre la route de la Fère-en-Tardenois-
Bazoches à droite et celle de la Ferté-Milon-Longpont à
gauche, ce qui impliquait une orientation sensiblement
vers le Nord-Est. Dans cette zone, dit Edmonds, les routes
étaient peu nombreuses, ce qui devait compliquer le mou-
vement. Aussi, bien que la cavalerie opérant en avant du
front fût parvenue sans difficulté jusqu'à la ligne générale
Cuiry-Vierzy, le i^'^ corps, qui étant au pivot avait mar-
qué le pas, ne dépassait pas le 11 au soir Beugneux,
tandis que le 2^ atteignait Hartennes-et-Taux et que le 3®
à l'aile marchante n'avait pu arriver à se mettre en ligne
et se trouvait encore en échelon refusé à Chouy et la ferme
de la Loge, à 5 kilomètres au sud de Longpont. La division
de cavalerie s'était repliée dans la soirée sur le front de
Lonpeignes-Arcy.
« Les flancs intérieurs des armées françaises voisines,
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 47
dit Edmonds, se trouvaient en ligne et au contact de l'armée
britannique. » Ceci n'est pas tout à fait exact, car à la gauche
la 45® division qui formait la droite de l'armée Maunoury
avait atteint Chaudun à 8 kilomètres au nord-est de Long-
pont et à la droite, si le 18^ corps à Mareuil-en-Dôle était
aligné avec l'armée britannique, le corps de cavalerie Conneau,
maître des passages de Bazoches et de Fismes, était sensible-
ment en avant.
L'effort que sir John French se proposait de dernander
le 12 septembre à ses troupes était plus considérable, car
il s'agissait d'atteindre l'Aisne et de prendre pied sur la rive
droite à Bourg, pour le i^^ corps, Pont-Arcy pour le 2^,
Vailly pour le 3^, sous la protection de la cavalerie qui
ferait « tous ses efforts pour harceler l'ennemi dans sa re-
traite );. Le mauvais temps ayant paralysé l'aviation, on
savait peu de chose sur les Allemands, sinon que deux de
leurs divisions de cavalerie vers Soissons se disaient
harassées et arrêtées par l'encombrement des routes. D'ailleurs,
le général de Maudhuy avait fait connaître que la retraite
de l'ennemi prenait le caractère d'une déroute. La cavalerie
britannique se mit donc en m.ouvement de bonne heure,
pleine d'entrain malgré la pluie qui tombait à torrents,
et vint bientôt border la Vesle dont plusieurs ponts étaient
détruits. Devant Braisne, la i^^ brigade de cavalerie trouva
une résistance opiniâtre, qui ne céda qu'après le passage de
l'infanterie britannique à Bazoches d'une part et à Courcelles
de l'autre. Plus à l'Ouest, les 3^ et 5^ brigades de cavalerie,
ayant franchi la Vesle à Cirj', avaient la chance de capturer
deux compagnies de landwehr. Mais bientôt on apprenait
que le pont de Vailly sur l'Aisne était détruit, et celui de
Condé fortement occupé. « A la nuit, aucun des passages
n'était tombé au pouvoir des troupes britanniques..., les
jer Qi 2e corps étaient encore à 2 milles de la rivière... à Lon-
gue val et Dhuizelles. A la gauche, le 3^ corps avait fait un
gros effort : apprenant qu'à sa gauche la 45^ division fran-
çaise était engagée contre des forces ennemies établies au
sud de Soissons, il avait pris une formation préparatoire de
combat. Mais il était 3 heures du soir quand sa brigade de
tête atteignit Septmonts à 3 milles (4 km. 5) au sud-est
de Soissons... Une grosse colonne allemande était en marche
au Nord-Est de la ville... » On tenta de la canonner de loin ;
48 HISTOIRE DE LA GUERRE
mais on perdit du temps, et la tête du 3^ corps ne dépassa
pas Septmonts. Pourtant deux compagnies avaient poussé
sur Venizel, dont l'ennemi ne put détruire complètement
le pont, mais dont il occupa fortement le débouché Nord.
A la droite de l'armée britannique, le corps Conneau
n'avait pas dépassé la Vesle, non plus que le 18^ corps qui
avait forcé et occupé les passages de Fismes, Courlandon
et Armil. Seule une partie de la 35^ division avait poussé
jusqu'aux environs de Ventelay, sans pourtant être
maîtresse de ce village. Vers l'Ouest, la 45^ division formant
la droite de la VP armée bordait l'Aisne de Soissons à Com-
piègne.
A ce moment, la F^ armée allemande était établie au
nord de la rivière ; sa gauche à Ostel, tenu par le 3® corps,
se trouvait séparée par une distance de près de 25 kilomètres
de la 11^ armée, dont la droite atteignait seulement Berry-au-
Bac. Dans cet intervalle se trouvaient seulement les trois
divisions de cavalerie de von Marwitz. Il s'agissait donc
pour le haut commandement allemand d'empêcher les alliés
de pénétrer dans cette trouée et, dit justement Edmonds,
« ce n'est pas exagérer de dire que le sort des armées alle-
mandes de l'Ouest tournait autour de la solution de ce
problème... Devant cette trouée s'avançaient le 18^ corps
français, les divisions de réserve Valabrègue, le corps de
cavalerie Conneau, le i^^ corps britannique et la division de
cavalerie Allenby ».
D'accord avec l'instruction du général Joffre n° 23 reçue
le 12 septembre à 2 heures du soir, le maréchal French avait
donné comme objectif à ses trois corps la ligne Lierval-Cha-
vignon-Terny, à peu près parallèle à l'Aisne et à 12 kilo-
mètres environ au nord de cette rivière, ce qui impliquait
l'enlèvement de la célèbre crête marquée par le Chemin-des-
Dames.
Dans la nuit du 12 au 13, le 3® corps avait réussi par un
brillant coup de main à jeter la ii^ brigade au nord de Ve-
nizel et à prendre pied sur le plateau qui domine Busy-le-Long.
De bonne heure, la division de cavalerie, soutenue par la
2^ brigade du i^"" corps, força le passage de Bourg. Plus à
l'Ouest, la 5e brigade put se servir du pont de Pont-Arcy,
incomplètement détruit. Mais il n'en fut pas de même à
Vailly, où le 2^ corps fut tenu en échec, et à gauche, on ne
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 49
put progresser sur les hauteurs au nord de Venizel. Telle
était la situation à midi, quand sir Douglas Haig apprit
qu'à sa droite « la 35e division du 18^ corps français avait
franchi l'Aisne à Pontavert... et qu'avec la cavalerie Cor-
meau elle menaçait l'extrémité est du Chemin-des-Dames.
Il faut ajouter que pendant la journée le 18^ corps devait
atteindre Amifontaine à 10 kilomètres au nord de Berry-
au-Bac, et que la cavalerie Conneau devait pousser sur
Sissonne et Malmaison à 10 et 5 kilomètres plus au Nord
encore, et bien en arrière du front allemand. La perspective
d'une percée n'avait jamais été plus brillante ».
Dans l'après-midi, la 2^ brigade de cavalerie, soutenue
progressivement par les diverses unités de la i^e division
d'infanterie, avait pu gagner le front Paissy-Moulins, hau-
teurs au nord-ouest de Bourg, mais était tenue en échec
par des forces venant du Nord et du Nord-Ouest. A la gauche,
une seule brigade de la 2^ division avait pu passer à Pont-
d'Arcy. Plus à l'Ouest, les progrès du 2^ corps s'arrêtèrent
au château de Vauxelles, à moins de 2 kilomètres au nord-
ouest de Vailly. A Condé, aucune attaque n'avait été tentée.
A Missy c'est à la faveur de la nuit seulement qu'un bataillon
avait pu au moyen de bateaux et de radeaux prendre pied
sur la rive droite. Entre ce point et Venizel, à Moulin-des-
Roches, l'attaque de la 14e brigade contre l'éperon de Chèvres
avait échoué.
A l'aube du 14 septembre, la division de cavalerie, la
ife division, la 5e brigade d'infanterie entre Paissy et Ver-
neuil, puis, séparées par un intervalle de 8 kilomètres, les
8e et 9e brigades à Vauxelles, enfin, à une nouvelle distance
de 5 kilomètres, la 4e division, les 14e et 15e brigades et
deux bataillons environ à Missy, Sainte-Marguerite et Russy,
étaient les seules troupes qui avaient pu prendre pied sur
la rive nord de l'Aisne. A leur droite, bien que la cava-
lerie Conneau, menacée d'enveloppement, eût dû se replier
sur Juvincourt, le 18^ corps avait fait des progrès vers
Corbény, Craonne et Craonnelle. A leur gauche la 45e division
de l'armée Maunoury, soutenue par la 55e du groupe Lamaze,
n'avait pu dépasser Cuffies au nord de Soissons.
Le 13, à 6 heures du soir, sir John French avait prescrit
une attaque générale qui devait amener ses troupes sur le
front Laon-Fresnes, couvertes sur leurs deux ailes par la
50 HISTOIRE DE LA GUERRE
cavalerie. Le i^^ corps devait d'abord attaquer le Chemin-
des-Dames entre Cerny, Courtecon et le tunnel du canal
de l'Oise à l'Aisne ; le 2^ avait aussi à lancer ses deux divi-
sions droit au Nord ; le 3® attaquerait avec une division les
hauteurs entre Vrégny et Braye, gardant la 19^ brigade
en réserve. Comme on le sait, les subordonnés, mieux au
courant de la situation réelle que leur chef, s'étaient donné
des objectifs beaucoup moins éloignés.
Mais un grave incident allait réduire à néant les espérances
conçues par le commandement britannique. Arrivé le 13
au matin au sud de Laon, le 7^ corps de réserve allemand
qui venait de Maubeuge avait repris sa marche après une
courte halte, et, refusant de se rendre à l'appel de von Bulow
qui voulait le faire venir à Berry-au-Bac, le général von Zwehl
avait lancé la 13^ division de réserve sur le Chemin-des-Dames
au nord de Braye-en-Laonnais, et la 14^, partie à Cerny et
partie plus à l'Est, encadrant la cavalerie de von Marwitz.
Devant le front britannique allaient encore se trouver le
36 corps renforcé d'une brigade du 9^ au nord de Vailly,
le 2^ corps et une partie du 4^. De plus, le 15® corps arrivant
de Saint-Quentin devait boucher la trouée qui existait au
nord-ouest de Berry-au-Bac. Tous les efforts des troupes
britanniques échouèrent avec des pertes sérieuses. Seul le
i^r corps put pousser sa droite jusqu'au Chemin-des-Dames,
sa gauche s'inclinant jusqu'à l'Aisne près de Chavonne ;
le 2^, en deux groupes séparés par un intervalle de 6 kilomètres,
restait rivé à la rive droite de l'Aisne de Vailly à Missy; le 3^
n'avait pu dépasser la crête militaire des hauteurs qui s'éten-
dent entre Missy et Crouy. A droite, le 18^ corps, contre-
attaque à Craonnelle par le 15^ corps allemand, avait dû
se contenter de garder sa conquête et à sa droite le front
allemand était maintenant continu jusqu'à Berry-au-Bac. A
gauche, la VI^ armée était fixée sur le front Soissons-Attichy.
« Dans leur ensemble, les résultats de la journée du 14 sep-
tembre étaient décevants... De plus la situation du corps
expéditionnaire britannique n'était rien moins que sûre... le
front était beaucoup trop étendu pour une offensive. Prati-
quement tous les bataillons étaient en ligne, et il n'y avait
aucune réserve générale... Il n'y avait plus un seul pont
permanent utilisable pour franchir la vallée de l'Aisne, pro-
fonde et grossie par les pluies... et les ponts temporaires
LE CORPS EXPÉDITIONNAIRE BRITANNIQUE EN I914 51
exposés au feu étaient en danger constant d'être emportés
par les eaux. La plus grande partie de la vallée était battue
par les obus allemands... Constamment les vivres durent
être portés à bras, et les blessés ne purent être évacués que
pendant la' nuit... Pourtant du côté opposé il y avait une
dépression analogue, car le 14 septembre au soir... le haut
commandement allemand avait ordonné une retraite géné-
rale dans le cas où la F^ armée ne pourrait tenir la ligne de
l'Aisne. »
Cette date du 14 septembre devait marquer la fin de la
progression du corps expéditionnaire britannique. La journée
du 15 fut surtout celle de contre-offensives allemandes aux-
quelles nos alliés purent cependant résister. D'ailleurs, un télé-
gramme du général Joffre, reçu par l'état-major britannique
à I h. 15 du soir, spécifiait qu'il ne pouvait plus être question
de poursuivre un ennemi arrêté et fortement retranché,
mais d'organiser les positions conquises et de procéder à
des attaques méthodiques. C'est dans ce sens que sir John
French donna à 8 h. 30 du soir un ordre n^ 26. La guerre de
tranchées commençait.
Nous ne suivrons pas le général Edmonds dans le récit
des affaires de détail livrées sur l'Aisne jusqu'à la fin de
septembre. Pendant cette période s'effectuait ce qu'on a
appelé la course à la mer, et sir John French se montrait
très désireux de reprendre sa place à la gauche du front
allié. Comme le dit Edmonds, il était désirable de se relier
aux troupes britanniques déjà débarquées dans le Nord
ou en voie de l'être, et de « raccourcir les lignes de communi-
cation. D'ailleurs, les Britanniques... étaient plus intéressés
que toute autre nation à couvrir les ports de la Manche,
d'où les Allemands pouvaient interdire les transports par
mer et bloquer les routes commerciales convergeant sur
Londres... Le général Joffre y consentit, et, dans la nuit
du i^'" au 2 octobre, les troupes britanniques commencèrent
à se retirer de la vallée de l'Aisne ». Toutes les précautions
furent prises pour garder secrets ces mouvements et on y
réussit si bien que, le 3 octobre, un télégramme sans fil inter-
cepté faisait connaître que les Allemands croyaient encore
les six divisions britanniques maintenues sur l'Aisne.
« Le 2^ corps se mit en mouvement le premier, tandis que
le i^r étendait sa gauche jusqu'à Vailly et le 3^ sa droite
52 HISTOIRE DE LA GUERRE
jusqu'à Missy pour occuper le terrain évacué. Un jour de
repos sur la rive gauche de l'Aisne permit au 2® corps de
se réapprovisionner en couvertures et en capotes, dont le
manque s'était si durement fait sentir avec les temps af-
freux supportés dans les tranchées de l'Aisne. Dans la nuit
du 3 au 4, le 2^ corps gagna Compiègne et les stations voisines.
La 2^ division de cavalerie fit étape la nuit du 2, et la 1^^
la nuit du 3. Le 3® corps remit ses tranchées aux Français
dans la nuit du 6 et se mit en marche vingt-quatre heures
plus tard pour s'embarquer à Compiègne et environs, lais-
sant une brigade au i^^ corps qui resta en position jusqu'à
la nuit du 12 au 13 octobre. Mais l'évacuation ne fut com-
plète que quarante-huit heures plus tard. »
D'après les ordres d'opérations n^^ 29 et 30 donnés par
le maréchal French, les 2^ et i'"® divisions de cavalerie de-
vaient se porter par Amiens et Saint-Pol sur Lille. Mais le
9 octobre, la 2^ division de cavalerie n'était encore qu'entre
Saint-Pol et Hesdin, tandis que la 2^ se trouvait à une journée
de marche en arrière. D'ailleurs, et dans des conditions qui
seront sans doute élucidées dans le volume suivant, les zones
de débarquement convenues avec le haut commandement
français furent changées en cours de route, car le 2® corps
britannique débarqua à Abbeville seulement le 8 et le 9 oc-
tobre, et se porta de là par voie de terre sur Béthune. Le 11,
le 3® se concentra à Saint-Omer et Hazebrouck, mais ce ne
fut que le 19, une semaine plus tard, que le i®^ arriva à
Hazebrouck d'où il devait marcher sur Ypres.
Il faut attendre la suite de la publication de l' état-major
britannique pour savoir quelles raisons justifièrent ces re-
tards, dont les conséquences furent, on le sait aujourd'hui,
fâcheuses.
De ce qui est paru de l'étude du général Edmonds on
peut assurément conclure à une haute estime pour les qua-
lités militaires dont firent preuve nos alliés, pour l'esprit
d'ordre et de méthode de leur commandement. Si les résul-
tats, spécialement lors de la bataille de la Marne, ne furent
pas plus décisifs, cela tient assurément pour une large
part aux difficultés que le terrain opposa à leur progres-
sion et à l'habileté et à l'énergie incontestables dont firent
preuve les Allemands dans cette circonstance critique.
Colonel E. Desbrière.
DOCUMENTS
La mobilisation de rarmée russe en 1914 ^^\
Le témoignage du général Dobrorolsky.
Le général Dobrorolsky qui, en 1914, dirigeait le service de la mobi-
lisation au ministère russe de la guerre, a publié, en 192 1, un article
des plus intéressants sur la mobilisation de l'armée russe {Voïenny
Sbornik, Belgrade, 192 1, i^' fascicule). Cet article a été traduit en
allemand par les soins de 1' « Office central d'études sur l'origine de
la guerre »; il a paru précédé d'un avant-propos du docteur Sauerbeck,
directeur de cet office, et suivi d'observations du comte de Pourtalès,
ambassadeur d'Allemagne à Pétersbourg en 1914, du colonel von
Eggeling, ancien attaché militaire à l'ambassade d'Allemagne à Pé-
tersbourg, et du général comte de Montgelas, expert militaire de la
Commission parlementaire d'enquête du Reichstag. Nous en donnons
aujourd'hui une traduction française ; la première partie paraît dans
le présent numéro ; la seconde paraîtra dans le numéro suivant qui
comprendra aussi la traduction d'un deuxième article, beaucoup
plus court, que le général Dobrorolsky a publié en 1922, en réponse
à M, Heinz Fenner, lequel, dans le N achrichtenUatt ûber ostfragen,
avait cherché à tirer parti contre la Russie des renseignements con-
tenus dans le premier article,
<
La mobilisation de l'armée impériale russe, en l'année 1914,
fut le prologue d'un immense drame historique, dont le der-
nier acte n'est pas encore joué. Déjà, au cours de ce prologue,
on pouvait, à l'arrière-plan, observer des nuages noirs avant-
coureurs de toute une sombre période. Il est d'un grand
intérêt d'étudier dans tout le détail des faits l'histoire de
la mobilisation, et cela ne pourra se faire que plus tard par
la plume d'un spécialiste ayant tous les documents à sa dis-
(1) Article paru dans le recueil intitulé Voïenny Sbornik [Ktvne militairel
(Belgrade, 1921, 1" fascicule).
54 HISTOIRE DE LA GUERRE
position (i)... La présente esquisse n'a aucune prétention
à être une œuvre de cet ordre : alors qu'on est loin de toutes
les sources, qu'on n'a ni notes, ni documents, ni chiffres par
suite, ni même de journal personnel, il n'est pas possible
de publier un travail historique sérieux. L'étude que l'on
trouvera ici est beaucoup plus modeste, elle reproduit mes
souvenirs personnels en tant que chef du service qui fut appelé
au point de vue technique à mettre le feu au bûcher mon-
dial.
La mobilisation des forces militaires de l'État occupe une
place toute particulière dans l'organisation complexe de
guerre. La façon dont les choses se passent dépend aussi peu
que possible de la volonté personnelle du chef. Tout le plan
de la mobilisation est élaboré à l'avance dans tous ses
détails. Le moment choisi, il n'y a qu'à appuyer sur un bouton,
et tout l'État, automatiquement, se met en mouvement
avec la précision d'un mécanisme d'horlogerie, pour trans-
former en quelques jours son armée de cadres en un peuple
en armes.
L'œuvre propre du chef suprême consiste donc seulement
dans le choix du moment initial et n'a qu'une durée très
courte. Ce choix est déterminé par un ensemble de causes
politiques variées. Mais une fois la décision prise, tout est
fini, tout recul est impossible, elle entraîne automatiquement
le commencement de la guerre.
Le choix du genre de mobilisation est laissé aussi dans
une certaine mesure à la décision du chef suprême, quand
plusieurs sortes de mobilisations sont prévues pour l'armée.
Les deux questions fondamentales mentionnées ici furent
résolues pour l'armée russe en juillet 1914 après de longues
hésitations. Ces hésitations sont peu connues dans le détail,
quoique certains périodiques aient déjà publié des articles
de toute provenance sur quelques-unes de leurs phases.
( I ) On peut à la lecture de mon article se demander s'il convenait de livrer
à la publicité certains faits d'un caractère secret. 11 ne faut pas oublier tou-
tefois que tous les secrets du gouvernement russe antérieur à la révolution
se trouvent aux mains d'un gouvernement institué de Berlin avec l'appui de
l'état-major général allemand, et qu'à la tête de l'administration militaire
est placé Trotzky Bronstein. Toutes les archives, tous les documents, tous
les plans, conservés autrefois sous décuple verrou, sont aux mains de ces
gens. A qui ces secrets étaient utiles, il a été possible depuis longtemps de
les acheter, comme a été achetée la malheureuse Russie tout entière.
LA MOBILISATION DE l'ARMÉE RUSSE EN I9I4 55
Je vais m'arrêter un moment sur ces hésitations et tenter
de les expliquer en raison de leur intérêt historique incontes-
table.
Pour comprendre le développement qui va suivre, il est
nécessaire de dire quelques mots des dispositions fondamen-
tales de notre mobilisation avant la grande guerre.
DE LA MOBILISATION RUSSE EN GENERAL
Il existe trois sortes de mobiHsation de l'armée :
La mobilisation générale; dans toute l'étendue de l'Empire,
toutes les réserves d'hommes exercés ayant fait du service
sont appelées en même temps pour compléter les effectifs
de l'armée et de la flotte et les mettre sur le pied de guerre.
On procède aussi à l'appel de la partie nécessaire des
réserves non exercées, ou irisuffisamment instruites, c'est-à-
dire de quelques classes de la territoriale {opoltchenia) .
La mobilisation graduelle; on atteint le même but, non
par l'appel simultané des soldats dans toute l'étendue de
l'Empire, mais par une série de mobihsations progressives
par rayons et par circonscriptions territoriales. Ce mode
de mobilisation doit être appliqué dans le cas d'une guerre
contre un voisin puissant, éloigné, à la frontière duquel on
ne peut concentrer la force armée que lentement et progres-
sivement par suite du manque de voies ferrées.
La mobilisation partielle; quand on a en vue une guerre
avec un voisin faible et que, pour obtenir la victoire, il n'est
pas nécessaire de porter à l'effectif de guerre la totalité de
l'armée et de la flotte.
En cas de mobiHsation générale, toutes les forces combat-
tantes se tendent à la limite : toute la population mâle
en état de porter les armes est appelée.
Une mesure de cette sorte, qui appelle toute la nation
aux armes, a pour effet la formation d'armées de seconde, et
peut-être même de troisième ligne. Elle comprend les notions
de mobilisation générale et de mobilisation graduelle. Elle
sera la forme la plus extrême de la mobilisation générale,
qui n'excepte aucune tête. C'est précisément, au vrai sens
du mot, « le peuple en armes », la levée en masse (i).
(i) En français dans le texte.
56 HISTOIRE DE LA GUERRE
Notre loi militaire fondamentale, le règlement sur l'obli-
gation du service militaire de l'année 1912, garantissait,
en cas de guerre, la possibilité d'employer toute la popula-
tion masculine de l'État capable de porter les armes, entre
20 et 43 ans inclusivement, c'est-à-dire pendant 24 années, ce
qui donnait en chiffres ronds 12 millions d'hommes, en te-
nant compte des exemptions prévues par la loi et qui dis-
pensaient du service militaire. Mais si l'on prend tous les
hommes physiquement aptes à porter les armes, il faut élever
ce chiffre à 15 millions (i).
Pour des raisons techniques, il n'y avait cependant ni
possibiHté, ni nécessité d'appeler sous les armes d'un seul coup
toute cette masse d'hommes. Au contraire. Il s'agissait là
de la réserve totale en hommes dont pouvait disposer la
Russie, réserve qui devait être judicieusement employée par
ondes successives pendant toute la durée de la guerre. D'après
ces principes, les prévisions de notre plan de mobilisation
furent les suivantes :
lo Mpbihsation de notre armée permanente par l'appel
des réservistes et la réquisition des chevaux, voitures et
automobiles.
2» Formation de corps de troupes de deuxième catégorie
et de troupes de réserves, tirées des cadres de paix.
30 Formation de corps de troupes de l'armée territoriale
qui, dans leur ensemble, avaient l'importance d'une armée
de deuxième ligne. Mais une partie de cette territoriale
(c'est-à-dire les soldats qui avaient fait du service actif
ou des périodes d'exercices : outchebnie sbory) devait être
employée dans l'armée de première ligne ou versée dans
l'armée de campagne.
Quels étaient les chiffres ainsi obtenus ?
Notre armée sur le pied de paix comptait 1.300.000 hommes.
La réserve exercée composée de 15 classes (en 1914. les
classes 191 1 à 1897 inclus) comptait, officiers non compris,
3.500.000 hommes. Tout le reste des hommes soumis au
service militaire comprenait des territoriaux (ratniti opolt-
chenia) de première et de deuxième catégorie. Ceux qui
avaient fait du service actif ou avaient suivi une courte
(1) En 1912, le nombre de jeunes hommes en âge d'être appelés s'élevait
pour toute la Russie (non compris les nationalités et groupes de population
dispensés du service militaire), à près de 700.000 hommes.
LA MOBILISATION DE L'ARMÉE RUSSE EN I914 57
période d'instruction (outchebnie shory) formaient la pre-
mière catégorie. Ceux qui n'avaient point reçu d'instruction
militaire formaient la deuxième catégorie.
La territoriale atteignait, au total, le chiffre colossal
de 7 à 10 millions d'hommes. Le plan de mobilisation ne
s'étendait pas à la territoriale avec le même détail qu'à la
réserve de l'armée.
On supposait qu'il serait possible de se borner à mobiliser
la première catégorie de la territoriale .
Les quatre plus jeunes classes seules étaient exactement
recensées. Elles se composaient d'hommes soumis au ser-
vice militaire et qui, pour différents motifs, n'avaient point
été pris en temps de paix, et aussi d'anciennes classes qui
avaient terminé leur temps de réserve, mais devaient rester
dans la première catégorie de la territoriale jusqu'à ce qu'elles
eussent accompli leur 43^ année. De cette réserve on forma
900 droujines (i), sotnias et batteries. On obtint ainsi en-
viron I million d'hommes. Les corps de troupe de la terri-
toriale mentionnés plus haut furent destinés à assurer le
service des étapes, et surtout le service des garnisons à l'inté-
rieur de l'Empire, en remplacement des contingents de l'armée
de campagne.
On forma aussi, en puisant dans cette armée territoriale,
les bataillons de réserve de deuxième catégorie au nombre
d'environ cinq cents. On prévoyait également un million
d'hommes a3'ant cette affectation. Le plan de mobilisation
comprenait an total 7 millions de soldats.
Mais ces 7 millions ne devaient pas être appelés en même
temps.
La réserve de l'armée était appelée par un oukase du
souverain au Sénat dirigeant, oukase dans lequel étaient
dénombrés les gouvernements et circonscriptions où devait
avoir lieu la mobilisation, ainsi que les classes à appeler.
L'ordre souverain concernant la mobilisation devait être
transmis en tous lieux par un télégramme spécial signé de
trois ministres (ministres de la guerre, delà marine, de l'inté-
rieur). Par le même oukase et le même télégramme devaient
être appelés les hommes de la territoriale de première caté-
gorie qui, par exception, devaient être versés dans la troupe.
(0 Bataillons.
58 HISTOIRE DE LA GUERRE
Cela se rapportait principalement à certains districts-fron-
tières, dans lesquels on pouvait craindre que la territoriale
exercée qui y serait laissée tombât aux mains de l'ennemi.
Mais la masse de la territoriale ne fut appelée que plus
tard par un manifeste de l'empereur.
Notre loi prévoyait différents délais de une à trois fois
24 heures laissés aux réservistes et aux territoriaux appelés
en première ligne pour rejoindre leur corps ; et pour le reste
de la territoriale, les délais de mobilisation étaient considé-
rablement allongés. La mobilisation prenait ainsi, naturel-
lement, un caractère progressif. C'est pourquoi la prépara-
tion de la mobilisation de l'armée régulière et celle de la
territoriale furent en leur temps très différentes.
Il existait, pour la mobilisation de l'armée, un plan {mobi-
lisatsionnoïe raspiçanie) , qui réglait dans les plus infimes
détails non pas jour par jour, mais heure par heure et, par
district, suivant le corps de troupe, et pour chacun l'affec-
tation à donner (nariad) aux hommes de troupe ordinaires,
à la réserve et aux chevaux.
La mobilisation de l'année 1914 se fit d'après le plan de
mobilisation n^ 18 modifié. Les plans étaient établis pour
une certaine période, qui embrassait quelques années. Un
plan était remplacé par un autre, qui portait le numéro sui-
vant, selon les modifications que subissait, du fait de consi-
dérations stratégiques, le plan général de mobilisation.
La numérotation des plans commença après la guerre
russo-turque (1877-78), sous l'influence des événements
de 1879, alors que Bismarck, pour la première fois, eut con-
clu la Triple-Alliance contre la Russie et que l'on se préoc-
cupa chez nous d'élaborer un plan de défense de notre fron-
tière occidentale.
Le plan de mobihsation n» 18, qui peut être considéré
comme fondamental, avait été mis en vigueur en 1910, quand
on réforma notre infanterie et notre artillerie de campagne
et supprima notre infanterie de réserve et de forteresse.
Le passage d'un plan au suivant s'accompagnait toujours
de difficultés techniques, car il était nécessaire de modifier
à nouveau tous les calculs. Dans ce travail, les chemins de
fer, les administrations communales, les autorités chargées
de la police et toutes les branches de l'administration mili-
taire avaient un rôle considérable. L'introduction de chaque
LA MOBILISATION DE L'ARMÉE RUSSE EN I914 59
nouveau plan était précédée d'un labeur compliqué qui du-
rait plusieurs mois. D'un autre côté, il va de soi que chaque
nouveau plan, perfectionnant le mécanisme de la mobili-
sation, diminuait le temps nécessaire à la mobilisation et
mettait l'armée plus promptement en état de combattre
Il faut remarquer toutefois qu'au moment du passage d'un plan
à l'autre, cette aptitude à combattre subissait un affaiblisse-
ment temporaire, des heurts et des méprises pouvant se
produire (i) facilement.
Il fallait choisir, pour introduire un nouveau plan, une
période de calme politique. Nous nous rappelons bien que
depuis 1910, une telle période ne se présenta pour ainsi
dire jamais. L'Europe pendant ces dernières années traver-
sait une époque de paix armée. En 1909, se produisit l'an-
nexion inattendue de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-
Hongrie et le « chevalier en armure de combat » rappela
à son ami qu'il était prêt à l'appuyer de toutes ses forces.
En Ï912 se joua le prélude de la grande guerre : la guerre
serbo-turque et la guerre turco-bulgare, qui amenèrent
l'année suivante le démembrement de la Bulgarie. Ainsi
mûrissait le grand conflit inévitable.
On pressentait chez nous qu'il serait indispensable d'aug-
menter de façon sensible nos forces militaires ; mais dif-
férents faits, parmi lesquels, et non parmi les moindres, il faut
citer le constant changement de chef d'état-major (5 au
cours de 5 années), avaient retardé jusqu'à l'année 1913
le projet de renforcement. En 1913 enfin fut établi le
« grand programme » dont l'exécution devait en cinq ans
renforcer les armées de terre de la Russie.
Toutes les raisons énumérées plus haut retardèrent l'ap-
plication du nouveau plan. Il devait entrer en vigueur le
i^r janvier 1915. La guerre trouva donc notre armée sous
le régime du plan n» 18, modifié et complété en partie, et
qui, pour cette raison, était désigné depuis l'année 191 2 sous
le titre de Plan w» 18 modifié.
C'est d'après ce plan que fut conduite la mobihsation
générale. A côté de lui existait une série de projets concer-
nant la mobihsation par partie des forces armées. Ces projets
prévoyaient donc des « mobilisations partielles >>.
(i) Avant que l'introduction du plan nouveau fût achevée dans l'armée et
la nation.
6o HISTOIRE DE LA GUERRE
En raison de l'immense étendue de notre patrie, qui a sur
la terre ferme des frontières communes avec dix pays voisins,
dont sept dans le cours du seul xix^ siècle ont été en guerre
avec nous, il nous fallait envisager la possibilité d'un conflit
armé avec l'un quelconque, ou un groupe d'entre eux.
A côté de la levée en masse de nos forces militaires, on
avait prévu des mobilisations partielles proportionnées
aux exigences de la situation politique.
Un exemple particulièrement significatif de ces mobilisa-
tions partielles est offert par nos mobilisations au cours de
la guerre contre le Japon, En même temps que la déclara-
tion de guerre, le 27 janvier 1904, après l'attaque dirigée
par les torpilleurs japonais contre notre escadre, on décréta
la mobilisation dans les districts de la Sibérie, et, dans la
Russie d'Europe, on avait prévu la mobilisation progressive
des régions d'où il serait nécessaire d'appeler des réservistes
et d'expédier des chevaux pour compléter les corps envoyés
en Orient. Il y eut onze de ces mobilisations partielles. Le plan
était de les entreprendre de telle manière que nos troupes
restées en Europe demeurassent toutes prêtes au combat,
et, en cas de mobilisation, constituassent des unités straté-
giques indépendantes. En réalité, les choses ne se passèrent
point ainsi ; chaque mobilisation partielle, au heu d'être
entièrement distincte de la mobilisation générale, fut comme
un fragment arraché aux différents rayons de cette mobi-
lisation générale. Rappelons-nous que des divisions d'infan-
terie partirent avec des brigades d'artillerie appartenant
à d'autres divisions et qui souvent même provenaient d'une
autre circonscription militaire. Ce fait était lié à la transfor-
mation de notre artiUerie de campagne. Quant aux
troupes techniques, eUes furent prises dans la Russie tout
entière.
Un exemple caractéristique du trouble apporté par les
mobilisations partielles dans l'organisation de combat des
troupes restées en Russie est offert par le corps dit de débar-
quement, qui, pendant des années, depuis 1880, avait été
minutieusement préparé dans la circonscription militaire
d'Odessa en vue d'une occupation éventuelle du Bosphore.
Tout le matériel de guerre préparé pour cette expédition
fut envoyé en Mandchourie en 1904-05 et ne fut pas remplacé
plus tard. On aurait pu peut-être faire cette expédition en
LA MOBILISATION DE L'ARMÉE RUSSE EN 1914 61
1914, et elle nous aurait permis de couvrir le flanc gauche
de notre front stratégique.
En un mot, les mobilisations partielles avaient complè-
tement désorganisé notre mobilisation générale pendant
la guerre russo-japonaise.
On avait tenu compte, en 1914, de cette expérience pra-
tique, mais d'une façon incomplète. Pourquoi ? La raison
de ce manquement doit être cherchée dans les défauts orga-
niques de notre système militaire qui demandait différentes
réformes radicales, et dont on ne pouvait corriger certaines
imperfections : la grande pénurie d'officiers de réserve, la
répartition tout à fait inégale de certaines catégories de
réservistes, en particulier ceux des armes techniques sur le
territoire de l'Empire, les retards chroniques irrémédiable-
ment apportés à toute espèce de ravitaillement, retards
qui nous mettaient dans l'impossibilité de satisfaire les
besoins les plus pressants de nos troupes, le développement
très inégal de nos voies ferrées dont le réseau est beaucoup
moins dense dans certaines régions de l'Empire que dans
d'autres, l'insuffisance du matériel roulant, et la difficulté
d'en tirer parti pour des transports aussi rapides que pos-
sible...
Ce n'est point le but de cet article d'entrer dans le détail
de tous les défauts signalés ici ; il suffit d'indiquer que le
résultat final de ces défauts était que toute mobihsation
partielle tendait inévitablement à rendre complètement
impossible la mobihsation générale. Pour rendre plus
claire cette idée, nous allons insister sur les buts visés
par toute mobihsation. Elle ne doit, en aucune façon,
être entreprise uniquement pour intimider un voisin
inquiétant.
QueUes guerres la Russie devait-elle envisager pendant
le premier quart du xx® siècle ? La menace principale, au
moins en Europe, était celle d'une lutte à soutenir contre
la Triple- Alliance des puissances centrales. Il était clair
qu'il s'agissait d'une guerre à mort qu'il faudrait soutenir
jusqu'à l'épuisement total de l'une des deux parties. A
cette possibilité si sérieuse devait nécessairement correspondre
la mobilisation générale de toutes nos forces armées.
Cette possibihté mise à part, la Russie pouvait être appelée
à combattre le Japon en Asie, en Extrême-Orient. Sur ce
62 HISTOIRE DE LA GUERRE
front nous n'étions pas en état, l'eussions-nous même voulu,
de concentrer toutes nos forces.
Un conflit avec la Turquie était possible également. L'en-
seignement de l'histoire depuis deux siècles n'était-il pas
que nous avions la guerre avec la Turquie tous les vingt-cinq
ans ? Enfin des guerres à caractère d'expéditions étaient
possibles contre l'Afghanistan, la Perse, la Chine.
Pour toutes ces éventualités il était nécessaire de prévoir
une variante de la mobilisation partielle, et chacune de ces
variantes devait être conçue de telle sorte qu'elle ne pût
être un obstacle si les intérêts du pays exigeaient que l'on
procédât à la mobilisation générale.
Le plan de mobilisation n^ i8 modifié essayait donc aussi
d'atteindre ce but en ce qui concerne les hommes et les
chevaux. Mais les caractères généraux de notre organisation
militaire dont nous avons parlé plus haut subsistaient, et
en fin de compte toute mobilisation partielle avait pour
effet de ruiner la mobilisation générale. Il ne faut pas perdre
cette conséquence de vue si l'on veut étudier la mobilisation
de 1914.
Et l'année 1914 commença !...
L'administration centrale des affaires militaires avait
l'intention de prendre au cours de cette année d'importantes
mesures.
Le « grand programme » de renforcement de nos effectifs
auquel nous avons fait allusion plus haut, qui avait été
adopté à la fin de 1913 et dont l'accomplissement devait
occuper une période de cinq années, devait dès 1 914 déterminer
une notable augmentation de nos forces. L'artillerie de
campagne était tout particulièrement renforcée.
La répartition des troupes en régiments y avait été intro-
duite. A chaque division d'infanterie fut rattachée une bri-
gade d'artillerie formée de onze batteries et composée de
trois régiments.
Ces onze batteries comprenaient huit batteries légères,
deux batteries d'obusiers et une batterie destinée à servir de
cadre à la formation de deuxième catégorie. L'artillerie du
corps d'armée devait se composer d'une section d'obusiers
de campagne, d'une section de canons lourds et d'une
division d'obusiers lourds. La création d'une artillerie de ce
genre dans notre organisation tactique augmentait beaucoup
LA MOBILISATION DE L'ARMÉE RUSSE EN I914 63
la force de résistance et la valeur militaire de notre infan-
terie. Les cadres constitués pour la formation des régiments
d'infanterie de deuxième catégorie furent élargis.
Aux trente-six corps déjà existants on en ajouta deux
nouveaux.
On se proposait de mettre en vigueur à la fin de 1914 le
nouveau plan de mobilisation n» 19, aux termes duquel il
était, pour la première fois, possible que chaque corps avec
tous les services annexes eût, pour se compléter en cas de mobi-
lisation, ses propres réservistes, sauf en ce qui concerne
la circonscription militaire de l'Amour.
L'équipement de notre artillerie en matériel et en muni-
tions, resté très inférieur aux prévisions officielles, devait,
au cours de cette année, être complété.
Une grande partie du programme aurait déjà été exécutée
en 1914, et pour cette raison il eût été d'une très grande
importance pour la Russie que l'année 1914 s'écoulât en
paix.
En 1915, notre armée se serait mise en campagne forte de
cette artillerie lourde qui fut la véritable reine des champs de
bataille de la grande guerre. Et le cas dont je fus témoin
en avril 1915 n'eût pas pu se produire ; à cette époque, Mac-
kensen porta un coup à notre III^ armée et perça notre
front en dirigeant contre le front de notre 10® corps d'armée
le feu de deux cents pièces lourdes, tandis que chez nous la
m® armée, composée de sept corps et rangée sur un front de
200 verstes, ne disposait pas au total de plus de quatre pièces
d'artillerie lourde, dont deux de 42 lignes et deux de 6 pouces.
Ajoutons à cela que, dès le début de l'opération, l'une des
deux pièces de 42 hgnes complètement hors de service
éclata.
Au cours de l'année 1914 seulement, la fabrique d'artillerie
de Tzaritzin devait commencer à travailler à plein.
Sans parler de nombreuses autres raisons, il ne pouvait
guère convenir à nos ennemis de retarder la guerre jusqu'en
1915, moment où l'exécution du programme aurait considé-
rablement relevé les chances de succès tactiques de l'armée
russe. On nous a souvent forcés au cours du passé à faire
la guerre à l'heure même où nous voulions modifier l'arme-
ment de nos troupes : à la veille de la guerre de Crimée,
nous voulions transformer l'armement de notre infanterie
64 HISTOIRE DE LA GUERRE
en la dotant d'une arme à longue portée ; à la veille de
la guerre de 1877, nous préparions le fusil Berdan ; avant
la guerre russo-japonaise, nous allions procéder à la trans-
formation de notre artillerie...
SOUVENIRS PERSONNELS
La veille au soir encore, tout était calme à Saint-Péters-
bourg. A son départ, le président de la République française
Raymond Poincaré, avait été accompagné avec pompe.
Le II /24 juillet, jour de [Sainte-] Olga, entre 11 heures et midi,
le général lanouchkevitch, chef d'état-major général, m'appela
au téléphone, et me demanda de venir immédiatement dans
son cabinet.
« La situation est très grave, me dit-il lorsque j'entrai.
L'Autriche adresse à la Serbie un ultimatum complètement
inacceptable, et nous ne pouvons pas rester indifférents.
Il a été décidé de le déclarer ouvertement et fermement.
Il paraîtra demain un bref avertissement officiel dans le
Russki Invalid : La Russie tout entière, y sera-t-il dit, suit avec
une attention soutenue la marche des négociations entre le
gouvernement austro-hongrois et le gouvernement serbe, et ne
restera pas inactive si la dignité et l'intégrité du peuple serbe,
frère par le sang, sont menacées. Tout est-il prêt chez vous
pour que la mobihsation de notre armée puisse être pro-
clamée ? »
Sur ma réponse affirmative, le chef d'état-major général
me dit : « Vous m'apporterez dans une heure tous les docu-
ments relatifs à la mise des troupes sur le pied de guerre, où
est envisagée, en cas de nécessité, une mobilisation partielle
contre l'Autriche-Hongrie seule. Il ne faut pas que cette mobi-
lisation puisse donner à l'Allemagne une raison d'y voir un acte
hostile contre elle. » Je lui représentai qu'il ne pouvait être
question d 'une mobilisation partielle. Le général lanouchkevitch
m'ordonna à nouveau de lui faire un rapport dans une heure
environ, comme il l'avait décidé. Le général Ronjine, chef
du service des transports, était également présent à ce rap-
port. Le général Daniloff, quartier-maître général, avait
été détaché en service au Caucase. La totale impossibilité
d'une mobilisation partielle de l'armée sautait aux yeux.
LA MOBILISATION DE L'ARMÉE RUSSE EN I914 65
Par quelles considérations la stratégie est-elle guidée ?
Par la politique. Quelle était donc la situation politique à
ce moment sur le continent ? Deux groupes de puissances
s'affrontaient. Si l'on pouvait encore douter que l'alliance
franco-russe fût inébranlable (un bloc monolithe) en raison
de l'écart que leurs formes de gouvernement si différentes
mettaient entre ces deux États, au contraire l'union étroite
de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie ne pouvait soulever
aucun doute. Le traité d'alliance entre elles était périodique-
ment renouvelé et publié chaque fois officiellement ; il y
avait deux ans encore, à l'occasion de l'annexion de la Bosnie
et de l'Herzégovine, la puissance placée à la tête de la Triple-
Alliance avait déclaré solennellement que l'Autriche pou-
vait être tranquille, que son fidèle chevalier à l'armure étin-
celante remplirait son devoir.
Au surplus, quel effet aurait eu une mobilisation partielle
contre l'Autriche-Hongrie seule ? Une menace qui n'eût
pas été appuyée par un témoignage convaincant de notre
force donnerait la tentation de mépriser cette menace.
Une mobilisation partielle de nos forces combattantes aurait
des conséquences diamétralement opposées à celles qu'on en
attendrait.
Au point de vue stratégique, la mobilisation partielle était
une folie. On avait décidé de mobiliser quatre circonscriptions
mihtaires : Kiev, Odessa, Moscou et Kazan. Treize corps
d'armée cantonnaient en temps de paix sur les territoires
de ces circonscriptions. A la mobihsation, ils devaient être
jetés sans délai dans la zone de concentration. Supposons
un instant que tout cela ait été exécuté. Que faire alors
dans la circonscription militaire de Varsovie ? En cas de
mobilisation partielle, aucun mouvement ne devait s'y
produire, pour ne pas donner à l'Allemagne l'occasion de
suspecter nos intentions.
Par là, toute la frontière sud de la circonscription de Var-
sovie qui touche à l'Autriche fût demeurée découverte et
sans protection. Quelles néfastes conséquences cela n'eût-il
pas entraînées si, plus tard, il avait fallu décréter la mobi-
lisation générale ?
D'après le plan de mobilisation en vigueur, il n'existait
pas pour les diverses circonscriptions militaires d'indépen-
dance complète en fait de mobilisation ; quelques corps
66 HISTOIRE DE LA GUERRE
recevaient des réservistes de circonscriptions voisines. C'était
la conséquence du désaccord existant entre l'organisation
militaire de paix et la densité de la population dans les
différentes régions de la Russie. A la vérité, au début de 1910,
une partie de nos troupes de campagne avait été dirigée
de la frontière occidentale vers l'intérieur ; mais les gouver-
nements les plus peuplés de la Russie centrale et de la Volga
rentraient dans les circonscriptions de Moscou et de Kazan,
où il y avait peu de troupes. C'est de ce réservoir fonda-
mental de l'armée que les réservistes étaient acheminés vers
le Turkestan, la Sibérie et le Caucase.
Si, la mobilisation étant seulement partielle on ne mobi-
lisait pas dans ces circonscriptions, on ne pourrait y envoyer
de réservistes qu'après la proclamation de la mobilisation
générale, cela signifiait que, en dépit de la mobilisation
partielle, les chemins de fer ne devraient être prêts à effectuer
les transports, conformément au plan arrêté, qu'après la
proclamation de la mobilisation générale.
Il en résultait pour les chemins de fer la nécessité de pré-
voir une combinaison particulière : mobilisation partielle
de quelques circonscriptions européennes, que devait suivre
la mobilisation générale. Comme on l'a indiqué plus haut,
nul plan qui répondît à cette combinaison n'avait été élaboré,
parce que la possibilité d'une mobilisation partielle contre
l'Autriche-Hongrie n'avait pas été envisagée (i).
Plus dangereuse encore eût été une concentration straté-
gique à la frontière des troupes mobilisées. Un seul plan
avait été prévu pour la marche en avant. D'après ce plan,
les corps des circonscriptions de Moscou et de Kazan appar-
tenaient à l'effectif des armées qui devaient se déployer
sur le territoire de la circonscription militaire de Varsovie.
Par suite, dans la mobilisation partielle projetée, ces corps
auraient dû être dirigés sur d'autres points de concentra-
tion, qu'il avait fallu choisir à la frontière du district de Kief .
Comme il était nettement vraisemblable que la mobilisa-
tion générale suivra^it la mobilisation partielle, il fallait ad-
(1) Les transports par voies ferrées ne pouvaient pas, en vertu du plan
arrêté pour la mise en marche des trains militaires, être organisés par
rayons, régions territoriales et circonscriptions militaires. Un « embouteille-
ment » eût été inévitable. Un long travail préparatoire eiît été indispen-
sable.
LA MOBILISATION DE L'ARMÉE RUSSE EN I914 67
mettre que la marche en avant des armées commencerait
après que serait terminée la mobilisation générale, et que, par
suite, le passage de l'armée à l'état de guerre, s'il avait lieu en
deux temps, aurait pour effet, au cas le plus favorable, un
retard de la mise sur pied de guerre de l'armée russe égal au
nombre de jours dont la mobilisation partielle aurait précédé
la mobilisation générale. Cette situation pouvait avoir des
conséquences très importantes et si favorables à l'ennemi
que, le commandement des forces combattantes de la Triple-
Alliance, en cas qu'il prévît la possibilité d'une mobilisa-
tion progressive de notre part, eût tout fait pour nous
amener à user d'une combinaison de cette sorte.
Un rapport détaillé fut fait au général lanouchkevitch
sur tous ces désavantages d'une mobilisation partielle. En
même temps fut remis un mémorandum concernant quelques
mesures nécessaires en vue d'une mobilisation possible; en
voici le contenu :
1° Les troupes se trouvaient dans des camps d'exercices
parfois éloignés des dépôts où étaient les réserves d'armes
de toutes sortes pour la mobilisation. Il fallait faire rentrer
les troupes des camps dans leurs dépôts.
2° Il manquait environ 3.000 jeunes of&ciers sur l'effectif
du temps de paix. Il fallait sans aucun délai nommer officiers
les aspirants officiers du cours supérieur des écoles mili-
taires et faire passer ceux du cours inférieur dans le cours
supérieur. En même temps, il fallait pourvoir de postes actifs
immédiatement les officiers des cours supérieurs des académies
de guerre et renvoyer ceux des cours inférieurs à leurs corps
de troupe. Les écoles d'application devaient être dissoutes.
30 II fallait décréter l'état de guerre dans les villes for-
tifiées et dans quelques rayons frontières, afin de donner
au haut commandement militaire les pouvoirs nécessaires
pour assurer le succès de la mobilisation et la sécurité vis-
à-vis des espions et autres personnes mal intentionnées.
40 Dans tout l'Empire il fallait décréter l'état de pré-
mobilisation (i) qui permettrait une certaine décentralisation
locale des dispositions militaires préparatoires.
(i) En février 191 3, le statut de la période de prémobilisation fut organisé ;
préparé par une conférence des représentants des ressorts intéressés, sous la
présidence du général Loukomsky, il fut examiné par le conseil des minis-
tres et rati&é par l'empereur.
68 HISTOIRE DE LA GUERRE
Le même jour, ii /24 juillet, à 5 heures, eut lieu à Krasnoié-
Sélo une séance du conseil des ministres à laquelle le général
lanouchkevitch dut assister, et, à 8 heures du soir, il avait
convoqué une séance du comité de l'état-major général, à
laquelle participèrent les principaux chefs de service du
ministère de la guerre.
Le général lanouchkevitch revint de Krasnoïé-Sélo et
confirma que le gouvernement s'en tenait à la résolution
inébranlable de répondre à l'ultimatum autrichien d'une
façon digne de la Russie, protectrice des Slaves. Toutes les
mesures projetées étaient décidées. Dès le lendemain, le
retour des régiments de la garde à leurs quartiers d'hiver
et la nomination au grade d'officiers des aspirants officiers
furent décidés.
La séance du comité de l'état-major général fut employée
à la rédaction définitive du règlement projeté sur la conduite
des troupes en campagne (polojenie 0 polevom oupravlenii
voisk). C'était une des lacunes les plus importantes de notre
préparation qu'il fallût achever la composition de ce règle-
ment parmi les grondements de l'orage approchant.
Les jours qui suivirent sont bien connus par les livres
de couleur et les documents qu'ont publiés les gouvernements
européens. La guerre était déjà chose décidée, et tout le flot
des télégrammes entre les gouvernements de Russie et d'Alle-
magne n'était que la mise en scène d'un drame historique.
Le retard de la décision finale était certes utile pour les
travaux préparatoires, mais il augmentait la tension des
deux côtés de la frontière.
L'entrée dans la période de prémobihsation telle qu'elle
avait été définie ne donnait pas le droit de prendre des me-
sures ayant le caractère d'une mobihsation ; mais il était
clair que, dans les zones frontières où la population et les
autorités étaient nerveuses, il était possible qu'on se laissât
entraîner, pour la sécurité de la mobihsation, à en devancer
l'ordre.
C'était le cas en particulier à la frontière allemande, où
l'on pouvait craindre qu'un voisin entreprenant ne tirât
profit de la réquisition des chevaux et de l'appel des réser-
vistes.
Dans le gouvernement de Suwalki, il y eut réellement des
cas où des chevaux avaient été prématurément amenés
LA MOBILISATION DE l' ARMÉE RUSSE EN 1914 69
aux points de concentration, ce qui donna à l'ambassadeur
allemand à Pétersbourg, le comte Pourtalès, l'occasion
d'adresser des représentations à notre gouvernement, et
en particulier au ministre de la Guerre, par l'intermédiaire
de l'attaché militaire. Soukhomlinoff contesta de la façon
la plus nette que des mesures de mobilisation eussent été
prises de notre côté ; mais on ne pouvait pas garantir qu'aucun
chef mihtaire de la région frontière ou qu'aucun chef de
district n'en prendrait pas de sa propre initiative ; la période
de prémobihsation étant ouverte. Des incidents de frontière
sont toujours possibles, et d'autant plus en un pareil moment.
On n'avait pas encore abandonné l'idée malheureuse
d'une mobihsation partielle ; elle avait ses partisans, mais
ce n'était pas au ministère de la Guerre.
Le général lanouchkevitch était naturellement pleine-
ment instruit de tout le danger inhérent à ce décret de mobi-
lisation partielle, mais, comme nous le verrons plus loin,
il ne pouvait pas exprimer sa conviction dans ses rapports
au souverain.
(A suivre.)
BIBLIOGRAPHIE
LES REVUES HISTORIQUES EN RUSSIE SOVIÉTISTE
Jamais la Russie n'a été aussi riche en revues historiques que depuis
deux ans. En dépit des conditions matérielles qui sont défavorables,
les deux capitales, Moscou et Pétrograd, rivalisent de zèle.
A Moscou, on publie : Golos Minouvchego (la Voix du Passé) ;
Proletarskaîa Revolutzia (la Révolution prolétarienne); Istoriko-
Revolutzionii Bulletin; Krasnii Arkhiv (les Archives rouges); Ka-
torqa i Ssilka (Bagne et Déportation),; Gizn Natzionalnostiei (la Vie
des Nationalités); Novy Vostok (le Nouvel Orient). A Pétrograd,
Byloe (le Passé) ; Krasnaïa letopis (les Annales rouges) ; Arkhiv istorii
trouda v Rossii (les Archives de l'histoire du travail en Russie) ; on se
propose d'y publier : Musée Revolittzii (le Musée de la Révolution) ;
Literatournoe Byloe (le Passé littéraire).
La province ne reste pas en arrière; Kazan à ses : Pouti
Revolutzii (les \'oies de la Révolution) ; des recueils d'articles histo-
riques paraissent à Kharkof, Nijni-Novgorod, Samara, Riazan,
Kalouga, Jaroslav, Astrakhan, Oufa, Ekaterinbourg, Omsk, Tach-
kent, etc.
Les maisons d'édition, pour répondre à la demande des lecteurs,
éditent des revues et des annuaires littéraires avec une partie his-
torique très développée : Krasnaïa Nov. (la Friche rouge) ; Novy
Mir (le Nouveau Monde); Gizn (la Vie).
Bien entendu, toutes ces revues ne fournissent pas des matériaux
de premier ordre. Beaucoup publient des articles sans valeur pour
l'historien; mais, à côté de ces inutilités, une grande partie présente
de l'intérêt à la fois pour le lecteur ordinaire et pour le savant.
Le groupe le plus imposant de ces revues d'histoire contempo-
raine est formé par les organes de Vlstpart {Hist\_oire. du] Part [i]).
Ce sont Proletarskaîa Revolutzia, à Moscou; Krasnaïa Letopis à
Pétrograd; et Pouti Revolutzii, à Kazan.
« L'Istpart » est une institution très caractéristique; son véri-
table titre est : Commission pour l'histoire de la Révolution d'octobre
et du Parti Kommuniste Russe (R. K. P.).
Il a été créé par un décret spécial à la fin de 1920. Son objet est de
recueillir et d'éditer les matériaux pour l'histoire du mouvement
ouvrier en Russie, du développement du R. K. P., et, en général,
tout ce qui se rattache aux événements de la Révolution d'octobre,
à la vie de la République Soviétiste.
BIBLIOGRAPHIE 7I
L'institution, soutenue entièrement par le Gouvernement, releva
d'abord directement du Commissariat de l'Instruction publique,
passa ensuite sous la direction de l'une de ses sections, le Comité cen-
tral du R. K. P.
Dès lors, « l'Istpart » couvrit le territoire de la R. S, F. S. R. (Répu-
blique Socialiste Fédérative Soviétiste Russe) d'un réseau de filiales
et intensifia ses publications; en particulier, son principal organe
Proletarskaïa Revolutzia est devenu une revue historique mensuelle.
Les principaux rédacteurs ont été D. B. Riazanof , M. V. Pokrovski.
puis M. S. Alexandrof-Olminski, P, L. Lepecliinski, B. L Nevsky.
Dans le premier numéro de Proletarskaïa Revolutzia, la rédaction
critique les anciennes Revues qui n'ont jamais pu présenter d'une
manière scientifique les études sur le mouvement révolutionnaire.
L'auteur de l'article promet une sévère critique des faits historiques
en se basant sur les principes du marxisme.
En feuilletant les numéros parus, on remarque que les collaborateurs,
qui ont tout loisir de puiser dans les archives, n'y font que peu d'em-
prunts. Quantité de pages sont remplies par des mémoires d'intérêt
secondaire. On ne sent pas l'unité de direction; les articles se suivent
au petit bonheur. Les commentaires manquent. Pour certains docu-
ments (les plus intéressants), qui proviennent des archives de Kolt-
chak et de Denikine, aucun effort n'a été fait par celui qui les a publiés
pour découvrir au lecteur les personnages désignés par de simples
initiales. Des erreurs de date dans les mémoires ne sont pas relevées...
Cependant ces mémoires forment déjà un recueil imposant de docu-
ments, dont la plus petite partie se rattache aux origines lointaines
de la Révolution et dont la plus grande a trait aux journées de 191 7
et à l'histoire des cinq dernières années.
On trouve là des récits de vieux révolutionnaires qui font l'histoire
rétrospective du parti; des récits de jeunes qui ont participé aux jour-
nées d'octobre, à la lutte en province, à la lutte contre Koltchak,
Denikine, contre les Tchécoslovaques en Sibérie.
Le no 10, d'octobre 1922, publié à l'occasion du cinquième anni-
versaire de la Révolution, est exclusivement consacré aux journées
d'octobre à Pétrograd, à Moscou, en province, au front.
Tous les articles de Proletarskaïa Revolutzia ne sortent guère du
cadre de l'histoire intérieure de la Russie depuis 1905.
Un autre organe d'Istpart, Krasnaïa Letopis (les Annales rouges)
se propose un objet plus vaste. Comprenant qu'il faut établir un lien
entre l'histoire contemporaine et l'histoire générale du mouvement
révolutionnaire, les Annales rouges veulent remonter en arrière et
entreprendre l'histoire de ce mouvement à partir de 1860.
Le n" I est entièrement consacré aux événements de janvier 1905.
Dans le no 2, il faut citer deux articles remarquables : V. Sviatlovski,
les Associations professionnelles en 1905 ; Boukhhinder, le Mouvement
ouvrier juif à Gomel (1890-1905), et toute une série d'études sur
l'année 1917.
Une revue de province, la troisième revue d'Istpart, Pouti Revo-
lutzii (les Voies de la Révolution), celle qui paraît à Kazan, contient
des documents de valeur.
72 HISTOIRE DE LA GUERRE
S. Lifchitz y présente un « Essai d'histoire du parti social-démocrate
de Kazan ».
Firsof N. N. dans son article : « la Révolution paysanne de 1917
et le Gouvernement provisoire » donne un travail précieux, plein de
faits ; c'est un premier essai de critique historique écrit à la lumière
des archives.
Deux lettres du colonel \1assof, représentant du Don en Crimée en
1918-19, adressées à l'ataman Bagaevski, montrent la lutte entre le
Don et l'armée volontaire, et complètent les souvenirs des généraux
Denikine, Krasnof et Loukomsky.
A côté de ces revues, Krasnii Arkhiv (les Archives rouges) tiennent
une place toute particulière.
La Rédaction dans le n° i expose ainsi son programme :
« ...Le but des Archives rouges est de dévoiler les secrets de la
politique et de la diplomatie impérialistes.
« Les délais qui sont établis pour la publication intégrale de la cor-
respondance diplomatique dans les pays de « haute culture » montrent
combien l'on conserve jalousement ces secrets : cinquante ans en
France; encore plus en Angleterre.
« ...Pour mettre au jour tous les secrets diplomatiques cachés dans
les archives russes jusqu'à ce jour, il a fallu le pouvoir révolutionnaire
et ses organes : c'est pourquoi cette édition, comme toutes les créa-
tions du Pouvoir Révolutionnaire, à commencer par l'Armée rouge,
mérite son nom d'Archives rouges.
« ...Des explications détaillées pour chaque série de documents
secrets publiés les accompagneront sous forme de préfaces ou de
commentaires.
« Parallèlement à ce travail principal, les Archives rouges publieront
des œuvres littéraires interdites, des fragments censurés par l'autorité
tsariste, le journal de l'ex-ministre de la guerre Kouropatkine, le
journal de l'ex-secrétaire d'État Poloutzef, la correspondance de
Pobedonoutzev avec Alexandre IH, etc.
« . . .Les Archives rouges éclaireront la période de l'histoire russe qui
est la plus proche de nous et qui est encore enveloppée du voile sombre
de la légende.
« C'est une erreur de croire que l'histoire ancienne seule est pleine de
légendes; l'histoire contemporaine ne l'est pas moins.
« Expliquer ces légendes d'hier n'est pas une œuvre moins utile pour
la science que de fouiller dans la poussière des chronologies »,
Dès le premier numéro, les Archives rouges, fidèles à leur déclara-
tion, se distinguent par le choix des sujets et par le caractère des docu-
ments publiés. Ce n° i contient une série de documents sur les relations
russo-allemandes de 1873 à 1914 : pourparlers entre Bismarck et
Gortchakof qui se terminèrent par l'accord militaire du 24 avril 1873;
pourparlers de 1879, de 1887; textes des conventions de 1881-84-87;
documents sur un projet pour s'emparer de Constantinople en 1897.
enfin correspondance se rapportant aux journées qui précédèrent la
déclaration de guerre en 1914.
De 1897 à 1914, il y a une lacune surprenante; il semble qu'une
partie seulement des documents ait été publiée. Toute une période de
BIBLIOGRAPHIE 73
dix-sept ans, dans les relations russo-allemandes, n'a pu rester en
« blanc ». Il faut espérer que les Archives rouges combleront ce vide
inexplicable.
La correspondance de Soukhomlinof avec lanouchkevitch, de 19 14
à 1915, est une contribution importante à l'histoire de la guerre, et
surtout des intrigues de l' état-major russe.
Dans le n^ 2, un article très documenté et très fouillé de Lévine
Ch. M. sur « la Presse socialiste pendant la guerre impérialiste »,
étudie le travail de propagande révolutionnaire fait dans les jour-
naux et bulletins professionnels. Les Archives rouges seront sans con-
teste un instrument de travail très précieux pour les historiens. Il
est à regretter que leur tirage (no i, 5.000 ex. ; no 2, 4.000 ex.) soit
si restreint, car en dehors des bibliothèques de Russie, elles devraient
se trouver dans toutes les grandes bibliothèques d'Europe et du
monde entier.
La même observation peut se faire également pour toutes les
autres revues russes.
Un peu en dehors de la série précédente, et s'enfermant dans un
cercle plus étroit, il faut signaler Gizn Natzionalnostiei, la Vie des
Nationalités, dont le premier tome de 1923 contient une série d'études
sur les diverses républiques de la R. S. F. S. R. ; Ncvy Vostok, le
Nouvel Orient, publié par la Société savante des Études orientales,
qui contient des articles remarquables sur les peuples d'Orient.
En présence de cette vigoureuse floraison d'études, faites à l'in-
térieur même de la Russie, ne faut-il pas rendre hommage aux savants
qui, sans se laisser décourager par les difficultés quotidiennes de la vie,
ont gardé le goût du travail personnel et de la recherche historique ?
WiLFRiD Lerat.
LES LIVRES NOUVEAUX O
Gabriel Hanotaux. — La Bataille de la Marne. Paris, Pion, 1923,
2 vol. in-S»^, 351 et 421 p.
La Bataille de la Marne de M. Gabriel Hanotaux, par le prestige
de son auteur, par l'abondance et les sources de sa documentation,
est le plus important ouvrage français relatif à cette période décisive
de la Grande Guerre. L'intérêt qu'éveille ce récit animé où l'imagina-
tion féconde de l'iiistorien fait vivre jusqu'au terrain même de la lutte
est particulièrement ressenti par ceux qui ont pris part à l'action.
Tous peuvent rendre justice au souci manifeste de l'auteur de mettre
(i) I,a Société de l'Histoire de la Guerre publie un Bulletin mensuel de do-
cumentation internationale qui signale les ouvrages nouveaux, ainsi que les
acquisitions de laBibliothéque-jMuséede la Guerre. Aussi la présente rubrique
bibliographique donnera-t-elle uniquement des comptes rendus critiques,
sans essayer de tracer un aperçu complet de la production historique, qui
ferait double emploi avec le Bulletin de documentation. Le nombre de ces
comptes rendus a dû être restreint dans le présent numéro. Il ,leur sera
réservé à l'avenir une place plus large.
74 HISTOIRE DE LA GUERRE
en relief les mérites respectifs de chacun des chefs militaires français.
Alors que d'autres écrivains se sont attachés à rechercher à qui du
généralissime ou du gouverneur militaire de Paris devait être attri-
buée la gloire d'avoir conçu et réalisé le plan d'où est sortie la victoire,
M, Hanotaux montre qu'il y eut collaboration entre les deux grands
chefs et non point antagonisme. De cette démonstration il résulte
que si l'un a heureusement suggéré la date et le lieu de l'attaque diri-
gée sur le flanc droit des armées ennemies, l'autre a su transformer
cette suggestion en une réalité et faire coopérer les armées alUées en
une action générale qui a assuré le renversement de la fortune en
notre faveur. Dès lors, c'est bien au généralissime que doit être attri-
bué le titre de vainqueur de la Marne.
S'il est possible de suivre M, Gabriel Hanotaux dans cette conclu-
sion, il sera permis cependant de rechercher si, dans son panégyrique
du généralissime, il n'a pas quelquefois attribué à ce dernier des vues
lointaines dans le temps et l'espace que les faits ne confirment pas.
C'est l'examen d'un cas de cette espèce que je voudrais faire ici à
propos du rôle attribué au 21^ corps d'armée que j'ai eu l'honneur de
commander à la bataille de la Marne.
M. Gabriel Hanotaux (t. I, p. 212 et suiv.), exposant l'entrée en
ligne de la III® armée allemande, les Saxons de von Hausen, montre
que cette armée, sollicitée par les appels de ses deux voisines: à droite,
la Ile de von Bulow, à gauche, la IV^ du duc de Wurtemberg, se
fractionne dans la journée du 6 septembre en deux parties presque
égales. Ce dédoublement détermine entre les deux parties un vide
qui correspond exactement au terrain du camp de Mailly. Et là pré-
cisément il existait entre notre IX^ armée (Foch) et notre IV^ armée
(de Langle de Cary) un point faible où, dit M. Gabriel Hanotaux:
« l'armée de Jofire était en grand péril ». C'est pourquoi, ajoute-t-U,
« le commandement français savait bien ce qu'il faisait en retardant
jusqu'au 6 septembre la rencontre décisive ; il n'ignorait pas qu'il
existait encore dans son propre front un endroit insuffisamment garni
de troupes; si l'on s'engageait trop tôt sur l'Ourcq, cette extrémité
de la manœuvre de l'Ouest, se raccordant avec la bataille de l'Est à
Mailly, pouvait être grandement exposée. Tout cela, Jofire le savait,
et c'est pourquoi il avait hâté, autant qu'il l'avait pu, le prélèvement
du 2ie corps sur l'armée Dubail, pour venir consolider ce point. »
« ...Il a donné, le 2 septembre au soir, l'ordre d'embarquer, à partir
du 4, les éléments combattants du 21^ corps, et ce corps est en route
par les voies les plus rapides. Quelques jours suffiront maintenant.
Mais les aura-t-on.'... Heureusement la destinée les prête à la France,
ou plutôt les lenteurs de l'armée von Hausen et les fausses manœuvres
de Moltke les assurent à la vigilance de Jofire et de ses lieutenants. »
De cet exposé, on est en droit de conclure que le 2 septembre, lorsque
le généralissime prélevait sur la région des Vosges un corps d'armée
(le 21^) pour l'appeler en Champagne, il en concevait déjà l'emploi
dans la trouée du camp de Mailly, qui formait un point faible dans son
ordre de bataille.
Les faits sont-Us conformes à cette intention supposée?
Le premier document officiel relatif au renforcement du centre
BIBLIOGRAPHIE 75
des armées françaises par prélèvement sur la droite est la note du
G. Q. G. pour les commandants d'armée du 2 septembre 1914 (t. I,
p. 46) ainsi conçue :
« Le plan général d'opérations qui a motivé l'envoi de l'Instruction
n° 4 vise les points suivants :
« a) Soustraire les armées à la pression de l'ennemi et les amener à
s'organiser et se fortifier dans la zone où elles s'établiront en fin de
repli ;
« b) Établir l'ensemble de nos forces sur une ligne générale marquée
par Pont-sur- Yonne, Nogent-sur-Seine, Arcis-sur-Aube, Brienne-le-
Château, Joinville, sur laquelle elles se recompléteront par les envois
des dépôts ;
«cj Renforcer l'armée de droite par deux corps prélevés sur les armées
de Nancy et d'Épinal. »
Il est donc établi par ce document qu'à la date du 2 septembre,
le G. Q, G. projetait de placer le front des armées sur la ligne : Arcis-
sur-Aube-Brienne- Joinville, c'est-à-dire à 20 kilomètres en arrière
du camp de Mailly, Il ne pouvait donc à ce moment prévoir soit l'exis-
tence d'une trouée, soit l'emploi de la réserve qu'il se crée, dans une
région qu'il abandonne volontairement à l'ennemi.
Ce dernier, d'ailleurs, à la date du 2 septembre, est encore entre
l'Aisne et la Suippe et le point vers lequel il portera son effort sur
notre front ne peut encore être déterminé.
Ces raisons paraissent suffisantes pour faire écarter l'hypothèse
de la prévision exacte à la date du 2 septembre de la zone affectée à
l'action du 21^ corps.
Le G. Q. G. a-t-il même pu déterminer avec certitude à cette même
date à quelle armée il affecterait le 21^ corps ?
La note du 2 septembre indique l'intention de renforcer par deux
corps « l'armée de droite ». Que faut-il entendre par ce mot qui,
s'appliquant nécessairement à l'une de nos armées du centre, com-
porte par cela même une ambiguïté?
A cette question on peut trouver la réponse dans l'Instruction
générale n» 5 du G. Q. G. du 4 septembre 1014 :
«L'arrivée des renforts provenant des I'^ et 11^ armées, jointe à la
nécessité d'apporter plus de souplesse au commandement des armées,
ont amené les modifications suivantes dans l'ordre de bataille :
« La Ille armée comprendra les 5^, 6^,156 et 21^ corps d'armée,
les 65e, 67e, 75e divisions de réserve, la y^ division de cavalerie.
«... Le 21^ corps aura ses éléments combattants transportés par voie
ferrée dans la région Join ville- Vassy, les 3, 6 et 7 septembre au matin.
Après débarquement, le 21^ corps d'armée doit se porter dans la région
Montiérender-Loneeville.
« Il relèvera de la III 2 armée au point de vue du fonctionnement
des services, mais il sera initialement à la disposition du commandant
en chef. »
C'est donc à la III^ armée quele 21^ corps est rattaché. Or celle-ci
a son quartier général à Saint-Dizier, car le repli de notre droite
jusqu'à Joinville, envisagé dans la note du 2 septembre, n'a pas
été exécuté. La III^ armée est encore au nord de l'Ornain, de Bar-
76 HISTOIRE DE LA GUERRE
le-Duc à Verdun; la IV^ borde cette rivière au Sud depuis les
environs de Revigny à droite, sa gauche s'étendant vers le Meix-
Tiercelin au sud de Sompuis. La région Vassy-Join ville, assignée
aux débarquements du 21^ corps, est en arrière de la III^ armée,
celle de Montiérender-LongevUle, où ce corps doit se porter d'après
l'instruction n° 5, est en arrière de la IV^.
Il semble donc que si le G. Q. G. rattache le 21^ corps à la III^ ar-
mée, il a l'intention de le diriger vers l'Ouest, et peut-être de l'emplo^-er
sur le front de la IV^.
Toutefois le G. Q. G. n'indique pas ses intentions au commandant
du 21^ corps. Il se borne à lui prescrire qu'à partir du 6 septembre,
à midi, il dépendra de la III^ armée. Et celle-ci, dans l'après-midi
du 6, donne au 21^ corps l'ordre de se porter, le lendemain 7, vers le
Nord-Est en direction d'Éclaron.
Plus tard, dans la soirée du 6, vers 18 heures environ, le 21^ corps
reçoit du G. Q. G. un avis le rattachant à la IV^ armée. De nouveaux
ordres sont en conséquence demandés à cette dernière ; ils parviennent
vers 21 heures et prescrivent de marcher le lendemain vers le Cf.mp
de Mailly, c'est-à-dire à l'Ouest.
L'examen de la note du 2 septembre faisait exclure l'idée de l'em-
ploi du 2ie corps dans le camp de Mailly; l'instruction no 5 du 4 sep-
tembre marquait une indécision sur l'affectation de cette réserve.
Si, malgré les termes de ces documents, on devait admettre que les
intentions du G. Q. G. étaient déjà fixées le 2 septembre, on pourrait
vraiment le critiquer pour avoir tardé aussi longtemps à les faire
connaître, car le retard eut de fâcheuses conséquences.
C'est qu'en effet le 21® corps ayant reçu de la III^ armée ordre
de se porter le 7 au matin en direction du Nord, les unités qui débar-
quèrent dans la journée du 6 furent poussées vers la route à prendre
le lendemain. Lorsqu'à la fin de la journée, vers 21 heures, parvint de
la IVe armée Kordre de marcher sur le camp de Mailly, c'est-à-dire vers
l'Ouest, les unités du 21^ corps se trouvèrent plus éloignées de leur
objectif qu'elles n'eussent dû l'être si la décision du G. Q. G. avait
été notifiée plus rapidement.
Il paraît beaucoup plus vraisemblable d'admettre que le G. Q. G.
n'a pas eu pour l'emploi de sa réserve la prescience lointaine que lui
attribue M. Gabriel Hanotaux. Il n'est arrivé à sa décision que par
des mises au point successives, très naturelles d'ailleurs, car c'est au
fur et à mesure que les événements se précisent que la pensée prend
elle-même sa forme définitive. Cette incertitude ne donnerait lieu à
aucune critique si la réalisation de la pensée du haut commandement
n'avait été rendue plus difiicile pour les exécutants en raison de l'heure
tardive à laquelle elle leur fut communiquée. Quel reproche ne se-
rait-on pas en droit de lui faire si le retard dans la notification était
intentionnel ou résultait d'un oubli?
Aucune des hypothèses qu'on peut envisager sur ce point particu-
lier de la conception et de la transmission des ordres supérieurs pour
l'emploi du 21^ corps à la bataille de la Marne n'est compatible avec
une admiration sans réserve.
Ayant vu ce qui peut subsister des prévisions du G. Q. G. sur
BIBLIOGRAPHIE TJ
l'emploi du 21e corps, cherchons maintenant si, comme le veut
M. Gabriel Hanotaux (t. II, p. 179), ce corps d'armée est « entré dans
la grande bataille à l'heure et au point précis où son action était le
plus nécessaire ».
Le 7 septembre, la 13e division, cantonnée dans la vallée de la Biaise
au sud de Wassy, s'est mise en marche de grand matin vers le camp
de Mailly dont elle est séparée par plus de 50 kilomètres pour certaines
de ses unités. C'est seulement le 8 vers midi qu'elle atteindra les
Montmarins, dans le camp de Mailly, pour marcher de là vers le Nord
en direction de Sompuis. Or, dans cette matinée même, à la gauche
de la IVe armée, la 23e division (général Masnou) et le détachement
Breton du 17e corps mis aux ordres du général commandant le
2ie corps (i) ont reçu l'assaut du groupe de gauche de von Hausen.
Si la 23e division a pu garder Humbeauviile, le détachement Breton
qui tenait les bois au sud de Sompuis a dû céder du terrain sous le
choc de la 23e division saxonne. Ce recul qu'on ne saurait en rien
reprocher au détachement qui a vaillamment lutté contre des forces
supérieures, aurait pu être évité par l'arrivée plus hâtive de la 13e divi-
sion. Étant donnés la longueur du parcours à effectuer, l'état de fatigue
des troupes, l'affaiblissement de leurs cadres, le défaut d'entraînement
des réservistes venant d'arriver des dépôts et la chaleur torride de
ces journées, il aurait fallu pour arriver à temps à la gauche de la
IVe armée orienter par avance les éléments de la 13e division vers leur
objectif. Pour cela on devait les faire débarquer plus près de celui-ci,
ou, si cela n'était pas possible, indiquer plus tôt cet objectif à leur chef.
Or, cela n'a pas été fait, peut-être parce que la destination du 21^ corps
n'a été arrêtée définitivement que dans la soirée du 6, peut-être aussi
pour une autre cause. Quel que soit le motif de ce retard, il n'en reste
pas moins que le retard eut lieu et que l'intervention du 21^ corps
n'a pu se produire à l'heure précise où elle était le plus nécessaire.
Avec un peu plus de prévision au G. Q. G. on aurait pu gagner une
demi-journée, sinon davantage, pour l'entrée en ligne du 21^ corps,
et les affaires eussent pris sans doute une allure beaucoup plus favo-
rable.
Poursuivant le récit des opérations à la gauche de la IV^ armée
dans la journée du 9 septembre, M. Gabriel Hanotaux montre l'entrée
en ligne de la seconde division du 21^ corps, la 43e. Cette unité, n'ayant
achevé ses débarquements que le .6 dans la soirée et plus éprouvée
encore que la 13e par les luttes antérieures, est obligée de laisser en
route la valeur de deux bataillons incapables de suivre. Elle doit,
le 9, déboucher du signal d'Orgeval, dans le camp de Mailly, pour
marcher vers le Nord à l'Ouest de la 13e et se rabattre, si possible
sur Maisons-en-Champagne à l'Est. Or, M. Gabriel Hanotaux, sur la
foi du récit allemand de Baumgarten-Crusius, fait déboucher la 43e divi-
sion de Trouan et de la ferme des Cavattes (p. 183 et 186), c'est-à-dire
à 3 kilomètres plus à l'Ouest que le signal d'Orgeval. Il allonge donc
ainsi l'itinéraire, bien dur cependant déjà, que la 43® division a dû
(i) C'est par erreur que ces deux éléments sont indiqué?, t. II, p. 178,
comme étant mis aux ordres du eénérai Dumas.
78 HISTOIRE DE LA GUERRE
parcourir, et c'est ainsi peut-être qu'il est amené à formuler une dis-
crète critique à propos de l'intervention très attendue mais tardive
de cette unité. Ses chefs ont fait de leur mieux poiir arriver au but
qui leur était assigné, ils n'ont pas commis la faute d'allonger inutile-
ment l'itinéraire qui leur fut imposé. M. Gabriel Hanotaux m'a fait
l'honneur de citer mon livre les Opérations du 2i« corps (i). Ceux
qui voudront bien s'y reporter trouveront à la planche V l'itinéraire
suivi par les deux divisions du 21^ corps et pourront rectifier l'erreur
involontaire de la Bataille de la Marne. Son éminent auteur com-
prendra que l'ancien chef du 21^ corps ait à cœur de rectifier une
indication le rendant, ainsi que son subordonné, le général Lan-
quetot, responsables d'une faute qu'ils n'ont pas commise.
Si le 21^ corps n'a pu, dans les journées des 8, 9 et 10 septembre,
faire sentir son action à l'heure précise où elle eût été triomphante,
il faut en demander compte au G. Q. G. qui a déterminé la zone de
débarquement de ce corps et a choisi l'heure à laquelle il a notifié
sa décision définitive sur le point assigné à son intervention (2).
L'exposé de la marche des deux divisions du 21^ corps m'a entraîné
quelque peu, et je reviens en arrière pour examiner si les intentions
prêtées par M. Gabriel Hanotaux au G. Q. G. sur l'action de la IV^ ar-
mée répondent bien à la réalité. « Jofïre, dit-il (3), a envoyé dans la
trouée de Mailly la 18^ division, la 6^ division et, chose plus impor-
tante encore, il a confié à Langle de Cary une mission analogue à celle
de Franchet d'Esperey : de même que celui-ci aide son camarade à sa
propre droite, de Langle de Cary doit l'aider à sa propre gauche;
en un mot et selon les termes mêmes des instructions, si conformes à
la méthode stratégique générale de J offre, la IV^ armée intervient
comme « réserves » de la IX«. Jofïre fait couler de droite et de gauche
toutes ses forces disponibles au fond de la poche défensive française,
pour la renforcer, au moment où Foch pousse contre la poche offen-
sive allemande toutes ses forces disponibles pour la crever. Beau
métier ! »
On est en droit de conclure de ces lignes que la pensée du généra-
lissime est de faire converger les actions des V^, IX® et IV^ armées
vers un objectif commun situé en face de l'armée du centre, la IX^,
objectif qui tendrait de déborder la V^ armée par l'Ouest, la IV®
par l'Est. S'il en était ainsi, la gauche de la IV^ armée située à l'Est
de la IX^ devait incliner vers l'Ouest.
Que s'est-il passé dans la réalité? Le 21^ corps que je commandais
forme, à partir du 8 septembre, la gauche de la IV^ armée ; c'est donc
(i) Pion et Nourrit, 1922.
(2) On signalera à la même page 186 du tome II quelques erreurs maté-
rielles.
La i3' division est depuis le 8 septembre en liaison avec le 12* corps
(23' division), et non avec le 17V
Il est indiqué que l'attaque sur Sompuis est menée par la 43* division ;
c'est la i3* qu'il faut lire, et il conviendrait d'ajouter que cette attaque est
également orientée à l'ouest du village, ainsi qu'en témoignent les ordres
donnés par le commandant du 21* corps. Cf. Général Legrand-Girarde, o;?.
cit., p. 161.
(3) T. II, p. 172.
BIBLIOGRAPHIE 79
à lui qu'aurait incombé la mission de pousser vers l'Ouest pour lier
son action à celle de la droite de la IX^ armée. Or, les ordres très précis
que j'ai reçus de la IV^ armée prescrivaient à ma division de gauche,
la 43®, de marcher sur le Nord pour se rabattre ensuite vers
Maisons-en-Champagne, c'est-à-dire vers l'Est, soit dans une direc-
tion diamétralement opposée à celle qu'aurait comportée une action
conjuguée avec la droite de la IX^ armée. Il m'est donc impossible de
partager le sentiment de l'auteur de la Bataille de la Marne sur la
coopération prévue par le G, Q. G. entre les IX^ et IV® armées.
J'ajoute qu'en fait le rabattement sur Maisons-en-Champagne n'a
pu être exécuté csàjjfeme l'aurait voulu le commandant de la IV^ ar-
mée; s'il l'eût été, un vide aurait été créé entre cette armée et la IX^,
et leurs actions respectives eussent été tout à fait distinctes, sans
aucun but commun. La liaison a toutefois existé entre elles par l'ini-
tiative toute naturelle des chefs des unités voisines (21^ corps du
côté de la IV^ armée; 9® division de cavalerie et ii^ corps du côté
de la IX®). Leurs actions ont été parallèles, mais non point conver-
gentes.
Je bornerai aux faits dont j'ai été témoin ou acteur l'examen du
brillant récit de la bataille de la Marne. Les indications qu'on vient
de lire n'ont d'autre but que de contribuer à l'établissement de la
vérité historique en ce qui concerne la partie du champ de bataille
où le 21® corps a opéré. M. Gabriel Hanotaux est un historien trop
avisé et trop soucieux de justice pour ne point accueillir ces quelques
rectiiications d'un combattant.
Général Legrand-Girarde.
Commandant Assollant. — L'Œuvre de la marine française dans la
défense du canal de Suez. Paris, Challamel, 192 1, in-8. — Lieute-
nant de vaisseau Douin. — L'Attaque du canal de Suez. Paris,
Delagrave, 1922, in-8, 115 p.
Ces deux pubhcations, qui ne doivent pas être séparées, apportent
des renseignements intéressants sur une partie presque inconnue du
front de guerre : le canal de Suez, cette grande voie maritime, vitale
pour les Alliés, à laquelle les Allemands ont tôt songé à s'attaquer.
Au début de 1915, une armée turco-allemande de 40.000 hommes
était constituée en Syrie sous les ordres de Djemal pacha, traversait
la Palestine, le désert du Sinaï, et, le i®' février, 15.000 hommes de
première ligne avec un équipage de ponts et de l'artillerie lourde
étaient réunis devant le canal. Le 2, l'attaque était générale, et une
centaine de Turcs passaient sur la rive africaine, où ils furent
d'ailleurs tués ou faits prisonniers. Cette opération, énergiquement
menée, surprit nos Alliés qui l'avaient crue impossible, malgré les ob-
servations de l'escadrille française d'hydravions débarquée en décembre
à Port-Saïd.
Le commandant Assollant, s 'appuyant sur des documents officiels,
fait ressortir que ce fut surtout grâce au tir de deux cuirassés français
que les Britanniques échappèrent à un désastre. L'alerte fut chaude.
8o HISTOIRE DE LA GUERRE
et les félicitations des autorités d'Egypte à nos marins indiquent
combien nos Alliés apprécièrent à son heure le service rendu par notre
marine. Toutefois les communiqués du War Of&ce, rédigés quelques
jours plus tard, restèrent muets sur l'aide française. Il était bon qu'un
ofi&cier français rétablît ce point d'histoire.
Le livre du capitaine Douin ne s'occupe que de l'attaque du 2 fé-
vrier; il s'étend beaucoup sur les préliminaires : les trois premiers
chapitres (Situation de l'Egypte en 1914. Lutte diplomatique. Pré-
paratifs militaires) sont d'un grand intérêt. Le travail du commandant
Assollant traite l'ensemble des opérations militaires, principalement
françaises, tant que notre marine a été employée à la défense du ca-
nal. Il s'arrête au mois d'avril 1916: à cette époque, les Britanniques,
après le voyage de Lord Kitchener aux Dardanelles en novembre 19 15,
avaient achevé leurs importants travaux de défense éloignée; les
hydravions français avaient été rappelés en France, et les canons de
nos cuirassés étaient hors de portée, la ligne de résistance ayant été
établie à plus de 25 kilomètres du canal.
Les études des deux officiers se complètent donc l'une par l'autre :
celle du capitaine Douin exposant ce qui s'est passé avant et pendant
l'attaque, celle du commandant Assollant traitant de l'attaque et
des événements postérieurs.
Pour la partie commune, nos renseignements particuliers nous per-
mettent de signaler un petit fait qui peut intéresser les lecteurs et
qu'il est utile de faire connaître dans l'intérêt même des auteurs.
La rédaction de quelques parties du récit des événements des 2 et
3 février 1915 est la même dans l'œuvre des deux ofSciers, L'un aurait
donc copié l'autre? Voici l'explication.
Le commandant Assollant, chef de la Section d'études des théâtres
extérieurs au Service historique du ministère de la Guerre, avait, dès
1920, pour la grande publication entreprise par l'État-major de l'ar-
mée, rédigé, à l'aide des archives de la Guerre, de la Marine, des Af-
faires étrangères et de la Compagnie du Canal de Suez, le chapitre
relatif aux opérations du canal de Suez.
Après lecture, ce chapitre fut trouvé trop touffu, et aussi trop
marin ; il fut décidé que le ministère de la Guerre n'en publierait
qu'un résumé. Mais la Marine trouvait là un chapitre tout fait de son
histoire pendant la guerre, et sa Section historique le classait dans
ses archives. La Compagnie du canal de Suez conservait également
dans sa bibliothèque une expédition de ce travail, qui n'était
d'ailleurs qu'une partie d'un ouvrage plus complet devant paraître
plus tard : L'histoire de la Compagnie du canal pendant la guerre.
C'est ce document encore inédit qui servit de source pour la partie
militaire de son travail au lieutenant de vaisseau Douin (i) : dans son
manuscrit, il cita in extenso des "passages du récit du commandant
Assollant, récit que devait pubUer la Revue maritime. Il eut très loya-
lement soin d'indiquer la source à laquelle il avait fait ses emprunts.
L'autorisation de publication n'ayant pas été accordée au commandant
(i) Attaché au service du transit, à Ismaïlia, de la compagnie du canal de
Suez.
BIBLIOGRAPHIE 8l
Assollant, le capitaine Douin crut bon, dans l'intérêt de son collègue
de la Guerre, de supprimer, au courant de l'impression de son volume,
ses références.
Mais, par un de ces retours qu'il est inutile de chercher à comprendre,
l'autorisation différée pendant près d'un an fut accordée. La Revue
maritime publia en plusieurs articles l'Œuvre de la marine française
au canal de Suez. Cette étude fut ensuite éditée chez Challamel, à
l'époque même où Delagrave éditait l'Attaque du canal, trop tard
pour rétablir les premières références. Le capitaine Douin s'était
d'ailleurs empressé de s'excuser auprès du commandant Assollant,
lequel lui répondit que, ne faisant pas œuvre personnelle, il ne cher-
chait qu'à apporter sa contribution au travail général, et que « l'his-
toire appartient à tout le monde ». Telle est l'explication de la simi-
litude de rédaction de quelques pages dans ces deux ouvrages.
Ce petit fait indique néanmoins la bonne entente qui ne cesse
d'exister dans le corps des officiers de terre et de mer, occupés à écrire
l'histoire de la guerre, et dont les services auraient tout intérêt à tra-
vailler en liaison plus étroite.
La collaboration de MM. Douin et Assollant continue, elle nous ré-
serve sans doute quelque nouvelle publication intéressante sur l'œuvre
française en Orient.
Georges Girard.
A. F, Pribram. — Les Traités politiques secrets de V Autriche-Hon-
grie (1879-1914), d'après les documents secrets des Archives de
Vienne. Tome I : le Secret de la Triple- Alliance. Traduit par
C. Jordan. Paris. A. Costes, 1923, in-8, 435 pages.
L'ouvrage du professeur Pribram est un des travaux historiques
les plus importants qui aient paru depuis la guerre. Les spécialistes,
qui avaient eu déjà mainte occasion d'en apprécier la portée et la
valeur, seront heureux de posséder désormais une édition française.
Le volume se compose de deux parties. Dans la première, sont réu-
nis les textes des traités conclus par l'Autriche-Hongrift avec les dif-
férents États d'Europe, ainsi que les notes ou les instructions les plus
importantes. Tous ces documents ont un caractère commun : ce sont
des « accords secrets de caractère politique ». Les actes, « auxquels on
ne peut attribuer que la portée de lier moralement les hommes d'État
dirigeants », et les arrangements militaires ne figurent pas dans le
recueil. Mais l'auteur les a utilisés et parfois reproduits littéralement
dans ses commentaires. Il est superflu d'insister sur l'intérêt capital
de toutes ces pièces, qui, à l'exception de cinq d'entre elles, étaient
restées inconnues jusqu'à ce jour.
Dans la seconde partie, M. Pribram retrace l'histoire des négocia-
tions relatives aux cinq traités de la Triple-Alliance. Ce sont les dos-
siers des Archives de Vienne qui forment, bien entendu, la source
essentielle de sa documentation. Il a pu utiliser pourtant, dans l'édi-
tion française de son ouvrage, les documents qui viennent d'être pu-
82 HISTOIRE DE LA GUERRE
bliés à Berlin, sous le titveDie Grosse Politik der europ'âischen Kabinette,
et qui sont relatifs à la période bismarckienne. Le récit est sobre,
vigoureux; il abonde en aperçus nouveaux et en détails précieux; il
est construit avec une simplicité et une solidité remarquables. Sur
un sujet si délicat, M. Pribram a réussi à faire une belle œuvre d'his-
toire.
Sans doute, en dépit d'un constant effort, il ne peut pas faire abs-
traction de certains sentiments douloureux; mais il laisse une impres-
sion très forte de maîtrise de soi et de sincérité. « Ces études », dit-il
dans sa préface, « n'ont aucun rapport avec la politique actuelle » ;
c'est l'expression de son désir de savant. Mais en fait il n'est pas pos-
sible qu'il en soit ainsi : quel est donc l'homme qui, lorsqu'il a subi
la secousse de ces événements formidables, lorsqu'il en ressent per-
sonnellement les effets dans sa vie de chaque jour, peut échapper
tout à fait à l'emprise de ses sentiments? Aussi M. Pribram laisse-t-il
percer, çà et là, quelques appréciations assez vives, qui frappent
d'autant plus le lecteur qu'elles contrastent davantage avec la belle
sérénité de l'ensemble de son récit.
L'œuvre va se poursuivre. Dans un second volume, qu'il a déjà
préparé, l'auteur donnera en particulier l'histoire des négociations
conduites par l'Autriche-Hongrie avec la Russie, la Serbie et la Rou-
manie; mais il veut attendre, pour le publier, l'achèvement de la
publication allemande de documents, afin de tenir compte des éléments
nouveaux qu'elle ne inanquera pas d'apporter. Il suit d'ailleurs, avec
grand soin, les publications de documents russes, où l'histoire diplo-
matique des trente années qui ont précédé la guerre mondiale tient
une place prépondérante. La rigueur de sa méthode et de son sens
critique garantissent la valeur de ce nouvel ouvrage.
P. R.
LES REVUES DU TRIMESTRE
La Revue d'histoire de la guerre mondiale publiera, dans chacun
de ses numéros, une liste des principaux articles récents, relatifs à ia
guerre, et aux événements contemporains qui en sont la conséquence
immédiate (réparations, règlement de la question d'Orient, activité
des organismes internationaux, etc.). Elle procédera pour cela au
dépouillement régulier de soixante-dix périodiques, et signalera en
outre, les études les plus importantes qui auront pu paraître en
dehors de ces revues.
Elle espère donner ainsi à tous ceux qui s'intéressent à l'histoire
de la guerre un instrument de travail indispensable, en leur évitant
de disperser leur effort.
Les revues dépouillées ont été choisies parmi les grandes revues
générales, les revues militaires, et les périodiques consacrés spéciale-
ment aux questions politiques, économiques et sociales. Ont été né-
gligées les revues spéciales (Revue du monde musulman, Pologne
économique, Revue interalliée des questions intéressant les mutilés,
BIBLIOGRAPHIE 83
par exemple), parce que toute personne qui veut suivre ces problèmes
ne peut manquer d'y recourir directement. Ont été écartées également
certaines revues, dont les articles, très courts, ont presque le carac-
tère d'une chronique (par exemple, en Angleterre Nation and Athenceimi,
New Statesman, etc.) parce que le but de ce dépouillement n'est pas
de suivre l'évolution de l'opinion contemporaine sur une question
d'actualité, mais de signaler les études qui contiennent des faits et des
renseignements utiles pour le travailleur.
C'est pour la même raison que, parmi les articles, ceux qui présen-
tent uniquement le caractère d'une analyse d'ouvrage n'ont pas été
retenus.
Les résultats du dépouillement seront groupés sous des rubriques
de matières : Les Origines de la guerre. — Les Opérations militaires. —
L'Exécution des Traités. — Les Réparations. — Les Nations pendant
la guerre, etc. Les rubriques fondamentales reparaîtront dans chaque
numéro. Mais des rubriques secondaires pourront être ajoutées pour
adapter le cadre à la variété des sujets traités. En effet, le Traité de Ver-
sailles ne marque pas la limite chronologique de ces études; les ques-
tions dont le Traité s'est borné à prévoir le mode de règlement (man-
dats, plébiscites, territoire de la Sarre, occupation rhénane, etc.)
sont encore des problèmes de l'histoire de la guerre. Enfin l'acte du
28 juin 1919 n'a pas résolu l'ensemble de la situation européenne :
c'est à ce titre que la revue s'intéressera à la question russe, à la ques-
tion turque; c'est à ce titre qu'elle entend suivre les soubresauts de
la conscience publique qui sont en quelque manière une suite directe
de la guerre. [N. D. L. R.].
Liste des revues dont le dépouiltement .sera régulièrement assuré.
Revues françaises. — Action nationale. — Bulletin de la Ligue
des Droits de l'Homme. — Bulletin de la Société d'Études documentaires
et critiques sur la Guerre. — Correspondant. — Europe nouvelle. —
Mercure de France. — Monde nouveau. — Revue d'Artillerie. — Revue
de Cavalerie. — Revue d' Économie politique . — Reviiedes Deux Mondes.
— Revue de France. — Revue du Génie militaire. — Revue hebdoma-
daire. — Revue militaire française. — Revue militaire générale. — Revue
de Paris. — Revue politique et parlementaire . — Revue des Questions
coloniales et maritimes. — Revue de Science et Législation financières.
— Revue des Sciences politiques. — Revue universelle. — Vie des
Peuples.
Revues anglaises. — Army Quarterly. — Asiaîic Review. —
Contemporary Review. — Economie Journal. — Foreign Affairs. —
Fortnightly Review. — Journal of the Royal United Service Institu-
tion. — Journal of the Briiish Institiite of International Affaire. —
Reconstruction de l'Europe (supplément du Manchester Guardian). —
Round Table. — United Empire.
Revues américaines. — American économie Revieiv. ■ — American
84 HISTOIRE DE LA GUERRE
political Science Review. — Atlantic Monthly. — Foreign Affairs. —
Forum. — Infantry Journal. — Political Science Quarterly.
Revues belges. — Bulletin belge des Sciences militaires. — Bul-
letin de la Commission des Archives de la Guerre. — Revue économique
internationale. — Revue générale.
Revues italiennes. — Giornale degli Economisti. — Nuova Anto-
logia. — Nuova Rivista Storica. — Oriente moderno. — Politica. —
Problemi italiani. — Vita italiana.
Revues hollandaises. — Bulletin of the central Commission for
neutral investigatioyi of the causes of the World war.
Revues allemandes (i). — Allgemeines Statisiiches Archiv. —
Berichte der Zentralstelle fiir Erforschung der Kriegsursachen. —
Deutsche Nation. — Deutsche Rundschau. — Grenzhoten. — lahrbûcher
fiir N ationalœkonomie . — Merkblàtter z. Schuldfrage. — Mitteilungen
des Verbandes deutscher Kriegssammlungen. — Preussische lahr^
biicher. — Suddeutsche Monatshefte. — Weltwirtschaftliches Archiv.
— Wiederaufbau. — Wirtschaft und Statistik. — Wissen îind Wehr. —
Zeitschrift fur Politik.
Revues autrichiennes. — Historische Blâtter. — Osterreischische
Rundschau. — Neue Reich.
Revues suisses. — Revue militaire suisse. — Schweizerische
Vierteljahrschrift fur Kriegswissenschaft.
Liste méthodique des articles.
Généralités.
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janv. 1923, pp. 116-121.
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pp. 90-106.
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go HISTOIRE DE LA GUERRE
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CHRONIQUE
Les groupements consacrés aux études d'histoire de !a guerre. —
Existe-t-il, en dehors de la Société de l'histoire de la guerre, des grou-
pements privés qui aient, à l'étranger, le même but, qui poursuivent
l'étude objective des faits dans leur ensemble, et qui soient à même de
doniier une impulsion aux travaux personnels ? Il ne le semble pas.
Du moins, aucune société de ce genre ne paraît avoir encore manifesté
son activité par des publications. La Ligue des collectionneurs de guerre
allemands (Verband deutscher Kriegssammlungen), qui a publié
jusqu'ici un bulletin trimestriel, fort bien présenté, ne dépasse pas le
programme restreint qu'elle s'est tracé : monnaies de guerre, journaux
du front, médailles; toutes ces menues curiosités ne sont certes pas négli-
geables, même pour l'histoire générale; mais elles n'ont après tout
qu'un intérêt secondaire.
Par contre, il existe plusieurs groupements, qui se sont uniquement
consacrés à l'étude des origines de la guerre, soit parce que ce problème
pose, en effet, pour le monde tout entier, les questions les plus angois-
santes, soit parce que l'intérêt politique du sujet suscite des vocations
plus ardentes que tout autre.
En France, la Société d'études documentaires et critiques s'est consti-
tuée en 191 7. Elle a été formée surtout par des membres de la Ligue
des Droits de l'Homme qui se trouvaient en conflit, sur ce point par-
ticulier, avec la majorité du Comité directeur.
Après avoir organisé, pendant la guerre même, des conférences,
dont quelques-unes ont été publiées, elle a fait paraître l'étude de
M. Mathias Morhardt : les origines de la guerre. Certains membres
de cette Société ont publié aussi des ouvrages, qui ne portent pas
l'estampille du groupe, mais qui répondent à sa doctrine et à son but :
tel M. Pevet (i), M. Demartial (2), M. Gouttenoire de Toury (3).
Enfm, depuis l'été dernier, la Société a imprimé un Bulletin, dont le
troisième numéro a paru en mars 1923.
Sans négliger absolument l'ensemble des questions que soulève le
problème des origines de la guerre, la Société d'études documentaires
s'attache tout particulièrement à l'attitude du gouvernement fran-
çais. Il serait même plus exact de dire qu'elle s'y attaque, car la forme
de ces études ne vise pas à la modération. Le groupe se consacre
à découvrir et à dénoncer des fautes, avec une ardeur inlassable.
(i) Les Responsables de la guerre. Paris. Librairie de l'Humanité, 1922.
(2) Les Responsabilités de la guerre. Le patriotisme et la vérité, Paris.
Éditions « Clarté », 1020.
(3) Poincaré a-t-il voulu la guerre .^ Paris. Éditions* Clarté », 1920.
92 HISTOIRE DE LA GUERRE
Et certes, il ne faut pas condamner d'abord l'intransigeance et
la rigueur de ces principes, mais n'est-il pas permis de souhaiter que
la Société donne à tous les faits, dans l'ensemble de la crise, leur
valeur relative, et qu'elle n'exagère pas l'importance de certains dé-
tails, la portée de certaines réserves ?
Il faut reconnaître d'ailleurs que son activité a eu, au seul point
de vue de la documentation historique, un intérêt fort appréciable.
La première, elle a montré l'obscurité de certains problèmes; la pre-
mière, elle a posé des questions, elle a provoqué des polémiques qui
ont amené la publication de nouveaux documents.
En Allemagne, l'Office central pour l'étude des causes de la guerre
(Zentralstelle fur Erforschung der Kriegsursachen) est un organe offi-
cieux, chargé, en fait, d'une mission de propagande. Son premier chef,
l'historien suisse Sauerbeck, adonnédes gages multiples au germanisme.
Le comte de Montgelas, qui a été un des experts de la Commission
d'enquête du Reichstag sur les faits de guerre, et qui a publié tant
d'études minutieuses sur les origines du conflit, est sans doute le plus
ferme soutien de l'office. Le directeur actuel en est le docteur von
Wegerer, qui a fait paraître l'an dernier des travaux intéressants.
La Zentralstelle avait commencé, en 1922, la publication d'une
série de brochures : c'est ainsi qu'elle avait fait traduire l'étude du
général Dobrorolsky sur la mobilisation russe, en y joignant les com-
mentaires des Allemands les plus compétents. Après une longue
interruption, elle vient de reprendre ce genre de travaux.
Mais elle établit aussi un Bulletin hebdomadaire dactylographié, qui
donne l'indication et le résumé des articles parus dans les journaux
et revues, en Allemagne et à l'étranger, sur les questions qui forment
l'objet de ses études : c'est un dépouillement très étendu, et fort utile.
Depuis peu de temps, ce bulletin reproduit in extenso certains docu-
ments inédits.
En Hollande, enfin, siège la Commission centrale neutre pour la
recherche des causes de la guerre (Central Commission for neutral inves-
tigation of the causes of the world war) , qui étend aussi son activité
à la Suède, la Norvège et la Suisse. Elle a tenu, en janvier 1923, à
l'Université de Zurich, son IV^ Congrès, sous la présidence du profes-
seur Hermann Bàchtold, de Bâle. Le colonel Immenhauser et le doc-
teur Hans Oehler représentaient le Comité suisse, M. Japikse, vice-
président de la Société, le lieutenant général van Terwisga, et M. J.
Bruna, secrétaire général, représentaient la Hollande; pour la Norvège
siégeaient M. Hambro, rédacteur en chef du Morgenbladet, et
M. Christopher Mayer, capitaine de vaisseau; pour la Suède, M. Reu-
terskiôld, professeur de droit international et député, et le docteur
Arur Forsell.
L'origine de cette Commission est, d'après son propre récit, un appel
signé en 19 19 par un certain nombre de personnalités appartenant
à des nations neutres. Il s'agissait, au moment où l'article 231 du
Traité de Versailles venait de proclamer la responsabilité des Puis-
sances centrales dans les origines de la guerre, de protester en somme
contre la forme d'un tel jugement, et de déclarer que, seule, une Com-
mission neutre, qui travaillerait selon « les principes de la recherche
CHRONIQUE 93
historique scientifique », serait qualifiée pour porter une appréciation.
C'est en Norvège qu'un Comité avait d'abord été formé pour réaliser
le programme impliqué par cet appel. L'appui d'un groupement amé-
ricain, formé à New- York en janvier 1921 « pour l'étude des causes
de la guerre », a fourni, en grande partie, dit-on, les moyens finan-
ciers nécessaires. Enfin la Commission neutre, telle qu'elle existe au-
jourd'hui, s'est formée en juin 1922, à Stockholm.
Elle s'est donné pour but, non seulement de rechercher des docu-
ments et de réunir des témoignages, mais encore de publier des mono-
graphies qui montreront les conditions politiques et économiques des
États européens et des relations internationales avant la guerre. Le
point de départ adopté en principe est l'année 1890; mais les auteurs
de monographies auront toute liberté de remonter au delà, jvisqu'à
la paix de Francfort, par exemple, dans toute la mesure où leurs
recherches pourront les y amener.
Il est bien entendu que la Commission neutre déclare travailler
dans un esprit de rigoureuse objectivité : « La question des origines
de la guerre mondiale, dit-elle, doit être arrachée au domaine des
discussions politiques, et doit trouver sa solution dans une étude scien-
tifique impartiale. » Quoique cette impartialité ait été mise en doute
à plusieurs reprises, — quoique, en Hollande même, certains liisto-
riens aient cru devoir se tenir à l'écart d'un mouvement dont la « neu-
tralité » ne leur paraissait pas certaine, — il faut se garder d'un juge-
ment trop rapide. M. N. Japikse, le directeur des publications histo-
riques des Pays-Bas, est un historien de valeur, qui paraît posséder,
dans la Commission neutre, une très grande influence. Il peut sans
doute lui donner toute l'orientation technique nécessaire. Mais,
dominé à son insu même par sa formation intellectuelle, ne sera-t-il
pas victime d'une inconsciente sympathie ?
La Commission neutre n'a pas encore annoncé la date de ses pre-
mières publications. Mais le Bulletin qu'elle édite a consacré, en
janvier 1923, un important article à la collection de documents entre-
prise par le gouvernement allemand sous le titre : Die Grosse Politik
der eiiropâischen Kabinette (1871-1914). L'auteur de l'étude — c'est
M. Japikse — en fait le plus grand éloge. Mais, précisément, il laisse
apparaître, en dehors de toute question technique, cette sympathie
instinctive à laquelle il était fait allusion tout à l'heure. Ce recueil,
dit-il, pourra fournir la preuve de l'innocence de l'Allemagne. « Main-
tenant, devant chaque Allemand, une joyeuse perspective s'ouvre :
le lourd fardeau, que le Traité de Versailles a imposé à son pays, pourra
être rejeté. » Sans doute, c'est un espoir que M. Japikse prête à l'Alle-
magne. Mais il ne paraît pas y être indifférent.
Ce sujet-là — il faut bien le reconnaître — est de ceux qu'il n'est
pas possible d'aborder sans un secret désir d'y trouver la confirmation
de ses sentiments les plus intimes. Pour parvenir à l'impartialité, il
faut un effort constant sur soi-même, une perpétuelle surveillance
de ses propres jugements; il faut aussi le courage de choquer au besoin
des opinions déjà classiques et des intérêts essentiels. Mais il ne faut
pas davantage se laisser emporter par la satisfaction professionnelle
de formuler une conclusion neuve, par la passion du dénigrement sys-
94 HISTOIRE DE LA GUERRE
tématique. Voilà des conditions bien difficiles à réunir. Il est tout na-
turel que des neutres se soient crus plus capables que tous les autres
de réaliser cet idéal; mais il n'est pas encore certain qu'ils y aient
réussi.
L'enseignement de l'histoire de ta guerre à la Sorbonne. — Par
arrêté rectoral du 3 novembre 1922, M. Pierre Renouvin, agrégé
d'histoire et géographie, docteur es lettres, a été chargé à la Faculté
des Lettres de l'Université de Paris d'un cours sur 1' « étude critique
des sources de l'histoire de la guerre mondiale ». C'est la Société de
l'histoire de la guerre qui a procuré à l'Université de Paris la dotation
financière de cet enseignement, dont l'importance est évidente.
M. Renouvin, un ancien combattant, grand mutilé, s'est trouvé dé-
signé par sa connaissance toute spéciale du sujet : il est le chef du
service de la documentation à la Bibliothèque et Musée de la Guerre,
et il a publié dans l'automne de 1922, en collaboration avec M. Charles
Appuhn, une magistrale « Introduction aux tableaux d'histoire con-
parée de Guillaume», qui accompagna la traduction française de l'ou-
vrage de l'ex-kaiser. Le cours a commencé le 8 décembre 1922; il
a cette année pour sujet : « Les origines immédiates de la guerre. »
Les travaux de !a Société d'histoire moderne. — La Société d'His-
toire moderne, groupement très actif formé surtout de professeurs de
l'enseignement supérieur et de l'enseignement secondaire, à laquelle
appartiennent bon nombre de professeurs et historiens étrangers, et qui
compte vingt-trois ans d'existence, a consacré plusieurs de ses récentes
séances à l'examen et à la discussion de questions qui intéressent l'his-
toire de la guerre, savoir : MM. Jacques Ancel, Le témoignage du général
Sarrail sur V expédition de Salonique de 1915, 16 et 17; — M. Pierre
Conard, les Tableaux synoptiques de Guillaume II ; — lieutenant-
colonel Mayer, Dans une division territoriale au début de la campagne ;
— Weill-Raynal, les travaux du Comité des garanties, institué par
la Commission des réparations, depuis sa création en mai 192 1 jusqu'à
la fin de l'année 1922. Le résumé de ces communications a paru dans
le Bulletin de cette Société, où l'on trouvera aussi des comptes
rendus de nombreux ouvrages relatifs à l'histoire de la guerre.
Le Congrès de Bruxelles. — Au « V^ Congrès international des
Sciences historiques », tenu à Bruxelles, palais des Académies, du
8 au 15 avril 1923, figuraient plusieurs communications intéressant
l'histoire ou les sources de l'histoire de la guerre mondiale. Nous
nous bornons à mentionner ici, dans l'ordre alphabétique des noms
d'auteurs, les titres de ces communications, nous réservant de
revenir dans notre prochain numéro sur les plus importantes d'entre
elles.
Camille Bloch, la Bibliothèque et le Musée de la Guerre, institution
nationale française. — Baron de Dorlodot, Une Commune belge [Flo-
rifîoux] sous l'occupation allemande, de l'automne 1916 à l'été 191 7.
Les déportations et les réquisitions. — Gronsky, la Chute de la monar-
CHRONIQUE 95
chie en Russie en 1917, L'analyse juridique de l'acte d' abdication de
l'empereur Nicolas II, 2/15 mars 1917. — Th. Heyse, L'organisa-
tion d'une bibliothèque nationale de guerre. — Waldo G. Leland,
les Archives de la guerre aux États-Unis. — Henri Lemaître, Collec-
tions de documents relatifs à la guerre en Italie. — Michel Lhéritier,
Documentation pour l'histoire d'une grande ville française, [Tours]
pendant la guerre. — Colonel Maltese, Le travail de la Section
historique de l'état-niajor italien et la dernière guerre. — Lieutenant-
colonel Merzbach, Les Archives militaires de la guerre 1914-1918 en
Belgique. — Pierre Renouvin, Esquisse d'une collaboration entre les
centres d'études d'histoire de la guerre. — Vannerus, Les Archives de
la guerre en Belgique; leur genèse; leur organisation; les résultats
obtenus. — C. K. Webster, The Congress of Vienna 1814-1815 and
the Paris Conférence 1919 : a comparison and a contrast.
Le Gérant : A. Costes.
5410. — Tours, Imprimerie h. Ap.rault et C"
Revue d'Histoire
de la
Guerre Mondiale
La genèse du plan XVII
(1)
Si la période comprise entre 1871 et 1914 a pu justement
s'appeler la « paix armée », c'est qu'en effet pendant tout
ce temps la France a vécu sous la menace constante d'une
invasion allemande. Le pays s'en est si bien rendu compte
qu'il s'est imposé pendant 44 ans, pour assurer sa défense,-
des sacrifices tels qu'avec une population inférieure, il a
réussi à se créer et à maintenir un état militaire longtemps
égal à celui de son adversaire, et qui lui cédait de bien peu
lorsqu'éclata le conflit prévu, fatal, mais qui n'était désiré
par personne et qu'aucun gouvernement français ne chercha
jamais à provoquer. Même aux époques où des transforma-
tions de l'armement nous donnèrent un avantage incontes-
table, mais forcément transitoire : adoption du fusil Lebel,
création du canon à tir rapide, bien loin de chercher à en
profiter, nous sûmes opposer le sang-froid et la dignité aux
menaces et aux insultes telles que l'affaire Schnœbelé, les
coups de Tanger et d'Agadir, et nous contenter de parfaire
nos moyens de défense. Si nous recherchâmes des alliances,
ce fut dans le seul but de maintenir la paix.
Un coup d'œil, jeté sur les mesures prises successivement
par l'état-major et le haut commandement français pendant
(i) Le présent travail est basé principalement sur le premier volume du
grand ouvrage élaboré par le Service historique de FÉtat-Major de l'armée,
et publié sous le titre : Les Armées Françaises dans la'^,Grande Guerre. Un
exemplaire de ce volume se trouve à la Bibliothèque nationale, un autre à
la Bibliothèque-Musée de la Guerre.
7
g8 HISTOIRE DE LA GUERRE
cette longue période, fera ressortir le caractère essentielle-
ment « défensif » de notre préparation militaire et montrera,
il faut l'espérer, la fausseté de l'accusation qui nous a été
faite d'avoir voulu une guerre de revanche et de l'avoir pro-
voquée.
La paix de Francfort n'était pas encore signée que l'insur-
rection de la Commune obligeait à reconstituer notre armée,
tout au moins à former hâtivement avec les prisonniers
rapatriés d'Allemagne des troupes solides, qui allaient consti-
tuer le noyau et la base de notre réorganisation militaire.
A peine le territoire était-il évacué qu'on se mettait au travail
pour créer à la frontière cette ligne de fortifications juste-
ment célèbre, à l'abri de laquelle nous comptions préparer
notre défense en cas d'agression. On sait que cette œuvre
de sécurité nécessaire et élémentaire faillit, à peine commencée,
être la cause d'une nouvelle guerre provoquée par les Alle-
mands, furieux de voir qu'au lieu d'être une nouvelle Autriche
et de renoncer à se défendre, la France voulait rester maî-
tresse chez elle et garder, avec son indépendance politique,
l'intégrité du territoire que lui avait laissé une paix désas-
treuse. Mais, après cet incident, il n'y avait pas à se tromper
sur les dispositions de nos voisins, et, quelle qu'eût été
l'utilité en 1875 de l'attitude de la Russie pour maintenir
la paix, le peuple français sentit dès ce moment qu'il ne pou-
vait compter que sur ses propres forces pour assurer son
existence.
Aussi est-ce de cette époque que date réellement notre
réorganisation militaire, dont l'idée maîtresse fut celle de
la c( nation armée », conception toute nouvelle chez nous
quoi qu'on ait pu dire (i), et qui trouva sa première formule
(i) Si l'on était surpris de cette affirmation, il suffirait de rappeler que
non seulement on n'avait jamais encore en France organisé dès le temps de
paix l'utilisation en cas de guerre de tous les citoyens en état de porter les
armes, mais que, lors des crises les plus graves, il s'en fallut de beaucoup
que l'ensemble de nos troupes mobilisées ait jamais approché d'un effectif
qui put mériter le nom de « nation armée ». Même après la « levée en
masse », les quatorze armées de la Convention ne représentèrent pas le cin-
quième de ce qu'aurait fourni la loi de recrutement de iSjS, si elle avait
été appliquée au chiffre de la population française en lygB. La proportion
fat encore plus faible en i8i3 et 1814, et, malgré tous ses efforts, le Gouver-
nement de la Défense nationale ne put organiser et transformer en combat-
LA GENÈSE DU PLAN XVII 99
dans la loi de recrutement de 1875. C'est sur cette première
base que l'état-major de l'armée se mit au travail et commença
à élaborer les plans de mobilisation, de transport et de
concentration nécessaires pour soutenir une lutte que les dis-
positions de nos voisins venaient de montrer toujours mena-
çante : il importe de suivre les modifications successives
de ces conceptions.
I. — Les plans antérieurs au plan xvii.
Sans doute ces transformations furent toujours étroi-
tement solidaires de nos diverses lois de recrutement. Mais
si la notion du devoir militaire étendu à tous les citoyens
en état de porter les armes en cas d'invasion est restée la
base de notre doctrine, les idées en matière d'emploi des
réserves avec les armées de campagne n'ont cessé de varier
depuis 1875. Nous sommes peu fixés sur ce qui fut préparé à
ce sujet au lendemain de cette chaude alerte. Mais il est
certain que, si la guerre avait éclaté alors, notre armée ter-
ritoriale, fortement constituée avec les anciens combattants
de 70-71, aurait pris part à la défense du territoire, et aurait
rendu au moins autant de services que les créations hâtives
du Gouvernement de la Défense nationale.
Quant aux réservistes, presque tous à cette époque anciens
soldats des armées impériales ou de la garde mobile, ils
n'auraient pas seulement complété et entretenu les effectifs
des troupes actives ; ils auraient formé aussi de nombreuses
unités de campagne. Mais dans quelle proportion, c'est
ce que nous ignorons.
Ce n'est en effet qu'à partir du plan X, mis en vigueur
le 10 mai 1889, également à la suite d'une nouvelle et grave
alerte : l'affaire Schnœbelé, que nous possédons des rensei-
gnements positifs sur ce qui était préparé en matière d'emploi
des unités de réserve. Cette fois, leur affectation aux troupes
tants plus du quart des hommes disponibles. A ces diverses époques,
l'absence d'une loi organique permanente se fit cruellement sentir et para-
lysa les efforts les plus énergiques. Car l'improvisation ne saurait suffire pour
fournir rapidement les armes, les munitions, les approvisionnements, les
cadres surtout, sans lesquels une armée ne peut exister. L'exemple tout
récent des Américains montre bien le temps que demandera toujours sem-
blable création, même quand les ressources en argent et en matériel sont
illimitées et quand la sécurité du territoire national est complète.
100 HISTOIRE DE LA GUERRE
de campagne est prévue avec une ampleur qu'on ne devait
plus voir par la suite, puisqu'aux i8 corps d'armée actifs
devaient, à la mobilisation, s'en ajouter i8 autres, obtenus
par la formation de régiments mixtes d'infanterie compre-
nant chacun un bataillon actif et deux de soldats rappelés,
création qui présente une curieuse et frappante analogie
avec ce qu'avait été « l'amalgame » à l'époque révolution-
naire. Pour les armes spéciales nécessaires à ces corps d'armée
nouveaux, on devait procéder par dédoublement des unités
actives.
Cette organisation remarquable ne devait pourtant pas
durer longtemps, car, dès le plan XI, il n'est plus prévu
que 9 corps d'armée supplémentaires et 6 troisièmes divisions
affectées chacune à 6 des corps d'armée actifs.
Lors de l'adoption du plan XIII, nouvelle réduction à
5 des corps d'armée nouveaux. Par contre, adjonction d'une
division de réserve à chaque corps actif ; puis, dans le
plan XIV, suppression complète des corps de nouvelle for-
mation. Il ne reste plus que des divisions de réserve, formant
trois groupes disposés en arrière des armées de première
ligne.
Lors de l'adoption, le 15 février 1908, du plan XVI, l'affai-
blissement de notre armée, résultant du vote de la loi de
deux ans, oblige à envisager pour les troupes de seconde ligne
un rôle un peu plus actif, puisque chaque corps de l'intérieur
mobilisé s'adjoindra une brigade de réserve. On forme, en
outre, 22 divisions de réserve et 9 de territoriale. Mais, seul,
est admis en première ligne l'emploi des brigades, à côté
des unités actives, et encore est-il recommandé (nous nous
en souvenons tous) de les affecter à des missions spéciales.
Pour les autres, quatre groupes de divisions de réserve
seront concentrés en arrière des armées; deux divisions de
territoriale seront maintenues dans les camps de l'intérieur,
à Auvours et à la Braconne.
Peu après, en février 191 1, se produit la proposition du
général Michel, inspirée d'une idée neuve, hardie, et qui tout
au moins valait mieux que l'examen hâtif qui la fit rejeter
immédiatement. Il ne s'agissait de rien moins que de dédou-
bler, à la mobilisation, chaque régiment d'infanterie actif,
de façon à former six bataillons actifs sous les' ordres du
colonel assisté de deux lieutenants-colonels. De cette façon.
LA GENESE DU PLAN XVII lOI
chaque brigade active aurait pris la force d'une division,
chaque division celle d'un corps d'armée et chaque corps
d'armée en aurait valu deux. Toutes ces unités devaient être
employées sur le front d'une manière identique. Sans vouloir
le discuter complètement, on ne peut méconnaître le très
sérieux avantage, au point de vue « humain », d'un projet
dans lequel chaque colonel, conservant à la mobihsation
le commandement des unités nouvelles, était intéressé à
leur donner la même cohésion qu'aux anciennes, au lieu de
perdre une partie de ces cadres, qu'il a eu tant de peine à
former, et qui passent à des unités avec lesquelles il n'aura
plus aucun contact. On sait que l'échec de cette proposition
devait amener la démission de son auteur, et la réorganisation
du haut commandement par la création du poste de « chef
d'état-major général», dont le titulaire devint le général en
chef désigné.
Ainsi qu'on a pu le voir par ce rapide examen, la forma-
tion, à la mobilisation, de grandes unités composées de réser-
vistes fut de moins en moins en faveur au cours des années,
et la confiance dans la solidité, au moins au début d'une
guerre, de pareilles créations semble avoir été plutôt en
diminuant. Si l'on était tenté d'en faire un grief à notre
état-major, il ne serait que juste de rappeler qu'il ne saurait
être rendu responsable de la diminution progressive que subi-
rent la durée et la fréquence des périodes d'instruction.
On s'explique facilement, qu'étant lui-même de plus en
plus imbu des théories d'offensive à outrance, amené par
suite des progrès de la mobilisation et de la concentration,
aussi bien chez nous que chez les Allemands, à envisager
l'ouverture des hostilités au jour le plus rapproché possible
de la déclaration de guerre, il ait été tenté de séparer de plus
en plus le rôle des formations actives de celui qu'on pouvait
assigner à des unités formées d'hommes nullement entraînés
et rarement repris en main. D'ailleurs, la difficulté d'assurer
le commandement et d'organiser les états-majors augmente
très rapidement avec l'élévation du rang des unités que l'on
cherche à créer de toutes pièces. Le projet Michel y remé-
diait dans une mesure qui n'a peut-être pas été suffisamment
appréciée, mais son- rejet devait amener à considérer la
division comme la plus forte unité qui pût utilement être
constituée, au moyen de réservistes, car le groupement (par
102 HISTOIRE DE LA GUERRE
trois généralement) de ces divisions ne saurait être assimilé
à la formation de corps d'armée, par suite de l'absence des
« éléments non endivisionnés » et de son caractère tempo-
raire.
Les projets de transport et de concentration, ou plutôt
de déploiement stratégique, devaient naturellement dépendre
non seulement des mesures admises pour la mobilisation,
mais aussi de l'organisation de nos défenses, de la constitu-
tion de notre réseau ferré, et enfin de la situation politique.
En effet si l'Allemagne restait toujours notre principal
adversaire probable, sinon certain, il fallut longtemps compter
avec l'attitude de l'Italie, parfois même de l'Angleterre et de
la Belgique. Enfin la valeur de la coopération russe fut tou-
jours incertaine.
On ne sait à peu près rien des mesures préparées avant
1891, mais le dispositif adopté à cette époque, lors de la
rédaction du plan XI, répartissait nos forces en une masse
centrale sur le front Charmes-Commercy, qui devait être
tenu par deux armées, une troisième étant laissée en deuxième
ligne entre Chaumont et Neufchâteau. A droite, à Épinal,
une armée de manœuvre soutenue par ime armée de réserve
entre Lure et Luxeuil, à gauche deux armées, l'une entre
Bar-le-Duc et Sainte-Menehould, l'autre autour de Reims.
D'autre part, les 14^ et 15^ corps restent sur la frontière des
Alpes. En faisant adopter ce projet par le conseil supérieur
de la guerre, le général Saussier exprimait l'avis que le dispo-
sitif convenait aussi bien à l'offensive qu'à la défensive,
mais se gardait bien de faire connaître ses projets d'opé-
rations. Plus tard, cependant, en 1896, à l'occasion de l'adop-
tion du plan XIII, il annonçait « l'intention, après avoir
assuré le flanc droit du dispositif par la possession des Vosges,
de marcher sur Sarrebourg, et de faciliter ainsi aux armées
de la masse centrale le débouché en avant de Nancy, tandis
qu'une des armées de manœuvre, tout en masquant Metz,
leur prêterait l'appui de ses corps de droite ».
Dans le plan XIV, apparaît plus nettement encore la préoc-
cupation de réserver le plus longtemps possible la liberté
de décision du général en chef. Les débarquements doivent
placer les troupes dans un « dispositif d'attente «. Pour cela,
on constitue vers Nancy une avant-garde générale, puis
LA GENESE DU PLAN XVII IO3
trois armées sur le front Épinal, Mirecourt, Neufchâteau,
Commercy, une armée de manœuvre vers Chaumont, le
tout appuyé en arrière par trois groupes de divisions de réserve.
Cette tendance ne fait qu'augmenter avec la prise de comman-
dement du général Brugère, qui, « estimant que les plans
antérieurs correspondent d'une façon trop absolue à une
idée de manœuvre préconçue », fait adopter «* un dispositif
central qui pût répondre aux diverses éventualités possibles ».
En conséquence, l'avant-garde générale étant supprimée,
on aura trois armées en première ligne, une de 5 corps vers
Épinal, une de 4 vers Toul et Nancy, une de 5 sur les hauts
de Meuse, face à Metz ; en deuxième ligne, derrière le centre,
une armée de 4 corps, et 3 groupes de divisions de réserve
à Châlons, Troyes et Vesoul, On y joindra, s'il est possible,
les troupes du Sud-Est, formant une cinquième armée vers
Vesoul. Une variante devait, peu après, prévoirla réunion d'une
armée vers Revigny, pour parer à une menace du côté de la
Belgique, éventualité dont on commençait à se préoccuper.
Enfin le plan XVI « doit satisfaire à une double condition :
porter en germe la manœuvre par laquelle le général en chef
se propose d'entamer son plan de campagne, prévoir dans
la mesure du possible les éventualités qui peuvent se pro-
duire, de façon à ne pas être surpris par les événements... ».
Mais, en réalité, c'est surtout à la deuxième condition que
l'on pense, car « l'emplacement initial des troupes sur le
terrain... «est « étudié surtout en vue du mouvement » et de
« la souplesse » du dispositif. On formera donc un plus grand
nombre d'armées; elles seront largement espacées, et une
armée de manœuvre devra être prête à répondre à une
menace du côté du territoire belge.
En conséquence, trois armées de front seront réparties,
la F^ (5 corps et 2 divisions de cavalerie) dans le
quadrilatère Chaumont, Langres, Épinal, face au Nord-Est ;
la IP (2 corps) dans la région Saint-Dizier, Joinville
Gondrecourt, Ligny-en-Barrois, face au Nord-Est ; la III^
(3 corps, I division de cavalerie) dans la région Bar-le-
Duc, Pierrefitte, Revigny, Heiltz-le-Maurupt, face à l'Est.
Aux ailes, la IV^ armée (2 corps d'armée, i division de cava-
lerie) dans les Vosges; la V® (2 corps d'armée, i division
de cavalerie) derrière l'Argonne, dans la région Ville-sur-
Tourbe, Mouthiers, Vouziers, face à l'Est, et 3 divisions de
104 HISTOIRE DE LA GUERRE
cavalerie vers Rethel. Les réserves comprennent : la VP ar-
mée, 2 corps au camp de Châlons, 2 au nord de Brienne,
le 19® corps à Orléans, les 14^ et 15®, s'ils sont disponibles
à Dôle, un 21^ corps, venant aussi des Alpes, au sud-est de
Paris. Enfin un groupe de divisions de réserve au sud de la
ligne Dôle, Dijon, un vers Troyes, un dans la région Sois-
sons, Oulchy, Villers-Cotterets, un vers Laon, la Fère ; une
division de territoriale à Auvours, une autre à la Braconne.
La couverture, fortement organisée, doit tenir, jusqu'au
11^ jour, leMadon, la Moselle et la Meuse, en occupant de'
suite les Vosges, la forêt de Haye, les côtes de Meuse de Toul à
Verdun, en couvrant Belfort entre le ballon d'Alsace et la
frontière suisse. Un groupe spécial, entre Verdun, Conflans
et la frontière belge, doit protéger le rassemblement de la
V^ armée vers Buzancy.
En somme, ces divers projets, sans exclure la possibilité
de prendre l'offensive, aboutissaient tous à un dispositif
« d'attente », parfaitement justifié d'ailleurs pour une nation
résolue à ne pas prendre l'initiative de la guerre et placée
devant un adversaire redoutable, dénué de scrupules et très
capable d'opérer une attaque brusquée sans déclaration de
guerre, ayant de plus, par sa constitution, le moyen d'opérer
sa mobilisation en secret pour s'assurer l'avance sur nous.
Dans toutes ces dispositions, se marquait le souci d'utiliser
la barrière fortifiée que nous devions au général Séré de
Rivières. Enfin l'idée générale était toujours de réserver
à la masse principale de nos forces, barrant la trouée de Toul
à Épinal et fortement appuyée par sa droite aux Vosges
et à Belfort, la possibilité de se retirer pas à pas vers le Sud-
Ouest, c'est-à-dire vers le centre du pays. Le souvenir de la
guerre de 1870 était toujours vivace, et ce qu'on craignait
par-dessus tout, et à juste titre, était une manœuvre contre
notre droite, soit par Bâle, soit plus au Sud à travers la Suisse.
Les précautions prises de ce côté dans le plan XVI sont
à cet égard caractéristiques, et l'on a su depuis que cette
éventualité n'avait rien d'inadmissible. Le projet d'attaque
brusquée contre Épinal a bel et bien été préparé par les Alle-
mands, et, s'ils n'ont pas violé la neutralité helvétique,
c'est qu'ils ont cru plus avantageux de commettre ailleurs
le même crime.
Assurément, on peut penser que cette dernière hypothèse.
LA GENÈSE DU PLAN XVII IO5
celle du passage des Allemands par la Belgique, ne fut pas
toujours considérée ni comme la plus probable, ni comme
la plus dangereuse. Cependant, à l'examen du plan XVI,
on constate que de sérieuses précautions étaient prises de
ce côté, et que des mesures efficaces pouvaient être exécutées
en temps utile. Si l'on considère en effet l'armée des Vosges,
celle de Neufchâteau, celle de Saint-Dizier, et même celle
de Bar-le-Duc, comme peu aptes à se déplacer vers le Nord
et comme vouées à combattre sur le front général Verdun,
Nancy, Saint-Dié, Belfort, les deux corps de l'armée de
l'Argonne pourront toujours agir au nord de Verdun, avec
le corps de cavalerie de Rethel. Les deux corps de Châlons,
soutenus par les deux autres, venant par chemin de fer de
Brienne, peuvent gagner en temps utile le front Mézières,
Sedan, Stenay. A leur gauche peuvent venir d'abord le groupe
de réserve de Laon, puis celui de Soissons, plus tard celui de
Troyes, et les diverses forces venant de Paris, d'Orléans,
de Dôle même. Tous ces mouvements ou transports peuvent
se faire à l'abri, et pour que l'ennemi puisse les troubler,
il faudrait qu'il eût pris du côté belge une avance que la
longueur du trajet à parcourir rend tout à fait improbable.
D'ailleurs, grâce à l'ouvrage du général von Kûhl et à sa
savante analyse par le général Douchy (i), on sait mainte-
nant que l'idée de violer la neutralité belge ne prit corps
chez nos ennemis qu'entre 1894 et 1899. En 1900 encore,
dit von Kuhl, « nous concentrions six armées sur la ligne :
Saint-With, Trêves, Sarrebrûck, Sarrebourg, Strasbourg,
une septième était échelonnée derrière l'aile droite à Duren,
Kall et au Sud. Les F« et 11^ armées devaient franchir la
Meuse vers Donchery, Stenay, couvertes contre les Belges
par la VII^ armée. Plus à gauche, la IIP armée s'avançait
au delà de la Meuse. Les IV^ et V^ armées s'emparaient de
Nancy, Frouard, Pont-à-Mousson ; se couvrant face à Toul,
elles franchissaient la Moselle au Sud de cette place et se
dirigeaient vers Neufchâteau. La VI^ armée couvrait le
flanc gauche. Le secteur de Verdun à Toul ne devait pas être
attaqué tout d'abord. La presque totalité de notre armée
était employée à ces opérations »...
(i) Le grand État-Major Allemand avant et pendant la guerre mondiale.
Analyse et traduction de l'ouvrage du général von Kuhl. Paris, Payot, 1922,
in-8, 157 pages.
I06 HISTOIRE DE LA GUERRE
Ainsi qu'on le voit, les mesures prises de notre côté à cette
époque, en particulier la constitution d'une masse centrale
dans la trouée Toul-Épinal, répondaient parfaitement aux
projets de notre adversaire. Plutôt que de se laisser attirer
à livrer une bataille décisive en avant de cette trouée, on
préparait chez nous l'opinion à voir Nancy occupé par l'en-
nemi dès le début des hostilités.
Mais c< dans les années suivantes, continue von Kùhl, le
comte Schlieffen accentuera progressivement l'idée d'enve-
loppement. L'attaque contre le front fut abandonnée. L'aile
gauche, en Lorraine, reçut une mission défensive. La presque
totahté des forces devait, en s'appuyant à gauche sur Metz,
exécuter le grand mouvement d'enveloppement et de con-
version ; traversant comme un puissant rouleau la Belgique
et le nord de la France, nous déborderions toute position
française rencontrée. Le théâtre d'opérations s'étendait ;
on créait de la place pour l'immense armée ».
Et plus loin, von Kiihl ajoute : « Si l'enveloppement des
Français, tel qu'il avait été projeté jusqu'alors, réussissait,
une nouvelle position s'offrait à eux sur la ligne : Aisne,
Reims, la Fère. Il fallait également envelopper cette posi-
tion. L'aile droite allemande dut, par suite, être concentrée
encore plus au Nord, pénétrer encore plus avant à l'intérieur
de la Belgique; 23 corps d'armée actifs, 12 et demi de réserve
et 8 divisions de cavalerie (en réahté 7, fait remarquer le
général Douchy) étaient destinés à exécuter cette vaste
conversion à gauche autour de Verdun comme pivot. Ils
devaient être concentrés dans la province rhénane, leur
gauche à Metz. Il restait en Lorraine, pour protéger le flanc
gauche des armées : sur la rive droite de la Moselle, seulement
3 corps d'armée et demi, un corps de réserve et 3 divisions
de cavalerie; dans Metz, indépendamment de la garnison
de guerre, 6 brigades de landwehr; à Strasbourg, outre la
garnison, une division de réserve ; sur le Haut- Rhin, 3 bri-
gades et demie de landwehr. En Basse- Alsace, une brigade
de landwehr... La mission des troupes de Lorraine était
de fixer le maximum de forces françaises avec le minimum
de troupes allemandes. C'est pour cette raison qu'on avait
envisagé une attaque sur Nancy an début de la guerre... »
Il s'agissait de nous donner le change et d'attirer notre
attention de ce côté
LA GENESE DU PLAN XVII I07
Bien que, comme le fait remarquer le général Douchy,
nous ayons eu vent de cette attaque, il ne semble pas que
nous nous soyons laissés prendre à cette amorce, car, outre
les possibilités de faire face à l'attaque enveloppante contre
notre gauche déjà données par le plan XVI, une variante
adoptée en septembre 1911, sans modifier le plan dans son
ensemble et sans avoir été l'objet d'une discussion au
Conseil supérieur de la guerre, « reportait plus au Nord la
concentration d'une partie importante de nos forces. En
effet, la V^ armée, renforcée éventuellement du 19^ corps,
devait se concentrer entre Amagne et Mézières, tandis que
le gros de la VI® était poussé dans la région Reims, Châlons,
Sainte-Menehould. Les groupes de divisions de réserve
devaient se concentrer, le i®^ à Vesoul, le 2® à Toul, le
3® à Sainte-Menehould, Bar-le-Duc, le 4® à Mézières où se
rassemblerait le corps de cavalerie (i^®, 3® et 5® divisions).
Ajoutons que, depuis longtemps, l'éventualité du passage
des Allemands par la Belgique avait été étudiée par nous
dans de nombreux exercices sur la carte, que des manœuvres
de cadre avaient eu pour théâtre la frontière belge, en par-
ticulier la région de Carignan, et que des reconnaissances de
généraux et d'of&ciers d'état-major, voyageant en vête-
ments civils, avaient été poussées à diverses reprises en
Belgique et dans le Luxembourg. Jamais, hâtons-nous de
le dire, il n'avait été question d'une offensive de notre part
dans cette région, dont nous connaissions bien les difficultés
d'accès. Le thème courant, presque banal, de ces études
était l'attaque que nous comptions exécuter contre l'ennemi
débouchant de l'Ardenne. Ce n'est que plus tard, peu d'années
avant la guerre, que ces mêmes reconnaissances explorèrent
le pays situé sur la rive gauche de la Meuse, la région de
Couvin et de Phihppeville, mais en vue de rechercher les
moyens de venir barrer la trouée historique de Chimay.
On nous aurait bien étonnés si l'on nous avait dit qu'il s'agis-
sait d'aller chercher l'adversaire dans ce guêpier de forêts
et de landes désertes, qu'un grand nombre d'entre nous
avaient parcouru.
II. — Le plan XVII.
Le plan XVII allait profondément différer de tous ceux
I08 HISTOIRE DE LA GUERRE
qui l'avaient précédé, non seulement par ses dispositions,
mais par les conditions dans lesquelles il fut établi.
Jusque-là, en effet, c'était l'état-major de l'armée, relevant
du ministre de la Guerre, qui avait été chargé de préparer
la mobilisation, les transports et la concentration. Certes,
les divers commandants en chef désignés, qui s'étaient
succédé, avaient dû être consultés, mais ils n'avaient pas
dirigé personnellement ces travaux, et leur action propre
avait été limitée à la conception de la manœuvre qu'ils se
proposaient d'exécuter, une fois mis en possession de leurs
moyens d'action. Si ce système n'était pas parfait, il ne faut
pas le condamner sans examen, car il présentait tout au moins
un avantage : celui de donner aux opérations compliquées
de la préparation à la guerre une stabilité, qui aurait absolu-
ment fait défaut avec les changements si nornbreux des
généraux désignés pour le commandement. Si chaque nouveau
titulaire, à cette époque troublée, avait pu revendiquer le
droit de tout transformer dans notre état militaire, on serait
arrivé au chaos. C'était au général en chef d'accepter ou de
refuser la tâche qui lui était offerte, et c'était à l'état-major
de l'armée de lui fournir le plus de forces possible et dans
un dispositif assez souple pour qu'il pût garder toute l'indé-
pendance de ses décisions en matière d'opérations militaires.
Celles-ci restaient son domaine propre, et l'on a vu que les
plans de campagne, attribut essentiel des commandants
en chef, furent élaborés par eux seuls et ne furent connus
en général que de leur entourage immédiat.
Tout autre fut la situation dès la création du poste de
chef d'état-major général. Les pouvoirs qui lui furent attri-
bués furent si étendus que rien de ce qui concernait la pré-
paration à la guerre ne fut soustrait à son autorité.
Pendant les trois années qui précédèrent la lutte, le nou-
veau titulaire — il convient de le souligner — régla seul, et
à sa guise, la concentration, la mobilisation, l'instruction
de l'armée, et eut même une influence prépondérante sur
l'avancement et le choix des généraux investis des grands
commandements.
Le plan XVII eut pour base la situation politique géné-
rale telle qu'on l'appréciait chez nous. On admit que le confllit
latent qui existait entre l'Autriche et l'Italie déterminerait
probablement cette dernière puissance à rester neutre, au
LA GENÈSE DU PLAN XVII lOQ
début du moins des hostilités. Par contre, le développement
formidable de l'armée allemande résultant de l'adoption
de la loi militaire de 1913 devait donner à cette puissance
la possibilité « de produire un brusque effort avec ses corps
de couverture, puis de prendre dans un délai très court
une offensive victorieuse ». Les grands progrès réalisés par
l'armée russe devaient lui permettre d'entamer les opéra-
tions dès le I5« jour de la mobilisation, et de développer
complètement son offensive, avec 24 corps d'armée actifs,
du 20^ au 23® jour. Par contre, l'Angleterre « ne nous a pas
assuré sa coopération d'une manière certaine et n'a même
voulu prendre aucun engagement par écrit ». Si l'on peut
sans témérité escompter l'appui de sa flotte, le secours
d'un corps expéditionnaire comprenant i division de cava-
lerie, 6 d'infanterie et 4 brigades montées, qui a fait l'objet
d'une entente entre les états-majors, reste douteux. « Nous
agirons donc prudemment en ne faisant pas état des forces
anglaises dans nos projets d'opérations. »
Ajoutons que le concours de l'armée belge, alors en pleine
période de transformation, n'était rien moins qu'assuré.
En conséquence, et grâce au renforcement qu'allait donner
aux cadres la loi du 23 décembre 1912, « on est en droit
d'envisager l'utilisation de certaines divisions de réserve,
dans le cadre de nos armées de première ligne, où elles auront
à remplir certaines missions dévolues aux unités actives
dans le plan en vigueur ». De fait, 25 divisions de réserve
devaient être créées. Chacune comprendrait 2 brigades,
à trois régiments de 2 bataillons seulem.ent. De plus, les
brigades de réserve adjointes aux corps d'armée actifs étant
supprimées, chaque division active serait renforcée d'un régi-
ment de réserve.
L'ensemble de nos forces devait donc comprendre :
20 corps d'armée à 2 divisions.
I corps d'armée à 3 divisions.
25 divisions de réserve, dont 4 affectées aux grandes
places du Nord-Est.
12 divisions territoriales, dont 8 de campagne et 4 de place.
I brigade territoriale.
10 divisions de cavalerie.
Des éléments d'armée (artillerie lourde, troupes de
chemin de fer, etc.).
IIO HISTOIRE DE LA GUERRE
Il y aurait lieu de créer de toutes pièces, à la mobilisa-
tion :
957 bataillons nouveaux sur un total de 1.643
231 escadrons — — 596
672 batteries — ■ — . 1.527
339 unités de génie — — 528
et de plus :
21 escadrilles d'armée.
2 escadrilles de cavalerie.
5 dirigeables.
4 compagnies d'aérostiers.
Au total : 3.580.000 hommes.
On comptait sur l'appoint des 37^ et 38^ divisions amenées
d'Algérie et de Tunisie. Quant aux 82.000 hommes employés
au Maroc, le ministre de la Guerre réservait sa décision pour
le dernier moment, et il n'en était pas fait état dans le projet
d'opérations.
On ne saurait donc dire qu'un effort n'avait pas été fait
dans le sens de l'utilisation des réserves. Mais comment
expliquer son insuffisance, puisque l'ouvrage même du Ser-
vice Historique de l'armée apporte cette déclaration: « On
savait, depuis 1905, que les divisions ou brigades de réserve
(allemandes) pouvaient être groupées en corps de réserve,
et le projet militaire (allemand) prévoyait même la consti-
tution d'états-majors -de corps de réserve ; mais en ce qui
concerne leur emploi, le nouveau plan de mobilisation ap-
portait des précisions. Il disait textuellement : Les troupes de
réserve sont employées comme les troupes actives. »
C'est en mai 1914, à la veille de la guerre, que notre 2^ Bu-
reau aurait acquis ces précisions. En réalité, nous tenons
de source certaine qu'il les possédait en grande partie depuis
longtemps, mais qu' « en haut lieu », on ne voulut pas faire
état de renseignements qui n'avaient pas encore de caractère
officiel. Quand ils prirent ce caractère, il était peut-être trop
tard pour changer notre mobilisation. Mais on s'explique
mal l'erreur si grave, commise parle Commandement au début
des hostilités dans l'appréciation des effectifs ennemis,
surtout lorsqu'on lisait dans le rapport du 2^ Bureau le pas-
sage suivant : « A partir du 13^ jour, les Allemands disposent
donc, sur les bases de concentration, de tous leurs corps
LA GENESE DU FLAN XVII " III
actifs et de celles de leurs divisions de réserve, destinées à
participer immédiatement aux opérations actives et réunies
pour la plupart en corps de réserve, » Voici peut-être la
cause de cette erreur : on estimait seulement à 20 corps d'armée
actifs (dont 6 en couverture), 10 de réserve, 8 divisions de
cavalerie et 10 divisions de réserve, les forces destinées à
agir contre la France, le reste devant être opposé aux Russes
ou maintenu à l'intérieur de l'Allemagne. Si l'on s'attendait
bien à ce qu'une grande attaque se produisît par la Bel-
gique, on estimait, d'une part, que le nombre des quais et
chantiers de débarquement, existant dans la région au nord
de Trêves, ne permettait guère le débarquement de plus de
II corps d'armée, de l'autre « qu'un rôle important serait
dévolu au groupe d'armées qui se rassemblerait derrière
la position de Metz-Thionville, et on croyait toujours, pour
des considérations politiques et morales, à l'attraction exercée
sur les Allemands par le plateau lorrain ».
Si les prévisions sur le nombre des divisions actives des-
tinées à agir contre la France était à peu près exactes, l'er-
reur commise dans l'estimation des forces aptes à agir au
nord de Trêves était énorme, puisqu'au lieu de 11 corps
d'armée, 23 corps débarquèrent entre Saint-Wirth et Juliers
(Ire armée, 7 corps; II^, 6; III^, 5; IV^, 5), à la droite de la V^
(7 autres corps) qui devait se rassembler de Trêves à Metz.
Elle devait avoir les plus graves conséquences, surtout
quand elle se cumula avec la conviction que l'aile marchante
ennemie ne serait composée que de troupes de choix, aux-
quelles ne serait adj ointe aucune formation de deuxième hgne.
Les idées qui dominèrent le plan de concentration devaient
profondément différer de celles dont on s'était inspiré jusque-
là. Le souci d'adopter des dispositifs aussi souples que
possible, pour ne pas empiéter sur la Hberté d'esprit du com-
mandant en chef, s'effaça; et, comme on l'a vu, cette transfor-
mation ne fut possible que du jour où la préparation à la
guerre et la conduite des hostilités furent remises à une seule
personne.
Malgré l'incertitude qui régnait sur les projets allemands,
sur l'aide que dans certaines circonstances ils pourraient
trouver chez les Itahens ou même chez les Autrichiens,
malgré le doute qui devait persister si longtemps sur le con-
112 HISTOIRE DE LA GUERRE
cours des Anglais et des Belges, on admit qu'il y aurait « incon-
vénient grave à retarder la mise en place du dispositif jusqu'au
moment où le général en chef aurait obtenu sur l'ennemi
des renseignements suffisants. C'est donc l'intention d'agir
dans un sens déterminé, formulée dans le plan d'opérations
initial, qui doit servir de base à la concentration, si bien
qu'en définitive le dispositif adopté doit contenir en germe
celui de la première bataille ».
C'était le triomphe de la doctrine de l'idée préconçue,
professée nettement à l'École de Guerre et devant ceux qu'on
appelait plaisamment les élèves maréchaux. Admissible
pour les Allemands résolus à prendre l'initiative de la guerre,
connaissant exactement à l'avance leurs moyens et ayant
pu choisir leurs objectifs, elle n'avait que des inconvénients
pour nous.
La concentration dut se faire en utilisant dix lignes de
chemin de fer indépendantes, affectées chacune à i ou 2 corps
d'armée, et sous la protection d'une forte couverture fournie
par les 2^, 6^, 7^, 20^ et 21® corps et comprenant 127 batail-
lons, 20 escadrons, 114 batteries montées, 148 escadrons
endi\dsionnés, 21 batteries à cheval. La gauche de la ligne
occupée devait s'étendre jusqu'à Givet, afin d'être en mesure
d'occuper de bonne heure les passages de la Meuse entre
ce point et Namur, si l'ennemi pénétrait sur le territoire belge.
A la fin des transports, nos cinq armées devaient occuper
les emplacements suivants :
La pe (76^ 8e, 13e, 14e, 21^ corps, 6e et 8^ divisions de
cavalerie). Quartier général Epinal. Rassem-
blée dans la zone Charmes, Arches, Darney.
La IP (9e, 15e, i6e, i8e et 20^ corps, 2^ et lo^ divisions
de cavalerie, 2^ groupe de divisions de réserve
formé des 59^, 68^ et 70^ divisions). Quartier
général à Neuf château; dans la zone : Pont-Saint-
Vincent, Mirecourt, Vittel, Neufchâteau, Pagny-
la-Blanche-Côte, Vaucouleurs, Blénod-les-Toul.
La IIP (4e, 56 et 6® corps, 7^ division de cavalerie, le
3® groupe de divisions de réserve formé des
54^» 55® st 56e divisions). Quartier général à
Verdun ; dans la zone Saint-Mihiel, Consenvoye,
Damvillers. Côtes de Meuse au sud-ouest de
Fresnes-en-Woëvre .
LA GENESE DU PLAN XVII II3
La IV^ (12e et 17^ corps, corps colonial, 9^ division de
cavalerie) . Quartier général à Saint-Dizier; dans
la région Vanincourt, Void, Gondrecourt,
Bar-le-Duc, en deuxième ligne par conséquent.
La V^ (i^r, 2^, 3e, loe^ ne corps, 4^ division de cava-
lerie, 52e et 60^ divisions de réserve). Quartier
général à Rethel; dans la zone Aubenton,
Poix-Terron, Grand-Pré, Apremont-en-Argonne,
Suippes, Juniville, Rethel, Chaumont-Porcien.
Le corps de cavalerie (i^^, 3®, 5^ divisions) vers Mézières.
Il reste à la disposition du général en chef :
Les 37« et 38^ divisions venant d'Afrique.
Éventuellement, la 44^ venant des Alpes.
Le i^r groupe de réserve (58^, 63^, 68^) rassemblé vers
Vesoul.
Le 4® groupe de réserve (51^, 53^, 69®) rassemblé vers Ver-
vins, Sissonne, Neufchâtel-sur-Aisne.
et, à la disposition du ministre, la 67^ division de réserve,
au camp de Mailly, et les 61 ^ et 62^ affectées initialement à
la défense de Paris.
Si l'on compare sur la carte le dispositif de concentra-
tion résultant du plan XVII avec ceux qui l'ont précédé,
on ne saurait discerner entre eux une différence bien radicale,
et il est permis d'en conclure que le nouveau projet ne liait
pas les mains du nouveau commandant en chef autant qu'on
aurait pu le croire, après l'exposé de principes qu'on a lu
plus haut. Qu'une maladie, un accident ou toute autre cause
ait fait passer le 4 août 1914, la direction à un autre général,
celui-ci aurait eu la faculté de conduire les opérations d'une
façon absolument différente de celle qui était décidée par son
prédécesseur, et de celle qui fut adoptée plus tard. Cependant
le dispositif était rendu moins souple par le resserrement
dans le sens de la profondeur qu'on remarque dans les zones
de concentration de certaines armées, notamment des P^
et Ile. Quant à la III^, elle devait se trouver à peu près
déployée en avant de nos lignes fortifiées, par suite exposée
à être accrochée rapidement. Un mouvement de rocade de
sa part, comme celui qu'on exécuta plus tard, du reste, à
portée de l'ennemi, pouvait dans certaines circonstances
devenir dangereux.
Pour la IVe armée, il n'était possible de l'engager que
8
114 HISTOIRE DE LA GUERRE
dans deux directions : à droite de la III^, entre la forêt de
Haye et la région au nord de Toul, région étroite, très forte
par elle-même et par les nombreux ouvrages dont elle était
hérissée, et qui n'aurait eu de valeur que dans l'éventualité
improbable où l'ennemi aurait bourré en forces contre notre
centre. La porter à gauche de la III^ par voie de terre était
long et difficile. Aussi s'explique-t-on la variante au plan
de transport qui, décidée dès le 2 août, l'amena à débarquer
dans la région de Sainte-Menehould ses deux corps de droite.
Le projet d'opérations, ou plutôt la « Directive générale »
rédigée à l'avance, s'exprime en ces termes :
« Des renseignements recueillis et des études comparatives
auxquelles il a été procédé, il résulte qu'une grande partie
des forces allemandes seront vraisemblablement concentrées
sur la frontière commune. Il est possible aussi qu'elles aient
franchi cette frontière sur certains points, avant que puisse
se produire notre intervention générale.
« En tout état de cause, l'intention du général comman-
dant en chef est de se porter, toutes forces réunies, à l'attaque
des armées allemandes.
« L'intervention des armées françaises se manifestera
sous la forme de deux actions principales, se développant,
l'une à droite dans les terrains entre les massifs forestiers
des Vosges et la Moselle en aval de Toul, l'autre à gauche
au nord de la ligne Verdun-Metz.
« Ces deux actions seront étroitement soudées par des
forces agissant sur les Hauts de Meuse et en Woëvre.
« Les 1^6 et n^ armées opéreront initialement entre le
Rhin et le cours de la Moselle en aval de Toul, prolongé à
l'ouest de cette place par le canal de la Marne au Rhin et
la ligne de Vaucouleurs-Gondrecourt.
« La V^ armée et le corps de cavalerie agiront au nord
de la ligne Verdun-Metz.
« La in^ armée servira de liaison entre ces deux actions.
« La IV® armée sera provisoirement disposée en seconde
ligne, en état de s'engager soit au sud, soit au nord de la III®.
« Les deux groupes de divisions de réserve à la disposition
du commandant en chef sont initialement placés derrière
les ailes du dispositif général. »
Réduit à ces termes, le plan de campagne apparaît à la
fois vague et singulièrement restrictif. Il ne vise, en effet,
LA GENESE DU PLAN XVII II5
que l'hypothèse d'une attaque de front exécutée par l'ennemi
le long de la « frontière commune « entre la France et l'Alle-
magne, attaque à laquelle il est répondu par une contre-
offensive parallèle et à peu près dénuée de toute idée de
manœuvre. ¥' ^v
Cependant des « directives particulières » précisent le
rôle de chaque armée et semblent quelque peu élargir la
conception d'ensemble.
A l'aile droite du dispositif, la P® armée doit se tenir
« prête à attaquer dans la direction générale de Baccarat,
Sarrebourg, Sarreguemines » pour coopérer à l'offensive
de la II® armée : une fraction de ses forces, qui comprendra
le 7® corps et la 8® division de cavalerie, pénétrera « par la
trouée de Belfort, le col de la Schlucht et les passages inter-
médiaires, en direction générale de Colmar », pour retenir
en Alsace les troupes allemandes qui pourraient tenter de
déboucher sur le versant occidental des Vosges, masquer
la tête de pont de Neuf-Brisach, et favoriser un soulève-
ment des populations alsaciennes. Ainsi le dispositif général
vient s'appuyer au Rhin.
La II® armée, qui oriente son attaque en direction de
Château-Salins, Sarrebriick, doit s'assurer d'abord la posses-
sion de la tête de pont de Nancy ; pour couvrir son flanc
gauche contre une intervention des forces allemandes venues
de Metz, elle dispose du 2® groupe de divisions de réserve.
Ces deux armées, dont le rôle est étroitement solidaire,
doivent être prêtes à commencer leur action le 12® jour de
la mobilisation.
C'est également ce jour-là que doit se déclencher, à l'aile
gauche du dispositif, une autre action offensive. La V® armée
débouchera des Hauts de Meuse et de la tête de pont de
Montmédy. Si la neutralité belge n'a pas encore été violée
par l'adversaire, elle s'engagera en direction générale de
Thionville, dont elle doit envisager l'attaque par ses corps
actifs, ou l'investissement par ses divisions de réserve. Mais
elle se couvrira à gauche contre une intervention possible
de l'ennemi, qui peut s'être engagé pendant ce temps en ter-
ritoire belge. Le corps de cavalerie sera précisément à même
de coopérer à cette protection.
Entre ces deux masses offensives — F® et II® armée d'une
part, et V® armée de l'autre — la III® armée, qui prend appui
Il6 HISTOIRE DE LA GUERRE
sur les Hauts de Meuse, en face de Metz, assure la liaison ;
elle doit se tenir prête, en outre, « soit à rejeter sur Metz et
Thionville les forces ennemies qui en auraient débouché,
soit à préparer un premier investissement de la place de
Metz, sur son front ouest et nord-ouest»; enfin elle devra
garder disponibles des forces suffisantes pour « prolonger,
suivant les circonstances, l'action de la 11^ armée, sur la rive
droite de la Moselle, ou celle de la V^, en Wcëvre septen-
trionale ».
La IV^ armée, qui se trouve initialement en deuxième
ligne, devra être en mesure de s'engager toujours à partir
du 12® jour de la mobilisation, soit à la droite, soit à la gauche
de la III^ armée.
Le i®^ et le 4® groupes de divisions de réserve, qui sont
appelés à intervenir l'un à l'aile droite, l'autre à l'aile gauche,
doivent pourtant se tenir prêts à être transportés sur un
point quelconque de la ligne d'opérations.
Quelles variantes étaient donc prévues pour le cas où l'ad-
versaire, dès le début des opérations, aurait pénétré en Bel-
gique ? La V^ armée devait aussitôt marcher vers le Nord-
Est, pour déboucher dans la région de Floreuxàlle et
Neufchâteau. C'est alors que la IV® viendrait s'intercaler
entre la III® et la V®, et s'engagerait en direction d'Arlon.
Quant au corps de cavalerie, il pénétrerait en Belgique
et se porterait à la rencontre des colonnes ennemies, en
particulier de « celles qui s'avanceraient par le Luxem-
bourg belge, au sud de la région difficile Houffalize-
Saint-Hubert », en ayant soin de porter sur Dinant un des
régiments d'infanterie mis à sa disposition (le 148®). L'occu-
pation des ponts de la Meuse entre Namur et la frontière
serait assurée par ce régiment, « au cas où le gouvernement
belge n'aurait pas pris l'initiative de cette opération ». La
mission générale du corps de cavalerie serait alors, « après
avoir reconnu et retardé les colonnes adverses », de couvrir
la V® armée, sur son flanc gauche, « contre tout mouvement
ultérieur de l'ennemi qui chercherait à s'étendre plus au Nord
pour l'envelopper ».
Au plan de campagne était jointe une « Instruction de
couverture » précisant la mission assignée aux troupes qui,
pouvant, en certains cas, être mises en place avant la mobi-
lisation, « devaient s'abstenir d'une manière absolue de
LA GENESE DU PLAN XVII II7
franchir la frontière et de se livrer à des actes d'hostilité
sur le territoire ennemi avant d'en avoir reçu l'ordre exprès
du ministre de la Guerre ou du général commandant en chef )>.
Venait ensuite un « Plan de renseignements » comprenant
un « plan de recherches pour le service spécial, un Plan d'explo-
ration stratégique aérienne et des missions d'exploration
à confier à la cavalerie ». Il convient de noter la préoccupa-
tion qui s'y révèle de savoir de bonne heure « si les Allemands
violent ou s'apprêtent à violer la frontière du Luxembourg
et surtout celle de la Belgique..., car il importe essentielle-
ment de savoir jusqu'où s'étendent au Nord les rassem-
blements importants ; s'ils comprennent des formations
actives, ou uniquement des formations de réserve ».
Ce plan de campagne entra en vigueur à la date du
15 avril 1914. Il a été si manifestement condamné par les
événements qu'il peut sembler superflu de le critiquer
aujourd'hui. Cependant, comme il s'est trouvé des écri-
vains pour regretter qu'il n'ait pas été poursuivi intégrale-
ment, il n'est pas inutile d'en rechercher la valeur, en ne
considérant la question qu'au point de vue des conditions
permanentes, et indépendantes de la surprise stratégique à
laquelle on était exposé.
Même portée à sa plus grande extension, l'offensive fran-
çaise était limitée au Nord à la ligne Mézières-Neufchâteau,
sauf pour le corps de cavalerie, de telle sorte qu'elle ne
pouvait en aucun cas viser à l'enveloppement de la droite
adverse. Vers le Sud, même poussés jusqu'au Rhin, les mou-
vements prévus ne tendaient pas davantage à un résultat
analogue, de sorte qu'il ne s'agissait en somme que d'une
offensive générale front contre front, excluant toute idée
de manœuvre. Comme l'a densité prévue sur tout ce déve-
loppement était à peu près la même partout, il n'y avait pas
là non plus une idée de rupture ; c'était donc de la stratégie et
de la tactique linéaires au premier chef.
A la vérité, on pourrait dire que le succès des deux attaques
dirigées l'une contre la région Sarreguemines-Sarrebriick,
l'autre vers Arlon-Luxembourg, réaliserait l'enveloppement
du centre allemand, maintenu dans la base fortifiée Metz-
Thionville. Mais telle ne semble pas avoir été la pensée
directrice du plan d'opérations, car la V^ armée a la mission
Il8 HISTOIRE DE LA GUERRE
de rejeter vers le Nord les forces qu'elle trouvera devant
elle. Il s'ensuit que les offensives sont, en somme, divergentes.
Si l'on ajoute que l'on s'attend à voir celle de gauche menacée
du côté Nord, celle de droite fatalement coincée entre le
camp retranché de Metz et la zone fortifiée Strasbourg-
Molsheim, sans compter tous les dangers qui peuvent menacer
la ligne du Rhin entre Strasbourg et Bâle, spécialement du
côté de Neuf-Brisach, on sera amené à conclure qu'au point
de vue de la stratégie la plus générale et la plus élémentaire,
le plan d'opérations est foncièrement défectueux. Les risques
sont immenses et hors de proportion avec les profits que l'on
peut espérer.
Assurément ces objections, et bien d'autres encore, auraient
été présentées si le plan d'opérations avait été connu à l'avance
de ceux qui devaient l'exécuter. On sait qu'ils ne furent pas
admis à le discuter. Ni le Conseil supérieur de la guerre,
ni l'État-Major ne participèrent à l'élaboration de la directive,
et la Commission d'enquête dite de « Briey » ne put savoir
qui l'avait rédigée.
E. Desbrière.
La Pensée politique de Gabriele D'Annunzio
et l'affaire de Fiume.
I. — Gabriele d'Annunzio jugé par les Italiens.
A la veille de la guerre, D'Annunzio était sévèrement jugé
par les Italiens. Le grand public reconnaissait toujours son
génie et continuait à lire ses romans, mais sans lui accorder
la moindre sympathie ni, à plus forte raison, la moindre estime :
on lui reprochait les désordres de sa vie privée, sa prodigalité,
ses dettes, la vente aux enchères de sa villa, et jusqu'à son
exil volontaire. D'autre part, les seuls qui auraient pu le
défendre, les artistes des nouvelles écoles, les futuristes,
les jeunes écrivains de la Voce et de Lacerba, groupés alors
autour de Giovanni Papini, lui refusaient leur admiration,
ou tout au moins y apportaient bien des réserves. A en croire
Papini, D'Annunzio ne savait même pas l'itahen. C'était
un ciseleur de phrases, un chercheur acharné d'expressions
anciennes, une sorte d'antiquaire parvenu, un collectionneur
des richesses de la langue ; mais le sens intime du toscan
lui manquait. Il est vrai que Renato Serra — avec une
impartiahté sereine — avoue (en 1913) que les lettres ita-
hennes ont D'Annunzio et n'ont que lui, mais il ne l'avoue
qu'à regret : nous en sommes fatigués, dit-il, et il est temps
qu'on nous en déhvre (i). Enfin, il n'y avait qu'une voix
pour tourner en ridicule ses prétentions, ses attitudes, ses
allures théâtrales. Les journaux satiriques ne le représen-
taient que la lyre à la main ou tenant Pégase en bride. Ses
drames français étaient accueillis en Italie par des éclats
de rire, dont nous trouvons l'écho dans le Travaso : « Je te
décoche, pour mon compte, une flèche de plus à Saint-
(i) Le Lettere, Ed. Bontempelli, p. 53.
120 HISTOIRE DE LA GUERRE
Sébastien «, annonce intrépidement Lucatelli ; puis il con-
fesse avec une feinte ingénuité : « Ce que je n'arrive pas à
comprendre, c'est cette histoire de flambeau qu'il faut tou-
jours agiter sur les cimes (i)... » Le bon sens populaire,
la morale bourgeoise, la littérature d'avant-garde concluaient
ainsi une triple et singulière alliance contre leur ennemi
commun : Gabriele D'x^nnunzio.
Quand il quitta la France, en mai 1915, pour aller défendre
en Italie la cause de l'intervention, on lui fit, à Gênes et à
Rome, un accueil triomphal. Les anciens griefs necomp-.
talent plus. En ces heures vraiment tragiques, son éloquence
passionnée ne semblait plus hors de propos ; et parmi ceux
qui naguère lui reprochaient son emphase, beaucoup lui
pardonnaient de la mettre au service de la nation. Non pas
tous cependant. Après le discours de Quarto (5 mai), les éloges
presque unanimes de la presse ne sufiirent pas à couvrir
quelques voix aiguës et discordantes. Emilio Cecchi parla
d' « exhibition inconvenante ». Papini, à son ordinaire, se
montra brusque et violent : « Le porte-étendard de notre
sainte mère Italie, écrivait-il,... garde toujours le verbe
et l'attitude d'un grand-prêtre célébrant le culte sur un autel
haut comme une montagne, avec la mer derrière le dos, et
tous les cieux ouverts sur sa tête ointe et bénie... Là où
dix paroles jaillies d'un cœur sincère en tumulte suffiraient
à faire trembler un peuple, D'Annunzio en gaspille cent
et deux cents, mais c'est le cerveau qui les dicte, cerveau
trop conscient de la virtuosité d'une main experte, accou-
tumée à l'artifice..., et cette page qui pouvait être le document
d'un siècle et le signal d'une guerre n'est plus qu'un exercice
de somptueuse écriture et un illustre exemple de mauvais
goût... L'Italie est contente parce que l'Italie a pris l'habi-
tude d'apprécier cette marchandise-là et parce que, même
aux moments les plus graves de sa vie, elle veut avoir dans les
oreilles son air de mandohne oratoire. Mais ce n'est pas avec
des phrases et avec des eaux de vaisselles classiques que l'on
gagne les guerres, quand il y faut de gros canons, beaucoup
d'argent et des hommes robustes... Moi, aux jours présents,
je donnerais cent D'Annunzio et cent miUe « Oraisons » pour
(i) Corne ti erudisco il pupo (recueil des articles de L. Lucatelli parus
dans le Travaso), p. 140 et 142.
LA PENSÉE POLITIQUE DE GABRIELE D'ANNU>*ZI0 121
être bien sûr qu'il y a, sous le képi du général Cadorna, une
demi-livre de génie militaire (i), » De Robertis (d'ailleurs
interventiste, comme Papini) ne fait pas plus de cas des
oraisons dannunziennes : « Nous espérions seulement qu'il se
tairait... mais non, il a parlé au contraire. Il a chanté
comme une cigale... partout : sur la mer, dans les musées,
dans les rues, aux balcons, dans les jardins, à l'entrée et
à la sortie du Parlement. Une folie, je vous dis. »
Il serait très facile d'opposer aux lignes qui précèdent une
foule d'appréciations enthousiastes du rôle de Gabriele D'An-
nunzio durant ce fameux mois de mai 1915 ; mais c'est à
dessein que nous insistons uniquement sur les critiques et
que nous retenons les plus cruelles, car il n'est pas sans
intérêt d'établir que, si une tenace et injuste légende s'at-
tache à la personne de D'Annunzio, c'est en Italie, d'abord,
que cette légende a pris naissance.
Après l'intervention et durant toute la guerre, ses adver-
saires les plus obstinés durent convenir qu'il se conduisit
en soldat irréprochable ; sa popularité fut immense ; son
portrait était partout, en face de celui du roi lui-même,
aux devantures des libraires, des papetiers, des photogra-
phes ; le public applaudissait aux « prières » et aux « odes »
du poète, et suivait avec passion ses vols audacieux sur les
villes « irrédentes ».
Mais ce n'était là qu'une trêve : les ennemis de D'Annunzio
avaient respecté l'union sacrée et rendu justice au combattant.
Dès l'armistice, l'opinion, unanime en apparence, mais
secrètement partagée, se montra ce qu'elle était réellement ;
admirateurs et détracteurs du poète firent paraître des sen-
timents extrêmes qu'exaspérèrent bientôt la « nuit de Ronchi »
et l'occupation de Fiume ; pour les uns, D'Annunzio était
un dieu ; pour les autres, un bouffon aussi dangereux que
ridicule.
Il est probable que plus tard on s'étonnera de telles ou-
trances, mais il est probable aussi qu'elles resteront tout à
l'honneur de D'Annunzio, car on devra impartialement lui
reconnaître ce mérite de n'avoir jamais inspiré une sympa-
thie tiède ou une haine médiocre. Ses actes, étant toujours
(i) Giovanni Papini, Stroncature. Florence, éd. de la Voce, 1916,
p. 59-71.
122 HISTOIRE DE LA GUERRE '
la conséquence dernière d'une pensée incapable de conces-
sions, entraînent l'adhésion sans réserve ou provoquent à
la lutte : c'est ainsi que Fiume elle-même se divisa, et que son
libérateur dut en distinguer la « part franche « et la « part
serve ».
Son art, autant que sa politique, propose à tout instant
une option décisive. Quand il dit, par exemple, dans une réu-
nion d'officiers : « Nous chantions... un chant qui ne pou-
vait être interrompu que par la foudre (i) », il est clair que
ses auditeurs n'ont que ce choix de le trouver sublime ou
absurde ; il en est de même quand il paraphrase un texte
liturgique — les Béatitudes (2), le Pater (3) — ou qu'il tire
de quelque mystère de la religion chrétienne une comparaison
qu'on trouvera magnifique ou sacrilège : « L'ombre de la
machine ailée est semblable à l'ombre de la croix... (4) »,
ou : « Le pain de guerre, fait de main pure, est pain de com-
munion, où la Patrie entière, transsubstantiée, vit comme
le corps du Rédempteur dans l'offrande eucharistique (5). »
D'Annunzio a obtenu ce qu'il devait naturellement
obtenir : l'admiration et le dévouement sans réserve des
uns, le mépris ou la haine des autres. A Fiume, les pauvres
gens se mettaient à genoux sur son passage ; aucun des
légionnaires n'aurait hésité à sacrifier sa vie pour la cause
du Commandant : des femmes du peuple se dépouillèrent
de leurs anneaux et de leurs boucles d'oreilles pour lui offrir
un poignard à garde d'or.
La ferveur de ses amis ne le cédait en rien à ce fanatisme
populaire, comme suffisent à nous en convaincre quelques
pages lues au hasard d'Edoardo Susmel ou d'Alessandro
Forti, d'Alceste de Ambris ou de Mario Carli. Ce dernier,
après avoir flétri les « grotesques tentatives faites pour
déprécier l'homme qui aujourd'hui, à Fiume, est investi
du droit de guider les destins de l'Italie entière », proclame :
« D'Annunzio n'est pas un général, et il s'est montré capable
d'organiser un combat, de conduire une escadrille, de com-
mander des troupes.
(i) La Riscossa, p. 9.
(2) Per la più grande Italia, p. 32.
(3) La Riscossa, p. 143.
(4) La Riscossa, p. 109.
(5) Devise proposée par D'Annunzio pour une médaille à décerner aux
boulangers qui auraient cuit le meilleur pain de guerre.
LA PENSEE POLITIQUE DE GABRIELE D ANNUXZIO I23
« Il n'est pas un diplomate, et s'il était allé à Par: j au lieu
de Sonnino et de Tittoni, il nous aurait obtenu Fiume sans
tant d'amertumes et d'angoisses. Oui le connaît bien peut
jurer ceci.
« Il n'est pas un politique, et il saurait imposer à l'Italie
un gouvernement éclairé et civilisateur, s'il prenait la place de
ceux qui aujourd'hui se révèlent incapables de gouverner (i). »
Et cela n'est rien encore. M. Salvemini cite malignement
à la tribune de la Chambre (2) la dernière phrase d'un dis-
cours du général Tamaio dont voici la traduction littérale :
« D'Annunzio unit en lui le divin génie de Dante, l'univer-
salité transcendantale de Léonard et le sublime courage
de Garibaldi. D'Annunzio est donc Dieu sur terre. «
Les plus impitoyables critiques sont la contre-partie de
cet enthousiasme vraiment idolâtre. Toutes les ressources
de la diffamation, toutes les formes de la médisance ont été
mises en œuvre contre l'entreprise fiumaine. A l'hostilité
trop naturelle des partis gouvernementaux, nittien et gio-
littien, s'est accordée celle des socialistes, qui ne voyaient
en D'Annunzio qu'un impérialiste brouillon et celle de la
plupart des populaires (catholiques), soucieux de l'ordre,
sincères partisans de la paix, et indignés de voir prises au
sérieux les fantaisies tapageuses, gênantes et peu orthodoxes
d'un surhomme nietzschéen.
La revue syndicaliste // Rinnovamento n'avait pas même
attendu l'armistice pour laisser voir sa mauvaise humeur
agressive : « Qu'il se taise, s'il peut !... Les combattants
savent se taire... Les vrais soldats savent travailler dans la
solitude. Aux polichinelles de chanter et de discourir...
Eia ! Eia ! (3) » ; et don Francesco Olgiati, collaborateur
de la revue catholique Vita e Pensiero, publie, au lendemain
du traité de RapaUo, une longue étude, que protège l'impri-
matur des autorités ecclésiastiques, et où les événements
de 1919 et 1920 sont rapportés de manière à ne laisser à
D'Annunzio qu'un rôle secondaire et de toute façon nui-
(i) Mario Carli, Con D'Annunzio a Fiume, p. 69.
(2) Séance du 7 août 1920.
(3) Noter que le Rinnovamento, indépendant et à tendances nationalistes,
n'était pas suspect de * défaitisme » coname les organes du socialisme
« orthodoxe ».
124 HISTOIRE DE LA GUERRE
sible (i). Ici d'ailleurs, le ton reste digne et mesuré jusque
dans cette conclusion énergique : « Désormais Gabriele D'An-
nunzio est mort dans la conscience des Italiens. Et, à vrai
dire, il était temps. »
Citons enfin une brochure d'Armando Simonetti : D'An-
nunzio et le cas Finme (2). L'auteur, nettement hostile
à D'Annunzio, s'efforce vers l'impartialité : le poète aurait
occupé Fiume dans une bonne intention, mais il a porté
atteinte à la discipline, il n'a su organiser qu'un gouverne-
ment de parade, il n'a été bon qu'à « passer des revues, à
lancer des proclamations, à distribuer des médailles, à donner
des ordres et des contre-ardres et à jeter son « je veux »
à la face de toute la nation (3) ». M. Simonetti semble repro-
cher indistinctement tout cela au « soi-disant gouverneur »
comme une « mise en scène » inutile ; mais gouverner, bien
ou mal, n'est-ce pas tout justement imposer une direction,
c'est-à-dire faire connaître sa volonté et veiller à ce qu'elle
soit accomplie ? De même, quand nous lisons que D'Annunzio
est « trop poète pour avoir l'intuition du réel (4) », ne sommes-
nous pas en droit de demander quel est donc ce réel, que la
poésie empêche de voir ? Hâtons-nous d'ailleurs de rendre
à M. Simonetti le même hommage qu'à don Francesco Olgiati :
chez eux la condamnation absolue de l'action et de la pensée
dannunziennes est l'aboutissement d'une étude approfondie
et s'exprime sans le moindre écart de langage (5). M. Sal-
vemini résume plus crûment sa pensée, à Montecitorio,
quand il s'écrie : « Le commandement suprême de Fiume
est devenu un lupanar (6). »
De l'abondante littérature qu'inspirèrent les événements
de Fiume nous n'avons pu donner que peu d'exemples.
Il serait d'aiUeurs inutile de les multiplier. D'un auteur à
l'autre, le ton diffère, la valeur est inégale, les tendances
tout opposées, mais ils ont ceci de commun que D'Annunzio
laisse chez eux comme un reflet de sa propre intransigeance
(1) Francesco Olgiati, Uomini piccoli e iiomini grandi. Milan, 192 1,
p. 213-293.
(2) D' Annun^io e il caso Fiume. Rome, 1919.
(3) P. 46.
(4) Ibid., p. 5i (« troppo poeta per intuire il reale *).
(5) L'étude de Fr. Olgiati, écrite après le Traité de Rapallo, est naturel-
lement la plus complète.
(6) Séance du 7 août 1920.
LA PENSÉE POLITIQUE DE GABRIELE d'ANNUNZIO 125
et de sa propre passion. On n'a rien écrit sur lui qui n'ait plus
ou moins favorisé une légende, qui n'ait contribué à dresser
et à faire vivre le personnage de l'histrion ou du demi-dieu.
Il se peut que, malgré tous nos efforts, nous ajoutions,
ne fût-ce que quelques lignes, à ce folklore. Toutefois, pour
plus de prudence, nous nous contenterons ici : i^ de donner
un résumé chronologique très succinct des faits (de no-
vembre 1918 à décembre 1920) ; 2° d'exposer, d'après les
seuls écrits de D'Annunzio, les principes qui inspirèrent sa
politique.
II. — Gabriele D'Annunzio a Fiume.
Le 30 octobre 1918, c'est-à-dire cinq jours avant la signa-
ture de l'armistice austro-itaUen, la ville de Fiume avait
proclamé par un plébiscite sa volonté de devenir italienne.
Dès lors la « question de Fiume » se posa.
Le Pacte de Londres, en effet, ne prévoyait pas cette solu-
tion ; mais le Pacte de Londres pouvait être revisé sur ce
point, — et la manifestation spontanée des habitants de la
ville devait avoir son importance aux yeux de qui affirmait
le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ainsi jugeait-on
en Italie, et la presse, qui se montrait unanimement favorable
à l'annexion de Fiume, faisait confiance à la Conférence de
la Paix.
Les premiers soupçons se firent jour durant le mois de
janvier 1919. Presque aussitôt, le 3 février dans le Popolo
d'Italia, le 5 dans le Coniere délia Sera, Edoardo Susmel
lança « au sanhédrin de Paris » un cri de défi et d'indignation.
Au cours des semaines qui suivirent, il devint évident que
les Alliés — et notamment le président Wilson — n'accep-
taient pas la thèse italienne. Les journaux protestèrent
vivement, et se plaignirent de ce que des intérêts matériels
prévalaient contre le droit.
Le 14 avril, Ossoinack, député de Fiume élu à l'unanimité
et plénipotentiaire de Fiume à la Conférence, eut un entretien
avec le président Wilson, à qui il exposa la situation géo-
graphique, ethnique et économique du «Corpus separatum (i) ».
« Connaissant les sentiments du peuple, conclut-il,... je
(1) Cet entretien est reproduit dans le livre d'Ed. Susmel: Città di
passione, p. 1S0-190.
126 HISTOIRE DE LA GUERRE
décline pour ma part toute responsabilité quant aux suites
que pourrait avoir toute solution autre que l'annexion
de Fiume au Royaume d'Italie ». Sur le moment, Wilson se
contenta de répondre à Ossoinack que « la Conférence ferait
justice )) ; mais, quelques jours plus tard, il exposa claire-
ment son propre point de vue dans un « message au peuple
américain », où les prétentions italiennes sur l'Istrie, le
Quarnaro et la Dalmatie étaient qualifiées impérialistes.
C'est alors que MM. Orlando et Sonnino quittèrent Paris
(24 avril).
Depuis longtemps déjà, D'Annunzio avait pris la défense
de Fiume. Le 11 février 1918, au retour de la « Beffa di Buc-
cari », il écrivait : « Notre sillage téméraire a porté plus à
l'Est les frontières assignées par Dante et justement rempli
la lacune du Pacte de Londres (i). » Dès qu'il lui apparut
que la Conférence ne se montrerait pas aussi disposée à com-
bler cette lacune, il publia sa fameuse ÉpUre aux Dalmates
(10 janvier 1919), trop connue pour qu'il soit nécessaire de
rappeler en quels termes violents et pittoresques y sont
décrits les peuples français, anglais et américain.
D'Annunzio ne pouvait donc qu'applaudir au geste des
délégués italiens quittant la Conférence et à leur retour
triomphal. De leur séjour à Rome datent ses premières
allusions nettes à la possibilité d'un coup de main sur Fiume :
le 4 mai, déployant devant la foule le « drapeau du Timave »
qu'il avait promis de porter lui-même à Trieste, il dit : « Je
voudrais que Rome le consacrât et me commandât de le porter
non pas à Trieste d'abord, mais à Fiume. »
Quand MM. Orlando et Sonnino repartirent pour Paris
(5 mai), D'Annunzio s'indigna : « Figurez-vous, dit-il quelque
temps plus tard au capitaine Mario Carli, que j'avais pensé
à les retenir par la force; mais j'aurais eu besoin de vous
et de vos soldats (2). »
Le 24 mai, jour anniversaire de l'intervention italienne,
il voulut prononcer un discours à VAîigusteo de Rome. Ce
discours, interdit par la censure, fut imprimé et distribué
secrètement. D'Annunzio y critiquait l'œuvre de la Confé-
rence, œuvre destructrice de la victoire italienne ; il blâ-
(i) La Beffa di Buccari, p. 52.
(2j Mario Carli, Con d' Atinun:[io a Fiume, p. 33.
LA PENSEE POLITIQUE DE GABRIELE D ANNUNZIO I27
mait l'attitude des Alliés, — reconnaissant d'ailleurs que
le « tigre celtique décrépit » n'était pas toute la France,
non plus que le « jovial Gallois « toute l'Angleterre ; enfin
il reprochait à Orlando sa « trahison » et sa « fuite nocturne
du 5 mai » ; « laissons-le, disait-il, à ses lamentables pour-
parlers et à sa triste fatigue d'échiné ». D'Annunzio, tout
prêt à la révolte ouverte contre un gouvernement « renon-
ciataire », n'attendait qu'une occasion d'agir, quand les évé-
nements de juillet précipitèrent la crise.
La population fiumaine voyait avec déplaisir les garnisons
étrangères, et surtout notre base navale, installée (depuis
janvier) dans le bassin Nazario Sauro, car les marins fran-
çais ne cachaient pas assez leurs sympathies pour les you-
goslaves de Susak. Les 2 et 6 juillet 1919, des rixes se pro-
duisirent entre Français et Italiens. Il y eut un mort dans
chaque camp, — peut-être davantage. La Conférence nomma
une Commission d'enquête composée des quatre généraux :
de Robilant (Italien), Naulin (Français), Watts (Anglais)
'3t Summeral (Américain). Cette Commission conclut (le
10 août) en exigeant : de la ville de Fiume, la dissolution du
Conseil national et de la Légion des volontaires fiumains (i) ;
— de l'Italie : une réduction de sa garnison fiumaine ; —
de la France : la suppression de sa base navale. La police
serait désormais confiée aux forces américaines et britan-
niques.
Conformément à ce que la Commission d'enquête avait
décidé, les navires français se retirèrent ; le corps des volon-
taires fut dissout (mais aussitôt reformé, sous un autre
nom, par le capitaine Host-Venturi) ; et deux régiments
de grenadiers italiens quittèrent la ville (25 et 27 août) au
milieu des acclamations. Enfin, le 10 septembre, apparurent
les premiers policiers et douaniers britanniques. Fiume
entrait dans sa « phase anglaise ».
Cependant, à Ronchi, où s'étaient repliés les grenadiers
sardes, un « coup de force » se préparait. Sept officiers (ceux
qu'on appela les sept de Ronchi), auxquels vint se joindre
Gabriele D'Annunzio, avaient décidé de revenir à Flum^e,
entraînant avec eux leurs hommes, et de déloger de la ville
les troupes régulières, italiennes ou alliées. Les volontaires
(i) Constituée depuis le i3 juin.
128 HISTOIRE DE LA GUERRE
du capitaine Venturi devaient venir à leur rencontre. L'expé-
dition, bien concertée, réussit pleinement. On réquisitionna
des camions automobiles, et D'Annunzio quitta Ronchi '
dans la nuit du ii au 12, suivi" d'un contingent important
de grenadiers, d'arditi, de mitrailleurs et de volontaires.
Le général Pittaluga, commandant la place de Fiume, voulut
arrêter les rebelles avant leur entrée dans la ville, et se porta
à leur rencontre. Il ordonna à D'Annunzio de faire halte
au nom de l'intérêt du pays. D'Annunzio refusa. Le général
Pittaluga lui fit comprendre qu'il avait des instructions
précises et serait obligé de s'y conformer. D'Annunzio l'inter-
rompit : « Je saisis. Vous, général, vous feriez tirer sur mes
soldats qui sont frères des vôtres. Eh bien, faites feu d'abord
sur moi. » Et il ajouta, désignant sur sa poitrine l'insigne
des mutilés : «Vous n'aurez jamais de meilleure cible. » Le
général céda, et D'Annunzio entra à Fiume le 12 sep-
tembre 191 9, à II heures du matin.
Le Conseil National prit aussitôt le pouvoir, et son pré-
sident Grossich déclara que « Fiume était annexée à l'Italie ».
Les drapeaux étrangers furent abaissés avec les honneurs
d'usage, et les contingents aUiés quittèrent la ville, les 14
et 15 septembre. Quant aux réguhers itahens, ils se joigni-
rent aux « légionnaires «. « L'Italie officielle (dit Susmel)
cédait le pas à l'Italie garibaldienne (i). »
Du moins était-elle obligée d'en reconnaître l'existence.
Dès que les alhés furent partis, le 15 septembre, le général
Badoglio, commandant les forces italiennes en Istrie, ordonne
le blocus de Fiume par terre et par mer, tandis qu'en peu
de jours, grâce à l'arrivée de nouveaux volontaires venus
de tous les points de l'Italie, et grâce surtout au fait que les
troupes envoyées contre la ville faisaient immédiatement
cause commune avec les rebelles, le nombre des volontaires
atteignit 10.000. Fiume gardait en outre quatre vaisseaux,
dont un cuirassé, le Dante Alighieri.
Le 20 septembre, les pouvoirs furent remis par le Conseil
National entre les mains de D'Annunzio, et un des premiers
actes de son gouvernement fut de décréter l'état de siège
(édit du 15 octobre). Le ton de l'édit était d'une rare énergie,
notamment dans les articles suivants : « 3» on devra considérer
(i) Città di passione, p. 244
LA PENSÉE POLITIQUE DE GABRIELE D ANNUNZIO I29
comme ennemi... quiconque professe des sentiments hos-
tiles à la cause de Fiume ; 4° la peine de mort sera immé-
diatement appliquée ». Le Sfco/o (19 octobre 1919) remarquait
à ce sujet que l'interprétation littérale de ces articles con-
duirait à fusiller tous les Yougoslaves de Fiume, sans procès,
puisque c'était leur droit et leur devoir d'être hostiles à
l'annexion. Mais pour bien montrer à quel point la ville était
unanime, pour confirmer en quelque sorte le plébiscite du
30 octobre 1918, D'Annunzio décida le renouvellement du
Conseil National. Les élections eurent lieu le 26 octobre.
Tous les Fiumains, hommes et femmes, âgés de plus de 20 ans,
furent électeurs. Il y eut 10.444 inscrits et 7.154 votants
qui, presque tous (environ 7.000), votèrent pour la liste
d' « Union nationale », c'est-à-dire pour l'Italie.
D'Annunzio, raffermi dans son pouvoir, parla et agit
au nom du peuple fiumain ; il déclara que « le Gouvernement
de Fiume voulait être seul responsable de son attitude devant
la Conférence et devant le monde, et qu'il se préparait à
repousser la violence — de quelque côté qu'elle vînt —
par la violence ». Autrement dit, le Gouvernement de Romie
devait faire appliquer le Pacte de Londres, tandis que Fiume,
agissant pour son compte, se déclarerait italienne. Le pro-
gramme de D'Annunzio était vaste. Il voulait rattacher à
l'Italie non seulement le Corpus separatiim (c'est-à-dire
Fiume et son district), mais Idria, Postumio, Castelnuovo
et tout l'archipel du Ouarnaro, y compris les îles d'Arbe et
de Veglia (i). Enfin, le 14 novembre, il se rendit à Zara sur
un vaisseau de guerre et demanda au vice-amiral Millo,
commandant les forces italiennes, de donner sa parole d'hon-
neur qu'il n'évacuerait « aucune partie de la Dalmatie con-
cédée à l'Italie par le Pacte de Londres ». La plus grande
partie de la presse italienne, même nationaliste, désapprouva
cette manifestation.
Du 12 septembre jusqu'au raid de Zara, ce fut le temps des
grandes audaces, de l'unanimité enthousiaste, — la période
« fraîche et joyeuse » de la dictature dannunziènne. Plus triste
fut le long hiver de Zara à San Remo (novembre 1919-
avril 1920). Fiume reste attachée à sa décision première et
proclame encore à plusieurs reprises son « italianité », mais
(1) On trouve ce programme esquissé dans Italia e vita, éd. la Fionda,
p. 30-41 (Discours prononcé le 24 octobre 1919).
9
130 HISTOIRE DE LA GUERRE
la misère, conséquence du blocus, est cruelle. « A Rome et
à Paris, écrit Edoardo Susmel, on oubliait que noire port
était désert, que son inertie absolue condamnait plus de
7.000 ouvriers au chômage, que la prolongation du blocus
menaçait de nous conduire à la famine, que notre circula-
tion monétaire était irrégulière et notre commerce paralysé,
que ce peuple... n'avait d'autre aliment que la très pure
flamme de sa foi et de son amour (i). » Pour les adversaires
de D'Annunzio — Fiumains, Italiens et étrangers — cette
situation précaire devenait un argument sans réplique. Les
socialistes de Fiume adressèrent cet appel « aux prolétaires
du monde entier « : « Frères, sauvez-nous. La faim, la prison,
la torture... et le poignard homicide des arditi vont nous
faire périr. Le despote fou et ses sicaires n'ont aucune pitié
pour ceux qui ne veulent pas crier : Eia, da, alalàl... Le
chômage et la faim régnent en souverains sur la ville (2) . »
Cependant le gouvernement de Fiume consentait à des
pourparlers et envoyait des délégués à Rome. Giu^ati et
Rizzo eurent un entretien, au début de décembre, avec le
comte Sforza ; ils revinrent avec un projet d'accord que le
Conseil National approuva en principe, tout en laissant la
décision à D'Annunzio ; et D'Annunzio rompit les pour-
parlers (21 décembre).
Ils furent repris en janvier 1920, mais sans résultats.
D'autre part, la Conférence semblait se désintéresser du
problème adriatique, et les « négociations directes » Nitti-
Trumbic se prolongeaient sans aboutir à quoi que ce fût.
La Conférence de San Remo (19-27 avril) n'apporta
qu'une nouvelle désillusion : à la demande de la délégation
yougoslave, la question de Fiume fut laissée hors du débat.
Les pourparlers Nitti-Trumbic furent repris à Pallanza
(lo-ii mai), mais immédiatement arrêtés par la chute du
deuxième ministère Nitti (12 mai). L'attente se prolongeait
au delà des prévisions les plus pessimistes et aggravait la
détresse des Fiumains. Il devenait urgent d'aboutir à une
solution.
Alceste de Ambris, « chef de cabinet du commandant
(i) Città di passione, p. 3oi.
(2) Cet appel, dont nous ne donnons ici que les premières lignes, fut
publié dans Apanti (29 mars 1920). reproduit et commenté dans la Stampa
(3o mars).
LA PENSEE POLITIQUE DE GABRIELE D ANNUNZIO I3I
D'Annunzio », publia, en juillet, une brochure sur la Qties-
tion de Finme (i). Il rappelait, dans un chapitre intitulé
deVeglia
. — . — . — .-. — Frontière italo-autiichienne de 1914.
Frontière italo-yougoslave du traité de Rapallo (frontière actuelle).
+ +-I-++4-+4- Frontière de l'armistice et du pacte de Londres.
^^^_^^-^^^ Ligne Wilson (Projet du 9 décembre 1919).
Compromis du 14 janvier 1920.
Documents rétrospectifs, les principaux projets de la Con-
férence :
1° Le mémorandum, signé de Clemenceau, Polk et Croswe,
(i) La Questione di Fiume. Roma, la Fionda, 1920.
132 HISTOIRE DE LA GUERRE
remis à M. Scialoj.a le 9 décembre 1919. Aux termes de ce
document,, la. frontière italienne suivait, sensiblement à
l'ouest de Fiume et de San Pietro del Carso, une ligne com-
munément appelée ligne Wilson.
De plus, entre l'Italie et la Yougoslavie s'étendait une
sorte à' Etat-tampon neutralisé, comprenant Fiume et un vaste
arrière-pays yougoslave et peuplé de 200.000 Yougoslaves
contre 40.000 Italiens, presque tous Fiumains. De Ambris
critique vivement cette solution. Elle porte, dit-il, « la
marque américaine ». En effet, « l'idéal de Wilson et des
ploutocrates ses amis était un petit État sans unité géogra-
phique et ethnique, avec une population peu nombreuse et,
par conséquent, facile à contenter des miettes du capitalisme
américain (i) ». En somme, « un autre Panama ». D'Annunzio
ne s'était même pas donné la peine de discuter le mémo-
randum ; il en avait simplement apprécié la forme mesurée
et courtoise, déclarant que « cette redoutable corde de potence
était offerte aux Fiumains avec une grâce plus que byzan-
tine (2) ».
2° Le compromis du 14 janvier (3). La nouvelle frontière
italo-yougoslave passait à l'est de la ligne Wilson, mais encore
bien en deçà de celle du Pacte de Londres. L' « État-tampon »
était supprimé. Fiume seule et le Corpus separatum restaient
autonomes. Le faubourg slave de Susak revenait à la
Yougoslavie.
Alceste de Ambris critique également ce compromns et
expose dans un autre chapitre quelles sont, selon lui, les
solutions acceptables. « Parmi les divers projets présentés
jusqu'ici, celui qui répond le mieux à la volonté de Fiume
est l'application du Pacte de Londres, — en laissant à Fiume
(qui reste exclue de ce pacte) le soin de protéger son bon
droit par ses propres moyens (4). » Elle demanderait alors
son annexion à l'Italie, et, au cas où elle ne l'obtiendrait pas,
l'indépendance de son territoire et l'autonomie de son port
qui deviendrait port franc. Au surplus, l'application dn
(Il P. 42.
(2) La Vedetta d'Italia, 4 janvier 1920.
(3) Compromis entre le projet du 9 décembre et une contre-proposition
ita-iienne du 6 janvier 1920.
(4) La Questione di Fiume, p. 46. On reconnaît ici la pensée même de
G. D'Annunzio.
LA PENSÉE POLITIQUE DE GABTŒELE d'ANNUNZIO I33
traité de Londres lui garantirait la contiguïté territoriale
avec le royaume d'Italie.
Le Gouvernement de Fiume, se sentant abandonné par
Rome, inclina peu à peu à cette deuxième solution. Dès le
début de l'année 1920, on parle dans la ville de l'autonomie
prochaine. Ces bruits prématurés sont démentis, le 23 mars,
par une note signée : De Ambris ; mais, le 2 avril, l'oppor-
tunité de constituer une république indépendante est discutée
en séance secrète par le Conseil National. L'éohec on la len-
teur des négociations de Paris, de Londres, de San Remo
et de Pallanza, — peut être aussi le retour de Giolitti au pou-
voir, — déterminent enfin la décision. Le 14 août, cette
décision est rendue publique aux applaudissements des
Fiumains, réunis dans le théâtre Fenice.
La constitution du nouvel État, rédigée par D'Annunzio,
parut dans les journaux italiens dii i^'' septembre. Quant
à la proclamation officielle de l'indépendance, elle devait
avoir lieu le 12, premier anniversaire de l'entrée de D'An-
nunzio, mais elle fut avancée de trois jours pour que MM. Gio-
litti et Millerand, qui, précisément le 12 septembre, devaient
se rencontrer à Aix-les-Bains, fussent mis en face du fait
accompli.
Il est à remarquer que, même alors, l'ancien programme
annexionniste ne fut pas renié par D'Anmmzio, qui préféra
au nom de République celui de « Régence du Carnaro »
(Reggenza del Carnaro), le mot « régence » devant indiquer
le caractère temporaire du nouveau régime. Le Conseil
municipal de Fiume prit acte de la proclamation et déclara
reconnaître le gouvernement provisoire présidé par D'An-
nunzio.
La Reggenza vécut cinq mois d'une vie précaire et troublée.
Dès le début, Giohtti avait déclaré qu'il se désintéressait
de la proclamation du 9 septembre. De fait, sans en tenir
compte, il continua de négocier avec le Gouvernement de
Belgrade et aboutit enfin à un accord.
Le traité de Rapallo fut signé le 12 novemb)re 1920 par
Giolitti, Sforza, Bonomi d'une part ; Vesnitch, Trumbic,
Stoianovitch d'autre part. Le sort de Fiume était réglé
par l'article 4 ; la ville formait le centre d'un État indépendant
constitué : 1° par l'ancien Corpus separatum ; 2° par une étroite
bande de territoire istrien destinée à assurer sa contiguïté
134 HISTOIRE DE LA GUERRE
avec le Royaume d'Italie. Les îles du Quarnaro étaient par-
tagées : Cherso et Lassin attribuées à l'Italie, Arbe et Veglia
à la Yougoslavie.
On sait la fin tragique de l'aventure fiumaine. La « Régence »
refusa de reconnaître le traité de Rapallo, et le gouverne-
ment de Giolitti se chargea de le faire appliquer. Le 30 no-
vembre, le général Caviglia envoya un ultimatum au com-
mandant D'Annunzio, lui accordant dix jours pour se sou-
mettre, et notamment pour faire évacuer par ses légionnaires
les îles d'Arbe et de Veglia. D'Annunzio se prépara à une
résistance désespérée. L'armée régulière investit, bombarda,
et attaqua Fiume à l'époque de Noël. Ce furent les cinq « jour-
nées sanglantes » du 24 au 28 décembre, — au cours des-
quelles D'Annunzio fut blessé à la tête — et qui se terminèrent
par sa démission ou, pour mieux dire, par son abdication.
Il la fit connaître par une lettre datée du 29 décembre et
dont voici les derniers mots : « Il ne me reste rien hors mon
courage. J'attends que le peuple humain me demande de
sortir de la ville où je ne suis entré que pour son
salut. Je laisse à sa garde mes morts, ma douleur et ma
victoire (i). »
III. — La pensée politique de Gabriele d'Annunzio.
Pour ceux qui dénient à D'Annunzio toute pensée poli-
tique, c'est déjà prendre .parti que d'en parler. Mais peut-on
croire que seize mois d'efforts, de résistance obstinée, de
tension vers le même but puissent s'expliquer par le vain
désir de jouer un rôle et l'entêtement de le tenir jusqu'au
bout ? N'est-ce pas plutôt faire preuve d'un scepticisme
passionné que de nier l'existence d'une pensée à l'origine
d'une aussi longue série d'actions cohérentes, — alors surtout
que cette pensée fut assez éclairée de conscience pour se
traduire non seulement en actes, mais, par l'artifice normal
du langage, en une abondante littérature ?
Gabriele D'Annunzio croit à la valeur, à la puissance
efficace de l'action humaine. L'homme crée l'événement —
(i) Alceste de Ambris, Dalla f rode al fratricidio, p.
LA PENSEE POLITIQUE DE GABRIELE D'ANNUNZIO I35
OU mieux, il le sculpte, insinuant sa volonté parmi ses causes (i).
Conscient de cette puissance, son premier devoir sera de l'exer-
cer, de l'accroître par son audace (2) et d'éviter de toutes
façons qu'elle soit réduite en servitude. L'orgueil audacieux
et l'esprit de révolte qui rendirent possible la conjuration de
Ronchi sont comme répandus dans toute l'œuvre de D'An-
nunzio, depuis les Laiidi jusqu'à la Riscossa, mais rien ne
les résume mieux que la réponse qu'il fit, le 12 septembre 1919,
à l'aide de camp du général Pittaluga : « Je ne connais pas
de supérieurs (3). » Certes, ce mot ne doit pas nous induire
à penser que l'idéal de D'Annunzio est le nivellement
social : chez lui, tout au contraire, l'indiscipline n'est qu'un
excès, une forme extrême du sentiment aristocratique.
L'État, selon la théorie qu'il développait dans les Vierges
aux rochers, sl pour tâche d'élever une classe d'hommes
supérieurs. Ceux-ci ne doivent considérer que leur but, c'est-
à-dire leur propre ascension, et ne se priver d'aucun moyen.
Au besoin, ils seront cruels, — la vie n'est-elle pas cruelle ?
qui veut la combattre doit se munir d'armes égales ; et une
des formes de cette cruauté sera le mépris du vaincu. D'An-
nunzio ne pardonne la défaite ni à ses amis ni à ses enne-
mis ; elle lui fait constamment horreur, et elle ne lui inspire
— à la très grande consternation de certains esprits plus
humains, comme don Francesco Olgiati (4) — ni attendris-
sement ni indulgence.
Tel est le premier aspect de sa pensée : un aristocratisme
assez brutal fondé sur la force, — un aristocratisme nietzs-
chéen, a-t-on coutume de dire pour en ramener la com-
plexité à un seul mot ; mais ce terme commode n'est pas
tout à fait juste, car il laisse trop dans l'ombre ce que D'An-
nunzio doit ici à l'Italie du xv® siècle.
De même que les hommes supérieurs doivent imposer leur
loi par la violence, ainsi devront faire les nations supérieures :
(i) Nous lisons au début de la BeJ^a di Buccari (p. 7) : «. Jamais l'influence
de l'homme sur l'événement ne m'était apparue si manifeste. Je voyais
l'événement en forme solide dans la mâchoire de Costanzo Ciano... »
{2) Mémento audere semper fut une des devises de G. D'Annunzio.
(3) Cf. Ed. Susmel, op. cit., p. 241.
(4) Fr. Olgiati, Uomini piccoli e uomini grandi, p. 234-235. On a sou-
vent reproché à D'Annunzio les quelques mots sur Dogali auxquels Olgiati
lait allusion. Plus tard on lui reprochera sans doute ses insultes à Vltalia
incaporeltata.
136 HISTOIRE DE LA GUERRE
de là cet impérialisme et cette mystique de la guerre qui
forment la partie la plus apparente de la politique dannun-
zienne et qui, en Italie autant que hors d'Italie, lui furent
si souvent reprochés. D'Annunzio aime les mots antiques
où la puissance romaine s'afhrme : Teneo te, Asia ; teneo te,
Africa (i). Hicmanebimits opiime. Possideo quia possideo (2) ;
et il aime aussi la guerre pour eUe-même : « Plus sera large
l'offrande et plus haut sera le prodige, dit une des pages
lyriques de la Leda ; ainsi je comprends que la terre et la
guerre sont toutes deux d'essence divine et unies par un
pacte inviolable (3). » De telles maximes et de plus hardies
encore abondaient dans son œuvre ancienne, mais à force
d'y avoir tenu les 3-eux fixés — comme sur un spectacle
singulièrement attachant et horrible — certains critiques
semblent avoir perdu la claire vision de tout le reste. En
mai 1915, Olgiati, très surpris que D'Annunzio se déclarât
interventiste, écrivait : a Un volume de D'Annunzio en l'hon-
neur de Guillaume II ne m'aurait pas étonné. Je le suis au
contraire de voir le poète inciter l'Italie à la guerre contre
les Empires centraux quand ces empires tentent de réaliser
un programme purement dannunzien (4). » Il va sans dire
que cette surprise est feinte : l'auteur veut simplement
étaler à nos yeux l'illogisme flagrant d'une pensée qu'il a
entrepris de détruire. Malheureusement, il tombe ici à faux,
et son étude, très nourrie de faits et d'idées justes, en est
tout entière ébranlée. L'impérialisme est le privilège des
nations supérieures ; il n'est donc légitime qu'à certaines
conditions, — à la condition surtout d'être créateur de beauté,
— et il impose certains devoirs. Les Empires centraux ont-
ils rempU ces conditions, accompli ces devoirs ? La question
reste posée, et M. Olgiati la suppose trop vite résolue. La force,
qu'il s'agisse de celle d'un individu ou de celle d'un Etat,
ne trouve pas sa justification en elle-même, mais dans le
style « qui est le juste relief formel de cette force et de la
destination de cette force (5) ».
(!) VAla d'Italia è liberata, p. 87.
(2) Italia e vita, p. 2g.
(3) La Leda sens^a cigno. Ed. Trêves, p. 202.
(4) Phrase reprise par Fr. Olgiati, Uotnini piccoli e uomini grandi,
p. 271.
(5) L'Ala dltalia è liberata, p. 3o.
LA PENSÉE POLITIQUE DE GABRTELE d'ANNUNZIO I37
Le tort des Empires centraux n'est pas de faire de la vio-
lence un argument, mais d'emplo3^er cette violence à « abolir
ime grande civilisation au profit d'une autre qui ne la vaut
pa^ (i) )), « Au Latin, appartient l'empire (2) «; et il lui appar-
tient légitimement, car « l'esprit créateur de la latinité n'est
autre qu'une harmonie, une discipline de toutes les forces
qui concourent à la formation de l'homme libre (3) ».
Nous n'essayerons pas de dissimuler que nous nous trou-
vons ici en présence d'une sorte de dogme, ou mieux, d'un
postulat, — et qu'il nous est loisible de le rejeter. Mais toutes
les doctrines n'ont-elles pas ceci en commun qu'on trouve
nécessairement, en remontant vers leur source, un point
où entre en jeu ce que Nietzsche appelait la « conviction »
du philosophe ? C'est un article de foi, c'est une «conviction »
chez D'Annunzio que la supériorité latine. Il ne nous reste
qu'à l'accepter comme telle et à chercher, s'il est possible,
de quels éléments eUe est faite.
Elle paraît l'être, en premier lieu, d'un sentiment très
fort de la grandeur de Rome et de la civilisation italienne.
Il est presque inutile que D'Annunzio proclame : « Nous
voulons éprouver notre romanité (4) », il lui suffit, pour
nous montrer à quel point il l'éprouve, d'évoquer « la volonté
de l'Aigle romaine, qui précédait par toute la terre la marche
cadencée des légions (5) ». Pour l'Itahe chrétienne son amour
est aussi vif, moins tendu peut-être, et parfois même attendri,
comme quand il parle de « la grâce antique de nos petites
villes, dignes toujours que nos saints les portent sur la
paume de leurs mains (6) ».
Mais la force, la vitalité héroïque, la supériorité de sa race
lui apparaissent surtout dans la jeunesse de l'Italie nou-
velle, dans ce peuple d'enfants robustes qui encombre les
rues des bourgades, « bonne matière humaine » dont une part
est destinée « à une sagace émigration (7) ».
[\) La Riscossa, p. 35.
(2) Ode alla nazione serba (publiée dans le Carrière délia Sera,
24 novembre iqi5).
|3) IlMinistro Costantinesco a Fiiime. (Article publié dans le Bollettino
ufjiciale du Commandement de Fiume, 28 avril 1920.)
(4) Discours du 24 mai igig.
(5) L'Ala d'italia è liber ata, p. 27.
(6) La Riscossa, p. 26.
(7) LWla d'italia è liberata, p. SS-Sg.
138 HISTOIRE DE LA GUERRE
Toutefois, l'Italie seule ne suffirait pas à assumer dans
le monde la dure tâche civilisatrice qui incombe à la lati-
nité. L'union est nécessaire. « Les aurores les plus belles
ne sont pas encore nées, » écrivait D'Annunzio en août 1914
dans l'Ode à la résurrection latine (i) ; il répète cette phrase
mot pour mot (2) dans ce discours du 24 mai 1919 où il
adresse à la France, autant qu'aux autres alliés, d'amers
reproches ; et en janvier 1920, il déclare à un personnage
français que le devoir de la France et de l'Italie, en face de
la paix anglo-saxonne, est de reconsolider le bloc latin (3).
Ainsi, alors même qu'il semblait le plus éloigné de nous, il
n'a jamais désespéré de l'union latine. Cette union, qui
pour beaucoup n'est qu'une audacieuse utopie, fut l'objet
de ses plus sérieuses préoccupations politiques et le but de
ses plus constants efforts. « Permettrons-nous que la France,
l'Italie et l'Espagne vivent une vie inquiète et agitée au
milieu de géants sûrs d'eux-mêmes, sans autre but que de
profiter, pour leurs particularismes, des luttes entre les
grands ? ou préférerons-nous aller résolument au-devant de
quelques sacrifices pour constituer ce système latin, le plus
splendide de tous les empires ? » A cette question que posait,
au début de la guerre, M. G. Antonio Borgese (4), D'An-
nunzio a répondu bien des fois, et, à Fiume, mieux que par
des mots. Pour lui, en effet, Fiume n'est pas seulement la
frontière orientale de l'Italie, mais celle du monde latin,
et c'est la latinité tout entière qu'il a entrepris d'y défendre (5).
Il a voulu la défendre contre les autres, mais aussi (et ce
n'est pas la partie la mains audacieuse de son programme)
contre elle-même : contre l'Italie officielle, contre la France
de Clemenceau qui ont signé la « paix anglaise ». On sait le
peu d'indulgence de la Vedetta d'Italia, le journal dannunzien
de Fiume, pour la politique française ; mais il faut croire
que la sévérité parfois brutale dont nous y sommes l'objet
est une marque d'affection, si nous en jugeons par les excès
où elle se porte quand elle s'exerce contre l'Italie. Il n'y a
(i) Publiée dans le Figaro, i3 août 1914.
(2) E forse le più belle aurore latine non sono ancor nate.
(3) Cf. le Matin du 16 janvier 1920.
(4) L Italie contre l'Allemagne, éd. Pavot (trad. M. T. Laignel), p. 244.
(5) Un grand nombre de textes pourraient être allégués ici. Rappelons
seulement l'adresse citée plus haut au ministre roumain Constantinesco, de
passage à Fiume.
LA PENSÉE POLITIQUE DE GABRIELE D ANNUNZIO I39
plus alors de mots assez durs. L'organe fiumaniste doit faire
appel à la plus étonnante invention verbale pour prolonger
et soutenir dignement l'invective contre l'Italie des « renon-
ciataires », contre ses ministres, MM. Orlando, Nitti ou Gio-
litti, et contre ses inopportunes « Commissions d'enquête (i) )>.
L'indiscipline et le nationalisme, la révolte contre les
puissances latines et le sentiment de la latinité se concilient
d'ailleurs sans peine, si nous voulons bien admettre que
D'Annunzio soutient contre les hommes d'argent, contre
les « croupiers » de la Conférence, quels qu'ils soient, la poli-
tique de V esprit. Fiume n'est pas un amas de maisons, l'objet
matériel d'un marchandage, mais une terre latine ; et ce
qu'on y défend, ce n'est pas une ville, un port franc, une voie
ferrée, mais un principe ou, pour parler le langage poétique
de D'Annunzio : un Esprit.
« Il y a, d'une part, un célèbre sépulcre pharisaïque,
blanchi au dehors ; et, de l'autre, il y a un esprit.
« Il y a, d'une part, un célèbre banc d'usure recouvert
d'un faux linceul d'Arimathée ; et, de l'autre, il y a un
Esprit.
« Il y a, d'une part, un de nos misérables larrons qui donne
larmes et salive en échange des soufflets et des rebuffades ;
et, de l'autre, il y a un Esprit (2). »
Ainsi ce n'est pas contre l'Italie et contre la France que
D'Annunzio prend la défense de l'esprit latin et des terres
latines, mais contre une Italie et une France qui, se reniant
elles-mêmes, acceptent docilement les conditions que leur
imposent leurs alliés plus riches. L'ennemi véritable, pour
D'Annunzio, c'est le monde anglo-saxon et, plus singuliè-
rem.ent : l'Angleterre. Avant la guerre, il reprochait aux
Empires centraux leur politique de commerçants « réalistes »
et leurs incessantes manoeuvres pour maintenir divisé et
pour dominer le monde latin. Aussi fut-il toujours, en dépit
du soi-disant programme nietzschéen de ces empires, le
plus ennemi de leurs ennemis — tra i nemici, il nemicissimo (3) ,
Or ce sont précisément les mêmes reproches qu'il adressait
(i) Contre l'Italie nittienne et l'enquête sur Caporetto, cf. Italia o morte,
p. 11-12; à propos de l'invention verbale fiumaine, voir dans Mario M. Mar-
tini, la Passione di Fiume, p. i2.''-i27, l'explication du mot Cagoia.
(2) Italia 0 morte, p. 48 ; le miserabile truffière est M. Oriando.
(3) La Beffa di Buccari, p. i3.
140 HISTOIRE DE LA GUERRE
constamment à l'Angleterre. Il écrivait, à propos de la Con-
férence de Washington : « Que veut l'Angleterre ? Elle veut
conserver sa suprématie actuelle avec le moins de dépense
possible... Dans la Méditerranée elle-même, dans notre mer...
elle se propose d'établir sa suprématie sur les deux nations
latines. Elle veut être plus forte que l'Italie et que la France,
plus forte que l'Italie -et la France réunies. Elle veut abolir
les traditions du passé, elle veut méconnaître les nécessités
du présent, elk veut fermer la route à l'avenir (i). » Quand
il s'écrie : « Libérons-nous de l'Occident. Tournons le dos
à l'Occident qui ne nous aime pas et ne veut pas de nous (2) )),
c'est à deux nations siutout qu'il pense ; à celle qu'il nomm.e
aussitôt après « l'impitoyable ploutocratie transatlantique »,
et, parmi les pays d'Europe, à celui qui représente le mieux,
pour lui, cette civilisation occidentale fîère d'une industrie
sans but, insolente et satisfaite, dont il croit urgent de nous
libérer. « Notre victoire sera celle des opprimés (3) », disait
une proclamation officielle du Gouvernement de Fiume ;
et ce Gouvernement ne cessa d'af&rmer qu'il faisait sienne
la cause de tous les peuples injustement dominés par l'Em-
pire britannique : Irlandais, Hindous, Arabes, Égyptiens
ou Maltais (4).
Mais celui qui fait profession de magnifier la force et
de mépriser les faibles, est-il bien dans son rôle quand il
défend les opprimés ? Cette question, embarrassante à pre-
mière vue, ne l'est pas plus, à la réflexion, que celle de
don Olgiati : Pourquoi D'Annunzio n'a-t-il pas pris le parti
de Guillaume II ? L'iUogisme apparent — comme à la sur-
face — a même ici cet avantage de nous avertir que l'unité
que nous cherchons doit se trouver dans une région plus
intérieure de la pensée. Rappelons-nous que D'Annunzio
exige de la force qu'elle tende à une harmonie, qu'elle soit
elle-même une harm.onie ; et que, pour lui, « l'esprit », même
« désarmé (5) », n'a jamais signifié la faiblesse. Or, comme
(i) Lettre adressée au New-York American.
(2) L'Ala d'Italia è liberata, p. 89-40.
(3) Commandement de Fiume. Actes et Communiqués du Bureau des Re-
lations extérieures, p. 6.
(4) Cf. Actes et Communiqués... p. 6-7 ; 1 1-12 ; 17-20 ; 23-27.
(5) « Toutes les baïonnettes de Zagreb n'eurent pas raison de l'esprit
désarmé. » Italia e vita, p. i3. (A propos de Témeute qui à Fiume précéda
l'armistice austro-italien.)
LA PENSÉE POLITIQUE DE GABRIELE D'ANNUNZIO I4I
la puissance de l'argent lui paraît, entre toutes, dépourvue
de beauté et de « style », il suffit que l'oppresseur soit l'argent
pour qu'il se range d'instinct du côté de la victime. Il n'y a
pas moins de vingt-cinq pages dans Italia o morte (i) pour
opposer au sacrifice de Fiume l'indifférence satisfaite de Rome.
Nulle part nous ne voyons mieux ce qui apparaît à D'An-
nunzio le dernier degré de la bassesse. Quand il veut flétrir
la nation sans courage, aussitôt il la montre enricliie, ou dési-
reuse de s'enrichir, attachée aux plaisirs de la table. Elle
fait ses trois repas, « non pas cinq, comme les policiers anglais
de Fiume, mais trois au moins... Furit ardor edendi ». A cette
fureur répond, à Fiume, l'héroïsme le plus ardu : celui de
la pauvreté et de la faim. D'Annunzio en cite de nombreux
traits, en donne une foule d'exemples, et chaque fois il est
question de pauvres gens qui pour leurs frères se sont privés,
car « ils ne vivent pas de pain, mais de ferveur (2) », de leur
maigre ration quotidienne. Et D'Annunzio, à qui sa sensualité
attentive (3) a sans doute révélé le prix infini du jeûne, se
sent pleinement en communion avec ce peuple sobre vivant
pour une idée, défiant seul le monde capitahste, « levé seul
contre l'immense pouvoir constitué des larrons, des usuriers
et des faussaires (4) ».
Car D'Annunzio peut se sentir en communion avec une
foule populaire, — comme avec une troupe de soldats, —
en cela bien différent de Nietzsche pour qui les hommes réunis
en multitude ne furent jamais que « le troupeau » et qui
écrivait : « Là où le peuple mange et boit, et même là où il
adore, la mauvaise odeur est inévitable. »
Notons que D'Annunzio n'a aucune sympathie pour les
sociahstes ; mais d'autres raisons entrent ici en compte. Le
désir intéressé de se substituer aux riches lui est naturelle-
ment aussi odieux que l'empire même de la richesse. La
révolution ne se justifie que si elle tend à imposer une nou-
velle conception de la vie, plus élevée que l'ancienne ; comme
l'impériahsme, elle n'est légitime qu'autant qu'elle est
créatrice de beauté. Tendue vers des fins matérielles, elle
est absurde, inutile, condamnée d'avance.
(i) P. i3 sqq.
(2) P. 3b.
(3) Au point qu'il écrivit, au retour d'un raid naval très audacieux : « Dopo
il momento eroico, corne dopo la voluttà, l'aninia é triste. >
(4) Italia e vita, p. 70-71.
142 HISTOIRE DE LA GUERRE
Antonio Bruers, — - dans une étude publiée il y a plus de
dix ans, mais que les événements ont singulièrement rajeunie
et que vient de rééditer la Fionda (i), — dit que le grand,
le rare mérite de D'Annunzio est de n'avoir pas craint de
considérer la beauté comme une fin en soi et que pour cette
audace il devait nécessairement sembler illogique (2). C'est,
en effet, l'importance absolue donnée par lui à certaines
nécessités d'ordre esthétique qui, au Parlement et hors du
Parlement, l'a fait osciller de l'extrême-droite à l'extrême-
gauche sous les regards étonnés du public et des politiciens
de Montecitorio. Selon que son imagination est plus vive-
ment frappée de la grandeur du passé ou de celle qu'il pré-
voit dans l'avenir, il défend la cause de la plus rigoureuse
tradition ou se laisse entraîner aux derniers excès du. futu-
risme. Comme il invite les Génois de 1914 à se souvenir des
hauts faits d'Andréa Doria (3), il donne aux recrues de 1918
le conseil d'oublier leur histoire, d'en déchirer les pages et
de rembourrer de ses illustres exemples les chaussures humides
des fournisseurs de l'armée (4). Mais ces écarts de pensée
ont une commune et noble origine : la nostalgie d'une civi-
lisation parfaite, dont le dernier et peut-être le meilleur
témoignage est la constitution qu'il donne à la Régence du
Carnaro.
Tels passages de ce document (sur les dix corporations ou
sur la musique) furent plusieurs fois cités par les critiques de
D'Annunzio sans commentaires (3), comme s'ils étaient par
eux-mêmes suffisamment dérisoires. Et pourtant, les juger
tels, ce n'est rien prouver contre eux. D'Annunzio n'a pas
la folie des grandeurs, disait Bruers : c'est notre époque
positiviste qui a la folie des petitesses (4), Et n'est-ce pas
cette seconde et plus dangereuse folie qui nous a empêchés
de concevoir comment la prise de possession, non pas seule-
ment d'une ville, mais du monde entier, peut se justifier
par le désintéressement des fins poursuivies, et comment
une « volonté de révolte » peut être inséparable d'une « vo-
(i) Gabriele d'Annuns^io e il moderno spirito italico. Roma, la
Fionda, 1921.
(2) P. 103-104.
(3) Per la piii grande Italia, La Sagra dei Mille.
(4) La Riscossa, p. 161.
(5) Par exemple chez Olgiati, op. cit., p. 286-287.
(6j Bruers, op. cit., p. 123-124.
LA PENSÉE POLITIQUE DE GABRIELE d'ANNUNZIO I43
lonté de rénovation (i) » ? Nous resterons sur ce doute, en
remarquant une dernière fois qu'il n'en fut jamais un pour
Gabriele D'Annunzio lui-même, qui osa dire aux légionnaires
de Fiume, le 31 décembre 1919 : « Nous n'avons désobéi
à personne puisque nous avons obéi à l'amour. Nous n'avons
rien dérobé puisque tout était nôtre (2). »
Paul-Henri Michel.
(i) Cf. Italia e vita, p. bj.
(2) Italia e vita, p. 5j.
DOCUMENTS
La mobilisation de l'armée russe en 1914
Le témoignage du général Dobrorolsky (Suite).
Les 12/25, 13/26, 14/27 juillet furent des jours d'angoisse
pour les optimistes. Au début, Serge Dmitriévitch Sazonoff,
ministre des Affaires étrangères, était du nombre. Par cet
optimisme seul, peut s'expliquer son adhésion persistante à
la mobilisation partielle et l'appui que trouva en lui à
Peterhof la confiance qu'on voulait avoir dans son efficacité.
L'état d'esprit qui régnait là était très compréhensible.
La conscience de l'énorme responsabilité encourue, des
pressentiments fâcheux y produisirent une lutte intérieure
et des hésitations compréhensibles. Et comme conséquence
directe de cet état d'esprit, on cherchait le salut dans une
mobilisation partielle contre l'Autriche. Mais le ministre
des Affaires étrangères comme le ministre de la Guerre aurait
dû voir clairement que des mesures militaires de cette espèce
ne pouvaient que fournir à l'ennemi de nouvelles occasions
de devenir encore plus arrogant : cette résolution plaçait
notre armée dans les conditions les plus défavorables qu'on
pût imaginer pour le début de ses opérations.
Comme exemple du ferme propos de bien souligner les
relations amicales avec l'Allemagne, on peut citer un inci-
dent qui se produisit au sujet d'un vapeur allemand de
commerce à Cronstadt le 14/27 juiUet.
Ce vapeur excita la défiance du commandant de la for-
teresse, et les observations faites alors établirent qu'il y
avait à bord un poste de télégraphie sans fil dont usait le
(1) Article paru dans le recueil intitulé Voïenny Sbor)iik [Revue militaire]
(Belgrade, 1921, i" fascicule).
LA MOBILISATION DE L'ARMEE RUSSE EN I914 145
capitaine pour rémission de radiotélégrammes. Comme,
depuis le 12 juillet, l'état de guerre était déclaré dans le rayon
militaire de la forteresse et qu'il était contraire à toutes les
règles d'avoir dans ce rayon des postes de télégraphe privés,
et à plus forte raison étrangers, pouvant servir à l'espionnage,
sur le rapport du commandant au très haut personnage
commandant la circonscription, ce dernier ordonna d'arrêter
le capitaine, de retenir le vapeur avec défense de sortir du
port et de s'emparer du poste de sans fil. L'ambassadeur
d'Allemagne protesta énergiquement, et le résultat fut le
jour même un ordre que donna le souverain au grand-duc
commandant la circonscription de libérer le capitaine et
de ne pas retenir le navire ; ce personnage recevait en même
temps une lettre écrite par l'empereur de son auguste main,
où était exprimé un blâme au sujet des mesures prises contre
le navire d'un État ami.
Le 15/28 juillet, jour de la déclaration de guerre de l'Au-
triche-Hongrie à la Serbie, son optimisme abandonne tout
à coup Sazonoff; il est traversé par la pensée qu'une guerre
générale est inévitable, et il appelle l'attention de lanouch-
kevitch sur la nécessité de ne pas retarder plus longtemps
la mobilisation de notre armée. Le langage tenu par le mi-
nistre des Affaires étrangères sur la mobilisation trahissait
maintenant, d'après lanouchkevitch, quelque étonnement
de ce fait qu'elle n'eût pas commencé plus tôt.
Le soir du 15/28 juillet, deux oukases impériaux furent
préparés pour la signature, l'un concernant la mobilisation
générale, l'autre la mobilisation partielle.
Le premier projet, celui qui ordonnait la mobilisation géné-
rale, comprenait l'appel des réservistes de toutes les classes
dans tous les gouvernements et régions de la Russie d'Eu-
rope [et d'Asie], le territoire de la circonscription militaire
de l'Amour et dix cercles des gouvernements de Viatka
et de Perm étant exclus de la mesure.
On décida de ne mobiliser les troupes dans le district
de l'Amour et dans les dix cercles mentionnés que deux se-
maines plus tard, parce que le i^'^ et le ii^ corps sibériens
disposaient même en temps de paix de forces de guerre.
La mobilisation définitive de ces corps devait se faire au
moyen des réservistes des dix cercles mentionnés (i). Les
(i) A cause du marque de réservistes dans la région de l'Amour.
10
146 HISTOIRE DE LA GUERRE
réservistes devaient être conduits à la frontière occidentale
par chemin de fer, pendant que les corps se mettaient en
marche, afin d'éviter que les réservistes n'eussent à traverser
deux fois la Sibérie entière (i).
L'oukase de mobilisation partielle prévoyait la mobili-
sation des troupes et l'appel des réservistes des quatre circons-
criptions militaires de Kief, Odessa, Moscou et Kazan.
On prépara un projet de manifeste pour l'appel de la réserve
(opoltchenia) ; mais la territoriale ne devait être appelée
qu'après que serait terminé l'appel des réservistes.
Le matin du 16/29 juillet, le général lanouchkevitch me
remit, pour l'exécuter, l'oukase de mobilisation générale
signé de mon maître et empereur, où le premier jour de
la mobilisation était fixé au 17/30 juillet. L'oukase devait
être soumis au Sénat dirigeant pour pouvoir être publié;
mais auparavant il fallait s'entendre avec les ministres de
la guerre, de la marine et de l'intérieur, afin qu'ils signassent
le télégramme, car, selon la loi, c'est après cette signature
seulement que l'ordre de mobilisation pouvait être com-
muniqué aux commandants des trcupes, aux gouverneurs
généraux et aux gouverneurs.
Je me rappelle encore nettement ces visites aux ministres.
Le ministre de la Guerre Soukhomlinoff était très réservé
durant ces jours où se jouaient nos destinées, comme si son
dessein eût été que le premier rôle dans le département de
la guerre revînt à lanouchkevitch. Pendant ces journées,
lanouchkevitch, avec une autorité que l'on ne lui aurait
pas supposée, fit figure de chef du département le plus impor-
tant à cette époque.
Chaque fois qu'on allait dans son cabinet, on le trouvait
tenant en main l'un des trois appareils téléphoniques qui
le reliaient soit à la résidence impériale d'Alexandria, soit
à l'un des ministères, soit enfin à la ville. Son visage habi-
tuellem.ent empreint de réserve trahissait en ces jours un
trouble profond, sa pâleur et les poches qu'il avait sous les
yeux témoignaient de nuits sans sommeil passées au travail ;
quatre mois auparavant, alors qu'il était un modeste direc-
teur d'académie, il n'aurait certes pu prévoir que la terrible
(i) Les officiers des deux corps furent envoyés en temps utile dans les
cercles.
LA MOBILISATION DEL ARMEE RUSSE EN 19x4 I47
responsabilité de la mobilisation générale russe pèserait
un jour si lourdement sur ses épaules.
Soukhomlinoff comprenait manifestement que la Russie
serait entraînée dans une lutte dépassant ses forces, et il
aurait bien voulu maintenant qu'on oubliât l'article incen-
diaire publié quelques mois avant sur son initiative dans les
Birjevia Viédomosti : «Xa Russie ne veut pas la guerre, mais
ne la craint pas non plus. » Pendant ces heures graves, il
abandonna intentionnellement, à ce qu'il semble, le bâton
de commandement au chef d'état-major général, qui devait
peu, de jours après devenir chef d'état-major du généralis-
sime. Si à ce moment-là nous avions eu aux postes les plus
élevés du département militaire des hommes différents : un
homme qui eût davantage l'amour du pays et qui pensât
plus en homme d'État, comme D. A. Milioutine par exemple,
et un autre qui connût mieux les secrets de la victoire et
qui comprît mieux l'armée et ses besoins, comme N. N.
Obroutcheff, la guerre aurait pu être retardée jusqu'à un
moment plus favorable.
Lorsque j'allai trouver le ministre de la Marine, l'amiral
Grigorovitch, il ne voulut pas croire que je lui apportais
le télégramme de mobilisation générale à signer. « Quoi, la
guerre avec l'Allemagne ? Notre flotte n'est pas en état
de se mesurer avec la flotte allemande » dit le ministre.
« Kronstadt ne préservera pas la capitale d'un bombarde-
ment. » Il appela au téléphone Soukhomlinoff et pria qu'on
lui confirmât qu'il devait signer. Lorsqu'il eut reçu une ré-
ponse affirmative, il donna sa signature, le cœur gros.
A l'île Selagine, dans le cabinet du ministre de l'Intérieur
Maklakoff, régnait une atmosphère de prières. Juste en
face du bureau, devant lequel était assis le ministre, il y
avait, sur une étroite tablette recouverte d'un linge, quel-
ques grandes icônes, devant lesquelles brillait une lampe
d'église et brûlaient quelques cierges.
Il commença aussitôt à parler des révolutionnaires, qui,
d'après les renseignements venus des autorités compétentes,
attendaient la guerre avec impatience, afin de terminer ce
qu'ils avaient commencé durant la guerre avec le Japon.
« Chez nous, la guerre ne peut pas être populaire dans les
masses profondes du peuple, et les idées révolutionnaires
sont plus à la portée du peuple qu'une victoire sur l'Aile-
148 HISTOIRE DE LA GUERRE
magne. Mais on n'échappe pas à sa destinée... » Et le mi-
nistre, en faisant le signe de croix, signa le télégramme.
Il me fallait alors me rendre au bureau central télégra-
phique pour expédier le télégramme historique. C'était le
16 /29 juillet, vers 9 heures du soir. Le directeur principal des
postes et télégraphes avait été averti à l'avance de l'envoi
d'un télégramme de la plus haute importance. Après être
entré dans le cabinet du directeur du télégraphe à Péters-
bourg, je lui tendis le télégramme, et je demeurai afin d'as-
sister en personne à sa transmission aux quatre coins de
l'Empire russe. En ma présence, on fit taper le télégramme
par plusieurs machines à écrire, pour l'expédier en même
temps par tous les appareils qui reliaient Pétersbourg aux
principaux centres de l'Empire, d'où la dépêche devait
être transmise dans toutes les villes des gouvernements
et des circonscriptions territoriales. Il existait une instruc-
tion spéciale pour l'envoi du télégramme de mobilisation.
Pendant sa transmission, aucun autre télégramme ne pou-
vait être expédié.
L'imposante salle du Central télégraphique de Pétersbourg
avec ses appareils au nombre de quelques douzaines était
prête à recevoir le télégramme de mobilisation.
Mais à ce moment, vers 9 heures et demie du soir, le général
lanouchkevitch m'appelle au téléphone et m'ordonne de
•retenir le télégramme jusqu'à l'arrivée du capitaine d'état-
major, Tugan-Baranowski... Ce dernier entre et me dit
qu'il m'a couru après, à travers la ville, pour m'apporter
l'ordre impérial de ne pas envoyer le télégramme de mobili-
sation générale. La mobilisation générale était suspendue, et
à sa place, par ordre souverain, on devait reprendre la
mobilisation partielle, conformément au plan précédemment
arrêté. Je repris aussitôt le texte et les copies du télégramme
de mobilisation générale ; j'avertis le directeur du télé-
graphe et partis. La décision nouvelle avait pour cause le
télégramme de Guillaume à l'Empereur, où il était dit :
« Si la Russie mobilise ses troupes contre l 'Autriche-Hongrie,
le rôle de médiateur que j'ai accepté sur ton instante
prière sera compromis, sinon impossible. Tout le poids de
la décision pèse sur tes épaules, et tu portes la responsabilité
de la guerre ou de la paix. »
Le télégramme de mobilisation partielle aux comman-
LA MOBILISATION DE L'ARMÉE RUSSE EN I914 149
dants militaires des cercles de Kief, Odessa, Moscou et
Kazan,fut expédié plus tard vers minuit, les 16/29-17/30 juillet,
par l'intermédiaire du capitaine Tugan-Baranowski.
Je rentrai dans le cabinet du chef d'état-major général et
ne pus cacher tout mon chagrin du changement qui s'était
produit. Il était clair que tout le poids des confusions et
du gâchis qui allaient se produire (car indubitablement la
mobihsation générale suivrait dans quelques jours), reposerait
sur nous, gens de l'état-major général.
lanouchkevitch me transmit les paroles de Sa Majesté :
lui, l'Empereur, assumait toute la responsabihté de l'ordre
de mobihsation partiehe ; les dirigeants du département
de la guerre avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir
pour en venir à la mobihsation générale, mais l'Empereur
avait résolu de n'y pas procéder.
D'après ce qui précède, les exposés faits dans la presse
(articles de Wladimir Nabokoff dans le Roui) qui reposent
sur les données du procès SomMow/wo^ doivent être considérés
comme tout à fait faux. Au reste, il faut en dire autant du
journal de Soukhomlinoff, qui a paru dans ces derniers jours
à Helsingfors et dont des extraits ont été pubhés dans les
Poslednia Izvestia (i) quand il prétend que, de leur propre
autorité, Soukhomhnoff et lanouchkevitch n'ont rien changé
à la mobilisation générale d'abord décidée et ont trompé
l'Empereur.
Cette idée ne pouvait naître qu'en 1917, après la chute de
la monarchie; en réalité, en 1914, ni l'un ni l'autre n'aurait
désobéi à son souverain (2).
Ainsi le 17/30 juillet était le premier jour de la mobih-
sation pour les circonscriptions mihtaires de Kief, Odessa,
Moscou et Kazan, c'est-à-dire pour les régions situées au sud,
au centre et à l'est de la Russie d'Europe. Les troupes des
circonscriptions de Pétersbourg, Vilna, Varsovie, le Caucase,
le Turkestan et les trois circonscriptions militaires de Sibérie,
ne reçurent pas d'ordre de mobihsation. Le nord, le nord-
(i) Il me semble que ce journal, s'il n'est pas apocryphe, a été dans tous
les cas antidaté et écrit après la chute de Soukhomlinoff et après, ou im-
médiatement avant, le procès.
(2) Cette désobéissance aurait été sue de l'empereur le lendemain, car on
ne peut garder secrète une mobilisation générale à laquelle des millions
d'hommes prennent part.
150 HISTOIRE DE LA GUERRE
ouest et l'ouest de la Russie d'Europe, la région du Don,
le Caucase, le Turkestan, la Sibérie entière et toutes les ré-
gions cosaques n'étaient pas touchés par la mobilisation. La
flotte non plus n'était pas mobilisée.
Le 17/30 juillet, à 11 heures du matin, le général lanouchke-
vitch m'appela au téléphone et me dit : « Il y a espoir que la
situation s'améliore; tenez-vous prêt à venir me parler avec
tous les docum.ents, à mon premier appel, tout de suite après
midi. »
lanouchkevitch avait persuadé Sazonoff de représenter
à l'Empereur tout le danger d'une mobilisation partielle qui,
au point de vue politique, pouvait être considérée comme un
manquement à nos devoirs d'alliés envers la France; cela
permettrait à Guillaume d'extorquer au gouvernement fran-
çais une promesse de neutralité, et quand nous serions em-
pêtrés dans, notre mobilisation partielle, il nous déclarerait
la guerre et profiterait de notre manque de préparation.
Vers I heure de l'après-midi, lanouchkevitch fut appelé
au téléphone par Sazonoff, qui déclara que l'Empereur
avait trouvé juste, d'après les dernières nouvelles reçues
de Berlin, de décréter la mobilisation générale de l'armée
et de la flotte.
« Alors, faites vos ordres, mon général, et ensuite... dis-
paraissez pour toute la journée (i)... » ajouta le ministre.
lanouchkevitch me fit appeler aussitôt après et me fit
part de cette conversation.
Il fallait donc envoyer tout de suite un nouveau télégramme
de mobilisation générale, suivant lequel le jour suivant,
c'est-à-dire le 18/31 juillet, serait le premier jour de la
mobihsation pour l'ensemble du territoire russe. Dans ces
conditions il ne pouvait y avoir aucune confusion dans les
quatre circonscriptions militaires où la mobilisation partielle
avait été ordonnée; d'après les règles générales, il n'y avait
encore, le premier jour, aucun mouvement de troupes ou
embarquement de réservistes ou de chevaux. Les premières
vingt-quatre heures étaient mises à la disposition des réser-
vistes pour leur permettre de régler leurs propres affaires. Les
transports commençaient le deuxième jour de la mobilisa-
tion. Si donc à Kief, Odessa, Moscou et Kazan, pendant le
(i) Cette phrase est en français dans le texte.
LA MOBILISATION DE L'ARMÉE RUSSE EN I914 15I
premier jour de la mobilisation partielle, amvait l'ordre que
le lendemain serait le premier jour de la mobilisation générale,
la mobilisation partielle était comme absorbée dans la mobi-
lisation générale, l'ordre de mobilisation partielle se trouvait
en fait annulé, et, dans ces circonscriptions militaires, la mobi-
lisation commençait comme ailleurs le 18, sauf que, dans ces
circonscriptions, il y avait successivement deux premiers jours
de mobilisation. En un mot, par cette décision, tout le mal
résultant de l'ordre de mobilisation partielle était arrêté;
il y avait seulement un jour de retard dans la mobilisation.
Il fallait de nouveau retourner chez les trois ministres
pour faire signer le télégramme qui fixait au 18/31 juillet
le premier jour de la mobilisation générale, celui de la
veille n'étant naturellement plus valable.
A ce moment avait lieu au palais Marie une séance extra-
ordinaire du Conseil des ministres, sous la présidence de
Goremykine. lanouchkevitch s'y rendit aussi. Il me proposa
de venir avec lui, puisque, étant donné les circonstances,
tous les ministres seraient présents, et que, pendant une
suspension de séance, on pourrait obtenir d'un seul coup
toutes les signatures nécessaires. C'est ce que nous fîmes.
Le télégramme était prêt. Vers 5 heures de l'après-midi, je
le portai au Central télégraphique. Les mêmes dispositions
que la veille furent prises. Involontairement je fus amené à
me demander si, cette fois, on réussirait à expédier le télé-
gramme. Je pensais aux paroles de Sazonoff : « Et disparaissez
pour toute la journée. » A 6 heures du soir, tous les appareils
étaient prêts à recevoir le télégramme de mobilisation.
J'entrai dans la salle. Un silence solennel régnait parmi les
télégraphistes, hommes et femmes. Chacun était assis devant
son appareil et attendait la copie du télégramme, pour
envoyer dans tous les coins de l'Empire russe la grande nou-
velle de la levée du peuple russe pour la grande lutte.
Quelques minutes après 6 heures, tandis qu'un silence
absolu régnait dans la salle, les appareils commencèrent à
taper. C'était l'instant où s'ouvrait la grande époque...
Pour qu'un contrôle fût possible, des avis de réception étaient
demandés; j'attendis ces réponses dans la salle. Vers 7 heures
arrivèrent les réponses de tous les points en relation télé-
graphique directe avec Pétersbourg, c'est-à-dire les centres
les plus importants de la Russie d'Europe et d'Asie : le télé-
152 HISTOIRE DE LA GUERRE
gramme de mobilisation avait été exactement transmis.
Le sort en était jeté. La décision était déjà connue dans
toutes les grandes villes de notre immense pays. Nul recul
n'était plus possible. Le prologue du drame historique avait
commencé.
Le même jour, tard dans la soirée, une question fut posée
télégraphiquement par l'état-major de la circonscription
militaire de Kief en raison de la situation peu claire créée
par la réception des télégrammes de mobilisation. On deman-
dait s'il n'y avait pas malentendu. On envoya aussitôt
un télégramme explicatif. Il n'y eut pas d'autres demandes.
Cela signifiait que partout la mobilisation avait commencé
sans confusion. On apposa, de bonne heure le matin, et en
grand nombre, dans les rues de Pétersbourg, les affiches
rouges de mobilisation générale des réservistes. Des affiches
blanches annoncèrent l'état de guerre pour Pétersbourg et
les environs.
Les dépêches des agences firent connaître que le même
jour 18/31 juillet, en Allemagne et en Autriche-Hongrie,
l'ordre de mobilisation avait été donné. En Autriche, la mobi-
lisation partielle de certains corps avait eu lieu plus tôt,
en même temps qu'était adressé l'ultimatum à la Serbie.
Le 19 juillet (i^^ août), l'empereur d'Allemagne déclara la
guerre à la Russie. Le dimanche 20 juillet (2 août), eut lieu
au palais d'hiver la réception, demeurée dans toutes les
mémoires, par l'Empereur, du cartel allemand.
A partir du deuxième jour de la mobilisation, c'est-à-dire
du 19 juillet {1^^ août), les réservistes commencèrent à se
déverser dans les cadres de l'armée. On commença de
rassembler les chevaux, et là où cela était prévu pour l'état
de guerre, les voitures, autos et camions automobiles de la
population.
Les délais de mobilisation et de mise sur pied de guerre
variaient suivant les troupes et les services, allant de quelques
heures, pour les régiments de cavalerie de la frontière, à
quelques semaines, pour les troupes de deuxième catégorie
et les formations du train. Pour la territoriale, il y avait
encore d'autres délais.
Après la mobilisation de l'armée commença l'appel de
la territoriale. Le décret sur l'appel de la territoriale de
première catégorie fut signé une semaine après le commen-
LA MOBILISATION DE L'ARMEE RUSSE EN I914 153
cernent de l'appel des réservistes, le 25 juillet (7 août).
Mais là on s'en remit au ministre de la guerre du soin
d'appeler lui-même les hommes au fur et à mesure des
besoins, suivant leur classe et leur rayon. Il y avait environ
3 millions de réservistes non gradés et, l'un dans l'autre,
10 millions de territoriaux. Il fallait que leur appel répondît
aux possibilités pratiques d'équipement, armement et en-
tretien. Le ministère avait à résoudre un problème vérita-
blement gigantesque qui se posait pour la première fois
dans la vie de l'État. L'histoire ne fournissait aucun précé-
dent valable. Beaucoup d'ouvrages spéciaux avaient traité
du « peuple en armes » de notre temps ; mais, dans la pratique,
il n'y avait pas d'exemple de cette levée générale, et elle
présentait de prodigieuses difficultés. En réalité, le problème
aurait dû être résolu de la façon suivante :
A l'aide de considérations stratégiques, on eût fixé l'impor-
tance de l'armée dont l'État devait disposer, y compris les
formations auxiliaires, pour obtenir un résultat dans le plus
bref délai. Tout le reste du contingent des hommes mobili-
sables eût été destiné à combler les vides de l'armée de
première ligne. Ce contingent aurait dû être préparé, instruit,
puis envoyé au front suivant le besoin qui se serait fait
sentir de formations de remplacement.
Afin d'obtenir une préparation satisfaisante, et aussi pour
ne pas imposer à la population de vexations inutiles, il aurait
fallu fixer exactement : 1° la durée minima de l'instruction
de ces réserves, et 2° le contingent nécessaire pour un temps
donné, mettons un mois.
•Toutes ces données ne pouvaient être demandées qu'à
l'expérience, et, avant la guerre, il n'y avait pas eu d'expé-
rience faite.
Il était naturel que l'on s'efforçât plutôt d'avoir sous la
main un effectif surabondant que de risquer d'en avoir un
insuffisant. Finalement le système du peuple en armes conduisit
dans la pratique à avoir pendant la guerre dans toute l'étendue
de l'Empire russe un réseau serré de dépôts de troupes, dans
lesquels devaient être exercées les réserves. Il eût fallu, dès
le temps de paix, disposer ce réseau de façon à remplir la
tâche très importante de diriger, dans un délai donné, le
matériel humain vers les troupes de première ligne, pour
les maintenir en tout temps au niveau voulu en quantité
154 HISTOIRE DE LA GUERRE
comme en qualité. C'est le système bien connu des troupes
de remplacement. Malheureusement ce système n'avait pas
été. étudié et préparé chez nous en temps de paix. D'après
le plan de mobilisation en vigueur chez nous, on avait prévu
i88 formations de remplacement, non compris les régiments
de cavalerie. Pour ces i88 formations, il n'existait d'autres
cadres que ceux qui se tiraient des troupes de campagne,
et le nombre des formations était insuffisant. Même si l'on
admettait le chiffre de lo.ooo hommes pour l'effectif de
chaque formation (ce qui pratiquement n'eût pas été pos-
sible), cela donnait en tout moins de 2 miUions d'hommes ;
de plus, les formations de réserve étaient de capacité pas-
sablement inégale ; et enfin peut-on avoir des corps de
10.000 hommes ? Au début, le « grand programme » dont il
a déjà été question envisageait la formation de 500 batail-
lons de réserve de deuxième catégorie ; mais malheureuse-
ment> ces formations, elles aussi, n'avaient pas été étudiées
au début de la guerre.
On avait seulement dans le plan de mobilisation dressé
le registre des hommes disponibles. C'est pourquoi au début
de la guerre, si étonnant que cela soit, les troupes en campagne
souffraient d'un déficit chronique, tandis que des dizaines
de milliers d'hommes valides se cachaient à l'arrière sous
toutes sortes de prétextes. Cette plaie de la guerre nationale
ne pouvait être évitée que par un système soigneusement
préparé de troupes de réserve. On aurait dû maintenir
dans le réseau serré des formations de réserve tout le surplus
des réservistes appelés, tous les blessés ou malades guéris,
ainsi que les recrues des dernières classes. Ce ne sont pas
les droujines de la territoriale, mais bien les troupes de ré-
serve qui auraient dû donner l'armée de deuxième ligne, dont la
tâche principale eût été d'envoyer sans interruption des ren-
forts au front, afin de maintenir l'armée active au niveau voulu.
Pour bien des raisons qu'il serait instructif d'examiner à
part, le réseau des réserves n'avait pas été étudié par notre
état-major général, et c'est pourquoi il fallut l'improviser
pendant la guerre, alors que les conditions nécessaires à
un travail tranquille et méthodique faisaient complètement
défaut. Nul n'a oublié quelle chose informe devenaient
nos bataillons de réserve, où s'entassaient peu à peu jusqu'à
dix compagnies de i.ooo hommes chacune.
LA MOBILISATION DE L'ARMÉE RUSSE EN I914 155
Mais nous y reviendrons... Comment se passait la mobi-
lisation de notre armée active ?
Les premières nouvelles qui arrivèrent de partout à la sec-
tion de mobilisation de l'état-major étaient très satisfaisantes.
On pouvait naturellement être complètement rassuré en ce
qui concerne les troupes de première ligne et l'armée de cadres.
Animées d'un sentiment national profond, sentant venue
l'heure qui marquait la fin de longues années de prépara-
tion et le commencement des dures épreuves, nos troupes
avaient acquis pendant la paix une pratique suffisante de la
mobilisation. Pendant les dernières années avant la guerre,
on avait accordé une attention suffisante à cette partie de
la préparation. Sauf pendant la durée des exercices de camp
et l'instruction des recrues, le reste de l'armée dans toutes
les circonscriptions militaires accomplissait à grande échelle
ce qu'on appelait les exercices de contrôle de la mobi-
lisation (poviérotchnia mohilisatsii) . On nommait chaque
fois des commissions militaires qui suivaient de très près
la marche de ces mobihsations ; on rédigeait des rapports où
étaient signalées toutes les fautes commises, et ces fautes,
on s'appliquait ensuite soigneusement à les éviter.
Il existait, en outre, une autre forme de pratique de la
mobihsation, des essais de mobihsation avec appel des réser-
vistes et présentation des chevaux par la population.
Des crédits suffisants étaient accordés, et ces exercices
étaient à double fin, instructifs à la fois pour les troupes et
les réservistes, et pour les autorités locales chargées de
l'immatriculation et de l'appel des réservistes, et de la réqui-
sition des chevaux. Justement deux mois avant la mobilisation
effective, un exercice de cet ordre avait eu lieu dans la cir-
conscription mihtaire d'Odessa pour la 34^ brigade d'ar-
tillerie à lékatérinoslav.
L'expérience montra que l'on pouvait être sans crainte
au sujet de la mobilisation des troupes de campagne.
Mais bientôt, pendant la mobihsation effective, commen-
cèrent d'arriver des nouvelles alarmantes sur des troubles
causés par les réservistes dans les heux de rassemblement
où commandaient les chefs de districts mihtaires.
Dans le district de Barnaul, du gouvernement de Torask,
dans les gouvernements de Perm, Orel et Mohilev, il y eut
une grande effervescence parmi des dizaines de milUers de
156 HISTOIRE DE LA GUERRE
réservistes, uniquement parce qu'ils s'étaient enivrés d'eau-de-
vie. On avait prévu que pareils désordres étaient probables, et
notre loi (le règlement militaire, édition de 1912) permettait
la fermeture complète de tous les débits d'eau-de-vie
pendant toute la période de mobilisation; toutefois l'ar-
ticle du règlement ordonnant la fermeture de ces débits
(monopole de l'État) n'avait été introduit que dans la
nouvelle édition de la loi, après une longue opposition du
ministre des Finances, qui avait réussi, pour des raisons
fiscales, à limiter cette défense au temps où les réservistes
ne seraient pas encore incorporés, et, de plus, à ne pas l'étendre
à tout le territoire, mais à la limiter aux points de rassem-
blement des réservistes et aux régions éloignées des voies
ferrées.
Suivant la loi donc, une fois écoulé le flot des réservistes,
le monopole de l'alcool pourrait de nouveau avoir son plein
effet. Cela ne suffisait pas. C'est pourquoi, à la veille de la
mobilisation, le 15/26 juillet 1914, le ministre de la Guerre
écrivit au ministre des Finances, et insista pour que les débits
d'eau-de-vie fussent fermés partout, et non seulement pen-
dant la durée de la mobilisation, mais aussi jusqu'à ce
que fût complètement terminée la concentration stratégique
des troupes à la frontière.
Le ministre des Finances donna son consentement dès la
veille de la mobilisation, et il en résulta l'ordonnance impé-
riale interdisant la vente de l'eau-de-vie dans tout l'empire
pendant toute la durée de la mobilisation.
Les révoltes causées par l'ivrognerie des réservistes déter-
mxinèrent le gouvernement à interdire la vente de l'eau-de-vie
et du vin pour toute la durée de la guerre. Ainsi commença
en Russie la période de sobriété, qui fut extraordinairement
bienfaisante pour le peuple. Que l'on se rappelle comment
cette mesure amena certaines communes rurales et urbaines
à décider l'interdiction à perpétuité du commerce de l'eau-
de-vie.
La révolution annula ces mesures bienfaisantes, et la pé-
riode révolutionnaire bolchevique de la vie russe est marquée,
entre autres, par le renouveau des bacchanales alcooliques,
Les révoltes causées par l'ivrognerie pendant la mobili-
sation, malgré la défense de vendre de l'eau-de-vie, s'expli-
quent par le fait que des bandes de réservistes pénétrèrent
LA MOBILISATION DE L ARMEE RUSSE EN I914 157
par effraction dans les magasins fermés et les dépôts gouver-
nementaux d'eau-de-vie et pillèrent les approvisionnements.
On envoya de Pétrograd l'ordre de prendre les mesures
les plus sévères pour empêcher les réservistes de s'enivrer,
et, dans deux cas, des gouverneurs furent destitués parce
qu'ils n'avaient pas pris des mesures efficaces pour le réta-
blissement de l'ordre.
Ce fut là d'une manière générale un manquement grave
dans la marche de la mobilisation, mais sans conséquence
pour le résultat final. Un deuxième manquement s'observa :
dans des cas manifestement très nombreux, les hommes
appelés purent se soustraire à la mobilisation parce que la
loi elle-même prévoyait des sursis et des dispenses d'appel
pour toutes sortes de raisons. L'espèce d'institut devenu si
célèbre pendant la guerre des Hussards culs-terreux (Sem-
gusary) (i) avait ses racines dans la loi et prit naissance
pendant la mobilisation.
Je pense, entre autres, au flot de requêtes et de sollicita-
tions de toutes sortes, écrites et orales, qui déferla durant
ces jours et qui, par l'intermédiaire de la section de mobilisa-
tion, parvenait au ministre de la Guerre, demandant l'exemp-
tion ou tout au moins un sursis d'appel.
Ces sortes de requêtes ne provenaient pas de la masse
du peuple, mais des personnes de notre société cultivée et
de la « bourgeoisie ». Et l'on essayait de tous les moyens
de pression pour en assurer l'efficacité. En première ligne
venait naturellement la protection, sous la forme de lettres
de recommandation et de prières, de personnes qui, par leur
origine et leur situation dans le monde de la bureaucratie, ap-
partenaient à la classe la plus élevée.
On combattit ce fléau, mais, il faut le reconnaître, sans
succès le plus souvent. La protection est un des fléaux fon-
damentaux de la vie russe, et l'on ne peut le combattre qu'en
unissant toutes les forces de la société elle-même. Mais dans
les jours de fièvre de la mobilisation, on avait autre chose à
faire. Pendant les journées de la mobilisation, alors qu'un
certain enthousiasme patriotique régnait parmi la popula-
tion, cette ombre au tableau n'apparaissait pas encore
complètement, comme ce fut le cas plus tard, lorsque
(i) Analogues à nos « embusqués ».
158 HISTOIRE DE LA GUERRE
commencèrent les jours sombres de la longue guerre. L'im-
portance de cette ombre croissait en raison directe de nos
insuccès militaires.
Grâce à notre immense richesse en matériel humain, ces
défections ne pouvaient pas exercer d'influence appréciable
sur les résultats de la mobjHsation de notre armée de cam-
pagne. L'effectif du temps de guerre avait été aisément
atteint, et tous les corps de troupes et les services mihtaires
arrivèrent, dans le délai pré\ni, à effectif complet (i) dans le
territoire de concentration.
Les délais de mobihsation des troupes étaient, comme on
l'a déjà dit, très divers, et dépassaient un mois pour les
corps de troupes de deuxième catégorie et pour les régi-
ments cosaques de troisième catégorie. Les armées de cam-
pagne définitivement prêtes étaient le vingtième jour de la
mobihsation sur leur terrain de concentration. Nos armées,
la III^ sous le haut com.mandem.ent du général Russki, et
la VHP sous celui du général Broussiloff, commencèrent
les opérations d'attaque en Gahcie orientale le 7/20 août,
c'est-à-dire le \'ingt et unième jour, calculé à partir du
premier jour de la mobihsation, et \inrent en contact avec
l'ennemi le 10 /23 août ; le 13 /26 août, sur tout le front de la
Ille armée, eurent lieu avec les troupes austro-hongroises des
combats sérieux qui aboutirent pour nous à un succès notable.
La période des guerres est loin d'être close dans le monde.
Bien mieux, on peut dire, et ce ne sera pas un paradoxe, que
la guerre mondiale, qui a commencé en 1914, dure encore.
Le dernier acte de ce grand drame historique n'est pas encore
joué, comme nous le disions au début de cet article.
Il est inévitable que le peuple russe, avec ses 150 milhcns
d'hommes, y prenne part, comme il fut iné\'itable qu'il
prît part à toutes les phases antérieures de la lutte.
Le futur gouvernement national de notre grand pays,
après son relèvement, aura à cœur la reconstitution de l'armée,
qui sera l'une des pierres angulaires de son œuvre de res-
tauration. Sans année aucun État ne peut vivre. Il faudra
(0 La qualité des troupes, cest-à-dire la présence parmi elles de per-
sonnes appartenant à une classe cultivée, eût naturellement été plus élevée,
si certains des représentants de cette classe ne s'étaient pas dérobés à l'appel
ou efforcés d'obtenir des postes dans la zone des étapes. Le recrutement
des officiers de rang inférieur n'a pas été assuré de façon satisfaisante pen-
dant la grande guerre. Mais il y aura lieu de traiter à part ce point.
LA MOBILISATION DE L ARMEE RUSSE EN I914 I59
alors tenir compte dans tous ses détails de la grande expé-
rience de notre mobilisation en 1914.
Cette mobilisation se poursuivit avec succès, brillamment,
comme l'ont reconnu toute la société russe et ses représen-
tants les plus éminents (i), parce que cette opération mili-
taire et politique avait été étudiée avec soin, dans tous ses
détails, en temps utile.
Il faut absolument, sans perdre de temps, réunir tous les
résultats de l'expérience pratique de cette mobilisation,
afin de pouvoir, quand l'heure sonnera, remédier aux man-
quements qui, dans notre mobilisation de 1914, ont empêché
d'employer pour le mieux les forces vitales de la Russie.
20 juin (3 juillet) 1921.
Serge Dobrorolsky.
A l'interprétation qu'un puhliciste allemand avait donnée
de ce- témoignage, le général Dobrorolsky a répondu en 1922
par un second article (2) qtti complète et précise sa pensée sur
quelques points essentiels. En voici le texte :
Dans deux numéros du journal berlinois Nachrichtenhlatt
iiher Ostfragen, parus le 2 et le 4 décembre, M. Heinz Fenner
a donné de longs extraits de mon article sur la mobilisation
russe en 1914, en les accompagnant de commentaires aux-
quels il est nécessaire de répondre, dans l'intérêt de la vérité
historique.
En soulignant certains faits dans la suite des mesures
militaires prises en vue d'une guerre, et en ne reproduisant
pas mon article en entier, M. Heinz Fenner laisse paraître
une tendance bien marquée à établir la culpabilité de la
Russie, qui aurait prématurément créé une atmosphère de
(i) A la séance solennelle de la Douma d'Empire, en août 1914, le ministre
de la Guerre, général A. Soukhomlinoff, si impopulaire dans les cercles de la
Douma, fut accueilli par une acclamation générale, sous l'influence de l'ex-
traordinaire réussite de la mobilisation. Je me souviens d'un mot d'un
membre bien connu de la Douma, lorsqu'il pénétra dans le cabinet du di-
recteur de la mobilisation ; il dit que le ministre de la Guerre avait effacé
toutes ses fautes envers la représentation populaire et la société russe par
le succès de la mobilisation.
(2) Voïenny Sbornik 'Revue militaire), fascicule 2. Cette traduction,
comme la précédente, a été faite, d'après le texte russe, par M. et Mme Ch.
Appl-hn. [N. D. L. R.]
l60 HISTOIRE DE LA GUERRE
guerre, et rendu ainsi complètement impossible le règlemxent
à l'amiable du conflit austro-serbe.
Je me propose de réfuter l'un après l'autre les commen-
taires de l'auteur allemand.
Pour commencer, il s'attaque à l'instruction, citée par moi,
du général Ianouchke\itch, sur la nécessité, en cas de
mobilisation partielle, de ne donner à l'Allemagne aucun
prétexte pour y voir un acte d'hostilité contre elle. L'auteur
déclare cette instruction illogique et dépour\Tie de toute
sincérité ; pour le démontrer, il s'appuie sur ce que je dis de
l'alliance austro-allemande, alliance si étroite que les deux
États formaient un bloc : IanouclLk;e\"itch n'a donc pu
croire réellement qu'une mobilisation partielle pût être
dirigée contre F Autriche-Hongrie seulement.
Tout ce passage de M. Heinz Fermer montre, une fois de
plus, l'impossibihté pratique de cette mobilisation partielle,
dont on a eu l'idée pendant quelques jours, en juillet 1914,
dans les hautes sphères gouvernementales.
L'écrivain allemand ne veut même pas admettre mainte-
nant qu'on ait pu y penser sincèrement. D'un autre côté,
était-il possible, par une mobilisation partielle, d'intimider
les deux membres principaux de l'aUiance qui unissait les
États de l'Europe centrale ?
Cette idée dangereuse d'une mobihsation partielle est
restée en faveur chez nous jusqu'au 17/30 juillet à midi;
même après que Pourtalès eut averti Sazonoft, le 16 jzg, que
la mobilisation partielle contre l'Autriche devait, en vertu
d'une clause du traité d'aUiance, déclencher automatique-
ment la mobihsation générale en Allemagne, cette déclaration
n'eut pas d'abord le pouvoir de la faire abandonner ; comme
on le sait, pendant 24 heures, à la date du 7/30 juillet, c'est
ime mobihsation partieUe s'étendant à quatre circonscrip-
tions de la Russie d'Etu-ope qui a été proclamée. Ce fait
ne montre-t-il pas très clairement quel amour notre gouver-
nement avait de la paix, pour le maintien de laqueUe
il consentait à courir le risque d'une catastrophe, en cas
que la mobihsation générale dût être substituée à la mobih-
sation partielle, non pas après un jour, mais après plusieurs
joiu-s.
Plus loin, l'auteur s'arrête à la date du 11/24 juiUet, jour
où se tint, à 17 heures, à la suite de l'ultimatimi autrichien,
LA MOBILISATION DE L' ARMÉE RUSSE EN I914 16I
un conseil des ministres à Krasnoïé-Sélo, et où furent décidées
les premières mesures à prendre en cas de guerre, entre autres
l'établissement d'une période de pré-mobilisation dans
l'Empire. C'est sur ce point qu'insiste surtout l'écrivain
allemand : il y voit la preuve qu'à cette date du 11 /24 juillet,
le « parti militaire russe » avait déjà décidé la guerre, alors
qu'à Berlin on conserva longtemps encore l'espoir d'une solu-
tion pacifique. Dans l'exemple qu'on donne de l'initiative
prise par certaines autorités, dans les districts frontières,
concernant la réquisition des chevaux, il veut voir l'effet
d'un ordre secret (i).
On pourra discuter longtemps et abondamment sur le
point de savoir si telle ou telle autre mesure, prise en vue
d'une guerre éventuelle, a été dictée par une sage prévoyance,
ou par le désir de provoquer le voisin et de l'entraîner plus
sûrement dans un conflit armé.
Actuellement, tout le monde sait que la Russie n'était
pas prête à la guerre, surtout au point de vue militaire tech-
nique ; or cette insuffisance de préparation, nous la connais-
sions, à l'état-major russe, avant la guerre. Soukhomlincff
certes ne l'ignorait pas (2) ; et, moi-même, j'en parle en
détail dans mon article à propos du grand programme « de
renforcement des forces armées ». L'auteur allemand ne
reproduit pas mon opinion sur ce point ; c'est pourquoi,
lorsqu'il conclut à la décision bien arrêtée du « parti mi-
Irtaire russe », sa conclusion est tendancieuse, et ne peut
être acceptée par quiconque a lu mon article sans parti pris.
Nous n'étions pas prêts à la guerre, et ne pouvions, en con-
séquence, la désirer ; mais d'autant plus avions-nous raison
de prendre des mesures de sécurité. C'était notre devoir
envers notre Patrie. Chaque gouvernerhent prenait les dis-
positions les plus conformes aux intérêts vitaux de son pays.
L'Angleterre, avec beaucoup de prévoyance, n'avait pas
démobilisé sa flotte après ses manœuvres dans la mer du
Nord, en juin 1914. En Allemagne, le chef suprême partit
au milieu de juillet pour une croisière sur les côtes de Nor-
<i) Il ajoute cependant que cela ne ressort pas directement des « explica-
tions données par Dobrorolsky ».
(2) Voir sa conversation avec Basili, directeur des affaires politiques au
ministère des Affaires étrangères, telle que l'a rapportée Recouly dans un
article de la Repue de France (ib novembre 1921).
11
102 HISTOIRE DE LA GUERRE
vège, parce qu'en Allemagne tout était prêt. Chez nous,
il fallait, de toute nécessité, chercher quelque palliatif aux
inconvénients découlant de l'étendue de notre territoire
et de la faiblesse de nos armements dans les districts fron-
tières et dans quelques autres. Mais il y a loin de ces mesures
préventives à la guerre, au moins pour ceux qui ne la dési-
rent pas.
M. H. Fenner estime que les mesures militaires prises par
le gouvernement russe, le ii /24 juillet, et le décret établissant
l'état de pré mobilisation (i), montrent qu'en fait notre
mobilisation était commencée à ce moment, devançant de
huit jours la mobilisation officielle.
Le terme de mobilisation a un sens précis et bien déter-
miné. Il signifie pour tous les États le rejtforcement de l'armée
du temps de paix par des contingents de réservistes, de che-
vaux et de véhicules, qui lui permettent d'atteindre ses
effectifs du temps de guerre. Or aucune des mesures prises
le 11/24 juillet ne prévoyait, pareille augmentation des
effectifs. Ni un réserviste, ni un cheval, ni un véhicule ne
furent appelés avant le décret de mobilisation. Le fait que,
dans le gouvernement de Souvalki, il y eut un commencement
d'appel, ne doit pas être généralisé, et, à moins de parti pris
tendancieux, on ne peut le citer comme une preuve que les
mesures ordonnées étaient des mesures de mobilisation.
Dans un des prochains numéros du Voïenny Sbornik,
j 'aurai l'occasion de traiter, à l'aide de documents français,
des mesures analogues prises par l'Allemagne bien avant
que la mobilisation ne fût décrétée : dès le 12/25 juillet,
alors que la France ne lui avait fourni aucun prétexte pour
agir ainsi, l'Allemagne a commencé à «préparer sa mobilisa-
tion » sur sa frontière occidentale.
L'esprit tendancieux de l'auteur se manifeste clairement
dans sa façon d'interpréter le télégramme du 17/30 juillet
envoyé par Sa Majesté l'Empereur au Kaiser, et dont voici
le texte : « Je te remercie de tout cœur de ta dépêche. Je
ferai partir Tatistcheff ce soir avec des instructions. Les
mesures militaires actuellement en vigueur ont été prises
il y a cinq jours pour nous protéger à la suite des prépara-
tifs de l'Autriche. Je souhaite de tout cœur que ces mesures
(1) Son deuxième article débute par cette affirmation (numéro du 6 dé-
cembre du journal déjà mentionné).
LA MOBILISATION DE l'ARMÉE RUSSE EN I914 163
n'entravent en rien ton action médiatrice, en laquelle j'es-
père beaucoup. Nous avons besoin que ta grande influence
sur l'Autriche l'amène à s'entendre avec nous (i). »
La phrase soulignée inspire à l'auteur allemand des doutes
sur la sincérité de ce télégramme. Il estime qile les m.esures
militaires, mentionnées par le Tsar, ne peuvent être celles
qui avaient été décidées par le Conseil des ministres le
II /24 juillet. Pour lui, elles doivent sous-entendre la mobilisa-
tion générale, qui n'a été décrétée que le 16/29 juillet.
Il ne m'appartient pas de commenter le sens du télégramme
de Sa Majesté. Et si je m'y arrête, c'est uniquement pour
montrer clairement avec quelle partialité l'auteur allemand
s'efforce de démontrer les intentions belliqueuses du gou-
vernement russe, alors que, pour tout lecteur impartial, il
saute aux yeux que la phrase soulignée se rapporte aux
mesures prises le 11 /24 juillet, et, entre autres, à l'état de
Prémohilisation (2).
Pour déterminer le jour initial de notre mobilisation géné-
rale, et c'est de la plus haute importance pour qui veut
pénétrer les véritables desseins du haut commandement,
l'auteur allemand s'arrête à deux dates : la date à laquelle
fut signé le décret impérial ordonnant ia mobilisation géné-
rale, et la date à laquelle cet ordre fut transmis par le télé-
graphe de Pétrograd à toutes les villes de l'Empire. Comme
je l'ai expliqué dans mon article, la signature de l'ordre de
mobilisation eut lieu dans la matinée du 16/29 juillet, et
l'ordre de transmission fut d'abord donné à 10 heures le soir
du même jour (16/29); puis, ainsi que je l'ai relaté en détail,
retardé d'un jour et reporté au lendemain 17/30 à 18 he^ires.
C'est à ce moment que le télégraphe transmit enfin, dans les
régions les plus reculées de l'Empire russe, l'ordre impérial,
revêtu de la signature de trois ministres, de mobiliser l'armée
et la flotte, et de compter comme premier jour de la mobili-
sation le 18/31 juillet.
L'auteur allemand cependant s'attache à démontrer
(1) N'ayant pas sous la main le texte officiel, je traduis celui qui est
publié par le journal allemand. La phrase en italique a été soulignée par
l'auteur allemand.
(2) Ces mesures édictées le 11/24 juin sont entrées en vigueur le 12/25, et
r « état de prémobilisation » fut décrété le i3/26. La dépêche de Sa Majesté
est du 17, et ce délai de cinq jours correspondrait pleinement avec les
mesures prises.
164 HISTOIRE DE LA GUERRE
l'importance de la première date, celle de la signature du
décret impérial. Il veut, avec son parti pris habituel, persuader
à ses lecteurs qu'en dépit de ses télégrammes pacifiques
à Guillaume, l'Empereur de Russie, en signant le décret
de mobilisation générale le matin du 16/29 juillet, avait
déjà irrévocablement décidé de faire la guerre.
Et cependant la lecture impartiale de mon essai conduit
nécessairement à une conclusion tout à fait différente. Le
décret de mobilisation générale fut en effet signé le 16/29 juillet
au matin. Mais lorsque, le soir du même jour, je me rendis
à 22 heures au central télégraphique afin de transmettre
le décret dans les provinces en indiquant le 17/30 comui9
premier jour de la mobilisation, j'en fus empêché par ordre
supérieur, et le télégramme ne fut pas expédié. En revanche,
deux heures plus tard, un autre télégramme fut envoyé, pres-
crivant la mobihsation partielle de quatre districts mili-
taires contre l'Autriche-Hongrie. L'Empereur de Russie
donna l'ordre verbal d'arrêter l'exécution de son décret,
et se résolut donc à faire un sacrifice exceptionnellement
grand et significatif : il transforma la mobilisation générale
en mobilisation partielle. Pourquoi ? Uniquement afin de
tenter un suprême effort pour sauvegarder la paix en Europe
et éviter les horreurs d'une guerre mondiale...
Selon toute apparence, l'auteur allemand se propose de
continuer dans son journal à commenter mon étude sur
la mobilisation russe. Les extraits copieux qu'il en a donnés
jusqu'ici ne vont pas au delà de la suspension de l'ordre de
mobilisation générale au soir du 16/29 juillet. Aussi vais-je
attendre, pour conclure, la fin de ses articles.
Voyant quelle attention M. Heinz Fenner a donnée à mon
étude, je ne doute pas qu'il ne lise avec le même soin cette
petite note. Il montrera par là qu'en entreprenant son essai
critique, il n'avait d'autre but que de servir la vérité histo-
tique et de contribuer à l'étude complexe des « journées tra-
giques » qui ont précédé la guerre.
Est-il possible d'apprécier équitablement la responsabilité
devant l'histoire des principaux acteurs de cette guerre,
en s'attachant à telle mesure prise par l'un d'eux, à tel moment
déterminé, alors que c'est seulement l'ensemble de toutes
les mesures prises et de tous les moments qui a rendu la guerre
inévitable ?
LA MOBILISATION DE L' ARMÉE RUSSE EN 1914 165
On ne peut, pour juger de l'attitude plus ou moins belli-
queuse prise par les différents États européens, user d'un
seul et même instrument de mesure. Cette attitude devait
dépendre, pour chaque nation, de son degré de culture et
de ses ressources physiques, de ses richesses matérielles,
du niveau atteint par sa technique et de son développement
moral. Alors que les relations internationales se tendaient
de plus en plus, le gouvernement de chaque pays devait,
en prenant les mesures nécessaires à sa sécurité, avoir égard
à toutes les exigences de la situation, et régler sa conduite
sur le degré de préparation à la guerre de la nation, sans se
■préoccuper des autres nations. On ne peut prendre comme point
de départ cette proposition fausse que la préparation à la
guerre était identique en Russie, en Autriche-Hongrie et
en Allemagne. Il suffit de rappeler les difficultés que nous
avions à surmonter, par suite de l'étendue de notre territoire,
de l'insuffisance de notre réseau de voies ferrées, et de la len-
teur de toutes les communications administratives. C'était
pour chaque gouvernement un devoir envers la nation de
mettre sans retard en vigueur, pour accroître son aptitude
à faire la guerre, des mesures calculées en raison inverse de
son aptitude naturelle en temps de paix. La guerre n'a pas
été déclenchée par telle mesure militaire ou telle autre.
Sans se plonger dans l'histoire des dernières années de la
paix armée en Europe, on peut dire qu'elle a été décidée
de façon irrévocable le jour où fut envoyé au gouvernement
serbe un ultimatum contenant des exigences que n'importe
quel pays eût jugées absolument incompatibles avec sa dignité,
et par le gouvernement qui a pris la décision d'envoyer
cet ultimatum insolent et impérieux. Mais l'Autriche-Hongrie,
ne fût-ce que par considération pour ses alliés, n'aurait
jamais pu adresser cet ultimatum sans accord préalable
avec son puissant voisin et ami.
Le 10/23 juillet 1914, la guerre européenne fut décidée
irrévocablement dans les conseils secrets de la Triple-Alliance.
Lieutenant général
Serge Dobrorolsky.
BIBLIOGRAPHIE
L'HISTOIRE DE LA GUERRE ET LES ARCHIVES LOCALES
Dans une très intéressante communication qu'il a présentée au Congrès
international d'histoire de Bruxelles, M. Michel Lhéritier, agrégé de
l'Université, a étudié la Documentation pour l'histoire d'une grande-
ville française pendant la guerre. Il a pris pour exemple la ville de
Tours, dont la municipalité l'a chargé d'écrire une monographie.
Après avoir défini l'intérêt des archives départementales et munici-
pales, des archives des Chambres de commerce et des œuvres d'assistance,
il a montré avec finesse dans quelle mesvire la confrontation de ces dif-
férentes sources de documents, en les combinant avec les renseignements
de presse, pouvait permettre d'étudier la vie morale, la vie économique
et sociale de la ville.
De ces observations, nous détachons les passages suivants, qui dé-
crivent l'état des archives municipales, et qui suggèrent les mesures à
prendre pour l'utilisation et la conservation de l'ensemble de ces docu-
ments locaux.
Dans quel état sont ces archives? On s'est préoccupé jusqu'à pré-
sent, je crois, plutôt de les multiplier que de les mettre en ordre. On
y distingue trois éléments. Le premier élément ce sont les registres
de correspondance du maire, correspondance active seulement, cor-
respondance du maire au préfet, correspondance du maire aux par-
ticuliers, ces particuliers étant parfois des autorités, le général ou
le ministre, ou de simples particuliers, habitants de la ville. Les
procès-verbaux de séance forment le second élément ; pour les séances
du Conseil municipal, leur procès-verbal fournit la principale
matière du bulletin municipal qui est imprimé et qui fait pendant
aux publications départementales du rapport du préfet et du procès-
verbal des séances du Conseil général ; pour les séances des commis-
sions générales ou particulières, les procès-verbaux sont restés manus-
crits, on les trouve consignés à peu près régulièrement à la suite, mais
souvent mal écrits, dans des registres qui ont été quelquefois com-
mencés par les deux bouts. Le troisième élément est constitué enfin
par des liasses, renfermant chacune un certain nombre de dossiers,
réservés chacun à une affaire et contenant tous les documents utiles,
documents manuscrits, rapports ou correspondance, documents
imprimés, même périodiques et quotidiens. Ces liasses n'ont malheu-
reusement pas de numéro d'ordre; on ne les distingue que par leur
objet, et il s'ensuit des confusions, des chevauchements, des erreurs
BIBLIOGRAPHIE 167
Les archives locales de guerre forment dans les diverses adminis-
trations, dans les diverses sociétés, une masse considérable, et encom-
brante qui plus est. Ceux qui n'ont pas le goût des vieux papiers, et
il en est malheureusement beaucoup, songeront assez tôt peut-être
à s'en débarrasser, si la chose n'est déjà faite. C'est une raison déci-
sive pour que les documents soient triés de façon à tenir le minimum
de place.
La question du tri est infiniment délicate. Tout n'est pourtant pas
indispensable à conserver. J'ai pu m'en rendre compte par moi-
même, non seulement en dépouillant les archives comme historien,
mais encore en confectionnant les pièces destinées à devenir des
documents, quand j'ai été mêlé à l'administration d'œuvres de guerre.
Parmi ces œuvres, la plus importante était la Croix-Rouge, et c'est
elle que je prends pour exemple. Des documents nombreux étaient
rédigés pour un même blessé. J'avais toute une correspondance de
demandes d'évacuation. On établissait des bulletins nombreux,
bulletin 46, bulletin 44, dont j'ai eu le plaisir de retrouver le modèle
au xviiie siècle en étudiant l'histoire du marquis de Tourny. Tous
ces documents divers ne sont pas également intéressants. Il y a des
doubles à détruire. Ma correspondance de demandes d'évacuation
est tout à fait bonne à brûler. On conservera seulement les
documents qui peuvent servir encore à établir la situation du blessé,
ceux qui peuvent servir aux administrateurs comme pièces justifi-
catives; on conservera surtout ceux — et ils ne sont pas nombreux —
qui intéressent proprement l'histoire, statistiques d'hospitalisation,
statistiques financières, comptes rendus de fêtes, pièces concernant
les rapports de la Société avec le Service de Santé, du délégué ré-
gional avec les administrateurs, des administrateurs avec les infir-
mières surtout quand ces rapports ne sont pas excellents. On pourra
procéder de même pour les archives départementales, municipales,
en se débarrassant du fatras encombrant.
Le triage fait, un classement s'impose. Il est délicat, à cause de
l'intérêt difiérent des pièces conservées, intérêt particulier des
administrateurs, intérêt particulier de certaines personnes, intérêt
particulier de l'histoire à venir. Cette distinction d'intérêts divers
ne peut malheureusement pas déterminer le classement. Je m'en
suis aperçu pour ma part, quand j'ai eu à classer les archives d'une
centaine d'hôpitaux. Le classement d'origine est très difficilement
modifiable. Les dossiers bien ou mal établis devront rester à peu près
tels qu'ils ont été conservés. Quand aucun ordre n'est observé, quand
les documents sont pêle-mêle, des dossiers devront naturellement
être établis, tels qu'ils auraient dû l'être au moment de la guerre.
Les dossiers établis devront non seulement conserver le titre qu'ils
portent le plus souvent, mais recevoir de plus un numéro d'ordre
et un numéro de série, d'après un classement qui devrait être uni-
forme dans toutes les villes,...
Le meilleur moyen pour assurer la conservation des archives lo-
cales de guerre serait peut-être qu'elles fussent centralisées dans un
établissement communal.
La personne préposée à leur conservation devrait dépendre à la
l68 HISTOIRE DE LA GUERRE
fois de l'administration communale et de l'administration centrale
du musée national, de la bibliothèque nationale de la guerre, à laquelle
les archives nationales de la guerre pourraient être aussi rattachées.
Cette même personne préposée à la conservation des archives lo-
cales de la guerre devrait aussi dans notre pensée rédiger des inven-
taires qui seraient établis dans toutes les villes sur le même modèle,
qui seraient assez détaillés et qui constitueraient pour l'historien de
guerre le meilleur instrument d'information.
Trouverait-on facilement ce conservateur idéal que l'on voudrait
naturellement rétribuer le moins possible? Je crois que oui. Beaucoup
de personnes, beaucoup d'anciens fonctionnaires s'intéressent aux
organisations de guerre, auxquelles ils ont collaboré, et la ville de
Tours me fournit l'exemple intéressant d'un secrétaire général de
mairie qui est resté en exercice jusqu'à la fin de la guerre, qui a
accumulé à l'Hôtel de Ville les archives de guerre et qui s'est voué
presque passionnément à m'aider pour composer l'histoire dont je
vous entretiens. Mais ce n'est pas tout de trier, de classer, de con-
server, d'inventorier. Les archives sont mortes, stériles, inutiles, tant
que l'on ne s'occupe pas de les mettre en œuvre.
En énumérant tout à l'heure ce que j'ai trouvé dans les archives
de Touraine, — et je répète qu'on trouverait autant et peut-être plus
dans d'autres villes françaises ou étrangères, — je crois avoir démon-
tré du même coup que leur mise en œuvre s'impose. Elle s'impose
pour l'histoire qui conserve le souvenir du passé, dans l'espoir d'éclai-
rer le présent et de préparer l'avenir. Elle s'impose pour l'urbanisme
qui étudie les villes en elles-mêmes comme des organes vivants. Elle
s'impose pour l'économie politique, pour l'économie sociale, pour la
science du droit. Elle s'impose pour les savants et pour le public
français ou étranger.
Comment doit s'opérer cette indispensable mise en œuvre ? En plus
des inventaires qui coûteraient cher, publiera-t-on des documents?
Beaucoup peuvent se trouver déjà dans les bulletins municipaux.
Nous cro3"ons que d'une façon générale les analyses que fourniraient
les inventaires dispenseraient de publier les documents in extenso.
Ce qu'on voudra surtout multiplier ce sont des monographies de
viJles, des monographies d'institutions, et des études comparatives
aboutissant à l'établissement de graphiques et de statistiques....
LES LIVRES NOUVEAUX
Jean de Pierrefeu. — Pluiarque a menti. Paris, Bernard Grasset,
1923, in-i6, 350 pages.
Ce livre est, dit-on, un événement. Il donne lieu à des controverses
retentissantes. Inutile de dire qu'on n'en trouvera ici nul écho. Sans
aucun parti pris d'aucune sorte, nous rechercherons simplement dans
quelle mesure M. Jean de Pierrefeu a servi la seule cause qui nous pas-
sionne, celle de la vérité historique.
BIBLIOGRAPHIE I69
Les questions qu'il traite sont de deux sortes, des questions de prin-
cipe et des questions de fait.
Sur la première des questions de principe et la plus essentielle,
comment ne pas être d'accord avec l'auteur quand il dénonce impi-
toyablement — avec toute l'autorité que peut avoir en la matière l'an-
cien rédacteur du « communiqué » — la continuation du « bourrage
de crâne », les « manœuvres de l'histoire officielle », le « jeu éternel des
faiseurs de légende », et quand il nous convie à faire preuve d'une
salutaire défiance devant les documents officiels « plus faits pour cou-
vrir des responsabilités que pour établir la vérité historique » ?
Tout au plus pourrait-on lui objecter doucement qu'il enfonce une
porte, sinon ouverte, du moins entr'ouverte et que, sans doute pour
les besoins de la cause, il exagère un peu. Il y a quelque injustice à
confondre historiographes et historiens. Les historiographes que vise
Jean de Pierrefeu n'ont peut-être pas toute l'importance qu'il leur
attribue. Et pour ce qui est des liistoriens, nul d'entre eux n'ignore que
la méfiance à l'égard du document officiel, comme de tout document
d'ailleurs, est le premier devoir professionnel. L'histoire critique de la
guerre se fait et se fera. On ne peut pas dire qu' « une incroyable
conspiration du silence existe en France à l'heure actuelle » : la Société
de l'Histoire de la Guerre et ses publications en sont la meilleure
preuve. On ne peut pas dire que « le paysage officiel de la guerre,
chef-d'œuvre de trompe-l'œil et de convention », soit « solennellement
dressé dans l'enceinte [de l'Institut ou] de la Sorbonne» : car autour de
la chaire où professe notre ami P. Renouvin, il est sûr qu'on travaille
en toute indépendance, et avec une répugnance égale à celle de Jean
de Pierrefeu pour toute espèce de « paysage officiel » ou de « trompe-
l'œil ».
Une deuxième question est de savoir s'il est licite à un « pauvre
civil » de discuter des choses militaires. Évidemment ce n'est pas
l'avis des militaires, et, parmi eux, même les plus libres esprits, comme
le lieutenant-colonel Tournés, pensent que l'histoire militaire ne peut
être écrite que « par un homme de métier ». Pour avoir osé pénétrer
sur ce terrain réservé, je me suis fait récemment rappeler à l'ordre.
On ne s'étonnera donc pas que, sur ce point encore, je donne pleine-
ment raison à Jean de Pierrefeu. Oui, on peut admettre avec lui que
« l'art militaire n'est pas incompatible avec l'intelligence ni peut-être
même avec la raison, telles qu'elles sont l'une et l'autre dévolues au
commun des hommes ». D'ailleurs, le système de la nation armée ne
tend-il pas à diminuer chaque jour la distance qui sépare le civil du
militaire; et qu'appellera-t-on en définitive homme de mérier?
L'officier qui a accumulé les années de caserne et de manœuvres ou
le civil qui a fait la guerre ? Maintenant que « la défense du pays est
chose publique comme la politique », on ne peut nous dénier un « droit
de regard » : c'est même plus qu'un droit, c'est un devoir. « La grandeur
de Rome s'est édifiée justement sur ceci que l'éUte des citoyens s'in-
téressait passionnément à la chose militaire. Les mêmes dons portèrent
le citoyen et le soldat au premier rang. » L'expérience de la guerre
nous incline à accepter ces formules, jusque dans ce qu'elles ont de
plus audacieux : il est bon et il est nécessaire qu'à tous égards, dans
170 HISTOIRE DE LA GUERRE
le domaine de l'histoire comme dans le domaine de l'action, l'armée
de métier s'accommode du voisinage de la nation armée et accepte
sa collaboration, sans arrière-pensée.
La troisième thèse de Jean de Pierrefeu, on pourrait dire le leit-
motiv qui revient à toutes les pages de son livre, est que, dans cette
guerre, « l'événement a régné en tyran absolu... Le génie personnel
n'a eu jamais si peu de part à l'histoire du monde : des nations ont
combattu, et c'est le génie des nations qui a imposé la solution iné-
vitable contenue, dès le premier jour, dans l'énoncé du problème.
L'homme a subi, il n'a pas commandé. Les meilleurs, en appliquant
des facultés secondaires de bon sens, d'intelligence et de valeur mo-
rale, ont contribué à mettre un peu d'ordre, d'équUibre et d'écono-
mie dans ce gigantesque chaos qui menaçait de tout submerger.
Pour le reste, c'est la collectivité, ce sont des équipes plus ou moins
anonymes qui ont fourni le plus clair du labeur ». On ne saurait mieux
dire, et nul, du moins parmi ceux qui ont vu la guerre de près, n'y
contredira. Sans doute il convient de rendre justice aux hommes qui,
à certaines heures critiques, ont assumé sans faiblir les plus écra-
santes responsabilités ; mais, ce faisant, il faut aussi se garder de
« plutarquiser » à tout propos, et hors de propos, comme c'est le cas
quand il s'agit de cette guerre formidable « qui nous a roulés comme
des épaves » ; il faut ne pas oublier surtout que, durant quatre années
(exception faite pour les huit jours de la première « Marne »), nous
n'avons fait que reculer ou piétiner dans le sang, jusqu'au moment
où la supériorité écrasante des effectifs et du matériel nous a été
acquise enfin : où trouver place dans tout cela pour le génie d'un
grand capitaine ? Certes les meilleurs parmi les chefs, au fond d'eux-
mêmes, ont dû être choqués de l'outrance de certains panégyristes.
Ce rappel à la modestie était donc nécessaire et légitime.
En résumé, sur toutes les questions de principe, nous sommes d'ac-
cord. Et pour avoir soutenu ces justes thèses avec un talent qui sait
captiver l'attention, infiniment de verve, d'éloquence, d'esprit et de
cœur, félicitons sans réserves Jean de Pierrefeu.
On est plus embarrassé quand on en vient aux questions de fait.
Au juste, quel a été le dessein de l'auteur? Apporter un témoignage
personnel, ou critiquer les témoignages et les documents déjà connus?
Hors de l'une ou l'autre voie, on peut dire qu'il n'y a point de salut
pour l'historien. Mais Jean de Pierrefeu ne se pique point d'être
historien, sa fantaisie ailée ne saurait s'accommoder de la rigidité de
la méthode historique. Il veut commenter les événements en toute
liberté, il veut discuter — à sa manière — stratégie et tactique; il
nous convie au besoin à prendre avec lui l'état d'âme « kriegspielien » ;
au cours d'une récente controverse, n'a-t-il pas été jusqu'à déclarer
tout net qu'il préférait à l'étude des documents « l'examen psycho-
logique et logique des situations » ? Tout cela, bien que fort sédui-
sant, ne laisse pas d'être un peu inquiétant.
Qu'on en juge par la première partie du livre consacrée au début
des opérations : — plan XVII et bataille des frontières. Voici deux des
principaux chapitres intitulés : Joffre et C® ou le complot d'un état-
major bergsonien et Le plan XVII appliqué ou Bergson contre Lanrezac.
BIBLIOGRAPHIE I7I
On ne s'attendait guère à trouver Bergson en cette affaire. Ma lecture
terminée, je persiste à croire qu'il n'y est guère à sa place. Sans atta-
cher à ce jeu d'esprit plus d'importance que l'auteur lui-même, on
peut bien faire remarquer que la folle doctrine d'offensive à outrance
prônée par le colonel de Grandmaison et adoptée par toute la jeune
école d'état-major sort en droite ligne des Études militaires du capi-
taine Gilbert parues de 1888 à 1891 dans la Nouvelle Revue française,
à une époque où le bergsonisme, qui naissait à peine (i), n'exerçait
certainement aucune influence sur les milieux militaires. Jean de
Pierrefeu nous assure que Lanrezac, « vieux soldat, était nourri comme
tous les Français de son âge aux principes de la raison cartésienne » :
généralisation hardie; car, s'il en est ainsi, comment expliquer qu'ap-
partenant à la même génération, Joffre et Foch et Castelnau et quel-
ques autres fussent réfractaires auxdits principes ? Et si Joffre, de-
venu l'homme d'un état-major bergsonien, peut être qualifié « image
vivante du bon sens et de la prudence paysanne », comment expli-
quer que ce même bon sens, manifesté par le cartésien Lanrezac, soit
pour l'auteur « une qualité que ne devait point apprécier l'entourage
du généralissime » ? Ces spéculations, forcément hasardeuses, au fond
paraissent destinées surtout à renouveler d'une façon piquante un
sujet déjà fort rebattu. Renouvelé, il l'est sans doute, littérairement
parlant, et ces pages abondent en aperçus ingénieux, en trouvailles
d'expression. Historiquement, il l'est moins; il ne peut l'être que par
l'apport de nouveaux témoignages, par une étude approfondie des
textes, basée sur l'exacte notion des réalités de la guerre. C'est ainsi que,
dans le détail même, ces pages si suggestives prêtent plus d'une fois
à la critique. Parlant du plan XVII, Jean de Pierrefeu laisse entendre
que l'état-major, par goût de l'aventure et recherche de l'événement
décisif, a « voulu jouer de finesse, ... encourager les Allemands à se
décider pour la manœuvre débordante » ; c'est pourquoi « il lui impor-
tait de paraître se laisser surprendre ». Trop subtile exégèse que dé-
mentent les faits et les textes : le Haut Commandement ne croyait
pas à la manœuvre débordante, tout simplement parce qu'il avait
mal calculé les effectifs ennemis, parce qu'il ne voulait pas admettre
l'entrée en ligne des corps de réserve, ni que l'adversaire oserait en-
freindre la règle du jeu en « perdant le contact protecteur du pivot
de Metz ». Au reste, Jean de Pierrefeu ne le reconnaît-il pas lui-même
quand il nous signale, quatre pages plus loin, que l'État-major igno-
rait complètement « la présence des 20 corps de réserve allemands
dans l'armée d'invasion » ? Le respect de la vérité historique nous oblige
à ajouter que ces « 20 corps de réserve » étaient exactement 13, et que
si « Joffre et C'^ » ne voulaient pas les connaître, l'État-major affirme
cependant les avoir connus (2). De même, étudiant la bataille des
frontières, Jean de Pierrefeu se montre préoccupé surtout de rendre
pleine justice au général Lanrezac. qu'il loue sans réserves : d'un
(i) La thèse de Bergsov, l'Easai sur les données immédiates de la cons-
cience, est, si je ne me trompe, de 1889.
(2) Les Armées françaises dans la Grande Guerre, publication de la Sec-
tion historique de l'Etat-major de l'armée, tome I, p. Sg.
172 HISTOIRE DE LA GUERRE
point de vue purement sentimental, on ne peut que l'approuver, et
déplorer la disgrâce brutale qui a privé l'armée française d'un chef
de la plus haute valeur, qui a privé ce chef du rôle actif auquel il
pouvait justement prétendre. D'un point de vue strictement histo-
rique, il me paraît impossible, après examen impartial des faits,
d'échapper à la conclusion que j'ai formulée, et que je m'excuse de
citer : « Du moment que Jofîre restait général en chef et French
commandant des troupes britanniques, le déplacement de Lanrezac
(je n'ai pas dit la disgrâce) s'imposait (i) . » Il serait trop long — et
d'aUleurs superflu — de reprendre ici toute cette discussion. Je note
seulement, en ce qui concerne Charleroi, que la défaillance du Haut
Commandement me paraît plus grave encore qu'à Jean de Pierrefeu :
car celui-ci croit que, le 23 août au soir, le général Jofîre ignorait encore
qu'à la droite de la V^ armée, la IV^ armée était battue; or les docu-
ments établissent que le 23 août au matin, Jofîre savait que la IVe ar-
mée était en difîiculté et que « notre offensive était momentanément
arrêtée »; il télégraphiait pourtant à Lanrezac que la IV^ armée
était engagée « dans de bonnes conditions » sur le front Paliseul-
Bertrix-Meix devant Virton. De Charleroi à Guise, il paraît inexact
d'écrire que « chaque jour le G. Q. G. donne à Lanrezac l'ordre
d'attaquer » : cet ordre, U ne l'a reçu pour la première fois que dans la
journée du 27. Quant au combat de Guise, Jean de Pierrefeu juge qu'il
constitue une nouvelle faute du Haut Commandement, pour avoir
retardé le mouvement de retraite, et. par contre-coup, nous avoir
obhgés à abandonner la ligne de l'Aisne; mais il serait tout aussi aisé
de démontrer que ce coup de boutoir a été nécessaire et profitable,
nécessaire parce qu'il a dégagé tout à la fois la VI^ armée et l'armée
britannique, profitable parce qu'il a contraint la I^e armée allemande
de se rapprocher de la H^, de resserrer ainsi son dispositif vers l'Est
et d'abandonner la direction Sud pour la direction Sud-Est.
Très caractéristique de la manière de l'auteur est un court chapitre
intitulé Méditation sur un point d'histoire. Ce point d'histoire est bien
connu : il s'agit de l'incident d'Onhaye, qui, le 23 août, s'est produit
à la droite de la V^ armée et a, pour une part, déterminé le général
Lanrezac à ordonner la retraite. Jean de Pierrefeu confronte à ce
sujet deux textes, l'un du général Mangin — témoin oculaire — qui
a écrit : « La division de réserve a cédé devant l'attaque de toute
l'armée saxonne von Hausen : l'armée Lanrezac est tournée par la
droite. Le général d'Esperey lance contre ce nouvel assaillant ses
seules forces disponibles, deux bataillons actifs conduits par leur
général de brigade (Mangin) qui rétablissent la situation en reprenant
de haute lutte le village d'Onhaye. » L'autre texte, du général Lanrezac,
dit que « la fraction du i'^' corps envoyée en soutien de la division
(de réserve) parvient à destination sans incident à la tombée de la
nuit. Les bataillons (de réserve) se sont ralliés vaille que vaille... et
observent les sorties d'Onhaye que l'ennemi n'a pas dépassé; le parti
allemand se dérobera pendant la nuit; il était, paraît-il, moins fort
qu'on ne l'avait cru. « Les deux textes lui paraissent entièrement
(i) Joffre et Lanre\ac, p. i25-i26.
BIBLIOGRAPHIE I73
contradictoires, et cette contradiction l'émeut : « Que dire d'une
divergence de vues aussi forte ! Si les travaux des historiens sont
suspects, faut-il douter aussi des témoignages des acteurs du drame ? »
Comment ! S'il faut en douter ? On serait tenté de croire à une naïveté,
s'il ne s'agissait de notre auteur: mettons donc «fausse naïveté »; car
il n'est pas un témoignage, même oculaire, devant lequel le doute ne
s'impose; c'est, si j'ose dire, l'enfance de l'art. Mais, à y regarder de
plus près, ces textes sont-ils vraiment si contradictoires et ne peut-on
essayer de les concilier ? Le général Mangin a le droit de parler de
« l'attaque de toute l'armée saxonne », car la III^ armée von Hausen
a effectivement tenté de franchir la Meuse le 23 août et de tourner
la V^ armée. Et le général Lanrezac a le droit de ne parler que
« d'un parti allemand moins fort qu'on ne l'avait cru », car — ce que
le général Mangin omet d'ajouter — la III^ armée a échoué presque
partout dans sa tentative ; seules des fractions de la 24^ division
active ennemie ont réussi à forcer le passage de la Meuse au gué
d'Hastières et à prendre pied sur le plateau d'Onhaye. Il est vraisem-
blable de croire avec le général Lanrezac — en attendant la publi-
cation des ordres ou d'autres témoignages — que ce n'est pas 2 ba-
taillons actifs, mais « le gros de la division Deligny » qui a été chargé
de parer à une menace aussi grave; et il est non moins vraisemblable
de croire avec le général Mangin que c'est à la tête de 2 bataillons
seulement qu'il a repris Onhaye (i). Le général Lanrezac ne parle pas,
il est vrai, de cette reprise « de haute lutte » ; le parti allemand s'est
dérobé, dit-il, pendant la nuit; mais rien n'empêche de supposer qu'il
s'est dérobé après avoir perdu Onhaye. Jean de Pierrefeu aurait pu
consulter à ce sujet un autre témoignage qui a été publié, celui du
commandant Boudhors : envoyé en renfort avec le 5^ bataillon du
2016 régiment d'infanterie, cet officier raconte qu'il rejoignit Mangin
à Onhaye, en fin de journée, « au milieu des maisons enflammées
qui s'écroulaient et alors que les balles piquaient le sol tout autour
de nous (2) ». Onhaye avait donc été repris avant la nuit, et repris de
vive force (3). Et la morale de cette histoire est qu'il n'y aurait pas d'his-
toire possible si l'on devait s'arrêter à la moindre contradiction appa-
rente des textes : il faut ou résoudre cette contradiction par un exa-
men attentif et critique, ou se reporter à d'autres textes.
Tous les autres événements de la guerre sont étudiés dans le même
esprit; les chapitres qui s'y rapportent ont donc, à notre avis, les
mêmes qualités et les mêmes défauts. Et comme les quahtés sont
infiniment plus sympathiques que les défauts ne sont répréhensibles,
il serait de mauvais goût d'insister. Il faut louer au contraire Jean
de Pierrefeu d'avoir osé projeter quelque lumière sur cette périodedou-
(1) Le rédacteur du Service historique dit: 2 bataillons de la 8* brigade
et 3 bataillons de la 5i* D. R. [Les Armées françaises pendant la Grande
Guerre, tome 1, p. 472).
(2) GiNiSTY et Gagneur, Histoire de la guerre par les combattants,
I, p. 144.
(3) A 19 h. 3o, à la baïonnette, d'après le récit du Service historique; le
fait ne paraît pas contestable.
174 HISTOIRE DE LA GUERRE
loureuse de la guerre de tranchées, dont les historiographes préfèrent
ne pas parler, sauf quand ils arrivent à « l'année de Verdun »; mais
1915 les gêne; 1915 c'est « le jeu cruel du grignotage » et le plus lamen-
table gaspillage de sang français; aussi 1915 compte-t-il à peine dans
les histoires officielles. Parti en guerre contre les historiographes,
que Jean de Pierrefeu ne s'est-il consacré exclusivement à l'étude de
cette période sacrifiée, et marquée de tant de sacrifices ! Son livre y
eût perdu peut-être en surface, il y eût gagné en profondeur, et le
but visé par l'auteur eût été pleinement atteint : d'une part, « arra-
cher à la légende quelques faits vrais dont nous tirerons pour l'avenir
d'utiles leçons », d'autre part, empêcher « que l'amnistie de la gloire
ne fasse sortir de l'ombre, plus audacieux que jamais, les coupables
de nos défaites ».
Jules Isaac.
Un 'Livre Noir. — Diplomatie d'avant-guerre, d'après les documents
des archives russes. Tome II. Paris, librairie du Travail, 1923,
in-8, 591 pages.
Les nouveaux documents publiés par M. René Marchand concer-
nent avant tout, comme les précédents, les relations franco-russes :
ce sont les lettres et les télégrammes adressés au gouvernement de
Pétersbourg par son ambassadeur à Paris qui forment le centre de
l'ouvrage. Aux dépêches expédiées entre le i^r janvier 19 13 et le
5 août 1914, l'éditeur a joint, en appendice, plus de 150 pièces, em-
pruntées à la même source, pour les années 1911 et 1912 : celles-ci
auraient dû, dit-il, être insérées dans le tome I^', si elles avaient pu
être traduites en temps utile. Et comme le même volume comprend
aussi des rapports rédigés, à l'usage du Tsar, parle ministre des Affaires
étrangères Sazonoff, le président du Conseil Kokovtsefî, le vice-
directeur de la Chancellerie Basily; comme il reproduit les protocoles
des Conférences militaires franco-russes en 1911-1913; comme il
donne enfin, çà et là, quelques télégrammes émanant de M. Sazonofî,
de M. BenckendorfiE, ambassadeur russe à Londres, dont les uns
se trouvent insérés dans l'ensemble de la correspondance d'Isvolsky,
tandis que les autres en sont distincts, — les recherches n'y seront
pas plus faciles que la lecture n'en est aisée. Ajoutez à cela le grand
nombre des addenda et des corrections : voilà pour la présentation
matérielle.
La présentation « technique » n'est pas plus satisfaisante. L'édi-
teur ne veut masquer ni omissions ni lacunes, af&rme-t-il; mais il
n'explique pas pourquoi il a recueilli, par exemple, quelques pièces
isolées, parmi toutes celles qu'ont pu signer Sazonoff ouBenckendorfi;
et il laisse à penser que ce choix a été tout à fait arbitraire. Il s'efforce
de donner, dit-il, toutes les « indications précises »; et il n'a pas songé
à mentionner l'heure de départ ou de réception des télégrammes, qui
a, au moins pour les événements de juillet 1914, une si grande impor-
tance. Il n'a pas renoncé enfin au procédé un peu puéril qui consiste à
imprimer en gros caractères les passages « particulièrement impor-
BIBLIOGRAPHIE I75
tants », en découpant ainsi, dans le document, une phrase, dont la
suite du développement vient bien souvent corriger le sens. Ce sont
des erreurs et des insuffisances qui rebutent tout lecteur averti,
A vrai dire, l'origine de ces défauts s'explique par les conditions
mêmes du travail. L'éditeur du Livre Noirn'a, pas toujours eu sous les
yeux les pièces elles-mêmes : bien souvent, il ne les connaît qu'indi-
rectement, — c'est lui-même qui le déclare — ; il utilise la publication
faite par le gouvernement des Soviets en 1922 (i), et le gros recueil
de von Siebert. Parmi les textes qu'il présente au public français, les
historiens en connaissaient, ou pouvaient déjà connaître la majeure
partie. Et c'est pour cela sans doute que l'apparition de ce nouveau
volume n'a provoqué ni grande curiosité, ni vive polémique.
Parmi les pièces qui retiendront l'attention, il faut citer d'abord
les rapports du président du Conseil Kokovtseff à la suite de son
voyage à Paris, Berlin et Rome pendant l'automne de 1913; la longue
lettre d'Isvolsky à Sazonoff, du 14 août 1913, qui donne des vues inté-
ressantes sur les conséquences européennes de la deuxième guerre
balkanique, la note où le ministre des Affaires étrangères russe résume
les entretiens qu'il a eus avec M. Poincaré en août 1912, à Péters-
bourg. En ce qui concerne les origines immédiates de la guerre, outre
les documents que la propagande allemande avait déjà réunis et
répandus largement l'an dernier, sous le titre Les Falsifications du
Livre Orange russe, le Livre Noir donne deux pièces au moins qui
n'avaient pas été, croyons-nous, signalées jusqu'ici. L'une est une
fort intéressante appréciation que porte l'ambassadeur russe à
Londres, le 26 juillet 1914, sur l'opinion publique anglaise et sur
l'attitude de sir Edward Grey. L'Angleterre, dit-il, « n'est pas encore
assez réveillée ». C'est une opinion qui répond tout à fait à celle de
M. Paul Cambon. L'autre est une lettre de l'empereur Nicolas à
Sazonoff, le 27 juillet, où apparaît pour la première fois l'idée d'un
recours au tribunal de la Haye. « En moi, dit le Tsar, l'espoir
de la paix n'est toujours pas éteint. »
L'impression générale que laisse l'ensemble de ce volume ne modi-
fiera pas sensiblement les jugements que l'on avait déjà pu porter
sur les relations franco-russes au cours de la crise de 1912-1913.
Certes l'examen de la correspondance d'Isvolsky montre que le récent
Livre Jaune sur les affaires balkaniques n'a pas publié tous les docu-
ments de nos archives : mais la simple lecture du recueil officiel fran-
çais permettait déjà de s'en rendre compte. Certes, l'ensemble des
documents prouve que le gouvernement du tsar s'est senti, à partir
de 1912, beaucoup plus sûr de la France qu'il ne l'était auparavant;
mais par ailleurs, — et c'est le point capital, — les intentions pa-
cifiques du gouvernement français, la volonté de ne pas laisser la
Russie entreprendre une action isolée qui risquait d'amener des
complications européennes, le désir, tout en ménageant l'alliance,
et tout en cherchant à la renforcer par la conclusion d'une con-
vention navale anglo-russe, de ne pas se laisser entraîner dans une
(1) Matériaux pour servir à l'histoire des relations franco-russes : igio-
1914, Moscou, 1922, in-8, 733 p. (en russe).
176 HISTOIRE DE LA GUERRE
aventure, s'affirment à plusieurs reprises, aussi bien dans la corres-
pondance d'Isvolsky que dans les rapports de Sazonoff et de Kokovt-
sefî. Il importe peu dès lors que Benckendorff ait éprouvé, en
février 191 3, à Londres une « impression » différente.
D'ailleurs, un lecteur que préoccuperait surtout le point de vue
politique pourrait faire une expérience suggestive ; puisque M. René
Marchand met en vedette les passages qu'il juge accablants pour un
régime ou un gouvernement, il serait possible de lire d'abord un à un
ces fragments, en feuilletant l'ouvrage. Et l'on aurait bien du m.al à
partager toute l'indignation de l'éditeur.
Pierre Renouvin.
The Path to Peace (Le sentier de la paix), by the author of The
Pomp of Power. London, Hutchinson, s. d., in-8, 416 pages.
M. Laurance Lyon, l'auteur « anonyme » de The Pomp of Power^
après avoir étudié dans ce livre les petites intrigues et les dessous de
la guerre mondiale, a réuni sous le titre The Path to Peace une série
de chapitres assez disparates et d'une valeur très inégale consacrés
à l'étude hâtive de certains problèmes de guerre (entre autres celui
des rapports entre les pouvoirs civils et l'état-major en Angleterre
et en Allemagne) et de questions européennes d'après-guerre.
M. L. Lyon, ancien membre du Parlement, semble être le type du
c monsieur bien informé », ou tient à le paraître. Il a connu personnel-
lement ou approché la plupart des hommes d'État d'Europe, surtout
les français, et s'attarde à en faire des portraits parfois amusants.
Le malheur est qu'envieux, peut-être, du succès obtenu par le colonel
Repington et soucieux de montrer que lui aussi dîne avec d'importants
personnages, il cède à la tentation de confier au lecteur d'inutiles
fragments d'un journal plein d'informations d'un intérêt souvent pé-
rimé. Qu'il nous apprenne qu'en mai 1920, M. Painlevé a brigué la
succession éventuelle de M. Cambon à l'ambassade de Londres et fait
sonder dans cette intention les milieux politiques anglais, passe
encore; mais peu nous importe que M. Caillaux achète ses gâteaux
lui-même chez le pâtissier, ce que ne fait aucun ex-premier ministre
anglais, et que M. Joseph Reinach professe une grande admiration
pour Gambetta.
Cette réserve faite, The Path to Peace contient heureusement des
chapitres plus substantiels dans lesquels l'auteur développe une
critique sévère de la tortueuse politique opportuniste de Lloyd George
« Prince des Amateurs » et, ce qui est plus original et plus rare dans
les livres édités en Angleterre, la conviction qu'une étroite alliance
franco-anglaise est indispensable au salut de la Grande-Bretagne.
Le chapitre intitulé a Lloyd George and Haig » confirme les asser-
tions du général sir Frederick Maurice (Intrigues of the war). Nous
y voyons les manœuvres de Lloyd George contre sir Douglas Haig,
dans les talents militaires duquel il n'a aucune confiance.
Le Premier n'est pas homme à affronter l'opinion publique et le Par-
lement pour faire écarter un général qu'il juge au-dessous de sa tâche.
BIBLIOGRAPHIE 177
Après le succès des offensives partielles du général Pétain en 191 7, il
fait demander à celui-ci de venir à Londres exposer dans une conférence
interalliée et devant sir Douglas Haig sa méthode de guerre. L'exposé
de Pétain aidera à démontrer au War Cabinet l'insuffisance du gé-
néral anglais resté partisan de la guerre d'usure. Mais Haig se dérobe
à l'invitation, et Pétain, qui est passé par Montreuil avant d'arriver
à Londres, se refuse à toute critique qui puisse desservir son compa-
gnon d'armes. Lloyd George insiste cependant. Le colonel Duffieux,
chef du bureau des opérations au G. Q. G. français, est à son tour
invité à venir développer la méthode du commandement français.
Même insuccès. Lloyd George, ce qui est plus grave, reste sourd aux
demandes de renforts de Haig, dont l'effectif est en déficit de
200.000 hommes, alors que l'Angleterre regorge de troupes immédia-
tement utilisables, et porte ainsi sa lourde part de responsabilité
dans la défaite de Saint-Quentin, qui, solution paradoxale, sauve
Haig en le subordonnant au maréchal Foch, commandant suprême.
Lloyd George n'en reste pas moins l'homme qui a gagné la guerre;
réélu, il règne en dictateur, empiétant à la fois sur les prérogatives
de la Couronne (affaire des honneurs) et sur les droits du Parlement.
Il ignore la responsabilité collective du cabinet, relègue délibérément
à l'écart certains ministres, lord Curzon entre autres, et accroît déme-
surément le personnel et les fonctions du Secrétariat, organe irres-
ponsable puisqu'il échappe au contrôle du Parlement. Tout-puissant,
il pouvait présider à la reconstruction de l'Europe; mais la politique
du gouvernement anglais a varié plus de vingt fois sous la conduite
capricieuse d'un seul homme, alors que celle de la France est restée
constante sous cinq ministères différents. L'Allemagne seule a béné-
ficié de cette confusion et des incidents que le Premier anglais a
suscités à plaisir dans les conférences. M. Lyon raconte complaisam-
ment de quelle façon, à Gênes, une des manœuvres de Lloj^d George
tourna à sa confusion, et comment le récit d'une interview destinée
à émouvoir les lecteurs du Petit Parisien atteignit ceux du Times,
au grand mécontentement du ministre anglais.
Le moindre défaut de cette politique a été de compromettre la
reconstruction de l'Europe et d'amener un relâchement de l'Entente.
Or, l'Angleterre ne peut se désintéresser d'un conflit toujours pos-
sible en Europe. Les perfectionnements des armements ont détruit
les avantages que son insularité donnait à la Grande-Bretagne;
la frontière anglaise se confond désormais avec celle de la France du
Nord. Devant une Allemagne toujours dangereuse et qui sera de plus
en plus tentée, par la disproportion entre le chiffre de sa population
et celui de la France, de faire naître une guerre, l'intérêt bien entendu
de la Grande-Bretagne est de soutenir son ancienne alliée.
En quoi les prétentions de la France sont fondées en matière de
réparations, quoi qu'en disent les « oracles du Manchester Guardian »,
et comment la mauvaise volonté de l'Allemagne justifie la politique
du gouvernement français, l'auteur s'efforce de l'établir dans les cha-
pitres : « Réparations », « Germany », « the Ruhr ». Il regrette de ne
pas voir les troupes anglaises à côté des belges et des françaises dans
la Ruhr. La neutralité bienveillante de M. Bonar Law est un progrès
12
178 HISTOIRE DE LA GUERRE
sur la politique d'opposition, dangereuse parce qu'inavouée, de Lloyd
George contre la France; mais que l'Angleterre se garde de devenir
une simple spectatrice à la façon des États-Unis, elle n'a même
pas la mauvaise excuse qu'ont ceux-ci d'invoquer la distance à l'appui
de leur indifférence.
Ces idées, malheureusement, sont éparses dans des chapitres diffus,
semés d'anecdotes, de souvenirs, entrecoupés de longues digressions,
où la bonne volonté du lecteur est soumise à de rudes épreuves. Celle
de l'auteur est infatigable, bien que la diversité des questions qu'il
aborde et la complexité de chacune d'elles lui interdisent d'établir
solidement les considérations générales qu'il se plaît à énoncer.
Mais pourquoi M. Lyon néglige-t-il si souvent de citer ses sources,
et surtout (par excès de modestie ou de prudence?) de citer son nom
en tête de l'ouvrage?
F. Debyser.
Ray Stannard Baker. — Woodrow Wilson and World Seulement
(V\"ilson et le règlement mondial). New- York, Page and C°, 1922,
3 vol. in-8.
La contribution américaine à l'histoire de la paix, si importante
déjà — elle va des ouvrages de Lansing et Baruch à ces différents
exposés des délégués américains recueillis dans le volume intitulé :
Ce qui réellement se passa à Paris (i)... — s'est enrichie d'une œuvre
nouvelle, qui, par l'ampleur de son sujet et sa riche documentation, se
hausse au premier plan. C'est une étude de la politique américaine
et une histoire de la Conférence à la fois que nous apporte M. Baker,
d'après les papiers personnels du président Wilson et les pièces offi-
cielles de la Conférence, procès-verbaux des Conseils des Dix, des
Quatre, ainsi que des différentes commissions. La reproduction
d'une importante série de documents clôt ce remarquable ouvrage,
à la fois exposé historique et témoignage direct. Chef du bureau de
presse à la délégation américaine, attaché ensuite au Conseil suprême
économique, l'auteur a suivi de près les négociations, il en a respiré
l'atmosphère, et c'est avec une passion qui parfois se contient mal
qu'il en retrace aujourd'hui le cours.
Après avoir, par son intervention, décidé du sort de la guerre, le
gouvernement américain s'est efforcé de déterminer les conditions
de la paix : véritable arbitre, le président Wilson a enregistré, le
6 octobre et le 4 novembre, l'adhésion successive de l'Allemagne
et des Alliés au programme des Quatorze Points. Mais vague et im-
précis, ce dernier n'offrait en général aucune base nettement définie
de négociation, et l'histoire de la Conférence est celle des larges diver-
gences de vues qui se manifestèrent entre la politique américaine
et les politiques alliées, — en particulier celle de la France.
Par son attitude au sujet des garanties nécessaires à sa sécurité
et des réparations à obtenir de l'Allemagne, la politique française
a soulevé l'opposition américaine. A quel point la soulève-t-elle
(i) Dont une traduction française vient de paraître.
BIBLIOGRAPHIE I79
encore, nous le voyons aux termes vifs de M. Baker. Il dénonce « l'hys-
térie de la peur française », à laquelle « la sûreté et le progrès du monde
entier » ne peuvent être sacrifiés. Il se félicite de ce que le programme
économique de la France a été rejeté; car il aurait ruiné le monde
en l'entraînant vers la « régression économique et la banqueroute de
notre système de civilisation ».
En 1919, le président Wilson repousse l'idée de neutralisation des
pays rhénans : l'occupation militaire limitée à quinze années et le
projet d'un pacte de garantie, voilà la conclusion du débat. En ce qui
concerne les réparations, la France accepte de limiter ses demandes
à l'indemnisation des dommages et au paiement des pensions, mais
ne peut consentir à la fixation prématurée d'un forfait, proposée par
la délégation américaine; celle-ci d'ailleurs se gardait de l'imposer,
ce qui eût impliqué de sa part la concession réciproque d'un règlement
à l'amiable des dettes interalliées.
S'il a rencontré la résistance française, le programme wilsonien
a, par ailleurs, trouvé l'appui de la politique anglaise, et cet appui
ne lui a fait défaut que dans le règlement des réparations, où la France
et l'Angleterre étaient unies dans un accord sans lendemain. Aucun
obstacle grave au rapprochement anglo-américain, qui ne tardera
pas à se réaliser sous la forme d'une rivalité amicale; la Conférence
de Washington et les accords du Pacifique sont déjà en germe dans
le mémoire de l'amiral Benson, qui en 191g revendique pour les
États-Unis l'égalité navale avec la plus forte puissance maritime.
Pendant les négociations de la paix, la politique anglaise soutient
constamment les thèses de la délégation américaine, quand elle
n'en outre pas la tendance : même résistance à l'occupation des pays
rhénans, au régime spécial de la Sarre... Les États-Unis et l'Angle-
terre ont la même conception de la Société des Nations, « instrument,
écrit Baker, pour maintenir le bon ordre dans la politique internatio-
nale, pendant que les bateaux navigueraient et que les marchands
feraient leurs affaires ». Leurs vues économiques générales sont com-
munes: c'est le même libéralisme économique au service de rêves d'ex-
pansion. L'Angleterre a cependant un sens aigu des conditions difiS-
ciles où se trouve le continent pour relever les ruines de la guerre : d'où
une politique de reconstruction européenne qui, en 1920, après l'iso-
lement volontaire des États-Unis, fera succéder à l'arbitrage améri-
cain l'essai d'un arbitrage anglais, — ce dernier s'efîorçant de jouer
dans l'application du traité, comme le premier avait joué dans son
élaboration .
Germain Calmette.
LES REVUES DU TRIMESTRE
Le no I de la revue, pp. 83-84, a donné la liste des périodiques
dépouillés régulièrement (i). Cette liste doit être modifiée ainsi qu'il
suit;
(1) Voici l'indication des périodiques qui, sans figurer sur la liste des
dépouillements réguliers, sont représentés dans ce numéro par un ou plu-
l8o HISTOIRE DE LA GUERRE
Supprimer. — Bulletin de la Société d'Etudes documentaires et
critiques et Merkblâtter ziir Schùldfrage, dont la pub'icatioa a cessé.
Ajouter. — Revue de cavalerie, Revue des Troupes coloniales, Revue
d'Infanterie, Revue maritime, ainsi que Quaterly Review. [N, D. L. R.].
Les origines de !a guerre.
Bazergue (Albert). — Guillaume II mémorialiste et historien. —
Rev. pol. et pari., lo avril 1923, pp. 49-103.
Fischer (Eugen). — Der Sinn der russisch-franzôsischen Militàr-
konvention. — Preuss. Jahrb., avril 1923, pp. 65-98.
Rendu VIN (Pierre). — A propos des origines de la guerre. La mobi-
lisation russe. — Cahiers Droits de l'Homme, 10 mai 1923, pp. 195-199.
Wegerer (Alfred v.). — Ruhreinbruch und Kriegsschuldfrage. —
Deut. Rund., avril 1923, pp. 15-19.
Wegerer (Alfred v.). — Das Extrablatt der « Lokal-Anzeiger ».
Eine Antwort auf Eduard Bernsteins Artikel in no 40 d. « Glocke ».
— Glocke, 30 avril 1923, pp. 115-119.
ZuGARO (Fulvio). — Le Egemonie militari in Europa avanti e
dopo la guerra. — Giorn. econ., avril 1923, pp. 161-221.
Les opérations militaires : Généralités.
Aston (George). — Haig and Foch. — Quart. Rev., avril 1923,
pp. 233-257.
Gémeau (Lieutenant-Colonel). — Les « tanks » dans l'armée bri-
tannique. Le passé, le présent et l'avenir. — Rev. Inf., i^"" avril 1923,
pp. 520-535.
Henry (Colonel). — De l'organisation du terrain. Évolution pen-
dant la campagne de 1914-1918 du combat défensif en terrain orga-
nisé. — Rev. Inf., mai 1923, pp. 665-678.
Lecomte (Colonel). — La stratégie de LudendorfE (fin). — Rev.
milit. suisse, avril 1923, pp. 145-152.
Mayr (Major a. D. Karl). — Die Deutsche Kriegstheorie und der
Weltkrieg. — Deut. Nat., mars-avril 1923, pp. 193-210, 274-284.
Paquet (Commandant). — Le 2® bureau en campagne. — Rev.
milit. française, i^r mai 1923, pp. 179-201.
*** (Lieutenant-Colonel). — Le haut commandement des armées.
A propos du dernier livre de M. de Pierrefeu, — Rev. pol. et pari.,
10 juin 1923, pp. 426-458.
Front occidental.
Castelnau (Commandant F. de). — Les bombardements aériens
de Paris. — Corresp., 10 avril 1923, pp. 1-29.
sieurs articles: Annales de Géographie, Correspondance d'Orient, Econo-
mie Nouvelle, Economiste français, Economiste européen. Grande Revue,
Nation and Athenœum, Opinion, Orient et Occident, Paix par le Droit,
Revue de l'Intendance militaire. A l'avenir, chaque numéro contiendra une
liste semblable à celle-ci. [N. D. L. R.]
BIBLIOGRAPHIE l8l
Chenouard (Lieutenant-Colonel). — Opérations exécutées par
le 319e régiment d'infanterie dans la région de Vaudy. — Rev. Inf.,
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1918, par le i^r corps d'armée colonial (suite). — Rev. troupes colo-
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par la 132^ division d'infanterie, le 14 juillet 191 8 (i croquis). — Rev.
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(i) Le texte de la concession Chester a été donné par ['Europe Nouvelle
du la mai igaS, p. 59g.
CHRONIQUE
Les faits et les controverses (i). — Il serait vain de prétendre,
dès maintenant, au calme et à la sérénité : les moindres faits de l'his-
toire de la guerre provoquent des polémiques souvent très vives.
Sans ignorer toute la part que l'intérêt personnel ou la passion poli-
tique ne manquent pas d'y apporter, il ne faut pas oublier qu'elles
sont souvent la seule occasion des progrès de nos connaissances.
Pour pénibles qu'elles soient parfois, elles sont utiles, et même néces-
saires, à l'histoirien.
I. — Les travaux du Service historique de l'armée viennent de pro-
voquer une de ces controverses. Dans un article de la, Dépêche de Tou-
louse, du 12 mai 1923, le collaborateur militaire de ce journal a ratonté
que l'Imprimerie nationale avait achevé, dès le mois de mars dernier,
l'impression du premier volume de la collection les Armées françaises
dans la Grande Guerre, établie par les soins du Service historique
de l'armée. Mais, dit la Dépêche, la distribution de ce volume a été
interdite par le ministre de la Guerre (2). Le journal suggérait, en
outre, que l'influence du général de Castelnau n'aurait pas été étran-
gère à cette décision, pour des raisons toutes personnelles. Le prési-
dent de la Commission de l'armée a répondu, dans une interview
publiée par la Libre Parole du 17 mai : il juge en effet cette publica-
tion fort « inopportune » ; il ne l'a pas caché au roinistre de la Guerre,
mais ce sont des motifs « d'ordre psychologique » qui l'ont, dit-il;
déterminé à donner cette appréciation... « Le lecteur de ce volume
resterait sous la pénible impression de l'efiEondrement de notre dé-
fense, impression qui ne persisterait point s'il pouvait lire, immédia-
tement après, le volume où l'on verra le rétablissement de nos armées
sur la Marne » : voilà pourquoi il importe de « différer » la publication.
Mais le général ajoute qu'un historique fidèle de la guerre lui paraît
une « illusion ».
II. — L'ancien chef de l'état-major italien, bien qu'il « déplore » aussi
toute controverse, n'hésite pas à réveiller une vieille querelle. Le
général Cadorna a publié, dans la Rassegna italianadu i^^mai 1923, un
long article; il veut répondre « à la légende créée en France et répan-
(i) Sous ce titre, la revue publiera dans chacun de ses numéros une
chronique strictement impartiale, qui permettra de suivre les principales
discussions relatives aux événements de la guerre et d'appeler l'attention
sur certains témoignages et documents nouveaux, sans en faire l'objet d'au-
cun commentaire.
(2) Le dépôt légal en a été pourtant eflectué.
CHRONIQUE 187
due à l'étranger par la propagande française, légende qui consiste
à dire que l'organisation et la ténacité de la résistance italienne sur
la Piave, après Caporetto, sont dues à l'intervention personnelle
du maréchal Foch ». Certes, le grand chef français, dès son arrivée
au G. Q. G. de Trévise, le 30 octobre 1917, a pris des décisions et
donné des conseils ; mais ni les unes, ni les autres n'étaient nécessaires ;
l 'état-major italien avait déjà fait précisément tout ce qui lui était
ainsi suggéré. D'ailleurs, il est inexact de prétendre que les alliés
avaient prévu l'offensive de Caporetto; au contraire, ils avaient refusé
de croire aux renseignements qui signalaient de fortes concentrations
austro-allemandes sur le front italien, et invité le général Cadorna
à leur rendre les 200 pièces d'artillerie qui lui avaient été prêtées
peu de temps auparavant. Enfin le maréchal Foch se serait opposé à
l'entrée en ligne des troupes françaises sur la partie du front choisie
par l'état-major italien, c'est-à-dire sur la ligne Ponte di Priula à
Ponte di Vidor; il aurait préféré engager ses forces plus au Nord.
Les déclarations du général Cadorna sont appuyées, dans le Corriere
délia Serra du i^r mai, par un article du colonel Angelo Gatti, qui
donne un récit des conférences de Rapallo (5 et 6 novembre 191 7),
où il avait accompagné le président du Conseil Orlando. C'est l'état-
major italien, dit-il, qui voulait arrêter la retraite sur la ligne de la
Piave; c'est lui seul qui en a assuré la défense : au début de novembre,
en fait de renforts alliés, Cadorna n'avait encore que des promesses.
La thèse italienne s'affirme ainsi, avec beaucoup de vigueur, en
face de la thèse française qu'avait exposée la Revue des Deux Mondes
en juillet 1920 (i). La presse italienne avait accueilli avec empresse-
ment les déclarations de l'ancien chef d'état-major. Mais un com-
muniqué gouvernemental, en rappelant, avec quelque brutalité,
que « le nom de cet homme était lié à deux désastres », est venu couper
court à la campagne.
m. — La presse allemande vient de publier un document
intéressant pour l'histoire des négociations secrètes ; c'est un com-
muniqué de la 2^ Sous-Commission de la Commission d'enquête
parlementaire, qui étudie « les possibilités de paix en 191 7 (2) ».
Par l'intermédiaire de personnalités belges, le baron von Lancken
avait reçu avis que « des hommes politiques français influents se-
raient disposés à se rencontrer avec lui ». A la fin de l'été, « l'idée d'une
rencontre avec Briand sembla se préciser. On fixa un entretien
pour le 23 septembre en Suisse ». Lancken s'y rendit, mais il apprit
que M. Briand « était obligé de différer son voyage »; après une se-
maine d'attente, il rentra en Allemagne. « L'affaire fut enterrée. »
Tels sont les faits que croit avoir établis la Commission d'enquête
(1) La Jîn d'une légende. La mission du maréchal Foch en Italie (2g oc.
tobre-24 novembre 1917). — L'auteur anonyme de cet article s'inscrit en
taux contre l'allégation selon laquelle Foch «aurait déconseillé au Comman-
dement en chef italien la résistance sur la Piave ». 11 cite au moins un docu-
ment décisif : la note remise par Foch et Robertson à Cadorna, le 3i oc-
tobre 1917.
(2) Dsrliner lageblatl du 18 mai 1923.
l88 HISTOIRE DE LA GUERRE
allemande. Ils ont été soulignés et interprétés dans l'Action fran-
faise du 20 mai.
IV. — Le 24 mai, un article de la Vossische Zeitung a attiré de
nouveau l'attention sur un document qui n'était pais inconnu (le
Journal l'avait signalé et en avait donné une traduction lors de la
Conférence de la paix, sur la foi d'un journaliste suisse) mais qui
n'avait pas provoqué jusqu'ici, semble-t-il, de polémique violente.
C'est un télégramme du chargé d'afiaires bavarois auprès du Saint-
Siège, Ritter. Le 26 juillet 1914, ce diplomate écrivait à son gouver-
nement :
« Le Pape approuve une attitude rigoureuse de l' Autriche-Hongrie
à l'égard de la Serbie. Le cardinal secrétaire d'État espère que, cette
fois, r Autriche-Hongrie tiendra le coup (standhalten) . Il se demande
quand elle pourrait donc faire la guerre, si elle n'est pas décidée
une bonne fois à couper court à un mouvement, venu de l'étranger,
qui a provoqué le meurtre de l'archiduc, et qui constitue une menace,
au point de vue de la situation actuelle de l'Empire, pour sa durée
même. Dans ses déclarations, se découvre la crainte qu'éprouve la
Curie romaine à l'égard du panslavisme. »
A Rome, la publication de ce document aurait produit quelque
émotion. D'après un nouvel article de la Vossische, du 28 mai, Ritter
aurait été appelé à fournir des explications. Dans la presse italienne,
on insinuait que les déclarations reproduites par le chargé d'affaires
étaient l'expression d'un sentiment personnel du cardinal Merry del
Val, et que Pie X y aurait été tout à fait étranger.
La (( documentation de guerre » en Belgique. — Le Congrès
international des Sciences historiques à Bruxelles, que nous annon-
cions dans notre premier numéro, a eu notamment l'avantage de rap-
procher les délégués des Services historiques des armées belge,
française et italienne, les représentants des bibliothèques spéciales
constituées en France, en Angleterre, en Belgique et en Hongrie
et les spécialistes américains les plus qualifiés. Il leur a donné l'oc-
casion de comparer leurs méthodes et de définir les principes géné-
raux et communs du travail de documentation (i). A ce titre,
l'exemple de la Belgique est intéressant pour tous les autres pays, car
l'effort des différentes institutions consacrées à l'histoire de la
guerre y a déjà obtenu d'excellents résultats, en dépit des res-
sources médiocres dont elles disposent.
La « Section historique de l' état-major de l'armée » dirigée par
le colonel Mertzbach a recueilli les archives du commandement et
des troupes belges. Il commence déjà à les exploiter, en publiant
dans le Bulletin belge des Sciences militaires un résumé des opérations.
La « Commission des archives de la guerre » a un rôle tout à fait
original : sous la direction remarquable de M. Vannérus, elle est chargée
(i) Voir, dans ce même numéro, un aperçu des travaux exécutés suivant
le programme de la fondation Carnegie, sous la direction du professeur
Shotweli, et un extrait des observations présentées au Congrès par
M. Lhéritier sur les archives locales.
CHRONIQUE 189
S de réunir les éléments « qui permettent d'écrire l'histoire de la popu-
lation civile pendant les années de guerre ». Ce sont les dossiers trouvés
dans les « Kommandantur », les archives abandonnées par la IV^ ar-
mée allemande au moment de l'armistice, le fonds de la « Finanzabtei-
lung » du gouvernement général. Ce sont les documents d'origine belge:
archives des œuvres d'assistance; pièces relatives aux « services de
renseignements » qui ont fonctionné en Belgique pendant la guerre;
publications clandestines. La Commission publie un Bulletin, qui
donne une idée très exacte de la richesse et de la variété de ce dépôt.
Enfin, une Bibliothèque nationale de la guerre est en voie de cons-
titution, grâce à l'activité de M. Heyse. Le programme en a été défini
dans une brochure toute récente (i) ; il a pu mettre à profit les expé-
riences déjà faites à l'étranger; aussi la ligne générale en est-elle bien
dessinée, les principes solides, les détails étudiés avec beaucoup de
soin. L'œuvre sera certainement importante.
Les publications de la Dotation Carnegie. — La « Dotation
Carnegie » pour la paix internationale (Carnegie Endowment for
international peace) a pour objet, selon la charte de sa fondation en
1910, de procéder à une vaste enquête sur les causes de la guerre
et sur les moyens de la prévenir. Il était naturel qu'elle appliquât
particulièrement son effort à l'étude du conflit qui s'est déchaîné
sur le monde en 1914. S'inspirant de préoccupations réalistes, elle
a pensé que c'est d'abord du point de vue économique et social qu'il
importe de connaître les effets et les répercussions de la guerre mon-
diale. Elle a, en conséquence, entrepris de publier l'histoire économique
de cette guerre dans chaque pays belligérant ou neutre. Sous la direc-
tion générale et l'impulsion remarquablement intelligente de M. Shot-
well, professeur d'histoire à l'Université Columbia, de New- York,
ancien conseiller de la délégation américaine à la Conférence de la
paix, des Comités nationaux de recherches ont été constitués en An-
gleterre, Autriche, Belgique, Danemark, France, Italie; il y en aura
d'autres. Leur rôle est d'établir le programme des monographies à
faire, et de recruter les historiens et les économistes à qui pourra être
confié le soin de les préparer et rédiger, à l'aide des documents de toute
nature que les auteurs pourront se procurer, y compris les souvenirs
personnels. Une totale objectivité scientifique doit caractériser
l'entreprise, dont il est superflu de montrer l'importance.
Il est impossible de donner ici la nomenclature des membres de
tous les Comités nationaux. On trouvera naturel que nous nous bor-
nions à faire connaître le Comité français, et à publier les titres des
monographies projetées par lui ainsi que les noms des auteurs.
Le Comité français se compose de : M. Charles Gide, professeur
au Collège de France, président; et des membres suivants : MM. Arthur
Fontaine, président du Conseil d'administration du Bureau interna-
tional du Travail; Henri Hauser, professeur à la Sorbonne; Charles
(i) Heyse (Th), r Organisation d'une bibliothèque nationale de la guerre.
Gand, Vanderpoorter, 1923, 44 pages.
igO HISTOIRE DE LA GUERRE
Rist, professeur à la Faculté de droit de Paris; J. T. Shotwell, ex
ofjicio.
Voici le programme des publications qui sont préparées sous le
contrôle de ce Comité :
GÉNÉRALITÉS.
Camille Bloch, directeur de la Bibliothèque du Musée de la Guerre,
chargé de cours à la Sorbonne : Bibliographie méthodique générale
de l histoire économique et sociale de la guerre. (Sous presse.) —
Henri Hauser, professeur à la Sorbonne : Problèmes du régio-
nalisme. — Pierre Renouvin : Réorganisations administratives
et constitutionnelles nécessitées par la politique de guerre. — Bou-
TiLLiER DU RETAiL, bibliothécaire du Ministère du Commerce :
Les services administratif s pendant la guerre (histoire et archives). —
Henri Chardon, conseiller d'État: Conclusion générale. La Répu-
blique et l'esprit de paix.
POLITIQUE com:merciale intérieure
Charles Rist, professeur à la Faculté de droit de Paris : Les change'
ments réels du commerce français pendant la guerre, au point de
vue géographique, de la nature des produits, des quantités, des valeurs.
— Clémentel, sénateur, ancien ministre : La politique commer-
ciale : a) Prohibitions, tarifs douaniers en général; b) Pohtique
d'approvisionnements en matières premières, coton, régime des
consortiums, chambres de commerce. — Politiques spéciales
entre Alliés (Amérique, Italie, Angleterre) et neutres. — Denys-
CocHiN , ancien ministre du blocus, et J.-E.-P. GouT, ministre
plénipotentiaire : Blocus à l'égard des neutres, à l'égard de l'en-
nemi. Contrôle postal.
POLITIQUE intérieure DE PRODUCTION ET DE CONSOMMATION
Augé-Laribé : L'agriculture pendant la guerre. — Peyerimhof,
professeur à l'École des Sciences politiques : Charbon. Pétrole.
— Général Chevalier, ancien directeur de l'artillerie : Les bois,
d' œuvre pendant la guerre. — Arthur Fontaine, conseiller d'État :
L'industrie en général pendant la guerre (comprendra la vie des
industries « non spécialisées » pour la guerre, les déplacements
d'industries, les progrès et les décadences). — Albert Aftalion, pro-
fesseur à la Faculté de droit de Lille : Effets de la guerre sur
l'industrie textile. — Blanchard, professeur à l'Université de
Grenoble : Aménagement des forces électriques et hydrauliques.
Monographies. — Albert Thomas, président du Bureau inter-
national du Travail : L'organisation des industries de gtierre (par-
tie générale et documents) avec les monographies suivantes con-
cernant la même étude, mais pour la partie descriptive seulement.
— Pinot, secrétaire général du Comité des Forges : La métallur-
gie, les mines métalliques. — Mauclère, contrôleur général de
l'armée, délégué de la France au Comité des garanties : Les
CHRONIQUE 191
industries chimiques. — Colonel Dhé, ancien directeur de l'aéro-
nautique : Les industries de l'aéronautique. — Peschaud, secré-
taire général de la Compagnie des chemins de fer Paris-Orléans :
Politique et fonctionnement des transports par chemins de jer, avec,
comme annexes, des monographies diverses sur : a) le rôle spécial
joué par les chemins de fer de l'État pendant la guerre; h) les
efforts de construction de la Compagnie du Nord avant et après
la guerre, — Henri Cangardel, ancien administrateur de l'Ins-
cription maritime : Politique et fonctionnement des transports par
mer (marine marchande). — Georges Hersent, ingénieur, membre
du Conseil supérieur de l'enseignement technique : Fonctionne-
ment des ports. — Pocard de Kerviler, ingénieur, chef du
service des voies navigables en France : Voies d'eau intérieures.
LES PRIX
Adolphe PiCHON et Pierre Pinot, maîtres des requêtes au Conseil
d'État : La politique d'alimentation et le rationnement (Ministère
du ravitaillement : pain, viande, céréales, café). — March, ancien
directeur de la Statistique générale de la France : Etude statis-
tique du mouvement des prix pendant la guerre (y compris les
salaires). Coût de la vie. — Ch. Gide, professeur au Collège de
France, et Daudé-Bancel : Politique et fixation des prix; rôle des
coopératives, etc.
LES QUESTIONS OUVRIÈRES
OuALiD, professeur à la Faculté de droit de Strasbourg, et Picque-
nard, directeur du travail : Salaires, tarifs, conventions collectives,
grèves, relations entre patrons et ouvriers : a) politique du Ministère
de l'armement; h) politique du Ministère du travail, — Cre-
HANGE, sous-directeur du travail : Placement et chômage. — Frois,
membre du Conseil supérieur d'hygiène : Santé, travail des femmes,
— Roger Picard, docteur en droit, professeur au Conservatoire
des Arts et Métiers : le Syndicalisme : a) développement du mou-
vement syndical pendant la guerre; b) orientation; c) relations
des syndicats avec les pouvoirs publics, — Colonel Weil :
Main-d'œuvre étrangère et coloniale.
QUESTIONS DÉMOGRAPHIQUES
HuBER, directeur de la Statistique générale de la France : a) Popu-
lation, déplacements, vie sociale, natalité, mariages, divorces; b) Dé-
placements des fortunes. — Sellier, conseiller général de la Seine :
Problème du logement et urbanisme, localités surpeuplées pendant
la guerre, mesures prises pour le logement et le loyer, etc. — Docteur
Léon Bernard : Hygiène, syphilis, tuberculose, épidémies. Plus
une monographie sur : l'Alcoolisme.
questions financières
G. JÈZE, professeur à la Faculté de droit de Paris : Les dépenses de
192 HISTOIRE DE LA GUERRE
guerre ; avec chapitre spécial sur les marchés de guerre. — Ch. Gide :
Le coût de la guerre en France. — Truchy, professeur à la Faculté
de droit de Paris : Le financement de la guerre (emprunts, im-
pôts, etc., etc.). — Decamps, directeur des études économiques
à la Banque de France : Les changes, mouvements des changes et
politique suivie. — Aupetit, secrétaire général de la Banque de
France : Le marché monétaire et financier. La Bourse et les banques,
y compris la Banque de France.
QUESTIONS RÉSULTANT DE LA POLITIQUE SPÉCIALE DE LA FRANCE
Demangeon, professeur à la Sorbonne : Les régions envahies pendant
la guerre et depuis. — Pierre Caron, ancien chef du service des
réfugiés au ministère de l'Intérieur: Les réfugiés. — Ed. Michel :
Les dommages de guerre. — Boulin, inspecteur divisionnaire du
travail : L'organisation du travail dans les régions envahies. —
Collinet, professeur à la Faculté de droit de Paris, et Paul Stahl,
ingénieur civil : L'organisation du ravitaillement dans les régions
envahies.
Organisation de la vie économique de quelques grandes villes. —
Sellier : Paris. — Herriot, ancien ministre, maire de Lyon :
Lyon. — H. Brenier, président de la Chambre de Commerce de
Marseille : Marseille. — Courteault : Bordeaux. — Gignoux, chef
du service de l'organisation interalliée au ministère du Com-
merce : Bourges. — Levainville : Rouen.
Politique coloniale. — Girault, professeur à la Faculté de droit de
Poitiers : les Colonies. — Aug. Bernard, professeur à la Sorbonne :
l'Afrique du Nord.
questions diverses
G. Delahache, directeur des Archives et de la Bibliothèque mu-
nicipales de Strasbourg : l'Alsace-Lorraine. — Cahen-Salvador :
Les prisonniers de guerre. — Cassin et Ville-Chabrolle : Les
mutilés.
Le Gérant : A. Costes.
5439. — Tours, Imprimerie E. Arrault et C*.
a"^
Revue d*Histoire
de la
Guerre Mondiale
Les Bombardements de la Côte anglaise
par la FloHe allemande (1914-1916)
(Conditions générales)
Communication du lieutenant de vaisseau en retraite Cogniet, à l'As-
semblée Générale de la Société d'Histoire de la Guerre, le 28 juin
1923.
iWessieurs,
Les opérations de la flotte de haute mer allemande qui ont
amené ou recherché les bombardements de la côte anglaise
sont les seules opérations offensives menées par l'ensemble
des forces de cette Hochseeflotte, et, à ce titre, elles méritent
une attention particulière dans l'étude de la guerre navale en
général, de la guerre des forces navales de surface en particu-
lier.
Avant d'essayer de vous en donner une idée, je voudrais
vous dire un mot des conditions de ce genre de guerre souvent
oubliées, même par les marins constructeurs de théories.
Sur mer, la guerre ne peut se faire qu'avec l'aide d'engins
très spéciaux, que les progrès de la science industrielle ont
rendu très compliqués, très grands, très coûteux, très longs
à construire, si longs même à construire qu'il est presque tou-
13
194 HISTOIRE DE LA GUERRE
jours impossible d'en faire de toutes pièces pendant la durée
d'une guerre : on ne peut donc les risquer qu'à bon escient,
et la question de la quantité et de la qualité du matériel exis-
tant joue un rôle prépondérant.
Ces engins ne peuvent être maintenus longtem.ps sur une
position à la mer ; il leur faut venir fréquemment en contact
avec certains points très spécialement outillés et approvision-
nés des côtes, pour réparations et ravitaillements. Il ne peut
donc être question d'occupation permanente de positions au
large, au moins par les mêmes navires. La mer étant une sur-
face uniforme et horizontale, ces engins ne peuvent y trouver
d'abri ou de protection : leur faculté de résistance dépend
uniquement de leurs armes, leur salut peut encore dépendre
de leur fuite, c'est-à-dire de leur vitesse. Un groupe de navires
plus faible qu'un autre ne peut donc résister à celui-ci sur une
position en attendant des secours : il lui faut ou périr rapide-
ment ou fuir, s'il le peut. D'autre part, il n'y a pas de routes
déterminées en haute mer, celle-ci peut être parcourue dans
toutes les directions, à condition qu'il y existe la profondeur
d'eau nécessaire : on ne peut donc déterminer à l'avance la
direction de l'attaque.
Enfin, sur les côtes, les navires peuvent trouver des abris
rendus facilement inaccessibles à l'attaque des navires enne-
mis. Les forces navales peuvent donc être momentanément
retirées du jeu, sans que les navires de l'adversaire puissent
les contraindre à y paraître ; elles peuvent être remises en
jeu à moins que, de points assez rapprochés, l'adversaire ne
surveille la sortie de leurs abris, avec des forces suffisantes
pour les empêcher de nuire.
Dans leurs spéculations théoriques, les marins eux-mêmes
oublient souvent ces réalités brutales ; mais, dans les appli-
cations concrètes, consciemment ou inconsciemment, ils en
tiennent compte, souvent dans une trop faible mesure, sur-
tout lorsqu'elles heurtent leurs théories.
Les marins allemands donc, très imbus des théories de
l'offensive, si en faveur dans les milieux des armées de terre,
se sentent assez gênés, pour l'établissement de leurs plans
d'opérations, par ces circonstances contradictoires. Cela se
manifeste dans leur ordre général d'opérations pour la mer
du Nord. Celui-ci, rédigé évidemment sous l'inspiration de
von PohI, qui n'est pourtant pas un mystique de la théorie,
BOMBARDEJ/iENTS DE LA COTE ANGLAISE
195
comme il le prouvera, reconnaît nettement que l'infériorité
quantitative du matériel des Allemands leur interdit d'aller
défier les Anglais en bataille rangée et même d'accepter leur
défi ; mais il adm.et implicitement que les Anglais ne manque-
ront pas, eux qui en ont les moyens (en théorie), d'appliquer
ces maximes merveilleuses de l'offensive et qu'ils viendront,
tout au moins par un blocus rapproché, essayer de mettre
toutes les forces allemandes hors d'état de nuire. Alors, par
l'emploi des nouveaux engins insidieux de la guerre sur mer
(mines et torpilles ; torpilleurs et, si possible, disent-ils, sous-
marins), engins dans le maniement desquels ils se croient
passés maîtres, ils pensent provoquer la destruction ou la mise
hors de combat d'un nombre suffisant de ces grands navires
de bataille, si longs à construire, et arriver ainsi à une quasi
égalité des forces de bataille. Alors on passera à l'offensive.
C'est au moins ce que prévoit l'ordre d'opérations dont voici
le texte intégral :
ORDRE D'OPÉRATIONS POUR LE THEATRE DE LA GUERRE
EN MER DU NORD
S. M. le Kaiser a ordonné ce qui suit pour la conduite de la guerre
en Mer du Nord :
1. Le but des opérations doit être d'endommager (schadigen) la flotte
anglaise par des pointes (Yorstbsse) offensives contre les forces de
combat employées à la surveillance ou au blocus de la baie alle-
mande, en même temps que par une action offensive de mines, et,
si possible, de sous-marins, action offensive sans bornes (rucksicht-
lose) portée jusqu'à la côte anglaise.
2. Après avoir amené une égalisation des forces par cette m.anière
de conduire la guerre, on devra chercher, après une préparation
et un rassemblement de toutes nos forces, à engager notre flotte
dans une bataille dans des conditions favorables.
Si, auparavant, une occasion favorable se présente déjà, on devra
(on aura l'obligation de) l'utiliser à fond.
3. La guerre contre le commerce doit être conduite conformément à
l'ordonnance sur les prises. Le chef des forces de haute mer règle
l'importance qu'on doit donner à cette guerre dans nos eaux.
Les navires prévus pour faire la guerre au commerce dans les
eaux lointaines doivent être expédiés aussitôt que possible.
Par ordre suprême : le Chef de VAdmiralstab, signé VON POHL.
Malheureusement cet ordre ne correspond pas à la réalité
des faits. Précisément pour éviter les attaques de nuit par les
196 HISTOIRE DE LA GUERRE
torpilleurs, les attaques de jour par les sous-marins, les bar-
rages de mines invisibles et possibles dans les eaux peu pro-
fondes de la partie sud de la mer du Nord, les Anglais n'ont
pas de forces de surveillance ou de blocus rapproché : ils ont
retrouvé dans leurs traditions historiques maritimes, qui sont
solides et profondément étudiées et méditées, la pratique avan-
tageuse du blocus à distance, qu'ils jugent seule applicable
dans les conditions du moment et, basant leur grande flotte sur
la rade de Scapa Flow, dans les Orcades, ils se contentent de
barrer la sortie de la mer du Nord par des croisières étendues
entre la Norvège et les Shetlands.
Les seules opérations offensives permises au commande-
ment en chef allemand sont donc les mouillages de mines par
surprise, près des côtes de Grande-Bretagne, et les croisières
de sous-marins qui, au grand étonnement et au grand embar-
ras des Anglais, s'étendent jusqu'aux îles Orcades, jusqu'à
cette base de Scapa précisément choisie parce qu'on la
croyait protégée par son éloignement contre les opérations
des torpilleurs (ce qui est exact) et des sous-marins (ce
qui ne l'est pas).
Les mouillages de mines par surprise sont possibles, mais
dangereux pour les exécutants à cause des forces de pa-
trouille anglaises : le Konigin Luise avait bien mouillé des
mines devant la Tamise, le 5 août 1914, mais il avait été coulé ;
si, dans la nuit du 25 au 26 août 1914, le Nautilus et V Albatros
avaient réussi à poser des mines très au large de la Tyne
et de l'Humber, le Kolberg et le Nautilus avaient dû renon-
cer à en poser le 17 octobre devant le Firth of Forth, à cause
des patrouilles anglaises rencontrées au large ; et ce même
jour, 17 octobre, les 4 torpilleurs du commandant Thiele
avaient, avant d'avoir réussi à en poser devant la Tamise,
été tous coulés par des torpilleurs de patrouille anglais.
Le commandement en chef allemand en concluait que, si
l'on voulait continuer ces opérations de mouillage de mines,
il fallait soutenir les navires chargés de les effectuer par
des forces de combat, capables de refouler les navires de
patrouille, par exemple par ces croiseurs de bataille qui
sont si forts et si rapides. Mais la grande valeur de ceux-ci
incitait à les faire soutenir à quelque distance par des cui-
rassés. La logique du raisonnement entraînait à faire sortir
en soutien toute la flotte de haute mer. On risquait une
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE
197
rencontre avec la Grand Fleet, une bataille décisive. Or,
pour des raisons de conduite générale de la guerre, le Kaiser
et ses conseillers immédiats, le G. Q. G., le chancelier Beth-
mann Hollweg, le chef du cabinet naval, amiral von Muller,
le chef de VAdmiralstab, amiral von Pohl, ne voulaient à
aucun prix risquer la flotte : celle-ci devait être maintenue
intacte et menaçante, pour continuer à assurer la protection
des côtes allemandes de la mer du Nord et la libre navigation
dans la Baltique, en effrayant la flotte russe et surtout en
exerçant une pression politique sur les trois puissances Scan-
dinaves, dont la neutralité était obligatoire pour permettre
à l'Allemagne de vivre, à l'armée de se ravitailler et de
consacrer l'intégralité de ses forces à sa double tâche, dans
l'Est et dans l'Ouest.
Oublieuse, ou inconsciente, des conditions générales de
la guerre et des conditions particulières de la guerre sur
mer, confiante dans la qualité du personnel et du matériel,
jalouse de rivaliser avec les exploits des armées de terre,
déconcertée de la forme imprévue que les réalités impo-
saient aux opérations navales, imbue des théories sur la
valeur de l'offensive, formée enfin par la masse des officiers
qui, en somme, n'avait ni responsabilité, ni renseignements
suffisants, l'opinion générale des officiers de marine avait
poussé le commandant en chef, un peu malgré lui semble-
t-il, à réclamer plus de liberté d'action, au risque d'une ba-
taille générale, que certains, poussés par la théorie ou la
passion du jeu, envisageaient comme nécessaire. II est difficile
de dire si ces derniers voyaient juste : c'était un coup de dés,
avec de grandes probabilités de perte. Ce qu'on peut dire
aujourd'hui, c'est que le moment de risquer ce coup de dés
était bien le moment dont je vais vous parler, je veux dire
ces mois de novembre et décembre 1914, où des navires nom-
breux et importants de la flotte anglaise étaient répandus sur
la surface entière des océans à la poursuite des croiseurs
allemands de von Spee, si difficiles à localiser. Des discus-
sions assez acerbes entre les amiraux du G. Q. G., le secrétaire
d'Etat Tirpitz, la fraction de l'Etat-Major général de la Marine
restée à Berlin, le commandement en chef de la flotte abouti-
rentj le 6 octobre, à une décision basée sur les raisons déjà
écrites, de ne pas exposer la flotte à des rencontres avec des
forces supérieures, et même, de ne pas l'exposer à des actions
198 HISTOIRE DE LA GUERRE
pouvant entraîner de grosses pertes, tout en continuant la
guerre de mines et de sous-marins.
L'embarras du commandement était grand. Les renseigne-
ments qu'il avait sur la position des forces anglaises étaienï
médiocres : la situation insulaire de la Grande-Bretagne fai-
sait très aléatoire et très lente la transmission des renseigne-
ments d'agents, renseignements qu'il était d'ailleurs très diffi-
cile de recueillir à cause de la situation de la base principale
de la flotte dans les îles perdues des Orcades. D'ailleurs, la
valeur de ces renseignements, excellente et nécessaire à beau-
coup de points de vue, est à peu près nulle, relativement aux
positions momentanées des navires de guerre : ceux-ci se
déplacent trop rapidement et dans des directions trop varia-
bles et impossibles à prévoir ; en une vingtaine d'heures, la
Grand Fleet toute entière, avec tous ses moyens de combat,
pouvait être à 6 ou 700 kilomètres du point où elle avait été
reconnue.
Cependant, depuis le milieu d'octobre, ces renseignements
d'agents signalaient avec persistance la présence de grandes
forces navales anglaises dans l'Ouest de l'Ecosse et même en
Irlande : craignant des attaques de sous-marins dans la rade
encore non protégée de Scapa, l'amiral Jellicoe avait, en effet,
adopté momentanément comme bases de la Grand Fleet, Loch
Ewe et Loch Na Keal en Ecosse et aux Hébrides, Lougb
Swilly en Irlande. Les expéditions de sous-marins à travers
la mer du Nord confirmaient ces dires : la mer du Nord avait
paru vide de grandes escadres, vide même de grands navires
de bataille.
I
Après les insuccès du 17 octobre, déjà signalés (destruction
des 4 torpilleurs mouilleurs de mines ; échecs du Kolberg
et du Nauiilus), le commandement en chef crut donc pouvoir
revenir à la charge et se risquer, le 28 octobre, à proposer à
l'agrément obligatoire du Kaiser, par l'intermédiaire du chef
de VAdmiralstab, l'opération de mouillage de mines ci-après :
Le mouillage de mines devait avoir lieu auprès de Yarmouth,
à la sortie des chenaux, que des renseignements précis (re-
cueillis sur le vapeur anglais Glitra capturé et détruit le 17
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISFi
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200 HISTOIRE DE LA GUERRE ' "
octobre par le sous-marin U. 17) montraient comme utilisés
par la navigation commerciale, très active sur la côte Est
d'Angleterre ; pendant ce temps les croiseurs de bataille s'a-
vanceraient jusqu'à la ligne Smiths Knoll-bateau feu Haak
pour soutenir éventuellement les mouilleurs de mines et pour
détruire les forces de patrouille anglaises qui s'y trouveraient ;
les P et IIP escadres de cuirassés avec leurs croiseurs d'éclai-
rage se trouveraient à ce moment environ à 40 milles au N. du
bateau feu de Terschelling et, avec une ligne de sous-marins,
dans l'Ouest, serviraient, bien qu'éloignés de près de 170
kilomètres, de position de repli aux croiseurs de bataille.
Comme on le voit, il n'était pas question de bombarder les
côtes anglaises ; ce fut pourtant cette opération qui donna-
lieu, sans que le Kaiser et VAdmiralstab en fussent avertis,
semble-t-il, au premier bombardement de ces côtes.
Yarmouth est le port le plus rapproché des côtes alleman-
des, et il en est à environ 400 kilomètres ; il est en même temps
très éloigné, relativement, de Scapa (plus de 800 kilomètres).
Profitant de la longueur de la nuit à cette époque, les croi-
seurs allemands pouvaient quitter de nuit la baie allemande
et se trouver au petit jour en position de mouiller leurs mines..
Dans l'obscurité, naviguant comme de coutume les feux mas-
qués, ils devaient passer inaperçus des très rares navires de
patrouille anglais et agir par surprise. Etant donnés les rensei-
gnements que l'on avait sur la position des forces anglaises,
les Allemands avaient quasi certitude de ne pas rencontrer
des forces navales supérieures et ne pouvaient craindre que
des sous-marins anglais au retour ; encore cette éventualité
était-elle peu probable et présentait-elle peu de risques.
Le 29 octobre, pressé sans doute par des renseignements,
le commandement demande par télégramme l'autorisation
d'exécuter l'expédition proposée. Cette autorisation est don-
née : sans doute les renseignements du moment enlevaient-ils
toute crainte au Chef de VAdmiralstab et au Kaiser ; cepen-
dant ceux-ci recommandaient de se servir d'un éclairage
par croiseurs, dirigeables et avions, dans le nord de la Hoch-
seef lotte. On sent d'ans les textes une certaine émotion fébrile,
l'émotion d'un premier pas. Cette émotion était évidemment
partagée par la flotte : on discutait et rediscutait, dans les
états-majors amiraux, les mesures à prendre et les chances de
succès. Au milieu de ces discussions, quelqu'un fit remarquer
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 20I
qu'en mouillant des mines en plein jour près de la côte anglai-
se, on portait un coup d'épée dans l'eau, puisque les Anglais
avaient toute chance d'observer ce mouillage, et par consé-
quent d'éviter, puis de draguer ces mines ; l'amiral Hipper,
commandant les forces d'éclairage, ne voulait plus, comme une
mère poule de ses poussins, s'éloigner si peu que ce soit de
ses croiseurs légers, et il comptait les accompagner avec ses
croiseurs de bataille jusque sur la côte anglaise ; il proposa
alors, au dernier moment, sem.ble-t-il, de détourner l'attention
des Anglais en lançant sur le port de Yarmouth, dont il se
trouverait alors à portée de tir, quelques obus. Cette propo-
sition est l'origine des bombardements, de la côte anglaise.
Une tempête d'Est fit retarder de 3 ou 4 jours l'opération pro-
jetée.
Enfin, le 2 novembre, à 16 h. 30 (1), l'amiral Hipper part
avec 4 croiseurs de bataille et 4 croiseurs légers ; il a tellement
crainte de ne pas pouvoir courir assez vite, s'il est poursuivi,
et de voir les torpilleurs, qu'il devait em.mener, être forcés de
réduire leur vitesse par une grosse mer possible, qu'il renonce
à leur escorte, pourtant si utile (mais à l'époque on ne la ju-
geait pas encore indispensable) contre les sous-marins. Il fait
un petit crochet vers le Nord pour dépister les sous-marins
anglais qui pourraient se trouver dans le voisinage. Le temps
est très sombre, l'horizon brouillé ne permet pas de faire le
point par observations des hauteurs d'astres. Jusqu'à la lon-
gitude de Tershelling, la mer est déserte. Ensuite de petites
masses sombres, de petits feux brillant dans la nuit : ce sont
des bateaux de pêche. Parmi eux, les Allemands soupçonnent
des navires de patrouille anglais et font écouter par leurs
postes de T. S. F. des émissions possibles : on n'entend rien.
Le petit jour gris arrive ; les navires de pêche anglais arborent
leur pavillon, ils se croient en présence de navires amis. Mais
on approche de la côte et des bancs dangereux, au sud et
très près desquels on doit passer. Hipper demande à ses croi-
seurs leur position estimée : il y a des variantes de 10 milles
(18 kilomètres), et cependant l'erreur est beaucoup plus gran-
de : le navire amiral se croit 20 milles (37 kilomètres) plus
près de terre qu'il n'est en réalité. N'en soyons pas trop éton-
(1) Toutes les heures mentionnées ici sont des heures allemandes, c'est-à-
dire sont en avance d'une heure sur le temps moyen de Greenwich.et par suite
d'à peu près autant sur le temps solaire vrai près des cotes d'Angleterre.
202 HISTOIRE DE LA GUERRE
nés : les courants sont très irréguliers en mer du Nord ; les na-
vires allemands avaient fait quelques crochets pour éviter ou
pour examiner des navires aperçus; et, d'ailleurs, on a toujours
tendance à forcer les estimations dans un sens défavorable
quand on approche d'un danger. La visibilité est médiocre ; les
bouées, les bateaux feux marquant les bancs de la côte an-
glaise ont pu être déplacés, les difficultés de l'opération se
montrent : on ne sait pas bien où l'on est, on risque de
s'échouer. Dès 6 h. 30, Hipper fait commencer, au jugé et à
de larges intervalles, pas du tout aux points prévus, un m.ouil-
lage de mines qu'il interrompt à diverses reprises. Enfin, avec
près d'une liieure de retard, une bouée portant un nom de banc
quelques coups de sonde, la silhouette caractéristique d'un ba-
teau feu permettent de se reconnaître. Se détachant d'une ban-
de sombre qui, sous un voile de brume gris, indique la terre, ap-
paraissent à 7 ou 8.000 miètres deux petits torpilleurs de pa-
trouille anglais, qui font un signal de reconnaissance. Hipper
se dirige sur eux. Dans la hâte et l'émoi d'une première affaire,
le feu est ouvert en très grand désordre contre ces navires,
puis une centaine d'obus sont lancés contre la ligne du rivage,
qu'on devine tout juste, à une distance qui est appréciée très
différemment (13 à 20.000 mètres !) par les navires allemiands.
Il n'est pas étonnant que les résultats en soient quasi nuls.
Les 250 coups tirés sur les navires de patrouille anglais ne
sont pas plus efficaces ; ces navires s'échappent dans la brume
et dans la fumée. L'affaire est très courte et dure de 8 h. 12
à 8 h. 26. Les croiseurs allemands se sauvent et rentrent sans
encombre.
Les Anglais sont tout à fait surpris. C'est le bruit des tirs
simultanés contre la côte et les navires de patrouille qui leur
révèle la présence des navires allemands, invisibles dans la
brum.e. Trois sous-marins, qui allaient quitter Yarmouth, se
hâtent de leurs faibles jambes, et, bien entendu ne peuvent
arriver sur les lieux que près d'une heure trop tard ; l'un d'eux
saute sur une mine, je ne puis ici donner le détail des ordres
et mouvements un peu désordonnés et décousus que provo-
quent, aux divers échelons du commandement, les renseigne-
ments incomplets qui leur parviennent successivement. Je dirai
seulement que l'Amirauté a cru un moment que ce bombarde-
ment insignifiant n'était qu'une feinte préliminaire à des opé-
rations plus sérieuses, soit contre les forces navales anglaises
BOMBARDEMEIvrrS DE LA COTE ANGLAISE
203
coopérant aux combats qui se livraient alors à l'embouchure
de l'Yser, soit encore, malgré l'invraisemblance, pour effec-
tuer un débarquement. Les forces principales anglaises à
Lough Svviily (Irlande), à Scapa, dans la Manche, sont mises en
mouvement. Mais, comme on s'aperçoit très vite que les forces
ailem.andes rentrent chez elles, l'émoi se calme, et on examine
la situation.
11 est manifestement impossible d'empêcher le renouvelle-
ment d'une semblable incursion, si l'on n'est pas prévenu des
mouvements des forces navales allemandes, dès leur départ,
que dis-je ? dès avant leur départ, s'il s'agit d'une incursion sur
une bonne partie de la côte Est d'Angleterre (1). On ne peut
avoir la prétention de maintenir des sous-marins en patrouille
continuelle, et, d'ailleurs sans doute insuffisante, ou de mouil-
ler des mines, dangereuses aussi pour les amis, devant tous
les points menacés. On ne peut et on ne veut maintenir des
navires de surface en croisière près des côtes allemandes,
pour voir et signaler les forces navales allemandes prenant
la mer ; et puis il faudrait compter sur les nuits sombres, sur
la brume. Les sous-marins anglais qui, en petit nombre, veil-
lent dans la baie allemande voient très mal : qu'est-ce que
deux ou trois petits cercles de huit ou dix kilomètres de rayon
sur la surface de cette mer ? Enfin leur T. S. F. est tout à
fait insuffisante à cette époque.
Le problème serait donc insoluble si, à ce moment même,
d'après des publications de personnes qualifiées : Fisher,
Premier Lord naval, Filson Young, officier de complément à
l'Etat-Major de Beatty, les Anglais ne parvenaient à monter
un admirable système de captation et de déchiffrement des
radiotélégrammes ennemis, en même temps qu'une organisa-
tion de stations radiogoniométriques très nombreuses qui leur
font connaître les directions dans lesquelles se trouvent les
navires émetteurs d'un signal de T. S. F. (2). Avec deux ou
trois directions simultanées, on a donc leur position approxi-
mative ; mais il faut encore connaître le nom du navire émet-
(1) Songez que grosso modo il y a seulement de 4 à GOO kilomètres d'Héli-
goland aux por'tf; de cette côte entre Yarmouth et l'île Farn, que la distance
de ces mêmes ports à Scapa varie de 500 à 800 kilomètres, qu'il faut plus
de cinq heures pour allumer les feux et faire sortir la Grand Fleel, que cinq
heures à 20 nœuds font encore 185 kilomètres.
(2) Voir Fischer, JSlemorics. Londres, Hodder, 1919, in-8, pnssim ; et
Filson Young, WiihlbeB allie Cruisers. Londres, Cassell, 11)21, in-8, p. 127.
204 HISTOIRE DE LA GUERRE
teur, le distinguer entre mille autres, il faut encore traduire la
série de chiffres ou de lettres lancée dans l'espace, il faut
comprendre l'importance de la traduction, la situer, en tirer
des conclusions. Et il faut faire tout cela avec une certitude
presqu'absolue et suffisamment vite, pour en obtenir une
valeur pratique pour les mouvements des flottes. Ce ne peut
être réalisé que par une organisation gigantesque et métho-
dique, centralisée à terre et à l'aide d'un puissant service
de renseignements. Les Allemands, bien qu'occasionnellement
en possession de codes et de chiffres anglais, ne savent
le faire (1), pendant les deux premières années de la guerre^
c'est-à-dire pendant la période qui nous occupe. Mais l'Ami-
,rauté y réussit, elle croit même y réussir si parfaitement
que Fisher et Filson Young prétendent, dans leurs publi-
cations, que les Anglais lisaient clairement tout ce que disaient
les Allemands ; ils exagèrent sans doute, il y avait des trous,
pas mal de trous ; mais il est aujourd'hui facile de cons-
tater, d'après les ouvrages déjà cités de Fisher et de Filson
Young, de l'Amirauté allemande, et aussi de Jellicoe ou de
l'Amirauté britannique, que des positions de navires allemands
ont été retransmises aux navires anglais 8 minutes après l'é-
mission révélatrice, et des traductions de télégrammes une
heure, une heure un quart après leur envoi par les Alle-
(1) Dans le 3» volume de la publication ofTicielle du Marine Archiv : Krieg
in der Nordsee, Berlin, Mittler, 1922, p. 98, note, on lit :
« Il est très remarquable que les Anglais aient déjà (en décembre 1914)
emplo3'é ce procédé (le déchiffrement)... Il n'est pas non plus impossible que,
par une observation systématique et grandiosement organisée des com.mu-
nications radiotélcgraphiques allemandes et par des recherches de déchiffre-
ment conséquentes, ils n'aient découvert les procédés de chiffrement des
radiotélégrammes allemands, procédés, qui,d'après les connaissances actuel-
les, n'utilisaient que des clefs très peu sûres. Nous (les Allemands) l'avons
bien réussi, à notre tour, mais sans doute après que l'installation de stations
d'observation de T. S. F. à terre eût remédié à nos très défectueux prépa-
ratifs de guerre à ce sujet. Au moment en question, le centre de gravité des
services allemands d'observation de T. S. F. résidait dans les stations flot-
tantes de la Hochseeflotte, dont plusieurs sans doute étaient chargées d'ob-
server les communications ennemies sur diverses longueurs d'onde. Mais,
bien que l'Admiralstab envoyât des clefs prétendues employées en Angle-
terre, le service de déchiffrement ainsi constitué travaillait trop lourdement
et trop lentement pour que les radiotélégrammes anglais captés fussent tra-
duits aussitôt et pussent être utilisés par le commandement pour ses décisions.
On ne reconnut malheureusement pas assez tôt que les Anglais étaient en
situation de déchiffrer les radiotélégrammes allemands, et il en résulta un
désavantage stratégique considérable pour le commandement de la flotte
allemande. »
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 205
mands. Et pareil fait prouve une organisation prodigieuse, dont
Filson Young fait honneur au capitaine de vaisseau Reginald
Hall. Jusqu'à la fin de la guerre, avec, je crois, la seule excep-
tion d'avril 1918, les forces anglaises connaîtront la sortie
des forces principales allemandes dès avant leur départ, elles
connaîtront souvent leur composition, parfois leurs points de
direction probables ; elles pourront, mais par intervalles trop
larges et trop irréguliers, déterminer quelques-unes de leurs
positions successives. II peut paraître étonnant que, dans
ces conditions, les Anglais n'aient pas réussi à écraser les
forces allemandes lors des sorties qui menaient celles-ci suffi-
samment loin. Mais des circonstances de mer, de visibilité,
d'erreurs de navigation, dans une certaine mesure aussi les
silences de T. S. F. des Allemands qui se méfient, mais ne peu-
vent se taire entièrement, l'éloignement de la base de Scapa, et
quelques défauts d'organisation et de commandement anglais,
une ou deux chances extraordinaires, ont sauvé les Allemands
d'un désastre lors de ces sorties, si peu nombreuses d'ailleurs
qu'on peut rapidement les énumérer toutes : bombardements
d'Hartlepool (16 décembre 1914), de Lowestoft (25 avril 1916),
Dogger Bank (24 janvier 1915), Jutland (31 mai 1916 et 19
août 1916). Après cette date, quand les Allemands se rendirent
compte des dangers courus, ils ne s'éloignèrent plus de leurs
bases, sauf une fois en avril 1918.
Se basant donc sur le bon fonctionnement de ce service,
les Anglais, à la suite du bomibardement de Yarmouth, pro-
cèdent seulement à un regroupement de leurs forces. Ils m
croient pas que les Allemands risqueront le gros de leur flotte
et veulent seulement parer à de nouvelles incursions de bom-
bardement (à la guerre on croit toujours au renouvellement
de ce qui est arrivé en dernier lieu) ou à des débarquements
(l'épouvantail d'un débarquement a été tellement agité en
Angleterre qu'il en est resté quelque chose, beaucoup même,
dans la vision de têtes pourtant calmes et lucides, comme cel-
les de bien des chefs de l'Amirauté et de l'armée britannique).
La Grand Fleet retourne à Scapa, malgré les dangers que pré-
sente ce mouillage à peine protégé ; une de ses escadres sera
toujours prête à appareiller ; les croiseurs de bataille sont dé-
tachés à Cromarty ce qui ne les rapproche guère ; à chacune
des deux extrémités des côtes exposées, à Rosyth et à Sheer-
ness, il y a respectivement la 3^ escadre et la 5^^ escadre de
20 6 HISTOIRE DE LA GUERRE
cuirassés. A Rosyth est encore la 3^ escadre de croiseurs, à
Harvvich deux flotilles de torpilleurs avec quelques croiseurs
légers et les grands sous-marins. Enfin de vieux cuirassés
sont dans l'Humber et la Tyne, des canonnières dans le
Wash, des navires de patrouille et quelques sous-inarins cô-
tiers un peu partout. L'Amirauté commandera les mouvements
des forces de la zone située au sud de Flamborough Head,
Jeîlicoe ceux de la zone sise au nord. A la mer, une fois les es-
cadres réunies, Jelîicoe commandera le tout. C'est dans cette
disposition (1) que ces forces se trouveront lors du deuxième
bombardem.ent de la côte anglaise, le 16 décembre 1914, à
Scarborough et Hartlepool.
II
Les Allemands, en effet, ont été très satisfaits et très encou-
ragés par l'heureuse issue de l'opération un peu hâtive et fé-
brile contre Yarmouth. Tout en reconnaissant l'insignifiance
des résultats matériels obtenus, ils se rendent compte de ce
qu'on peut attendre d'une opération de bombardement bien
prévue, menée avec confiance, et spécialement préparée.
Exam.inant encore les documents confidentiels pris sur le
Glitra, ils constatent que devant Scarborough et Hartlepool
il existe un large passage signalé com.me libre de mines, qu'il
est recommandé de suivre la côte anglaise de très près aux
navires faisant route le long de celle-cL Aux approches des
ports envisagés, les terres sont hautes, faciles à reconnaître,
les eaux sont profondes ; la navigation sera plus facile. On
pense d'ailleurs à faire vérifier ces renseignements par des
observations prises d'un sous-marin, le U. 27, qui, sans se
faire voir, séjourne dans ces parages du 21 au 26 novembre.
L'opération est décidée pour le 29, puis remise par les Alle-
mands, dont le service de renseignements signale que les
Anglais en ont eu connaissance par déchiffrement de télégram-
mes. La clef de chiffrement est changée, mais, comme ils
(l) Elle a été xivement critiquée, mais ce n'est pas le lieu d'examiner ces
discussions techniques. Ces mesures étaient prises d'ailleurs d'après l'avis
de vieux et sages amiraux anglais qui ont un peu trop coufiance dans le \ieux
matériel et les vieilles théories traditionnelles.
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE
207
l'avouent aujourd'hui (1) les Allemands ne sont pas, à cette
époque, très forts en cryptograpMe ; ce changement est insuf-
fisant pour dérouter les services de renseignements anglais
bien montés, bien dressés et bien pourvus : l'Amirauté n'en
est pas gênée, nous disent Fisher et Filson Young ; la suite
d'ailleurs le prouve.
Sachant par les allusions de la presse et par d'autres
renseignements (on en parlait à Londres dans les milieux
bien informés) que des croiseurs de bataille anglais ont été
envoyés dans l'Atlantique à la recherche de Spee (ces rensei-
gnements paraissent se confirmer le 10 décembre avec les
nouvelles du succès de l'amiral Sturdee aux Falklands),
VAdiniralsîcb de Berlin insiste pour qu'on reprenne le
projet : les croiseurs de bataille et quelques croiseurs légers
doivent, en deux groupes, bombarder simultanément Hartle-
pool et Scarborough, pendant qu'un croiseur léger posera des
mines en travers du chenal de navigation imposé par l'Ami-
rauté. Le gros des forces doit s'avancer jusqu'à une position
de rendez-vous située à 200 kilomètres environ dans l'est
d'Hartlepool, et y attendre, en croisant, le ralliement des forces
ayant bombardé la côte anglaise.
La distance entre Hartlepool et la côte allemande est trop
considérable pour être parcourue en une nuit, et, comme on
veut arriver avec le lever du jour sur les côtes anglaises,
pour échapper à la vue des forces de patrouille, il faut
bien faire une partie de la route de jour. Hipper, avec ses
5 croiseurs de bataille, 4 croiseurs légers et 2 flotilles de tor-
pilleurs, appareille donc, le 15 à 3 heures d'u matin, pour passer
de nuit dans la région où les sous-marins ou chalutiers de
patrouille anglais peuvent être en surveillance des mouve-
ments de la flotte allemande. Il court ensuite au nord-ouest
jusqu'à la nuit, comme s'il voulait sortir de la m.er du Nord,
afin de tromper les navires qui pourraient le voir. A la nuit il
pique droit sur Whitby. II fait beau, les croiseurs allemands
voient, et cherchent à éviter le voisinage de quelques navires
de pêch'e. Mais, à la fin de la nuit, en approchant de terre, le
temps force tellement qu'Hipper doit renvoyer à 7 h. 35 ses
torpilleurs et ses croiseurs légers ; ceux-ci ont signalé à 7 h. 08
que la mer est très grosse près de terre et qu'ils ne pourront
(1) Voir la note p. 204.
208 HISTOIRE DE LA GUERRE
sans doute continuer leur route avec les torpilleurs qui ne
pourraient suivre à grande vitesse ; se passant de leur aide
et de leur protection contre des sous-marins éventuels, mais
peu probables, l'amiral allemand poursuit sa route, enhardi
par l'expérience du 3 novembre. La côte apparaît, d'abord
confuse, signalée par les lueurs des hauts fourneaux ; vers
7 h. 40, les hautes terres de Whitby sont en vue sous des voiles
de brouillard ; comme il avait été convenu, les navires alle-
mands se séparent en deux groupes.
Le premier fait route très près de terre (à 2 ou 3 ki-
lomètres), comme le recommandent les documents confiden-
tiels anglais surpris, pendant 20 ou 30 minutes : cette assu-
rance, presque imprudente, détone avec l'émoi fébrile de l'opé-
ration devant Yarmouth. Elle est d'aillleurs sans inconvé-
nient : le jour se levait pourtant ; la portée de visibilité variait
de 5 à 10 kilomètres et, bien qu'à 8 h. 14 le premier groupe
aperçoive Hartlepool, ce n'est qu'à 8 h. 45 que les stations-
vigies de la côte anglaise lui font des signaux de reconnais-
sance ; mais les Allemands, qui connaissent ces signaux, y
répondent correctement. Ils sont donc pris pour des Anglais et
signalés comme tels, bien que les services de patrouille de la
côte aient été alertés depuis la veille par l'Amirauté.
Cette erreur est dévoilée un quart d'heure plus tard : vers
9 heures, au moment où ils arrivent devant Hartlepool, les
croiseurs allemands canonnent, de 5 à 7.000 mètres, 4 torpil-
leurs anglais brusquement apparus sortant des voiles de
brouillard déchiquetés par la tempête ; dans la grosse mer, et
devant le feu des Allemands, ces torpilleurs renoncent à
s'approcher pour lancer leurs torpilles (bien que les Allemands
prétendent en avoir vu trois passer près d'eux) ; ils font demi
tour ; les Allemands, préoccupés par le bombardement à effec-
tuer, ne les poursuivent pas (le tir a duré 7 minutes, de 9 h. 09
à 9 h. 16) ; les torpilleurs disparaissent dans la brume et la
fumée sans grands dommages, bien que les Allemands aient
cru en voir couler deux. On croit toujours que l'ennemi a reçu
plus de mal qu'il n'est vrai, et on croit aussi avoir échappé
à des dangers bien plus grands que ceux auxquels on a été
exposé. Ayant donc tiré pendant environ 7 minutes, les Alle-
mands poursuivent leur route à petite vitesse, prennent les po-
sitions de bombardement prévues, où très tranquillement, avec
une audace qui frise l'imprudence, ils se tiennent environ vingt
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 2C9
minutes (9 h. 26 à 9 h. 46), à des distances de 2 à 5.000 mè-
tres. II y a là deux faibles batteries anglaises (en tout 3 canons
de 152 m/m) qui ne sont pas intervenues quand les Allemands,
déjà à leur portée, ont canonné les torpilleurs anglais, mais
qui répondent maintenant aussitôt, et assez mal, à travers la
fumée et la poussière des obus allemands, en touchant quatre
fois le Blucher, trois fois le Seydlitz et une fois le Moltke, tuant
et blessant une dizaine d'hommes, mais sans produire des effets
de quelque importance. Les Allemands, eux, dirigent leurs tirs
sur les batteries, les usines, les chantiers de construction,
l'entrée du port. Le bombarden^ent ne dure que 16 minutes,
mais on tire vite sur mer, surtout de si près : 1.150 obus de petit
et moyen calibre sont lancés et causent de nombreux dégâts
aux usines, aux chantiers de construction, et aussi à sept égli-
ses, cinq hôtels et plus de deux cents maisons particulières où
de nombreux habitants de tout sexe et de tout âge sont tués ou
blessés. Et pourtant ces obus sont destinés à des tirs contre
des navires protégés et sont de peu d'efficacité contre la terre :
beaucoup n'éclatent pas, leurs fusées à retardement n'éprou-
vant pas les chocs suffisants : les Allemands, pourtant si mé-
thodiques, n'avaient pas prévu les bombardements contre la
côte anglaise et avaient négligé de créer un matériel spécial ; et
ils n'emploient pas leurs canons de gros calibre. Le petit croi-
seur anglais Patrol est touché, en sortant du port pour courir à
l'ennemi ; il s'échoue sur la barre, où l'eau n'est pas assez
haute par la grosse mer. Le petit sous-marin détaché à la
défense d'Hartlepool, et ignoré des Allemands, le C. 9, n'est
pas de veille en mer, mais il est alerté depuis minuit ; il sort au
milieu des obus, et malgré des chocs violents sur la barre, il
réussit à gagner le large et s'approche des Allemands pour
leur lancer une torpille : à 9 h. 55 (d'après les croquis,
toujours douteux) il ne serait guère qu'à 1.800 ou 2.000 mètres
des navires allemands ; mais ceux-ci s'éloignent rapidement,
la torpille d'ancien modèle ne pourrait les atteindre ; à deux
ou trois minutes, le C. 9 aurait donc manqué son occasion.
Le premier groupe allemand se dirige ainsi sans encombre vers
le rendez-vous prescrit au second groupe.
Celui-ci a couru vers le Sud, longeant la terre de très près
pendant une demi-heure, avant de bombarder la vigie, les ca-
sernes, la gare, la station de T. S. F. et la ville sans défense
de Scarborough, en lançant, de 9 h. 00 à 9 h. 23, 333 obus de
14
210 HISTOIRE DE LA GUERRE
15 c/m et 443 de 8 c/m, 8. Pendant ce temps, malgré la gros-
se mer, le croiseur léger Kolberg pose ses mines (9 h. 14 à
9 h. 41) un peu au sud (3 milles, 5) de Scarborough, exacte-
ment en travers du chenal imposé à la navigation par l'Ami-
rauté,
Le 2^ groupe remonte alors vers le Nord, bombarde en pas-
sant la station vigie, et par suite aussi les maisons voisines, de
Whitby (106 coups de 15 c/m et 82 de 8 c/m,8 entre
10 h. 05 et 10 h. 06) ; le mât de signaux est abattu. A 10 h. 31,
les deux groupes allemands se retrouvent ; le rassemblement se
fait en fuite vers l'Est. Il y a plus de deux heures et demie
qu'ils sont près de la côte.
Pendant ces mouvements des navires d'Hipper, des événe-
ments importants s'étaient passés en arrière. Le gros des
forces allemandes était parti, à la tombée de la nuit, des estuai-
res de la Jade et de l'Elbe ; précédé à quelque dix ou douze
kilomètres par un rideau de croiseurs et de torpilleurs, il
s'avançait sans encombre vers le point de rendez-vous
(540 41' N. 2° 58' E.) qu'il devait atteindre à 7 h. 00 : quand
à 6 h. 30, encore en pleine nuit, un torpilleur, à l'extrême aile
droite de l'avant-garde allemande, alors en dehors de la
formation pour aller reconnaître un navire de pêche, aperçoit
cinq masses sombres : ce sont les torpilleurs anglais, en avant-
garde eux aussi, qui le canonnent sans succès. Aussitôt averti,
le commandant en chef allemand von Ingenohl fait fuir ses
escadres dans la direction opposée « pour éviter, dit-il, une
attaque des flotilles anglaises, par cette nuit très som-
bre ». Bien qu'à 7 h. 10 les torpilleurs anglais aient dis-
paru, bien que le jour approche, Ingenohl ne reprend pas sa
route vers le rendez-vous ; il se dirige vers ses bases, tant il
craint d'en être coupé, tant il se sent mal à l'aise en supposant
des forces anglaises, de composition ignorée, dans le voisi-
nage. Il est vrai qu'il ne peut compter sur l'éclairage aérien
recommandé par le Haut Commandement, ni sur un éclairage
sérieux par ses croiseurs trop faibles, numériquement et indi-
viduellement, et de vitesse trop réduite par rapport à l'ennemi
et à leurs propres cuirassés. Il est vrai qu'il a cru aussi avoir
dépassé la limite permise pour l'emploi à distance de ses
cuirassés sans autorisation spéciale.
Mais, chose beaucoup plus grave, Ingenohl n'avertit pas de
sa décision les forces qu'il a lancées contre la côte anglaise
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 2 T I
SOUS les ordres d'Hipper (1). Même quand celui-ci, à 10 h. 44,
signale qu'il a terminé son opération, la Hochseeflotts ne lui
annonce pas qu'elle n'est pas au point prévu. Ce n'est qu'à
.11 h. 43, et sur demande d'Hipper, qu'Ingenohl annonce à
celui-ci que le gros des forces allemandes regagne ses ports
à toute vitesse et se trouve à plus de 150 milles (près de 300
kilomètres) des croiseurs de bataille. Ceux-ci se sentent aban-
donnés et gravement compromis quand, à 12 h. 39, ils reçoi-
vent l'avis que les croiseurs légers (qui, on s'en souvient, ont été
renvoyés à cause du mauvais temps) sont tombés sur le
« gros de l'ennemi », disent-ils, et ce à environ 100 kilomètres
dans l'est d'Hipper, sur la route de retour de celui-ci (2). Dans
les grains de pluie, les bandes de brouillard qui troublent
et font varier de 4 à 14.000 mètres la visibilité, grâce à d'ha-
biles et alertes mouvements et à l'emploi des signaux de
reconnaissance anglais surpris, par suite aussi d'erreurs de
manœuvre ennemies, les croiseurs légers en question réussis-
sent à échapper successivement à la vue des deux groupes
de forces anglaises, et rentrent sans encombre.
L'amiral Hipper, lui, hésite un moment. A 12 h. 45, il pense
d'abord s'échapper par le sud, par la route la plus directe,
qui, en même temps, le rapproche de ses croiseurs légers qu'il
a renvoyés, mais dont il est responsable. Mais quand vers
13 h. 35, par un signal du Siralsund, il a connaissance d'e la
présence dans les forces anglaises des croiseurs de bataille
de Beatty, plus rapides et plus puissants que les siens, il se
décide, pour éviter, si possible, de se laisser voir par des navi-
res anglais quelconques, à faire un crochet vers le nord là où,
selon toutes vraisemblances, on n'ira pas le chercher, là où il a
le plus de chances de n'être pas vu avant la nuit. Il maintient
ses forces groupées, malgré les conseils du commandant du
rapide Derfflinger (von Reuter), qui voudrait laisser les croi-
seurs de bataille se disperser et profiter de leur vitesse ; et il les
ramène vers Heligoland, malgré les propositions du Moltke
(von Levetzovv) et du Derfflinger qui, craignant que les
Anglais ne les guettent dans la baie allemande, avec au
(1) Ce n'est pas poiir garder un silence de T. S. F., car il se sert i^ plusieurs
reprises de celle-ci pour des ordres à donner au gros des forces.
(2) Pour comprendre ces mouvements en apparence embrouillés, il faut
bien se souvenir de la séparation des forces allemandes en trois groupes;
1° Hipper, 2" ses croiseurs légers renvoyés, et 3° le gros des forces avec Inge-
Hohl.
212 HISTOIRE DE LA GUERRE
moins des torpilleurs et des sous-marins, voudraient qu'on
passe au nord du Danemark, et qu'on rentre par le passage
délicat et dangereux du petit Belt. Ces détails montrent l'in-
quiétude régnant dans la division si exposée. Elle rentre pour-
tant, non sans s'être dispersée accidentellement dans la nuit
ténébreuse, et avoir péniblement atterri à la sonde.
Jusqu'ici, comme vous l'avez remarqué, je ne vous ai guère
parlé que des mouvements des Allemands ; c'est afin de vous
permettre de mieux juger les coups. Comme je l'ai noté
ailleurs (1), ce n'est pas sur ce qui s'est passé réellement,
sur des graphiques établis après coup, que les décisions sont
prises à la guerre, mais bien d'après les renseignements
incomplets, souvent faux, souvent contradictoires, que les
chefs ont au moment même, selon les impressions que ces
renseignements et les événements éveillent en eux. Je vais vous
dire ce qu'ont fait les Anglais, mais très brièvement : si je vous
disais tout ce que l'on sait sur ces opérations de bombar-
dement, ce que l'on suppose, et si je commentais tout cela, il
faudrait lire des volumes, étaler des atlas de plans.
En somme, malgré l'aid-e apportée par la brillante organi-
sation dont je vous ai parlé, les Anglais ont joué un peu à
colin-maillard, leurs mouvements ont été assez désordonnés.
Mais il- ne faut pas en rire, ni leur jeter la pierre : c'est la
« loi de la mer », comme dirait Kipling- Les renseignements
sont vagues, incomplets, contradictoires, les situations
changent de la façon la plus inattendue sur un champ d'opé-
rations où toutes les directions sont permises, et où l'on
passe son temps à poursuivre un ennemi qu'on ne voit pas,
et dont on apprend, par intervalles désordonnés, de très rares
positions, souvent inconciliables avec les suppositions logiques.
Donc, par déchiffrement d'un T. S. F. allemand, nous
dit Filson Young, les Anglais savent, dans la nuit du 14 au 15
décembre, que « 4 croiseurs de bataille, 5 croiseurs légers et
des torpilleurs doivent quitter l'Ems (c'était la Jade), le 15
au matin », pour une opération sur les côtes anglaises. Vous
voyez l'imperfection du renseignement : l'Amirauté et Jellicoe
ignorent que la Hochseeflotte sort en soutien ; ils ne savent
pas où le coup doit frapper. Ils mettent en jeu le dispositif
prévu pour prévenir un débarquement ou intercepter les
(1) Revue Maritime, octobre 1921 et mars 1923.
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 213
croiseurs retour d'un raid. Les 3^ et 5^ escadres de bataille,
respectivement à Rosyth, et à Sheerness, sont alertées, ainsi
que les forces d''Harwich|, (qui vont prendre poste devant
Yarmouth où l'Amirauté les retient), et tout le service de
patrouille (1) qui envoie croiser quelques torpilleurs devant
les côtes. L'escadre de cuirassés de veille à Scapa sort, mais
2 croiseurs et tous les torpilleurs qui doivent l'accompagner
sent contraints de rebrousser chemin, non sans avaries, par
Ja mer terrible creusée par le vent et le courant, dans le
Pentland Firth. Cette escadre, la 2^ (6 cuirassés), commandée
par le vice-amiral Warrender, va rejoindre l'escadre de
croiseurs de bataille (4 bâtiments) de Beatty qui sort de
Cromarty avec 7 torpilleurs, et la 3® escadre de croiseurs
(4 bâtiments) qui sort de Rosyth. La 1" escadre de croiseurs
légers (commodore Goodenough) rejoint Beatty en venant de
Scapa.
L'amiral Warrender, qui commande le groupe des forces
mobiles chargé d'intercepter les forces allemandes revenant
d'un raid, fait route sur un point qu'il doit atteindre à 8 h. 30,
le 16 (par 54°10'N. et 3°00'E.), et qui se trouve donc à une cin-
quantaine de kilomètres au sud du point où le gros des forces
allemandes doit, à partir de 7 heures, attendre les croiseurs
bombardeurs. Bien choisie pour protéger toute la côte, cette
position est telle que les forces anglaises et allemandes au-
raient dû se rencontrer et se combattre. En fait, les forces de
Warrender doivent passer, vers 1 heure du matin, une dizaine
de kilomètres sur l'arrière des forces de l'amiral Hipper. Mais,
comme, sur mer, il ne reste aucune trace du passage des for-
ces, même les plus considérables, comme il fait nuit, les An-
glais ne peuvent se douter de rien.
Mais ils rencontrent plus tard un torpilleur d'avant-garde
allemand, le V. 155. Après l'avoir canonné entre 6 heures et
demie et 7 heures, les torpilleurs anglais recherchent,
retrouvent et signalent, vers 8 heures, les croiseurs et tor-
pilleurs (en particulier le croiseur Roon) qui forment main-
tenant l'arrière-garde du gros de la flotte allemande en
retraite- Beatty ne le sait qu'à 9 heures, par défaut de trans-
(1) Une ligae de sous-marins est aussi établie en barrage s'ctendant nord
et sud de TericheUing ; utile si l'opération avait eu la mèine direction que
«elle du 3 novembre (la dernière, toujours), elle ne sert à ri;a ; elle est diffi-
cilement déplacée en partie, et envoyée tard à l'ouvert de la baie allemande.
2Ï4 HISTOIRE DE LA GUERRE
mission de T. S. F. ; et, tandis qu'il s'élance â leur poursuite
avec Warrender, arrive la nouvelle du bombardement de
Scarborough. Les amiraux anglais font alors route vers la
brèche dans les champs de mines, où doivent passer les
Allemands après leur bombardement de la côte anglaise ; mais
les croiseurs légers qui éclairent Beatty aperçoivent, brus-
quement apparus dans la brume, les croiseurs légers alle-
mands qui reviennent. Ceux-ci s'échappent, comm.e je l'ai dit,à
Beatty, qui continue vers l'ouest et aurait eu contact avec
Hipper, s'il n'était pas revenu en arrière à 13 h. 30, à la
nouvelle que Warrender a rencontré des croiseurs légers
allemands, toujours les mêmes. L'Amirauté, pendant ce temps,
envoie un télégramme des croiseurs de Hipper, surpris et
déchiffré (en une heure environ), donnant la position, la route
et la vitesse de ceux-ci (route qui n'est plus exacte et paraît
peu vraisemblable). La situation n'est pas claire. Ces posi-
tions si diverses, si éloignées, où l'on a vu des forces alle-
mandes, sem.blent aux amiraux anglais impossibles à coordon-
ner logiquement. Les conclusions qu'ils doivent en tirer ins-
tantanément (c'est toujours ainsi qu'il faut opérer sur mer)
leur font faire des manœuvres, sans doute logiques sur ïe
moment, mais certainement défectueuses, à juger après coup,
quand on connaît le détail des mouvements des deux partis ;
manœuvres peut-être un peu trop impulsives (1) chez Beatty
qui court à droite et à gauche partout où on signale l'ennemi,
même quand il n'a guère chance de le retrouver avant la
nuit, comme par exemple à 13 h. 30, lorsqu'il veut rejoindre
les croiseurs légers allemands qui fuient devant lui à plus de
cinquante kilomètres.
Les Anglais sont très mécontents d'avoir manqué leur coup,
très irrités du bombardement, sérieux cette fois, de leurs
côtes. Ils invoquent le droit des gens qui défend bien l'attaque
des villes ouvertes, mais qui le défend avec de telles restric-
tions que les Allemands peuvent ergoter. Nous ne les suivrons
pas dans cette discussion ; vous savez où elles entraînent.
Plus pratiquem.ent, les Anglais songent à améliorer leur
(1) Précisément, ces qualités impulsives ont,pourles raisons que je viens
de dire, la plus grande valeur chez un amiral et peuvent en faire un grand
homme de mer (Nelson, par exemple) ; mais ici elles desservent Beatty
comme elles ont souvent d'ailleurs desservi Nelson, qui « a eu la chance
de vivre à son époque.
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 21 5
service de protection de la côte : Beatty et ses croiseurs de
bataille (qui seront plus tard renforcés par 4 ou 5 autres
unités, retour des opérations contre von S'pee) descendent de
Cromarty à Rosytb. Le progrès est sensible. Jellicoe sortira
désormais avec toutes ses escadres de bataille, puisqu'on
sait que toute la Hochseeflotte sort en soutien. C'est cette
manière de procéder qui durera jusqu'à la fin de la guerre.
En Allemagne, si l'on est très heureux du bombardement
réalisé sans pertes, on éprouve un dépit enragé quand on
reconnaît, après étude des renseignements recueillis, que,
sans la décision prise par Ingenohl de rebrousser chemin
en abandonnant ses croiseurs avancés, des forces allemandes
d'une supériorité écrasante (1) rencontraient des forces an-
glaises déjà importantes, hors de portée de tout soutien
possible- La prise de contact se faisait forcément de très près,
étant données les circonstances de visibilité. Un succès que
l'on croyait certain et inappréciable avait été manqué par la
pusillanimité et l'erreur de jugement du commandant en chef.
Dans une lettre du 9 janvier 1915, Tirpitz s'écrie : « Le 16
décembre, Ingenohl a eu le sort de la patrie allemande entre
les mains et il l'a laissé échapper. » Le sous-chef de VAdmi-
ralstabf Behncke, dit, dans un rapport sur l'affaire, qu'on ne
peut avoir espoir d'une utilisation énergique d'occasions favo-
rables avec un pareil chef. Ces hautes personnalités étaient
l'écho de telles critiques que le Haut Commandement ordonna
une enquête, avant la fin de laquelle Ingenohl fut démonté,
pour avoir encore laissé ses croiseurs de bataille sans soutien
lors de l'affaire du Dogger Bank. Et dans la plupart des
cerveaux des amiraux et capitaines de la flotte allemande
allait maintenant flotter ce rêve : atteindre et détruire des
(1) Allemands Anglais
Cuirassés superdreadnoughts . . G 6
Cuirassés dreadnoughts 8 0
Cuirassés anciens 8 0
Croiseurs de bataille 5a 4
Croiseurs cuirassés 2 4
Croiseurs 16g3rs l+ia 4
Torpilleurs 53 + 16a 7 (moins 2 avariés)
Les bâtiments marqués a étaient,il est vrai,assez éloignés (forces d'Hipper).
11 faut remarquer que, sauf pour un certain nombre de torpilleurs, les
bâtiments anglais étaient plus rapides que les bâtiments allemands de même
classe. Les superdreadnoughts devaient pourtant avoir des vitesses pratiques
comparables, peut-être meilleures chez les Allemands.
2l6 HISTOIRE DE LA GUERRE
fractions isolées de l'ennemi. Mais la recherche pratique de
la réalisation de ce rêve n'était pas facile : il vous vient en
mémoire ce conseil tenu par les rats, et si souvent aussi tenu
par des guerriers, bien intentionnés sans doute, mais irres-
ponsables et mal renseignés. Il faudra attendre plus d'un an,
et le commandement de l'amiral Scheer, pour que des essais
théoriques et prudents de réalisation soient entrepris et vite
abandonnés.
III
Aussitôt après le 16 décembre, Ingenohl, devenu à la
réflexion plus audacieux, projette une expédition qui ira por-
ter des mines devant le Firth of Forth, presque devant l'antre
du lion. Mais il est retenu par le mauvais temps qui règne
en janvier et la crainte, d'ailleurs inexacte, que les Anglais
n'embouteillent ses ports.
L'opération est remplacée au pied levé par une croisière
de balayage du Dogger Bank, à effectuer par le:; croiseurs de
bataille. Cette croisière est imprudemment ordonnée par un
T. S. F., que les Anglais déchiffrent tout au long, nous dit
Filson Young. Les croiseurs de bataille allemands sont donc
retrouvés et poursuivis par les croiseurs de bataille anglais
plus nombreux, plus rapides et plus forts. Un combat en
retraite s'ensuit : les Allemands y perdent le Bliïcher, mais,
par désir de combattre à grande distance, par crainte de
sous-marins inexistants, et sans doute aussi par suite des
graves avaries de combat du navire du commandant en chef
Beatty, les Anglais ne poussent pas l'affaire à fond et laissent
échapper le reste des navires allemands.
Pour des raisons de politique intérieure, afin de consolider
la situation du ministre de la Marine Churchill et de ranimer
la confiance du pays, pour agir aussi sur l'opinion et la con-
duite des neutres, les Anglais affectent de croire et répandent
le bruit qu'ils ont empêché les Allemands d'effectuer un nou-
veau bombardement et qu'ils leur ont donné une sévère leçon.
Les Allemands, mécontents, comme je l'ai dit, de ce que leurs
croiseurs n'aient pas été soutenus, remplacent leur comman-
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE
217
dant en chef Ingenohl par von Pohl, qui, lui, croit aussi à la
leçon.
Le nouveau chef ne veut pas risquer la flotte ; il partage
trop les idées du G. Q. G. d'où il sort, et d'où, comme chef
de VAdmiralstab, il vient de lancer le blocus de l'Angleterre
par les sous-marins. Pendant son commandement, il cherche,
et réussit dans les limites du possible, à remédier aux défauts
du matériel que, dans la flotte allemande, comme ailleurs, la
pratique de la guerre a révélés : insuffisance de l'éclairage
par des croiseurs presque forcément de vitesse insuffisamment
supérieure à celle des cuirassés (on y remédiera par l'utilisa-
tion d'appareils aériens, en particulier Zeppelins) ; insuffisance
du nombre et de la qualité des dragueurs de mines ; insuffisan-
ce de la protection des soutes et passages de munitions contre
les projectiles ennemis ; insuffisance du calibre de l'artillerie
des croiseurs légers et des torpilleurs. Il s'attache encore à
l'amélioration de la protection contre les explosions sous-
marines, à l'organisation et à l'étude de la protection des
forces navales contre les sous-marins. Et il existe bien d'au-
tres défauts auxquels il songe et auxquels on ne peut porter
remède. Comme il l'a dit, d'après un propos de sa femme,
pendant son commandement « la flotte allemande est comme
un crabe qui change sa carapace » ; c'est certainement un
mauvais état pour courir se battre. Aussi n'y pense-t-il point.
Fidèle à son principe de ne pas risquer la flotte, au plan d'opé-
rations du début de la guerre, qui est son œuvre, il ne sort
que rarement et à courte distance pour protéger des mouilla-
ges de mines intensifs, loin dans la mer du Nord,vers le Dogger
Bank, sur les routes entre les bases anglaises et les côtes
allemandes. Il ne pourra rencontrer les Anglais, qui ne vien-
dront pas si bas, retenus un peu eux aussi par le besoin
d'améliorer « leur carapace », et qui ne tiennent pas à se
jeter à l'aveuglette dans des champs de mines, dont les
pêcheurs leur ont vite donné connaissance. Il faut auparavant
les localiser et s'assurer de la sécurité de certaines routes
nécessaires. D'ailleurs les Anglais mouillent, depuis janvier
1915, des champs de mines dans la baie d'Héligoland, pour
gêner les sorties des navires allemands, surtout des sou-
marins ; les Allemands en mouillent aussi pour gêner les
incursions des sous-marins anglais, et, peu à peu, se crée, pour
durer jusqu'à la fin de la guerre, une sorte de ceinture de
2l8 HISTOIRE DE LA GUERRE
mines qui s'appuie aux côtes d'Allemagne, et que les Allemands
creusent par le dedans, tandis que les Anglais la renforcent par
le dehors. Des passages doivent être créés et maintenus dans
cette ceinture, et ce n'est pas une mince besogne pour les
flottilles de dragage allemandes qu'on doit sans cesse ren-
forcer et soutenir par des forces légères : torpilleurs et
croiseurs (1),
En somme donc, pas de bombardements pendant l'année
1915. En janvier 1916, mortellement malade, Pohl passe à
Scheer le commandement d'une flotte très améliorée, mieux
outillée pour la guerre, munie de dirigeables nombreux, qui
ont fait leurs preuves dans des raids sur l'Angleterre. Scheer
et ses conseillers immédiats, von Trotha, son chef d'état
major, von Levetzow, son chef du bureau des opérations, ont
fortement critiqué l'attitude réservée de la flotte en 1914-
1915. Ils veulent « faire quelque chose », mais, quand ils sont
aux prises avec la réalité, avec la responsabilité du comman-
dement, ils ne font que reprendre les projets anciens en les
améliorant. Le rêve de détruire quelques fractions de la fiotte
anglaise, par des combats de surface en haute mer, cherche
à se réaliser. Sans doute on sait à la Hochseeflotte que la
Grand Fleet ne sort plus que concentrée, mais on sait aussi
que sa base de Scapa est lointaine, que quelques vieux
cuirassés sont à Sheerness, à Douvres ; en bombardant encore
Yarm.outh, on pense les faire sortir, les atteindre hors de
portée de tout secours important venant de la Grand Fleef. Si
un succès de ce genre doit avoir peu d'influence matérielle sur
la guerre, il peut en avoir au point de vue moral ; on pourra
le clamer devant l'opinion des belligérants et des neutres. Par
l'emploi d'un éclairage à grande distance constitué par des
Zeppelins, on com.pte être assuré d'être prévenu à temps de
l'approche de forces importantes anglaises, et par suite avoir,
au besoin, le temps de se réfugier sans dommages dans les
ports allemands.
Mais les dirigeables ne peuvent guère marcher plus d'une
douzaine d'heures sans avoir une avarie quelconque à l'un
de leurs nombreux et légers moteurs ; ce n'est pas assez pour
(1) Tous ces mouillages de mines ont étrangement restreint les zones de
navigation, et par suite d'opérations possibles, en mer du Nord. Il faut bien
s'en souvenir quand on étudie la guerre dans cette région.
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 21^
leur permettre de rentrer après un voyage jusqu'à la côte
anglaise : il faut donc non seulement qu'ils profitent du beau
temps, mais qu'ils ne trouvent pas de vents d'est pendant la
route de retour. Ces temps sont rares et difficiles à prévoir. Les
occasions de porter un coup le seront aussi, et seront remises
de jour en jour.
Laissons de côté la sortie du 5 mars, qui semble n'avoir
été qu'un essai préliminaire de l'expédition réalisée le 25
avril ; cette tentative a été interrompue par le manque d'éclai-
rage aérien en arrière (les dirigeables avaient attaqué l'An-
gleterre la nuit précédente et n'étaient pas disponibles) et
sans doute aussi, par des déchiffrements de télégrammes
ennemis, car, à cette époque, comme Schcer nous le montre,
dans son livre (1), les Allemands commencent à savoir se
servir assez vite de la captation et du déchiffrement des
radios.
Passons donc à l'expédition du 25 avril 1916, qui amena
le troisième et dernier bombardement de la côte anglaise. Il ne
s'agissait plus de canonner de près et à petite vitesse, comme
l'avait fait Hipper, le 15 décembre 1914, et comme il était
nécessaire de le faire si l'on voulait produire des dégâts im-
portants : les risques étaient trop grands ; il pouvait y avoir
des sous-marins anglais alertés et en position d'attaquer, et
puis le but principal de l'opération était, comme je l'ai dit,
d'attirer quelques faibles forces anglaises à portée de grandes
forces allemandes. Le bom.bardement devait être effectué, par
surprise, au lever du jour par les croiseurs de bataille courant
très vite et entourés d'une nuée de torpilleurs et de croiseurs
contre les sous-marins. Pour remédier aux difficultés de navi-
gation éprouvées en 1914, deux sous-marins de la flottille
des Flandres furent placés, en guise de bouées parlantes,
pour servir de points d'atterrissage. D'autres sous-marins
de la flottille des Flandres surveillaient la sortie des
ports anglais du Sud. Des sous-marins de la Hochseeflofte
veillaient devant le Firth of Forth et des mines avaient été
mouillées dans le voisinage. Les dirigeables devaient attaquer
les côtes anglaises pendant la nuit précédente, rallier la
Hochseeflotfe au retour, l'éclairer et en recevoir assistance ;
(1) Deutschlands HocksccfloKe im WtUkriege, Berlin, Sclierl, 1G20, in-8,
pages 180 et ISG.
220 HISTOIRE DE LA GUERRE
trois dirigeables anciens devaient partir d'Allemagne vers la
fin de la nuit et s'assurer, par des croisières poussées à 3 ou
400 kilomètres, que rien ne pouvait menacer les forces alle-
mandes pendant leur route de retour. Le gros des forces alle-
mandes devait venir se placer à peu près sur le parallèle du
Texel, à mi-distance entre les côtes anglaises et hollandaises.
De vastes champs de mines avaient été placés, (sans doute
dans la sortie préliminaire du 5 mars), à une certaine distance
dans le nord-ouest de cette position, et devaient agir sur les
forces anglaises accourant des bases de Rosyth ou de Scapa.
Dès le 21, la Grand Fleet est attirée à la mer vers les côtes
danoises et suédoises par la fausse nouvelle d'une sortie des
forces allemandes ; elle s'approche même, le 22 et le 23, de
Horns Riff, dans la brume et non sans avaries. Les Allemands
savent qu'elle est dehors, qu'elle ne peut rester trois jours à
la mer sans rentrer renouveler le combustible de ses torpil-
leurs, indispensables pour la protéger contre les sous-marins.
Et en effet, elle rallie Scapa dans la journée du 24.
Le 24, à midi, Scheer appareille donc en toute confiance et,
bien qu'une mine ait forcé à rentrer le Seydlitz avarié et con-
traint la Hockseefloîte à sortir par le chenal dragué, près des
îles hollandaises d'où on peut la signaler, Scheer poursuit
son expédition, qui s'exécute conformément au plan-
L'atterrissage se fait parfaitement sur les sous-marins pré-
vus, vers 5 heures. A peu près au même moment, le croiseur
léger Rostock, en flanc garde sur la gauche, signale quel-
ques croiseurs et torpilleurs ennemis dans l'ouest-sud-ouest.
Le commandant des croiseurs allemands, contre-amiral Bb-
dicker, étant tout proche de la côte, entreprend d'abord le
bombardement, courant très vite au sud, puis au nord ; il
canonne, de 5 h. 10 à 5 h. 40, Lov/estoft, puis Great Yarmouth,
entre 12 à 14.000 mètres ; ces deux localités répondent à
peine : la distance est trop grande. Les dégâts causés à la
terre sont peu considérables.
Vers 5 h. 30, les forces anglaises signalées, qui sont les
forces d'Harwich alertées et qui consistent en 3 croiseurs
légers, 2 conducteurs de flotilles et 16 destroyers (1), se
sont approchées des croiseurs de flanc garde allemands et
(1) Ces na\àres sont tous des iiaNires ultra rapides, plus rapides que tous
les navires allemands, précisément choisis à cause de leur situation risquée
de forces d'éclairage et de patrouille.
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 22 1
les canonnent à environ 12.000 mètres. Les croiseurs légers
allemands ne répondent pas car la distance est jugée trop
grande pour leur faible artillerie. Mais les croiseurs de ba-
taille de l'amiral Bodicker, ayant terminé leur bombardement,
courent sur eux pour les refouler, et ouvrent le feu avec leurs
grosses pièces à 14.000 mètres. Le chef des forces d'Harwich,
Commodore Tyrwhitt, se dérobe devant cet ennemi trop puis-
sant en se dispersant derrière des nuages de fumée, non
sans que le croiseur Conquest ait été touché trois fois à
bâbord derrière, ait eu un canon démoli, son appareil T. S. F.
démonté, 23 hommes tués et 15 blessés, et que le destroyer
Laertes ait eu une chaufferie démolie et 4 hommes brûlés.
L'amiral Bodicker n'insiste pas et s'éloigne pour rentrer en
Allemagne. Le commodore Tyrwhitt ne peut reprendre son
contact, une fois ses forces ralliées et la fumée dispersée.
Pendant ce temps, Scheer avec la Hochseeflotie est à envi-
ron 70 milles (120 ou 130 kilomètres) dans le nord-est. Dès
qu'à 6 heures, il reçoit avis que le contre-amiral Bodicker a
terminé son opération, il prend la route du retour ; quoi qu'il
en dise, il ne tient pas à s'attarder ; il ne montre que bien
peu de patience à attendre ces forces anglaises qu'il voulait
attirer ; il y a d'ailleurs, dans les parages, quelques sous-
marins anglais que lui signalent ses torpilleurs et aux attaques
desquels il se dérobe- Le dirigeable L. 19 l'a déjà rallié à
5 h. 30, poursuivi par des avions anglais qui l'abandonnent
à la vue de la flotte allemande. Deux autres Zeppelins L. 11
et L. 23 arrivent à peu près en même temps. La Hochsecflottc
a donc un bon éclairage tactique, elle serait prévenue long-
temps à l'avance de l'approche de forces nng!ais;es. Elle n'a
d'ailleurs rien à craindre. Le 24 après-midi, la Grand Flett
est à Scapa, et charbonne avec précipitation : elle sait que la
Hochseeflottc est à la mer, mais malgré la rapidité étonnante
avec laquelle elle se ravitaille, elle ne peut repartir qu'à minuit
vers le sud. Un simple coup d'œil sur la carte vous montrera
que cette chasse est inutile : à midi le gros des forces anglai-
ses est à peine à la latitude du Firth of Forth ; si la 5" et la 3^
escadres de bataille sont respectivement à 35 et 70 milles plus
au sud et les croiseurs de bataille de Beatty encore plus en
avant, il est évident que les Allemands sont encore une fois
bien manques.
Ce bombardement, bien qu'assez insignifiant, excite vive-
222 HISTOIRE DE LA GUERRE
ment l'opinion publique anglaise, qui, depuis l'affaire du Dog-
ger Bank, avait cru que les Allemands n'oseraient plus insul-
ter les côtes britanniques. L'Amirauté s'émeut un peu moins :
elle espère toujours que la Grand Fleet surprendra un jour la
Hochseeflotte, et elle sait bien qu'un concours de circonstances
exceptionnelles a voulu que Jellicoe ait à rentrer faire du
charbon juste au moment oii il lui aurait fallu courir pour
intercepter le raid allemand. Cependant, comme il semble
qu'avec le nouveau commandant en chef la Hochseeflotte
va montrer plus d'activité, la 3* escadre de bataille descend
à Sheerness, des monitors sont placés le long de la côte
abandonnée depuis quelque temps déjà par les vieux cuiras-
sés : les craintes de débarquement se réveillent et, malgré
les besoins des armées en France (c'est l'année de Verdun,
de la Somme), des forces militaires importantes restent en
Angleterre qui n'en sortiront qu'aux époques si graves d'avril
1918.
En Allemagne, on est très satisfait des faibles résultats
matériels obtenus, en raison de leur importance morale. La
sécurité assurée par les Zeppelins et le service de renseigne-
ments paraît au commandement en chef de la Hachseeflotîe
devoir permettre de reprendre, avec un temps favorable, de
nouveaux bombardements, sans crainte d'intervention de la
Grand Fleet. II paraît au contraire plus douteux que l'on puisse
attirer des fractions isolées de la flotte anglaise. Ce sont
au moins les conclusions que l'on peut tirer du dernier raid ;
et pendant toute la guerre navale, en Allemagne, on a ratiociné
sur la dernière affaire, on en a scruté les détails et on s'est tou-
jours imaginé que ce qui s'était produit une fois devait se
reproduire la fois suivante, sans se souvenir qu'expérience
unique n'est pas preuve. Il faut reconnaître aussi que le nom-
bre suffisant d'expériences n'existait pas et que les très rares
constatations que l'on faisait avaient bouleversé un peiTles
théories du temps de paix.
Parce que ce bombardement est le dernier réalisé, vous
avez cru, messieurs, que cet exposé s'arrêtait là. Permettez-
moi de retenir encore quelques minutes votre attention sur
les deux dernières opérations de bombardement prévues, mais
avortées, qui ont amené l'une la bataille de Jutland et l'autre
les opérations du 19 août 1916, et qui ont définitivement
dégoûté les Allemands de risquer leur Hochseeflotte,
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 223
Donc, Scheer, encouragé par le succès du bombardement
du 25 avril 1916, prépare une autre opération. Cette fois, il
compte créer dans la mer du Nord une vaste zone, dans
laquelle il pourra se mouvoir sans crainte de voir la Grand
Fleet y pénétrer inopinément. Cette zone sera entourée par
ce qu'il appelle une ceinture de sûreté de dirigeables étendue
de Lindesnaes (Norvège) à Peterhead (Ecosse), le long de
la côte est d'Angleterre, et dans les Hoofden (mer anglo-
hollandaise). Evidemment cette ceinture de sûreté n'agira que
de jour. Il compte donc traverser la mer du Nord pendant les
longues heures de clarté de ces mois voisins du solstice d'été,
arriver avant l'obscurité devant les usines et établissements
de Sunderland (au nord d'HartIepool) où il sait qu'il n'y a ni
raines, ni sous-marins. Il rentrera ensuite de nuit, bien assuré
de ne pouvoir être surpris par des forces supérieures, puisque,
par hypothèse, celles-ci ne seront pas à l'intérieur de sa cein-
ture de sûreté avant la tombée du jour. Les sous-marins, dont
il a un grand nombre à sa disposition depuis l'arrêt du blocus
des côtes ouest d'Angleterre (25 avril 1916), seront mis à
l'affût près du Firth of Forth et de Scapa. Ils y partent le 23 ;
tout est prêt : pas de mines devant Sunderland, signale
le U. 47. Mais, de jour en jour, il faut remettre l'opération : le
temps très spécial nécessaire, comme je vous l'ai déjà dit, à
l'utilisation des dirigeables ne s'établit pas. Une expédition
avait été annoncée à la Hochseefloîte ; Scheer ne voulait pas
s'en dédire : pour maintenir son prestige, il faut faire quelque
chose. Il se décide alors pour une petite expédition sans im-
portance vers le Skagerrak, mais il l'annonce par T. S. F. à
ses sous-marins. Les Anglais, captant et déchiffrant ses radio-
télégrammes, connaissent son départ et son objectif. Ils se
rendent vers le Skagerrak et c'est la rencontre du jutland,
amenée comme vous le voyez par la modification instantanée
d'un projet de bombardement. Bien entendu, je ne vous par-
lerai pas de cette bataille, dont on a tant dit et tant écrit,
mais il faut se défier d'une partie de ce que l'on a publié, car on
l'a fait à tort et à travers bien souvent, et souvent aussi dans
des intentions de propagande personnelle ou nationale.
En conclusion de son rapport sur cette bataille, Scheer
affirme l'impuissance de la Hochseeflotte à vaincre la résis-
tance que les forces navales alliées opposent au libre accès
224 HISTOIRE DE LA GUERRE
des mers pour l'Allemagne et ne voit qu'une solution : la
guerre de sous-marins sans restrictions.
Pour des raisons politiques et militaires, le Haut Comman-
dement allemand n'en veut pas encore ; mais il veut qu'on
fasse quelque chose pour appuyer la propagande menée
grand train. Scheer reprend donc son projet sur Sunderland,
avec quelques modifications à propos des sous-marins, qu'il
veut employer en lignes de barrage. Le 18 août au soir, la
HOchseeflotte sort, la Grand Fleet le sait, sort à la nuit, mais
elle ne sait où se porter, elle court d'abord vers le sud, puis
elle rebrousse chemin en rencontrant les sous-marins et en
apprenant qu'un grand nombre de Zeppelins sont placés au
nord : ceux-ci ne l'ont pas vue parce qu'elle était partie et
entrée dans la ceinture de sûreté pendant la nuit précédente.
Ce n'est qu'à partir de 12 h. environ que Jellicoe prend la
route qui le mène sur les navires allemands, il s'en rapproche,
il le sait par les avis de T. S- F. qui lui parviennent de terre,
il s'en croit même si près qu'il donne des ordres de répartition
des objectifs entre les navires de sa flotte. Mais il a beau
courir au sud, il ne voit rien.
Que s'est-il passé ? Par suite d'une heureuse erreur de
reconnaissance d'un de ses dirigeables, Scheer a renoncé à
sa route pour courir au sud-est, vers des forces anglaises
inférieures, qu'il compte annihiler. Mais pendant qu'il marche
vers celles-ci en s'éloignant de Jellicoe, il apprend d'un de ses
sous-marins l'approche de la Grand Fleet. Il se sauve à toute
vitesse, — il en est temps encore, — et rentre sans encombre.
Une fois au port, il se rend compte du danger qu'il a couru :
il avait toutes chances de perdre la Hochseefloite ; il ne fallait
pas compter sur la sécurité fournie par les dirigeables et, mal-
gré les précautions les plus minutieuses, les Anglais connais-
saient toujours les sorties allemandes. La flotte allemande ne
so-rtira plus en masse : les bombardements de la côte anglaise
sont bien finis, en réalité et en projet.
Les Allemands vont se consacrer désormais, un peu tard,
à intensifier la guerre de sous-marins sans restrictions, comme
ils disent, sans pitié et sans foi, comme disent leurs victimes,
guerre qui mena la cause des Alliés à deux doigts de sa
perte, au témoignage des plus hautes autorités anglaises,
mais qui échoua par l'énergie et le courage des marins des
navires de guerre et de commerce, par l'accumulation
BOMBARDEMENTS DE LA COTE ANGLAISE 22$
incroyable des moyens matériels, dont pouvaient disposer
l'Entente et les Etats-Unis d'Amérique.
J'ai abusé de votre attention un peu trop longuement, et
je n'ai pourtant pas pu vous dire tout ce que j'aurais voulu
que l'on sût à ce propos en France, où l'on oublie trop volon-
tiers les questions maritimes, pourtant indispensables à bien
connaître en cette époque de politique mondiale, et par suite
navale.
. .._ André CoGNiET. .. '.
15
m weimar
d ks Livres scolaires aîîemaiids
« Dans toutes les écoles, renseignement doit avoir pour but
la formation du civisme, les capacités de travail personnel et
professionnel, et cela dans l'esprit de la nationalité allemande
et de la réconciliation des peuples » (im Geiste des deiitschen
Volkstums und der Vœlkerversœhnung). Tel est le très remar-
quable § 1 de l'art. 148 de la Constitution de Weimar, trop
peu connu dans notre pays. Comment cette disposition fut-
elle introduite dans la loi constitutionnelle ? Comment a-t-elle
été appliquée jusqu'ici dans les livres scolaires de la nouvelle
République ? Notre étude, en essayant de répondre à ces
questions, pourra contribuer à éclairer quelque peu la psycho-
logie de l'Allemagne d'après-guerre.
La genèse de l'art. 148 et des autres articles relatifs à
l'éducation et à l'école (Budung und Schulé) est déjà caracté-
ristique (1). A la première réunion de l'Assemblée Nationale,
ni le gouvernement ni les partis n'osent introduire dans la
Constitution du Reich une législation détaillée concernant
l'école. Craignant sans doute d'empiéter sur les prérogatives
des Etats, le gouvernement se contente de proposer deux
courts articles (19 et 20) relatifs à la liberté d'enseignem.ent
et aux rapports de l'Ecole et de l'Eglise. Quant au projet de
l'Assemblée, il tient dans les cinq paragraphes d'un seul
article (art. 31) rédigé dans le même esprit. Mais au sein de
la commJssion se produit un revirement complet : « Tous les
partis reconnaissent la nécessité pour le nouveau Reich de
(1) Cf. pour ces détails : Johannes Hoffmann : Schule iind Li'hrer in der
Rcichsverfassung(3eTUn, Vonvârls 1921). La brochure du Prof. D' Ficyerle :
Dte Verjassuncj des Beutschcn Reiches (Munich, 1919) pa5se absolument sous
silence l'élaboration de l'art. 148, dont l'auteur lui-même a eu î'inilialivc.
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE V/EIMAR 227
collaborer à la culture des esprits. » A la première lecture,
l'art. 31 est développé par la commission en huit para-
graphes tenant plus d'une page. L'article 31 § f, ne parle
encore que de la base « de caractère national allemand »
{deutsclie V olksîiïmlichkeit) que d'oit avoir l'enseignement.
A sa deuxième séance, la commission rédige ces nouvelles
dispositions, sous une forme deux fois plus longue, en neuf
articles (139-147) : nous voyons ici apparaître, à côté du
caractère national de l'éducation, l'esprit de réconciliation des
peuples qui doit l'imprégner. Enoncée d'abord à l'art. 145,
cette disposition passera à l'art. 148 dans la rédaction
définitive.
C'est au Dr Beyerle, du parti populaire bavarois, membre
par conséquent du Centre, qu'est due l'expression « esprit
de réconciliation des peuples ». Celle-ci fui naturellement
combattue par la droite, en particulier par deux pasteurs
oublieux des préceptes évangéîiques, le trop célèbre Traub,
disciple de Naumann, et Mumm. Les socialistes, au con-
traire, par la bouche de M""*' la députée Bios, défendirent
victorieusement cette addition : « Non, dit-elle, nous autres,
femmes et mères, tenons justement à ce que ce mot entre dans
la Constitution. Nous voulons que la réconciliation des
peuples soit introduite dans l'école, et nous prendrons soin,
comme femmes et comme mères, que cet esprit passe du
peuple allemand aux autres peuples, afin que des guerres
comme celle que nous avons vue, et qui miènent à l'effon-
drement économique, ne soient enfin plus possibles. »
Députés du Centre et socialistes firent si bien en séa.nce
plénière que l'expression passa. « Il est remarquable, constate
Hoffmann, membre de la commission, que l'Assemblée
Nationale, malgré la guerre et le Traité de Versailles, ins-
crivit dans la Constitution l'idée de la paix des peuples et
de la solidarité humaine, au temps où les peuples se détes-
taient encore. »
Le 11 août 1919, la Constitution était promulguée, et la
loi ordonnait de faire régner dans les écoles du Reich l'esprit
de réconciliation internationale. Mais la loi ne suffit pas.
surtout quand elle se borne à proclamer un principe. Même
dans un pays centralisé comme le nôtre, un règlement d'admi-
nistration doit venir la préciser et la compléter. A plus forte
raison dans un Etat de caractère semi-fédératif comme
228 HISTOIRE DE LA GUERRE
l'Allemagne, où chaque Etat devait fixer par un règlement
spécial les modalités d'application de la loi constitutionnelle.
L'art. 148 fut la pierre de touche des bonnes ou des
mauvaises dispositions des Etats en matière de politique
internationale. Les ministères nationalistes n'obéirent qu'en
rechignant, firent traîner les choses en longueur ; d'autres,
socialistes, saisirent aussitôt avec joie l'occasion de propager
dans la jeunesse les idées pacifistes- Nous nous contenterons
de citer ici deux types opposés d'attitudes, celui de la Prusse,
et celui du Brunswick.
L'Etat de Frédéric II, bureaucratique et réactionnaire, ne put
se résoudre à élaborer un projet d'application de l'impudent
article qui osait parler de réconciliation. En avril 1921, rien
n'était encore décidé. Le 14 novembre, la Ligue allemande
pour la Société des Nations m'écrivait : « Le ministère des
Cultes prussien avait institué une commission scolaire, qui
devait procéder à une révision et à une modification des
livres de classe dans le sens de l'art. 148. Malheureusement
les travaux de cette commission n'ont pas dépassé la phase
des déclarations purement théoriques, car les autorités com-
pétentes manquent visiblement des moyens et de la volonté
nécessaires pour exécuter franchement ce que la Constitution
déclare indispensable. » A quel point cette révision des livres
scolaires d'après-guerre s'impose, c'est ce que nous verrons
plus loin. Mais le ministère prussien n'a même pas, croyons-
nous, publié les « déclarations purement théoriques » dont
parlait notre correspondant : nous n'en avons trouvé, en effet,
trace nulle part.
Si la bureaucratie prussienne s'est montrée une fois de plus
nationaliste et rétrograde, incapable, en vingt-sept mois,
d'appliquer l'art. 148, la petite République de Brunswick
avait, par contre, donné un bel exemple de courage et d'esprit
pacifique en publiant, dès le 14 septembre 1920, un plan
modèle d'éducation pacifiste, conciliée avec l'amour de la
grande et de la petite patrie (1).
L'enseignement doit, en parlant du pays natal (Heimai),
et en tenant ensuite compte des sentiments du peuple allemand
(1) La République de Thuringe a entrepris il y a six mois une campagne
directe auprès des élèves, par des tracts distribués dans les écoles secondai-
res et supérieures ; ces brochures sont, paraît-il, imbues du même esprit que
le règlement du Brunswick.
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 229
pris dans son ensemble, s'élargir jusqu'au concept de l'huma-
nité : tel est le principe posé tout d'abord (1).
Ce principe est ensuite appliqué aux diverses matières
d'enseignement. Pour la lecture libres l'enfant se nourrira des
œuvres des poètes et écrivains appartenant à toute l'humanité.
En histoire, les élèves « partant de leur petite patrie et d'un
exposé détaillé de l'histoire d'Allemagne, doivent jeter un
coup d'œil d'ensemble sur les relations internationales au
cours des siècles, et apprendre ainsi à connaître le pays
natal, la nation, l'humanité comme des sphères d'existence
qui se complètent et se conditionnent nécessairement. Les
guerres doivent être considérées non comme les points culmi-
nants des développements historiques, mais surtout comme la
destruction des conquêtes de la civilisation humaine. Par
contre, il faut insister avant tout sur l'histoire de la culture qui
est celle du travail humain, et exposer à grands traits sa mar-
che, depuis ses débuts jusqu'à son niveau actuel ».
En ce qui concerne Vinstruction civique, le maître devra
« exposer les institutions actuelles, les comparer à celles des
autres peuples, mettre sous les yeux des enfants la valeur
importante des organisations entre Etats et de celles qui leur
sont supérieures, ainsi que des organismes internationaux
basés sur le droit des gens, afin que s'éveille ainsi peu à peu la
conscience d'une communauté européenne, puis d'une commu-
nauté mondiale ».
En géographie, on devra « faire passer l'enfant du pays à
l'humanité, et, par une formation plus complète du maître,
faire mieux comprendre l'étranger et juger plus justement les
autres peuples. Il faudra montrer aussi les relations économi-
ques des peuples et la nécessité, imposée par le développe-
ment de l'économie mondiale, de collaborer à la production
humaine ».
L'histoire naturelle ne devra plus se contenter de la lutte
pour la vie ; elle complétera cette notion en montrant l'appari-
tion, dans certaines espèces, de l'entr'aide et de la communauté
sociale. Enfin, il conviendra, dans l'enseignement des langues
vivantes, d'avoir en vue l'œuvre de réconciliation, par le choix
judicieux des textes étrangers-
Nous avons tenu à reproduire en grande partie ce règle-
Ci) Cf. Die Pâdagogische Reform (Hambourg, 15 déc. 1920).
230 HISTOIRE DE LA GUERRE
ment : sa sagesse prouve une fois de plus qu'il existe en
Allemagne des milieux — hélas ! encore trop restreints —
avec lesquels il ne serait pas impossible de s'entendre et qui
cherchent à amender l'esprit détestable de l'éducation à la
prussienne.
Dans ces conditions, lorsque j'entrepris de me livrer à une
enquête sur les livres scolaires allemands, sur leurs tendances
actuelles au point de vue des relations internationales, je fus
séduit par le double intérêt que devait présenter cette étude :
connaître la mentalité des éducateurs d'outre-Rhin et savoir
dans quelle mesure ils appliquaient l'art, 148 de la Consti-
tution.
Mais lorsque, dès le mois d'avril 1921, je demandai à mes
correspondants des titres de nouveaux livres scolaires, lors-
que, fin juillet, je renouvelai mes questions au cours d'un
voyage à Stuttgart, j'appris que ces ouvrages étaient excessi-
vement rares, pour ne pas dire introuvables : la crise écono-
mique rendait presque impossible le remplacem.ent des vieux
stocks. Je fis alors paraître des annonces, j'écrivis à divers édi-
teurs, et j'appris avec étonnement que. le nombre des livres
nouveaux était beaucoup plus grand qu'il ne paraissait au
premier abord, car maints auteurs, pour échapper à l'art.
148, ou au récit gênant de la défaite et de la Révolution,
avaient fait réimprimer sans modifications des ouvrages de
l'époque impériale. Ils s'étaient contentés de ne pas les signa-
ler comme nouvelles éditions et de conserver l'ancienne date,
antérieure la plupart du temps à 1914, et toujours à 1917,
pour ne pas parler des revers ni de la chute de l'empire.
Avec un peu de bonne volonté de la part de l'administration
scolaire, ces réimpressions pouvaient passer comme stocks
d'avant-guerre.
Si, avant d'examiner en détail les livres postérieurs à la
Révolution, nous jetons un coup d'œil sur ces ouvrages con-
servés par fraude, nous verrons s'y étaler la mentalité prus-
sienne que l'école inculquait à toute l'Allemagne impé-
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 23 1
riale (1). L'histoire y est enseignée d'une manière tout à fait
partiale et tendancieuse. A partir de la Réforme, l'écolier
n'apprend plus que les hauts faits de la Prusse et la louange
de ses rois : le Grand Electeur, le roi-sergent, Frédéric II, la
reine Louise, le vieux Guillaume, Frédéric III, Guillaume II,
tous les Hohenzollern ont été bons, humains, exempts de tout
égoïsme, préoccupés uniquement du bien du peuple et de la
grandeur de la Prusse et de l'Allemagne. Quant aux autres
nations, le malheureux petit Allemand les ignore : s'il en en-
tend parler, c'est seulement pour connaître leur faiblesse,
leurs défauts, leur félonie, leur jalousie, ou leur haine vis-à-vis
des Etats germaniques. Dieu abandonne d'ailleurs ces nations
égarées à leur triste sort, pour ne protéger et guider que
l'Allemagne prussienne : « Dieu abat les ennemis de l'Alle-
magne... Dieu frappe Napoléon (en 1812)... Dieu nous a
donné la fortune... Nous ne craignons rien au monde que
Dieu... » Beaucoup de phrases analogues reviennent dans ces
manuels comme un îeit-motiv. Comment l'écolier soumis à cette
suggestion incessante ne finirait-il pas par croire que le peuple
auquel il appartient est l'élu de Dieu ?
Mais passons aux livres scolaires édités pendant la guerre
même. Pour montrer jusqu'où pouvaient aller la passion et
la stupidité chauvines, nous citerons deux ouvrages, de carac-
tère très différent, mais imbus du même esprit détestable.
Le premier est un recueil de Plus de 600 devoirs sur la
guerre mondiale 1914-15 pour rédactions et narrations libres
dans les écoles (2). L'auteur, probablem.ent un pédagogue,
a bien fait de garder l'anonymat, — car les sujets qu'il a
imaginés ne font guère honneur à son esprit.
Citons au hasard :
Elevage de bons chevaux de guerre dans les haras.
La fabrique de canons Krupp à Essen.
(1) Nous avons examina les séries primaires (lectures historiques) de
Neubauer, Neubauer-Rosiger, Nenbauer-Jaenicke, Sej'fert et quelques ano-
n^ines ainsi que le Manuel secondaire de Koch (Oberprima) tous réimprimés
avec fausse date. Deux livres de lecture publiés à Coblenz ont même été réim-
primés avec lu date de 1920, mais sans en modifier l'esprit monarchiste. Ce fait
est dénoncé par Junge Menschen (Hambourg, août 1921).
(2) Ubcr 600 Auf (jaben ûber den WeUkrieg 1914/15 zu freien Aufsâlzen und
hUederschrijlen in Schulen (Halle a. d. s. Verlag H. Gesenius). — Voir de nom-
breux exemples de ce genre dans la brochure de W. Borner : Erzichung ziir
Friedensgesinniinq (1921). Nous n'insistons pas ici sur ces ouvrages qui
montrent seulement la nécessité d'un énorme câort d'épuration.
232 "■ HISTOIRE DE LA GUERRE
Pourquoi l'Allemagne a dû toujours rester fortement armée, avoir
une armée et une flotte prêtes à se battre.
La jalousie croissante de l'Angleterre à l'égard de l'Allemagne.
Le désir de vengeance constant de la France à l'égard de l'Alle-
magne.
Comment la France est notre ennemi héréditaire.
Monaco et sa honteuse signification.
La peur des Anglais en présence des dirigeables allemands.
L'Agence Reuter, fabrique de mensonges de guerre.
Les bonnes qualités que la guerre éveille chez les soldats.
Comment nos ennemis ont si souvent violé le droit des gens, etc.
etc..
L'autre ouvrage est une collection de Lectures sur la
guerre mondiale composée par deux Oberlehrer (1). On y
trouve des poèmes de la portée morale et de la valeur litté-
raire du suivant :
Là-bas, là-bas, l'ennemi est tapi dans les lâches tranchées.
Nous l'attaquons, et ce chien croit
Qu'il y aurait quartier aujourd'hui.
Tuez tous ceux qui crient grâce,
Tuez-les tous comme des chiens ;
Le plus d'ennemis, le plus d'ennemis possible,
; C'est ce qu'il faut demander en cette heure de vengeance.
De pareils livres sont-ils encore en usage ? Nous l'ignorons.
En tous cas, grâce à l'art. 148, les associations de maîtres
démocrates, de parents et de jeunes gens, peuvent les dénoncer
aux autorités scolaires. Celles-ci leur opposent naturellement
la force d'inertie dans les Etats où le gouvernement n'est pas
« de gauche ».
Avant de citer l'opinion de quelques histoires scolaires sur
Ico grandes questions posées par la guerre mondiale, on nous
permettra de porter sur elles un jugement d'ensemble. Les
ouvrages postérieurs à la Révolution que nous avons pu exami-
ner ne formulent d'ordinaire contre le gouvernement impérial
ni accusations, ni critiques. Les pages relatives à la guerre
sont venues simplement s'ajouter aux autres, mais l'esprit du
livre lui-même n'a pas été modifié. L'adoration de l'Empire
bismarckien et de la Prusse des Hohenzollern subsiste à tel
point que nous pourrons passer en revue à la fois les juge-
(1) Hano\Te, Verlag von Karl Mayer, 1915.
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 233
ments extraits de livres antérieurs ou de livres postérieurs à
1918.
Quelles sont d'abord, d'après nos pédagogues d'outre-Rhin,
les causes lointaines de la catastrophe ? — Ce n'est certes
pas la mentalité belliqueuse des souverains allemands ! Guil-
laume II est pacifique et démocrate. II n'a pas l'ombre d'ambi-
tions personnelles ; il ne désire que le bonheur de son peuple.
Tel livre destiné aux classes inférieures (1) des gymnases
de Saxe cherche avant tout à faire croire que l'empereur reçut
une éducation démocratique, « une bonne éducation bour-
geoise ». Comme camarades, il eut de petits paysans à la
campagne, de petits bourgeois à Berlin ; comme maîtres, des
instituteurs. Puis, au gymnase de Cassel, il fut très bon élève,
passa son Abitur^ entra dans l'armée, « très heureux d'être
lieutenant, car il aimait être soldat ». 11 devint ensuite un
joyeux étudiant. Une fois monté sur le trône, il développe
l'industrie et excite ainsi la jalousie des autres peuples.
Il devient le protecteur de la paix qu'il considère comme indis-
pensable au travail. Il conclut des alliances, augmente l'armée
pour protéger la paix {si vis pacem.... ) Il crée aussi dans la
même intention une flotte. Il fait voter des lois pour les tra-
vailleurs, etc.
Cette activité pacifique de l'empereur fut brusquement interrompue
par l'explosion de la guerre mondiale. Des ennemis envieux et avides
de vengeance, qui déjà plusieurs années auparavant s'étaient unis
pour anéantir l'empire allemand grandissant et sa fidèle alliée l'Au-
triche-Hongrie, forcèrent l'empereur à tirer le glaive. Plein de cou-
rage et de confiance en Dieu, il regarda en face le terrible danger
et, par des paroles enflammées, il appela au combat le peuple alle-
mand, son armée et sa marine (2).
(1) Les livres pour les tout petits enfants débordent, quand ils parlent des
souverains, de sentimentalisme puéril. Exemple : « Clier et bon Kaiser, ac-
cepte aussi mes petits souliaits. Je te les apporte d'une manière aussi bonne que
je le puis... Que le Bon Dieu t'accorde de vivre en paix avec joie . , etc., etc.
(Norddeutsches Lescbuch fUr Ein oder Zweiklassige Volkssclmlcn, 1918. Poésie
pour le jour de naissance du Kaiser, n° 224.) Livre encore en usage en 1922.
(2) Seyfert : Geschichlliche Erzûhlungen fur die niederen Klassen der Sâ-
cbsischen Hochscimlen (1921). Même esprit dans les lectures pour la Sexta
(1921).
234 HISTOIRE DE LA GUERRE
Nous trouvons ici la fameuse théorie de la jalousie des
autres nations éveillée par la prospérité allemande, jalousie
qui leur fit élaborer leur plan d'encerclement :
Pendant 25 ans, — raconte un livre pour la sixième (1 ), — Guillaume II
avait réussi avec une grande abnégation à maintenir la paix pour
le bien de l'empire, mais alors la plus terrible des guerres éclata, causée
par la jalousie, la vengeance et l'impérialisme de nos ennemis. Le roi
Edouard VII d'Angleterre avait cherché et trouvé dans toute l'Europe,
et même ailleurs, des alliés pour anéantir l'Allemagne, car il crai-
gnait de voir la domination anglaise sur les mers ébranlée par la
croissance des flottes de guerre et de commerce allemandes. La France
voulait se venger de ses défaites et reprendre l'Alsace-Lorraine ; la
Russie comptait sur la dissolution de l'Autriche pour prendre Cons-
tantinople et avoir un accès à la Méditerranée. Pendant des années,
les trois puissances élaborèrent des accords et des traités secrets,
dans lesquels on assurait à la France la rive gauche du Rhin, à la
Russie Constantinople, et on réussit à entraîner, dans cette conjura-
tion contre l'Allemagne, le Monténégro, la Serbie et la Belgique (2)...
Neubauer, dans son livre d'histoire pour VOberprima (3), se
permet seul quelques critiques à l'égard du gouvernement
impérial.
Son manuel ne dit pourtant pas un mot des efforts faits à
La Ha3'e pour mettre un terme aux armements ; il avoue seu-
lement que l'Allemagne repoussa en 1898 l'offre de Cham-
berlain d'une alliance avec l'Angleterre.
On craignit de se mettre mal avec la Russie sans pouvoir cependant
compter sur l'Angleterre, et on ne voulut pas renoncer à la flotte
(1) Lehrbuch der Gescbichte fur hiJhere Lehransiallen (Sexla) par une So-
ciété de professeurs, sous la direction du D'' Grœbe (1918) ; chap. xii.
(2) Neubauer-Sej-fert fait presque exactement le même récit aux élèves
des Ecoles primaires supérieures. (Lehrbuch der Geschichie fur Sàchische
Realschulen (1920, t. ii). L'Allemagne et l'Autriche «s'efforçant toujours de
maintenir la paix » continuaient à se développer. Leurs progrès aggravaient
toujours l'opposition de la France « encore inconsolée de la perte de l'Alsace-
Lorraine, avec la Russie particulièrement hostile aux Habsbourg à cause de
leur empire balkanique, avec l'Angleterre qui craignait notre rapide dévelop-
pement économique. Aussi ces trois paj's s'allièrent-ils en une Triple-Entente,
dans le dessein d'anéantir {vernichten) l'Allemagne. Ils gagnèrent à leurs
idées le Japon, le Monténégro, la Serbie, et la « neutre » Belgique (p. 212).
Puis, c'est Edouard Yll qui excite le monde contre l'Allemagne ; c'est le
ser\'ice de trois ans en France, l'argent français qui va construire des che-
mins de fer et équiper l'année en Russie. L'Allemagne connaît le danger,
elle renforce ses armements et voit venir la guerre avec confiance.
(3) Lehrbuch der Geschichie (5. TeU, 1921).
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 235
en construction. Ce fut une décision importante pour l'histoire du
monde (p. 179).
Mais n-ous retrouvons ici toujours le même grief :
Les Russes réclamaient de la France l'augmentation de son armée ;
ainsi fut réintroduit, en 1913, le service de 3 ans. Le nouveau président
Foincaré était un zélé partisan de la revanche. L'Angleterre s'était
déjà montrée deux fois prête à la guerre (1905 et 1911). En 1913, elle
avait, il est vrai, collaboré une fois avec l'Allemagne au maintien
de la paix, mais elle continuait en même temps ses préparatifs mili-
taires. Il existait un traité secret franco-anglais et franco-anglo-belge,
dans la crainte d'une invasion allemande.
Un filet de plus en plus serré enveloppait l'Allemagne, qui ne pouvait
compter que sur l'aide de l'Autriche-Hongrie et de la Turquie, deux
Etats pourris intérieurement. Bethmann-KoUweg espérait toujours un
accord avec l'Angleterre, mais des négociations menées à Berlin
avec Haldane pour en arriver à un traité de neutralité, n'aboutirent
pas.
En 1913, l'état d'esprit belliqueux gagna des cercles plus étendus
en France et en Russie, il s'exprima par des articles de journaux et
des discours d'officiers supérieurs, etc. (1).
Le même Neubauer, collaborant avec Rosiger (2), se montre
encore plus acerbe dans ses accusations. « Les Russes, disent
les auteurs, ont poussé la France à armer et à rétablir le ser-
vice de trois ans. »
Le nouveau et ambitieux président Poincaré, — racontent-ils, — était
un zélé partisan de la revanche. Entre l'Angleterre et la France,
il y avait depuis des années des accords miUtaires, en vue d'une action
commune sur terre et sur mer. Ces machinations aboutirent à des
pourparlers avec le gouvernem.ent belge (En note : Actes de Bruxelles :
en 1906, Atlas belges annotés par l'Etat-major anglais), qui, en 1839,
avait été déclaré neutre. II était prévu que les troupes anglaises et
françaises marcheraient par la Belgique, et qu'Anvers devait servir
de base d'opérations à la flotte britannique (p. 216).
Le livre prétend enfin qu'à la veille de la guerre des négo-
ciations furent engagées entre l'Angleterre et la Russie pour
organiser une action navale commune dans la Baltique.
Voici comment le manuel expose les responsabilités des
Alliés :
(1) Le récit de la gnerre va de la page 190 à la page 222. Sa longueur est
donc à peu près la même que chez Jaenicke.
(2) Lehrbuch der Gesclùchtc fur liôliere Lehraiislaltcn (5. Tcil 1920).
236 HISTOIRE DE LA GUERRE
La Russie épiait l'occasion favorable. Quant à la France,
elle ne chercha nullement, nous l'avons vu déjà, à apaiser la
Russie, car,
pour une grande partie de la population française, que la presse
recommençait sans cesse à exciter, il paraissait tout naturel que
l'Alsace-Lorraine dût être reconquise, et cette espérance a déterminé
la politique française. Les gouvernements français de la dernière dizaine
d'années surtout — depuis la conclusion de l'Entente avec l'Angleterre
— ont eu presque tous la même idée : arriver à cette guerre.
Les énormes prêts à la Russie, les Trois ans et l'Entente
sont cités ainsi comme autant de preuves de l'humeur belli-
queuse de la France.
Quelle haine féroce des Allemands remplissait (en France) la plus
grande partie de la population, les déclarations de savants en vue, les
mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre et aux pri-
sonniers civils, la condamnation de médecins allemands, etc., l'ont
très clairement prouvé.
Quant à l'Angleterre, toute sa perfide politique de ces
dernières années tendait à la guerre.
En face de cette alliance, conclue par le désir insatiable de conquête,
la soif de vengeance et l'esprit d'épicier froidement calculateur, l'état
d'esprit régnant en Allemagne était profondément grave, mais fer-
mement, résolu, presque solennel, après que la première émotion eût
été surmontée.
Le 4 août, l'Empereur proclame 1' « union sacrée ». Et le
livre se termine ainsi :
11 s'agissait de notre existence, il fallait défendre les biens les plus
nobles de la civilisation allemande. Les églises étaient pleines ; d'in-
nombrables mobilisés y recevaient la communion avec leur famille.
De toutes les couches de la population, les volontaires engagés pour
la guerre venaient en masse rejoindre les drapeaux. Les amphithéâtres
des Universités et les hautes classes des Ecoles se vidèrent : c'était
comme en 1813. Le même esprit de sacrifice résolu et de dévouement
absolu au pays remplissait la population ouvrière allemande. Dans
le peuple allemand se découvrirent des forces spirituelles et morales,
d'une profondeur et d'une puissance saisissantes (p. 222).
Et, prudemment cet ouvrage, daté de 1920, s'arrête là (1).
(1) Un autre manuel d'histoire des mêmes auteurs, destiné aux établisse-
ments secondaires du sud-ouest de l'Allemagne (Lehrbuch der Geschichte fur
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 237
Tous ces manuels paraissent ainsi obéir au même mot
d'ordre : la jalousie et la haine de l'étranger, causes de
1' « encerclement ». Le Kaiser n'a jamais armé que pour pro-
téger la paix, et ses ennemis ne l'ont fait que pour préparer
la guerre...
Mais passons au récit des événements de 1914, et en
particulier de l'acte injustifiable qui marqua les débuts de
la campagne allemande, la violation de la neutralité belge.
Aucun livre ne la condamne, et la plupart accusent la vic-
time !
Le président Poincaré allait, — dit Neubauer-Rosiger, — au devant de
la guerre en pleine connaissance de cause ; il voulait seulement pouvoir
compter sûrement avec l'aide anglaise. Fidèles à leur pacte avec la
France, Asquith et Grey n'ont rien fait pour maintenir la paix, ils
ont, au contraire, travaillé sciemment à faire éclater la guerre. Cepen-
dant l'Allemagne faisait tout pour calmer l'Autriche, alors que nul ne
cherchait à faire entendre raison à Pétersbourg.
Dès le 2 août, des troupes françaises passaient la frontière. Quant
au gouvernement anglais, il cherchait un prétexte pour faire accepter
die hôheren Lehranslalten von Sûd-West Deulscbland ) , et daté de 1921, révèle
le même procédé. Il s'arrête en 1916; 3 pages seulement (299-302), sont con-
sacrées aux débuts de la guerre.
Nous y relevons les mêmes jugements sur la politique des trois alliés, qui
obligea l'Allemagne à s'armer.
Nous citerons ici ces explications un peu difïérentes de celles du livre pré-
cédent :
» Dans leurs manœuvres navales, l'Angleterre et la France s'exerçaient
à bloquer la Manche. Déjà depuis longtemps elles s'étaient entendues pour
dresser un plan de campagne commun. Les Anglais pensaient débarquer
en Slesvig et en Belgique. Depuis des années, ils possédaient les renseigne-
ments les plus exacts sur les chemins et les sentiers, les casernements et les
approvisionnements de la Belgique, ils les avaient résumés dans des livres
secrets pour les ofTiciers, en violation flagrante des traités internationaux
relatifs à la neutralité. C'était un secret européen que la prochaine guerre
franco-allemande se passerait en Belgique : les Français espéraient ainsi faire
irruption dans le bassin industriel bas-rhénan. » (p. 300.)
« Dès le 2 août les troupes françaises violaient la frontière allemande, et
l'ambassadeur demanda là-dessus ses passeports. »
Les gouvernants français espéraient « non seulement regagner la frontière
du Rhin, mais rendre l'Allemagne impuissante pour longtemps «.(p. 302.)
« La guerre mondiale fut le résultat du travail souterrain de l'Angleterre
poursuivi pendant des années... » « Mais le prétexte, l'Angleterre le trouva
dans la violation de la Belgique... » « L'Allemagne, par souci de son existence,
se vit contrainte de demander à passer par la Belgique. »
« Grave et conscient des grands sacrifices futurs, mais plein d'enthousiasme
et de dévouement, le peuple allemand partit pour la plus terrible et la plus
énorme guerre qu'ait connue l'histoire. »
Le récit s'arrête là. L'ouvrage se termine par une généalogie des Hohenzol-
lern qui ne porte pas de date d'abdication, (p. 303.)
238 HISTOIRE DE LA GUERRE
la guerre à la population. Il le découvrit bientôt dans la violation
de la neutralité belge, hypocrisie éhontée, puisque l'Angleterre elle-
même était décidée à ne pas respecter la neutralité de ce pays, et s'était,
au contraire, entendue avec son gouvernement, par un accord mili-
taire détaillé, prévoyant naturellement la marche de ses troupes par
la Belgique.
Ainsi, rAllemagne ne pouvait tenir sa promesse ; elle dut
agir comme Frédéric II vis-à-vis de la Saxe en 1786.
Elle ne pouvait laisser inoccupé un pays par lequel, d'après des
nouvelles sûres, une attaque menaçant ses territoires industriels et
charbonniers devait passer, et dont l'attitude politique était très
suspecte.
Ainsi, pas un mot de pitié pour la Belgique, celle-ci est, au
contraire, traitée en coupable !
Nous retrouverons les mêmes idées dans le « Manuel d'his-
toire pour les classes supérieures de l'enseignemient secon-
daire ». Pourtant l'auteur, le Dr H. Jaenicke, se montre animé,
dans la préface, d'un esprit assez moderne ; il veut, dit-il,
« montrer les relations politiques des pays et des peuples de la
terre ». « La description des guerres et des batailles, surtout
de celles de la guerre de 30 ans et de celles de 7 ans, seront
réduites à l'essentiel et au typique » ; mais il ne faut pas dans
l'avenir, ajoute-t-il, traiter seulement en passant nos grands
souverains, hommes d'Etat et généraux, car ce serait con-
traire à la vérité scientifique (pp. VI-VII).
Nous ne pourrons ici nous étendre sur son histoire de
la guerre, qui comprend près de 150 pages (77-212). La
cause attribuée à la catastrophe est toujours l'envie ou la haine
de l'Entente ; l'occasion, c'est le crime de Serajevo. Mêm.es
détails que dans les autres livres sur les débuts de la guerre
(violation de l'Alsace par les Français, prétexte de la neu-
tralité belge saisi par l'Angleterre pour intervenir). La psy-
chose de guerre est décrite en ces termes :
La perfidie de l'Entente cause une extraordinaire excitation, ennoblie
par un saint enthousiasme et par la joie du sacrifice.
C'est l'union sacrée ; le Kaiser, ses fils et les princes s'exposent aux
dangers de la guerre (p. 180).
L'Allemagne est pleine de confiance dans l'issue de la lutte.
Quant aux Alliés, ils ont aussi confiance, — ajoute l'auteur — , mais
surtout dans l'argent de l'Angleterre (1).
(1) Le petit lycéen de 6» apprend les mêmes légendes que son grand cama-
rade de Obcrprima. Ecoutez ce que lui raconte son manuel d'histoire, déjà
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 239
Le manuel de Neubauer (1), bien que supérieur à tous les
autres en ce qu'il se permet de critiquer parfois la politique
allemande, n'en raconte pas moins de la même manière les
débuts de la guerre : Quand la guerre éclata, « Grey ne fit
pas d'efforts sérieux pour retenir la Russie »... « Lorsque le
tsar demanda de remettre à plus tard la mobilisation, sur une
dépêche reçue de Guillaume II, le ministre de la Guerre lui
mentit, prétendant que celle-ci était déjà commencée. Le
lendemain, on « retourna » le tsar, et la mobilisation fut ordon-
née »... « La Russie et la France voulaient la guerre, l'An-
gleterre avait borné ses efforts à essayer de faire céder l'Au-
triche » (2).
Neubauer ne se contente pas d'ajouter quelques détails au
récit traditionnel : cette fois — fait unique d'ans ces manuels
— quelques réserves apparaissent :
cité: ( Lehrhiich der Gcschichie fur hôh. Lehranstollen. Coîlcct. Grœbe. ) L'ex-
plosion de la guerre fut hâtée par un acte scandaleux (Serajcvo)... Le gou-
vernement austro-hongrois réclama satisfaction à la Serbie et voulut faire
rechercher les coupables dans ce pays par des policiers autrichiens. Comme
la Serbie, sur le conseil de la Russie, refusait cette satisfaction, l'Autriche
lui déclara la guerre. La Russie mobilisant alors son armée, rAJlcmagne lui
déclara la guerre, bien que le kaiser se fût efiorcé d'abord de maintenir la
paix. La France qui était déjà toute équipée et s'était assuré le concours de
l'Angleterre, fit, avant toute déclaration, pénétrer ses troupes sur le terri-
toire allem.and dans les Vosges, et ne répondit pas à une question (??) de
l'Allemagne qui lui déclara alors la guerre.
«Comme le chancelier proclamait le 4 août, que, pour attaquer la France,
il fallait passer par la Belgique, l'Angleterre saisit ce prétexte pour déclarer
la guerre à l'AJlemagne à cause de la violation de la neutralité belge. Cette
conduite perfide de l'Angleterre, notre parente de race, qui conçut bientôt le
plan de faire périr de faim l'Allemagne entière, y compris femmes et en-
fants, éveilla chez tout Allemand une haine ardente centre la perfide Albion,
haine qui s'exprime en ces vers :
Que nous importent Russes et Français ?
Balle pour balle et coup pour eoup.
Nous ne les aimons ni ne les haïasons.
Nous protégeons Vislulc cl Wasgau.
Nous n'avons qu'une haine.
Tous nous aimons, tous nous haïssons.
Nous avons un seul ennemi, l'Angleterre. »
(1) Ibid., p. 193.
(2) Ensuite même histoire de violation de la frontière par les Français.
(L'assassinat de Jaurès, dans une note, est interprété comme uusigue de la
volonté de guerre de la France.)
Aucun mot de la neutralité belge. Le récit est à peu près le même que dans
le livre précédent. L'invasion du territoire belge est justifiée par 1' « état de
légitime défense de l'Allemagne : la guerre était l'aboutissement de la poli-
tique d'encerclement. C'étaient nos ennemis qui poursuivaient des vues de
conquêtes. »
240 HISTOIRE DE LA GUERRE
Certes, la politique du gouvernement allemand n'avait pas tou-
jours été heureuse. Elle avait laissé beaucoup trop libre jeu à l'Autri-
che-Hongrie dans le conflit avec la Serbie. Elle avait eu tort de croire
à la localisation possible du conflit ; elle avait ignoré les grands prépa-
ratifs russes et n'avait pas vu qu'en cas de conflit elle devait toujours
compter avec l'Angleterre comme adversaire. Quand le gouvernement
déclara la guerre, il sous-estima l'action de l'opinion publique dans le
monde et la calomnie empoisonnée de l'Angleterre. La campagne de
presse menée par tous les moyens contre l'impérialisme, l'autocratie
et le Junkertum allemands commença aussitôt dans le monde entier.
L'ambitieuse Angleterre parut ainsi être le champion du droit des
petites nations et de la pensée démocratique.
Après cet effort pour expliquer la mauvaise réputation de
l'Allemagne dans le monde au cours de la guerre, des injures
à l'adresse des adversaires :
Ce fut r « union contre l'Allemagne de l'ambition sans
mesure, de la haine profonde et de la soif de revanche, de
l'égoïsme froidement calculateur du boutiquier ».
Du côté de l'Allemagne, c'était l'union sacrée :
« Des millions de volontaires affluaient sous les drapeaux ;
c'était comme en 1813. »
Il serait trop long de reprendre, d'après nos manuels, le
récit des opérations militaires de 1914-1918. Nous nous bor-
nerons à indiquer les points sur lesquels nos auteurs sont
en général d'accord : la bataille de la Marne a arrêté l'avance
de l'armée allemande et a déterminé son retranchement dans
des positions préparées d'avance. Les ennemis de l'Allema-
gne ont violé impudemment les lois de la guerre. Par contre,
aucune violation de ces lois par l'Allemagne n'est mentionnée.
La guerre sous-marine sans restrictions a amené l'interven-
tion américaine : elle n'est pourtant pas blâmée. Les manuels
rédigés pendant la guerre affectent de considérer le sous-marin
comme l'arme de la victoire.
Citons quelques passages typiques, pour illustrer ces indi-
cations :
Toute la mobilisation s'effectue pour le mieux. Le plan de blocus
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIAUR 241
anglais nous fait décréter la mobilisation économique, racontent
Jaenicke et Neubauer (1).
La guerre aurait fini en quelques mois à notre avantage si nos
ennemis s'étaient tenus dans les limites du droit des gens. (Singulière
explication de la durée de la campagne !)
Quels sont ces méfaits des alliés ?
L'Angleterre élargit la notion de contrebande de guerre. Elle organise
une propagande anti-allemande calomniatrice, nous traitant de Huns,
de Barbares, disant que nous avions bombardé exprès des monuments
artistiques, traité cruellement les populations soumises à l'occupation
et les prisonniers.
En réalité, nos ennemis ne négligeaient aucun moyen de combat, si
affreux fiît-il (balles dum-dum, guerriers de couleur les plus sauva-
ges) ; ils firent subir les plus terribles cruautés aux habitants des
territoires occupés ainsi qu'aux soldats (Prusse orientale, Alsace, Ga-
licie).
Les Anglais poussèrent des Allemands prisonniers devant eux pen-
dant les attaques ; les Russes, leurs propres paysans, pour cacher
leurs mouvements. On bombarda de paisibles villes ouvertes comme
Fribourg, Karlsruhe, et les Anglais refusèrent de sauver des Allemands
naufragés. L'Amérique, soi-disant neutre, fournit dès le début des
munitions à nos adversaires (2).
Mais, « d'après le mot de Hindenburg », conclut le manuel,
(1) Ibid., p. 183.
(2) p. 199, il est parlé de la guerre sous-marine sans restrictions qui fait
intervenir l'Amérique. Pas un mot de critique, naturellement I
A propos de cette même guerre sous-marine sans restrictions, les lignes
suivantes nous montrent bien encore dans quel esprit étaient rédigés les
livres scolaires de la guerre (Collection Grœber., ibid., pp. 47-50.)
« Avec elle (la guerre sous-marine), nous est mis dans la main le glaive
qui, selon les prévisions humaines, abattra l'Angleterre. La bonne Provi-
dence (!) qui donna à la diligente abeille l'aiguillon, a donné à l'Allemagne
les sous-marins et leurs guides intrépides pour sauver le peuple allemand...
L'Amérique ne changera rien à la marche du destin. Elle recevra tôt ou
tard son salaire, comme tous les coupables l'ont eu : la Belgique qui a vendu
sa neutralité aux puissances occidentales... (et a donné ainsiun prétexte à
l'Angleterre pour « sa » guerre), la Serbie qui alluma la torche en Europe,
le Monténégro, la Russie et enfin l'Italie. Car dans la vie des peuples comme
dans celle des individus <* toute faute se venge sur terre » (*).
Ainsi finit cette histoire de la guerre. Pas l'ombre d'un soupçon de cul-
pabilité ou môme d'imprudence de la part de l'Allemagne !
Même optimisme officiel dans le manuel pour la cinquième : La guerre
aérienne est victorieuse : plus de 30 attaques sur le port (sic) de Londres et
les défenses des côtes anglaises.
En 1917, guerre sous-marine sans restrictions contre « notre ennemi mor-
tel », l'Angleterre. Résultats terribles, mais cette guerre amène l'intervention
de l'Amérique qui ne peut plus vendre de matériel aux alliés et qui, « pour
sauver son bien suprême, son or », se lie à la Quadruple Entente,
(•) Gœthc.
16
242 HISTOIRE DE LA GUERRE
« elle s'est engagée dans une mauvaise affaire et ne détour-
nera pas le destin : l'histoire du monde est le tribunal du
monde ».
Il est piquant de penser que cette conclusion, si hardiment
optimiste, est réimprimée sans modifications dans les éditions
postérieures à la débâcle, — lorsque les calculs de Tirpitz se
sont montrés si grossièrement faux.
*
**
Les deux ouvrages de Jaenicke et de Neubauer (Cours su-
périeur) sont, de tous les manuels que nous avons pu lire,
les plus détaillés et les moins timides, quand il s'agit d'abor-
der le récit délicat des revers, de l'effondrement de l'Empire
et de la révolution allemande.
Chez Neubauer, nous retrouvons l'indépendance d'esprit
relative que nous avons signalée plus haut.
Dans le récit des opérations militaires, l'auteur se permet
d'apprécier, voire de critiquer les chefs de son pays. Après
la Marne, il dit par exemple :
Le plan de surprendre la France avait « raté » et la guerre désor-
niais devait être longue et faibles les chances de victoire (p. 208).
Il avoue aussi que la lutte pour Verdun fut « très onéreuse
et sans issue », que le blocus de l'Allemagne fut très efficace
à partir de 1916.
Tandis qu'en Angleterre et en France on arrive à créer l'union des
esprits par la guerre, en Allemagne, le moral se dissolvait peu à peu,
grâce à la propagande victorieuse de l'Entente (Northcliffe et sa
presse) qui prêchait la lutte contre le militarisme et l'autocratie impé-
rialiste allemande (p. 214).
Pas plus qu'ailleurs, la guerre sous-marine sans restric-
tion n'est blâmée. Mais la proposition de paix du prince
Sixte, faite par l'empereur d'Autriche, à l'insu de Czernin,
est m.entionnée, de même que la résolution de paix du Reichs-
tag en 1917.
La retraite du front élastique est aussi racontée, mais les
destructions systématiques sont passées sous silence.
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 245
Enfin vient l'aveu des échecs de 1918 et de la démoralisa-
tion à l'avant et à l'arrière :
Alors, le 8 août, Anglais et Français, à l'aide de tanks et de brouillard
artificiel, réassirent une surprise, ce fut le Jour noir (sur la Somme).
Jls firent énormément de prisonniers, et les troupes qui retournaient à
l'arrière criaient à celles qui montaient en ligne : « Renards, briseurs
de grève ! » (Curieux aveu dans un manuel scolaire !)
On dut abandonner tout le terrain gagné, il n'y avait plus de réser-
ves, on se retira derrière la ligne Siegfried. Fin septembre, celle-ci
fut brisée (p. 213).
En même temps, l'état de l'Autriche était désespéré, et les Tchèques
désertaient en masse.
En Allemagne, c'est la dissolution intérieure croissante ; la propa-
gande de l'Entente devient toujours plus efficace, on espère une paix
ce conciliation, et on méconnaît la volonté d'anéantir l'Allemagne qui
rinime les ennemis. L'esprit public n'est soumis à aucune direction
unique. Il y a rivalité entre le gouvernement et l'Etat-major général
<p. 216).
Chose curieuse, dans son manuel écrit en collaboration
avec Seyfert (1), pour les écoies réaies, le même Neubauer
se montrait bien plus dénué de sens critique. Témoin les af-
firmations suivantes : De juillet à novembre 1918, on « garde
toujours la vieille confiance dans la victoire », On abandonne
« le territoire de lutte dévasté » (par qui ? le manuel ne le dit
pas).
On recule, mais sans être battu :
Nulle part les adversaires ne réussirent à rompre le front des héros
allemands qui reculaient en luttant et suivant un plan.
L'écroulement de l'Empire provient de la défaite des Turcs,
des Bulgares et de l'Autriche. Ce sont alors les offres de Wil-
son et l'armistice. La Conférence de Versailles se réunit enfin
« pour voir comment on pourrait anéantir l'Allemagne détes-
tée ». Elle élabore 440 « honteux articles », « détruisant notre
fière armée » et nous réduisant en esclavage-
Rien ne reflète, dans la paix honteuse de Versailles, les idées de
justice et de noble humanité dont s'est si souvent targué le président
Wilson. L'Allemagne fut la victime d'ennemis pleins de haine (p. 224).
Jeanicke est tout aussi partial et aveugle que Neubauer-
(1) Xeubauer-Scyfert : Lchrbuch dcr Gjsdndile fur sâchsisch; Rsalschuln.
Déjà cité.
244 HISTOIRE DE LA GUERRE
Seyfert. II blâme la motion de paix du Reichstag, en 1917 :
« elle donna l'impression que nous étions à bout », sans dire un
mot de la situation critique de l'Autriche qui la détermina.
Wilson est accusé d'utiliser les dissensions intérieures de l'Al-
lemagne et de chercher à provoquer une révolution.
A la page 205, enfin, l'effondrement de l'Allemagne est mis
en grande partie sur le compte des social-démocrates qui
veulent terminer le massacre et transformer l'Allemagne en
République sociale. Une fois de plus, nous voyons rééditer la
légende du coup de poignard dans le dos :
Les socialistes choisirent le moment oîi l'Allemagne se défendait
contre un monde d'ennemis impitoyables pour anéantir le soi-disant
militarisme. Le général Maurice a dit : L'armée allemande, qui se main-
tenait toujours en novembre 1918 sur le sol ennemi, a été poignardée
par derrière, par sa propre patrie (p. 205).
Après cette citation vengeresse, l'auteur indique pourtant
la chute des alliés de l'Allemagne comme autre cause de la
défaite, et infirme ainsi sa propre thèse.
Passons au récit de la révolution et au traité de paix. Le
Cours Supérieur de Neubauer est encore ici le moins mauvais
des manuels d'histoire.
Le changement de régime n'est pas attribué uniquement
à la social-démocratie. Les mutineries de Kiel — avoue-t-il —
eurent lieu pour s'opposer à une sortie ultime de la flotte, et,
à Berlin, la révolution ne rencontra « aucune résistance ».
Mais si le livre de Neubauer est conçu dans un esprit plus
indépendant que les autres ouvrages, il n'en critique pas
moins très am.èrement le traité de Versailles, sans d'ire un
seul mot de la Société des Nations, ni des motifs qui ont pu
inciter les Alliés à prendre des précautions contre l'Allemagne.
Il est surtout indigné par le fait que dans le traité de paix
de Versailles, « l'Allemagne se reconnaît coupable d'avoir
causé cette guerre (art. 1) (1), et qu'ainsi, elle est responsable
de tous les dommages » (art. 4).
Dans l'organisation du plébiscite de Malmédy, « on viola
absolument la liberté de vote ».
Cette paix, dont les conditions éhontées dépassent tout ce qu'on
peut imaginer, tend à violenter et à asservir partout le germanisme.
(1) Il y a erreur ici sur l'article.
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 245
Seuls, les Allemands ne peuvent invoquer le principe de libre déter-
nimation : 3 millions et demi d'Allemands sont ainsi retenus en Tché-
co-Slovacuie, 1 et demi en France (?), 100.000 en Roumanie, Slavie
et Bulgarie, 50.000 en Danemark.
Ce traité tend à « souiller de manière durable le nom alle-
mand » (par l'aveu de la faute, le procès du kaiser, etc.) ; à
enlever son indépendance à l'Allemagne (par les réparations,
le régime des fleuves internationaux, etc.) ; à désarmer tota-
lement l'Allemagne (par l'occupation, l'interdiction de fortifier
ses frontières, la réduction de l'armée) ; à la ruiner enfin (par
les frais énormes d'occupation, la perte des colonies, des mines,
etc.) L'ouvrage se termine, sans conclusion générale, par un
résumé de la Constitution républicaine, lequel omet d'ailleurs
les dispositions de l'art. 148 relatives à l'esprit de réconcilia-
tion des peuples qui doit pénétrer l'enseignement (1).
Parcourons maintenant Jaenicke.
Tout le récit de la révolution est rempli de traits hostiles à
la social-démocratie et à l'Entente. C'est Wilson qui déclanche
la révolution, « richement soutenue par l'or bolchevique ».
C'est Erzberger, notre plénipotentiaire, et notre gouvernement qui
acceptent presque sans résister toutes les exigences dé Foch, repré-
sentant l'Entente (p. 209).
Ce sont les Français qui s'installent avant le traité en Alsace-
Lorraine, et les traîtres qui chez nous veulent s'allier à la France et à
la Pologne contre la Prusse.
C'est enfin le traité de Versailles, conçu par des ennemis
« qui avaient la ferme volonté d'anéantir l'Allemagne »• Pas
un mot du Pacte de la Société des Nations (p. 213). Ainsi,
(1) Le récit des événements, bien que beaucoup plus bref, est le môme
dans Neubauer-Sej-fert. Mais il y manque la critique du traité de paix.
Ce manuel reconnaît d'abord que la révolution a été déclanchée par la
déclaration de Wilson (23 octobre 1918) qui disait ne pas vouloir traiter avec
l'Empereur. Le livre rappelle que l'Empereur ne voulut pas abdiquer. Il y
eut des émeutes dans les ports, puis à Munich, Stuttgart. Des émissaires russes
excitaient la population à Kiel, Hambourg, Lubeck. Le 7, les socialistes
exigent l'abdication. Deux jours après, l'Empereur quitte l'armée et <i va »
en Hollande ; les autres princes abdiquent en novembre. Puis vient un bref
récit de la suite des événements, sans commentaires: le gouvernement des six
commissaires socialistes, les pouvoirs locaux aux Conseils des ouvriers et
soldats, l'Assemblée de ^Yeimar, enfin le résumé de la Constitution. L'ar-
ticle 148 sur l'éducation pacifique y est mentionné. Enfin, sont décrits les
incertitudes de la situation et les essais de coups d'Etat de droite et de gau-
che. « Puisse à notre pauvre patrie être enfin réservés paix et repos. » Telle
est la conclusion, écrite en juin 1920 (pp. 203 à 228).
2^6 ' HISTOIRE DE LA GUERRE
« le monde est ébranlé, et pour longtemps. L'Allemagne est
exclue de la Société des Nations projetée (?), et peut-être
plus bas qu'elle ne l'a jamais été (1) ».
La révolution est l'œuvre de la social-démocratie, soutenue
par les bolchevicks russes et par la perfide propagande de
Wilson contre l'Empire : tel est, en somme, le mot d'ordre des
manuels. Ils feignent d'ignorer totalement que la chute du
régime a eu pour causes la défaite militaire et l'écœurement
général des troupes battues et des populations affamées par
le blocus. Quant au nouveau régime, il n'est pas attaqué de
front, mais on s'efforce souvent de le rabaisser par des insi-
nuations calomnieuses. Nulle part on ne reconnaît que les
inextricables difficultés, au milieu desquelles il se débat, ne
sont que le lourd héritage des fautes et des crimes de l'empire
Tel livre de lecture (2) décrit avec une sympathie évidente
la conduite du Kaiser pendant la guerre :
Comme chef suprême de l'armée, il mena, avec ces Messieurs du
Grand Etat Major, les entreprises grandioses de la guerre. Tantôt il
résidait à l'ouest, tantôt le rapide chemin de fer l'emportait vers le
lointain Orient, tantôt il visitait ses fidèles alliés, le vénérable empe-
reur François-Joseph à Vienne et le tzar des Bulgares dans les
Balkans. Il décore, réconforte les blessés, etc.. Il était plein de douleur
devant ces misères, mais la conscience qu'il n'avait pas voulu
cette atroce guerre, et la foi ferme en la victoire finale de l'Allemagne,
le soutenaient. La tête haute, il acceptait toutes les injures des ennemis,
qui repoussaient la m.ain pacifique qu'il leur tendait. Le peuple allemand
(1) La conclusion de l'ouvrage est prudente et vague. Après avoir parlé
des leçons del'histoire et de l'utilité des divers partis, l'auteur ajoute: «Mais
notre sens national est toujoursfaible.Ilsedévelopperaitplusfortement enfin
si nous reconnaissions que notre position géographique spéciale, au milieu
des nations européennes, réclame aussi de nous des efforts particuliers : tra-
vail honnête, activité de fer, fidélité au devoir, discipline joyeuse et sérieux
moral. Le manquement à ces devoirs est expié par notre peuple plus dure-
ment que par tout autre : il nous faut nous relever maintenant de la plus ter-
rible chute, causée par une lourde faute contre notre mission dans le monde. »
(Suit la Constitution, où l'art. 148 est cité.)
La dernière phrase est-elle un aveu ? Quel aveu ? Il est impossible de le
dire, car il nous a failu constater, hélas I dans les 150 pages relatives à la
guerre, l'absence de toute criticjue, je dirais même de toute ombre de critique
vis-à-vis des chefs civils ou militaires de l'Aliemagne, le choix systématique
de tous les faits justifiant leur conduite, et la suppression de tout ce qui au-
rait pu être le moins du monde favorable à l'eunemi ou à la social démocratie.
Toujours la même méthode de l'histoire tronquée, malgré le réel intérêt de
l'ouvrage qui ne s'arrête pas heureusement, comme tant d'autres, avant le
récit des revers I
(2) Seyfert : Gcscliiclilliche Erzôhlungen, etc.
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 247
avait confiance en ses chefs et faisait volontiers les plus grands
sacrifices de richesses et de sang pour le salut de la chère patrie.
Quatre ans, il a supporté courageusement les souffrances de la guerre
dans l'espoir d'une issue victorieuse. Puis vint, en automne 1918,
l'effondrement. Ses ennemis trop supérieurs en forces repoussèrent ses
vaillantes armées ; dans le pays même éclata une révolution. Le 9
novembre 1918, Guillaume II fut forcé de renoncer pour toujours au
trône d'empereur d'Allemagne et de roi de Prusse. Il alla habiter en
Hollande avec son épouse.
De l'empire, cette fière création du prince de Bismarck, on fit, au bout
de 48 ans, une République avec un Président à sa tête.
Une page consacrée à l'empereur — quatre mots à la Répu-
blique !
L'abdication du prince de Saxe est racontée tout à fait dans
le même esprit, en louant discrètement la monarchie et en
l'opposant à la république.
L'ouvrage de Seyfert est suivi d'une petite instruction civi-
que, — chose très rare jusqu'ici, bien que l'on annonce actuel-
lement l'apparition de manuels de ce genre. Nous y notons
toujours la même méthode. Elle consiste à parler surtout des
affaires de l'ancien régime et à ne consacrer que quelques
mots, témoignant par leur sécheresse d'un mépris secret, aux
dispositions de la Constitution actuelle.
« Je suis un petit Allemand — commence ce chapitre. Mon pays est
le Reich allemand. II est, depuis le 9 novembre 1918, un Etat libre
(Freistaat), ou République, avec un président choisi par le peuple à
sia tête. Auparavant, il était gouverné par un empereur. Le 18 janvier
1871, il avait été fondé. Alors se réunirent en association 25 Etats
allemands (par la guerre de 1870 en arriva un de plus, l' Alsace-Lor-
raine), et ils choisirent le roi de Prusse, comme chef de la confé-
dération ; celui-ci prit comme tel le titre d'empereur d'Allemagne.
L'Etat allemand auquel j'appartiens est l'Etat libre de Saxe. La Saxe
est ma petite patrie où régnait le roi Frédéric-Auguste II, de la
maison de Wittelsbach, jusqu'à soh abdication du 13 novembre 1918. »
Suivent onze lignes sur l'armée allemande, ce qui est énor-
me quand on pense que le résumé a environ une page, et qu'il
s'agit de l'armée d'avant 1918. Quant à l'organisation actuelle,
elle est écrite en ces termes laconiques :
La révolution allemande (!) a supprimé l'armée permanente et la
flotte. C'est maintenant la Reichswehr, formée de volontaires, qui est
la gardienne de l'ordre dans la patrie.
248 HISTOIRE DE LA GUERRE
Sur cette phrase, qui contient une forte inexactitude, se
termine l'appendice du manuel de Seyfert (1) (p. 145).
Citons pour terminer quelques exemples d'excitations direc-
tes à la revanche.
Lierman et Pappritz, dans leur Livre allemand de Lee-
tare (2), ont introduit dans l'édition de 1920 deux poésies
de Paul Warnecke qui ont ce caractère.
La première, intitulée 1870, contient la strophe qui suit :
O Allemagne que le monde voyait si glorieuse, puise de la conso-
lation dans les journées de Metz et de Saint-Privat. Comme des
couronnes de chêne, comme des fleurs de la campagne ensoleillée te
parent les noms de Spichern, Sarrebruck, Wœrth, et Mars-la-Tour.
Oh ! quoi que l'on t'ait pris, quelque mal que l'on t'ait fait, des
jours viendront semblables à ceux que nous avons vus !
Ainsi finit le poème.
L'autre poésie Ce que nous avons perdu, passe en revue
tous les territoires enlevés à l'Allemagne et conclut ainsi :
Toi qui es asservi à l'erreur (?), réveille-toi, secoue la honte, pense
au jour de la vengeance, au jour de la liberté. Ne laisse pas s'éteindre
ton ardeur qui flambait jusqu'au ciel. Tu auras, ainsi que tes héritiers,
une digne et sublime tâche.
Tu ne dois jamais l'oublier : sois fort et fidèle. Ce que Dieu t'a donné
tu le recouvreras alors. Grave-le profondément dans le cœur de tes
garçons : ce que nous avons perdu ne doit pas l'être.
Autre exemple : Dans la collection de vulgarisation très
répandue : Aus Natur und Geisteswelt, nous relevons, dans
la nouvelle édition d'un opuscule sur la chanson populaire al-
lemande par Bruinier, l'étrange conclusion, ajoutée dans la
6* édition (1921), chez Teubner.
(1) Un fait typique qui nous a été révélé par la Frankfurter Zeilung
(5 janvier 1922) montre combien l'esprit de l'ancien régime cherche souvent
à reparaître dans les li\Tes de la jeune République. En décembre 1921, le
journal socialiste Mûnchner Posl dénonçait le livre d'histoire utilisé dans
les classes supérieures des gjTnnases bavarois comme contenant, à côté de
l'apologie des belliqueux Hohenzollern, des phrases malsonnantes à l'égard
du gouvernement actuel, et en particulier du Président Ebert. Il était dit
à peu près : « Un ou^Tle^ sellier, Ebert, est devenu Président de la Républi-
que ». Le 3 jamier, le ministère des Cultes de Bavière s'est décidé à promul-
guer un décret rendant désormais le visa des autorités universitaires obli-
gatoire pour tout livre même simplement réédité destiné aux écoles. La dépê-
che de Munich ne dit d'ailleurs pas si le livré incrimé a été retiré des mains
des élèves.
(2) Deutsches Lesebuch (1920), p. 345 et 355.
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 249
L'Allemand ne porte pas longtemps de chaînes. Non, pas l'Allemand.
Je ne verrai probablement pas le jour où tous les enfants revenus au
foyer tomberont dans les bras de la mère Germanie ; je ne puis qu'y
rêver. Mais ce jour viendra, le jour où les frontières de l'ouest, du
sud et de l'est seront de nouveau telles que Dieu les a tracées, et
non telles que les fixa la stupide étroitesse des V/elches et des
Sarmates maudits. Et alors le jour de la chanson sera revenu.
Comme Drusus, ils seront tous abattus par Dieu, ceux qui attentent
à la liberté allemande.
La polémique se glisse enfin jusque dans les colonnes des
dictionnaires (1). Ainsi, dans la dernière édition (1921) du
dictionnaire de Meyer Meyers Konversationslexikon, très ré-
pandu en Allemagne dans les classes et les familles, nous
retrouvons, à l'article « Guerre mondiale » (Weltkrieg), le
même exposé tronqué de la guerre et de ses origines : il n'est
pas dit un mot de la neutralité belge ! « L'Allemagne fit mar-
cher ses troupes à travers la Belgique, ce que l'Angleterre
saisit aussitôt comme prétexte de guerre. »
De même, à l'article « Société des Nations » (Vœlkerbund),
nous lisons cette définition : « Association des puissances
alliées et associées contre (sic) l'Allemagne.. La Société des
Nations est ouverte aux neutres. »
Toutes les occasions sont bonnes, on le voit, pour protester
contre le traité de paix et exciter la population contre les
Alliés ; tous ces ouvrages soumettent la jeunesse à une dan-
gereuse suggestion incessante.
*
**
En résumé, ces livres sont imbus de l'esprit monarchiste et
nationaliste le plus caractérisé et le plus dénué de sens
critique : l'histoire est enseignée comme un dogme. D'après
elle, les souverains allemands ont toujours été infaillibles ;
(1) Nous la retrouvons même dans un livre — qui le croirait ? — d'histoire
naturelle (Naturkunde du D' E. Dûll, Munich), pour la 5^ des gymnases.
L'auteur se répand à tout propos en invectives contre les ennemis de l'Alle-
magne : « les territoires volés par l'Angleterre » (p. 212) ; « la jalousie furieuse
et aveugle de nos adversaires » (p. 239) ; « la barbare (!) Belgique » (p. 197) :
« Toujours l'Allemand devra rester un combattant, pour défendre ses con-
quêtes », etc., etc. (p. 133). Ce livre, qui vient de nous être signalé comme
étant en usage en Bavière, montre bien à quel point la réaction sévit dans ce
pays.
250 HISTOIRE DE LA GUERRE
tout ce qui pourrait les déconsidérer est passé sous silence.
Jamais l'historien n'essaie d'expliquer à l'enfant la psychologie
de l'étranger ou de lui en décrire la civilisation. Les autres
Etats sont toujours supposés obéir aux motifs les plus bas.
En ce qui concerne les diverses catégories de livres sco-
laires, nos observations se résument ainsi :
Les Lectures choisies, très peu littéraires et surtout histo-
riques, louent sans cesse les vertus des souverains. Aucune
de celles examinées par nous ne se rapporte à la dernière
guerre.
De même, dans les livres pour tout petits, pas d'allusions
à la guerre. Mais, dans le cours entier de ses études, l'élève
ne trouvera jamais rien dans ses livres sur la culture étran-
gère, presque rien sur la civilisation morale de son propre
pays- Par contre, à partir de la Réforme, il entendra chaque
année l'éloge incessant et exclusif de la Prusse et de sa
dynastie.
Pour la guerre mondiale et la révolution enfin, l'enfant ne
trouvera encore dans les manuels qu'une histoire falsifiée et
tronquée partout de la même manière, comme suivant un mot
d'ordre général.
*
**
Ainsi, l'image que tous ces livres scolaires nous donnent
de l'éducation allemande d'après guerre est loin d'être satis-
faisante. Elle est même faite pour nous rem.plir d'inquiétude :
va-t-on perpétuer, dans les esprits de la génération qui vient,
les mensonges et les erreurs, ces vérités tronquées, censurées,
déformées, à l'usage d'une seule nation, dont tous les peuples
ont, hélas, pris plus ou moins l'habitude durant les terribles
années de crépuscule européen, de 1914 à 1918 ?
Il serait naturellement ridicule de penser que les livres
allemands vont, au lendemain de la défaite, enseigner franche-
ment à la jeunesse la thèse de la responsabilité allemande.
Il est pourtant permis d'estimer que l'école républicaine
devrait dans ses manuels dénoncer les erreurs et les crimes de
l'ancien régime, l'immoralité foncière de sa politique, de la
raison d'Etat, faire comprendre les inquiétudes de l'étranger
en présence de la WeltpoUtik, ne pas laisser croire enfin que
la révolution et la République sont responsables de l'état
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 25 1
lamentable dans lequel une guerre voulue et prolongée par
le gouvernement impérial a mis l'Allemagne.
Rien ne s'oppose autant à la réconciliation des peuples, si
difficile et si lente après une telle catastrophe, et pourtant
inscrite dans la Constitution allemande, que ces travestisse-
ments de la vérité qui, même quand l'adversaire n'est pas
attaqué ouvertem.ent, donnent toujours de lui une image
déformée et avilie. Mais l'article 148 n'en existe pas moins ;
il pourrait constituer l'arme. la plus efficace d'ans la lutte contre
l'esprit de guerre en Allemagne. On nous signale l'apparition
de livres nouveaux, imbus de l'esprit pacifique et démocra-
tique (1), et — chose peut être plus importante — quantité
de maîtres, de l'enseignement primaire surtout, se montrent
hostiles à l'enseignement de la haine et de l'impérialisme.
D'ores et déjà, les groupements républicains et socialistes
d'instituteurs, de professeurs et même d'étudiants mènent le
bon combat contre les livres scolaires chauvins. C'est ainsi
que le Maître Libre (2) dénonçait, l'an dernier, les poésies hai-
neuses introduites dans le recueil de Liermann et Pappritz,
que la Revue Jeunes Gens (3) (août 1921) signalait de même
les deux livres monarchistes de Gabriel et Suprian. Et, dans les
deux cas, paraît-il, le retrait des ouvrages incriminés a été
obtenu.
Les Jeunesses allemandes — associations de grands élèves,
de jeunes ouvriers et d'étudiants — ont fait plus : elles
ont organisé l'an dernier, à Leipzig, un bureau central,
auquel doivent être signalées les infractions à l'art. 148,
commises dans les livres ou dans l'enseignement, et qui se
charge des démarches auprès des autorités. La presse socia-
(1) Cette étude, commencée au début de 1922, n'a pu utiliser que peu de
matériaux postérieurs à la fin de 1921. Pourtant, nous devons à la vérité
de signaler la publication courageuse, par le Professeiu- Wernecke, d'une
série de livres scolaires favorables à notre pays. Ces ouvrages ont eu un tel
succès dans certains milieux démocratiques du Sud et de l'Ouest qu'ils ont
été vite épuisés. Mais ils ne seront pas de sitôt adoptés par les écoles 1
Il existe 22 de ces petits ouvrages tout l'i fait empreints de l'esprit large-
ment humain de nos livres de lecture français. L'un d'eux porte le titre typi-
que : La France peut-elle être noire modèle? (Edités chez l'auteur, Natzungen
en Westphalie (1920 à 1922).
(2) Dcr Freie Lehrer. Organe du Syndicat des instituteurs et institutrices
socialistes d'Allemagne. Mensuel (Berlin).
(3) Junge Menschen. Organe de la jeunesse allemande, mensuel.
252 HISTOIRE DE LA GUERRE
liste et pacifiste, enfin, accueille toutes les réclamations de
même nature, qui ont souvent obtenu satisfaction.
Quant à l'œuvre positive de reconstruction de l'enseigne-
ment sur sa nouvelle base, elle a été entreprise et se poursuit
aujourd'hui dans nombre de publications pédagogiques,
notamment dans les deux revues déjà citées, dans le Nouveau
Devenir (1), dans la Nouvelle Education (2), dans la Réforme
Pédagogique (3), etc.
Le Maître Libre consacre son numéro de décembre 1921
tout entier à « l'Esprit de réconciliation des peuples ». II y
publie une série d'articles, écrits par des maîtres, sur l'appli-
cation de l'art. 148. Woogd signale dans le premier de ces
articles {Désarmement moral) les excitations chauvines qui,
dans tous les pays, cherchent à perpétuer les haines nées de
la guerre. En ce qui concerne l'Allemagne, il reconnaît les
difficultés de la lutte contre le chauvinisme, dues aux terribles
circonstances actuelles, et adresse un appel chaleureux à la
jeunesse et aux maîtres- Ensuite, Bleier défend le pacifisme
radical : la jeunesse aime ce qui est fort. Soyons énergiques,
combattifs, pour défendre l'humanité contre le nationalisme,
e^ nous rallierons les jeunes.
Erich Mangels considère l'esprit de réconciliation comme
inséparable de la lutte contre la concurrence brutale dans
tous les domaines, et pour l'entraide et la coopération. Hen-
ningsen esquisse enfin un plan de lutte contre l'esprit de
haine insufflé aux enfants, tandis qu'Erich Witte montre sans
peine quelles vues largement humaines les éducateurs trou-
vent dans les grands classiques allemands.
« Je réclame, conclut-il, que la lecture de nos grands
classiques soit employée à élever notre jeunesse dans l'esprit
de Weimar, pour tuer l'esprit de Potsdam. Il nous faut rede-
venir les disciples de Schiller, de Gœthe, de Kant et de Herder
après avoir été pendant d'es dizaines d'années uniquement
ceux de Bismarck et de Bulow, deTreitschke et de Bernhardi.
Faire connaître à notre jeunesse l'esprit de ces grands hommes
de Weimar, c'est l'élever dans l'esprit de réconciliation des
peuples (4). »
(1) Das Neue Werden.
(2) Die Neue Erziehung (Berlin). Mensuel.
(3) Die Pàdagogische Rejorm. (Hebdom. Hambourg). • , •♦
(4) Witte a eu en 1921 un conflit avec son Directeur. Celui-ci avait fait
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 25]
Chaque numéro de la Nouvelle Education contient un sup-
plément édité par la Ligue allemande pour la Société des Na-
tions, sous la direction du Docteur Elisabeth Rotten. M"^ Rot-
ten, qui est à la tête de la Section pédagogique de la Ligue, est
animée du meilleur et du plus intelligent des zèles : elle s'est
attachée à donner à l'éducation une base véritablement
humaine. Dans une brochure intitulée : Devoirs d'une éduca-
tion future pour la Société des Nations (1), elle recherche
et expose les idées qui unissent les hommes et sont com-
munes à tous, pour les substituer dans l'éducation à celles
qui les divisent. Elle passe en revue les pédagogues qui,
depuis Pestalozzi (2), ont voulu développer dans chaque
enfant les bons côtés de l'universelle nature humaine.
Dans une autre brochure L'éducation de l'esprit de paix (3),
Wilhelm Bœrner traite un sujet analogue, bien que d'une
manière toute différente. Ce n'est plus une introduction
générale à l'éducation humaine ; c'est une œuvre de polé-
mique acerbe et très bien documentée contre le chauvinisme
à l'école, suivie d'un plan détaillé d'enseignement pénétré de
l'esprit de paix (4). Une esquisse analogue se trouve dans la
brochure du Dr Erich Witte, éditée par « la Nouvelle
Patrie » et destinée à renseigner les éducateurs sur le déve-
loppement des idées pacifistes et sur les ouvrages où ils pour-
ront les puiser (5).
sur lui un rapport l'accusant « de faire de la politique » en classe — parce qu'il
traitait sans parti pris les questions internationales. Le Collège provincial
fut saisi, puis le Ministère. Après un long échange de vues relatives à l'inter-
prétation de l'article 148, le Ministère dut reconnaître, que « cet article avait
force de loi » et ne pouvait être contredit par aucun règlement. Mais il a fallu
près de deuv ans pour que Witte obtienne justice I On voit par là si l'adminis-
tration est gênée par l'art. 148.(Cf.le récit del'atTairedans Dcr Freie Beamle,
26 août 1922. « Réaction scolaire et République ».)
(1) Aufgahen KilnfUger Voelkerbunderziehung, von D' Elisabeth Rotten.
Préface de F. W. Fôrster.) Berlin 1920. Rowohlt Verlag.
(2) Pestalozzi avait compris l'énorme puissance du facteur moral, si mé-
connu par les successeurs de Bismarck : " Je saurais donner à celui qui me
suivrait, dit Pestalozzi, une puissance en Europe plus forte que celle de Bona-
parte... »
(3) Erzieimng zur Friedensgesinnimg, Stuttgart, 1921. (FriededurchRecht
Verlag.)
(4) Ce plan est tellement semblable au règlement de l'Etat de Brunswick
que nous croyons inutile de le citer ici.
(5) Df Erich Witte : Der Unlerricht im Geisleder Vôlkerversôhnung (Ber-
lin, 1921). Voici les directives excellentes qu'il donne et que nous reprodui-
sons ici à titre d'exemple.
254 HISTOIRE DE LA GUERRE
De toutes les branches de l'enseignement, l'histoire est sans
nul doute celle que se disputent le plus âprement le natio-
nalisme et l'esprit nouveau : la place faite à cette matière
dans les livres examinés, l'importance accordée par les réfor-
mateurs aux méthodes d'exposition historique en font foi.
C'est qu'il est impossible de ne pas mêler des idées politiques
au récit des événements modernes, et surtout à l'exposé des
faits récents si discutés, comme la guerre et la révolution.
L'empire de Bismarck avait son histoire, à la Treitschke, dont
l'esprit infeste encore les livres. Sa méthode est inconciliable
avec l'art. 148, avec la République, et les maîtres animés de
l'esprit nouveau travaillent à le faire comprendre.
Ainsi, en 1921, la question de l'enseignement historique a
été agitée dans deux importants Congrès : celui de l'Union
des professeurs d'histoire (Verband deutscher Geschichts-
lehrer) tenu à Leipzig en mars-avril, et le Kaltiirtag de Dresde
(juin, organisé par le « Syndicat des maîtres socialistes »
{Arbeitsgemeinschaft sozialdeinokraiischer Léhrer).
A Leipzig, on n'envisagea pas de mesures bien draconien-
nes contre l'ancien enseignement ; on se contenta, après des
I. Histoire des guerres. — 1. Traiter brièvement l'histoire des guerres et
plus longuement celle de la culture. 2. Expliquer aux élèves l'inanité de
toute gueiTe de conquête, la folie d'une guerre de revanche et l'action anti-
civilisatrice de toutes les guerres ; exposer les suites néfastes des guerres et
en particulier de la guerre mondiale (suites politiques, économiques et mora-
les,' pertes d'hommes). 3. Apprécier objectivement les origines de toutes les
guerres. Ne jamais glorifier ni les guerres, ni les personnalités historiques
qui les ont déchaînées. 4. Mettre spécialement en relief tous les cas dans les-
quels des différends internationaux ont été aplanis par des arbitrages. 5. Ex-
pliquer les poésies guerrières au point de vue pacifiste.
77. Juger avec équité les autres peuples, ne pas surestimer le peuple alle-
mand.
777. Faire de la vie internationale et du droit des peuples des objets d'ensei-
gnement. 1. Exposer la vie internationale des dernières décades et faire res-
sortir l'importance internationale des grands hommes honorés par toutes
les nations, des poètes, inventeurs, etc. 2. Exposer les éléments du droit des
gens actuel et la position des divers peuples vis-à-vis de ce droit. 3. Intro-
duire des morceaux relatifs à la vie internationale et au droit des gens dans
les livres de lecture ; tenir compte de ces sujets dans l'enseignement des lan-
gues étrangères.
IV. Les Maîtres. Organiser des conférences spéciales, pour donner aux
maîtres l'occasion de se familiariser avec le droit international actuel et les
idées pacifistes. Instituer une épreuve sur ces matières à l'examen d'Etat
des candidats aux postes de l'enseignement.
V. Epuration des bibliothèques scolaires. Supprimer tous les ouvrages mili-
taristes et nationalistes actuels et les reniplacer par ceux dont la lecture con-
tribue à élever les enfants dans un esprit de réconciliation des peuples.
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE V/EIMAR 255
exposés de B-randt et de Friedrich, de réclamer l'introduction
dans les classes de livres d'histoire descriptifs, au lieu des
simples tables chronologiques pour lesquelles on fait actuel-
lement campagne (!)• Le vœu n'était d'ailleurs pas aussi
anodin qu'il en avait l'air ; car se contenter exclusivement de
ces tables, c'est laisser au maître l'entière liberté de com-
menter à sa guise les événements, c'est le soustraire à tout
contrôle, lui permettre d'introduire dans sa classe la pro-
pagande verbale qui lui plaît. Et l'on sait, hélas, quelle
formation réactionnaire la plupart des professeurs ont reçue
dans les Universités ! Tel est l'avis de Kawerau, spécialiste
en ces matières : il soutient que « toute réforme de l'ensei-
gnement doit partir d'en haut, c'est-à-dire des Universités ':
celles-ci mettent trop souvent l'enseignement de l'histoire au
service du nationalisme et des traditions guerrières. Le déplo-
rable esprit de Treitschke y apparaît encore toujours » (2).
A l'appui de cette thèse, Kavi^erau cite plusieurs ouvrages
destinés aux étudiants, futurs maîtres : La guerre de 1914-18,
par le Colonel Immanuel, où apparaît « la plus vétusté
méthode de sincérité apparente, cachant la corruption interne »
et aussi les Réflexions historiques de Kauffmann, Berndt et
Tomuschat, qui rendent les socialistes responsables de toutes
les catastrophes, « élucubration dont le loyalisme vis-à-vis de
la famille royale, de la patrie et de Dieu laisse paraître à cha-
que ligne l'esprit du xvF siècle ».
Et Kawerau de conclure : « Ce sont toujours les mêmes dé-
fauts que nous observons partout, que ce soit chez les philolo-
gues ou chez les militaires, chez les « héros » de la guerre
(1) Les maîtres partisans de la réforme radicale de l'enseignement n'étaient
pas venus au Congrès. CL Nene Erziehiing, 1921, n" 9. Kawerau (article inti-
tulé Geschichte) commente ce congrès. Chose curieuse le Deutsches Friedens-
cariell — Fédération des sociétés pacifistes et démocratiques — a réclamé, le
18 octobre 1922, du ministère prussien, la mesure inverse, — la suppression
du livre d'histoire obligatoire : « car presque partout sont employés les vieux
livres monarchistes et militaristes... le Neubauer par exemple. » Ces diver-
gences de vues montrent que tantôt le livre est en retard sur le maître, tan-
tôt le maître devrait être poussé par un livre avancé. Les livres dont il s'agit
sont d'ailleurs intitulés « livres de lecture », mais contiennent surtout de l'his-
toire, comme nous l'avons dit plus haut. LTn autre edort pour se débarrasser
de ces vieux livres indésirables, par une voie détournée a été fait par les maî-
tres saxons : ils ont réclamé du ministère l'autorisation de remplacer les
livres de lecture par des ouvrages écrits pour la jeunesse. Le ministère a au-
torisé cette substitution \ titre d'essai. {Junge Menschen, mars 1923, p. 49.)
(2) Cf. Bœrner, loc. cit.
256 HISTOIRE DE LA GUERRE
OU chez ses bardes, l'absence totale de psychologie de leur
propre peuple ou des autres nations, la méconnaissance des
facteurs et des phénomènes sociaux. »
L'auteur indique ensuite une série d'ouvrages historiques
récents faits au contraire pour éveiller chez le futur maître le
sens critique^ totalement négligé par l'enseignement dogmati-
que des Universités. Sens critique, sentiment des responsabi-
lités — telles doivent être les bases de l'éducation civique
de l'élève-maître, dont l'école profitera à son tour.
A Dresde (1), les maîtres socialistes ont réclamé surtout que
l'histoire insiste sur le développement social, en prenant comme
point de départ tangible les restes du passé que les enfants
peuvent voir autour d'eux : « On croit souvent, dit Henningsen
que, dans le nouvel enseignement historique, nous ne voudrions
plus dire un mot des guerres. C'est une erreur. Ce sont les glo-
rifications de la guerre et les histoires de guerres, suivant l'an-
cienne formule que nous voulons éliminer. Mais naturellement,
on montrera aux écoles de Berlin la Colonne de la Victoire
et l'Arsenal comme des symboles des guerres de 1864 à 1871,
et aussi l'intérieur du Reichstag comme le signe d'une époque
pleine d'orgueil et dénuée de culture... »
Au cours de la discussion qui a suivi, Schrœter a dénoncé,
— comme le faisait Kawerau, — les livres tendancieux intro-
duits dans toutes les bibliothèques de maîtres, et Trinks a
avoué que l'art. 148, commandant la réconciliation internatio-
nale, « était le point le plus faible de l'enseignement », celui
que l'on cherchait à passer sous silence.
A la fin de 1921, la Nouvelle Patrie a publié une remarqua-
ble brochure du Dr Kawerau, où se trouvent mises au point
toutes les idées agitées dans les congrès ou dans les revues.
C'est un exposé systématique de ce que doit être un enseigne-
ment sociologique de l'histoire (2). Nous y retrouvons d'abord
la lutte contre l'histoire dogmatique, à « clichés » : « Le récit
historique jugeait jusqu'ici les événements du point de vue de
la domination prussienne, point de vue Hohenzollern-capita-
liste-chrétien. Il y avait les Raubkricge (guerres de brigandage)
(1) Cf. Der Neiie Geschichtsuntenicht (Verhandlungen des 1. Sozialdem.
Kulturtages in Dresden). Berlin, 1921. (Vorwârts.)
(2) D' Siegfried Kawerau : Soziologiscber Ausbau des Gcsckichtsunterrichls.
Berlin, 1921 (Neues Vaterland.)
L'ARTICLE 148 DE LA CONSTITUTION DE WEIMAR 257
de Louis XIV, les Habsbourg « félons » et « infidèles »... Tout
était jugé, censuré, étiqueté, estampillé. L'enseignement futur
de l'histoire aura un^e base sociale ; sans aucune censure
morale, il reviendra toujours au problème fondamental : que
fit-on pour le bien de la communauté ? Quelle était la situation
du peuple ? Comment se développait l'aide mutuelle dans la
vie sociale ? Y avait-il des « progrès » ? etc.. (p. 9). »
C'est ensuite la condamnation de l'histoire providentielle et
fataliste, — celle du « vieux Dieu allemand », celle qui croit
que « guerres et batailles, grands débats parlementaires et
révolutions constituent l'essentiel de l'histoire, que ces événe-
ments n'arrivent qu'une fois, grâce au destin ou par une incom-
préhensible décision de Dieu, et qu'ils se sont passés exacte-
ment comme on nous les raconte » (p. 13).
L'auteur réagit enfin contre le culte du « grand homme »,
souverain, général ou même écrivain ; car cette superstition
nous incite au laisser-aller, à l'abandon de nos responsabilités,
« à ces sentiments écœurants et moutonniers qui nous font
suivre le bélier conducteur, qu'il s'appelle Bismarck ou Napo-
léon, Hindenburg ou Lénine » (p. 39). A l'histoire des faits et
des grands hommes, Kawerau oppose l'histoire du développe-
ment social, la résurrection de l'état social passé : les bons
romans historiques seront ici pour les maîtres d'un secours
précieux
*
Partis de l'Assemblée Nationale de Weimar, nous avons
parcouru la collection, trop peu renouvelée encore, des livres
scolaires (1), pour traverser enfin le camp des réformateurs
Ces derniers, brandissant les articles de la Constitution, don-
nent l'assaut à la vieille école à la prussienne et portent tous
leurs efforts contre son côté le plus faible, — l'enseignement
(1) Signalons encore deux nouvelles brochures récemment parues :
1. V Enseignement de l'histoire dans l'Etat démocro/zçuc (Geschichtsunter-
richt im Volksstaat) : Base, critique, organisation(Librairie historique d'Ar-
thur Wolf (70 pages). Cette étude résume les tendances de l'Enseignement
historique des dix dernières années et leur oppose des conceptions nou-
velles que nous avons indiquées.
2. Contre le romantisme guerrier à l'Ecole (Wider die Kriegsromantik in
der Schule) par le D' Paul EJarth (16 pages). Pamphlet contre l'apologie
de la guerre et des guerriers et pour la célébration du travail utile, dans
l'enseignement historique.
17
258 HISTOIRE DE LA GUERRE
de l'histoire... Ainsi dans le monde de l'école — ce microcos-
me— comme dans le monde de la politique, les deux Allemagne
sont opposées. La lutte est dure et sera longue, mais la victoire
des idées démocratiques outre-Rhin est indispensable à la paix
du monde. Espérons que la section des relations intellectuelles
de la Société des Nations pourra, après la crise actuelle, aider
les trop rares démocrates allemands à introduire dans leur
pays une éducation vraiment humaine, à la place du dressage
nationaliste (1).
Puisse en Allemagne, comme partout ailleurs, être ainsi
appliqué un jour l'article 148, dans un enseignement débar-
rassé des « vérités nationales », censurées et tronquées, et atta-
ché uniquement à la Vérité humaine (2) ! Ainsi s'accomplira la
parole de Gœthe : « Etre clair oblige à comprendre ; — com-
prendre, c'est arriver à la tolérance, — et la tolérance seule
peut procurer une paix où s'exercent toutes les énergies et les
facultés naturelles de l'homme ».
Edmond Duméril
Agrégé de l'Université.
(1) Nous nous sommes arrêtés au milieu de 1922, avons-nous dit plus haut.
De plus, pour être absolument précise une encjuête de ce genre devrait don-
ner le nombre d'exemplaires vendus, pour chaque livre considéré. C'est ce
qu'il est à peu près impossible de faire.
(2) La question est à l'ordre du jour. Cf. le Congrès d'Education morale,
Genève, août 1922 : l'Enseignement de l'Histoire) ; l'Enquête sur la guerre
et les livres scolaires de tous pays, organisée par la Dotation Carnegie ; la
fondation de la section des relations intellectuelles à la S. D. N., etc.
DOCUMENTS
Témoignage du Général Danîîoff
Après avoir présenté ici même les souvenirs du général DobrO'
rolsky, la Société de l'Histoire de la Guerre a sollicité de M. le
général Daniloff, ancien Quartier-Maître général des armées russes,
quelques précisions sur les questions délicates que soulève ce docu-
ment. Le général a bien voulu adresser à M. André Honnorat,
président de la Société, la lettre suivante, dont nos lecteurs appré-
cieront le haut intérêt.
Paris, le 31 juillet 1923.
8, rue Rafîet (xvr).
Monsieur le Président,
Je m'empresse de répondre aux questions que vous avez
bien voulu me poser par la lettre du 3 juillet, et ce d'autant
plus volontiers que les buts poursuivis par la Société de l'His-
toire de la Guerre ne peuvent que m'être éminemment sympa-
thiques.
Je dois, cependant, commencer par faire une réserve préala-
ble. L'article du général Dobrorolsky, dont vous avez eu l'obli-
geance de me faire parvenir la traduction française, fait état
de mon absence, lors du déclanchement des complications po-
litiques qui aboutirent à la grande guerre, en 1914 : j'étais,
effectivement, en mission officielle au Caucase, d'oti je fus
rappelé d'urgence, ne rentrant à Saint-Pétersbourg que le 26
juillet. En conséquence, mes souvenirs personnels ne peuvent
se rapporter qu'aux jours postérieurs à cette date.
26o HISTOIRE DE LA GUERRE
1). Y-a-t-il eu divergence de vues entre le Haut Commande-
ment et le ministère des Affaires étrangères, entre le 25 et le
29 juillet ?
Il est certain que M. Sazonoff, ministre des Affaires étran-
gères, ne ressemblait nullement — en tant que personnalité
intellectuelle et caractère — ni au ministre de la Guerre,
général Soukhomlinoff, ni au chef d'Etat-Major, général
Yanouchkevitch. Néanmoins, il m'est impossible de définir par
les termes « divergence de vues » l'état d'esprit qui animait
les chefs responsables du ministère de la Guerre et des Af-
faires étrangères, aux jours si lourds d'angoisse des 27-29
juillet 1914. Le chef et le directeur responsable du département
des Affaires étrangères, M. S. Sazonoff, étant animé d'un désir
véritablement passionné d'éviter la guerre menaçante, s'em-
ployait naturellement à ne point compliquer l'atmosphère po-
litique par la moindre imprudence. Telle était aussi la pensée
directrice des cercles militaires autorisés.
Sous l'influence de cette pensée, le chef d'Etat-Major, ré-
cemment promu à ces fonctions et pas encore pleinement au
courant de l'appareil technique de mobilisation et du plan
d'opérations militaires, n'a-t-il pas pu, momentanément il est
vrai, se laisser séduire par l'hypothèse de n'opérer qu'une
mobilisation partielle, en réponse aux armements si intenses et
précipités de l'Autriche-Hongrie ? Est-il surprenant que,
pacifique comme il l'était, le ministre des Affaires étrangères:
pût, qu'il dût même, préconiser cette même solution (mobili-
sation partielle), ne fût-ce que pendant quelques jours ? Le
contraire eût été étrange, me semble-t-il.
2) L'ordre de mobilisation générale avait-il été signé le 29,
comme le dit le général Dobrorolsky, puis révoqué d'ans la
soirée du même jour, et transformé en un ordre de mobilisation
partielle ?
Mes souvenirs touchant cette question concordent avec le
récit du général Dobrorolsky ; je dois cependant y apporter
quelques éclaircissements supplémentaires.
A mon retour du Caucase à Saint-Pétersbourg, je trouvai'
le chef d'Etat-Major dans une certaine hésitation d'esprit,
quant à la façon dont nous devions répondre, sous le rapport
des mesures militaires, aux événements se développant si pré-
cipitamment. Je présentai au général Yanouchkevitch un rap-
port motivé, insistant sur l'inopportunité absolue du projet de:
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914 261
mobilisation (partielle) de 4 circonscriptions militaires seule-
ment (celles de Kieff, Odessa, Moscou et Kazan) : pareille
mesure n'étant, à mon point de vue, qu'une improvisation in-
tempestive démolissant les dispositions et calculs essentiels
de notre mobilisation générale. Dans mon argumentation, je
ne me bornai point à énumérer les énormes difficultés techni-
ques, ainsi que les grands dangers, que nous encourions néces-
sairement dans l'éventualité plus que probable où une mobi-
lisation partielle aurait à être suivie par une mobilisation
générale. Je développai aussi les répercussions nuisibles de la
mesure envisagée sur notre plan d'opérations de guerre. Cet
aspect de la question n'ayant pas encore été effleuré par des
publications quelconques, je me permettrai de l'esquisser ici
à grands traits.
Notre plan (le plan d'opérations militaires) n'envisageait
(quoique spécifiant deux modalités de déploiement) qu'une
seule éventualité en cas de guerre occidentale, celle d'une
guerre simultanée contre nos deux voisins réunis — l'Allema-
gne et l'Autriche-Hongrie. Les liens politiques étroits, oui
unissaient ces deux grandes puissances en une seule allian\.>,
hostile à la Russie, ne permettaient aucunement d'escompter
un conflit armé avec une de ces deux puissances, sans l'inter-
vention automatique de l'autre. Pour nous tous, c'était une
vérité de la Palisse. Selon le plan de déploiement stratégique
accepté par le Grand Etat-Major, nous avions en vue de nous
servir des avantages que nous offrait la configuration enve-
loppante de la frontière vers la Galicie. Dans ces fins, notre
plan de guerre prévoyait le déploiement, dès le début de la
guerre, sur le territoire des circonscriptions militaires de Var-
sovie et de Kieff, de 16 corps d'armée, sans compter les
divisions de réserve. En fait, ces contingents furent, peu après
le commencement des hostilités, augmentés de deux corps
d'armée de première ligne. Dès lors que notre mobilisation par-
tielle écarterait la mise sur pied de la circonscription de Var-
sovie, nous étions conduits, par cela même, à abandonner toute
possibilité de déploiement stratégique sur le territoire de cette
circonscription, perdant par conséquent notre situation favo-
rable initiale mentionnée ci-dessus (position enveloppante par
rapport au théâtre d'opérations de la Galicie autrichienne). Au
surplus, nos troupes de la région de Varsovie demeurant sur
le pied du temps de paix courraient le grave danger d'être
262 HISTOIRE DE' LA GUERRE
surprises par une brusque attaque des armées austro4^ongroi-
ses, dont la concentration était beaucoup plus rapide que la
nôtre. Mais ce n'est pas tout. Quelques critiques nous repro-
chent d'avoir porté, lors de notre déploiement stratégique au
début de la guerre, contre les Austro-Hongrois, des forces
insuffisantes. Ces critiques sont parfaitement justifiées, pour
autant que l'on reste dans la sphère des considérations pu-
rement théoriques. Il y a beau temps que l'on sait que la meil-
leure stratégie est la stratégie du plus fort. Mais, en l'occur-
rence, on perd de vue une circonstance éminemment importan-
te : nos engagements solennels envers notre noble alliée, la
France, engagements qui comprenaient la concentration de for-
ces assez nombreuses contre l'Allemagne, étant évident par ail-
leurs que nous n'allions pas traiter ces engagements comme
un « chiffon de papier » (1). Limitant notre mobilisation aux
4 circonscriptions précitées, nous n'aurions disposé que de
13 C. A. sur le pied de guerre, encourant tous les risques pro-
venant du nombre trop restreint de nos contingents armés. Il
est essentiel d'avoir présent à l'esprit que, dans les dernières
années d'avant-guerre, l'Autriche-Hongrie avait sensiblement
accru et perfectionné son appareil militaire ; qu'en conséquen-
ce, sa force armée était à elle seule (sans parler des Allemands")
tout à fait imposante ; bref, que cette puissance était un ad-
versaire militaire de première force ne pouvant être maîtrisé
que par un effort militaire aussi sérieux que rapide.
Dans ces conditions, les prétentions émises subséquemment
dans cette question de mobilisation de nos armées dans les
régions limitrophes de l'Allemagne, par le gouvernement de
l'Empereur Guillaume, de pareilles prétentions n'ont aucune
raison d'être. Peut-on par exemple s'imaginer, ne fiit-ce qu'un
instant, que les gouvernements d'Espagne ou d'Italie auraient
envisagé comme une menace dirigée contre eux la mobilisa-
tion des armées françaises dans les départements limitrophes
de l'Espagne et de l'Italie, miobiiisation provoquée par les com-
plications politiques surgies entre la France et l'Allemagne ?
Quelle meilleure preuve peut-on citer à l'appui de la thèse qui
soutient qu'une mobilisation partielle eût été extrêmement ha-
sardeuse pour la Russie, que l'exemple donné par cette même
(1) Je suis entré dans le détail de toutes ces questions dans mon arti-
le : «Les premières opérations de l'armée russe en 1914.» (Voyez les fas-
cicules de mai et juin de la Revue Militaire Française.)
■ LA MOBILISATJON RUSSE EN .1914 263
Allemagne, répondant à notre mobilisation dirigée contre l'Au-
triche-Hongrie, non pas par une mise sur pied de guerre de
telles de ses armées destinées à combattre sur le front russe
(c'eût été en fait quelques C. A. seulement), mais bien par une
mobilisation générale et complète de toutes les forces armées
du Reich, nonobstant le fait que la France n'avait, à ce mo-
ment-là, pris aucune disposition de mobilisation !
3) L'Etat-Major a-t-il continué néanmoins l'exécution de la
mobilisation générale dans la nuit du 29 au 30, ainsi que Souk-
homlinoff l'a affirmé lors du procès de 1917 ?
Tant dans le Journal quotidien àt l'ancien ministre de la
Guerre, général Soukhomlinoff, que da:hs les mémoires de l'ex-
Kaiser Guillaume II, l'on peut trouver des affirmations rela-
tives à la soi-disant non-observance des ordres de l'Empereur
Nicolas de Russie concernant la mobilisation.
J'oppose un démenti formel à ces élucubrations malveil-
lantes.
En fait, une mobilisation partielle de 4 circonscriptions fut
décrétée en Russie, dans la nuit du 29 au 30 juillet, le premier
jour en devant être le 30 juillet (et commençant à minuit la
veille, c'est-à-dire du 29 au 30).
Le décret impérial promulgant une mobilisation générale
de l'ensemble de l'armée russe sur tous les territoires de l'Em-
pire (sauf toutefois celle de la circonscription militaire de
l'Amour, en Sibérie, — exception provoquée par des considé-
rations d'ordre technique) ne fut pris que dans la soirée du 30
juillet, étant entendu que le premier jour de mobilisation géné-
rale serait le 31 juillet (à minuit dans la nuit du 30 au 31).
En sorte que la mobilisation en Russie, depuis minuit dans la
nuit du 29 au 30 jusqu'à minuit du 30 au 31, ne s'effectua en
réalité que dans les 4 circonscriptions militaires suivantes :
Kieff, Odessa, Moscou et Kasan ; qu'elle n'assuma par consé-
quent que le caractère d'une mobilisation partielle, et ne com-
prenant que la mise sur pied de treize corps d'armée. Tous ces
faits sont à l'heure actuelle tellement bien tirés au clair qu'ils
demeurent en dehors de toute contestation possible. Ces mêmes
faits sapent par la base la légende malintentionnée, comme
quoi la mobilisation générale, révoquée au soir du 29 juillet par
l'Empereur Nicolas II, aurait néanmoins continué à être exécu-
tée. La seule idée de pouvoir enfreindre un décret impérial, dé-
cret d'une pareille gravité, était absurde par elle-même. Le mé-
26"4 HISTOIRE DE LA GUERRE
canisme de l'administration publique fonctionnait à ce moment
là en Russie de façon parfaitement régulière, et pour cette
raison, un cas de désobéissance criminelle à un ordre émanant
de l'autorité suprême, ne pouvait nullement avoir lieu. D'ail-
leurs la non-observance, dans une si grave affaire d'état, d'un
ordre impérial eut provoqué un châtiment exemplaire.
Il sera intéressant de connaître les raisons qui engagèrent
l'Empereur Nicolas, après la décision, prise par lui le 29 juillet,
de commencer dans la nuit une mobilisation générale, de don-
ner contre-ordre ce même soir du 29, se bornant à décréter une
mobilisation partielle, c'est-à-dire dans 4 circonscriptions (dé-
cret qui fut, comme nous l'avons vu, mis en application).
A cet endroit de notre récit, il y a lieu de mettre en lumière
un fait important : l'Empereur Nicolas, se trouvant en corres-
pondance personnelle par télégraphe avec l'Empereur Guillau-
me, reçut dans la soirée du 29 un télégramme de ce dernier,
télégramme qui lui parut rassurant. C'est alors que, mû par un
espoir renaissant de pouvoir arriver à une solution pacifique
du conflit, l'Empereur Nicolas envoie immédiatement sa ré-
ponse, remerciant Guillaume de son télégramme « apaisant et
amical » et exprimant l'opinion qu'il serait indiqué de déférer
la question austro-serbe au tribunal international de La Haye.
Faisant suite presqu'immédiatement à l'envoi de ce télégram-
me, daté du 16/29 juillet, 8 h. 20 min. du soir, un ordre
impérial fut donné, ordre qui fut, à l'en croire, communiqué au
général Dobrorolsky le 29 juillet vers 9 h. 1/2 du soir environ,
contremandant la mobilisation générale et la remplaçant par
une mobilisation partielle. La juxtaposition de ces deux indi-
cations de date peut servir d'indice expliquant les mobiles qui
incitèrent l'Empereur, lequel caressait toujours l'espoir de con-
server la paix, à révoquer sa décision concernant la mobilisa-
tion générale de l'armée russe.
Les espérances pacifiques de l'Empereur de Russie furent
malheureusement brisées tôt après. Dès 1 heure de la nuit,
dans la nuit du 29 au 30, l'Empereur Guillaume expédiait un
télégramme en réponse au nouvel appel du Tsar en faveur
d'une solution pacifique. Ce télégramme ne dit mot de l'opi-
nion du monarque allemand quant à l'opportunité de soumet-
tre le différend austro-serbe au tribunal de La Haye, et le ton
de la dépêche toute entière marque nettement l'absence du dé-
sir de rechercher une solution pacifique du conflit.
■ LA MOBILISATION RUSSE EN .1914 2^5
Il y a tout lieu de souligner cette circonstance que ni le té-
légramme susmentionné de l'Empereur Nicolas (daté du 29
juillet, 8 h. 20 m. du soir), contenant la très importante pro-
position de déférer le différend austro-serbe au tribunal de La
Haye, ni les premières lignes du télégramme responsif de l'Em-
pereur Guillaume (du 30 juillet, 1 h. du matin) — dont le texte
prouve péremptoirement que ce télégramme est bien une répon-
se directe au télégramme du Tsar et à son invite généreuse
en faveur de la paix, — ne furent publiés dans le Livre Blanc
allemand, lequel contient cependant tous les autres télégram-
mes échangés entre les deux Empereurs dans la période du 24
juillet au 2 août (1). Toutefois, l'on peut trouver le texte
complet (traduction russe, le texte original étant anglais) des
d'eux télégrammes sous forme de supplément au Livre Blanc
allemand, édité par la librairie Mellier (à Saint-Pétersbourg)
en 1915. Ces télégrammes furent publiés dans le supplément
en question, sur la base d'une copie des télégrammes authen-
tiques échangés par les deux Empereurs, copie que le Sous-
Directeur de la Chancellerie des Affaires étrangères, M. N.
de Basily, remit à l'éditeur. M. N. de Basily m'a tout récem-
ment encore personnellement confirmé l'absolue authenticité
des textes télégraphiques en question.
4) Enfin, est-il possible de déterminer les raisons qui ont
poussé le Tsar, dans l'après-midi du 30, à donner définitive-
ment l'ordre de mobilisation générale, et de fixer l'heure exacte
de cette décision ? (Sur ce point, les souvenirs du général
Dobrorolsky et ceux de M. Paléologue ne sont pas d'accord.)
Je ne puis donner de réponse documentaire à la première
partie de la question que vous me posez. J'estime toutefois, et
je ne crains point de faire erreur à ce sujet, j'estime que la
décision définitive que prit S. M. l'Empereur de décréter la
mobilisation générale fut liée à des renseignements inquiétants
venant de Berlin. Je dois rappeler que le 30 juillet, vers 1 h.
après-midi, parut à Berlin l'édition ordinaire de l'officieux
Lokal-Anzeiger et qu'elle contenait en toutes lettres la
nouvelle de la mobilisation de l'armée allemande. Cette nou-
velle fut immédiatement télégraphiée à Saint-Pétersbourg, tout
d'abord par le correspondant de l'Agence télégraphique de
Saint-Pétersbourg, M. Markoff, ensuite par notre ambassa-
(1) Edition Berger-Levrault, à Paris.
2^€ HISTOIRE DE LA mJERRE
deur à Berlin, M. Sverbeieff. Nous reçûmes également d'au-
tres renseignements, extrêmement inquiétants, d'Allemagne
aussi bien que d'Autriche.
Quant au moment exact où la décision fut prise de procéder
à une mobilisation générale, mes souvenirs personnels se rap-
prochent beaucoup de ceux de M. Paléologue. Je me souviens
notamment, et de façon assez nette, d'un Conseil extraordinai-
re qui se tenait, vers 3 heures de l'après-midi du 30 juillet, dans
le bureau du chef de l'Etat-Major général. Y assistaient, ou-
tre celui-ci : les ministres des Affaires étrangères et de la
Guerre, MM. Sazonoff et Soukhomlinoff. Ce conseil devait se
passer avant la décision de procéder à une mobilisation géné-
rale, puisque, pendant que le Conseil avait lieu, me trouvant à
causer dans la salle voisine avec M. N. de Basily, je lui expli-
quais les conséquences graves qui pourraient résulter de la
mobilisation partielle en cours d'application.
L'ensemble des faits ci-dessus développés fait partie de mes
souvenirs relatifs à la participation de la Russie (en 19Î4-191'5)
dans la guerre mondiale, souvenirs que j'espère pouvoir ache-
ver et, si possible, faire paraître à l'anniversaire décennal
(1914-1924) de celle-ci. Si toutefois vous jugiez opportun,
Monsieur le président, de faire connaître ces faits, dès aujour-
d'hui, au public français, en faisant paraître dans la Revue
(f Histoire de la Guerre Mondiale la présente lettre, je mets
celle-ci très volontiers à votre entière disposition, étant bien
entendu que j'y mets la seule condition d'une publication inté-
grale de ma lettre.
Veuillez agréer, Monsieur le président, l'assurance de ma
considération la plus distinguée.
GÉNÉRAL JouRY (Georges) Daniloff
Quartier-Maître de l'Etat-Major général russe de 1909 à 1914
et des armées russes d'août 1914 à septembre 1915.
BIBLIOGRAPHIE
LES ORIGINES DE LA GUERRE : NOUVEAUX PERIODIQUES
La bibliographie des bulletins ou revues qui concernent ces étu-
des est toujours complexe et souvent incertaine. Dès maintenant,
les indications qui étaient exactes en avril ou en mai dernier (1) sont
en partie périmées ; celles que nous donnons aujourd'hui le seront
peut-être dans quelques mois. II faut en prendre son parti : la forme
de ces publications est sujette à des transformations fréquentes ; leur
périodicité même n'est pas toujours assurée. C'est précisément le but
de cette Revue que de donner, le plus possible, un guide méthodique
et régulier au milieu de ces incertitudes.
La Société d'Etudes documentaires et critiques a cessé, avec le n° 4,
la publication de son « Bulletin Officiel ». Mais M. Gustave Dupin,
(Ermenonville), a entrepris de publier une petite revue, intitulée Pour
la Vérité, oiî sont insérées de menues études : traductions d'articles
étrangers, analyses d'ouvrages, communications faites à la Société.
L'Office Central pour l'étude des causes de la guerre (Zentralstelle
îiir Erforschung der Kriegsursachen) a cessé d'établir son bulletin heb-
domadaire dactylographié ; il a maintenant une revue, La question
des responsabilités de la guerre (Die Kriegsschuldfrage), dont le
premier numéro porte la date de juillet 1923. Sous la direction de
M. von Wegerer, cette revue publie des études dont nos lecteurs
trouveront la nomenclature à la rubrique « Les Revues du Tri-
mestre » ; en outre, elle donne des bibliographies et continue le
dépouillement de presse, que contenait l'ancien bulletin hebdomadaire.
L'esprit de cette nouvelle publication est conforme aux traditions
de l'Office : c'est une œuvre de propagande. L'historien Hans
Delbriick, qui l'a annoncée, le 27 juin, aux lecteurs de la Deutsche
Allgemeine Zeitung, n'a pas caché qu'il y voyait une « arme » très
efficace pour la vulgarisation des thèses allemandes. C'est à « l'opi-
nion internationale » qu'elle s'adresse.
Ainsi les préoccupations critiques restent toujours à l'arrière-plan.
Ce sont des publications « de combat » qui naissent encore. Elles ne
sont pas toutes négligeables, même au point de vue de l'historien :
dans ce parti-pris, il peut y avoir un mot juste ; dans cette argumen-
tation contestable, un document intéressant. L'effort doit consister
d'abord en un travail de sélection.
(1) Voir n° 1, p. 91.
268 HISTOIRE DE LA GUERRE
LES LIVRES NOUVEAUX
Colonel Normand. — La dépense de Liège, Namur, Anvers en 1914.
— Paris, Fournier, 1923, in-8, 184 p., 13 croquis et 5 cartes.
Dans cet ouvrage, le colonel Normand étudie, non seulement au
point de vue technique, mais aussi au point de vue tactique, les
opérations qui se sont déroulées devant les places de guerre belges.
Le plan suivi est le même pour toutes les places : la situation
générale est examinée à la date du commencement du siège, puis
la force de la place : organisation du camp retranché, valeur de la
garnison, etc. Après cette étude des troupes belges et de leurs moyens
de défense, l'auteur examine le corps de siège allemand, sa force,
ses projets d'attaque. Il passe ensuite à l'historique des journées
jusqu'au moment de la reddition de la ville ou des forts. Faisant
œuvre plus militaire qu'historique, le colonel Normand présente, après
chaque étude, un chapitre de conclusions où il résume les conséquences
de la résistance belge et les enseignements à tirer du siège.
La partie graphique est très développée dans cet ouvrage : les
forts de Liège, Namur, Anvers ont un modèle type donné en exemple ;
des cartes montrent l'organisation générale des camps retranchés ;
des croquis indiquent, pour certains forts, les dégâts qui furent
commis par les projectiles allemands.
Dans l'ensemble, ce qui ressort de la lecture de cet intéressant
volume, c'est le manque de préparation des deux forteresses de
Liège et de Namur. L'héroïsme et la valeur des troupes ne sont pas
mises en jeu : l'ensevelissement des garnisons sous les ruines du
fort de Loncin ou du fort de Suarlée en sont la preuve. Mais que
pouvaient faire ces unités dans des forts entourés par l'ennemi, soumis
à un bombardement violent, sans aucune liaison avec le monde
extérieur, et même avec le commandant du camp retranché ? L'histoire
de Liège est très instructive à cet égard : la ville est occupée par les
Allemands, quand tous les forts sont encore entre les mains des
Belges ; les intervalles sont percés, les ouvrages bétonnés et cuirassés
sont intacts, mais le commandement est désorganisé par la brusque
irruption de la brigade, dont Ludendorf a pris la direction. Les forts
sont livrés à eux-mêmes ; et c'est ce qui permettra aux Allemands
de concentrer leurs efforts sur les différents ouvrages successivement,
sans craindre une riposte sérieuse de la part des Belges.
A Namur, la situation est semblable, mais la présence de la 5^ Ar-
mée française, qui se trouve à quelques kilomètres au sud-ouest,
aurait pu modifier les choses. Si la forteresse protège la droite de
l'armée française, il ne semble pas que nos troupes aient fait sentir
une influence même morale ; les quelques bataillons français, qui se
battent à Namur, prennent part à une contre-attaque, et c'est tout ;
il n'y a pas là cette coopération de l'armée de campagne et de la
forteresse qui devait sauver Verdun.
Anvers tient plus longtemps. Pourtant la place ne sera pas le
réduit de la défense belge. C'est sur l'Yser que se fera la résistance
BIBLIOGRAPHIE 269
acharnée, c'est là que se manifestera jusqu'au bout l'indépendance
belge, alors que tous les écrivains, tous les stratèges avaient dépeint
la métropole de l'Escaut comme le cœur même de la Belgique envahie.
Cent trente kilomètres de camp retranché, deux lignes de défense
organisées avec des forts et des ouvrages intermédiaires récents, des
inondations tendues grâce à la faible élévation du terrain — tout
semblait permettre un siège de longue durée. Aussi les Allemands
ne cherchèrent pas à investir la place, ils procédèrent par des attaques
brusquées sur une partie du front.
Le résultat, c'est qu'à Anvers, comme à Liège et à Namur, les forces
de la défense peuvent se replier et concourir ultérieurement à la
défense du pays.
C'est ce qui ressort de la lecture de cet ouvrage : Liège, Namur,
Anvers sont des victoires géographiques, des villes prises, ce ne sont
pas des succès stratégiques oîi des armées sont battues et obligées
de livrer leurs armes. Les Allemands ont traversé la Belgique, ils
n'ont pas vaincu les Belges.
R. V.
Reginald Kann. — Le Plan de campagne allemand de 1914 et son
exécution. — Paris, Payot, 1923, in-8, 305 pages.
L'ouvrage de M. R. Kann me semble être un des travaux les plus
importants qui aient paru depuis la fin de la guerre. L'auteur y était
préparé par de nombreuses études de détail ; il a fait un gros effort
de documentation et de critique ; il en expose les résultats avec une
clarté, une vigueur, et une sûreté, qui rassurent le lecteur, et qui
l'incitent à la confiance. Un examen attentif ne dément pas cette
première impression.
Après avoir étudié, d'après les ouvrages de von Kûhl et de
W. Foerster, l'évolution du plan de campagne allemand, et souligné
les modifications maladroites que Moltke avait fait subir au plan
Schlieffen, M. Kann met d'abord en relief les défauts fondamentaux du
haut commandement allemand. Le G. Q. G. est un organisme trop
lourd, qui hésite à se déplacer, et qui reste trop loin du front ; aussi
les communications avec l'avant sont-elles précaires ; c'est pour cela
fjue les commandants d'armées, dans la carence du commandement,
sont incités à prendre des initiatives graves, qui sont le caractère
le plus frappant de cette campagne, et qui constituent l'une des
causes de son échec.
Le plan allemand se développe. La prise de Liège est obtenue
assez vite pour que la marche des armées ne soit pas retardée d'un
seul jour. Mais, dans l'exécution, Moltke commet et laisse commettre
des erreurs : en Lorraine, il cède à l'insistance du prince Rupprecht
de Bavière et donne l'ordre d'attaquer, sans attendre que les armées
françaises soient engagées à fond ; au lieu de prendre l'adversaire
dans un étau, on l'aborde ainsi presque de front. En Belgique, le
commandant en chef « abdique » entre les mains de Biilow, qui
commande la IP armée : lorsqu'il lance les ordres du 20 août, par
270
HISTOIRE DE LA GUERRE
exemple, il ne précise pas la portée que doit avoir l'enveloppement
de la gauche française, si bien que Biilow pousse droit devant lui,
sans permettre à la 1" armée (von Klùck) de tenter la manœuvre
débordante qu'elle préconise.
Le 24 août au soir, les armées françaises sont en retraite ; mais
l'enveloppement n'a pas été obtenu. Le « nouveau Cannes » n'aura
pas lieu. En somme, c'est ce jour-là que le plan allemand a échoué :
mais l'Etat-Major allemand ne s'en est pas rendu compte aussitôt.
Peut-être est-ce pour cela qu'il a décidé de transporter vers le front
russe ces deux corps d'armée, dont l'absence devait se faire sentir si
rudement par la suite.
C'est le 27, — trois jours après la victoire, — que Moltke donne
une « instruction générale » pour la suite des opérations. H indique
pour direction à son aile droite 1" armée) la vallée de la Seine, en aval
du confluent de l'Oise ; il entend donc déborder Paris ; mais le pour-
rait-il, avec les effectifs dont il dispose ? D'ailleurs, il reconnaît que
son aile marchante pourra être amenée à infléchir son mouvement
vers le sud, si elle se heurte à une résistance trop forte. Moltke
affaiblit donc la portée de son ordre, et ne se réserve pas le droit de
prescrire lui-même la modification de l'axe de marche.
Le 29, von Klûck s'oriente en effet vers Noyon ; le 30, Moltke
approuve implicitement cette grave décision : La I " armée allemande
va défiler le long du camp retranché de Paris.
H est certain que Moltke, alors, a senti le danger : Dès la nuit
du 2 au 3 septembre, il donne à la V^ armée la mission de protéger
le flanc des forces allemandes, en prenant une formation échelonnée.
Kliick n'en tient pas compte. C'est le 5 au soir, seulement, qu'il se
décide à arrêter son mouvement en avant. Mais déjà l'armée Maunoury
vient d'attaquer son IV* C. A. R. La bataille de la Marne est
commencée : Kliick est surpris en pleine manœuvre. Et pourtant, le
chef de la I" armée continue de risquer le tout pour le tout. Il
s'efforce, dans les journées du 6 au 7 septembre, d'envelopper par le
nord l'armée Maunoury, et il affaiblit pour cela sa défensive sur la
Marne. La Marne est franchie : la IP armée se replie, et entraîne la I".
La rupture du front allemand est en grande partie, dit M. Kann, l'œuvre
de l'obstination de von Kliick.
Ainsi le plan allemand était « fort acceptable » ; l'armée, excellente ;
mais l'Etat-Major Général n'a pas su suivre une idée et l'imposer aux
exécutants. La passivité étonnante de Moltke a permis les erreurs de
Bûlow et les initiatives hasardeuses de Klùck : Voilà la conclusion
de l'auteur.
Le ton de cet exposé est toujours mesuré, les conclusions fermes.
Je répète qu'on le lit avec un vrai sentiment de sécurité. Comme dans
toute œuvre d'une pareille ampleur, il y a pourtant ça et là des
points qui semblent appeler quelques observations. A titre d'exemple,
j'en citerai deux.
L'analyse que donne M. Kann de la genèse du plan de campagne
est intéressante. Il paraît croire pourtant que Schlieffen a toujours
été résolu à respecter la neutralité des Pays-Bas. Moltke affirme le
BIBLIOGRAPHIE
271
contraire : « Schlieffen voulait même faire marcher l'aile droite de
l'armée allemande à travers la Hollande méridionale î> (le Limbourg).
— «J'ai modifié cela >, dit-il (1) « pour ne pas pousser les Pays-Bas
dans le camp adverse. » C'est un témoignage qu'il ne me paraît pas
possible de négliger.
Le récit de l'action en Lorraine — qui, d'ailleurs, occupe dans
l'ensemble du volume une place trop réduite - — pose un autre
problème : celui du transfert de corps d'armée vers l'aile droite, après
le succès du 20 août. M. Kann ne l'a pas négligé, mais il ne semble pas
avoir fait état d'un témoignage intéressant, bien qu'un peu imprécis,
celui du colonel Bauer (2). Attaché à l'Etat-Major Général, cet officier
a été envoyé au Q. G. de la VP armée, après la prise du fort
de Manonvillers (27 juillet) ; à une date qu'il ne précise malheureu-
sement pas, il était de retour au G. Q. G. et présentait à Moltke
son compte rendu : une offensive sur la ligne de Moselle était « hors
de question » ; une attaque contre Nancy-Frouard était possible, mais
inopportune. 11 semblait que le commandement français déplaçait ses
troupes de Lorraine ; il fallait donc s'attendre à un renforcement de
l'aile gauche adverse. « Le général de Moltke, dit Bauer, se rangea
à mon avis, mais un ordre à la VI^ armée n'intervint pas. » L'aile
droite allemande ne reçut pas de renforts.
Ces exemples n'infirment pas, d'ailleurs, les conclusions de M. Kann.
Ils montrent, seulement, quelles retouches légères peut mériter encore
ce remarquable travail.
P. R.
Lemke (Michel). — 250 dneï v tsarskoï stavkié (250 jours au grand
quartier général impérial. 25 septembre 1915-2 juillet 1916). Pétro-
grad. Imprimerie d'Etat, 1920. In-4°, XVIII, 850 pages.
Le capitaine d'état-major Lemke, qui avait quitté le service militaire
en 1898 et qui s'était consacré aux études historiques, est mobilisé
en 1914, et versé dans un régiment d'infanterie comme officier ins-
tructeur ; à la suite d'un accident, il est désigné pour collaborer au
journal militaire : Nach Viestnik, édité par l'état-major du front
Nord-Ouest, puis appelé à la « Stavka », au G. Q. G., à Mohilev, où
il arrive le 25 septembre 1915.
On l'affecte au service des relations entre le G. Q. G. et la Presse,
sous les ordres du général Noskof.
Du jour où il se trouve attaché à ce service qui l'intéresse au
premier chef, il se jure de profiter de sa situation pour noter soi-
gneusement et systématiquement dans son « Journal » tout ce qui se
passera autour de lui.
Dans une courte préface, le capitaine Lemke dit que sa décision
fiît renforcé par la conscience qu'il avait un devoir à remplir devant
l'histoire.
(1) Moltke, Erinneriingen, Briefe, Dokumenle, Stuttgart, 1922, p. 17.
(2) Bauer, Der Grosse Kricg im Feld and /Zeima/,Tubingen,1922, p. 58.
2-72 HISTOIRE DE LA GUERRE
« Les matériaux qui m'ont servi, dit-il, sont les documents qui me
passaient par les mains, sans avoir été censurés ni transformés. Je
les copiais tous dans mon service, sur place, à la Direction, dans ma
chambre, au théâtre, au restaurant, et surtout au service secret du
télégraphe.
« D'autre part, mes entretiens quotidiens avec des personnes bien
informées, qui ne se doutaient pas que mes questions avaient un but
documentaire bien déterminé, m'étaient une source précieuse de
renseignements ; je notais immédiatement les paroles ou les points
importants de l'entretien, je les contrôlais ensuite. Ces notes, qui
remplissaient les innombrables poches de mon costume d'officier,
étaient déchiffrées, triées, mises en ordre lorsque je me trouvais seul
enfermé derrière de triples portes verrouillées. Dès que mes cahiers-
étaient remplis, je les expédiais à Pétersbourg. >
Sans doute, cette façon de procéder pourrait provoquer des appré-
ciations sévères. L'auteur ne s'en cache pas. « Je risquais, dit-il,
le maximum de châtiment » ; mais il s'était vite aperçu qu'au G. Q. G.
€ tout se passait à la russe > et que cette hardiesse pouvait réussir.
Que l'histoire en bénéficie, on peut aisément le lui accorder (1). If
tient beaucoup à affirmer qu'il a été « aussi objectif que possible »
sans renoncer pourtant à apprécier et à juger.
Dès son arrivée à Mohilev, le capitaine Lemke constate que l'âme
du G. Q. G. se compose de quelques personnages : du général Alexeïef,
chef d'état-major du grand-duc Nicolas, des généraux Poustovoï-
tenko, Borissof, du colonel Noskof, chef du service de renseignements ;
les autres sont des « meubles ».
Nous pénétrons immédiatement dans les coulisses du G. Q. G. ;
les notes se suivent longues ou brèves, quelques-unes d'une ou deux
lignes seulement, mais toutes caractéristiques.
Le capitaine Lemke voit de près le grand-duc Nicolas, chef suprême
des armées ; il se rend compte de la fausseté des accusations portées
contre lui. Au lieu du soudard, de l'ivrogne brutalisant généraux et
officiers, que dépeignent ses ennemis à' la cour, il trouve un chef
énergique, grand patriote, qui doit lutter contre tous les hommes
sans valeur que lui impose l'entourage de l'Empereur. Il enregistre
la grosse faute commise par Nicolas II lorsque celui-ci, craignant la
popularité du grand-duc, l'éloigné au Caucase, pour se mettre a
la tête de l'armée.
Il cite les extraits des journaux allemands qui se réjouissent de ce
changement heureux pour l'Allemagne. De tous côtés, le G. Q. G.
reçoit des plaintes : on manque de matériel et de munitions ; là où il
y a des armes, on les laisse se détériorer.
Le général Gilinski, ancien gouverneur de Varsovie, méprisé par
(1) D'autant plus que, selon la remarque du capitaine Lemke, beau-
coup de documents ont été détruits lors des événements de mars et octo-
bre 1917 ; les copies qu'il en possède prennent donc un intérêt plus grand
encore.
Bibliographie 273
les officiers, connu pour son besoin de luxe et son incapacité, est en-
voyé en France comme représentant de l'armée russe.
« Il faut être le tsar pour envoyer un pareil dindon dans un paj^s
où l'on estime l'esprit. »
Le tsar conserve au G. Q. G. une vieille ruine, le général Bezobrazof,
vieillard gourmand et incapable, mais protégé de la cour.
Les silhouettes de ce genre abondent dans le récit de Lemke.
Poustovoïtenko voudrait « rajeunir » tout le G. Q. G. ; mais les in-
fluences de cour l'en empêchent.
A la figure d'Alexeïef l'auteur oppose celle de Janouchkevitch, chef
d'état-major du ministre de la Guerre. Janouchkevitch, créature de
Soukhomlinof, officier de salon, gai, brillant causeur, militaire et ad-
ministrateur d'occasion, soucieux du décorum, paresseux, inquiet
des rivaux possibles, ne connaît son métier et les affaires que par les
rapports qu'on lui fait.
Alexeïef, actif, formé par une vie laborieuse et pauvre, est un homme
de sentiments doux, mais de caractère ferme ; ne parlant qu'à bon es-
cient et utilement, militaire jusqu'au fond de l'âme, affable pour tous,
dépourvu de pompe, il est incapable d'intrigue.
Des extraits de la correspondance entre ces deux hommes illustrent
ces courtes esquisses.
Les conversations des officiers sont des plus intéressantes, pour
suivre la transformation qui s'est faite dans les esprits depuis un an de
guerre : un lieutenant, Kroupine, aide de camp d'Alexeïef, attaché par
son éducation aux traditions impériales, est resté étranger et indiiicrent
aux questions politiques et sociales. Après un an passé au front,
il comprend que le gouvernement et la société sont deux antipodes,
et que le gouvernement a laissé échapper le moment oîi il pouvait
conduire la Russie à un grand avenir : « 1905 ne m'avait rien dit au
cœur ni à l'esprit ; 1914-1915 m'ont tout révélé. »
L'auteur est impitoyable pour les spéculateurs de l'arrière, pour
les « affairistes » de haute marque, tels que le fameux prince An-
dronnikof.
La silhouette falote du tsar apparaît à chaque instant. Nicolas II
se traîne d'état-major en état-major ; en lui présente des officiers,
mais il ne voit pas le soldat qui souffre et gronde ; il promène son
inaction. Lorsqu'il porte sur son uniforme la croix de Saint-Georges —
insigne des combattants — il répond avec un geste d'indifférence
aux compliments : « II ne faut pas me féliciter, je ne l'ai pas méritée. »
Bien entendu, Raspoutine tient sa place dans l'ouvrage, car les
échos de ses exploits arrivent au front ; il détruit le reste de respect
que l'on conservait pour la famille impériale.
En février 1916, la propagande pour la paix fait de plus en plus de
progrès. Les soldats sont fatigués de lutter sans enregistrer de vic-
toires et de voir la gabegie de l'arrière. Un immense et douloureux
grondement s'élève des tranchées glacées et parvient au G. Q. G., qui
s'en émeut. Les officiers eux-mêmes ont perdu confiance dans le haut
commandement (p. 158).
18
2-74 HISTOIRE DE LA GUERRE
M. Lemke étant chargé des relations entre l'état-major et la presse
nous renseigne sur les conditions dans lesquelles les correspondants
de guerre ont été admis sur le front ; il nous donne des indications sur
la censure, sur les accords passés avec certains journaux au sujet de
la propagande. Ces renseignements seront utiles pour la lecture des
grands périodiques de Pétrograd et de Moscou.
Au sujet de la France, les notes sont rares et brèves. La présence
du général Pau au G. Q. G. n'est même pas l'objet d'un commentaire ;
l'auteur se borne à signaler le départ, incognito, du général pour le
Caucase, où il va « soigner sa goutte ».
Le 30 novem.bre 1915, M. Paul Doumer arrive au G. Q. G. et demande
l'envoi de divisions russes en France ; le général Biélaïef, qui fait fonc-
tion de chef d'état-major, refuse.
Le capitaine Lemke, qui juge impitoyablement toutes les faiblesses
et les tares de son pays, rend hommage au commandement et aux
soldats français.
Le 5 avril 1916, il assiste à une conférence sur « la France en
armes » du professeur Legras, envoyé en mission en Russie.
« La conférence a été utile à notre état-major qui, maintenant
encore, après 70 jours de Verdun, croit que c'est la Russie seule qui
fait la guerre. »
Le 7 mai, il écrit : « L'opinion du ccmmiandement sur les Français
a changé depuis Verdun. Partout à l'état-major on entend répéter :
Les Français sont des maîtres ; ce sont des « ûs ». Mais cela ne nous
stimule pas. Nous constatons le fait de la supériorité de nos alliés, et
c'est tout. »
Cet aperçu ne peut donner une idée de la multiplicité ni de la va-
riété des notes contenues dans le « Journal », dont la lecture est pas-
sionnante et l'utilité indiscutable.
WlLFRID Lerat.
Wir^'STON Churchill, premier Lord de l'Amirauté de 1911 à 1915. —
The V/orld crisls, 1911-1914. (La crise mondiale de 1911 à 1914).
Londres, Thornton Buttei-wortts, 1923, in-8, 536 pages. Cartes
Le rôle de M. Winston Churchill comme premier lord de l'Amirauté
a été si important et si discuté qu'on lira avec le plus grand intérêt
le premier volume, seul encore paru, de l'important ouvrage que cet
homme d'Etat a consacré à dépendre son œuvre. On lui rendra assu-
rément la justice de ne pas avoir cherché à échapper aux responsa-
bilités, ni de contester la part capitale qu'il a prise à toutes les mesures,
même d'ordre nettement technique, stratégique et militaire, adoptées
par l'Amirauté, aussi bien avant que pendant la guerre. Ancien offi-
cier de cavalerie, passionné pour les questions maritimes, il devait
déployer dans son poste une activité considérable et ne pas hésiter à
payer de sa personne, en particulier dans les tranchées d'Anvers.
Profondément dévoué à l'alliance française, c'est à lui qu'on dut
d'arrêter à temps la démobilisation à la fin des manœuvres de 1914,
BIBLIOGRAPHIE 275
ce qui permit à la flotte de gagner ses ports de guerre avant même
que l'Angleterre se soit décidée à sortir de la neutralité ; et nous ne
devons pas oublier avec quelle ardeur il soutint la cause de l'Entente
devant ses collègues du cabinet britannique.
Le récit des opérations n'ajoute pas beaucoup à ce que nous a révélé
le magistral ouvrage du regretté Sir Juîian Corbett. Pourtant Winston
Churchill nous fait mieux connaître les méthodes de commandement
de l'Amirauté et l'effort gigantesque qu'elle sut accomplir. Des pages
comme celles où sont représentés Winston Churchill et ses collabora-
teurs, dans le War Row suivant pas à pas, et minute par minute,
sur une carte gigantesque, les mouvements des croiseurs allemands
venant bombarder Hartlepool et échappant, grâce au brouillard,
aux forces disposées pour leur couper la retraite, sont d'un intérêt
tout particulier.
E. Desbrière.
Service with fighting Men — An account of the work of the Ame-
rican Young Men Christian Associations in the World War (Le Service
avec les Combattants — Compte rendu de l'oeuvre des Associations
américaines de Jeunes Gens Chrétiens pendant la guerre mondiale). —
Association Press, New-York (347, Madeson Avenue), 1922, 2 vol.,
636 et 664 pages.
Les deux gros volumes publiés par la célèbre Y. M. C. A., si connue
et si populaire pendant la dernière guerre, présentent un intérêt très
supérieur à celui qu'aurait le simple exposé de l'œuvre immense,
mais spéciale, accom.plie par les associations américaines de bien-
faisance pendant la dernière guerre.
Que les organisateurs aient montré une activité, un dévouement,
une habileté administrative extrêmes, on s'en doutait. Mais on sera
frappé de la hauteur de vues, du libéralisme, et surtout de la pro-
fonde connaissance de la psychologie du soldat citoyen, montrés par
les dirigeants de la Y. M. C. A. Ajoutons que l'on trouve dans leur
rapport une foule de renseignements tout à fait nouveaux sur le re-
crutement des troupes américaines, leur constitution et leur emploi
dans la lutte.
Quand on pense que, parmi les soldats, il y eut dans certains corps
jusqu'à 30 % d'illettrés, on comprendra mieux l'utilité des cantines,
que nous avons vu s'élever partout à l'enseigne du triangle rouge.
Il ne s'agissait pas seulement d'y préparer aux hommes des douceurs
matérielles, mais aussi d'y organiser les conférences, où leur furent
expliquées les raisons pour lesquelles ils se battaient.
E. Desbrière.
H. Galli. — La défense et la victoire de Reims. Paris, Garnier
(1921), in-18°, 213 pages.
Le nom de certaines villes apparaîtra dans l'histoire de la guerre
avec une singulière auréole de gloire : Liège, Verdun ont reçu du
276
HISTOIRE DE LA GUERRE
gouvernement de la République et de gouvernements alliés des décora-
tions, en témoignage des sièges ou des combats qui se sont déroulés
sous leurs murs. Reims, sans avoir eu les mêmes récompenses, a tout
de même reçu la Légion d'Honneur com.me compensation du long
martyr subi par les maisons de la ville. Ce n'est pas par ironie que
nous parlons du martyr des maisons et que nous passons sous silence
les mérites de la population civile. Quand on lit l'ouvrage du député
de Paris, on constate que la population de la grande cité champe-
noise ne fut jamais très nombreuse au cours de la guerre, et qu'elle
avait été évacuée complètement au printemps 1918. Il n'y avait plus
que la garnison qui, pendant les longs mois d'angoisse de l'été 1918,
supporta sans faiblir les bombardements et les assauts, au milieu
des ruines désertes et fumantes de la cité. Or la citation qui accom-
pagne la croix de la Légion d'Honneur, accordée à la ville, ne fait pas
n-.ention de la garnison :
« Ville martyre qui a payé de sa destruction..., population sublime
« qui, à l'exemple d'une municipalité modèle..., a montré dans l'avenir
« de la France une foi profonde. »
Un tel oubli est une injustice, et c'est peut-être cette injustice qui
fait écrire à M. Galli que les Chambres auraient pu décréter :
« La garnison de Reims a bien mérité de la patrie. »
Nous ne sommes plus à l'époque où les citadins de Lille ou de Brian-
çon, par exemple, pouvaient concourir par les armes à la défense de
leur ville ; actuellement ils ne peuvent plus que maintenir, par leur
moral, l'esprit de leurs défenseurs, heureux encore quand l'autorité
militaire ne fait pas évacuer la population pour être plus libre dans
ses mouvements.
Dans les récompenses, il serait juste de ne pas oublier les unités qui
ont défendu avec leur sang des cités déjà illustres dans l'histoire de
notre pays.
En l'espèce la garnisan de Reims se trouve payée de ses fatigues :
le livre du député de Paris est un magnifique panégyrique des vail-
lantes unités qui ont tenu sous la rafale pendant de longs mois.
Aucune formation n'est oubliée : I" corps colonial, 134° divi-
sion d'infanterie, régiments actifs, bataillons sénégalais, bataillons
territoriaux, compagnies de mitrailleuses de position, batteries d'ar-
tillerie. Le rôle du commandement local est indiqué, et l'observa-
teur de la m.ontagne de Sinaï, bien connu des combattants de la ré-
gion, a son petit paragraphe. Tout le monde est « à sa place », ce qui
fait de ce livre un précieux instrument de travail.
La valeur de cet ouvrage tient surtout à sa docum.entation.
M. Galli a eu, à sa disposition, des documents officiels pour écrire la
« défense et la victoire de Reims». Membre de la commission de
l'armée, il a pu consulter les rapports des enquêtes faites à la suite
du 27 mai, il a eu entre les mains les historiques du corps colonial et
d?. certaines divisions, il a tenu à lire les ouvrages qui ont paru sur
ces unités ayant combattu dans les parages de la ville. Il fait des
citations de ces ouvrages ou des documents officiels, pour animer le
BIBLIOGRAPHIE 277
récit des opérations. Comme certains de ces rapports étaient inédits,
il lève un coin du voile.
Dans les numéros du début de l'année 1923, la Revue des Troupes
Coloniales a publié une étude semi-officielle de la défense de Reims
par le corps colonial. L'étude est plus sèche que le livre de M. Galli,
mais elle est beaucoup plus technique. Le député de Paris traite plutôt
les faits anecdotiques, la revue militaire les questions stratégiques et
tactiques. Les deux travaux se complètent et, par eux, on se trouve
en présence d'une histoire des batailles autour de Reims en 1918.
On pourrait regretter que M. Galli n'ait pas assez montré le rôle
du commandant de la IV" armée au cours de ces opérations. Le
général Gouraud fut toujours préoccupé du sort de Reims ; il tenait
à voir cette ville entre nos mains, car c'était là que s'appuyait la
gauche de son armée, il fit tout ce qui lui était possible pour aider le
corps colonial ; deux allusions rappellent seules cette attitude. De mê-
me, à notre avis, la manœuvre du général Mazillier ne ressort pas
assez. Le commandant du corps colonial sut faire mouvoir ses réserves
et les employer fort judicieusement. Cette manœuvre par lignes inté-
rieures, dans l'intérieur d'une ville, fut une des causes du succès de
la défense de Reims.
Pour conclure, cet ouvrage est très intéressant, très documenté ; il
mérite d'être lu attentivement par tous ceux qui s'occupent de l'his-
toire de la guerre. Il montre l'influence d'une ville sur les opérations
militaires et le rôle de musoir que peuvent jouer les édifices publics,
les bâtiments privés, les jardins, etc., dans la défense d'un pays.
R. V.
H. BiDOU. — G. GuÉBARD. — A. LiESSE. — Général Malleterre. —
A. Tardieu. — G. Teissier. Les conséquences de la Guerre. Paris,
Alcan, 1921, in-12, 189 pages.
Il est intéressant de relire, avec un peu de recul, des conférences
d'actualité passée. C'est l'occasion que nous donne ce petit volume, où
se trouvent réunies quatre conférences qui furent prononcées devant
la Société des anciens élèves et élèves de l'Ecole libre des Sciences
politiques en 1919. A cette date, la paix n'était pas chose faite, le
traité de Versailles, a fortiori les traités de Sèvres, Neuilly, Saint-
Germain, etc., n'étaient pas signés. Il y avait quelque courage à disser-
ter sur les conséquences militaires, économiques et financières de la
guerre, il y avait encore plus de courage à se laisser imprimer, car
les prophéties faites peuvent ne pas se réaliser. C'est ainsi que nous
sommes, hélas !, loin de ce qu'entrevoyait M. Bidou, quand il décla-
rait que les Allemands « encaissent leur défaite » et qu' « ils paieront
ce qu'il faudra j>. Nous voyons par contre déjà précisée la rivalité
franco-anglaise, rivalité se manifestant d'abord en Orient, avant de
venir se montrer au grand jour sur le Rhin. Nous avons un certain
sourire mélancolique, quand nous voyons le conférencier constater
avec peine que la livre est à trente francs, maintenant que nous
l'avons vue monter à quatre-vingt-trois francs.
2^8 HISTOIRE DE LA GUERRE
Mais ce livre est intéressant et sa lecture est utiie. « Produire et
économiser » est une phrase qui revient sans cesse dans la conférence
de Ni. Liesse ; ceia pourrait être notre devise à l'heure présente,
de manière à lutter victorieusement contre toutes les conséquences de
la guerre qui peuvent être funestes pour notre pays.
R. V.
Commandant Perreau. — Victoire chère et Paix de dupes. Tome II,
Péripéties et conclusions. Paris, Catin, 1923, in-8°, ÎX-253 pages.
Le commandant Perreau nous donne, dans ce nouveau volume, la suite
des réflexions historiques et philosophiques que la guerre lui a sug-
gérées. Il vibre d'indignation à la pensée des fautes et des erreurs
qui ont été commises par les grands chefs pendant la tourmente de
1914-1918. Mais, à ce point de vue, le commandant Perreau juge peut-
être les faits passés avec sa mentalité présente, avec l'expérience des
quatre années vécues au front ; il oublie, semble-t-il, que la guerre
fut une école pour tout le monde, cù tous nous avions à apprendre,
aussi bien au point de vue tactique qu'au point de vue stratégique. Ce
qu'il y a de plus intéressant dans cet ouvrage, ce sont les souvenirs
personnels du com.mandant. Il nous met en présence du travail
inconnu et pourtant glorieux des unités territoriales qu'il a comman-
dées, travail si utile, exécuté malgré les bombardements quotidiens,
sur tous les points du front.
R. V.
Capitaine-Lieutenant Joachim Lietzmann. — Auf verlorenen Posten.
Unter der Flagge des Grafen Spee (A propos de postes perdus. Sous
le pavillon du Comte Spee). Ludwigshafen, B. Lhotzky, 1922, in-16,
195 pages.
Relation d'un officier embarqué sur le Gneisenau, un des navires de
l'escadre de l'amiral von Spee, du voyage de cette escadre dans le
Pacifique et des combats du Coronel et des îles Falkland. Plus anec-
dotique qu'historique, ce récit ne m.anque pas d'intérêt, mais n'ajoute
pas grand chose à ce que l'on savait déjà.
Ed. D.
Capitaine de Vaisseau R. S. Gwatkin Williams. — Under the black
enseign. (Sous le pavillon noir.) Londres, Hutchinson, s. d., in-8,
238 p., pi. et carte h. t.
Charmant, amusant et intéressant récit des aventures dans les mers
arctiques du commandant du croiseur britannique Intrepid. On peut
juger de ce qu'a été la tâche sur la côte mourmane et dans la
mer Blanche des unités chargées de protéger, contre les mines et les
sous-marins, les navires alliés qui ravitaillèrent la Russie en munitions
de guerre. Certains récits de torpillage sont particulièrement dramati-
BIBLIOGRAPHIE 279
ques et forment le plus probant réquisitoire contre la barbarie,
souvent jointe à la lâcheté, et la fausseté montrées par les comman-
dants de sous-marins allemands.
Ed. D.
LES REVUES DU TRIMESTRE
La liste des périodiques dépouillés régulièrement a subi les modi-
fications suivantes (1) :
Supprimer. — Berichte dcr Zentralsîelle... (dont la publication a
cessé).
Ajouter. — Kriegsschuldfrage (publication nouvelle). Militcir-Wo-
ckenblatt, Revue de Genève.
Les origines de !a guerre.
Bach (August). — Der franzosische Regierung und die russische
Mobilmachung 1914. — Kriegsschuldfrage, août 1923, pp. 30-33.
Delbruck (Hans). — Die Behandlung der Kriegsschuldfrage. —
Kriegsschuldfrage, juil. 1923, pp. 1-3.
Delbruck (Hans). — Richtigstellung eines Irrtums. — Glocke, 9
juil. 1923, pp. 387-399.
Delbruck (Hans). — Kriegsschuldiskussion mit Ausiandern. —
Kriegsschuldfrage, août 1923, pp. 22-25.
***. — Ein italienischer Historiker zur Kriegsschulfrage. — Kriegs-
schuldfrage, août 1923, pp. 21-22.
MONTGELAS (Max). — Verwertung der JRandbemerkungen Kaiser
Wilhelras. — Kriegsschuldfrage, août 1923, pp. 25-27.
Wegerer (Alfred v.). — Der angebliche « Kronrat » vom 29, juil
1914. — Kriegsschuldfrage, juil. 1923, pp. 8-12.
Wendel (Hermann). — Kriegsschuldlitteratur. — Glocke, 18 juin
1923, pp. 315-319.
La luttie militaire. Conditions générales.
AVAiONiER (Camille). — La propagande allemande par l'espéranto
pendant la guerre 1914-1918. — Arch. gr. guerre, n" 41, pp. 1277-1319.
Baucq (Philippe). — Journal de ma captivité. — Revue des Deux
Mondes, 15 juin, 1" et 15 juil. 1923, pp. 756-779, 126-160, 349-350.
(1) Périodiques qui, sans figurer sur la liste des dépouillements réguliers,
sont représentés dans ce numéro par un ou plusieurs articles :
Alsace française, Archives de la Grande Guerre, Asie française. Bulletin
de l'Institut Intermédiaire international. Correspondance d'Orient, Éco-
nomie nouvelle, Glocke, Grande revue, Litterary Digest, ÎMarche de France,
Nouvelle Revue, Paix par le droit, Parjement et opinion, Revue blcuei
Revue Contemporaine, Revue des Études Coopératives, Yale Review.
(N. D. L. R.)
28o HISTOIRE DE LA GUERRE
DOjViBROWSKI (Stéphane). — Les Empires centraux et la lutte pour
le recrutement des Polonais pendant l'occupation. (1914-1918). —
Arch. gr. guerre, n° 41. pp. 1336-1356.
***. — The Ex-Kaiser's youngest son as a py. — Lit. Dig., 7 juil.
1923, pp. 45-47.
Gebsattel (v.). — Gedanken iiber die strategische Verwendung der
deutschen Réitérai im Weltkriege. — Militar-Wochenbl, 10 juil. 1923^
pp. 1-3.
Kretzschmann. — Die franzosischen Eisenbahnen wahrend des
Krieges. — Milifàr-Wochenbl., 10 juin 1923, pp. 709-712.
Lichtervei.de (Cte Louis de). — Plutarque a-t-il menti ? Revue
générale, 15 juil. 1923, pp. 93-99.
Selliers (Général de). — L'Armée allemande de 1914. — Flambeau^
31 juil. 1923, pp. 437-455.
Front occidentaL
Falls (Cyril). — An aspect of the battle of Amiens, 1918 [with
maps]. Army quart, juil. 1923, pp. 298-306.
Grasset (Commandant). — Une bataille de rencontre. Ethe (22
août 1914). — Rev. milit. française, 1" août 1923, pp. 248-266.
Kuhl (v.). — Das franzosische Kavalleriekorps Sordet im Bewe-
gungskrieg im August und September 1914. — Militar Wochenbl., 15
mai 1923, pp. 679-683.
Kuhl (v.). — Die Schlacht bei Montdidier ani 8 August 1918. —
Milifàr-Wochenbl., 25 juin 1923, pp. 727-730.
Leb.as (Général). — L'Evacuation de Lille en août 1914. Responsa-
bilités. — Act. nat. juin 1923, p. 321-330.
Lebas (Général). — L'évacuation de Lille en août 1914. Le rôle du
Général Percin. — Act. nat., juil. 1923, p. 16-23.
Lefranc (Capitaine). — La percée du 9 mai 1915 en Artois. —
Rev. milit. française, 1" août 1923, pp. 190-205.
Tournes (Lieutenant-Colonel), ^r- La défense d'un fort moderne. Le
fort de Vaux en mars 1916. — Rev. milit. française, 1" mai, 1" juin
1923, pp. 202-216, 306-324.
Verguin (Colonel). — L'artillerie divisionnaire dans l'offensive.
[La 46'^ division le 4 nov. 1918.] — Rev. Artillerie, 15 juin 1923,
pp. 533-566.
Fronts orientaux.
Albrock (V.). — Der Endkampf in Mazedonien 1918. — Militar
Wochenbl., 25 juin 1923, pp. 732-733.
Bujac (Colonel). — Campagne de septembre-octobre 1916 en
Transylvanie. — Bull, belge se. milit., juil. 1923, pp. 749-772
Kuhl (v.). — Der russische Aufmarsch im August 1914. — Militar-
Wochenbl., 25 juil. 1923, pp. 27-30.
Loir (Colonel). — Une opération de cavalerie en Pologne. —
Rev. de Paris, 1" août 1923, pp. 606-625.
BIBLIOGRAPHIE 281
Œhmichen (Lieutenant-Colonel). — L'engagement de la coalition en
Orient (1914-1916). — Rev. milit. française, 1" juil.-l" août 1923,
pp. 5-26, 145-162.
Opérations navales.
Chack (Capitaine de frégate). — La bataille des Falkland (suite
et fin). — Rev. Marit., juin 1923, pp. 72S-761.
Opérations aux colonies.
***. — Etude sur les opérations de l'Est africain allemand par les
troupes anglo-belges. — Rev. troupes coloniales, juil.-août, sept.-oc-
tob., nov.-déc. 1922 ; janvier.-fév. 1923, pp. 265-297, 361-389, 488-525,
61-90.'
Les répercussions de la guerre sur la vie intérieure des Etats.
ALLE.MAGNE
Colette (Suzanne). — Le procès Fechenbach. — Cahiers droits de
l'Homme, 25 juil. 1923, pp. 319-321.
***. — Ein Krankes Volk. — Sudd. Monatsh., mai 1923, pp. 44-48
[Misère du peuple allemand depuis la guerre].
Gerlach (H. von). — Les partis politiques en Allemagne. — Rev.
Confemp., 1" juin 1923, pp. 152-158.
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CHRONIQUE
Les faits et les controverses.
— Le Comité national d'études avait donné pour programme à sa
•séance du mois de juin, tenue sous la présidence de M. Gauvain : « Le
rôle du haut commandement. » La publication du livre de M. de
Pierrefeu donnait à cette question un caractère d' <i: actualité 2> in-
contestable.
M. Henry Bidou, dans une forme vivante, a présenté un aperçu his-
torique du rôle du haut commandement français pendant la guerre.
Il a montré, par le récit rapide des événements décisifs, l'action que
■pouvait exercer — et qu'exerçait en fait, selon lui, — l'Etat-major
général. Il s'est élevé contre la thèse du « hasard » ; mais il a reconnu,
et il a répété à plusieurs reprises, que les idées stratégiques étaient
« simples ».
M. le général Debeney, en prenant la parole après le conférencier,
avec une grande sûreté de pensée et une rare autorité, n'a pas sug-
géré des conclusions différente-*., Sans doute, il s'est gardé de faire
un exposé systématique, et il s'est borné à présenter quelques
réflexions ; sans doute aussi, il n'a pas négligé le rôle moral du chef,
sans en préciser pourtant les modalités. Mais c'est à l'effort d'orga-
nisation et d'armement qu'il a consacré l'essentiel de sa causerie.
L'un et l'autre de ces exposés pourraient donner matière à une
discussion. Mais le compte rendu de la séance n'est pas encore im-
primé : C'est donc seulement dans la partie bibliographique de notre
prochain numéro qu'il en sera donné un examen critique.
— La Société d'histoire moderne, dans sa séance du 3 Juin 1923, a
entendu une communication de M. Jules Isaac, professeur au Lycée
Saint-Louis, sur la « question des réserves et leur utilisation en 1914 ».
Après avoir présenté les thèses « diamétralement opposées » qui ont
été soutenues à ce sujet, M. Isaac a donné, en se plaçant au point de
vue historique, « quelques précisions » fort intéressantes. La discus-
sion très animée qui a suivi a porté sur trois points : La corrélation
entre les faits de la politique intérieure et extérieure française de
1889 à 1914 et la place réservée aux formations de reserve dans les
plans de campagne. — Les éléments de conviction que possédait
l'Etat-major français de 1914 sur l'utilisation probable des corps de
réserve allemands. — Le chiffre des hommes instruits que l'Allemagne
€t la France pouvaient mettre en ligne à la première heure.
28d histoire de la guerre
h\. Isaac a bien voulu accepter de donner à la Revue d'histoire de
la Guerre mondiale le texte intégrai de son exposé, que nous serons
heureux de publier.
— Selon un article de la K'àlnlsche Zeitung du 28 juillet, les ser-
vices des archives russes envisageraient la publication de nouveaux
documents relatifs aux origines de la guerre. Ce sont, d'une part, des
rapports établis par Sazonofî pendant son séjour à Londres en 1913 :
le gouvernement anglais aurait poussé la Russie à une attaque pro-
chaine contre l'Allemagne. D'autre part, ce sont des lettres de l'Impé-
ratrice Alexandra ; elles montreraient l'entourage du Tsar et, Nico-
las II lui-même, convaincus qu'ils devaient choisir entre une révolu-
tion de palais et une guerre victorieuse. Mais il paraît que le gou-
vernement des Soviets ne s'est pas encore prononcé sur l'opportunité
de la première, au m.oins, de ces publications.
L'Assenibiée Générale de la Scciété de l'Histoire de la Giicrre.
La Socicfé a tenu son assemblée annuelle le 28 juin 1923, dans une
des salles de la Biblioîkcque-Musée de la Guerre, 39, rue du Colisée.
M. André Honnorat présidait cette séance, assisté de M. Maurice
BOA'iP.^RD, vice-président.
M. Georges Bourdon, secrétaire général, a donné lecture du rapport
suivarJ :
Messieurs,
Une fois encore, votre Secrétaire Général rencontre la funèbre
tradition qui, chaque année, l'oblige à déposer, sur le seuil de son
rapport, la couronne des morts.
M. Jules Aîathorez était venu à nous dès le premier moment, et il
avait paru tout naturel qu'il prît place dans le Conseil d'administra-
tion. Ce n'est point cependant sa qualité d'inspecteur des finances
qui l'y appelait principalement, car les finances de notre Société
naissante n'étaient pas encore au point de requérir le concours de
plusieurs spécialistes ; mais cet homme de chiffres était aussi, avait
commencé par être homme d'histoire. Il avait reçu, en effet, les
sévères et probes disciplines de l'Ecole des Chartes, et l'archiviste
paléographe qu'elles avaient formé n'était jamais entré en sommeil.
C'est à celui-ci que l'on doit de savantes études, remarquables par
lîi méthode et la lucidité, sur les plus complexes des problèmes, ceux
qui touchent à la mystérieuse chimie qui gouverne les am.algames
ethniques dont se compose un peuple. Le grand ouvrage qu'il laisse,
et dont le premier tome parut en 1920, est celui où, sous le titre
Les Etrangers en France sous l'ancien régime, il étudie « l'histoire
de la formation de la population française ». Sur la dernière guerre,
absorbé par l'achèvement de cette œuvre importante, il n'avait encore
eu le temps de publier qu'un bref opuscule, mais où se retrouve le
souci des recherches démographiques où il se plaisait, La Guerre et
ses conséquences ethnographiques en France. Vous ne vous doutiez
CHRONIQUE 287
pas, je suppose, que, parmi tant d'assauts subis par le sang français,
une infiltration d'Arméniens s'était produite dans notre pays du
xnr au xviii" siècle : grâce à lui, nous en fûmes informés en 1918.
Et nous savons aussi que le temps de Henri IV connut son « Union
sacrée », et que celle-ci produisit des « conséquences économiques ».
C'est ainsi que, menant de front ses études historiques et économiques et
ses fonctions administratives, Aï. Jules Mathorez poursuivait, de son
pas tranquille, l'esprit et le regard ouverts en même temps à toutes
les curiosités de la vie moderne, l'existence la mieux remplie. 11 fut
pour nous le collègue le plus serviab'e, le compagnon le plus alerte.
il aimait de causer, et sa conversation ne se trouvait jamais à court.
Nous lui avions demandé, il y a deux ans, de partager avec Al. Alonnier
le fardeau de la trésorerie. A vrai dire, il lui fut léger. II y a, dans
sa fin prématurée, une grande iniquité. Il avait cinquante ans à peine,
étant né à Saint-Nacaire en 1873, et nous avons appris avec stupeur
qu'il venait de disparaître, sans même nous douter qu'il fût mialade.
Noire Société doit à sa mémoire un tribut de reconnaissance, que j'ai
conscience d'acquitter bien insufïisam.ment ce soir : lequel d'entre
nous se défendra de conserver le plus cordial souvenir de cet homme
charmant et disert, de ce chercheur consciencieux et subtil, de cet
écrivain fidèle aux bonnes méthodes, et qui, par surcroît, trésorier
chargé du recouvrement des cotisations, apporta, dans l'exercice de
cette fonction, tant de bonhom.ie et de réserve discrète ?
Ce n'est pas comme historien que Al. Charles Risler siégeait dans
notre Conseil d'administration. Son bagage littéraire se borne en
effet à un petit ouvrage qu'il fit paraître, au lendemain de la guerre
de 1870, en collaboration avec M. Laurent Atthalin, La défense de
Neufbrisach. Alais sa présence parm.i nous avait, comme celle de
l'admirable docteur Bûcher, une valeur de symbole. Tous deux, à
deux années de distance, sont morts, et c'est donc à deux reprises
que le deuil de la Société de l'Histoire de la Guerre s'est confondu
avec le deuil de l'Alsace.
Al. Charles Risler était originaire de Thann. Il y était né en 1843,
et, si nous croyions au merveilleux, nous pourrions observer que déjà
cette seule date marquait la direction de sa vie. Il fut ardemment
Français ; il le devint davantage encore après 1871 ; et, le 11 novem-
bre 1918, il connut souverainement la virile exaltation de l'orgueil
patriotique. Alais il fut républicain autant qu'il était Français, et, pour
mieux dire, sa foi politique était fille de sa foi nationale. Pareil aux
grands patriotes de 43, frère d'âme des Ferry et des Floquet comme
il était le frère de leur sang, baigné, lui aussi, dans le rayonnement
d'un Gambetta, comment eût-il distingué entre la France, accou-
cheuse des Droits de l'homme, et la Répubiiçue, soldat de la liberté
et de la fraternité hum.aines, lumière jaillie de l'obstiné labeur de dix
siècles ? Des hommes de cette forte génération, en qui la raison tra-
vaillait sous l'aiguillon d'une pensée où il y eut du mystique. M. Char-
les Risler fut l'un des derniers, sinon le dernier témoin. Sa vie, en
somme, fut belle et pleine. Il avait débuté par s'adonner à l'étude de
la chimie. Vint la guerre de 70, qui allait bouleverser ses projets et
288 HISTOIRE DE LA GUERRE
changer sa carrière. Il s'engage, et le voilà bientôt, officier, enfermé
dans Neufbrisach investi. Ils sont trois amis à partager le sort tra-
gique : lui, Laurent Atthalin, qui devait parvenir aux grades élevés de
la magistrature, et l'ingénieur Canet, qui allait, plus tard, donner un
canon à l'armée reconstituée de la France. La ville est bientôt réduite
à capituler, et Risler est emmené, avec la garnison, en captivité. Après
la paix de défaite, le cœur brisé, il dit adieu à son Alsace et se fixe
à Paris. Vers 1885, il est nommé maire du septième arrondissement,
et vous savez qu'il le demeura durant trente-cinq ans, jusqu'au moment
où, se sentant vieilli et fatigué, il se retira. Il est mort à 75 ans, après
■une vie honorée et digne, entouré de l'estime publique, ayant coura-
geusement accompli son devoir municipal pendant les quatre années
de la guerre. Lui du moins, plus favorisé que tant de compagnons de
sa jeunesse, il eut le privilège de vivre assez longtemps pour assister
aux revanches de l'histoire et pour rentrer, derrière le drapeau, dans
sa chère ville de Thann redevenue française. Qu'un Charles Risler
ait été des nôtres, c'est un titre d'honneur pour notre Société, et nous
saluons sa mémoire avec une affliction respectueuse.
Messieurs,
Le bilan de l'année qui s'achève sera, nous l'espérons, de nature à
vous affermir dans la confiance que vous avez mise dans les destins
de la Société de l'Histoire de la Guerre en lui apportant votre concours.
Cette année a été bien remplie et, si j'avais souci de vous attirer le
long des pentes d'un Capitole et de faire valoir l'activité de votre
Conseil d'administration, il me serait aisé, en reprenant ce soir les
fermes de mon rapport de l'an dernier, de vous donner discrètement
à entendre, sans avoir besoin d'y insister, que plus de fructueux travail
a été réalisé qui n'avait été promis.
Sans m'astreindre à suivre l'ordre chronologique, je dois consigner
ici, en premier lieu, l'apparition de la Revue d'Histoire de la Guerre
mondiale — notre Revue — dont vous avez tous reçu le premier nu-
-méro, daté d'avril 1923. Cette publication réalise enfin le projet qui
naquit en nos esprits dans l'heure même oii s'y formait la concep-
tion de notre Société. Une œuvre telle que la nôtre ne saurait, non
plus que les œuvres similaires, se passer d'un organe permanent,
qui établisse entre ses membres la liaison nécessaire et lui perm.ette
d'accomplir la principale de ses destinations, qui est de mettre au
jour des documents, de susciter des recherches, de grossir sans cesse
le dossier de l'histoire par la publication de travaux originaux. A peine
étions-nous constitués que déjà nous songions aux moyens de créer
cet organe, et vous vous souvenez sans doute des tâtonnements oîi
nous entraîna notre projet, des avatars qu'il revêtit. Nous avions peu
d'argent, et la matière était coiîteuse. Nous commençons par lancer,
en 1920, un timide fascicule, assurément fort bien imprimé et présenté
avec convenance, mais, avec son format réduit et son petit nombre de
pages, d'une modestie excessive. Ce n'était pas cela qu'il nous fallait,
■et nous interrompîmes l'expérience. Deux ans après, nous entrons en
CHRONIQUE 289
relations avec un éditeur qui nous paraissait capable des longs
desseins, et nous acceptons de prendre sous notre patronage et notre
direction la revue dont il venait de commencer la publication, et qui
fût devenue l'organe attitré de la Société. Durant plusieurs mois,
M. Camille Bloch s'y dévoue ; mais des dissentiments d'ordre adminis-
tratif, sur lesquels il n'est pas opportun de nous arrêter, nous obligent
à rompre notre traité, et il advint, si je ne me trompe, que cette revue
en mourut, ou peu s'en faut ; mais il advint aussi qu'ayant si bien
avancé, nous nous retrouvions pourtant au même point.
Nous comprîmes alors que nulle autre solution n'aurait de caractère
efficace que celle qui mettrait en nos seules mains un organe dont nous
serions entièrement les maîtres. Déjà nous nous sentions moins ti-
mides. Géré avec prudence, notre petit budget s'était accru de quel-
ques économies, et, par surcroît, des ressources nouvelles étaient ve-
nues à nous. De cette favorable situation et de la volonté persévérante
que votre Conseil apportait en cette affaire, est née la revue dont
le second numéro est sous presse. Elle est modeste encore, mais nous
sommes assurés cette fois qu'à moins de catastrophe, elle est durable
et continuera son chemin régulier en progressant. Elle est imprimée
avec soin par l'éditeur Costes, à des conditions qui ne pèsent pas
trop lourdement sur notre budget, et elle a déjà ce premier mérite,
que l'on aurait bien tort de négliger, d'être accueillante au regard
et au toucher. Pour sa rédaction, le premier numéro, avec les subs-
tantielles études de M. Charles Appuhn et du Colonel Desbrière, notre
collègue, est un irrécusable témoin du haut intérêt qu'elle présente et
des promesses qu'elle contient. Au reste, il suffira d'ajouter que la plus
grande partie des travaux, des documents, des comptes rendus qui y
seront publiés, sortiront de la grande, vivante et laborieuse maison où
nous sommes, et que la pleine direction en est assumée par M. Camille
Bloch, avec l'assistance de M. Pierre Renouvin, rédacteur en chef.
Voilà donc lancée dans le monde notre Revue. Elle promet d'être
trimestrielle ; mais elle ne dévoile pas le fond de sa pensée, et vous
auriez tort de la croire sur parole. En réalité, elle est gonflée d'illu-
sions. Elle ne doute pas que ne lui viennent des abonnés, elle se per-
suade que notre budget grossira, et elle rêve de grossir à mesure son
épaisseur et d'accélérer le rythme de sa périodicité. Nous ne deman-
dons qu'à partager son espoir ; mais nous sommes en droit de penser
que, dès maintenant, elle fait honneur à notre Société.
Nous avons en outre poursuivi les publications commencées, et nous
en avons entrepris de nouvelles.
L'an dernier, je prenais acte de l'apparition du premier volume du
Catalogue méthodique du fonds allemand des Bibliothèque et Musée
de la Guerre, qui devait être complet en trois volumes. Les tomes II
et III sont maintenant parus ; il n'y manque plus que la table, qui fera
120 pages environ, qui est prête et paraîtra avant la fin de cette
année. Ainsi est achevé le premier des Catalogues sorti de cette usine
exemplaire qu'est la Bibliothèque de la Guerre, et ce catalogue, déjà
répandu et consulté dans le monde entier, oîi il propage les fortes et
19
290
HISTOIRE DE LA GUERRE
loyales vertus de la science française, est un monument. La propa-
gande pour notre pays, c'est par de telles œuvres qu'elle se fait le plus
sûrement, et nous pouvons concevoir quelque fierté que notre Société,
éditrice, y ait sa part.
C'est à elle encore que l'on doit la publication, avec une préface de
M. Raymond Poincaré, de l'Introduction aux Tableaux d'histoire de
Guillaume II, œuvre magistrale oià sont dévoilés les mensonges, ré-
futés les sophismes, dénoncées les malfaçons de ces « Tableaux » oii,
sous le masque d'une forme faussement impassible, Guillaume, arran-
geant l'histoire, a pensé faire tenir toutes les inventions de la pro-
pagande allemande sur les origines et les responsabilités de la guerre.
Cette réfutation sans réplique, dont le retentissement fut considérable,
même hors de notre pays, et qui est l'ouvrage de M. Charles Appuhn
et de M. Pierre Renouvin, fait le plus grand honneur non seulement à
ses auteurs, mais à la riche documentation et aux saines méthodes de
cette Bibliothèque de la Guerre, à laquelle tous deux sont étroitement
attachés, et à laquelle il faudra bien que l'on se décide quelque jour
à donner le seul nom qui convienne à sa grandiose destination, celui
d' « Institut d'histoire universelle ».
Un autre sujet de satisfaction s'est offert cette année à notre So-
ciété. Grâce à elle, l'étude de l'histoire de la grande guerre est offi-
ciellement entrée en Sorbonne, oij, sur notre initiative et, il faut le
dire, à nos frais, mais, bien entendu, sur le vote favorable du Conseil
de la Faculté, devant lequel M. Paul Appell a généreusement plaidé
notre cause, a été créée une chaire nouvelle. On a compris que, si le
temps n'est point encore venu de formuler, sur les innombrables et com-
plexes problèmes de la guerre, des conclusions définitives, il est ce-
pendant nécessaire d'examiner et de commenter les documents, d'ex-
poser sur la table d'expérimentation les matériaux de l'histoire, de les
confronter et d'en peser la valeur, de faire jaillir les éléments de
vérité qui déjà s'en dégagent, sans omettre, le cas échéant, d'en signaler
les lacunes. Pour ce premier et indispensable travail de défrichement
et d'élimination, qui exige une méthode rigoureuse, un sûr discerne-
ment, l'habitude d'interroger les textes et le sens aigu de ce que l'on
doit à la vérité, c'est encore chez nous, je veux dire au cœur même de
la Bibliothèque de la Guerre comme au cœur de notre Société, que le
Conseil de la Faculté, par un choix juste et flatteur, est venu chercher
le jeune maître le mieux capable de l'assumer, et M. Pierre Renouvin
fut investi. Qu'il me permette de le féliciter, mais plus encore de le
remercier. Ce n'est pas à la Sorbonne qu'il a commencé de servir,
jusqu'au plus héroïque sacrifice, son pays ; mais, les armes tombées, il
continue de se donner à son service, qui se confond avec celui de
la vérité, en projetant sur les mensonges de la propagande ennemie,
dont le monde est enténébré, la lumière de sa lucide critique. Cela
aussi, c'est de bonne et solide besogne française. Elle ne comporte
ni instruments faussés, ni matières frelatées. Claire et sonore, elle
repose sur le dur granit de la science. Nous avons toujours dit, parce
que nous sommes certains de notre bon droit, que, contre la calomnie,
nous n'appelions, pour notre secours et notre réconfort, que la vérité
CHRONIQUE 291
nue. Quiconque travaille pour elle est au service de la France, et vous
voyez bien que M. Pierre Renouvin, penché sur les documenîs et
n'écoutant que les voix de la science, n'a pas cessé, comme aux jours
tragiques, de monter la garde.
Dans cette première année de cours, il a étudié les origines im-
médiates de la guerre, c'est-à-dire les événements qui, du crime de
Serajevo, ont conduit le monde à la déclaration de guerre. Dans la
deuxième année, il se propose de traiter un sujet d'ordre militaire.
Ce qu'il convient de constater ici, c'est l'autorité avec laquelle s'est
d'emblée affirmé l'enseignement nouveau qui, de novembre à avril, a
attiré, chaque semaine, un public nombreux et informé. Aussitôt que
M. Pierre Renouvin aura rédigé ses substantielles leçons, ce sera
notre fonction de les publier, et ceux qui ne les ont point entendues
se rendront compte alors de tout ce que notre collègue y a mis de
sagacité, de force démonstrative et d'amour désintéressé du vrai.
Voilà, messieurs, les signes les plus notables de l'activité de notre
Société au cours de cette année. Je n'y ajoute que pour mémoire que
nous n'avons pas cessé de poursuivre la publication, commencée en
1922, du Bulletin mensuel de documentation internationale, qui, don-
nant, de mois en mois, le catalogue des ouvrages entrés dans les
collections de la Bibliothèque ainsi que les principaux de ceux qui
sont annoncés, constitue un répertoire sans pareil, un instrument uni-
versel de documentation.
Est-ce tout ? Oui, pour cette année — j'entends pour l'année so-
ciale qui prend fin aujourd'hui. Mais, comme la vie, votre Société,
Messieurs, continue, et, loin de s'endormir sur le travail accompli, elle
est toute déjà à celui qui l'attend. C'est qu'on ne la laisse guère res-
pirer, et il s'en faut qu'elle s'en plaigne : pour aller vite et loin, il lui
suffit de se mettre au môme pas que l'institution dont elle est la
fraternelle compagne. C'est demain qu'elle s'apprête à publier, comme
elle a fait pour le Catalogue allemand, le Catalogue méthodique du
fonds italien de la Bibliothèque de la Guerre, qui formera un fort
volume de 400 pages. Plus tard, suivront le Catalogue anglais et tous
les autres. Le Catalogue italien est entièrement prêt, grâce aux soins
de M. Henri Michel, chef de section à la Bibliothèque, et, seule, une
difficulté budgétaire a empêché de l'envoyer encore à l'imprimerie.
Une autre publication, d'un intérêt capital, est déjà fort avancée,
et nous espérons pouvoir la mettre en mains avant la fin de l'année :
c'est le Recueil de documents sur l'histoire de la question des répa-
rations, établi par M. Germain Calmette. 11 est superflu d'insister sur
la valeur documentaire d'un ouvrage où seront réunis, pour la première
fois, tous les protocoles, toutes les conventions, les correspondances
diplomatiques, les accords et les désaccords des conférences suc-
cessives, toutes les pièces enfin — j'allais dire toutes les laines de
cette tapisserie de Pénélope, qui, depuis ce jour du 28 juin, — quatre
ans aujourd'hui ! — où des mains toutes frétillantes de candeur signè-
rent à Versailles un certain parchemin, jusqu'au matin brumeux de
l'entrée à Essen, constituent l'histoire décevante, enchevêtrée, et pour-
tant trop claire, des réparations.
292
HISTOIRE DE LA GUERRE
Nous nous disposons aussi à éditer successivement, en vertu d'un
contrat signé, une série de quatre ouvrages du docteur Grelling, dont
le premier portera le titre de La Campagne innocentiste en Allemagne.
Le docteur Grelling est, on le sait, le courageux auteur de ce livre
J'accuse, qui, en pleine guerre, eut en France le retentissement d'un
coup de foudre, et de ceux qui suivirent. En accordant son patronage
aux publications nouvelles du docteur Grelling, notre Société n'oublie
pas que la manière de cet auteur, si recommandable qu'il soit par la
hardiesse de sa sincérité, n'est pas exempte d'esprit polémique, et
qu'il se maintient malaisément dans les hautes régions de la sérénité
historique. Mais les livres du docteur Grelling possèdent aussi une
valeur documentaire qui suffit à leur donner du prix . ix yeux de
l'historien, et ils sont en outre un témoignage éclatant de l'état d'esprit
de ce petit groupe de républicains allemands qui, réfugiés en Suisse
pendant la guerre, ont eu l'honnêteté d'apercevoir le crime monstrueux
perpétré par l'impérialisme allemand, le courage de le dénoncer, et
qui, patriotes, dévoués au bon renom et au salut de leur patrie, con-
tinuent dans la paix l'œuvre d'assainissement et de liquidation qu'ils
ont entreprise. C'en est assez — sans doute l'estimerez-vous — pour
justifier l'initiative de votre Conseil d'administration.
Dans ce rapide compte rendu, je n'aurai garde d'oublier la parti-
cipation de notre Société au Congrès d'Histoire qui se tint, ce prin-
temps, à Bruxelles. Elle y fut brillamment représentée par M. Camille
Bloch, qui, devant le Congrès, fit un exposé de l'oeuvre et de l'activité
des Bibliothèque et Musée de la Guerre, et par M. Pierre Renouvin,
qui, à son tour, parla sur les modes possibles d'une collaboration
entre les divers centres d'études de l'histoire de la guerre. Vous m'en
voudriez, dût s'effaroucher la modestie bien connue de mes voisins,
de ne pas ajouter que le succès de nos collègues fut des plus vifs, et
que ce succès rejaillit sur l'institution dont ils étaient les parfaits
représentants. II en résulta que M. Camille Bloch fut conduit au roi
Albert par le grand historien belge, M. Pirenne, recteur de l'Université
de Gand et notre collègue ; mais sa discrétion protocolaire ne nous a
point permis de connaître quels propos furent échangés entre ce po-
pulaire souverain et lui.
Vous avez maintenant. Messieurs, un tableau authentique de l'ac-
tivité de la Société de l'Histoire de la Guerre. Elle a désormais le droit
de considérer avec satisfaction l'ouvrage qui est le sien. C'est pour-
tant le moment qu'un certain nombre de ses membres désertent la tâche
si bien commencée. Je n'ose vous en dire le chiffre, qui est élevé au
delà de toute attente. Est-ce donc dans l'instant où notre Société,
enfin libérée des hésitations de la mise en marche, se met à produire
avec régularité, qu'il est raisonnable et juste de voir s'éloigner d'elle
une partie de ceux qui, en répondant à son appel initial, semblaient
avoir eu conscience des services qu'elle rendrait et confiance dans
ceux qui la dirigeaient ? C'est un fait pourtant que trop de cotisa-
tions restent impayées, et nous sommes amenés à conclure de tels
CHRONIQUE " 293
refus qu'ils équivalent à des démissions. Nous voulons espérer qu'ils
ne seront point maintenus.
Nous avons heureusement, en compensation, des sujets de conten-
tement. C'est ainsi que le nombre de nos membres fondateurs s'est
accru, et que v34 membres titulaires nouveaux se sont fait inscrire
depuis le 1" janvier. C'est d'un heureux augure pour l'avenir. 11
dépend de vous que ce mouvement s'accélère, et votre Conseil d'ad-
ministration n'éprouve ni scrupule ni retenue à vous demander votre
concours pour une propagande destinée à amener à nous toutes les
personnes susceptibles de s'intéresser aux études historiques qui se
poursuivent ici, et capables de leur apporter une aide pécuniaire.
Un signe éclatant que notre Société remplit une fonction utile et
que son œuvre est louable, c'est que les encouragements les plus émou-
vants commencent de lui venir, et que cette aide pécuniaire ne lui a
pas été marchandée par des personnes empressées à mettre à sa dis-
position les moyens financiers qui lui sont indispensables. Notre dis-
tingué trésorier aura tout à l'heure à faire état d'une somme impor-
tante entrée cette année dans notre caisse, et dont le donateur est
un anonyme qui, avec tous les anonymes, a ceci de commun qu'il ne
veut pas être nommé. D'autre part, il y a quelques mois, nous fai-
sions, en une séance spéciale, les honneurs du Conseil d'administration
à un grand industriel de Rotterdam, M. Citroën, que ses affaires
avaient à ce moment attiré à Paris. En termes élevés, notre cher et
admirable président, M. André Honnorat, en qui persiste une enthou-
siaste jeunesse toujours ardente à développer l'oeuvre double qu'il a
créée dans la maison ofi nous sommes, exprimait à notre hôte d'une
heure la joie profonde que nous éprouvions à lui rendre hommage.
C'est que M. Citroën, à son tour, venait, peu de temps auparavant, de
lui adresser un chèque de 25.000 francs dont il nous laissait libres de
disposer au mieux des intérêts scientifiques dont nous avons pris
le soin. M. Citroën s'est excusé de ne pouvoir se trouver ce soir à
Paris pour assister à cette assemblée, et nous regrettons que son
absence vous prive du plaisir de lui exprimer directement, par vos
applaudissements, votre gratitude. Il saura du moins que son nom a
été salué ici dans le sentiment qui convient.
Je m'en voudrais d'omettre celui d'un de ses compatriotes, M. de
Jongh, de La Haye. M. de Jongh est aussi un ami, et un ami an-
cien, des Bibliothèque et Musée de la Guerre. Il y a des années que,
sans jamais se lasser, ses libéralités ne cessent d'enrichir les collections
du Musée par le don généreux d'objets de toute nature et de toutes
origines, hollandais, belges, tchéco-slovaques, allemands, etc.. qui
tous ont trouvé leur place en des vitrines et en des salles devenues
d'une décourageante exiguité. C'est une des manières, — non la
seule, — dont M. de Jongh, citoyen d'un pays jadis neutre, témoigne au
nôtre la ferveur de son zèle affectueux, et nous nous réjouissons que la
décoration de la Légion d'honneur soit venue lui montrer que la France
savait être reconnaissante à qui l'aimait.
De telles générosités, en attestant que la Société de l'Histoire de
la Guerre pouvait désormais espérer de voir venir à elle des amitiés
294 HISTOIRE DE LA GUERRE
rares et d'abondants concours, nous ont conduits à donner une forme
définitive à un projet déjà ancien. Il est temps, en effet, que notre
constitution statutaire nous mette en mesure de recevoir des dons
et peut-être de réaliser certaines recettes d'une nature spéciale, et,
pour cela, il est nécessaire que nous poursuivions la reconnaissance
d'utilité publique de notre Société. Une résolution en ce sens vous sera
soumise ïout à l'heure, -et, appuyés sur le vote que vous allez émettre,
nous commencerons sans tarder les démarches qu'il faudra. Nous ne
doutons point de rencontrer au Conseil d'Etat les sympathies dont
nous nous flattons que notre Société soit digne ; mais si d'aventure elle
y trouvait quelque tiédeur, nous sommes assurés d'avance d'y posséder
un chaleureux avocat dans la personne de notre éminent collègue,
M. le Conseiller d'Etat Bruman, que les obligations de sa charge n'em-
pêchent pas d'assister, avec une régularité exemplaire, à toutes nos
séances et d'y éclairer nos discussions de sa sagace expérience.
Aussi bien, le bagage de la Société de l'Histoire de la Guerre n'at-
teste-t-il pas l'importance de sa tâche et la régularité de son effort ?
Fondée en 1918, avec le triple objet de favoriser l'étude critique de
l'histoire de la grande guerre, d'entreprendre des publications docu-
mentaires et d'apporter à l'Etat son concours pour l'entretien et le
développement des collections des Bibliothèque et Musée de la Guerre,
elle peut, quand s'achève la cinquième année de son existence, se
rendre à elle-même ce témoignage que, sur aucun des chapitres de
ce programme, elle n'a failli à sa destination.
Catalogue allemand, Bulletin mensuel de documentation, étude cri-
tique, due à M. Jules Isaac, sur Joffre et Lanrezac, Introduction aux
Tableaux d'Histoire de Guillaume II, publication d'une Revue pério-
dique ; demain. Recueil sur les réparations, Catalogues italien, an-
glais, etc.. ; puis, création d'une chaire de Sorbonne ; puis, organi-
sation à Strasbourg, en 1920, d'une première exposition, organisation
à Paris d'une seconde et retentissante exposition..., voilà quelques-uns
de ses titres à la considération publique et, ne balançons pas à le dire,
à la reconnaissance non seulement des historiens, mais de tous ceux
qui ont à cœur que, de la masse inorganique des documents qui, pour
l'instant, sont la matière de l'histoire, se dégage, pour l'univers et
pour la postérité, l'incontestable vérité sur une des crises les plus
effroyables qui aient bouleversé et saigné le vafete peuple des hommes.
A d'autres égards, elle a poursuivi une tâche moins ostensible, mais
non moins méritoire, celle d'apporter son plein concours, sous toutes
les formes, au développement de l'institution que dirige avec tant de
compétence et de foi M. Camille Bloch, à qui, nous n'avons point
accoutumé de marchander l'hommage que méritent ses heureux efforts,
mais qui ne s'étonnera pas que nous donnions aujourd'hui à cet hom-
mage, si près encore d'heures qui lui furent cruelles, une forme par-
ticulièrement affectueuse.
Telle est, Messieurs, la besogne accomplie par votre Société. .\
vous de dire si votre Conseil d'administration a compris de la manière
qu'il fallait l'œuvre à entreprendre. Fondée par M. André Honnorat,
CHRONIQUE
295
elle est sortie tout armée de la magnifique donation faite à l'Etat par
M. et M"" Henri Leblanc. Voilà des noms que nous ne devons point
cesser d'honorer. Privée des collections réunies par M. et M""' Henri
Leblanc, qui peut dire si l'institution des Bibliothèque et Musée de la
Guerre eût jamais pu voir le jour ? C'est une source incomparable
de documentation, c'est un instrument unique de travail qui eût à
jamais manqué à la science française. Que dis-je à la science fran-
çaise ? Sur ce qui se passe dans cette maison, l'univers savant a dé-
sormais les regards attachés. On y travaille non pour des vérités lo-
cales et passagères, mais pour l'histoire et la vérité éternelle, c'est-
à-dire pour l'enseignement du monde.
*
M. Louis Monnier, trésorier, a présenté ensuite le rapport financier.
Messieurs,
L'activité de votre Société a été beaucoup plus grande cette année
que les années précédentes et le mouvement de notre caisse s'en est
heureusement ressenti.
En vous en exposant le résumé, je serai aussi bref que possible et
ne retiendrai votre attention que pendant de courts instants.
Nos comptes de l'année 1922 se présentent comme suit :
RECETTES
Solde en caisse au
31 déceaibre 192 1. . .
Intérêts des Bons de la
Défense Nationale. . .
Encaissement de cotisa-
tions
Intérêts du compte cou-
rant
Versement du Trésor
public pour fourni-
ture d'exemplaiies de
notre catalogue alle-
mand
Souscription de Hollan-
de
Souscriptions anonymes
2.804 —
))0
144 35
7.506, 50
25 .000 —
57.500 —
DEPENSES
Dépenses du Siège So-
cial (affranchisse-
ments, lettres, frais
divers) 1.210 —
Paiement aux impri-
meurs 11.594,50
Fondation d'un cours à
la Sorbonne 20 000 —
Achat de 2 actions de la
Société des archives
photographiques d'art
et d'histoire i.ooo —
Achat de 50 Bons du
Trésor 6 0 /g, à 3 ans. 24,875 —
Lettres, timbres et me-
nus frais te banque,. 23,85
Impôt sur les intérêts
créanciers 14,50
Solde en caisse au 31
décembre -6.617 —
Frs.. ~
95-334.85
Frs 95-334-S5
Notre actif, au 31 décembre, se composait donc — outre les fonds
en caisse, soit : frs. 36.617, — de 50 Bons du Trésor 6 % à 3 ans,
de frs. 500 chacun, et de frs. 40.000 de Bons de la Défense Nationale,
à 6 mois.
29e HISTOIRE D5 LA GUERRE
La partie de notre actif représentant le rachat des cotisations des
membres fondateurs était, il y a un an, de frs. 38.500
elle s'élève aujourd'hui à frs. 25.000 de plus, soit à .... frs. 63.500
qui doivent être considérés comme une réserva et capitalisés en
conséquence.
Si nous devons nous féliciter de la souscription généreuse de notre
ami de Hollande, M. Louis G. Citroën, et lui en être vivement recon-
naissants, nous ne pouvons que regretter, par contre, le peu d'em-
pressement que mettent nos membres à régler le montant de leur
cotisation.
Depuis le 31 décembre dernier, un effort sérieux a été fait pour
obtenir plus de régularité dans les versements, et vous en verrez les
résultats déjà appréciables dans les comptes de cette année. Mais ces
résultats sont encore insuffisants et, surtout, nous ne voyons pas le
nombre des nouveaux adhérents augmenter d'une manière sensible.
Une Société comme la nôtre, si son action et son but étaient mieux
connus et compris, devrait susciter un intérêt général et voir affluer
vers elle les concours et les dévouements. Pourquoi n'en est-il pas
ainsi ? La question dépasse sans doute le cadre spécial d'un compte
rendu financier, mais elle doit cependant retenir l'attention de chacun
de nous, et votre Trésorier, en terminant, émet le vœu qu'elle soit, en
temps et lieu, examinée avec tout le soin et le sérieux qu'elle mérite.
Après avoir approuvé à l'unanimité les termes de ces rapports,
l'Assemblée a décidé de poursuivre devant le Conseil d'Etat la recon-
naissance d'utilité publique de la Société.
Elle a procédé ensuite aux élections au Conseil d'administration :
Les membres sortants, MM. Appell, Aulard, Walter Berry, Georges
Bourdon, Brnman, Sir Martin Conway, MM. Coyille, l'amiral Fave-
rean, Charles Gide, Jules Isaac, Lesage, Georges Lyon, sir lan Mal-
colm, MM. Pierre Marcel, Henri Pirenne ont été réélus à l'unanimité.
Trois membres nouveaux ont été élus : MM. le Général de Cugnac,
Etienne de Nalèche et Emile Terquem.
Enfin, M. André Cogniet, lieutenant de vaisseau en retraite, a bien
voulu présenter une remarquable communication, sur Les bombar-
dements de la côte anglaise par la flotte allemande, qui est re-
produite dans le présent numéro.
Le Gérant : A. Costes
POITIERS. - IS P. MARC TEXIER
4
REVUE D'HISTOIRE
DE LA
GUERRE MONDIALE
Publications de la " Société de l'Histoire de la Guerre "
DEUXIÈME ANNÉE. 1924
■^
Revue d'Histoire
de la
Ou
PARAISSANT TOUS LES TROIS MOIS
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE SCHLEICHER
ALFRED COSTES, ÉDITEUR
8, RUE MONSIHUR-LE-PRINCE, o
Tous droits réservés
A
/
TABLE DES MATIÈRES '^
DB LA DEUXIÈMK ANNÉK
ARTICLES DE FOND
Appuhn (Charles). — Le gouvernement allemand et la paix en
1917. II. Le Conseil de Bellevue et la question belge I, 297
— L'agonie de l'Allemagne Impériale . . III, 93 ; IV, 193
Cloix (Colonel). — Le service des transmissions pendant la
guerre II, 1
Daniloff (Général). — La campagne de l'armée russe sur la
Vistule au mois d'Octobre 1914 IV, 216
Gasfield (Nicolas). — Au front de Perse pendant la grande
guerre III, 120
IsAAC (Jules). — L'utilisation des réserves dans l'armée fran-
çaise et dans l'armée allemande en 1914 I, 317
René-Jean. — Un peintre soldat de la grande guerre : Jean
Lefort II, 27
DOCUMENTS
L'auto-protection en Bavière. Notice résumée (Fréjus Loquet) IV, 233
La mobilisation russe en 1914 d'après les débats du procès
Soulihomlinof (Pierre Renouvin) II, 19
Le plan de guerre austro-allemand: Vï\ entretien avec Moltke
en mai 1914 (Conrad von Hœtzendorff) III, 152
Le procès Soukhomlinof ; La genèse de l'affaire (V. Nosso-
vitch) I, 338
BIBLIOGRAPHIE
Notices.
La bataille de Tannenberg d'après de nouvelles études russes
(ly. Lerai) IV, 241
Les origines de la gueri-e : Le dernier état de la thèse alle-
mande {Pierre Renouvin) I> 348
La propagande allemande en Belgique avant la guerre
{Th. Heyse) III, 158
( i) Pour éviter les conséquences d'une erreur d'impression dans le n» i, la table
indique pour chaque titre, outre le numéro de la page, le numéro du fascicule en
chiffres romains.
28^ HISTOIRE DE LA GUERRE
Comptes rendus.
Alexinsky (G.). — Du tsarisme au Communisme {W. Lerat) IV, 258
Ancel (J.). — Manuel historique de la question d'Orient
(P. Renouvin) III, 179
Archinov. — Istoriia niakhvnoskogo dvijeniia {W. Lerat) . . I, 3G5
AsQUiTH. — The Genesis of the War (F. Debyser) I, 363
AuLARD (A.)» Bouvier (E.), Ganem (A.). — - Histoire politique
de la grande guerre {P. Renouvin) III, 173
Bareilles (B.). — Le drame oriental : d'Athènes à Angora
(J. Ancel) I, 368
Bauer (Otto). — Die osterreichische Révolution (B, Auerbach) III, 174
Beletzky. — Grigory Raspouîine {\V. Lerat) I, 376
BouRGET (J.-M.). — Les origines de la victoire {.Général de
Cugnac) IV, 254
Churchill (W.). — The World Crisis 1915 (E. Desbrière) . . Il, 70
CoNR-^D. — Aus meiner Dienstzeit {Ch. Appuhn) III, 180
CoRBETT. — Naval opérations. III (£. Desbrière) II, 77
Fabre-Luce (Alfred). — La Victoire (P. Renouvin) . IV, 259
La Grande guerre vécue, racontée, illustrée par les Combat-
tants {R. Villate) I, 372
Gullett. — The Australian Impérial Force in Sinai and Pa-
lestine (£. Desbrière) IV, 257
Harden (M.). — Deutschland, Frankreich, England {Ch. Ap-
puhn) II, 81
Hofmaxn (Général). — Der Krieg der versaûmten Gelegen-
heiten {B. Auerbach) I, 357
Karolyi (M.). — Gegen cine ganze Welt.'Mein Kamp ùm den
Frieden {B. Auerbach) IV, 249
KuHL (Général von). — Die Kriegslage im Herbst 1918
(E. Desbrière) î, 370
MoussET (A.), — L'Espagne dans la politique mondiale (C Pi-
cavet) ." III, 175
Radoslavof. — Bulgarien imd die Wcltkrise (A. Lajusan) ... II, 75
Raph Scott. — A Soldiers Diary {E. Desbrière) I, 374
Raphaël (G.). — Le roi de la Ruhr : Hugo Stinnes {M. Bou-
cher) III, 165
Rawlinson. — Adventures in the Near East {E. Desbrière) . . I, 374
Rawlixson (G.). — The defence of London {E. Desbrière) . . III, 181
Soheidemaxn (Ph.). — L'effondrement {Ch. Appuhn) III, 182
Schônaich (Général von). — De la guerre d'hier à la gueiTe
de demain (F. Loquet) IV, 253
Sukhomlinov (W. a.). — Erinneningen {E. Desbrière) .... IV, 245
Vie (J.). — La littérature de guerre {M. Rieunier) IV, 261
Van Voorst tôt Voorst. — Over Roermond. — En strategische
studie (.7.-5. Manger) II, 77
Vermeil. — La Constitution de Weimar et le principe de la
démocratie allemande (Ch. A.ppuhn) II, 80
Zweiil (Général von). — Generalstabdienst im Frieden und
im Kriege {E. Desbrière) : L 369
Dépouillement des revues.
Les Revues du Trimestre I, 378 ; il, 81 ; III, 183 ; IV, 261
TABLE DES MATIÈRES ^i^/f^
CHRONIQUE
-^
Les faits et les controverses I, 385 ; II, 89 ; III, 190 ; IV, 268
L'assemblée générale de la Société de l'Histoire de la Guerre IV, 273
Les collections de la Bibliothèque-Musée de la Guerre .... II, 92
Les cours et les conférences I, 387
Les publications nouvelles de la Société de l'Histoire de la
guerre I, 38^ ; II, 90
Les nouvelles publications de documents officiels II, 90
Une nouvelle revue consacrée à l'histoire de la guerre III, 192
La reconnaissance d'utilité publique de la Société de l'his-
toii'e de la guerre IV, 280
Le transfert de la Bibliothèque-Musée de la Guerre au Châ-
teau de Vincennes IV, 281
Nécrologie IV, 281
POITIERS. llflP. MABC TEXIER
Revue d*Histoire ^
de la
Le Gouvernement allemand et la paix en 1917
Le Conseil de Bellevue et la question belge.
I
Nous avons, dans un premier article (1), parlé des négo-
ciations auxquelles se rattache l'offre de médiation du Saint-
Siège, survenue le V août 1917, et montré le lien qui existe
entre cette démarche pontificale et le vote par le Reichstag
de la « résolution de paix ». Nous avons tenté d'éclaircir un
peu le rôle, dans toute cette affaire, du député Erzberger,
meneur principal du parti catholique allemand, en relations
très étroites avec le gouvernement autrichien. Nous avons dit
quelle attitude prudente, mais non décourageante, l'i^ngle-
terre avait prise, et reproduit la conversation de son repré-
sentant auprès du Saint-Siège avec le Cardinal Gasparri.
Comment la situation vue d'Allemagne se présentait-elle dans
les premiers jours de septembre, c'est-à-dire au moment où le
chancelier Michaëlis reçut, du nonce Pacelli, la lettre dont
nous avons donné la traduction, et la note du Comte de
Salis, qui s'y trouvait jointe ?
1° — On pouvait douter que l'Angleterre fût, comme l'en-
voyé du Saint-Siège le donnait à entendre, prête à négo-
(1) Voir Revue d'histoire de la guerre mondiale, n° 1.
>9
298 HISTOIRE DE LA GUERRE
cier (1) ; mais on savait avec la plus entière certitude, que,
si elle y consentait, ce serait seulement après que l'Allemagne
aurait pris l'engagement net de restaurer la Belgique. Aux
informations données à ce sujet par le nonce, d'autres avis
étaient venus se joindre :
Le 31 août, le ministre des affaires étrangères recevait de
Bruxelles un télégramme, contenant entr'autres cette phrase :
«... d'après un diplomate neutre accrédité auprès du gouver-
nement néerlandais, le ministre britannique [à la Haye] a
dit que la première condition à remplir, pour qu'il puisse
y avoir des négociations de paix, est la libération de la
Belgique ; on ne demande pas, — avait ajouté le neutre, —
que l'Allemagne se dessaisisse de son gage, mais il faut une
déclaration nette concernant ce pays (2) ».
Le conseiller d'ambassade von Hindenburg envoyait de
Berne, le 30 août, un rapport détaillé sur une conversation
qu'il avait eue avec un représentant du Saint-Siège au sujet
de la note papale :
« Avec une insistance destinée à produire la plus vive
impression, Monsignore M. revint encore sur l'importance de
la note papale et de la réponse à y faire. Comme le dôme du
Vatican se dresse au dessus des édifices environnants, cette
manifestation laisse loin derrière elle les efforts confus de
l'Internationale en faveur de la paix.
« Le prélat fit entendre confidentiellement que la prépa-
ration du document pontifical n'était pas restée ignorée des
gouvernements belligérants. <
« Les puissances centrales avaient dû être renseignées de
plus près, pour cette raison que d'elles on attendait les
plus gros sacrifices ; toutefois, pour les gouvernements de
l'Entente aussi, la note n'avait pas été une surprise. Le pape,
en effet, ne voulait, ni ne pouvait, s'exposer à un refus venu
soit d'un camp, soit de l'autre.
« Tout dépend maintenant du contenu et du ton des
réponses que l'Allemagne et ses alliés feront au pape, et
naturellement surtout de la réponse allemande. Les gouver-
(ï) En fait, quoi qu'en ait dit t>lus tard Michaëlis, on n'en doutait pas : le
langage tenu par Guillaume au Conseil de Bellevue (voir plus bas) le prouve.
(2) D'après Schetoeimann : Papxf,' Kaiser nnd Soziaidemokratie in ihren
Friedensbemiihungen im Sommer 1917. (Le pape, l'empereur et le parti socia-
liste ; leurs efforts pour la paix pendant l'été de 1917), p. 21.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX EN 1917 299
nements de l'Entente, notamment ceux de France et d'Angle-
terre, attendraient pour répondre eux-mêmes que cette ré-
ponse fût connue.
« Le prélat espère que la note allemande ne contiendra
aucune parole acerbe, et, en particulier, s'abstiendra de toute
considération sur les origines de la guerre et le caractère
purement défensif qu'elle a eu pour l'Allemagne.
« Après un accueil empressé fait aux propositions touchant
le désarmement, l'arbitrage et la liberté des mers, il faudrait,
dans le passage relatif à la restitution des colonies allemandes,
une déclaration nette sur l'évacuation de la Belgique et des
territoires français occupés.
« Il espère, en outre, que la note allemande sera rédigée
sur un ton chaleureux et humain ; que, par exemple, elle
exprimera le regret cordial qu'inspire à l'Allemagne le triste
sort de la Belgique, des départements français occupés, de
la Serbie et de la Roumanie.
« Si la note est satisfaisante, surtout en ce qui concerne
la Belgique, le prélat est convaincu que l'Angleterre, elle
aussi, fera une réponse favorable- Et l'Angleterre est, parmi
les Etats alliés, celui qui compte le plus (1). »
Le 5 septembre, Michaëlis recevait la lettre du ronce
Pacelli, et, le 6, M. von Bergen était avisé encore une fois,
par le même correspondant, de l'importance capitale, aux
yeux de l'Angleterre, d'une déclaration non équivoque sur
la Belgique (2).
A Vienne, d'autre part, où le besoin de la paix était plus
impérieux qu'à Berlin, le Comte Czernin exprime la crainte
qu'en insistant sur la nécessité pour l'Allemagne d'obtenir
des garanties contre un assujettissement de la Belgique à
l'Angleterre ou à la France, on ne rende les négociations
(1) SCHEIDKMANN, OUOT . C.iL, \). 21.
(2) Voici, d'après Scheideniann, le texte de ce message : « Je crois utile
de communiquer confidentiellement à Votre Excellence, et, par son aima-
ble entremise, au gouvernement impérial, que Son Eniinence le Cardinal
secrétaire d'Etat, dans une lettre à moi adressée, insiste pour obtenir une
réponse favorable relativement à la Belgique. » Suit dans le texte une phrase
qui doit être la transcription d'un passage de la lettre écrite au nonce par
le Cardinal Gasparri : » Le ministre anglais, le comte de Salis, me disait ce
malin, que c'était pour l'Angleterre le point le plus important. ^ Nous igno-
rons la date d'envoi de la lettre et nous ne pouvons savoir, en conséquence,
si le Cardinal fait allusion à l'entretien du 24 août, ou à une conversation
plus récente.
300 HISTOIRE DE LÀ GUERRE
impossibles. C'est ce qui ressort d'un document publié, comme
les précédents, par M. Scheidemann(l). Le gouvernement
autrichien comprend donc parfaitement la nécessité absolue
d'une déclaration bien nette.
2° — En Allemagne, ceux qui, désirant sincèrement la paix,
se trouvaient en outre, par leur situation, en mesure d'être
renseignés, pensaient de même : M. Scheidemann, par exem-
ple, voyait bien que, seul, un langage clair, sans ambiguïté,
témoignant de l'accord du gouvernement avec la gauche du
Reichstag, pouvait ouvrir une voie aux négociations. Mais
ceux qui étaient de l'avis de M. Scheidemann étaient-ils bien
nombreux ? Le chancelier Michaëlis était, nous l'avons vu,
pour les moyens « dilatoires » (2). Le 22 août, dans une
séance de la Commission principale du Reichstag, violem-
ment attaqué par un membre socialiste, il répondit qu'il avait
voulu s'assurer les mains libres « dans le cadre de la réso-
lution » ; que les chefs de groupe le savaient fort bien ; que
d'ailleurs, dans les partis même formant la majorité du
Reichstag, il s'en fallait de beaucoup qu'il y eût unanimité :
quand il s'agirait d'examiner les conditions de paix offertes,
des divergences ne manqueraient pas d'apparaître (3). Ces
paroles du chancelier, bien qu'elles furent assez conformes
à la vérité, ou parce qu'elles l'étaient, ne manquèrent pas
de soulever des protestations. On lui en voulait de son
attitude depuis le 19 juillet. Dès le 28, le langage qu'il
avait tenu à la presse allemande ne manifestait ni un grand
espoir, ni un vif désir, d'engager des négociations avec
les puissances occidentales : il interprétait le discours pro-
noncé par M, Lloyd George au Queenshall, le 21 juillet,
comme signifiant que l'Angleterre ne voulait pas d'une paix
de conciliation et de compromis : mais surtout il attaquait
très violemment la « politique de conquête » de la France,
sur laquelle il se prétendait exactement renseigné (4). Au
commencement du mois d'août, il s'était rendu au grand
quartier général, et y avait pris le mot d'ordre de Ludendorff,
(1) Scheidemann, ouvr. cit., p. 15
(2) N" I, page 16, note 2.
(3) Voir ce que dit Michaëlis de cette séance dans son livre Fur Staat und
Volk (Pour l'Etat et la Nation), p. 359.
(4) La presse allemande parlait à cette occasion de l'offensive diplomatique
dirigée par Michaëlis contre la France (titre d'un article paru dans Deutsche.
Politik, 24 août 1917).
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX EN 1917 301
encore très annexionniste à ce moment-là (1). Les journaux
de droite, enfin, interprétaient son adhésion — conditionnelle
— à la résolution du Reichstag de telle sorte qu'il n'en subsis-
tait à peu près rien, et le chancelier laissait dire (2). Ce n'est
pas sans raison, Michaëlis le reconnaît, que Helfferich, dans
son ouvrage sur la guerre, fait dater du 22 août la nouvelle
crise de chancellerie (2), celle qui, fin octobre, devait aboutir
à la démission de Michaëlis et à son remplacement par le
comte Hertling.
Pour tenter de rétablir un certain accord entre les repré-
sentants de la nation et le gouvernement, un comité, dit des
Sept, fut constitué. Il comprenait 7 membres du Reichstag :
deux socialistes, Ebert et Scheidemann, un progressiste,
Wiener, deux hommes du Centre, Erzberger et Fehrenbach,
un national-libéral, Stresemann, un conversateur, Westarp, et
7 membres du Bundesrat. Ce comité avait pour mission
d'écouter les explications fournies par le chancelier et le
ministre des affaires étrangères Kiihlmann, et de donner son
avis sur la réponse à faire au pape. Il se réunit, pour la
première fois, le 28 août. M. von Kuhlmann déclara qu'il
serait très avantageux de laisser les puissances de l'Entente
répondre les premières, car, si elles ne montraient pas des
dispositions très conciliantes, elles porteraient devant le
monde la responsabilité de la continuation de la guerre (4).
(1) Voir Dei.bruck, Ludendorffs Selbstportrât (Ludendorff peint par lui-
rnême), p. 22. Michaëlis lui-même fait allusion dans son livre aux conversa-
tions qu'il avait eues avec Ludendorfî, lors d'une visite au grand quartier
général, à Kreuznach, de l'empereur et du chancelier.
(2) Ce silence lui est reproché comme une faute par Delbriick dès le mois
d'août 1917 (dans un article des Preussischc Jahrbûcher). Au reste, Michaëlis
lui-même nous renseigne, dans son livre, sur la façon dont il entendait con-
clure la paix « dans le cadre de la résolution du Reichstag ». Sa lettre à Czer-
nin, du 17 août (reproduite dans Fur Staaf und Volk, p. 33:5) J'indique de la
façon la plus explicite : sans parler du rattachement à IWlleniagne de diverses
provinces qui, en 1914, appartenaient à la Russie (Courlande, Lithuanie,
Pologne), il voulait assurer à l'industrie allemande la possibilité d'exploiter
à son profit les richesses minérales du bassin de Briey et prendre, d'accord
avec le haut commandement, les mesures militaires requises pour que la
Belgique indépendante tût, à tous égards, dans la main de l'Allemagne.
(3) Het.fferich, Dcr Weltkrieg (La guerre mondiale), IH, p. 168.
(1) Nous nous appuyons ici sur le récit donné par Scheidemann dans son
livre Der Zusammenbruch (L'effondrement), p. 106 et suiv. Nous considérons
cet auteur comme digne de confiance. Le langage qu'il attribue à Kuhlmann
s'accorde d'ailleurs pleinement avec le message de Michaëlis à Wcdel que
nous avons cité (page 16, note 2), et montre combien peu le gouvernement
allemand était disposé à faire au Cardinal Gasparri la réponse désirée par lui.
302 HISTOIRE DE LA GUERRE
Les sept membres du Reichstag donnèrent ensuite leur avis :
M. Scheidemann, qui parla le premier, fut très catégorique ;
la Belgique, exposa-t-il, est le pivot de toute l'affaire et il
faut nous déclarer sans ambiguïté prêts à l'évacuer. MM. Wie-
ner et Fehrenbach parlèrent dans le même sens. En revanche,
le comte Westarp voulait que, dans la réponse au pape, on
se bornât à des considérations générales : pas un mot sur
la Belgique ; il est, disait-il, manifeste que ce pays, après
la guerre, devra tomber sous la domination de l'Angleterre,
ou sous celle de l'Allemagne, et cette dernière solution était
seule acceptable à ses yeux. Stresemann tint à peu près le
même langage. Selon Erzberger et Ebert, il convenait d'ac-
quiescer en gros aux propositions, en évitant de rien dire
de trop précis sur la Belgique (1).
Au cours d'un entretien confidentiel avec le ministre Kiihl-
mann, M. Scheidemann, le 9 septembre (2), insista encore
de la façon la plus pressante pour que, dans la réponse au
pape, le gouvernement déclarât qu'il n'avait aucune intention
d'annexer la moindre partie de la Belgique, et voulait que
ce pays recouvrât son indépendance pleine et entière. Le
ministre refusa de prendre aucun engagement, invoquant
toutes sortes de raisons politiques et diplomatiques, dont
celle-ci, qu'il faut signaler à part : « Si nous faisons, avant
l'ouverture des négociations, la déclaration demandée, nous
nous dessaisissons de notre seule bonne carte ». Le mot
caractérise bien la politique de Kiihlmann : joueur qui se
croit très habile, il tient en réserve un atout majeur et veut
(1) Un incident, — significatif en ce que, rapproché du langage tenu par
Erzberger, il nous éclaire sur la sincérité du parti qui, le 9 juillet, avait pris
l'initiative de la résolution de paix, — se produisit à cette occasion. Le comte
Weslarp, dans son discours, cita un mot de Spahn, membre très influent du
Centre, qui avait dit en séance publique : « La Belgique doit tomber dans la
dépendance de l'Allemagne. » A cela, Erzberger répondit : « C'est un lapsus,
Spahn a voulu dire que la Belgique ne devait ni économiquement, ni politi-
quement, ni militairement être inféodée à nos ennemis. » Spahn. plus tard
(en 1919) protesta centre cette soi-disant erreur de langage. En somine, le
parti du Centre se réservait, à l'égard de la résolution qu'il avait fait voter,
la même liberté d'interprétation que le chancelier.
(2) A cette date du 9 septembre, Michaëlis avait, depuis quatre jours, reçu
la lettre du nonce Pacelli et la traduction française du télégramme adressé
le 21 août par M. Balfour au comte de Salis, M. de Kiihlmann, nous l'avons
vu, était au courant. Il ne dit cependant rien de cette commiuiication si im-
portante ni à M. Scheidemann ni à aucun membre du Comité des Sept. Le
député Millier, à l'Assemblée de ^Yeimar, a reproché avec raison ce silence
à Michaëlis et à Kiihlmann.
LE GOUVERNEMENT ALLEA1AND ET LA PAIX EN 1917 30
3"^:)
s'en servir pour s'assurer un bénéfice au moment du règle-
ment ; malgré les avis réitérés qu'il a reçus de l'ennemi,
des neutres bienveillants, d'Autriche et même d'Allemagne ;
il ne comprend pas que l'instant est venu de jouer franc jeu,
que, s'il y a quelque espoir d'amener le gouvernement anglais
à traiter, c'est en disant nettement, comme l'eût sans doute
fait Bethmann Hollweg : il va de soi que l'Allemagne recon-
naît la pleine indépendance de la Belgique (1).
Cet entretien de M. Scheidemann avec M. de Kiihlmann
sur le sofa rouge du ministère (2), précéda de fort peu le
Conseil de Couronne, qui se tint, le 1 1 septembre, au château
de Bellevue (Berlin), et où furent définitivement arrêtés les
termes de la réponse au pape.
Il
L'empereur Guillaume revient, le 9, d'un voyage au front
oriental, plus particulièrement de Riga, que ses troupes
occupent, et il est, on peut le croire, tout gonflé de ce succès ;
à la station de Friedrichstrasse, il trouve Michaëlis, qui monte
dans sa voiture et l'accompagne à Potsdam. Le chancelier
lui communique la lettre du nonce Pacelli (3). lis sont du
même avis : l'Angleterre veut pressentir l'Allemagne ; la
dépêche de Balfour au comte de Salis est une première ouver-
ture de paix. Cette pensée réjouit le cœur de Guillaume, mais
(1.) M. de Kiihlmann s'est aperçu trop tard, quand les négociations, contrai-
rement à ses espérances, eurent été rompues, de la faute commise. Il a cher-
ché alors à faire admettre par l'opinion que le véritable obstacle à la paix, ce
n'était pas du tout la Belgique, sur laquelle l'Allemagne eût abandonné toute
prétention, mais l'Alsace sur laquelle la France, soutenue par l'Angleterre,
se refusait à abandonner ses prétentions. De là le fameux Nein ! Nicmals !
du 9 octobre.
(2) Nous avons dit qu'il est du dimanche 0 septembre, M. de Kiihlmann dit
à un certain moment à M. Scheidemann : « Vous vous rappellerez très distinc-
tement dans trois à quatre semaines cette après-midi dominicale où vous
êtes assis à côté de moi sur ce sofa rouge. A ce moment, les négociations entre
l'Angleterre et nous sur la question belge seront en cours. Vous accorderez
que, dans ces conditions, ce serait vraiment de la simplicité de rendre les né-
gociations (le marchandage) impossibles en disant au monde, dans notre
réponse au pape, de quoi nous voulons nous entretenir. Il n'y aurait plus de
terrain de discussion, notre réponse ayant rendu tout débat superflu. »
(Scheidemann, Der Zusammenbnich, p. 112.)
(3) Voir page 21 le texte de cette lettre. Nous traduisons, en l'abrégeant
un peu, le récit de Michaëlis dans Fur Slaal und Volk, p. 344 et suiv.
304 HISTOIRE DE LA GUERRE
le chancelier a raison ; il faut avant tout procéder à un
sondage prudent, et aussi fixer de façon définitive les buts de
guerre allemands, après avoir consulté le haut commandement
militaire et le naval. Après délibération, il est décidé qu'un
conseil se tiendra le surlendemain, 1 1 septembre, au château
de Bellevue, que la question belge y sera examinée et résolue,
qu'il n'y a pas lieu d'être intransigeant quant à la côte
flamande ou à toute autre partie du territoire belge, si, par
leur abandon, l'on peut conclure une paix honorable. Mi-
chaëlis, satisfait de cet accord, revient à Berlin, met Kuhlmann
au courant, et envoie des convocations au maréchal Hinden-
burg, au général Ludendorff, au ministre de la marine, l'amiral
von Capelle, au chef de l'amirauté, Holtzendorff, au gou-
verneur général de la Belgique, Falkenhausen, aux ministres
Helfferich, Rodern, Breitenbach et Waldow. Avec M. de
Kuhlmann, le chancelier lui-même, l'empereur et le kronprinz,
ce sont ces personnages qui eurent part au conseil de Bel-
levue.
La nuit suivante, un courrier de l'empereur vint troubler
le sommeil du chancelier : il apportait un message écrit au
crayon par Guillaume, sur ces bouts de papier qui servent
à la rédaction des télégrammes, onze en tout. L'empereur
avait dû, après son entretien avec Michaëlis, écouter d'autres
conseillers, des gens de la marine surtout. Il exposait les
motifs qui lui faisaient regretter la décision prise, touchant
la côte flamande. Pendant les années 1915 et 1916, il avait
soutenu qu'au point de vue naval, la côte flamande était
l'enjeu principal de la guerre. Y renoncer, c'était annuler en
quelque sorte la bataille du Skagerrak (1) ; il fallait donc
examiner si l'on ne devait pas traiter à part de Zeebruges.
Ce port de Zeebruges, sans utilité pour le commerce, n'avait
qu'une valeur militaire ; on l'avait construit tout exprès pour
permettre un débarquement de troupes anglaises destinées
à combattre l'Allemagne ; on pourrait offrir de prendre
Zeebruges à bail. En cas qu'on dût y renoncer, il y avait lieu
d'exiger des compensations, par exemple des points d'appui
pour la flotte dans la Méditerranée. L'empereur, ajoute Mi-
chaëlis, entendait réserver sa liberté d'action au Conseil de
Couronne. "
(1) Skagerrak umsonst !
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX EN 1917 305
Sitôt la lettre reçue, le chancelier manda M. de Kiihlmann
pour examiner en commun la situation. Si l'empereur s'en
tenait à sa nouvelle détermination, toute leur politique s'ef-
fondrait (1). Kiihlmann ne parlait de rien moins que de donner
sa démission. Michaëlis le calma : « il connaissait l'empereur ;
l'empereur a voulu, une dernière fois, parler selon son cœur ;
mais, quand il s'agira de prendre une décision définitive, il se
retrouvera de notre côté ».
Le jour suivant, Michaëlis pria l'empereur de lui accorder
audience, avant le conseil. L'entretien eut lieu dans le parc du
château : une heure de promenade en commun dans les allées,
et la voix, sans doute persuasive, du chancelier avait amené
le revirement attendu ; l'empereur n'avait voulu que montrer
l'étendue du sacrifice auquel il consentait par amour de la
paix ; le chancelier pouvait maintenant parler en toute liberté :
son souverain l'appuierait.
A dix heures, s'ouvrit la séance mémorable où, avec plus
de sagesse et de clairvoyance, les hommes qui gouvernaient
l'Allemagne auraient pu, selon Delbruck, sauver l'Etat (2).
Que s'y est-i! passé au juste ? Il faut observer en premier
lieu, qu'aucun procès-verbal n'a été dressé, de sorte que nous
en sommes réduits aux récits des assistants. Le plus complet
est celui de Michaëlis, mais on ne peut négliger ni ce qu'a dit
Ludendorff dans Kriegfiikrimg und Politik (Stratégie et poli-
tique), ni ce que rapporte Nowak dans Der Sturz der Mittel-
m'dchte (L'écroulement des Empires centraux) (3). A défaut
de procès-verbal toutefois, il existe une note rédigée par Mi-
chaëlis. contre-signée par Guilaume, qui reproduit le résumé
de la discussion fait par l'empereur à la fin de la séance. Nous
commencerons par donner la traduction de ce document :
Cl) Michaëlis tient ce langage après coup, comme si, à la date du 10 sep-
tembre, il eût été décidé à l'abandon de toute prétention sur la Belgique.
Nous ne lisons pas dans son cœur, cela est clair ; tout ce que nous pouvons
dire, c'est que la lecture de son ouvrage ne prouve pas que cette décision fiit
très arrêtée dans son esprit.
(2) Citons ce mot de Dclbriick dans l'opuscule intitulé Liidendorffs Selbf^l-
portràt, p. 20 : Quelle résolution a-t-on prise au conseil de Bellevue ? « Ce
n'est pas une question parmi beaucoup d'autres ; c'est La question décisive
en ce qui touche toute la politique de guerre allemande . »
(3) Xowak parait avoir été renseigné par Kiihlmann, dont il cherche à dis-
simuler certaines faiblesses. HelfFerich,dans le troisième volume de son ou-
vrage Der Weîtkrieg, ne parle qu'assez sommairement du conseil de Bellevue,
auquel il assistait, mais où il semble n'avoir rien dit.
3o6 HISTOIRE DE LA GUERRE
« Sa Majesté l'Empereur déclara que la situation avait ceci
de nouveau qu'on se trouvait en présence d'une proposition
positive de paix. L'Angleterre voulait savoir ce qu'il advien-
drait de la Belgique. Il avait, lui l'empereur, toujours attendu
quelque invite de l'ennemi. Or voici l'Angleterre qui vient à
nous, avec prudence il est vrai, mais enfin elle y vient. C'est
la preuve qu'elle tient la partie pour perdue ; il faut voir là
surtout l'effet de la contrainte qu'exerce la guerre sous-ma-
rine. Il ne s'agit plus, en première ligne, dé la famine qui
menace ; c'est une question de tonnage. L'Angleterre tient à
jour le compte des navires coulés et sait très exactement
quelle doit être la limite de ses sacrifices ; maintenant cette
limite est atteinte.
« De plus, l'effondrement de la Russie aggrave la détresse
de l'Angleterre ; on ne parle plus de « rouleau compresseur ».
« Il faut ajouter encore que la récolte est mauvaise ; on n'en-
grange dans certaines régions que la moitié de ce qu'on es-
pérait. En Irlande, dès le mois de juin, les pommes de terre
étaient gelées,
« Et l'état d'esprit des ouvriers donne beaucoup d'inquiétu-
de à l'Angleterre.
« Enfin les Anglais craignent que l'Amérique ne prenne trop
d'influence. Les Français comptent sur les Américains, pour
bouter les Anglais hors de France. Les Anglais, eux, redoutent
la prépondérance de l'Amérique :
« La démarche de l'Angleterre doit être considérée comme
un grand succès [pour l'Allem.agne]. Précisément parce que
c'est l'Angleterre, et non la Russie ou l'Italie ; car l'Angleterre
peut agir comme un coin sur les autres puissances.
« En ce qui touche les buts de guerre, en Belgique, Sa
Majesté avait d'abord acquiescé à l'idée de Falkenhausen,
c'est-à-dire à l'annexion de ce pays jusqu'à la mer du Nord.
La situation est maintenant différente, et l'empereur veut, en
conséquence, prendre une position nouvelle. L'annexion de la
Belgique serait une opération risquée, contraire peut-être aux
vrais intérêts de l'Allemagne. Le Cardinal Hartmann la dé-
conseille, ayant égard au clergé belge dangereux, et aux Wal-
lons, concitoyens très peu désirables. Ainsi, la Belgique peut
être restaurée, le roi des Belges peut y rentrer. Quant aux
désirs du haut commandement et de la marine, il en a été parlé
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX EN 1917 307
abondamment. Il faut reconnaître que la côte flamande a une
grande importance ; c'est pour elle qu'a été livrée la bataille
du Skagerrak. Il ne fallait pas permettre que la côte flamande
tombât aux mains des Anglais. On ne peut [toutefois] conser-
ver la côte flamande sans annexer la Belgique. L'empereur
voit clairement que ce n'est pas possible ; mais, si elle renonce'
à cette côte, l'Allemagne a droit à des compensations, sans
quoi cette politique ne pourrait pas être soutenue. II faut que
nulle influence anglaise ne puisse s'exercer sur la Belgique ;
il faut des mesures de précaution économiques ; il faut que
la question flamande soit réglée, — mais ce sont là, d'après
Sa Majesté, des questions purement germano-belges (1). Il y
aurait de plus à réclamer un autre point d'appui pour la flotte
allemande, disons dans la Méditerranée ; l'empereur pense à
Vallona ou à Corfou.
« C'est aussi entre l'Allemagne et la Belgique qu'un arran-
gement concernant Liège pourrait être conclu.
« La situation, au début de cette quatrième année de guerre,
nous oblige, en cas que nous puissions obtenir une paix hon-
nête, une paix convenable (2), à ne pas nous laisser arrêter
par la côte flamande. Mais il faudrait exiger une union éco-
nomique étroite avec la Belgique, union à laquelle les Belges
eux-mêmes ont d'ailleurs le plus grand intérêt. »
La lecture de cette note suffit à faire comprendre combien
peu les négociations avaient chance de s'ouvrir. L'empereur
croit ou feint de croire que l'Angleterre est à bout de sacrifi-
ces ; il met à la restauration de la Belgique des conditions
telles qu'aucun des Alliés n'eût jamais consenti à les discuter.
Michaëlis, dans la lettre qu'il écrit à l'empereur pour le prier
de contre-signer cette note, a beau le remercier d'avoir si
clairement défini la position prise par l'Allemagne, et rendu
possible un accord avec l'Angleterre ; M. de Kuhlmann a beau
se vanter d'avoir un blanc-seing laissant la Belgique à son
entière disposition ; Guillaume lui-même a beau dire à M. de
Kuhlmann à la fin de la séance : « Montrez-nous maintenant
ce que vous savez faire, et donnez-nous une bonne paix pour
(1) Rein belgisch-deulsche Fragen. Autrement dit, l'Alleniagne entend les
résoudre par un accord direct avec la Belgique, sans intervention des autres
puissances.
(2) Einen ehrlichcn, anstândigen Frieden.
308 HISTOIRE DE LA GUERRE
la Noël », il est clair que les décisions prises au château de
Bellevue sont un compromis bâtard entre la politique de l'E-
tat-major, nettement annexionniste, et celle des partis de
gauche, opposée à toute annexion, même déguisée, au moins
sur la frontière occidentale (1).
Quelle avait été au conseil l'attitude des grands chefs ?
Quelle surtout celle de Ludendorff, le maître effectif ? Car,
si l'on en croit le colonel Bauer, VEminence grise^ et Luden-
dorff lui-même, Hindenburg était un personnage très décoratif,
mais peu agissant : eine ehrwiirdige Null (un zéro qu'il fallait
entourer de respect). A s'en tenir au récit que donne Ludendorff
le. haut commandement, consulté, aurait d'abord, comme
c'était son devoir, donné son avis : « il tenait pour nécessaire
la possession de la ligne de la Meuse aux environs de Liège,
afin de garantir la sécurité de la région industrielle de Basse-
Rhénanie, et en même temps de s'opposer à la mainmise de
l'ennemi sur la Belgique. Sa Majesté l'Empereur prit position
comme l'avait fait le chancelier, dans son entretien avec le
nonce du 26 juin (2). Elle décida contre le haut comman-
dement. Le haut commandement s'inclina devant la décision de
Sa Majesté (3) ».
Et Ludendorff ajoute : « Il n'est donc pas vrai que le haut
commandement ait, comme on l'en a plus tard accusé, saboté
la paix qui s'offrait en 1917 ».
Mais dans le livre même d'où nous extrayons ce passage,
Ludendorff reproduit la plus grande partie du mémoire rédigé
(1) I] semble en efTet qu'à l'Est les socialistes eux-mêmes aient admis que
certaines annexions, certains rallachemenls, pourraient être justifiés.
(2) Assertion dont l'inexactitude est si manifeste qu'il est à peine utile de
la relever. Pour Bethman Holhveg, l'indépendance de la Belgique ne faisait
pas question ; et il était dispose à faire en Alsace-Lorraine des concessions à
la France.
(3) Kriegfuhrûng und Politik, p. 280. Suivant le récit très incomplet de
Helfferich, le chancelier et M. de Kiihlmann, après des allusions obscures
aux ouvertures faites par l'Angleterre auraient dit que la condition essentielle
était l'abandon total de la Belgique, il convenait de s'y résigner. Le chef de
l'état-major naval aurait réclamé l'annexion de la côte flamande. LudendorlT
aurait consenti à évacuer la côte flamande, mais insisté sur la nécessité de
conserver Liège et ses environs. L'empereur enfin se serait prononcé dans
le sens du cliancelier, avec cette réserve que la question belge devrait être
soumise à un nouvel examen en cas que, par la renonciation à la Belgique, on
ne pût obtenir la paix avant la fin de l'année. Helfferich ne donne évidem-
ment qu'une sorte de schéma des positions prises par les principaux per-
sonnages ayant eu part aux débats {Der Weltkrieg, III, p. 171).
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX EN 1917 3O9
par lui à l'occasion du conseil de Bellevue (1). Or, dans ce
mémoire, loin de s'incliner devant une décision qui eut mis fin
à toute velléité d'annexion, il déclare que même la possession
de la ligne de la Meuse, avec Liège naturellement, ne suffit
pas à garantir la sécurité du district industriel rhénan ; il ré-
clame, outre le bassin de Briey, un rattachement économique
si étroit de la Belgique à l'Allemagne que le rattachement
politique devait en être la conséquence naturelle. Le 27 sep-
tembre, un peu plus de deux semaines après le conseil de
Bellevue, le haut commandement, représenté par le maréchal
Hindenburg, télégraphie au chancelier :« Il m'est de nouveau
revenu que nous aurions soi-disant renoncé, dans le Conseil
de Couronne, à l'annexion de la Belgique. II ne s'agissait en
réalité que de la possession permanente de la côte flamande,
à laquelle nous avons renoncé, au cas qu'il soit possible à ce
prix d'avoir la paix cette année et que les Anglais évacuent le
territoire français »(2). Enfin Ludendorff, toujours dans cet
ouvrage où il raconte à sa manière le conseil de Bellevue, nous
dit que, jusqu'au mois d'août 1918, il est resté intérieurement
attaché aux buts de guerre fixés par lui, et reproche au chan-
celier d'avoir, par l'emploi du mot Verstàndigungsfriede (paix
de conciliation) « épaissi le nuage qui pesait sur le peuple » (3).
Si donc Ludendorff avait eu à s'incliner, comme il le pré-
tend, il se serait bien vite redressé. Mais telle qu'elle nous ap-
paraît dans la note rédigée par Michaëlis, la décision de
l'empereur n'avait rien eu de si contraire aux désirs du haut
commandement, et Ludendorff, pour s'y résigner, n'a pas eu
besoin d'une force d'âme exceptionnelle. L'Allemagne renonce
à la possession définitive de la côte flamande (4) ; elle veut
bien ne pas s'annexer la Belgique ; mais, outre qu'elle entend
se faire payer assez cher ces sacrifices, elle réglera seule à
(1) Par une petite habileté que Delbrûck a relevée, cette reproduction se
trouve environ 35 pages avant le passage relatif au conseil de Bellevue. Dans
les Urkunden der obcrsten Ileeresleitung (Documents du haut commande-
ment) le mémoire est repoduit in extenso.
(2) Nous citons ce télégramme d'après Delbriick : Ludendorjfs Selbslportrdt,
p. 21, qui en donne le texte conservé au Reicbsarchiv de Potsdam.
(3) Kriegfuhrung und Politik, p. 252 et 253.
(4) Selon toute vraisemblance, pour calmer Tinquiétude des militaires et
des marins, on avait dit qu'on occuperait la côte flamande aussi longtemps
que les troupes anglaises n'auraient pas complètement évacué le territoire
français.
310
HISTOIRE DE LA GUERRE
seule avec la Belgique un certain nombre de questions qui ne
laissent pas d'avoir leur importance ; elle se réserve d'occuper
Liège aussi longtemps qu'il faudra pour garantir sa propre
sécurité, et s'assurer une foule d'avantages nullement négli-
geables.
Tout cela ressort du récit de Michaëlis auquel nous reve-
nons : après que le chancelier eut exposé la situation et af-
firmé, avec énergie, à ce qu'il prétend, que si des possibilités
de paix s'offraient, l'Allemagne ne devait pas, par attachement
à ses buts de conquête, tels que la possession de la côte fla-
mande, repousser la main tendue ; après qu'il eut parlé du
besoin que le peuple ressentait de la paix, et montré que, fi-
nancièrement et économiquement, il était nécessaire d'arriver
le plus vite possible à la cessation des hostilités, Hinden-
burg et Ludendorff consentirent à l'abandon de la côte fla-
mande ; mais Ludendorff exprima l'avis que, pour garantir
la sécurité du territoire industriel rhénan, il fallait garder
Liège (1).
Selon Nowak également (2), Ludendorff accepta la thèse
du chancelier (3) et de Kuhlmann : l'indépendance et
l'intégrité territoriale de la Belgique devant servir de monnaie
d'échange ; mais il demanda Liège et des sûretés économi-
ques ; il voulut même que la position prise par lui fût définie
dans une formule écrite, ajoutée aux pleins pouvoirs réclamés
par M. de Kuhlmann- « L'empereur, dit encore Nowak, ac-
corda à Kuhlmann ces pleins pouvoirs, avec la clause de
Ludendorff (4) ».
Kuhlmann et Michaëlis lui-même, à supposer que ce dernier
ait jamais voulu sincèrement reconnaître la pleine indépendan-
ce de la Belgique et lui restituer la totalité de son territoire,
ont, en somme, capitulé devant le haut commandement ; c'est
eux qui se sont inclinés. Cela se voit encore plus clairement
dans les lettres écrites, le 12 septembre, par Michaëlis au
maréchal Hindenburg et à l'amiral Holtzendorff.
(1) Fur Staat und Volk, p. 347.
(2) Der Sturz der Mittelmâchte, p. 160.
(3) Par une erreur bizarre, Nowak nomme ici Hertling au lieu de Michaëlis.
(4) Nowak ajoute: le ministre se trouvait disposer d'un blanc-seing, s'il vou-
lait mettre sur la table, dans ses négociations, les concessions faites en Bel-
gique. Est-il besoin de signaler l'inconséquence ? Les Allemands auraient dû
se rappeler le vieil adage français : donner ei retenir ne vaut.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX EN 1917 511
Dans la première, Michaëlis commence par remercier le
maréchal, et aussi Ludendorff, d'avoir consenti à abandonner
le point de vue purement militaire et, d'accord avec lui, de
s'être résignés à des buts de guerre modérés, en vue des né-
gociations qui pourraient s'ouvrir. Il ajoute : « Je fais entrer
dans mes projets comme une exigence du haut commandement
à laquelle, suivant votre opinion, il faut absolument faire droit,
ce que vous réclamez : à savoir, pour la protection de notre
industrie, en première ligne, l'occupation de Liège et d'un
territoire de sûreté ; en second lieu, espérant le rattachement
économique étroit de la Belgique et, conséquemment, la dis-
parition de toute crainte de différend entre elle et nous, vous
admettez qu'après que la Belgique aura fait tout ce que nous
pourrons exiger, ce qui prendra naturellement plusieurs an-
nées, les garanties militaires pourront être abandonnées.
« Liège ne serait donc retenu par nous qu'à titre de garantie
et pour un temps » (1).
Michaëlis prie ensuite le maréchal de tenir aux annexion-
nistes intransigeants (il nomme en particulier le comte Wes-
tarp) un langage propre à les apaiser, puis il fait valoir les
avantages que la paix, telle qu'il l'a en vue, procurerait à l'Al-
lemagne : frontières intactes, certitude de pouvoir exploiter les
richesses en matières premières contenues dans les territoires
occupés (2), conditions favorables au commerce et à l'industrie
allemande sur les voies d'eau et les chemins de fer, emplace-
ments privilégiés dans le port d'Anvers, influence exercée sur
la population flamande de tendances germanophiles, charges
imposées aux ennemis, qui auraient seuls à supporter la ré-
paration des lourds dommages de guerre, suppression de tou-
te influence anglaise sur les côtes de Flandre et du Nord de
la France, restitution à l'Allemagne de ses colonies.
Ce ne serait donc pas du tout une paix de renoncement,
imposée par la famine ; les nationalistes ardents qui ne rê-
vent que conquêtes (iinsere Stiirmer and Dr'ànger) peuvent se
tranquilliser (3).
(1) Fur Slaat und Volk, p. 352.
(2) Il s'agit apparemment du minerai de fer existant dans le bassin de
Briey, dont les Allemands entendaient se réserver l'exploitation, peut-être
aussi des bassins houillers belges et même français.
(3) La réponse de Hindenburg, que Michaëlis n'a pas cru devoir repro-
duire, mais que nous connaissons d'ailleurs, montre elle aussi combien peu
3T2
HISTOIRE DE LA GUERRE
A l'amiral, Michaëlis tient à peu près le même langage. Il
s'excuse d'avoir été obligé, dans le conseil, de prendre position
contre le haut commandement naval, qui réclamait l'annexion
de la côte flamande, et remercie l'amiral d'avoir bien voulu
consentir à examiner quelles compensations seraient à envisa-
ger en cas que l'on ne pût décidément pas donner pleine sa-
tisfaction à la marine. Il insiste sur les difficultés de la situa-
tion financière, difficultés que n'imaginent pas les non-initiés ;
après quoi, dans les mêmes termes que d'ans -la lettre à Hin-
denburg, il représente les avantages de la paix projetée.
III
La réponse officielle de l'Allemagne au Saint-Siège était
déjà rédigée le 12 septembre, puisque Michaëlis, en même
temps qu'il envoyait à l'empereur la note ci-dessus reproduite,
lui demandait d'approuver les termes de sa lettre au cardinal
Gasparri. Toutefois cette réponse ne fut envoyée que le 19 ;
peut-être Michaëlis a-t-il voulu attendre l'effet de la dé-
marche tentée auprès du Cabinet anglais par l'entremise
d'un diplomate espagnol. Il va de soi que cette réponse,
oeuvre de Kiihlmann, ne contenait rien de ce qu'espérait le
cardinal Gasparri, rien de ce que demandait Scheidemann.
Après les compliments obligatoires, Michaëlis, qui l'a signée,
rappelle le grand amour de la paix, dont l'empereur Guil-
laume a donné tant de preuves pendant vingt-six ans de
règne, les efforts qu'il a faits jusqu'au dernier moment pour
empêcher la guerre d'éclater, le désir de mettre fin au conflit
qu'il a manifesté de façon si évidente en offrant, le premier,
d'accord avec ses alliés, d'engager des négociations.
Les dispositions de l'empereur sont d'ailleurs celles de
Je haut commandement « s'inclinait ». Hindenburg n'entrevoit pas la possi-
bilité, même après des années, d'évacuer Liège et la ligne de la Meuse. Signa-,
ions encore une lettre écrite par Hindenburg au moment où se négociait la
paix de Brest-Litowsk (25 février 1918) : « On a, paraît-il, prétendu à Brest-
Litowsk que je m'étais prononcé pour une paix sans annexions, et pour le
droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, — autrement dit qiie je me pla-
çais sur le terrain de la résolution votée par le Reichstag. Je proteste avec
indignation contre cette allégation, et je demande qu'on ne néglige aucune
occasion d'en proclamer la fausseté. » (D'après le texte donné par Nowak,
Chaos, p. 281.)
Le gouvernement Allemand et La paix en 1917 313
tout le peuple allemand, qui ne demande qu'a développer en
paix, dans les limites de ses frontières, ses richesses spi-
rituelles et matérielles, et ne prétend au dehors qu'à la
place que son travail et ses aptitudes lui permettent d'occu-
per, sans faire violence à personne.
Le cnancelier parle ensuite de la résolution votée le 19
juillet par le Reichstag, résolution qui, dit-il, s'accorde avec
les désirs exprimés par le pape dans sa note, et où l'on
pourrait trouver les bases d'une paix juste et durable.
Suit un grand éloge des mesures que propose Sa Sainteté
pour empêcher le renouvellement des horreurs présentes :
limitation des armements, recours à l'arbitrage, d'une manière
générale substitution d'un pouvoir moral, du droit, à la force
des armes ; nul peuple plus que l'allemand ne désire qu'un
esprit fraternel règne entre les nations (1), etc.
Ce que ce document a de plus remarquable, c'est qu'i/
ne s'y trouve pas un mot sur la Belgique, pas un mot sui
les territoires occupés en France, en Serbie, en Roumanie.
Le membre du Comité des Sept, que la réponse allemande
devait le plus satisfaire, était certainement le comte Westarp.
En revanche, Monsignore M. et le Cardinal Gasparri ne
pouvaient manquer d'être fort déçus.
Encore moins satisfaisante peut-être, la réponse de Mi-
chaëlis à la lettre particulière que lui avait écrite le nonce,
à la date du 30 août. Datée du 24 septembre, cette réponse
n'a pas été reproduite par son auteur ; mais on la trouve dans
l'opuscule d'Oscar Millier, intitulée : Warum inussten wir
nach Versailles ! (Pourquoi nous avons dû aller à Versailles).
Le chancelier commence par remercier le nonce des com-
munications intéressantes qu'il a bien voulu lui faire ; puis il
continue en ces termes :
« D'après la lettre de Votre Excellence, Monsieur le Car-
dinal Secrétaire d'Etat veut continuer l'action qu'il a si méri-
toirement engagée pour amener promptement une paix juste
et durable ; c'est avec une vive satisfaction que j'ai pris
connaissance de ce dessein, car les désirs du gouvernement
(1) Michaëlis ne songe pas à regretter qu'antérieurement à la guerre, le
gouvernement allemand ne se soit pas davantage inspiré de ces maximes
généreuses à la conlércnce de La Haye.
314 HISTOIRE DE LA GUERRE
impérial s'accordent pleinement avec les efforts de Son Emi-
nence.
« Votre Excellence me permettra de faire l'observation ci-
après, au sujet de la copie, qu'elle a bien voulu me trans-
mettre, d'un télégramme adressé par le gouvernement royal
de Grande-Bretagne à son envoyé auprès du Saint-Siège.
« Le gouvernement impérial adhère à cette manière de
voir, que la voie la meilleure pour amener les parties belli-
gérantes à un accord éventuel consiste à définir de façon
précise leurs buts de guerre, car c'est en précisant avec
rigueur les conditions requises des deux côtés qu'il sera
possible de voir si, par un examen entrepris dans un esprit
de conciliation, les oppositions actuellement existantes peu-
vent être aplanies. Et, sans doute, pour traiter les différents
points devant donner lieu à une étude, il faudra suivre un
certain ordre et adopter une méthode ; à mon sens, les ques-
tions relatives à la Belgique doivent venir en première ligne.
« Mais toutes les tentatives de rapprochement, — je tiens à
le bien marquer avant d'entrer dans l'examen d'aucune ques-
tion particulière — , seraient condamnées à demeurer infruc-
tueuses si, aux échanges d'idées entre belligérants, ne
présidait pas cet esprit d'objectivité et de respect du point
de vue propre à l'adversaire, dont précisément Sa Sainteté le
Pape a donné aux nations un si lumineux exemple, pendant
toute la durée de cette guerre effroyable. »
Michaëlis parle ensuite de la tendance, manifestée par les
adversaires de l'Allemagne, à rejeter sur les puissances cen-
trales la responsabilité de la guerre et à prendre à leur
égard le ton qu'on prend envers un accusé, appelé à compa-
raître devant un tribunal- Ce ton est encore perceptible dans
le télégramme communiqué par le nonce, bien que, suivant
les rapports qui lui sont parvenus, le chancelier sache que
des hommes d'Etat anglais considérables ont fait preuve
clans leurs déclarations d'un esprit plus objectif, et formulé
des opinions admissibles pour les Allemands eux-mêmes, des
opinions plus conformes au jugement futur de l'histoire. La
légitime fierté du peuple allemand ne lui permettrait pas
d'engager une discussion sur les conditions de la paix avec
des adversaires qui seraient animés d'un autre esprit que
celui de cen hommes d'Etat.
LE GOUVERNEMENT ALLEMAND ET LA PAIX EN 1917 315
Le chancelier Michaëlis, à dessein ou involontairement,
tient précisément le langage, on le voit, que Monsignore M.
avait recommandé d'éviter, en cas que l'on eût le désir sincère
de traiter.
Suivent des considérations sur les buts de guerre marqués
par les puissances de l'Entente, dans leur réponse à la note
du président Wilson (au mois de janvier). Ces buts sont
tels que nulle discussion n'est possible à leur sujet, et que,
pour les atteindre, il faudrait que l'Allemagne et ses alliés
eussent subi une défaite complète.
Vient enfin le passage peut-être le plus caractéristique de
la lettre :
« Si, dans l'état présent des choses, nous ne sommes pas
en situation de répondre au souhait de Votre Excellence, et
de faire une déclaration précise sur les desseins du gouver-
nement allemand, quant à la Belgique et aux garanties dési-
rées par nous, le motif de ce silence n'est pas que le gou-
vernement impérial soit, en principe, opposé à une décla-
ration de cette sorte, ou qu'il ignore l'importance qu'elle
aurait pour la conclusion de la paix, ou encore que ses des-
seins, et les garanties jugées par lui indispensables, lui
paraissent constituer un obstacle infranchissable, c'est sim-
plement parce que certaines conditions préalables qu'im-
plique à ses yeux cette déclaration ne lui semblent pas
encore remplies. »
Erzberger, dans un discours prononcé, le 25 juillet 1919,
devant l'Assemblée Constituante de Weimar, a raconté, peut-
être en dramatisant un peu, l'effet produit par cette réponse
si étrangement enveloppée : « Le nonce vint à moi, quand
j'allai le voir, et me dit, les yeux pleins de larmes : « Tout
est perdu, et aussi votre malheureuse patrie ». Je lui de-
mandai : « Comment, pourquoi jugez-vous ainsi ? » Je ne
connaissais alors ni sa lettre, ni la réponse (1). L'action que,
par l'entremise du Saint-Siège, avait engagée l'Angleterre,
avait échoué : c'était réglé. Et ce qu'il y a de tragique et
d'épouvantable pour notre peuple, c'est qu'il y avait eu possi-
bilité de conclure la paix (2) ».
(1) Michaëlis assure, au contraire, qu'Erzberger avait eu connaissance
avant lui-même de la lettre du nonce.
(2) Verlumdlungcn cler verfassnnggebendenDeutscheii Naliondloersammhing,
vol. 328, p. 1938.
3 lé HISTOIRE DE LA GUERRE
Ce n'est pas ici le lieu de discuter une affirmation de
ce genre. Notre dessein, beaucoup plus modeste, était de
montrer qu'après avoir accepté et même sollicité l'intervention
du pape, le gouvernement impérial avait tout fait pour qu'elle
demeurât sans résultat. Que serait-il arrivé cependant, si,
au conseil de Bellevue, s'était trouvé un homme de décision,
si l'empereur, si le kronprinz, si le chancelier Michaëlis, ou
seulement le ministre Kuhlmann avaient eu, avec un sentiment
plus juste de la situation, le courage de parler net et s'ils
avaient réussi à triompher de la résistance opposée par le
haut commandement ?
Charles Appuhn.
L'Utilisation des réserves dans l'armée française
et dans l'armée allemande en 1914.
Cette question a donné lieu aux plus vives controverses.
Il est intéressant et nécessaire de dégager de ces polémiques
tous les renseignements qui peuvent être acquis à l'histoire.
L'opinion la plus répandue peut se formuler ainsi : au
début de la guerre, le commandement allemand a su tirer
de ses formations de réserve un meilleur parti que le com-
mandement français ; il a surpris celui-ci, en mettant en
première ligne des corps de réserve à côté des corps actifs ;
c'est là une des causes principales des revers que nous avons
subis en août 1914-
Mais il y a une autre opinion, diamétralement opposée
à la première : le général Buat, actuellement chef de l'Etat-
major général (1), affirme qu'en 1914,« toutes proportions gar-
dées, nous avions su tirer de nos réserves, et dès l'abord, un
parti que nos adversaires n'avaient pas osé prendre et que,
pour notre compte, il eiit été imprudent de dépasser ».
Ce n'est pas l'Etat-major français, c'est l'Etat-major allemand
qui a commis à cet égard une « faute initiale... immense »,
car il n'a pas su « profiter de la supériorité considérable que
lui donnait l'importance de ses contingents ». Ce n'est pas
l'Etat-major français, c'est l'Etat-major allemand qui « avait
peu de foi dans la capacité offensive de grandes unités entiè-
rement formées de réservistes » (2). L'opinion courante serait
donc radicalement fausse-
C'est ce qu'il importe de vérifier, d'un point de vue stric-
tement historique.
(1) Cet article était entièrement composé lorsqu'est survenue la mort
si déplorable de l'éminent général ; elle a causé des regrets unanimes
auxquels la Revue tient à s'associer. [N. D. L. R.]
(2) Général Buat, L'armée allemande pendant la guerre de 1914-1918,Paris,
Chapelot, 1920, p. 14 et 66.
3i8 HISTOIRE DE LA GUERRE
!. — EN ALLEMAGNE
En Allemagne comme en France, il n'est pas douteux que,
dans les milieux intéressés, les opinions à l'égard des réserves
étaient partagées : les formations de réserve avaient leurs
partisans et leurs adversaires (1).
Au cours du débat qui eut lieu au Parlement français
sur la « loi de 3 ans » (du 2 juin au 6 août 1913), on eut
un écho de ces divisions. Jaurès, combattant le projet de
loi et s'efforçant de démontrer que l'Allemagne se propo-
serait dès le début de la guerre « une opération de masses »,
réserves comprises, invoque von Falkenhausen : « Mainte-
nant, pour répondre à des exigences de beaucoup accrues,
une grande partie de ces formations (de réserve) doit être
utilisée effectivement dans le combat » (2). Mais, à en croire
les défenseurs de la loi, c'étaient les tendances hostiles aux
réserves qui l'emportaient. Ils citent les autorités officielles :
von Heeringen, ministre de la guerre : «... En cas de guerre
dans l'avenir, nous ne serons pas obligés de conduire à
l'ennemi en première ligne des hommes ayant femme et
enfants, tandis que des hom.mes jeunes et aptes au service
militaire resteraient disponibles et devraient recevoir leur
première instruction militaire au début des hostilités » (3) ;
— von Einem : « Il s'agit de transformer de telle sorte l'orga-
nisation' de l'armée que la mobilisation... soit rendue plus
simple, et que l'on puisse éviter de faire entrer dans les
troupes de ligne, c'est-à-dire dans les unités de première
ligne, des formations de réserve, quelles qu'elles soient » (4).
Ces textes paraissaient concluants à la majorité parlemen-
taire. Certains en déduisaient que le commandement allemand
préparait une « attaque brusquée », avec des éléments formés
à peu près exclusivement de troupes actives. « Ce n'est plus
(1) Cf. Général von Wrisberg, Heer und Heimath, 1914-1918, Leipzig,
1921, p. 12. L'auteur indique notamment les craintes formulées par le chef
de l'Etat-major bavarois
(2) Journal officiel du 19 juin 1913, p. 2003, et Jean Jaurès, L'armée nou-
velle, éd. de r « Humanité » , Paris, 1915, p. 517 ; l'auteur ritede longs
extraits du livre de von Falkenhausen : La guerre ou temps présenf.
(3) Joseph Reinach, La loi militaire. Cahiers de la Quinzaine, 14 décembre
1913, pp. 89-93.
(4) J. Officiel du 20 juin 1913, p. 2057.
l'utilisation des réserves en 1914 319
une hypothèse,affirmait M. J. Reinach, c'est une certitude » (1).
« L'Allemagne, déclarait M. Bénazet, renonce, une fois pour
toutes, à l'emploi immédiat de formations de pure réserve
dès le début de la campagne. Au point de vue militaire, elle
déclare que ce serait une hérésie que de les lancer tout de
suite dans la mêlée (2). » Sans vouloir se prononcer publi-
quement, le gouvernement laissait croire que telle était son
opinion (3).
Or, depuis 1900, les intentions du commandement allemand
s'étaient nettement précisées, et certaines déclarations offi-
cielles, faites à la tribune du Reichstag n'étaient peut-être
que des feintes, destinées à abuser l'opinion française. On
sait aujourd'hui (4) que, de 1894 à 1899, le général von
Schlieffen, chef du grand Etat-major allemand, avait élaboré
un pian d'offensive contre la France qui comportait l'inva-
sion par la Belgique, et que, de 1900 à 1905, il accentua
progressivement l'idée maîtresse de ce plan, manœuvre d'en-
veloppement confiée à une puissante aile droite qui se
déploierait à travers la Belgique entière. A cet effet, il consti-
tuait une « masse de manœuvre », initialement forte de 35
corps d'armée — 23 corps actifs et 12 corps de réserve —
tandis qu'il laissait en Alsace-Lorraine une simple flanc-garde
de 4 corps d'armée (3 C. A., 1 C. R.) (5). Quand de Moltke
succéda à Schlieffen (1906), le plan allemand ne subit que
de légères modifications, jusqu'à l'heure où il fut appliqué,
en août 1914. D'après l'ordre de bataille publié par von
Hausen (6), les 5 armées composant en 1914 la masse de
manœuvre comprenaient 28 corps d'armée dont onze corps
de réserve ; les 2 armées de Lorraine étaient fortes de huit
corps, dont 2 corps de réserve. Au total, les Allemands met-
(1) J. Reinach, ouv. cité, p. 98.
(2) J. Officiel du 20 juin 1913, pp. 2062-2063.
(3) Cf. les déclarations de M. Barthou, Président du Conseil, J. Officiel du
27 juin 1913, pp. 2236-2237, et les déclarations du général Pau, commis-
saire du gouvernement, J. Officiel du 1" août 1913, p. 1277.
(4) Général von KvHL,L'Elal-major allemand dans la préparation et l'exé-
cution de la guerre monrf/a/e, analyse et traduction par le général Douchy,
Paris, Payot, 1922, in-8.
(5) Je ne mentionne pas ici les formations inférieures au corps d'armée,
D.A., D.R., ou brigades de Landwehr.
(6) Von Hausen, Erinnerungen an den Marne Feldzug 1914.1yeipzig, 1920
in-8.
320 HISTOIRE DE LA GUERRE
talent en ligne contre la France, avec 23 C. A., treize corps
de réserve, sans compter les deux fortes divisions de réserve
de Metz et de Strasbourg.
Ainsi, de 1900 à 1914 tout au moins, la doctrine de l'Etat-
major allemand concernant l'utilisation des réserves n'a pas
varié. L'Etat-major allemand prévoyait et préparait l'entrée
en ligne des formations de réserve aux côtés des forma-
tions actives, les organisait comme elles en corps d'armée.
En août 1914, ces formations de réserve étaient au nombre
de 14 corps (dont 13 en ligne contre la France) (1), 4
divisions et 2 brigades, en tout 353 bataillons. D'après
le général von Gossler, commandant le VI^ C. R., l'effectif
de son corps d'armée était d'environ 32.000 hommes, légè-
rement inférieur à l'effectif d'un C. A. (2). La plupart des
C. R. étaient, comme le VI% à 24 bataillons, mais quel-
ques-uns étaient à 26 et 27 bataillons (3). On peut donc
évaluer à environ 460.000 hommes l'effectif des 14 C. R., à
environ 550.000 hommes l'effectif total des formations de
réserve constituées par l'Allemagne. Ce chiffre est certai-
nement très inférieur à celui des formations d'activé (660
bataillons) ; il est même relativement faible, si on songe
à l'importance des disponibilités allemandes. L'abondance
des contingents était telle que, dès la mobilisation, il fut
constitué, en supplément, 6 divisions et 3 brigades d'Ersatz
(87 bataillons), de composition analogue aux formations de
réserve, soit environ 125 à 130.000 hommes. Au total, l'ef-
fectif des formations de réserve, mobilisées en août 1914
par l'Allemae^ne, a dû atteindre ou dépasser légèrement
675.000 hommes, non compris les formations de Landwehr
(314 bataillons) et de Landsturm (4).
Avec quelles classes de recrutement ces différentes forma-
(1) 13 et non pas 20, comme l'avance un peu imprudemment l'auteur de :
Plutarque a menti, Grasset, 1923, pp. 60 et 61.
(2) Von Gossler, Erinnerungen an den grossen Krieg, Breslau, 1919,
p. 7.
(3) Camena d'Almeida, L'armée allemande avant et pendant la guerre de
1914-1918, Berger-Levrault, 1919, pp. 115-118.
(4) Les formations de Landwehr tiennent le milieu entre nos formations
de réserve et nos formations de territoriale, la durée du service dans la
réserve étant en Allemagne de 4 à 5 ans 1 /2, de 5 ans dans !e 1" ban de la
Landwehr, de 6 à 7 ans dans le 2* ban.
l'utilisation des réserves en 1914 321
tions ont-elles été respectivement constituées ? C'est un des
points les plus controversés. Il a été dit que les Allemands
étaient entrés en campagne exclusivement avec leurs hommes
de l'active et de la réserve proprement dite, soit les jeunes
classes, de 20 à 26 ou 27 ans (1). On a opposé les réserves
allemandes, formées de jeunes hommes de 22 à 27 ans, aux
réserves françaises, comprenant des hommes âgés de 23 à
34 ans, ce qui revient à dire que les deux termes ne sont
pas comparables ou qu'on ne peut les comparer qu'en jouant
sur les mots. Cependant, d'après un témoin qualifié, le général
von Wrisberg, en 1914 chef de service au Ministère de la
Guerre prussien (2), l'armée allemande était ainsi composée
à la mobilisation :
1° dans les formations actives, 54 % d'hommes de l'active,
46 % de réservistes jusqu'à l'âge de 26 ans ;
2° dans les formations de réserve, 1 % d'hommes de
l'active 44 % de réservistes et 55 % du l"'' ban de la Land-
wehr jusqu'à l'âge de 30 ans ;
3° dans les formation de Landwehr, 62 % du l*''' ban de
la Landwehr, 38 % du 2^ ban jusqu'à l'âge de 36 ans-
De ces indications, on peut rapprocher celles que M. Ca-
mena d'Almeida a recueillies au 2*^ bureau de l'Etat-major
de l'Armée (3). Il cite comme exemple le 14^ bataillon de
chasseurs : d'après le carnet d'un soldat, le bataillon actif
a pris les réservistes des classes 1909-1911 ; le bataillon de
réserve les hommes des classes 1908-1901 (on serait donc
allé jusqu'à l'âge de 33 ans) ; ceux des classes 1896-1900
sont restés au dépôt.
Des 14 corps de réserve, 6 sont exclusivement composés
de formations de réserve ; 7 possèdent un ou deux régiments
actifs ; seul le C. R. de la Garde comprend une division
entière de l'active. Leur organisation est à peu près identique
à celle des corps actifs ; ils comprennent comme eux 3 com-
pagnies de pionniers, et, par division, un régiment de cava-
lerie ; la principale différence est qu'ils sont plus pauvrement
dotés en artillerie, la plupart ne disposant que d'un régiment
(1) BulleUn de la Société d'Histoire moderne, février et mars 1923.
(2) Von Wrisberg, Heer und Heimath, p. 84.
(3) Camena d'Almeida, ouvr. cité, p. 105, n° 1,
322
HISTOIRE DE LA GUERRE
à 6 batteries par division (contre 2 pour chaque division de
C.A.)(1).
Ces corps de réserve, en effet, ne sont nullement voués
à des tâches secondaires. Ils doivent participer à la bataille
comme les corps actifs, Le plan allemand de mobilisation
disait textuellement : « Les troupes de réserve doivent être
utilisées au même titre que les troupes de l'active » (2).
Cette doctrine, adoptée malgré d'assez vives résistances par
l'Etat-major allemand, fut rigoureusement appliquée. Les
corps de réserve jouèrent, dans les opérations initiales de
1914, le rôle qui leur avait été assigné, aux côtés de l'armée
active ; engagés dans la masse de manœuvre, ils participèrent
à la grande offensive, dans les mêmes conditions que les
C. A. ; ils combattirent à Longwy, à Neufchâteau, à Namur,
à Charleroi. Ainsi le VF C. R. (von Gossler), qui appartenait
à la V^ armée, prit part, les 22 et 23 août, à la bataille de
Longwy, où ses pertes s'élevèrent à 150 officiers et 4.500
hommes (3). On nous dit, il est vrai, que «les Allemands
sont unanimes à déplorer le manque d'aptitude au combat
de leurs premières divisions de réserve mobilisées » (4), Je ne
sais sur quels textes s'appuie cette affirmation ; je n'ai relevé
nulle part de pareilles critiques ; en tout cas, le général von
Wrisberg émet l'opinion inverse. — Les formations de
Landwehr elles-mêmes furent engagées dans les opérations
initiales. Il y a au Musée de l'Armée des drapeaux de régi-
ments de Landwehr, conquis dans les combats d'août-
septembre 1914 (5). D'ailleurs, il suffit de se référer à la
publication officielle allemande, die Schlachten und Gefechte
des grossen Krieges (Berlin 1919) : dès les premiers combats
dans les Vosges et en Lorraine, on voit engagés à la VI^ armée
le V C. R. bavarois, à la VII^ armée le 14« C. R„ 2 divisions
d'Ersatz, la 30' D. R. et 2 brigades de Landwehr ; le déta-
chement Gaede, qui combat en Haute-Alsace est formé de
(1) c. d'Almeida, ouvr. cité, p. 114. Von Kluck note d'autre part que les
2 C.R. de son armée ne possédaient pas d'artillerie lourde et que leurs
compagnies de mitrailleurs avaient grand besoin d'être complétées.
(2) Ibid., p. 106 et service historique de l'état-major de l'armfe,
Les Armées françaises dans la grande guerre. Imprimerie Nationale, 1922,
tome I, vol. 1, p. 39. — Cf. von Wrisberg, ouvr. cité, p. 12.
(3) VoN Gossler, ouvr. cité, pp. 10 sqq.
(4) Général Buat, ouvr. cité, p. 13.
(5) Ils sont exposés salle Pétain.
l'utilisation des réserves en 1914 323
brigades de Landwehr ; 3 divisions d'Ersatz et une de Land-
wehr prennent part à la bataille de Lorraine, le 20 août. Il
semble donc imprudent d'affirmer que les formations de
Landwehr n'apparurent « que tardivement sur les fronts de
combat » et que « sur le front occidental... aucune ne prît
jamais part à une attaque » (1). Tout au moins cette dernière
affirmation ne peut-elle se rapporter qu'aux opérations de la
guerre de tranchées.
H. — EN FRANCE
En France, les opinions n'étaient pas moins partagées
qu'en Allemagne. La doctrine du commandement français
avait plus d'une fois varié. La publication récente du Service
Historique de l'Etat-major, le tome 1" des Armées Françaises
dans la Grande Guerre, fournit à cet égard des renseigne-
ments précis et nouveaux (2).
L'analyse des plans successifs de mobilisation nous révèle
que, de 1889 à 1898, le commandement prévoyait la formation
de corps de réserve. D'après le plan X mis en vigueur le 10
mai 1889 (3), pour répondre à l'accroissement des effectifs
allemands, il devait être constitué à la mobilisation 18 nou-
veaux corps d'armée, dits C. A. bis, obtenus en formant des
régiments mixtes d'infanterie, et en dédoublant les unités
des armes spéciales. Ce régime dura peu. Dès 1891, dans
le plan XI, les corps de réserve, appelés C. A. supplémen-
taires, sont réduits à 9 (4). Le plan XIII (février 1895) leur
fait subir une nouvelle réduction, de 9 à 5 ; mais, d'autre
part, les corps actifs sont renforcés chacun d'une division
de réserve.
Après neuf ans d'existence, au moins virtuelle, les corps
(1) Général Bua.t, ouvr. cité, p. 6.
(2) Les lecteurs de la Revue d'Histoire de la guerre mondiale en ont eu la
primeur par l'article du Colonel Desbrièrc, La Genèse du plan XVII (juillet
1923). On m'excusera de rappeler ici brièvement tout ce qui concerne l'uti-
lisation des réserves.
(3) Le ministre de la guerre était alors M. de Freycinet.
(4) Faut-il établir une corrélation entre ce fait et le rapprochement
franco-russe ? L'hypothèse a été émise à la Société d'Histoire Moderne par
mon collègue M. Marc, et elle mérite d'être retenue. Cependant, il faut noter
que, si des promeriscs ont été échangées en 1891, la coopération militaire
franco-russe n'a pris forme qu'en 1892, date à laquelle a été signée(par les
chefs d'État-major) la première convention militaire.
^2 A HISTOIRE DE LA GUERRE
de réserve disparurent, en 1898, du plan de mobilisation
îrançais ; de 1898 à 1911, les formations de réserve furent
entièrement éliminées des armées de première ligne. Le
plan XIV (avril 1898) supprime les corps de réserve «en
raison des difficultés que présentait l'organisation du com-
mandement et des services de ces grandes unités créées de
toutes pièces à la mobilisation » (1) ; il se borne à constituer
un certain nombre de divisions de réserve, qui seront placées
en arrière des armées de première ligne, dans la zone de
concentration. Ce système ne fut que légèrement modifié par
le plan XVI (1908) ; celui-ci prévoit la formation de 22 divi-
sions de réserve et de 9 divisions territoriales. Les divisions
de réserve forment 4 groupes en deuxième ligne. Une brigade
de réserve est adjointe à chaque C. A. (de l'intérieur).
Survint en 1911 la crise du commandement, dont l'histoire
est bien connue. Cette crise fut en partie déterminée par la
question des réserves. Quelques mois auparavant la question
avait été posée avec éclat devant l'opinion publique et devant
le Parlement par le livre de Jaurès, U Armée Nouvelle (2), et
par sa « proposition de loi sur l'organisation de l'armée »
présentée à la séance du 14 novembre 1910. Le général
Michel, devenu vice-président du Conseil supérieur de la
guerre, avait lui-même pleine confiance dans les formations
de réserve- Convaincu, d'autre part, que l'offensive allemande
engloberait toute la Belgique et par conséquent utiliserait
des corps de réserve avec les corps actifs, il crut devoir
proposer une réorganisation totale de l'armée sur les bases
suivantes : formation de demi-brigades par juxtaposition du
régiment actif et du régiment de réserve ; par ce moyen, dou-
blement en infanterie de toutes les formations actives mobi-
(1) Les Armées françaises... p. 8.
(2) On y lisait dans le chapitre 13, intitulé « Réalisation », le passage sui-
vant : '< ... car enfin si l'Allemagne, qui exerce de plus en plus ses réserves,
se décidait à tenir un double plan, si elle se préparait, selon les événements
soit à pousser d'abord en avant la force de son armée active, renforcée seu-
lement d'une petite part des réserves, soit au contraire, pour mieux réussir
d'emblée un effet d'enveloppement, à jeter d'un bloc toute son active et tou-
tes ses réserves,c'est-à-dire 1.600.000 hommes sur le champ de bataille, nous
serions exposés à la plus terrible surprise et à une sorte de submersion.si nous
n'opposions pas à la manœuvre menaçante tout le bloc de nos réserves. Je
suis effrayé de l'imprudence, de l'inconscience avec laquelle l'État-major né-
glige cette possibilité, comme s'il suffisait de l'écarter de notre pensée pour
la supprimer en effet » (p. 537).
l'utilisation des réserves en 1914 325
lisées : brigades, divisions et corps d'armée (1). Ces propo-
sitions, très sévèrement jugées dans les milieux d'Etat-major,
furent repoussés (à l'unanimité, moins une abstention) par
le Conseil supérieur de la guerre, dans la séance du 19
juillet 1911. A la suite de ce débat, qui donna lieu à une
campagne de presse, le ministre de la guerre, M. Messimy,
demanda au général Michel sa démission et le remplaça par
le général Joffre (28 juillet 1911).
Quelle fut, à l'égard des réserves, la politique du nouveau
chef ? Les affirmations les plus contradictoires ont été for-
mulées : « mépris des réserves », affectées à des besognes
secondaires ou laissées au dépôt, disent les uns (général
Percin, général Regnault) (2) ; tout au contraire, disent les
autres, « utilisation intensive des réserves » (général Buat,
maréchal Joffre). Interrogé par la Commission d'enquête, dite
de Briey, le maréchal Joffre a fait à ce sujet une déclaration
explicite (3) : « D'une façon générale, les grandes lignes du
plan de mobilisation (plan XVII).... étaient les suivantes :
]° au point de vue de l'organisation s'y révélait le souci
d'organiser, de plus en plus fortement, les formations de ré-
serve, de les rendre de plus en plus souples et de mieux en
mieux encadrées. De la sorte, il devenait possible de les em-
ployer immédiatement aux côtés des troupes actives au lieu de
les conserver initialement loin des grandes unités de première
ligne, comme il était prévu dans les plans précédents. Le
nombre des divisions de réserve passait de 22 (plan XVI)
à 25 (plan XVII), cependant qu'un régiment de réservistes
était affecté organiquement à chaque division active, aux lieu
et place de la brigade de réserve antérieurement attribuée
à 15 de nos corps d'armée mobilisés. Tous les réservistes
non affectés aux troupes actives entraient dans la compo-
sition de l'une ou l'autre de ces formations. Cette organisation
permettait ainsi de mettre en ligne la totalité de nos forces,
mais sans amalgame, ni mélange prématuré d'unités, lesquels
(1 ) On trouvera le plan du général Michel, sous forme d'un rapport au mi-
nistre, publié în extenso dans les Procès-verbaux de la Commission d'en'
quête, dite de Briey (!•" partie, pp. 97-102).
(2) Voir leurs dépositions devant la Commission d'Enquête {Procès-ver-
baux, V* partie) et le livre du général Percin, 1914, Les erreurs du Haut Corn-
mandement, Paris, Albin Michel, s.d,
(3) Proeès-verbaux,.., 2» partie, p. 137,
^^ HISTOIRE DE LA GUERRE
eussent été de nature à diminuer le rendement de notre
instrument de combat ».
Oui, mais ceci n'est qu'un témoignage d'après-guerre, dans
une certaine mesure un plaidoyer, qu'il faut soumettre par
conséquent au contrôle des faits, ce que nous ferons en
distinguant, pour plus de clarté, les questions d'organisation,
d'effectif et de classes, d'utilisation.
De 1911 à 1914, les préoccupations du commandement, en
matière d'organisation des réserves, se sont manifestées par
trois mesures, la loi des cadres du 23 décembre 1912, le
décret du 15 octobre 1913, l'instruction du 21 novembre 1913.
La loi des cadres avait pour objet essentiel de renforcer les
cadres actifs des formations de réserve : à cet effet, chaque
régiment actif devait avoir un cadre complémentaire de 3
officiers supérieurs (au lieu de 2) et de 6 capitaines ; il
était prévu pour chaque compagnie de réserve 6 sous-officiers
au lieu de 2. Le décret du 15 octobre 1913 instituait, dans
chaque région de corps d'armée, un emploi de « général
inspecteur des formations de réserve.-. » ; cet emploi, qui se
transformait à la mobilisation en commandement d'une divi-
sion de réserve, devait être confié à un général de division
du cadre actif (tandis qu'auparavant les divisions de réserve
étaient commandées par des généraux du cadre de réserve).
Resterait à savoir comment la loi et le décret furent appliqués.
Médiocrement, si l'on en croit le général Buat : le comman-
dement des grandes unités de réserve était confié à « des
généraux ou fatigués ou qui s'étaient montrés inférieurs à
leur tâche, à la tête des divisions actives » ; « pour encadrer
brigades, régiments, bataillons, compagnies », on faisait
« choix des officiers de carrière les plus anciens, donc les plus
âgés » (1). Au cours des débats sur la loi de 3 ans, un
député officier de réserve, Raoul Briquet, se plaint également,
que « la réforme décidée par la loi des cadres... reste mal
appliquée ». « La dernière période que j'ai accomplie, dit-il,
ma permis de constater que, pas plus actuellement qu'au-
trefois, on ne prend les mesures nécessaires pour forcer les
officiers du cadre complémentaire... à participer aux convo-
cations de leurs unités de mobilisation. Il serait cependant
indispensable qu'ils prissent contact pendant quinze jours
(1) Général Buat, ouvr. cilé, p. 13.
l'utilisation des réserves en 1914 327
avec les hommes qu'ils auront l'honneur de conduire à la
guerre...» (1). L'intention du commandement, pour médio-
crement réalisée qu'elle fût, n'en était pas moins certaine.
Et ce fut encore pour assurer « un solide encadrement des
réserves, sans appauvrir outre mesure celui des corps d'armée
qui les alimentait » (2), que l'Instruction du 21 novembre
1913 prescrivit de réduire à deux bataillons le régiment
de réserve (3). Cet encadrement, nous dit-on aujourd'hui,
était insuffisant ; c'est possible, mais il est curieux de cons-
tater qu'à la veille de la guerre, un écrivain militaire, le
commandant G. Cognet, pouvait écrire en conclusion d'une
étude très documentée : « En résumé, l'encadrement de nos
formations de réserve est, dès maintenant, mieux assuré que
celui des réserves allemandes, sans qu'il faille voir dans ce
fait le résultat d'un dessein arrêté, de la part des Allemands,
de sacrifier en quoi que ce soit ces formations, mais seule-
ment parce qu'il n'est pas en leur pouvoir de faire davan-
tage » (4).
De l'Instruction du 21 novembre 1913, il ressort qu'aux
yeux du Haut Commandement la question d'effectifs (des
formations de réserve) pouvait passer au second plan. Je
ne sais sur quoi se fonde le maréchal Joffre pour déclarer
que « dans le plan XVII, nous avions un nombre de bataillons
(de réserve) plus grand que dans le plan XVI » (5). Car si
le plan XVII prévoyait 3 divisions de réserve de plus que
le plan XVI (25 contre 22), les D. R. du plan XVII ayant
chacune 6 bataillons de moins que les D. R. du plan XVI, il
est facile de calculer que les 25 divisions de réserve du
plan XVII représentaient 300 bataillons seulement contre 396
pour les 22 D. R. du plan XVI. D'autre part, le plan XVI
affectait une brigade de réserve à 15 de nos corps d'armée
mobilisés, soit 90 bataillons ; le plan XVII affectait un régi-
ment à chaque division de corps d'armée, au total 72 batail-
lons (6). En définitive, et jusqu'à preuve du contraire, on
' (1) J. Officiel du 24 juin 1913, p. 2114.
(2) Les Armées françaises, p. 21, n" 3.
(3) Le texte de cette Instruction, qui a été vivement critiquée, doit être
publié dans le vol. 2 du tome l«' des Armées françaises...
o (4) Commandant CoG-NF.i; Le problème des réserves, Paris, Cliapelot 1914,
p. 237.
(5) Procès-Verbaux..., 2' partie, p. 156.
(6) Général Buat, ouvr. cité, p. 9,
328 HISTOIRE DE LA GUERRE
a le droit d'affirmer que les auteurs du plan XVII ont non
pas augmenté, mais réduit l'effectif des formations de réserve-
Cet effectif se montait, pour les 25 divisions, à 450.000
hommes (1) ; en évaluant à environ 100.000 hommes l'effectif
des 72 bataillons affectés aux corps actifs, on obtient un
effectif total de 550.000 hommes environ pour les formations
de réserve mobilisées, en 1914, du côté français (2).
D'après les renseignements fournis par le lieutenant-colonel
Mayer (3), la répartition des classes était la suivante :
les régiments actifs contenaient environ 50 % de réservistes,
pris dans les quatre plus jeunes classes, donc jusqu'à l'âge
de 27 ans ; dans les régiments de réserve, chaque compagnie
comprenait 20 hommes (cadres compris) de l'active, et 230
réservistes appartenant aux classes 1903-1906, donc jusqu'à
l'âge de 31 ans ; les dernières classes de la réserve restaient
au dépôt. D'après l'analyse officielle du plan XVII, les effectifs
prévus dans les dépôts (toutes classes comprises : réserve
et territoriale) étaient de 680.000 hommes (4). En fait, ils
semblent avoir été beaucoup plus considérables ; tous les
témoignages établissent qu'au début de la guerre, les dépôts
regorgeaient de réservistes qui n'avaient pas été incor-
porés (5) : interrogé sur ce point au « procès Jaurès », l'ancien
ministre de la guerre, général Messimy, a même donné le
chiffre de 12 à 1.300.000 hommes (6), qui s'applique sans
doute, non pas aux seuls réservistes, mais aux réservistes et
territoriaux réunis. Du 1" au 15 août, en effet, la mobilisation
a appelé — chiffres officiels — 1.710.000 réservistes, et
1.100.000 territoriaux (7). En admettant que les formations
(l'active et de réserve aient utilisé plus d'un million de réser-
vistes, il en restait encore 6 à 700.000 disponibles. De toutes
(1) Les Armées françaises, p. 32 ; chaque D.R. est à 18.000 hommes.
(2) Sans compter 12 divisions et 1 brigade territoriale : 184.600 hommes
(Les Armées françaises, p. 32.)
(3) Bulletin de la Société d'Histoire moderne, mars 1923, p. 320.
(4) Les Armées françaises, p. 32.
(5) Cf. Procès-Verbaux, V« partie p. 126 et 2e partie p. 157.
(6) M« P. BoNcouR. — Le témoin peut-il fixer le chiffre des réservistes
qui se trouvaient dans les dépôts d'abord au moment de Charleroi, ensuite
au moment de la Marne ?
M. Messimy. — Je ne peux pas vous répondre au moment de la Marne,
parce que je n'étais plus ministre de la guerre. A Charleroi : 12 à 1.300.000
hommes dans les dépôts. (Procès de Villain, assassin de Jaurès, p. 134.)
(7) Les Armées françaises, p. 144.
l'utilisation des réserves en 1914 329
façons, il paraît excessif d'affirmer que « tous les réservistes
entraient dans la composition de l'une ou l'autre de ces forma-
tions » et qu'ainsi nous avons pu « mettre en ligne la totalité
de nos forces » (1).
Encore faut-il bien s'entendre sur le sens de cette expres-
sion un peu équivoque, « mettre en ligne ». A cet égard, la
doctrine du Commandement se trouve formulée de la façon
la plus nette et la plus explicite dans les « Bases » du
plan XVII (2). II y est dit : « Sans doute on ne saurait dans
aucun cas assimiler des unités de réserve à des unités actives.
C'est à ces dernières unités que le Commandement fera
surtout appel pour l'exécution des manœuvres offensives, dont
cîépend le succès des opérations-.. » « Les forces actives
(sont) seules capables de manœuvrer avec la précision et
la vigueur nécessaire pour aboutir à un résultat décisif... »
« Mais il est permis de compter que mieux organisées, mieux
encadrées, mieux commandées, les divisions de réserve du
plan XVII deviendront aptes à remplir aux côtés des troupes
actives certaines missions d'un caractère spécial que jusqu'à
présent on appréhendait de leur confier, surtout au début de
la guerre » (3). En conséquence « on est en droit d'envisager
l'utilisation de certaines divisions de réserve dans le cadre
de nos armées de première ligne, 011 elles auront à remplir
certaines missions dévolues aux unités actives dans le plan
en vigueur (plan XVI) » (4), telles que : occupation de posi-
tions, investissement, défense des régions couvertes ou cou-
pées, etc.. Partant de ces principes, le plan XVII mettait
en première ligne 14 divisions de réserve (non compris les
4 D. R. de Verdun, Toul, Epinal et Belfort) : l^"- et 4« groupe
(de 3 D. R. chacun), à la disposition du général en chef,
« initialement placés derrière les ailes du dispositif général »,
!""■ groupe à l'aile droite (Q. G. Vesoul), 4" groupe à l'aile
gauche (Q. G. Sissonnes), 2^ et 3^ groupes respectivement
(1) Procès-ycrftaux... 2« partie, p. 137. Ceci di| sans contester le moins du
monde l'utilité des dépôts, qui a été plus grande encore que l'État-major
lui-même ne pouvait le prévoir au début de la guerre.
(2) Les Armées françaises, pp. 22 et 24,
(3) Il est à noter que cette doctrine avait été formulée publiquement, et
presque exactement dans les mêmes termes, par le général Pau, commissaire
du gouvernement, à la tribune du Sénat (séance du 31 juillet 1913).
(1) Les Armées françaises, p. 20.
330
HISTOIRE DE LA GUERRE
affectés à la 2^ et à la 3" armée, 2 divisions à la 5^ armée.
Ces divisions ou groupes de divisions de réserve recevaient
des « missions spéciales ». Exemple : le 2^ G. D. R. devra
pouvoir être dirigé... vers la région au nord de Nancy, pour
s'opposer à toute intervention des forces allemandes pouvant
déboucher de Metz, et assurer la couverture de la 2® armée
sur son flanc gauche » ; — la 3® armée utilisera le 3^ G. D. R.
à tenir sur les Hauts de Meuse « les positions dont l'occu-
pation est prévue » ; — la 5® armée devra « envisager l'atta-
que de vive force de Thionville avec ses corps actifs, ou
l'investissement ultérieur de cette place à l'aide des D. R-,
dont elle dispose » (1). Quant aux régiments de réserve rat-
tachés aux corps actifs, une instruction de mai (?) 1914 (2),
prescrivait catégoriquement de les employer eux aussi à des
« missions spéciales », telles que défense des voies de com-
munication, escorte des convois, garde des prisonniers (3).
En fait, quand est venue l'heure d'exécuter le plan XVII,
le Commandement français s'est d'abord conformé stricte-
ment à ses principes. Sur presque tout le front de bataille,
c'est avec ses corps actifs seuls qu'il a engagé l'offensive,
jusqu'à la date du 23 août, qui marque l'échec définitif du
plan XVII, les divisions de réserve ne sont entrées en ligne
que pour étayer certains corps actifs en difficulté ; elles n'ont
reçu que des missions défensives. Tout au plus peut-on noter
qu'à l'extrême droite, après l'échec de la première opération
sur Mulhouse, la 57^ D. R. (Belfort) et le P-" G. D. R. sont
entrés dans la composition de l'armée d'Alsace, improvisée,
et ont participé à la deuxième offensive sur Mulhouse. Mais,
ce ne sont là que des opérations secondaires, où 2 D. R-
seulement, la 57^ et la 66® ont été sérieusement engagées (4).
A la r® armée, la 71^ D. R- (Epinal) n'intervient que pour
renforcer le 14*= C. A. et garder les passages des Vosges.
A la II® armée, les D. R. ont mission de couvrir le flanc gauche
de l'armée, face à Metz ; la bataille de Morhange est livrée et
(1) Plan XVII, dans Engerand, La Bataille des frontières. Vans, Bossard,
1920, pp. 191-199.
(2) Je ne connais pas la date exacte de cette Instruction. Son texte n'a pas
été publié, mais son existence n'a jamais été contestée.
(3) Procès-verbaux... l" partie, pp. 127 et 327.
(4) Les Armées françaises, p. 11-1, 117, 171, 220, 224, 227.
l'utilisation des réserves en 1914 331
perdue par les corps actifs ; une seule D. R., la 68% se trouve
engagée dans la bataille, par suite du succès de l'offensive
allemande, et, le lendemain 21 août, avec le 20*^ corps
elle reçoit la mission périlleuse de « couvrir la retraite
générale » (1). Les D. R. de la IIP armée, qui forment d'abord
le groupement Paul Durand (17 août), puis, renforcées des 65*^
et 75^ D. R., l'armée de Lorraine (21 août), ont reçu pour
mission de « commencer progressivement l'investissement du
front sud-ouest de Metz et d'arrêter, sur les positions organi-
sées entre Toul et Verdun, toute tentative de rupture du
front » (2) : elles ne jouent aucun rôle actif dans les journées
décisives des 22 et 23 août » (3). Il en est de même à la IV^
armée à laquelle le général en chef a rattaché les 52® et 60®
D- R. (15 août), en prescrivant explicitement qu'elles «ne
participeront pas à l'offensive », mais devront « assurer de
façon intangible la garde des passages de la Meuse entre
Sedan et Revin »(4). Il en est de même encore à la V® armée ,:
2 des divisions du 4® G. D. R., la 69® et la 53®, chargées de
garder la Sambre entre Solre et Maubeuge, n'arrivent à
destination que dans l'après-midi du 23, et n'ont pris à peu
près aucune part à la bataille de Charleroi (5) ; et la 51®
D. R., préposée à la garde de la Meuse en amont de Namur,
n'y a pris part, elle, que par surprise, par suite de l'attaque
de la III® armée von Hausen. Au total, 5 ou 6 divisions de
réserve tout au plus ont été engagées — secondairement —
dans la bataille des frontières.
C'est après la défaite seulement que, sous la pression des
circonstances, le Commandement a dû abandonner le prin-
cipe des « missions spéciales » et lancer en pleine bataille
les formations de réserve. Leur rôle, dans cette première
phase de la guerre, a été très diversement jugé, très sévè-
rement par certains de leurs chefs (6). Il mériterait d'être
(1) Les Armées françaises, p. 261.
(2) Ibid.; p., 331.
(3)« En définitive, Taction de l'armée de Lorraine ne s'est pas fait sentir
dans la journée du 22 août. » Ibid., p. 385.
(4) Ibid., p. 353. En fait la 60^ D.R. a été portée de la Meuse sur la Semoy
avec mission de tenir les pjssagcs. (Ibid., p. 3G7.)
(5) Général Lanrezac, Le plan de campagne français..., Paris 1920,
pp. 168, 173, 180.
(6) Cf. les témoignages des généraux Lanrezac, d'Amade, Pouradicr-Du-
332 HISTOIRE DE LA GUERRE
étudié sans parti pris (1), compte tenu de leur encadrement
et de leur armement (2).
Pour conclure, maintenant que nous avons exposé les deux
termes du problème, un simple rapprochement suffira.
A la mobilisation, les Allemands ont formé 353 bataillons
de réserve ; les Français 372. Le général Buat aurait donc
eu raison d'écrire que « la France, avec ses 38 millions d'habi-
tants (3), sut consentir un effort bien supérieur à celui de
l'Allemagne, peuplée elle-même de 68 millions d'âmes » (4).
Mais, si l'on veut que les termes de la comparaison soient
exactement comparables, il convient d'ajouter aux 353 batail-
lons allemands, 87 bataillons d'Ersatz, et même une grande
partie des 314 bataillons de Landwehr, presque entièrement
composés d'hommes ayant l'âge de nos réservistes. L'Alle-
magne avait, il est vrai, des disponibilités plus grandes que
la France, — moins grandes qu'on ne le suppose générale-
ment : en 1913, 4.370.000 hommes instruits contre 3.978.000
pour la France (5). Mais, tout compte fait, elle y a puisé aussi
largement, sinon plus largement que la France. Si, « toutes
proportions gardées », l'effort français paraît avoir été supé-
rieur à l'effort allemand, à quoi cela tient-il exactement ? A ce
qu'en France, on avait fini par appeler chaque année sous les
drapeaux à peu près tous les hommes valides, tandis qu'en
teil et Palat (Lanrezac, oiwr. cité, pp. 208, 232, 245, et 266, et général
Palat, Souvenirs de guerre dans les Archives de la Grande Guerre, n° 40,
pp. 1218, 1219, 1222).
(1) Cette étude déborde le cadre que nous nous sommes tracés. Notons
seulement que, si la 51^ D.R. a mal rempli sa mission de flanc-garde à la
bataille de Charleroi, la 68^ D.R. a fait meilleure contenance à la bataille
de Morhange et a pu couvrir la retraite générale avec le 20^ corps. Les
divisions de réserve ont également à leur actif le succès d'Étain, dans les
journées du 24 et du 25 août ; le 24 août au soir, le général Maunoury écrit
dans son rapport au G. Q. G. r « Cinq divisions de réserve ont attaqué aujour-
d'hui de front et de flanc la gauche ennemie. La situation paraît excellente.
Les divisions de réserve ont fait preuve de solidité. » (Cf. ENGERAND.fîrzcy,
pp. 171 et 178).
(2) N'étant pas considérés comme de véritables unités combattantes, cer-
tains régiments de réserve sont partis sans mitrailleuses (Cf. pénéral Per-
ciN 1914, p 89).
(3) Pourquoi 38 ? Le recensement de 1911 donne 39.600.000.
(4) Général Buat, ouvr. rite, 66.
(5) Déclarations du général Pau au Sénat, 31 juillet 1913.
L'UTILISATION DES RÉSERVES EN 1914 333
Allemagne on n'appelait qu'une partie du contingent. Mais
quel était le but poursuivi du côté français ? Maintenir les
formations actives à un effectif aussi élevé que possible. Les
formations de réserve n'en ont bénéficié que par ricochet.
Les unités de réserve allemandes ont été formées norma-
lement avec les hommes des classes 1908 à 1904, âgés de
26 à 30 ans ; les unités de réserve françaises, avec les hommes
des classes 1906 à 1903, âgés de 28 à 31 ans. La diffé-
rence n'est pas grande et il paraît exagéré d'affirmer que
du côté allemand « armée active et unités de réserve partirent
avec des soldats âgés au plus de 28 ans, alors qu'en France,
des unités de même nature incorporèrent des réservistes ayant
depuis longtemps dépassé la trentaine » (1). Le fait est que
l'Allemagne aurait pu ne pas incorporer dans ces unités
dos hommes âgés de plus de 28 ans, comme la France aurait
pu ne pas y incorporer des hommes âgés de plus de 30 ans.
S'il y eut cependant, de part et d'autre, dans les unités de
réserve, des hommes atteignant ou ayant dépassé la tren-
taine, c'est que, de part et d'autre sans doute, on a puisé
dans la masse sans y regarder de très près. Au surplus,
cette question a-t-elle une si grande importance ?
Les Français ont renoncé à former des corps de réserve
« en raison des difficultés que présentait l'organisation du
commandement et des services de ces grandes unités créées
dé toutes pièces à la mobilisation » ; ils se sont contentés de
former des groupes de divisions de réserve, — 4 groupes de
3 divisions en 1914. Les Allemands ont surmonté les difficultés
qui avaient arrêté notre Etat-major ; ils ont constitué des
corps de réserve, de composition presque identique à celle
des corps actifs (exception faite pour l'artillerie) : 14 corps
de réserve en 1914. L'Etat-major allemand a donc été, semble-
t-il, plus loin que l'Etat-major français dans la voie de l'orga-
nisation des réserves.
Les Allemands ont posé le principe que les troupes de
réserve devaient être employées au combat comme les troupes
de l'active, et ils n'ont pas hésité à appliquer le principe :
tous leurs corps de réserve ont participé à l'offensive initiale
(13 C. R. sur le front ouest). Les Français ont posé le
principe contraire que « les unités de réserve ne pouvaient
(1) Général Buat, ouvr. cité,~p. 3.
334
HISTOIRE DE LA GUERRE
en aucun cas être assimilées à des unités actives », et qu'on
ne pouvait les utiliser en première ligne qu'à des missions
spéciales, d'ordre défensif : 14 divisions de réserve ont été
adjointes à cet effet à nos armées de première ligne ; elles
n'ont joué qu'un rôle secondaire dans l'offensive initiale. On
est donc fondé à dire que c'est l'Etat-major français, et non
pas l'Etat-major allemand « qui avait peu de foi dans la
capacité offensive des grandes unités entièrement composées
de réservistes ». Simple constatation de fait : nous ne préten-
dons nullement discuter les doctrines.
*
Reste la question de savoir si le commandement français
a été surpris par l'entrée en ligne des corps allemands de
réserve dès le début des opérations. C'est l'opinion courante.
A vrai dire, elle paraît assez fondée.
A l'appui de cette opinion, on peut invoquer en effet :
1° les déclarations faites par le général Pau, commissaire
du gouvernement, le 31 juillet 1913, à la tribune du Sénat ;
il y est question des réserves allemandes « destinées comme
chez nous à étayer l'armée active, à la remplacer dans les
missions secondaires » (1) ;
2° certaines déclarations très catégoriques recueillies par
la Commission d'enquête de Briey, notamment celles relatives
à l'entrevue du général de Castelnau et du général Lebas, le
14 juin 1912 (c'est la scène bien connue du « double déci-
mètre : « De combien de corps d'armée, aurait déclaré
le général de Castelnau, pensez-vous que nos ennemis puis-
sent disposer au moment de la mobilisation ? — 23 ou 25
au plus, car nous ne pouvons admettre que dès le début des
opérations leurs réserves soient en ligne » (2) ;
3° la brochure anonyme, et qu'on peut qualifier d'officieuse,
dont l'auteur était le général (alors lieutenant-colonel) Buat,
sur la concentration allemande (3) : l'auteur prévoyait que
(1) J. Officiel du !«' août 1913, p. 1277.
(2) Procès-verbaux, 1" partie, p. 182, déposition de M, Georges Vandame,
qui, étant rapporteur du projet de déclassement de la place de .Lille, a
assisté à l'entretien des deux généraux.
(3) La Concentration allemande, d'après un document trouvé dans un
compartiment de chemin de fer, traduit fidèlement par XXX. Paris, Chape-
lot, 1914, p. 18.
l'utilisation des réserves en 1914 335
l'Allemagne mettrait en ligne contre la France 22 corps actifs
« dont l'infanterie sera presque exclusivement composée
d'hommes du contingent ». « Viendront s'y joindre 20 divi-
sions de réserve, sur 25 », évaluées à 320.000 hommes.
4° les premiers bulletins de renseignement du G. Q. G. en
août 1914. Le bulletin du 6 août (1) signale que les Alle-
mands semblent « exécuter un plan de concentration conçu
il y a deux ans, et dont on a eu communication » ; il évalue
le groupement ennemi de droite à 15 corps actifs (armée
nord 5 corps, 2 ou 3 D. R... ; armées du sud, 6 et 4 corps ;
(« ces armées n'ont pas de D. R. Ce qui semble indiquer
qu'elles forment essentiellement la troupe de choc ») ; il ne
mentionne que 2 corps de réserve en Alsace ; « au total
contre nous 20 corps (actifs), 7 D. R. (ou 8 ?) », Jusqu'au
16 août au soir, l'ordre de bataille allemand, tel que se le
représente le G. Q. G* français, ne comprend pas de grandes
unités de réserve, sauf à l'aile gauche : les forces allemandes
réunies autour de Thionville, dans le Luxembourg, et en
Belgique sont évaluées 13 à 15 corps (actifs) (2). L'exposé
du Service historique nous apprend que « le 17 août, tard
dans la soirée, arrive au G. Q. G. un renseignement sérieux
signalant pour la première fois la présence de corps de réserve
allemands derrière les corps actifs » (3) ;
5° la conviction manifestée par le général en chef, jusqu'au
23 août I9I4, que nous avions une « supériorité numérique »
marquée sur les armées allemandes opérant en Belgique. On
peut lire en effet dans son rapport au Ministre de la Guerre,
daté du 23 août, 7 heures : « Nous avons pris depuis hier
l'offensive... entre la région de Longvvy et celle de Mézières.
Dans la partie droite, nous ne progressons que lentement,
malgré une supériorité numérique marquée... Dans la partie
gauche, se développe une action en terrain parfois difficile.
Ici encore nous avons une supériorité numérique considé-
rable... » (4).
(1) Procès-verbaux, 1" partie, p. 360.
(2) Les Armées françaises, pp. 342-343 ; cf. Instruction n" 13, publiée
dans Engerand, Briey, p. 209.
(3) Les Armées françaises, p. 348. Cependant, dès le 12 août, la 5» armée
avait attiré l'attention du G.Q.G. sur la possibilité de voir chez les Allemands
des corps de réserve juxtaposés aux corps actifs. » (Le Plan XVII dans
la Revue de Paris, 15 mars 1920, p. 347).
(4) G.Q.G. pièce 300 n° 1788, citée par F. Emoérand, Briey, p. 129.
336 HISTOIRE DE LA GUERRE ' r
De ces témoignages et de ces textes, on serait en droit de
conclure que, si le commandement français soupçonnait l'exis-
tence de corps de réserve allemands, il n'escomptait pas leu'r
entrée en ligne immédiate dans la bataille. Cependant le
général Regnault, qui fut sous-chef de l'Etat-major de l'Armée
de 1910 à 1912, a déclaré, de son côté, à la Commission
d'enquête de Brie3% qu'il avait eu au 2^ bureau des rensei-
gnements formels sur l'emploi des réserves par les Alle-
mands (1) ; par la suite, il a précisé qu' « en 1911, le service
des renseignements fit parvenir à l'Etat-major de l'Armée
la critique par le général de Moltke d'un exercice sur la
carte exécuté... par le grand Etat-major allemand. Cette cri-
tique... faisait ressortir que les Allemands considéraient
l'emploi des corps de réserve à côté des corps actifs comme
de règle dans l'armée allemande aussi bien que dans l'armée
française... » (2). Mais voici mieux : l'exposé du Service histo-
rique nous affirme que l'Etat-major français savait, depuis
1905, que les formations allemandes de réserve pourraient être
groupées en corps d'armée, qu'il avait étudié le dernier plan
de mobilisation allemand, daté du 9 octobre 1913 et entré
en application le P'" avril 1914, et que l'analyse de ce
document faite en mai 1914 lui avait confirmé l'existence
des corps de réserve, et leur rôle identique à celui des corps
actifs. La conclusion de l'analyse disait textuellement : « En
résumé, le corps d'armée de réserve, destiné à être employé
à des opérations actives, comme le corps actif, est devenu,
d'après le nouveau plan de mobilisation, un outil plus homo-
gène et mieux encadré que précédemment, tout en étant plus
léger que le corps actif » (3). Enfin, on nous apprend que
les forces concentrées contre la France étaient évaluées à
« 20 corps actifs, 10 corps de réserve, 8 divisions de cava-
lerie et 8 divisions de réserve » ÇA).
Il faut avouer que de telles révélations sont assez déconcer-
tantes et qu'elles ne paraissent pas de nature à éclaircir le
problème historique, déjà si compliqué, de la mise en œuvre
{V\ Procès-verbaux, V> partie, p. 326.
(2) Général Regnault, LVc/iec du p/an 17, dans iîepued* Paris, 15 juillet
1920, p. 370.
(3) Les Armées françaises, p. 39.
(4) Les Armées françaises, p. 40.
l'utilisation des réserves en 1914 337
du plan XVII. D'où vient que les dix corps de réserve alle-
mands, prévus dans les évaluations de mai 1914, soient com-
plètement négligés dans les évaluations d'août 1914 ? Faut-il
admettre que le 3^ bureau ignorait ce que savait le 2* bureau ?
ou bien encore — hypothèse plus vraisemblable — que le
commandement ne croyait pas aux renseignements fournis
par les bureaux ? Sur ce point nous devons nous, borner à
constater sans conclure. L'énigme reste à déchiffrer : attendons
que passe Œdipe.
Jules Isaac
DOCUMENTS
Le Procès Soukhom!inof«
La Genèse de l'affaire.
Le procès de l'ex-ministre russe de la guerre, le général
Soukhomlinof, mérite l'attention particulière des historiens de
la Grande Guerre. Appelé à ce poste en 1909, le général
Soukhomlinof fut le principal collaborateur du défunt empe-
reur Nicolas II pour l'organisation de notre armée après la
malheureuse campagne du Japon. La question de sa respon-
sabilité propre dans la préparation défectueuse de nos troupes
et dans l'insuffisance des munitions dont elles étaient pourvues
fut posée par la Douma au printemps 1915, après la retraite de
notre armée de Galicie. Sous la pression de l'opinion publique
surexcitée, l'Empereur fut obligé de se séparer de son vieux
collaborateur. Le 13 juin 1915, fut publié l'ordre du monarque
portant nomination du général Soukhomlinof comme m.embre
du Conseil d'Empire, qui est notre Haute Assemblée législa-
tive ; il était relevé de ses fonctions de ministre de la guerre.
L'ordre était accompagné d'une lettre extrêmement bienveil-
lante de l'Empereur à son ministre favori. Cette mesure ne sa-
tisfit cependant ni la société, ni la Douma qui reflétait l'opinion
publique. Les nouvelles, qui continuaient d'arriver, sur les hor-
reurs de la retraite de Galicie et sur l'état de nos troupes, dé-
sarmées et décimées par le feu des canons allemands, attisaient
l'indignation publique contre les coupables de la catastrophe,
et surtout contre le général Soukhomlinof. Des bruits de trahi-
son pénétraient dans la société. Pour calmer les esprits surex-
cités, on décida de constituer une commission qui devait éclair-
LE PROCES SOUKHOMLINOF 339
cir la situation. Le 25 juillet 1915, fut publié un ordre de
l'Empereur établissant une Haute Commission en vue d'une
« enquête à tous les points de vue », comme disait l'ukaze,
« sur les circonstances qui ont causé l'approvisionnement trop
« tardif et insuffisant de l'armée en munitions ■». Le général du
génie Pétrof, très connu dans les milieux militaires, fut nommé
chef de cette commission. Il eut comme collaborateurs les vice-
présidents des deux assemblées législatives et des représen-
tants du Conseil d'Empire et de la Douma. Le gouvernement se
disait probablement que le problème très compliqué, proposé
par lui, demanderait beaucoup de temps pour être résolu, et
qu'il aurait remédié au mal avant que la commission eût fini
ses travaux. D'ailleurs, les attributions de la commission
étaient limitées par l'ukaze, qui ne la chargeait de dévoiler
que les causes de la catastrophe, et nullement ses auteurs. Mais
ces calculs, s'ils existaient, étaient mal fondés ; car, dès le
début de ses travaux, la commission reçut des renseignements,
qui dévoilaient des actes criminels du ministre de la guerre
lui-même. La communication du ministre de la justice au
général Pétrof, datée du 15 août 1915, était à ce point de vue
d'une importance capitale. Il s'y agissait de faits mis au jour
par une enquête, commencée à cette époque, sur les agisse-
ments du lieutenant-colonel Miassoïédof et ses nombreux com-
plices, accusés tous d'espionnage. Ces circonstances établis-
saient une grande intimité entre le général Soukhomlinof et un
certain nombre de personnes convaincues d'espionnage et de
malversations, au temps où elles approvisionnaient l'armée de
fournitures militaires. On ne saurait passer sous silence que le
ministre de la justice avait reçu du monarque une autorisation
particulière pour communiquer les renseignements sus-men-
tionnés. Dans ces conditions, la commission ne put faire
autrement que d'établir la responsabilité personnelle du géné-
ral Soukhomlinof. Le travail dans ce sens fut mené avec une
grande énergie. A la fin de février 1916, la commission avait
rassemblé des matériaux considérables, qui établissaient
surabondamment que le général Soukhomlinof était coupable
d'espionnage et de bien des malversations. La mise en juge-
ment de l'ancien ministre de la guerre devenait inévitable.
Les formes en vigueur alors pour les poursuites intentées
aux ministres, aux membres des deux assemblées législatives
et à certains représentants de l'autorité supérieure pour des
340 HISTOIRE DE LA GUERRE
délits de service, ou commis dans l'exercice de leurs fonctions,
étaient les suivantes : les plaintes ou les rapports sur les délits
commis par ces personnes devaient être autorisés par l'Em-
pereur lui-même ; il pouvait ne pas donner suite auxdites
plaintes ou rapports, ou bien les soumettre à une assemblée,
qu'on appelait premier département du Conseil d'Empire.
Cette assemblée se composait de membres du Conseil, nommés
pour un an par le monarque. Elle était autorisée soit à ne pas
donner suite aux plaintes et aux rapports, soit à ordonner une
enquête préalable sur les délits qu'elle considérait comme
graves. L'ordre de commencer une enquête préalable était
exécuté sans qu'on demandât une nouvelle autorisation au
monarque. Un « sénateur » de la Cour de cassation pour les
affaires civiles et criminelles était nommé par l'Empereur à cet
effet.
Le Sénat Dirigeant occupait une place à part dans l'orga-
nisation politique de la Russie. Il réunissait et englobait tous
les organes juridiques et administratifs de l'Empire : la Cour
de cassation pour les affaires civiles et criminelles était tout
naturellement du nombre. Les organes juridiques du Sénat
s'appelaient « départements ». L'Empereur lui-même était le
président du Sénat ; ceux des départements s'appelaient « pre-
miers présidents », et les membres de la Haute Assemblée « sé-
nateurs ». Le Sénat avait son procureur, qui, aux termes de la
loi russe, se nommait « Procureur général ». Il était le chef de
tous les procureurs de Russie. Ces fonctions étaient générale-
ment remplies par le ministre de la justice. Les procureurs des
départements ou « Ober-Procureurs » et leurs aides nommés
« Ober-Procureurs adjoints » étaient immédiatement subor-
donnés au Procureur général. Un des membres des cours de
cassation civile ou criminelle de l'Empire remplissait les
fonctions de juge d'instruction dans les affaires de délits de
service pu de délits commis, dans l'exercice de leurs fonctions,
par les représentants supérieurs du pouvoir. La loi revêtait
des fonctions de procureur dans les affaires de ce genre
r « Ober-procureur » de la Cour criminelle de cassation, fonc-
tions que remplissait celui qui écrit ces lignes au moment où
l'affaire Soukhomlinof a commencé.
L'enquête préalable était soumise à des principes géné-
raux : une fois terminée, elle était expédiée par le sénateur-ju-
ge d'instruction à l'Ober-procureur, qui la soumettait, accom-
LE PROCÈS SOUKHOMLINOF. 34I
pagnée de ses conclusions écrites, au premier département du
Conseil d'Empire déjà cité. Dans ces conclusions, le Procureur
exposait en détail les circonstances de l'affaire mises au jour
par l'enquête, de même que son opinion sur le bien-fondé de la
mise en jugement de l'inculpé ; s'il était défavorable à ce der-
nier, il devait énumérer les crimes dont il fallait l'accuser.
Après l'examen de l'affaire et les conclusions de l'Ober-pro-
cureur, le premier département du Conseil d'Etat décidait de
traduire l'inculpé en justice, ou de lui infliger un châtiment
disciplinaire, ou bien de classer l'affaire. Cette décision n'était
exécutable qu'après avoir été approuvée par le monarque, qui
avait seul qualité pour terminer l'affaire. Lorsqu'on mettait
l'accusé en jugement, l'affaire était jugée par un tribunal
spécial, que la loi russe nommait « Haute Cour criminelle »
et qui était établi sur un ordre spécial du monarque. Il se
composait d'un président choisi tous les ans, « sans en rendre
compte à personne », par l'Empereur, parmi les membres du
Conseil d'Empire, de trois « sénateurs-premiers présidents »
et de cinq sénateurs ordinaires, nommés également par le
tsar. La loi chargeait des fonctions de procureur à la Haute
Cour criminelle l'Ober-procureur du département criminel de
cassation du Sénat. Les arrêts de cette cour étaient sans appel,
et les condamnés n'avaient que le recours en grâce à leur
disposition.
La décision de la Haute commission de traduire l'ancien
ministre de la guerre, général Soukhomlinof, devant une cour
criminelle, ne pouvait donc être réalisée que si cette commis-
sion soumettait ses conclusions à l'examen de l'Empereur. La
commission usa de son droit. Le tsar, ayant pris connaissance
de son rapport, fit remettre l'affaire au premier Département
du Conseil d'Empire. Le 15 mars 1916, cette assemblée prit
la décision de faire faire une enquête préalable sur l'accusa-
tion, portée contre le général Soukhomlinof, de toute une série
de crimes, entre autres celui de haute trahison. A cette époque,
le général Soukhomlinof était déjà mis en disponibilité par
retrait d'emploi- La décision prise par le premier département
du Conseil d'Empire, publiée dans les journaux, fit une grande
impression sur la société et la Douma. Le fait qu'un homme
soupçonné à bon droit de crimes graves avait rempli, pendant
de longues années, les fonctions de ministre de la guerre à
l'époque redoutable de la réorganisation de notre armée, ne
342 HISTOIRE DE LA GUERRE
pouvait pas ne pas susciter de très sérieuses craintes pour l'is-
sue de la guerre. De plus, personne n'ignorait que le général
Soukhomlinof jouissait d'une confiance illimitée et d'une gran-
de sympathie de la part du défunt empereur. Dans ces condi-
tions, il était difficile d'exagérer la portée sociale et politique
du procès intenté. Rien d'étonnant qu'au cours de l'enquête
préalable se soit formée, autour de cette affaire, une atmosphè-
re absolument malsaine de luttes à la cour et dans les milieux
gouvernementaux. Le défunt Empereur ne croyait probable-
ment pas à la culpabilité de son ancien collaborateur ; mais,
décidé à laisser l'affaire suivre son cours, conform.ément à la
loi, il se borna d'abord à écouter les rapports du ministre ,de
la justice sur la marche de l'enquête préalable, et ne fit pas
voir son désir secret d'apprendre que les recherches sur les
crimes dont on accusait le général Soukhomlinof prenaient
une tournure qui lui était favorable. Averti par le ministre de
la justice Khvostof qu'on allait mettre le général Soukhomlinof
en détention préventive, l'Empereur ne fit aucune objection
contre cette mesure. Au bout de quelques mois cependant,
l'humeur du tsar changea sous l'influence de l'Impératrice. Un
groupe d'habitués de la cour était arrivé à faire croire à
l'Impératrice que l'ancien ministre de la guerre était une vic-
time innocente des milieux de l'opposition et que son procès
ne laisserait pas d'être dangereux au point de vue politique.
L'Empereur penchait de plus en plus vers ce point de vue ;
mais le ministre de la justice Khvostof était un défenseur
décidé du principe de la légalité et de l'indépendance de la
justice ; dans ses rapports au monarque, il ne se lassait pas de
répéter qu'il était impossible de classer l'affaire Soukhomlinof,
étant donné l'énervement général, et qu'un procès public in-
tenté à l'ancien ministre de la guerre était le seul moyen
d'apaiser l'indignation populaire contre le principal auteur de
nos défaites. Les arguments du ministre eurent du succès
pendant quelque temps ; mais l'influence de l'Impératrice
finit par triompher. Dans l'été 1916, le tsar nomma Khvostof
ministre de l'intérieur, et confia le portefeuille de la justice au
membre du Conseil d'Empire Makarof. L'expîication officielle
de cet ukaze était la suivante : le président du Conseil des
ministres, Stiirmer, ne pouvait plus diriger la politique générale
et faire en même temps le travail du ministre de l'Intérieur.
Mais, en réalité, nous étions redevables de ce changement au
LE PROCÈS SOUKHOMLINOF 343
désir ferme de l'Impératrice de voir l'affaire Soukhomlinof
classée, à l'aide d'un ministre de la justice plus accommodant.
L'Empereur jeta donc son dévolu sur le membre du Conseil
d'Empire Makarof, qui ne réalisa pas les espérances qu"on
avait fondées sur lui. Aidé par moi, il étudia rapidement l'af-
taire du général Soukhomlinof et fit savoir au tsar, quelques
jours après sa nomination, que l'enquête préalable ne pouvait
pas être supprimée, et qu'étant donnée la situation, il n'y avait
aucun motif légal pour remettre le général Soukhomlinof en
liberté. Dans ces conditions, les défenseurs influents du géné-
ral Soukhomlinof furent obligés de renoncer pour quelque
temps à leur projet d'arriver à étouffer l'affaire. Leurs efforts
se portèrent d'un autre côté et finirent par être couronnés de
succès.
Peu de temps après son entrée en fonctions, le ministre de
la justice Makarof reçut, de Mohilef , un télégramme signé par
l'Empereur, contenant l'ordre de remplacer la détention du
général Soukhomlinof par des arrêts à domicile. Cette mesure
de garantie personnelle de l'accusé n'était pas inconnue à
notre code de procédure criminelle, du temps de la monarchie.
Mais un ordre semblable de l'Empereur était entièrement en
dehors des usages administratifs russes. D'après les lois en
vigueur, le monarque avait le droit d'amnistie partielle ; mais
cette faveur du chef de l'Etat n'était accordée qu'à des person-
nes condamnées à une peine quelconque par l'arrêt d'un tri-
bunal. Or il s'agissait à ce moment d'un arrêté de juges qui
pouvait être modifié par le sénateur-juge d'instruction, ou par
rOber-procureur qui surveillait l'enquête, ou bien encore par
décision de la Haute Cour criminelle. Ayant pesé mûrement
les choses, le sénateur-juge d'instruction prit la résolution dj
se soumettre à la volonté du monarque et de remplacer la
détention du général Soukhomlinof par des arrêts à domicile.
Il le fit par un ordre émanant de sa personne. Quant au télé-
gramme du tsar, il resta dans les dossiers du ministre de la
justice et ne fut pas inséré dans celui du juge d'instruction.
Bientôt après, le ministre de la justice Makarof reçut de
l'Empereur un nouveau télégramme dont la teneur était à peu
près la suivante : « Par la présente, je vous ordonne d'arrêter
pour toujours l'affaire de l'ancien ministre Soukhomlinof. »
La loi citée plus haut, loi qui avait force en Russie, n'autorisait
pas le monarque à faire un tel acte. De plus, l'exécution de
5^4 HISTOIRE DE LA GUERRE
l'ordre du monarque, dans le cas présent, était dangereuse
politiquement. Informé de ce qui se passait, le président du
Conseil des ministres, Trépof, convoqua en session extraor-
dinaire un Conseil qu'il présida et qui, à l'unanimité, résolut
de s'adresser au monarque, en lui demandant de revenir sur
sa décision. L'Empereur ne voulut pas entrer en conflits avec
tout son gouvernement, et donna l'autorisation de ne pas exé-
cuter son ordre.
La lutte qui était née autour de l'affaire du général
Soukhomlinof ne s'arrêta pas là. Les partisans de l'ex-ministre
rassemblèrent leurs efforts dans le même but, pour obtenir le
départ du ministre de la justice Makarof, qui leur résistait.
En décembre 1916, par ukaze de l'Empereur, Makarof fut
congédié et nommé membre du Conseil d'Empire. Le même
ukaze nommait le sénateur Dobrovolsky ministre de la justice.
Comme son prédécesseur, dès son entrée en fonctions, il prit
connaissance de l'enquête préalable de l'affaire du général
Soukhomlinof, et comme M. Makarof, dès son premier rap-
port à l'Empereur, il exprima catégoriquement la nécessité de
la mise en jugement de l'ex-ministre de la guerre.
Le ministre de la justice Dobrovolsky ne fut pas « remercié »
par l'Empereur. Il abandonna son poste en février 1917, par
la force des choses, après avoir été arrêté sur l'ordre du
gouvernement provisoire, et enfermé dans une des casemates
de la forteresse Pierre-et-Paul, à Pétrograd. Son remplaçant
fut un avocat, peu connu jusque là, élu au commencement de
la Révolution de février comme secrétaire du président du
Soviet des députés soldats et paysans, puis premier ministre,
ministre de la guerre, commandant en chef de l'armée, —
Kerensky.
A ce moment, l'enquête préliminaire sur l'affaire du général
Soukhomlinof était déjà terminée. Outre le général Soukhom-
linof, sa jeune femme, Catherine Soukhomlinof, était inculpée
comme complice ; sa présence au jugement et à l'enquête était
garantie par une forte caution. Un des premiers actes du
gouvernement provisoire au sujet de cette affaire fut de mettre
sous arrêts le général Soukhomlinof et sa femme. Cette mesure
prise, en dehors de l'autorité judiciaire, à l'égard de l'ancien
ministre, trouvait, sinon sa justification, au moins son explica-
tion dans « le droit révolutionnaire » au nom duquel agissait
le nouveau gouvernement. — Pourquoi a-t-on jugé nécessaire
LE PROCÈS SOUKHOMLINOF 345
de mettre ensuite en prison M'"^ Soukhomlinof ? Je l'ignore,
et je ne le comprends pas. — Ces mesures montrent, en tous
cas, que le nouveau gouvernement, en la personne de Ke-
rensky, attachait à l'affaire du général Soukhomlinof une
grande importance.
Un des premiers actes du nouveau ministre de la justice
fut la création, sous la présidence de Mouravief, avocat de
Moscou, d'une commission extraordinaire d'enquête pour l'ins-
truction des actes criminels des ministres et des hauts fonc-
tionnaires du gouvernement impérial.
Le gouvernement provisoire fondait de grandes espérances
sur cette commission. La découverte des abus des représen-
tants responsables du gouvernement déchu devait consolider la
situation du nouveau gouvernement et justifier l'arrestation de
la plupart des ministres. Mais tous les efforts des nombreux
collaborateurs de cette commission restèrent sans résultat. La
commission ne parvint pas à établir des faits délictueux de la
part des hauts fonctionnaires de l'ancien régime. Pour justifier
l'existence du nouvel organe exceptionnel chargé de fonctions
judiciaires, il fut décidé de lui remettre l'enquête préalable, dé-
jà terminée à ce moment, sur l'affaire du général Soukhomlinof
et de sa femme, et de les livrer au tribunal selon la procédure
exceptionnelle qui avait été établie, pour les procès futurs, —
ceux qui surgiraient à la suite des affaires de malversations
découvertes par la commission.
L'étrange concours de circonstances, qui avait si fatalement
influé sur la carrière administrative des deux ministres de la
justice du gouvernement impérial, devait affermir la position
du nouveau ministre, comme représentant de la démocratie
révolutionnaire au sein du gouvernement provisoire. Le ca-
ractère exclusivement politique de la mesure prise était sou-
ligné par cette circonstance que, au moment où l'on remettait
l'affaire à la Commission extraordinaire d'enquête, le gouver-
nement provisoire avait déjà publié une nouvelle loi sur le
mode de mise en jugement et sur la compétence en matière de
crimes commis par des ministres. D'après cette nouvelle loi, le
Sénat Dirigeant servait de Chambre de mise en accusation
pour les affaires de ce genre ; l'examen du fond était confié
à une commission des sénateurs du département de cassation
pour les affaires criminelles, assistée d'un jury. La nouvelle loi,
comme l'ancienne, investissait des fonctions de procureur
346 HISTOIRE DE LA GUERRE
r « Ober-procureur » du département de cassation pour les af-
faires criminelles. Il aurait semblé qu'il n'y avait aucune raison
d'enfreindre la loi qui venait d'être établie. En réalité, le dossier
de l'affaire, sur l'initiative du ministre de la justice Kerensky,
fut demandé à la Commission extraordinaire d'enquête et sou-
mis à l'examen, non pas du Sénat Dirigeant, mais du gouver-
nement provisoire qui, d'après un décret publié dans le Recueil
des lois et des décrets du gouvernement, c'est-à-dire dans
l'ordre conforme à la loi, traduisit le général Soukhomlinof et
sa femme devant le Sénat Dirigeant, avec assistance d'un jury.
L'examen de l'affaire dura un mois (août-septembre 1917)
à Petrograd.
A la commission juridique du gouvernement prirent part les
sénateurs suivants : Tagantsef en qualité de président, lour-
chevsky, Tchebychef en qualité de membres. L'auteur de ces
lignes remplissait les fonctions de procureur de la chambre
criminelle de la Cour de cassation, assisté spécialement pour
cette affaire d'un jeune avocat, Dantchitch, nommé dans les
fonctions d'ober-procureur adjoint.
Ce dernier, d'après la pensée du gouvernement, devait pren-
dre part à l'affaire, en qualité d'accusateur public.
L'idée de faire participer des représentants de la société en
qualité d'accusateurs, de pair avec la procurature du gouver-
nement, dans les procès criminels, avait surgi au commence-
ment du ministère de Kerensky à la justice, mais n'avait pas
été mise à exécution.
C'est seulement après qu'il eut été décidé que l'affaire
Soukhomlinof viendrait devant le tribunal, que le ministre de
la justice Zaroundy souleva de nouveau la question ; mais,
comme il était impossible faute de temps de faire cette ré-
forme sous forme de loi, en modifiant le texte du Code de
procédure criminelle, il fut décidé de proposer à l'un des mem-
bres du barreau de Petrograd de se présenter comme accu-
sateur public, dans le procès en instance, en qualité de membre
provisoire de 1' « ober-procurature ».
Le choix de Zaroudny tomba sur M. Dantchitch, qui ne put
prendre une part active au procès parce qu'il lui fut im-
possible, faute de temps, de prendre connaissance de l'enquête.
Trois avocats de Petrograd furent les défenseurs des accusés.
Les jurés furent choisis dans la liste établie pour le tribunal
de Petrograd en vue des affaires de droit commun : 12 jurés
LE PROCÈS SOUKHOMLINOF 347
ordinaires, 2 suppléants furent tirés au sort ; c'étaient en partie
des intellectuels, en partie des petits commerçants.
Les séances du tribunal durèrent trente jours. Les jurés
furent enfermés dans les locaux du tribunal pendant tout le
temps que se jugea l'affaire, suivant l'ordre légal.
La tranquillité ne fut pas troublée. L'affaire fut examinée
dans l'atmosphère calme d'un procès ordinaire. En dehors des
murs du tribunal, la soldatesque et la populace révolution-
naires s'agitaient. Les bruits qui circulaient en ville parvinrent-
ils jusqu'aux jurés ? Il est difficile de le dire ; leurs relations
avec l'extérieur avaient été complètement rompues.
La conduite des jurés au tribunal, leur attention, prouvaient
qu'ils n'avaient pas perdu leur bon sens. En repoussant l'une
des accusations portées contre le général Soukhomlinof et en
acquittant sa femme, ces représentants de la conscience so-
ciale ont, par leur verdict, montré leur sagesse et leur appré-
ciation objective des preuves.
Au moment de l'examen de l'affaire, le gouvernement pro-
visoire avait promulgué une loi sur la suppression de la peine
de mort, qui menaçait l'accusé pour trahison d'après l'ancienne
loi.
Le Sénat Dirigeant condamna le général Soukhomlinof aux
travaux forcés à perpétuité. Ce fut le seul ministre du gou-
vernement impérial déchu qui fut reconnu coupable de crime
d'une façon légale.
Les bolcheviks, qui s'étaient emparés du pouvoir, exécu-
tèrent la plupart des ministres du tsar, et montrèrent des
sentiments particuliers envers le général Soukhomlinof, qui,
par un décret spécial, fut amnistié et libéré de toute peine.
V. NOSSOVITCH,
Ancien procureur général près
la Chambre criminelle de la Cour
de Cassation de Russie.
BIBLIOGRAPHIE
LES ORIGINES DE LA GUERRE : LE DERNIER ETAT DE LA
THESE ALLEMANDE.
I
Au début du mois d'août, le comte de Montgelas, qui a été, en
1919, l'un des éditeurs des Documents allemands sur les origines
de la guerre et qui est, depuis lors, un des experts de la Commission
d'Enquête du Reichstag, a publié, à Berlin, sous le titre Leitfaden zur
Kriegsschuldfrage (1) (Fil conducteur pour la question des responsa-
bilités), une étude importante, qui se présente comme le résumé de
toutes les protestations allemandes contre l'art. 231 du Traité de
Versailles.
L'auteur retrace d'abord brièvement l'histoire des relations interna-
tionales pendant les années qui ont précédé la guerre. Le point de
départ, c'est l'accord anglo-russe de 1907, qui, dans l'esprit du comte
c!e Montgelas, achève l'encerclement de l'Allemagne. Dans chacune
des crises qui se succèdent depuis cette date — crise bosniaque (1909),
crise marocaine (1911), guerres balkaniques (1912- 1913), — l'Alle-
magne ne cherche pas à provoquer la guerre ; au contraire, elle s'ap-
plique à retenir l'Autriche, tandis que l'Angleterre, en 1911, la France,
en 1913, ne font rien pour apaiser les difficultés. C'est la Wilhelmstrasse
encore qui tente, au printemps de 1912, un rapprochement avec
l'Angleterre et même avec la France. Les préparatifs militaires du
Reich restent inférieurs à ceux de ses adversaires éventuels. L'Etat-
major allemand n'obtient pas du Reichstag les créations nouvelles
de grandes unités qu'il demande, en 1913. Au moment de la déclaration
de la guerre, les forces actives qu'il possède sont inférieures à celles
de^ la France, en dépit de la différence des populations. Comment
prétendre que l'Allemagne a prémédité une agression, alors qu'elle a
laissé passer, à cinq reprises depuis 1905, des occasions favorables
pour une guerre « préventive » ?
Survient l'attentat de Serajevo. L'Allemagne se décide, le 5 juillet,
à appuyer la politique autrichienne, et elle consent à une guerre austro-
serbe ; elle sait qu'un conflit général peut sortir de ces événements ;
(1) Berlin, W. de Gruytcr, 1923, in-8°, 208 p.
BIBLIOGRAPHIE 349
c'est un risque, à courir, mais un risque improbable. Pendant la
préparation de l'ultimatum, elle est tenue à l'écart ; à vrai dire, elle
tst bien au courant de certaines clauses que l'Autriche compte insérer
dans sa note ; mais la France aussi ne les connaissait-elle pas ? Lorsque
le texte de l'ultimatum est soumis au Chancelier d'Allemagne par le
gouvernement de Vienne, il est trop tard pour essayer de l'amender.
La Wilhelmstrasse est placée en face du fait accompli.
Dès lors, la politique allemande, dit l'auteur, — s'efforce d'éviter
la guerre européenne, tout en assurant à l'Autriche les moyens de
« châtier » la Serbie ; l'empereur Guillaume renonce même à l'idée
d'une guerre austro-serbe ; il estime que l'Autriche devrait se contenter
d'une action militaire limitée, d'une « prise de gages » ; il est prêt,
d'ailleurs, à accepter toute proposition de médiation, — à l'exception
pourtant de la « conférence », dont l'Angleterre avait pris l'initiative
le 26 juillet. Mais la décision de mobilisation partielle russe, suivie, le
lendemain, par l'ordre de mobilisation générale, vient annihiler ces
efforts. Qu'importent les déclarations de guerre adressées par le gou-
vernement de Berlin à la Russie et à la France ? Celui qui mobilise
est l'agresseur. C'est l'attitude de la Russie, c'est sa hâte à mobiliser,
qui ont déterminé la guerre européenne. La France et l'Angleterre
ont aussi, de ce fait, leur part de responsabilité ; à Londres, on n'a
jamais exercé sur les décisions de la Russie une action apaisante aussi
nette que celle que Berlin exerçait à Vienne ; à Paris, on s'est aperçu
bien vite que le gouvernement du tsar n'entendait pas recevoir de
conseils de modération ; dès lors, on a laissé faire ; on a laissé même
entendre à la Russie qu'elle pouvait mobiliser, pourvu que ses prépa-
ratifs fussent secrets.
Réduite à ses points essentiels, voilà quelle est la thèse du comte
de Montgelas.
Le procédé d'exposition est simple : des faits, des textes. L'argu-
iiientation est serrée, précise. Le récit, dans sa sécheresse voulue,
s'impose à l'attention. Il y a là un effort d'analyse et de synthèse qui
paraît dès l'abord mériter une étude sérieuse. Mais ce qui est
étrange pourtant, c'est le parti qu'a adopté le comte de Montgelas
pour traiter de certains détails importants. Dans la IIP partie de
l'ouvrage, intitulée Die Krise, il montre le développement des négo-
ciations diplomatiques du 28 juin au 4 août 1914 : le ton est ferme,
les événements se présentent avec une rigueur sereine ; il semble que
le doute ne soit même pas permis. Et puis, dans le chapitre suivant,
il reprend une à une quelques-unes des « particularités » de la crise,
pour en donner une étude critique (1). Dans le récit des événements
du 27 juillet, par exemple (p. 106-107), il n'est pas question de la
fameuse dépêche Szogyeny. Tout se passe comme si l'intervention
de la Wilhemstrasse auprès du Cabinet de Vienne ne comportait pas
de restrictions. Pour lire la phrase si grave de l'ambassadeur : « Le
(1) Dont certaines parties (celles qui concernent le Lokal Anzciger, les vio-
lations de frontière, par ex.) avaient déjà été publiées dans divers journaux
ou revues.
oro HISTOIRE DE LA GUERRE
gouvernement allemand affirme de la façon la plus formelle qu'il ne
s'identifie aucunement avec ces propositions.... », il faut attendre le
chapitre suivant (p. 175). Comment le lecteur, s'il n'est pas déjà
au courant de ces questions, pourra-t-il rapprocher les deux passages ?
Comment pourra-t-il apprécier l'importance du document Szogyeny ?,
je sais bien que ce texte est contestable ; mais, en l'éliminant par ce
tour de passe-passe, M. de Montgelas donne une certitude là où le
doute est encore permis. Est-ce un procédé historique ?
A vrai dire, en dépit de son titre, l'ouvrage n'est qu'un plaidoyer. A
îiiesure que l'on feuillette le volume, le ton de la polémique perce çà et
là, et le parti-pris éclate. L'auteur le reconnaît. Ne lui demandez pas de
rendre compte de tous les faits, de confronter tous les documents con-
nus ; n'attendez pas qu'il présente la contre-partie de sa thèse. Il connaît
tout cela, car il possède à fond les éléments de cette documentation
spéciale, mais il le néglige. Il semble que son seul but soit de montrer
que la thèse allemande ne manque pas d'arguments solides. Voilà,
disait Delbriick en présentant ce volume, une « arme pour la propa-
gande allemande» (1).
Il serait donc vain, dans ces conditions, de relever un à un tous
les aspects de la question que les Leitfaden traitent avec trop de
désinvolture. Puisqu'il s'agit d'un plaidoyer, prenons-le comme tel ;
il est préférable de négliger ici la partie de l'ouvrage qui concerne
les relations internationales avant l'attentat de Serajevo ; c'est une
simple esquisse violente et maladroite (2) ; personne ne peut se faire
d'illusions sur sa valeur historique ; mieux vaut s'arrêter à la crise de
juillet 1914, qui est évidemment, aux yeux de l'auteur lui-même, la
partie la plus sérieuse de l'ouvrage. H a pris soin de résumer sa
doctrine en des « thèses » qui donnent à sa pensée une rigueur
« luthérienne ». Les faits qu'il retient sont-ils certains ? Les argu-
ments qu'il apporte sont-ils fondés ? Les documents sur lesquels il
s'appuie sont-ils interprétés avec une rigueur suffisante ?
II
Au risque de prolonger à l'excès cette étude, je voudrais examiner
en détail quelques-unes de ces thèses, en les groupant autour de
l'idée centrale de l'ouvrage. L'Allemagne, dit M. de Montgelas, a
soutenu la politique autrichienne, pour autant qu'il s'agissait de châtier
la Serbie ; elle a bien accepté le risque d'une guerre européenne,
(1) D. AUgemeine Zeilunq, 27 juin 1923.
(2) Ex. : les passages où M. de Montgelas prétend qu'en France, avant la
guerre, les nationalistes songeaient à reprendre la Sarre, alors qu'il ne souffle
pas mot du pangermanisme, — où il essaie d'excuser l'attitude de l'Allema-
gne en face des propositions d'arbitrage obligatoire, lors de la 2» Conférence
de La Haye, — où il incrimine, en utilisant la publication de Boghishevitch,
la politique balkanique de la Russie, en passant sous silence (sauf en un point)
les aperçus que nous donnent les souvenirs de Conrad de HôtzendortT sur
la politique autrichienne, etc.
BIBLIOGRAPHIE 35 1
parce que ce risque lui semblait « peu probable » ; mais du jour où
elle a connu la réponse serbe, elle a fait des efforts pour éviter
l'extension du conflit. « Grâce à l'entremise de l'Allemagne, une
perspective d'entente fut atteinte, qui fut détruite uniquement par le
parti militaire russe, soutenu secrètement par la France dans ses
efforts ». Il insiste longuement sur l'importance de la mobilisation
russe (thèses 10, 12, 13, 15). Il a raison de dire que la Russie a
été la première à déclarer la mobilisation générale. Mais c'est la
mobilisation russe, ajoute-t-il, qui a créé la situation, dont la guerre
est sortie. Toutes les autres t'nèses sont destinées à étayer celles-là :
il s'en faut qu'elles soient démontrées.
1. — Faut-il admettre que le « risque » qu'impliquait la politique aus-
tro-allemande était « peu probable » ? Bethmann se l'est imaginé, peut-
être ; mais alors, il manquait vraiment de clairvoyance. « Nous
î^ouhaitons vivement la localisation du conflit », écrit-il dans la circu-
laire menaçante qu'il fait remettre, le 24, aux gouvernements de
l'Entente. C'était dire que la Russie devait rester passive et l'Europe
indifférente. Etait-ce vraisemblable ? Au moment où cette note allait
être remise, le Chancelier n'avait-il pas reçu une dépêche du prince
L.ichnowsky, son ambassadeur à Londres, qui considérait la « loca-
lisation » comme une utopie (1) ? « Vous reconnaîtrez avec moi qu'au
cas où l'on en viendrait à une passe d'armes avec la Serbie, elle
appartient au domaine des chimères ». N'avait-il pas été mis au courant
de l'avertissement que M. Poincaré avait donné, le 21 juillet, à
l'ambassadeur autrichien à Pétersbourg, le comte Szapary : « On ne
devrait pas oublier que la Serbie avait des amis, et qu'il en pourrait
surgir une situation dangereuse pour la paix » (2).
M. de Bethmann savait tout cela. Il est possible qu'il se soit
entêté à ne pas comprendre. Mais Tirpitz dit bien : « ... Ma première
impression fut que cet ultimatum serait inacceptable pour la Serbie,
et pourrait facilement provoquer une guerre générale. J'ai aussi peu
cru à la possibilité de localiser un conflit armé qu'à la neutralité de
l'Angleterre... »
Et Guillaume II, y croyait-il, lui qui, pendant son voyage de
Norvège se préoccupait sans cesse de maintenir la flotte « concen-
trée », de trouver dans les Balkans « tout fusil prêt à partir pour
l'Autriche contre les Slaves », et qui, le 25, parlait de poser 1?
« question de confiance » à la Suède ?
Je veux bien que certains diplomates de l'Entente aient pu, au
l^remier abord, se trouver enclins à accepter la thèse de la localisation
du conflit, telle que l'exprimaient les Puissances Centrales. Mais leul
assentiment ne reposait-il pas sur une méprise, que M. de Montgelas
. laisse dans l'ombre ? Les déclarations de Vienne et de Berlin affirmaient
le désintéressement territorial de l'Autriche : la Double Monarchie
n'annexerait pas de territoire serbe ; la Russie n'avait donc pas lieu
(1) Documents allemands, n° 151.
(2) Pièces diplomaliqiies publiées par la République d'Autriche, I, 45.
„ f , HISTOIRE DE LA GUERRE
de s'émouvoir ! Ce que valait cette promesse, nous le savons aujour-
d'hui. Le gouvernement du comte Berchtold était disposé à se con-
tenter d'une rectification de frontières ; mais il était décidé à démem-
brer la Serbie au profit de la Bulgarie et de l'Albanie. Voilà ce que
cachait le « désintéressement » de la Ballplatz. Mais, dira-t-on, cette
décision avait été prise dans un Conseil secret du gouvernement
austro-hongrois. Le chancelier allemand, le 24 juillet, ne la soupçonnait
pas encore. Oui, mais il en a eu connaissance, le 28 (1). A-t-il fait quelque
chose, à ce moment, pour éclaircir ce mystère, a-t-il reproché au
comte Berchtold de lui avoir caché son jeu ? La mauvaise humeur
de Bethmann s'est épanchée dans une note destinée à ses collabo-
rateurs immédiats (2), puis dans un télégramme adressé à Tchirsky (3).
Mais il n'a pas été jusqu'à faire exprimer aussitôt au gouvernement
autrichien son mécontentement.
2. . — M. de Montgelas poursuit pourtant sa démonstration, sans
éclaircir ce point capital. 11 analyse alors les négociations anglo-
allemandes, qui se poursuivent du 25 au 29 juillet. C'est un récit serré,
intéressant, où les faits cités sont généralement exacts, en dépit du
parti-pris qui préside à leur choix et à l'interprétation : il s'agit de
rejeter toute la responsabilité de l'échec sur l'intransigeance du gou-
vernement autrichien.
L'Allemagne, disent les Leitfaden, a renoncé « lorsqu'elle a connu
la réponse serbe », à l'idée d'une guerre contre la Serbie, pour en
venir à l'idée d'une simple «prise de gages». Il est exact que la
lettre du Kaiser au Chancelier, le 28 juillet au matin, a défini ce nouvel
aspect de la politique allemande. L'Autriche occuperait Belgrade et
ferait alors connaître à l'Europe ses intentions. Mais ce revirement
n'était-il pas inspiré surtout par les craintes que commençait à pro-
voquer l'attitude de l'Angleterre ? M. de Montgelas se contente de
signaler (p. 106) les dépêches qu'avait expédiées, la veille, de Londres,
le prince Lichnowsky. C'est pourtant bien là que se trouve le nœud
de la question. Le Chancelier l'avait si bien senti, que, dès le 27
au soir, il donnait à Vienne des conseils de prudence ; et l'Enipereur,
lorsqu'il annotait la réponse serbe, avait évidemment sous les yeux,
lui aussi, les télégrammes de Londres. Il n'est donc pas possible de
croire que l'Allemagne ait adopté spontanément cette attitude nouvelle ;
c'est la crainte de l'Angleterre qui a été pour elle le commencement
de la sagesse.
Voici encore un point que le comte de Montgelas, si précis par
ailleurs, effleure à peine : c'est l'attitude de l'Allemagne en face de la
déclaration de guerre austro-serbe. Une brève indication, en note (4),
laisse entrevoir qu'à Berlin, depuis le 27, on s'attendait à cette décla-
(1) Documents allemands, n° 301 (parvenu 28 juillet après-midi).
(2) Ibid., II, p. 29, note 2 : « Cette duplicité de l'Autriche est intolérable. »
(3) Ibid., n'-'361 (29 juillet, 8 heures soir). Le texte ajoute : « Les remarques
précédentes sont destinées tout d'abord à l'orientation personnelle de Votre
Excellence. »
(4) P. 110.
BIBLIOGRAPHIE 353
ration de guerre pour le 28 ou le 29. C'est tout, et c'est peu. 11 me
semble que, pour l'historien, cette question est capitale. Le gouver-
nement allemand voulait-il vraiment trouver un terrain de conciliation ?
(comme tend à le prouver un des documents cités par les Leitfaden),
ou bien cherchait-il seulement à mettre la Russie dans son tort vis-à-
vis de l'Europe ? (comme le laisse entendre un autre document, —
allemand aussi, — que l'auteur préfère ne pas citer entièrement) ?
Si le gouvernement allemand était sincère, ne devait-il pas faire un
effort pour retarder la déclaration de guerre, qui devait sans doute
provoquer l'intervention russe ? S'il ne l'était pas. n'avait-il pas intérêt
à accepter une médiation anglaise, en escomptant qu'elle serait inter-
rompue par les décisions du Tsar ? Or voici ce que montrent les
documents, — mais non pas les Leitfaden : le 27 juillet, à 4 h. 37 du
soir, la Wilhemstrasse reçoit un télégramme de Vienne : « On a résolu
de faire demain, après-demain au plus tard, une déclaration de guerre
officielle, principalement pour empêcher toute tentative d'interven-
tion (1). » Pourtant, quand, à 11 h. 50, ce soii-là, Bethmann transmet
à Vienne la proposition de Londres, qui voit dans la réponse serbe
une « base de négociations pacifiques », il n'a pas un mot pour
conseiller à l'Autriche de renoncer à la déclaration de guerre (2).
Et dans un message du lendemain soir, il laisse percer son arrière-
pensée, lorsqu'il écrit : « 11 faut absolument que, si le conflit s'étend
aux puissances qui n'y sont pas directement intéressées, ce soit
la Russie qui en porte la responsabilité (3). »
Enfin si l'auteur des Leitfaden insiste avec complaisance sur les
r.ouveaux efforts que tente Bethmann-Hollw^eg, le 29 et le 30, auprès
du gouvernement autrichien, il glisse rapidement sur la dernière
phase de ces négociations. Dans la soirée du 30, le Chancelier expédie
à Vienne une dépêche conçue en termes énergiques : deux heures
après, il l'annule. Pourquoi ce revirement ? Le Chancelier avait reçu
des nouvelles inquiétantes de Russie, dit M. de Montgelas, en se
fondant sur l'expUcation officielle qui a été donnée à Tchirsky. Mais
il y avait une autre raison, plus vraie : la pression de l'Etat-major.
C'est pour tenir compte des avis de Moltke que Bethmann, le 30 au
soir, renonçait à faire exécuter à Vienne la démarche énergique qu'il
avait d'abord envisagée (4). Comment se fait-il que les Leitfaden
ne fassent pas mention de ce document ? Est-ce parce que le lecteur
ferait tout aussitôt un rapprochement entre ce revirement de Bethmann
et l'attitude de Moltke, qui, le même soir, engageait son collègue
autrichien à faire prendre au plus tôt les mesures de mobilisation
générale ?
3. — Le troisième point du plaidoyer est encore plus contestable.
Grâce aux efforts de l'Allemagne, disent les Leitfaden, « l'entente était
proche », quand est intervenue la décision de mobilisation générale
(1) Documents allemande, n" 257.
(2) Ibid., n» 277.
(3) Ibid., n° 323.
(4) Ibid., n° 451.
354 HISTOIRE DE LA GUERRE
russe. Voilà qui est inattendu ! Cette entente pouvait se réaliser soit
par des conversations directes austro-russes, soit par l'adhésion de
l'Autriche à l'idée de la « prise de gages ». Or les conversations entre
Vienne et Pétersbourg avaient commencé le 26, sur l'initiative de
M. Sazonoff ; c'est le comte Berchtold qui, le 28, les avait rompues.
Je sais bien que, dans l'après-midi du 30, sur la demande de l'Allemagne,
il avait consenti, en principe, à reprendre l'entretien. Pourtant les
instructions qu'il adressait à son ambassadeur Szapary étaient au
moins étranges. 11 s'agissait « d'aborder une discussion académique,
ei portant sur des généralités », mais non pas « de nous départir en
quoi que ce soit des exigences de la note ».
ir est e.xact que M. Szapary a interprété ces instructions dans
un sens assez large, lorsqu'il s'est présenté, le lendemain après-midi,
chez M. Sazonoff. Mais ceci se passait après la proclamation de la
mobilisation générale russe, qui, — soit dit en passant, — n'était donc
pas un obstacle à la continuation des entretiens aux yeux de l'am-
bassadeur (1).
Quant à la formule de la prise de gages (le Hait im Belgrad) elle
ne rencontrait aucun succès à Vienne, dans la journée décisive du
30 juillet. L'ambassadeur Tchirsky avait vainement insisté auprès du
comte Berchtold pour obtenir une réponse favorable (2). De l'avis
du comte Forgach, la limitation des opérations militaires était « impos-
sible ». A Berlin, ce soir-là, on avait l'impression que l'Autriche se
refusait à toute concession (3).
Il n'y avait donc, le 30 après-midi, au moment où le gouvernement
du Tsar décidait la mobilisation générale, aucun symptôme qui pût
permettre de croire que l'intransigeance de l'Autriche fût sur le point
de s'atténuer. Ces symptômes, bien timides, ne se sont manifestés
que dans la journée du 31, alors que la décision du Tsar était connue
et publiée.
4. — La mobilisation générale russe intervient. Sur les faits eux-mê-
mes, les Leitfaden n'apportent pas de lumière nouvelle. Bien qu'il con-
sacre un paragraphe à l'affaire du Lokal Anzeiger, qui paraît réglée,
l'auteur n'a pas poussé l'étude des conditions exactes de la décision
du Tsar. A cet égard, l'objet des Leitfaden est seulement de montrer
que le gouvernement français n'a pas cessé d'encourager les desseins
de la Russie. Là encore, M. de Montgelas exerce, parmi les textes,
un choix bien contestable.
Il énumère, par exemple, les démarches que M. de Schœn a faites,
le 25 et le 27 juillet, auprès du gouvernement français pour lui proposer
une médiation commune entre Vienne et Pétersbourg ; que n'a-t-il
retenu, parmi les documents allemands, cette dépêche de Bethmann
à Roedern : « Si nous réussissions non seulement à ce que la France
se tînt tranquille, mais à ce qu'elle invitât Pétersbourg à la paix, ce
(1) Pièces diplomatiques, III, 44, 45 et 97.
(2) Documents allemands, n" 465, 31 juillet, 1 h. SSjnatin.
(3) Ibid., n» 441.
BIBLIOGRAPHIE 355
fait aurait pour nous une répercussion très favorable sur l'alliance
franco-russe (1). » Les diplomates français qui ont repoussé la dé-
marche- allemande, parce qu'elle leur semblait suspecte, n'avaient donc
pas tort de se méfier !
Parmi les télégrammes qui sont expédiés de Paris à Pétersbourg
le 30 au matin, M. de Montgelas retient la dépêche où M. Isvolsky
relate les conseils que lui a donnés le ministre Messimy : ces conseils
ne signifient rien d'autre que l'approbation de la France à des mesures
étendues de pré-mobilisation. Mais il ne cite pas la dépêche 101 du
Livre Jaune, qui a une tout autre importance pour définir le point de
vue du gouvernement français : or cette dépêche conseille à la Russie
d'éviter toute mesure qui prêterait à une réplique allemande, — par
conséquent toute mobilisation. En isolant arbitrairement les textes,
l'auteur des Leitfaden suggère des conclusions qu'une documentation
impartiale doit faire écarter.
Ces critiques portent uniquement sur les faits qui présentent une
importance particulière. Il serait aisé de montrer encore comment les
Leitfaden exagèrent l'étendue des mesures militaires décidées à Paris
le 30-31 juillet, de discuter l'interprétation tendancieuse qu'elles
donnent de l'attitude de M. Sazonoff, le 31 juillet (p. 145), de souligner
la désinvolture avec laquelle l'auteur ignore l'affaire de Joncherey et
les incidents dont M. Jules Cambon eut à se plaindre à Berlin (alors
qu'il insiste sur les griefs de l'Allemagne), de montrer les lacunes
du récit qu'il consacre à l'affaire des bombes de Nuremberg. Il faut
reconnaître par ailleurs que d'autres parties sont intéressantes et
solides ; par exemple, les données qui concernent l'attentat de Serajévo,
les discussions relatives aux entretiens du Kaiser les 5 et 6 juillet,
lanalyse du revirement de la politique anglaise le 26 juillet, l'effort
pour reconstituer l'emploi des journées du chancelier Bethmann, du
27 au 30 juillet ; mais elles n'ont qu'un rôle secondaire dans la démons-
tration entreprise par le comte de Montgelas.
III
Ainsi s'effritent les thèses essentielles des Leitfaden. Ce serait un
jeu facile que de retourner la méthode, de répondre à un plaidoyer
par un plaidoyer. Les préoccupations historiques ont d'autres exigences.
Il vaut mieux essayer de déterminer, d'après les documents, les points
fondamentaux que les études critiques devront chercher à élucider
et à définir :
1- — L'Allemagne a voulu, comme l'Autriche, une guerre de «châ-
timent » dirigée contre la Serbie ; elle a vu, dès l'abord, que cette
guerre léserait les intérêts de la Russie ; elle n'en a pas moins approuvé
publiquement les termes de l'ultimatum du 23 juillet, bien qu'elle en
regrettât, paraît-il, en secret, la violence excessive. Ces points-là,
je pense, sont admis par les historiens allemand.s. Dans cette première
(1) Docnmenis allemands, n" 58.
356
HISTOIRE DE LA GUERRE
période de la crise, la discussion porte seulement sur un point : les
puissances centrales envisageaient-elles la guerre européenne comme
une conséquence certaine de leur politique, ou comme un risque impro-
bable ? Les documents semblent prouver que l'Allemagne et l'Autriche
se seraient contentées, — bien entendu, — d'un succès local, qui
aurait modifié à leur profit l'équilibre dans les Balkans ; si elles avaient
pu prévoir, dès le 5 juillet, l'abandon de l'Italie et l'hostilité de
l'Angleterre, sans doute n'auraient-elles pas voulu courir le risque.
Mais ils montrent aussi, je crois, qu'il n'était pas possible de considérer
cette localisation du conflit comme probable ou vraisemblable.
2. — Le 29 juillet, le conflit se transforme. La mobilisation partielle
russe, antérieure de plus de 24 heures à la mobilisation générale
autrichienne, est un fait grave, aussi important peut-être que la
décision de mobilisation générale, prise, le lendemain, par le Tsar.
Mais qui dor.c a provoqué la décision russe ? L'Autriche, par sa
déclaration de guerre à la Serbie. La question se ramène donc à ceci :
en face de la déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie, la
Fvussie était-elle obligée de prendre des mesures de mobilisation, ou
pouvait-elle s'en dispenser ? 11 est bien difficile de soutenir que la
Russie aurait pu rester passive sans nuire à ses intérêts essentiels.
Tout au plus est-il possible de dire que l'Etat-major et le gouvernement
russes, dans la crainte que leur inspirait la lenteur de leur mobilisation,
ont peut-être précipité un peu trop leur décision. Dans les documents
publiés par le gouvernement des Soviets, il n'y a pas trace d'un
conseil demandé par M. Sazonoff au gouvernement français (1).
Cette première question en suggère deux autres, qui présentent,
elles aussi, une importance particulière. Pourquoi l'Autriche s'est-elle
décidée à lancer la déclaration de guerre à la Serbie ? Le comte
Berchtold l'a dit : il voulait couper court aux tentatives de médiation et
mettre l'Europe en face d'un fait accompli. Mais ne savait-il pas quelle
réaction la décision de Vienne allait provoquer à Pétersbourg ?
Et pourquoi l'Allemagne, si elle avait cessé de souhaiter une guerre
austro-serbe pour en venir à l'idée d'une simple « prise de gages »,
(comme la lettre de l'Empereur à Bethmann, le 28 juillet, l'indique
en effet), a-t-elle laissé l'Autriche déclarer la guerre à la Serbie?
3. — Enfin, après la proclamation de la mobilisation générale en
Russie, puis en Autriche, l'attitude de l'empereur Guillaume pose un
autre problème qui peut prêter à des interprétations contradictoires.
Devant l'hostilité de l'Angleterre, il a un moment de désarroi, « ... le
filet est rabattu sur notre tête... » (1), et pourtant, le 31, il fait adresser
à Pétersbourg et à Paris le double ultimatum ; le lendemain, il déclare
la guerre à !a Russie, au moment même oîi le gouvernement autrichien
siiTiible abandonner eu partie son intransigeance. Pourquoi cette hâte ?
Et comment M. de Montgelas l'explique-t-il ? Les « nécessités mili-
taires » ne lui permettaient-elles d'attendre un moment encore ?
(1) Le télégramme du 2S au soir, qui annonce à Paris la mobilisation par-
tielle prochaine, la présente comine une décision ferme à laquelle il n'est plus
possible de rien changer.
BIBLIOGRAPHIE
357
Je sais bien que, selon M. de Montgelas, la mobilisation russe suffi-
sait à rendre la guerre inévitable : il se fonde, avant tout, pour établir
cette affirmation sur les échanges de vues entre les Etats-majors fran-
çais et russe, lors de la première convention militaire ; mais il interprète
ces documents à sa façon. « La mobilisation c'est la guerre », disait
alors le général de Boisdeffre : il s'agissait, il est vrai, de la mobilisation
d'une des Puissances Centrales. M. de Montgelas le reconnaît, mais, dit
il, les mobilisations russe et française devaient, selon l'opinion du chef
de l'Etat-major russe, être suivies immédiatement « d'effets actifs, d'ac-
tes de guerre » en un mot être inséparables « d'une agression ». La
phrase est exacte (1) ; l'auteur des Leiifaden néglige seulement de dire
que ces actes de guerre ne devaient intervenir que si l'une des deux
puissances étaient attaquée par l'Allemagne et l'Autriche. Le texte
définitif de la Convention le dit clairement. Et pyis, le gouver-
nement allemand, en 1914, ignorait ces documents. La question que je
posais à l'instant reste donc entière.
L'Allemagne n'a pas mobilisé la première, c'est vrai ; mais c'est elle
qui, de concert avec l'Autriche, a créé du 5 au 28 juillet la situation
dont la guerre est sortie ; et c'est elle, bien elle aussi, qui a tiré de
ce fait acquis de la mobilisation russe les conséquences décisives en
rejetant les dernières tentatives de compromis.
Pierre Renouvin.
LES LIVRES NOUVEAUX
GÉNÉRAL Max Hoffman. — Der Krieg der versaumten Gelegenheiten.
(La guerre des occasions manquées). Munich, Verlag fur Kultur-
politik, 1923, 232 p., 5 croquis hors texte.
Le général Hoffmann a conquis sa notoriété, non sur les champs de
bataille, mais devant le tapis vert d'une tablée diplomatique : à Brest-
Litowsk, il s'est dressé comme le croquemitaine des bolcheviks, au
point d'endiguer la faconde de Trotzki lui-même. Ce geste héroïque,
dont il se défend d'ailleurs modestement contre la légende, ne suffit
pas à sa gloire. Le voici, dans un livre au titre amer et hautain, qui
s'érige en juge ou en critique des stratèges ou des hommes d'Etat
qui ont mené l'Allemagne à la catastrophe.
Il n'a point, comme tant d'autres, à libérer sa conscience. C'est dans
un poste subalterne qu'il a observé les péripéties de la grande guerre ;
il a servi uniquement dans les états-majors, sur le front oriental
Il était parfaitement préparé à cet emploi : il possédait le russe,
avait travaillé cinq ans dans la section russe du grand Etat-major,
rempli une mission en Russie. Il connaissait l'armée russe, pour l'avoir
vue à l'œuvre en Mandchourie, où il était attaché à l'armée japonaise ;
il fut émerveillé du profit que les Russes avaient tiré des rudes leçons
de cette campagne (p. II). Dès la mobilisation, en 1914, Hoffmann
(1) Livre Jaune, Alliance franco-russe, n" 42.
35
HISTOIRE DE LA GUERRE
fut transféré de Mulhouse, où il commandait un bataillon d'un régiment
badois, à l'Etat-major du Haut Commandement, sur la frontière orien-
tale : il fut, pour Ludendorff, un collaborateur apprécié, et vécut deux
ans avec lui « en une union parfaite » ; quand son patron assuma la
direction du Grand Quartier Général, après l'élimination de Falkenhayn,
il légua Hoffmann comme chef d'Etat-major général à l'Oberbefehls-
haber-Ost ; Hoffmann semble avoir gardé quelque rancune de cet
abandon.
Par sa fonction, Hoffmann a été initié à l'élaboration et à l'exécution
de tous les plans et mouvements qui se sont déployés dans la zone
d'entre Baltique et Carpathes. Aussi son volume se recommande-t-il
comme un précis, bien ordonné, sobre et serré ; peu de souvenirs
personnels, peu d'anecdotes. L'auteur rend hommage à la valeur morale
de l'adversaire, tant du soldat que du dirigeant, le grand-duc Nicolas,
dont il admire les conceptions et les manoeuvres ; mais il signale
l'inconscience et les trahisons, les télégrammes lancés en clair, par
exemple. « Cette légèreté, dit-il, nous a beaucoup facilité les opérations
dans l'Est » (p. 35). Sur l'attitude de Rennenkampf, Hoffmann, qui
savait sans doute les raisons qu'avait ce personnage pour ne pas
bouger, alors que « son avance devait empêcher la catastrophe de
Tannenberg» (p. 40), donne une explication peu valable : l'inimitié
de Rennenkampf contre Samsonof, inimitié qui s'était manifestée
déjà par le même procédé à la bataille de Liaoyang ; une altercation
violente s'en était suivie à la gare de Moukden.
Si la bataille de Tannenberg fut gagnée, Hoffmann, à l'en croire,
n'aurait pas été étranger à ce résultat : il détourna le général von
Frittwitz d'une retraite derrière la Vistule et préconisa une démons-
tration contre le flanc gauche de l'armée ennemie (p. 29) : ainsi fut
préparée la victoire qui illustra Hindenburg, tandis que le malheureux
Frittwitz était brutalement « limogé ».
A l'égard des alliés austro-hongrois, Hoffmann, comme les écrivains
militaires allemands, professe un mépris classique. Mais loin de dénigrer
Conrad von Hotzendorff, il le qualifie « d'homme de génie, dont les
idées étaient toutes bonnes, ce qu'on ne saurait affirmer de celles de
notre Haut Commandement » (p. 106) ; il le plaint de n'avoir disposé
que d'un instrument défectueux et sans consistance.
Hoffmann ne s'est pas borné à décrire les épisodes qui se sont
produits dans le cadre de sa vision immédiate et de son ressort. Il
a embrassé tous les théâtres d'action, avec la prétention de trancher
impartialement cette question : « Etait-il fatal que nous perdions la
guerre, et quelles personnalités ou quelles circonstances ont été cause
que nous l'ayons perdue ? » Ce n'est pas après coup qu'Hoffmann
allègue avoir assumé cet office de justicier ; c'est au moment même
où les événements s'accomplissaient qu'il a eu la perception des
erreurs, des « occasions manquées ». De ces intuitions, sa femme,
dans des lettres journalières, a eu la primeur. La narration a été
défrayée par cette correspondance conjugale (Préface).
Des « occasions manquées », Hoffmann en rappelle même d'avant-
BIBLIOGRAPHIE
359
guerre. L'Allemagne a manqué l'occasion de se concilier le Japon ;
elle s'est aliéné ce pays en s'associant avec la Russie et la France à
l'ultimatum de 1894, qui frustra les Japonais de leurs conquêtes en
Chine. Les Japonais avaient compris et excusé la politique de la
Russie et de la France. « Mais en quoi toute cette affaire vous
regardait-elle, vous, Allemands ? » C'est en ces termes que fut inter-
pellé Hoffmann, par le ministre de la guerre Teraouchi. Et Hoffmann,
devant la maison de thé où fut signé le traité, à Shimonoseki, en 1905,
communiqua son pressentiment à M""" Hoffmann : « Espérons que
nous ne paierons pas un jour cette bêtise » (p. 14). La vraie « bêtise »
fut la mainmise sur un territoire chinois, qui inquiéta les Japonais ;
et ceux-ci, même si l'Allemagne ne leur avait pas signifié l'ultimatum
de 1894, n'en auraient pas moins enlevé Tsingtao, vingt ans après.
Les « occasions manquées », pendant la guerre, sont d'ordre stra-
tégique. Il suffira que cette analyse les signale, sans nul essai de
controverse — les spécialistes y trouveront sans doute matière, —
sans confrontation avec la copieuse littérature du sujet. Procès sans
portée désormais, et qui ne tend qu'à jeter sur le Haut Commandement
(lisez : Moltke et Falkenhayn) un discrédit posthume. Hoffmann
appartenait à la coterie de Ludendorff, dont la plume semble toujours
cracher quand il mentionne ses prédécesseurs.
Selon Hoffmann, l'erreur initiale et décisive de l'Oberste Heeres-
leitung a été la déviation du plan de Schlieffen (l'idée maîtresse en
était l'enveloppement de l'adversaire par la Belgique et le Nord). Au
lieu de porter sur cette avenue des forces massives, on écoula les
troupes par échelons, et l'on s'obstina dans l'inopérante bataille de
Lorraine (p. 68). Il eijt fallu jeter à la rescousse 10 corps d'armée
sur l'aile droite, quitte à livrer aux Français une partie de l'Alsace,
ludendorff raconta plus tard à Hoffmann que le général Groner,
directeur des chemins de fer, proposa l'opération, mais que Falken-
hayn repoussa la suggestion. La tentative eût été praticable encore
après la bataille de la Marne.
Cette bataille fut encore une « occasion manquée » par la timidité
de deux généraux, von Kluck, von Kiihl, qui n'osèrent point pa^er
outre aux prétendus ordres du lieutenant-colonel Hentsch, lequel n'était
d'ailleurs pas muni de pleins pouvoirs en lègle (p. 69 et 231). Leur
désobéissance en eût fait des « héros nationaux ».
Le péché contre le dogme de Schlieffen dissipa tout espoir de
gagner la guerre dans l'Ouest. A quoi bon s'exténuer dans les stériles
combats de l'Yser, « où la jeunesse allemande marchait à une mort
inutile » ? Tout commandait d'asséner le coup d'assommoir aux Rus-
ses : c'était « la seconde chance ». Falkenhayn refusa encore, arguant
qu'il avait besoin de ses troupes autour d'Ypres.
Falkenhayn n'aurait pas vu, ou plutôt n'aurait pas voulu voir la
gravité de la situation sur le front oriental, en l'arrière-saison de
1914 : les armées des Puissances Centrales étaient bousculées sur
toute la ligne. C'est alors que Hindenburg fut investi du comman-
dement de l'Ober-Ost, avec Ludendorff comme second : Hoffmann
figura dans l'Etat-major. Un plan nouveau fut aussitôt arrêté : l'of-
3éo HISTOIRE DE LA GUERRE
fensive contre l'aile droite ennemie vers le Nord, en partant de
Thorn. Plus au sud, le trou devait être bouché, pour la protection de
la Silésie et de ses mines, par des Austro-Hongrois. Mais l'offensive
de rObert-Ost, très hasardée, qui finit pourtant, dans les derniers
jours de novembre, par briser l'élan des Russes, fut alourdie par
la défaillance des Impériaux et Royaux, que des corps allemands
durent étayer, si bien que le succès tactique espéré ne fut pas obtenu
(p. 82). Par la faute des alliés, mais surtout par celle de Falkenhayn,
qui avaient promis des renforts : ces contingents survinrent après
coup, en décembre, par petits paquets. Cet appoint suffit pourtant à
dégager Lodz et à refouler l'ennemi derrière la Rawka et la Bzura.
Avec plus de célérité, on eût anéanti les Russes, assure Hoffmann.
« C'est une désolation que le Haut Commandement ait laissé échapper
cette chance » (p. 83).
On éprouva encore une déception de ce genre, tout en déjouant, au
début de 1915, le plan d'agression « gigantesque » des Russes. Il
s'agissait de libérer la Prusse Orientale, et l'on forma une armée
nouvelle que Hoffmann, sans doute pour en hausser le prestige,
proposa de placer sous les ordres du Kronprinz (p. 92). Ce vœu ne
fut pas exaucé. Les Allemands triomphèrent malgré cela, firent 100.000
prisonniers, capturèrent 100 canons, mais ne purent exploiter leur
succès. Ici, par exception, ce n'est plus le haut commandement qui est
incriminé, mais la nature : la fonte des neiges changea la région en
un bourbier. Mais la Prusse Orientale était nettoyée, Memel réoccupé.
Après Gorlice, Hoffmann médita d'exterminer les Russes en fonçant
par Kovno et Vilna. Ludendorff adopta l'idée, qui fut très débattue.
Hindenburg et Ludendorff, convoqués au Quartier impérial à Posen,
comptaient que l'Empereur s'y rallierait. Mais Falkenhayn emporta
Tassentiment du souverain à une poussée sur la Narev. « La dernière
possibilité d'entreprendre contre l'armée russe une opération qui
l'anéantirait était passée » (p. 112). Encore une «occasion man-
quée » ; c'est qu'on avait dédaigné l'idée de Hoffmann.
Détournant son regard de son secteur, Hoffmann porte sa curiosité
sur des épisodes plus lointains. Dans la région balkanique, Falken-
hayn a encore manqué une occasion : la conquête de Salonique.
Tentative qu'il déclarait techniquement impossible ; à quoi contre-
disait formellement le général Grbner, chef du service des chemins de
fer. Hoffmann remarque avec raison que le coup sur Salonique,
loin de compliquer la situation de la Grèce, l'eût nettement définie
11 reconnaît cependant, dans un chapitre intitulé malicieusement :
« Falkenhayn et Salonique », que l'objectif visé par le commandement
.suprême fut atteint, à savoir la liberté de la route de Constantinople.
« La- malheureuse entreprise de Verdun » fournit encore un argu-
ment au réquisitoire ; les Français ne pouvaient céder cette position
« pour des raisons de prestige » (p. 132) ; on eût peut-être réussi à
les en déloger, si l'attaque avait été menée par les deux rives de la
Meuse simultanément. Pourquoi n'a-t-on pas procédé ainsi ? manque
de troupes ? Alors, il ne fallait pas commencer. Hoffmann, lui, n'aurait
pas risqué cette aventure. « J'aurais exécuté l'opération sur un théâtre
BIBLIOGRAPHIE 361
accessoire, l'Italie, mais une opération de grande envergure », et en
prenant la précaution de se garer des Russes, en garnissant le front
oriental de « baleines de corset » représentées par de rigides corps
allemands, au lieu des friables agrégats autrichiens (p. 134).
VOber-Ost, cependant condamné au chômage, eût désiré se dégour-
dir : il songeait à une diversion sur Riga et demanda six divisions.
Falkenhayn répondit, — lors d'une visite à la fin de mai 1916, avec
l'Empereur, — que tout était nécessaire à Verdun (p. 137) «qui est
un grand succès », et ajouta que « les masses françaises seraient
broyées dans la meule de Verdun » ( p. 137). Est-il vraisemblable qu'à
cette date Falkenhayn ait professé tant d'optimisme ?
VOber-Ost fit tout son devoir après Loutsk pour tirer de peine les
Austro-Hongrois déconfits. Cette fois, le commandement unique fut
réalisé, et même le groupe d'armées, laissé pour la montre sous le
commandement de l'archiduc Charles, eut pour chef le général alle-
mand von Seekt.
Après cette violente alerte, la période agitée et militante de
l'Ober-Ost, sous le prince de Bavière, est presque terminée, sauf en
Galicie, où les Allemands accoururent encore en sauveteurs, et sauf
la courte expédition sur Riga et les îles d'Osel, Moon et Dago,
que les Russes, infectés déjà de bolchevisme, défendirent à peine.
Dès lors, le général Hoffmann fut accaparé par la politique et la
diplomatie. Il se consola sans doute des mécomptes militaires par le
spectacle du désarroi que donnèrent à Brest-Litowsk les stratèges
de chancellerie.
Le chapitre sur Brest-Litowsk est le plus animé de l'ouvrage.
Hoffmann fut d'abord en vedette : c'est lui qui conduisit les négo-
ciations de l'armistice avec les Bolcheviks. La procédure et les
incidents de ce singulier congrès ont été racontées par K. F. Nowak,
(Der Sturz der Mittelm'àchte), qui fut documenté par plusieurs des
participants, et notamment par Hoffmann qui renvoie à son récit
(p. 209, note).
Quelques indications méritent cependant d'être cueillies. Selon
Hoffmann (p. 192), les commissaires russes insistèrent pour le main-
tien sur le front oriental des troupes allemandes, afin d'empêcher
tout envoi de renforts sur le front de France. Cette sollicitude n'a
rien de surprenant : les Soviets se flattaient encore d'attirer l'Entente
dans une conversation générale. Hoffmann promit de ne point dégarnir
les lignes. Quand, après l'armistice, s'ouvrirent les tractations de paix,
Hoffmann fut adjoint et subordonné à Kiihlmann. Mais il se sait gré
d"étre intervenu dans les moments critiques. Les Russes avaient pris
à la lettre la formule de la paix sans annexions et se réjouissaient
de la restitution à leur Empire de la Pologne, de la Lithuanie, de la
Courlande, de toutes les provinces baltiques. Or, les Allemands n'en-
tendaient pas lâcher ces pays qui, selon leur thèse, s'étaient spontané-
ment donnés à eux. Hoffmann eut la désagréable mission de détrom-
per les commissaires bolcheviks : il s'en acquitta, avec une délicatesse
toute germanique, à déjeuner, et coupa la digestion de son voisin de
table, Joffe, qui <î fut comme assommé ». Le professeur Pokrowski,
23
362 HISTOIRE DE LA GUERRE
en une crise de larmes, protesta contre cette paix sans annexions
« qui arrachait à la Russie 18 gouvernements ». Cette interprétation
allemande mit aussi « hors de lui » le comte Czernin, qui menaça
de conclure une paix séparée : à quoi Hoffmann répondit froidement
que cette solution lui permettrait de récupérer 25 divisions employées
à la sauvegarde de la Monarchie des Habsbourg.
Hoffmann fut appelé à Berlin pour exposer la situation : dans le
Conseil de la Couronne, le 2 janvier 1918, le problème baltique demeura
en suspens (1).
Aussi, à Brest-Litoswk les orateurs russes haussaient le ton, et lan-
çaient des discours de propagande « par la fenêtre ». Selon Czernin (Im
Weltkriege, p. 319), Hoffman s'offrit à leur « en asséner une bonne »
t quoi s'opposèrent Czernin et Kùhlmann. Néanmoins Hoffmann pro-
nonça «sa malheureuse harangue» (p. 322). La version de Hoffmann
est plus discrète : c'est de connivence avec le Secrétaire d'Etat alle-
mand qu'il mit les Russes à la raison, sans fracas ; le fameux coup de
poing sur la table est de la légende (p. 209). Czernin assure que
Hoffmann fut très fier de son exploit oratoire. Hoffmann confesse :
<-. L'effet positif de mon exposé ne fut pas si grand que je l'avais
espéré. »
Les pourparlers avec les Oukrainiens furent engagés par Hoffmann
'ci la prière et avec l'autorisation de Czernin, humilié d'avoir pour
partenaire des gamins, mandataires de la Rada Centrale, mais inexis-
tante, de Kiev. Czernin (p. 410) dit que Hoffmann appuya leurs
prétentions sur Cholm, ce que Hoffmann reconnaît ; mais il les rabroue
pour r « imprudence » de leurs autres exigences, ce dont Czernin ne
lui témoigne aucune gratitude.
Après la stupéfiante annonce de Trotzki, que la Russie ne faisait
pas la paix, mais cessait la guerre, Hoffmann, prenant acte de la rup-
ture automatique de l'armistice, reprit les hostilités : l'avance des
Allemands hâta la paix, qu'une délégation de doublures vint signer à
Brest-Litoswk.
Hoffmann aurait volontiers profité de la décomposition de l'armée
russe, de l'anarchie, pour marcher sur Moscou et instaurer un gouver-
nement solide, sous le protectorat allemand. Mais Ludendorff vivait
(1) Dans une audience particnlière, Hoffmann remontra à Guillaume II
le danger d'incorporer à rAllcmague de nouvelles populations polonaises
contrairement à l'avis du Haut Commandement: Hindenburg et Ludendorff.
Guillaume lui ordonna de s'expliquer en toute liberté, et fit tracer une carte
des frontières polonaises conforme aux vues de Hoffmann. Hindenburg et
Ludendorff offrirent leur démission et exigèrent le rappel de Hoffmann que
l'Empereur n'accorda pas (p. 206).
Hoffmann répugnait aux annexions. Dînant avec Bethmann-Holhveg
à Posen, en décem-bre 1914, il se déclara contre une prise de territoire belge
« Vous êtes, lui répondit le Chancelier, le premier militaire par qui j'entende
exprimer cette opinion ; je suis tout à fait de votre sentiment. Mais si je
l'exprimais à Berlin au Reichstag, le déchaînement de l'opinion publicjue
me balaierait de mon posle. « (P. 83.)
BIBLIOGRAPHIE 363
dans le mirage de son offensive, déjà condamnée, du printemps de
1918, pour laquelle il avait soutiré les réserves de l'Ober-Ost. Encore
une « occasion manquée », la dernière.
Mais la première des « occasions manquées », la seule que Hoffmann
n'évoque pas, ce fut, pour l'Allemagne, de ne pas rester en paix en
1914.
B. AUERBACH.
ASQUITH (RT. HON. H. H.). — The Genesis of the war. (La Genèse de
la Guerre), London, Cassel, 1923, in 8, xi-304 p.
Ce livre apportera quelques déceptions à ceux qui, insuffisamment
édifiés par les publications officielles de documents diplomatiques,
cherchent encore dans les mémoires d'hommes d'Etat des lumières
nouvelles sur la « genèse de la guerre ».
Mr Asquith nous expose cette genèse, considérée du point de vue
anglais, en une étude qui embrasse la période 1888-1914. Les faits
y sont commentés avec la plus grande impartialité et une honnêteté
persuasive, tempérée toutefois de quelques omissions plus ou moins
\olontaires. On ne saurait évidemment tout dire. Les indiscrétions des
hommes politiques, explique-t-il dans son introduction, doivent tenir
compte de certaines conditions d'opportunité et de bon goiît... Voilà
pourquoi, sans doute, sa dévotion pour la vérité historique ne l'entraîne
pas jusqu'à la confession parfaite.
Deux accusations semblent avoir particulièrement ému l'ancien « Pre-
mier ». Les Allemands ont reproché à l'Angleterre d'avoir sournoi-
sement pratiqué à leur égard une politique agres.sive. En Angleterre,
d'autre part, on a pu prétendre que le cabinet Asquith s'était laissé
entraîner, en 1914, dans une aventure pour laquelle ni lui, ni le pays
n'étaient suffisamment préparés.
Pour ce qui est de l'accusation allemande, Mr Asquith en fait
aisément justice grâce à l'argumentation habituelle. L'Angleterre aurait
pu écraser l'expansion allemande à sa naissance, dans les années
1897-1907. Elle ne l'a même pas entravée. Dans les années suivantes,
tous les efforts ont été faits (exemple : la mission Haldane en 1912)
pour aboutir à une limitation d'armements. Les augmentations du
budget naval britannique n'ont fait que répondre à des initiatives
allemandes du même genre. Sans doute, l'Angleterre s'est rapprochée
en 1904 et en 1907 de l'Alliance Franco-Russe, mais en réservant
soigneusement sa liberté. Si des coopérations militaires et navales
ont été envisagées, on sait — n'en eût-on pour preuve que l'émouvant
télégramme de M. Poincaré à George V, le 31 juillet 1914 — qu'elles
laissaient à l'Angleterre les « mains libres ». Les relations diplomatiques
anglo-allemandes n'ont jamais été si bonnes qu'au début de 1914.
Quant à la fameuse « politique d'encerclement », c'est le titre d'un
conte à dormir debout. Les Allemands eux-mêmes, sauf le Kaiser
qui croit à l'imaginaire « gentlemen's agreement » de 1897, ne s'en-
tendent ni sur sa portée ni sur sa durée. Biilow, dans sa Deutsche
364 HISTOIRE DE LA GUERRE
Politik, rééditée en 1916, fixe la faillite de cette politique d'encercle-
ment à 1908. Bethmann, plus soucieux de jouer les victimes et qui
écrit après la défaite, en prolonge l'existence jusqu'à 1914. En réalité,
il ne faut voir là qu'une formule commode et injuste pour désigner
la résistance pacifique et légitime de l'Angleterre aux envahissements
de la « Weltpolitik ». Comment admettre d'ailleurs qu'un cabinet
libéral ait poursuivi spontanément une politique belliqueuse, si contraire
à ses immédiats intérêts parlementaires ?
Cela ne veut pas dire que le gouvernement anglais ait péché par
imprévoyance. Mr Asquith consacre quatre copieux chapitres de son
livre à l'étude de la préparation d'avant-guerre. Toutes les mesures ont
été prises pour le cas où l'Angleterre serait entraînée dans un conflit
européen. 11 nous expose dans leur détail l'organisation, la méthode,
les travaux de la commission de défense impériale et des sous-commis-
sions. De 1907 à 1914, dans une série d'enquêtes, tous les grands
problèmes de défense impériale sont envisagés : intervention conti-
nentale, défense territoriale, défense de l'Egypte, renforcement de
l'armée des Indes, blocus, etc. Après 1909, s'élaborent nxinuticuse-
ment les mesures de guerre : saisie de bateaux ennemis, régime des
neutres, préservation de la vie économique, contrôle des chemins de
fer et des ports, ravitaillement, assurance nationale des cargos, traite-
ment des étrangers, défense des câbles, etc.. Les Dominions sont
invités dans les Conférences impériales de 1904 et de 1911 à coor-
donner leur préparation avec celle de la métropole. Lord Haldane
institue VImperial General Staff, en rapports étroits avec les Etats-
majors des Dominions. Et Mr Asquith nous révèle un remarquable
exposé de la situation européenne, fait confidentiellement par Sir
Edward Grey à la Conférence de Défense impériale de 1911.
Le récit de la crise de 1914 ne nous apprend rien qui n'ait été dit
par Mr M. Oman dans son histoire officielle The outbreak of the war.
La sincérité des efforts de conciliation du Foreign Office n'a plus à
être démontrée, ni la mauvaise volonté des Empires centraux. On
eût souhaité que Mr Asquith quittât plus vite ces sentiers battus et
se souvînt davantage des mémorables heures d'indécision qu'il vécut
alors. 'Mais il se borne à considérer du point de vue européen la
politique de son gouvernement. Aucune allusion aux tiraillements et
aux divisions du cabinet ; à l'anxiété des parlementaires à la recherche
d'une majorité, au danger que représentaient une presse et une opinion
publique insuffisamment préparées à suivre une politique qui s'imposait
chaque jour davantage. On apprend avec étonnement, à la fin d'un
chapitre, la démission de deux ministres. Il n'y avait donc pas unani-
mité de vues dans le cabinet ?
On pardonnerait cette négligence à nous en informer, si rien n'avait
élé écrit sur ce sujet qui méritât une explication ou un démenti. Or
M. Maxse, dans un. article retentissant de la National Review (août
1918), a raconté, à sa façon, l'histoire de ces heures si incertaines, et
publié une lettre de Bonar Law qui, promettant au « Premier » libéral
l'appui des leaders unionistes, lui aurait rendu courage. Cette lettre,
BIBLIOGRAPHIE 365
reproduite par le comte Loreburn dans son volume How the war
came (1) et par Mr G. P. Googh, dans le Cambridge History of
British foreign policy jette une lumière indiscrète sur le mystère
officiel. La réponse de George V au télégramme Poincaré, dit
M Googh, « ne reflétait ni la pensée du roi, ni celle du Foreign
Office, mais représentait l'expédient d'un cabinet divisé ». Faut-il
étendre cette explication à toute la politique de temporisation
excessive du gouvernement, à l'heure où il était urgent de prendre
nettement certaines responsabilités ?
Une attitude plus ferme eût-elle modifié les événements ? Nous voici
dans le domaine insidieux des hypothèses...
Le livre s'achève sur un portrait de Guillaume II, qui ne change
rien à ce que l'on sait déjà de l'ex-Kaiser. Un chapitre est consacré
aux ambassadeurs allemands : Metternich, Marshall, le seul homme qui
eût pu empêcher la guerre de 1914, car seul il était capable de contre-
carrer l'action des cercles militaires de Berlin, l'honnête Lichnowsky
dont la nomination à Londres reste une énigme. Notons ici que
Mr Asquith ne souffle mot du voyage du prince Henri, ni des illusions
toutes fraîches qu'il en rapporta à Berlin, et qui expliquent en partie
linefficacité des avertissements de l'ambassadeur allemand.
Chemin faisant, des éloges sont distribuées à Mr Henry Page, et
aux ambassadeurs et ministres anglais qui servirent fidèlement la poli-
tique du Premier ; aucune critique, aucune allusion amère n'effleure les
autres, qui ne sont même pas nommés.
M. Asquith semble avoir eu le souci d'éviter les sujets épineux ;
"peut-être a-t-il obéi à des considérations d'opportunité politique. Sou-
haitons que, plus détaché des contingences, il puisse un jour écrire
à nouveau cet ouvrage avec la sérénité d'un historien.
FÉLIX DEBYSER.
P. Archinov. — Istorii'à makhvnoskogo dvijeniia (1918-1921) (His-
toire du mouvement de Makhno (1918-1921). Préface de Voline.
Edition du Groupe des Anarchistes en Allemagne, Berlin, 1923, in-8,
258 pages.
Le livre de M. Archinov éclaire un des épisodes les plus curieux
et les moins connus de la Révolution et de la guerre civile dans !e
siid de la Russie. Après avoir lu le livre, on serait tenté d'admirer
la forte personnalité de Makhno, auquel tous les journaux, bolchevistes
aussi bien que contre-révolutionnaires, ont accolé le nom de bandir.
Mais, malgré le talent d'historien du fidèle camarade de Makhno, cet
exposé de trois années de luttes extraordinaires est trop rempli de
pillages, de massacres, d'exécutions sommaires, de trahisons, d'en-
treprises chaotiques pour que son héros prenne figure de grand
politicien. On ne voit pas Makhno suivre une idée et soumettre ses
(1) Londres, Methuen, 1919. in-8, 340 p.
n^C " HISTOIRE DE LA GUERRE
actes à l'exécution d'un plan bien déterminé, surtout d'un plan de
politique créatrice.
Le livre est précédé d'une préface de Voline, qui' est un théoricien,
comme Archinov, de l'anarchisme ; tous deux ont été attachés à la
section de propagande et d'organisation des armées de Makhno ; tous
deux l'ont accompagné au cours de sa lutte. L'ouvrage nous apporte
donc des renseignements de première main. De plus, les deux auteurs
ont fait leurs preuves d'anarchistes sincères ; sous le régime tsariste,
ils ont séjourné longtemps en prison, et sous le régime bolcheviste,
ils n'ont pas abdiqué leurs idées ; Voline est encore aujourd'hui dans
une prison de Moscou.
Nestor Makhno est né en 1889 à Goulaï-Polié, grand village du
gouvernement d'Ekaterinoslav ; fils de pauvres paysans, pâtre, puis
commis de magasin, il termine ses études primaires. A 15 ans, il
travaille dans une imprimerie ; esprit indiscipliné, il a la haine de ses
maîtres.
A 17 ans, au milieu des ouvriers, il s'initie aux idées révolutionnaires,
s'enthousiasme pour la révolution de 1905, et, en 1908, il tombe entre
les mains de la police ; en 1910, il est condamné à la pendaison. A
cause de son jeune âge, sa peine est commuée en travaux forcés.
Pendant son séjour en prison, son caractère indomptable, ses essais
d'évasion le font mettre aux fers. Il tue les heures en étudiant la
grammaire, les mathématiques, la littérature, l'économie politique.
Pendant 9 ans, il a les fers aux pieds et aux mains.
La révolution de mars 1917 lui ouvre les portes de sa prison ; il
part aussitôt pour son pays natal où les habitants le reçoivent en
fêtant la victime du tsarisme. Il se met immédiatement à l'œuvre
pour organiser les paysans de son village et des environs. Il forme
une Commune d'ouvriers, un Soviet des paysans. Sous le gouvernement
de Kerensky, il est président de l'Association des paysans du district,
président du Comité agraire, de l'Union des ouvriers métallurgistes,
de l'Union des bûcherons, et enfin président du Soviet des paysans et
ouvriers de Goulaï-Polié.
Après la révolution d'octobre, il ne se trouve nullement en com-
munauté d'idées avec les bolcheviks ; anarchiste, il veut fonder en
Ukraine un Etat purement autonome de paysans libres, non soumis
à un gouvernement, quel qu'il soit.
Pour conquérir cette liberté, il faut une force révolutionnaire militaire.
Makhno rassemble bientôt une bande qui, en quelques semaines,
devient la terreur de la bourgeoisie locale et des autorités austro-alle-
mandes, qui ont pénétré jusqu'au fond de l'Ukraine après le traité de
Brest-Litowsk. Makhno, dans un rayon de plusieurs centaines de
kilomètres, pousse des raids pour détruire les « nids » de propriétaires
terriens, apparaît au milieu de bataillons austro-allemands, les mas-
sacre, s'empare des armes et des munitions, et le lendemain reparait
à 60 kilomètres de là, dans un village, pour venger des paysans
exploités par des bourgeois.
Pendant cette période, il conquiert la popularité comme vengeur du
BIBLIOGRAPHIE
36'7
peuple, et ses exploits sont d'autant mieux appréciés que ses troupes
reviennent à Goulaï-Polié chargées de butin de toute espèce.
En même temps, Makhno fait son apprentissage d'organisateur
militaire et d'agitateur des masses ; partout où il passe, il tient des
meetings, lance des proclamations, répand des tracts. Des bandes de
soldats déserteurs viennent se joindre aux siennes. En septembre
1918, il reçoit le titre de « Batko » : « Père ».
Les succès l'ont grisé.
Il songe alors à coordonner les forces qui lui arrivent de tous côtés
et à organiser son action.
A ce moment, trois forces commencent à agir en Ukraine : l'armée
de Petlioura, celle des bolcheviks et celle de Makhno, chacune d'entre
elles opposée aux deux autres, et toutes trois ayant un but commun :
l'expulsion de l'hetman Skoropadsky et des restes de l'armée austro-
allemande.
En décembre 1918, Skoropadsky s'enfuit ; contre les petits groupes
de troupes allemandes disséminés à travers l'Ukraine, Makhmo procède
toujours par attaques inattendues, massacre les officiers, et rend géné-
reusement la liberté aux soldats, à condition qu'ils retournent chez
eux prêcher les bienfaits de la doctrine anarchiste. Petlioura et son
armée sont anéantis. Les bolcheviks entrent en pourparlers avec
Makhno ; celui-ci envoie même à Moscou des blés de l'Ukraine ; mais
il tient à conserver son indépendance pour établir son Etat des paysans
lilires ; il est en complet désaccord avec les bolcheviks en qui il
voit des contre-révolutionnaires, des « gouvernants » qui ont confis-
qué la révolution à leur profit.
Un concurrent apparaît au sud-ouest.
Grigorief, général tsariste, passé au service de Petlioura, puis au ser-
vice des bolchevistes, a eu la « gloire » de rejeter les Français à la mer,
à Odessa ; enivré par ce succès, il veut jouer un premier rôle et tente
de s'allier à Makhno ; celui-ci le tient pour suspect, et, dans un meeting
d'entente, il le fait abattre d'un coup de revolver.
Mais un danger plus sérieux est apparu. Denikine, avec l'Armée
des Volontaires part du sud-est de la Russie et monte en vainqueur
vers Moscou. Makhno l'attaque par derrière, retarde sa marche, en
désorganisant ses communications par chemin de fer, et apporte incons-
ciemment une aide précieuse à ses propres ennemis, les bolcheviks.
Ceux-ci, débarrassés de Denikine, tentent encore de séduire Makhno,
et en même temps lancent sur lui de nouvelles divisions.
Vrangel a reformé une armée en Crimée ; lui aussi essaie d'attirer
les bandes de l'aventurier ; mais l'armée de Vrangel est bientôt dis-
persée.
11 ne reste plus autour de Makhno que les bolcheviks, qui, cette fois,
entreprennent l'encerclement du « bandit ».
Après avoir lutté dans les gouvernements de Voronège, d'Orel, de
Kharkof, de Cherson, il est acculé au Dniester ; ayant perdu presque
toute son armée, blessé, il s'échappe en Roumanie à la fin de l'été
368 HISTOIRE DE LA GUERRE
1921. Dans le récit d'Archinov, cette dernière partie ne manque pas
de la grandeur d'une épopée sanglante.
L'auteur regrette de ne pas pouvoir appuyer ses affirmations sur
des documents ; la plupart ont disparu dans les combats ou dans
le? fuites rapides devant l'ennemi.
Sa collection du journal Pout K Svobodou (Le chemin de la Liberté),
organe officiel des partisans de Makhno, est perdue ; perdues également
les collections de traits et de procès-verbaux de congrès ; perdus les
deux premiers manuscrits de l'Histoire du mouvement de Makhno.
L'ouvrage de P. Archinov se complète déjà par des articles parus
dans le Anarkhi-tchesky Viestnik (Le Courrier Anarchiste) imprimé à
Berlin. Makhno, qui se trouve actuellement dans une prison de Var-
sovie, y a publié ses Mémoires.
Mais des témoignages contradictoires commencent aussi à paraître.
Sous la signature de Guerasimenko, on trouve dans Istorik et
Sovremennik (n" 3. Berlin 1923), une étude sur Makhno, dont le
héros qui nous est dépeint ne serait pas déplacé dans un roman de
Gustave Aymard ou de Mayne-Reid ; on y voit Makhno, pendant,
fusillant, pillant, brûlant, dansant la danse du scalp sur le ventre
d'officiers décapités ; sauvant une jeune fille de bonne bourgeoisie, la
conduisant à l'église de Goulaï-Polié à travers les rues couvertes de
tapis luxueux, fêtant ses noces pendant douze jours ; puis repartant
se battre, jouant aux cartes avec les officiers allemands qu'il a fait
prisonniers, et leur faisant sauter la cervelle à la fin de la partie.
On entre déjà dans la légende qui va s'emparer du personnage,
héros ou bandit.
Avant qu'un jeune étudiant fasse une thèse sur la bataille des
partis pendant la révolution russe, ou sur l'histoire du parti anarchiste
en Ukraine, Makhno aura ainsi été prendre sa place au pays des
légendes à côté de Stenka Razine et de Pougatchef.
WiLFRID Lerat.
Bertrand Bareilles. — Le drame oriental : d'Athènes à Angora.
Paris, Bossard, 1923, in-16. 272 pages.
Voici un petit livre qui nous change, qui nous sort de l'inondation
des thuriféraires de la Turquie nouvelle. L'expérience de son auteur, qui
a vécu de longues années en Orient, vaut bien le zèle néophyte de
quelques reporters. Le livre est d'autant plus vivant que l'historien
ne sait guère cacher ses sympathies pour la cause des persécutés,
qui fut jadis celle de la France ; s'il manque parfois de précision,
c'est que le cœur l'emporte aisément et comble les lacunes d'une
science historique, que l'on aimerait sans doute plus rigoureuse.
Il s'agit, au reste, moins d'une histoire des relations de la Grèce et de
la Turquie depuis le traité de Sèvres jusqu'au traité de Lausanne,
que de réflexions judicieuses à propos des principaux événements qui
ont ébranlé l'Orient, et par contre coup l'Europe, dans ces trois der-
nières années. Mais elles éclairent en même temps des points que les
BIBLIOGRAPHIE 3^9
initiés seuls connaissent et que la presse française a systématiquement
cachés : le sac et l'incendie de Smyrne par les Turcs, la constance de
leur politique de turquisation, poursuivie tantôt au nom du Koran,
tantôt au nom des principes démocratiques, camouflage du Pacte
national auqued l'Europe se laisse prendre. Ce n'est donc pas seu-
lement un livre plein d'intérêt : c'est un livre rempli de courage, car
il en faut à l'heure présente pour contredire l'opinion publique égarée.
Jacques ancel.
GÉNÉRAL VON ZWEHL. — Generalstab dienst im Frieden und im
Kriege (Le Service d'Etat Major en temps de paix et en temps de
guerre). Berlin, Mittler, 1923, in-8, 36 pages.
L'opuscule du général von Zwehl ne prétend qu'à indiquer de
façon très sommaire ce qu'étaient, dans l'armée allemande, avant et
pendant la dernière guerre, le recrutement et la formation des officiers
d'Etat-major, et à présenter quelques considérations sur la façon dont se
.sont acquittés de leurs fonctions, aussi bien en paix qu'en guerre,
ces membres d'une élite intellectuelle, dont la réputation fut si grande.
- - On ne peut considérer comme des révélations de grande portée
historique le fait que, malgré la sévérité des épreuves imposées aux
candidats, tous les Generalstaebler n'étaient pas des génies, ni que
les conditions spéciales résultant de la guerre de tranchées et de la
durée des hostilités ont soulevé beaucoup de problèmes qui n'avaient
pas été étudiés complètement à l'Académie de Berlin. Mais il est plus
intéressant de savoir que von Zwehl considère comme des fautes
de la part de la Haute Direction des opérations, au début de la
campagne, l'envoi en Russie de deux corps d'armée retirés du front
ae France, « la passivité du Haut Commandement après les premiers
succès en Alsace et en Lorraine », le manque de précision dans les
ordres donnés à l'aile droite des forces allemandes et le choix pour
une mission aussi importante du lieutenant-colonel Hentsch, officier
assez âgé et « enclin au pessimisme » {sic). L'auteur s'étonne que, dès
sa prise de commandement, Falkenhayn n'ait pas fait maison nette
au bureau des opérations, qu'il considère comme responsable de
l'échec du plan de von Schlieffen. Cet insuccès n'était pas cependant,
à son avis, « une conséquence du système, et les affaires de l'Est
devaient le montrer ». Par la suite, dit-il, les services rendue par le
Grand Etat-major furent immenses, et il ne voit guère à lui reprocher
qu'un certain manque d'initiative dans les créations d'unités nouvelles,
(on sait pourtant, par l'ouvrage de von Wrisberg, quelle œuvre
colossale fut accomplie dans ce sens), et peu de clairvoyance au
sujet de l'importance que devaient prendre les chars d'assaut.
L'œuvre se termine par des opinions d'ailleurs excellentes sur la
délicatesse du rôle de conseillers discrets et modestes qui incombe
aux officiers d'Etat-major dans leurs relations avec leurs chefs, dont
l'autorité ne saurait être amoindrie parce qu'ils écoutent un avis, et qui
restent seuls responsables.
^--O HISTOIRE DE LA GUERRE
On pourrait croire que tout cela est du passé, puisque, d'après
le traité de Versailles, l'Académie de Berlin ne doit plus fonctionner.
Beaucoup d'anciens officiers d'Etat-major sont entrés dans la vie
civile, où ils font, paraît-il, apprécier leurs qualités d'intelligence et
de travail. Mais von Zwehl ne cache pas, et se félicite, que beaucoup
d'entr'eux servent actuellement dans la Reichswehr.
Or, ajoute-t-il, « la patrie a un intérêt brûlant à ce que celle-ci
soit aussi bonne, aussi solide que les circonstances le permettent.
Comment elle se développera ? Personne ne peut le dire. Mais la route
où nous conduit le pacifisme ne peut aboutir qu'à l'esclavage ; ce que
veut le radicalisme, nous mène au chaos. Les meilleurs, les mieux
formés de nos officiers sont donc à leur place dans la Reichswehr ».
E. Desbrière.
GÉNÉRAL VON KUHL. — Die Kdegslage im Herbst 1918. Warum konn-
ten wir weiter kampjen ? — Eine Entgegnung ouf die Schrift von
Adolf K'ôster : Konnten wir im Herbst 1918 weiter k'dmpfen ? (La
situation militaire à l'automne 1918. Pourquoi pouvions-nous encore
combattre ? ) — Réponse à l'écrit d'Adolphe Kbster : « Pouvions-
nous encore combattre à l'automne 1918? Berlin, D. o. b., in-8,
52 pages.
La lutte continue en Allemagne entre ceux qui attribuent le désastre
final à la Révolution et à la propagande défaitiste, et ceux qui ne
voient dans la Révolution et la chute du pouvoir impérial que la
conséquence des défaites militaires subies. Pour Koster, et les socia-
listes de son école, l'armée allemande était, à l'automne 1918, hors
d'état de continuer la lutte et irrémédiablement battue. Von Kiihl,
ôu contraire, tente de démontrer qu'au moment de la signature de
l'armistice, les troupes allemandes, mieux pourvues de matériel que
jamais, conservaient toute leur force de résistance, et que si, à la vérité,
l'effondrement de la Turquie, de la Bulgarie, de l'Autriche ne permet-
talent plus d'espérer une issue victorieuse des hostilités, une retraite
sur la Meuse, puis sur le Rhin, aurait valu des conditions d'armistice,
puis de paix, beaucoup plus favorables, si les mutineries de l'arrière,
les troubles de l'intérieur n'avaient pas obligé le commandement
supérieur à céder, malgré lui, aux exigences des alliés.
Que l'œuvre du général von Kiihl soit nettement tendancieuse, il
ne cherche pas à s'en défendre. Mais, si faibles qu'ils soient, ses argu-
ments méritent d'être connus, à la fois comme un nouveau symptôme
de la campagne systématiquement poursuivie en Allemagne en vue
de dénoncer le traité de Versailles, et aussi parce que l'auteur révèle
certains faits qui jettent un jour curieux sur l'état d'esprit de beau-
coup de ses compatriotes au cours de la grande guerre.
D'après von Kuhl, au moment de l'armistice, l'Allemagne disposait
encore à l'intérieur de 600.000 hommes, que le ministère de la guerre
avait offert d'appeler sous les drapeaux. Du 18 juillet au 10 novem-
bre, on avait bien eu des pertes énormes, mais parmi les 360.000 hom-
BIBLIOGRAPHIE 37 1
mes faits prisonniers pendant cette période (chiffre d'ailleurs contes-
table, selon von Kuhl) il y avait un nombre élevé de déserteurs et de
transfuges contaminés par la propagande défaitiste. Quant au ma-
tériel, l'auteur déclare qu'il était au complet. 11 s'appuie même sur le
témoignage du général Wurtzbacher pour affirmer que les batteries
de campagne avaient, sur le front compris entre Reims et la mer, reçu
chacune une ou deux' pièces de supplément. La fabrication des fusils
avait atteint en novembre le chiffre de 200.000 par mois, celle des
mitrailleuses celui de 13.000. 11 en était de même pour tout le matériel
du génie et celui de l'aviation « nettement supérieur à celui des adver-
saires ». « L'Allemagne, dit von Kiihl, a le droit d'être îière de ses in-
dustries de guerre ». C'est, paraît-il, l'avis du général Schwarte, celui
du général von Wrisberg, dont les lecteurs de la revue connaissent
l'ouvrage sur l'organisation des armées allemandes pendant les hos-
tilités.
En ce qui touche la situation stratégique, l'auteur veut bien re-
connaître « que l'attaque sur le flanc droit de notre saillant de la
Marne, le 18 juillet, et la poussée contre le front d'Amiens, l'avaient
fort empirée », et que l'initiative était passée au camp adverse. L'of-
fensive projetée par le Maréchal Foch pour le 14 novembre présentait
bien un certain danger. Mais il y a loin de là à la perspective d'un
« Sedan allemand », dont parle Kbster. De cela, von Kiihl ne donne
d'ailleurs pas la moindre preuve. Quand il prétend ensuite que la chute
du front du Danube ne pouvait avoir que des conséquences lointaines
pour la sécurité du territoire allemand, par suite de l'affaiblissement
de la force offensive de l'armée française d'Orient pendant la traversée
de la Serbie et de la longueur excessive de la ligne de communica-
tions, il oublie ou il dissimule l'organisation par le général Franchet
d'Esperey d'une base d'opérations à Fiume, en vue de l'invasion de
l'AÎlemagne à travers le territoire de la monarchie austro-hongroise
(mise hors de cause uniquement, d'après von Kiihl, par suite de
troubles intérieurs). Enfin, après la perte des puits de pétrole roumains
il serait resté en Allemagne assez de combustible liquide pour ali-
menter la marine et les sous-marins pendant huit mois, et les au-
tomobiles et avions de l'armée pendant deux.
Plus intéressants sont les détails donnés par von Kiihl sur l'abais-
sement progressif du moral et de l'esprit militaire en Allemagne.
Dès le 23 févreir 1915, le député Strbbel avait osé écrire dans le
Vorwaerts qu' « une victoire complète du Reich compromettrait les
intérêts de la Social-démocratie. » A l'occasion d'une grève à Berlin,
devait être prise, le V mai de la même année, la première « offensive
en règle pour la propagande contre la guerre ». Un an plus tard est
organisée la distribution de tracts prêchant la « guerre à la guerre...
la paix à tout prix... l'union des prolétaires de tous les pays. » Cette
propagande aboutit en juillet 1917 et provoque la première mutinerie
de la flotte, puis la seconde, le 29 octobre 1918, bien avant, remarque
von Kiihl, que la situation militaire soit devenue mauvaise. Il en est
de même de l'organisation systématique de la désertion, entreprise
372
HISTOIRE DE LA GUERRE
de bonne heure, et qui aboutit à la formation en Hollande d'un « Co-
mité de déserteurs » (sic), de l'affaiblissement constaté dès 1917 de
l'esprit militaire parmi les renforts envoyés au front, des actes d'in-
uiscipline commis dans les trains et les gares à la m.ême époque. En
mai 1918, le rapport d'une division constate que, sur un détachement de
76 sous-officiers et 555 hommes venant de l'intérieur, 3 sous-officiers
et 80 hommes se sont esquivés en route. Dès juin de la même année,
le drapeau rouge est arboré sur certains wagons ; on crie « A bas
la guerre ! Vive la France ! » Tous les prisonniers revenant de Russie
sont contaminés par le bolchevisme. Certains chefs de corps en vien-
nent à refuser des renforts dont l'esprit est si mauvais qu'il risque de
pervertir les soldats fidèles du front.
11 est bien facile, semble-t-il, de retourner contre von Kiihl tous ces
faits. Puisqu'ils sont antérieurs au désastre militaire et de beaucoup,
ont-ils empêché les redoutables offensives de mars à juillet 1918 de
mettre le commandement allemand plus près de la victoire qu'il ne
l'a jamais été ? Alors, comment prétendre que c'est à la propagande
socialiste et défaitiste seule qu'il faut attribuer l'insuccès final ? —
Non, tout cela n'est pas convaincant, et rien ne sert de dire qu'au
moment où l'armistice est venu arrêter leur marche victorieuse, les
.A.lliés étaient à bout de forces, les Américains hors d'état de se
mouvoir, par suite de l'ignorance de leurs Etats-majors et des défec-
tuosités de leurs ravitaillements. Si cela était vrai, Hindenburg et
le Grand Etat-major n'auraient pas eu tant de hâte à conclure l'ar-
mistice. C'est eu-\, et eu.x seuls, qui le voulurent, à la veille du désastre
définitif, et c'est fausser l'histoire que de prétendre qu'ils eurent la
main forcée par la nation allemande ou par une armée mutinée.
E. Desbrière.
1914-1918. — La Grande Guerre vécue, racontée, illustrée par les
combattants. Paris, Aristide Quillet, 1923, 2 vol. in-4, 360 et
421 pages.
« Nous avons voulu que cette histoire de la Grande-Guerre fût,
avant tout, l'histoire du Poilu de France », écrit, dans un avant-pro-
pos, celui qui a entrepris de diriger cette belle œuvre. Le but est
atteint. C'est bien l'histoire du poilu avec ses pages de gloire et ses
pages de misères et de deuils ; mais c'est aussi l'épopée des quatre
années tragiques racontée par des gens qui ont vécu et souffert le
drame avant de chercher à l'écrire.
Les auteurs ont voulu que chaque combattant retrouve la bataille
à laquelle il a pris part, qu'il voie les liens qui existaient entre son
unité et les fractions voisines travaillant à ses côtés. Aussi, ont-ils
cité les numéros des régiments et des bataillons ; ils sont entrés dans
le détail, ils ont conté les moments d'angoisse qu'Us ont traversés.
Le lecteur constate que tous ont fait leur devoir, malgré la longueur
de l'épreuve et la lassitude des jours de fatigue. C'est pourquoi
un tel livre s'adresse aux non-combattants, trop âgés ou trop jeunes,
qui n'ont pas connu la guerre. Ils verront raconter sans fard, avec un
BIBLIOGRAPHIE 373
sens réel de la vie, ce que fut l'existence parfois glorieuse, parfois
obscure, de ceux qui « y étaient ». C'est une belle morale par
l'exemple, qui laisse loin derrière elle les histoires des Thermopyles
ou de Salamine.
Tous les auteurs ont vécu cette guerre. A la première page, figure
un tableau qui contient les noms des cinquante-cinq collaborateurs.
Après chaque nom, se trouvent un ou plusieurs signes : ils sont tous
décorés de la croix de guerre, certains ont la médaille militaire ou
la Légion d'honneur. C'est déjà une garantie. On ne nous dit pas
ce qu'ils ont fait, mais on le devine en lisant les pages qu'ils ont
écrites. Un certain nombre des auteurs se sont déjà fait connaître
par d'autres articles ou d'autres livres, et leurs noms sont une caution
de plus de sincérité et d'exactitude.
Il est difficile de faire un ouvrage de ce genre ; la multiplicité
des collaborateurs est gênante, chacun veut la part la plus belle.
On pourrait craindre que de tels ennuis se soient produits, et que le
plan ou les proportions de ce récit en gardent quelques traces. Il n'en
est heureusement rien. L'ouvrage est complet sans être touffu ; il
décrit bien des opérations, et il n'y a pas de redites.
Les chapitres peuvent être divisés en deux catégories. Nous ran-
geons dans la première ceux qui présentent des ensembles de la
guerre : la mobilisation, la concentration, la stabilisation du front, la
bataille de Verdun, la crise du moral, l'aviation, la marine, etc. Ces
chapitres donnent une physionomie générale assez simple, et cependant
suffisamment complète pour que celui qui se contente de cette lec-
ture ait à sa disposition une Histoire de la Guerre bien faite. Les
autres chapitres plairont davantage aux anciens combattants : ce sont
ceux qui décrivent la vie d'une unité à telle période de la guerre. Les
historiens pourront y puiser des renseignements précieux, souvenirs
du combat, mémoires de guerre encore tout imprégnés de ce souffle
vivifiant de la camaraderie du front. Ce sont les chapitres sur l'échec
de Crouy, la craie de Champagne, le tunnel de Tavannes, la prise de
Combles, la bataille de Montfaucon avec les Américains, etc. 11 y a
là une documentation extrêmement intéressante, et on ne peut que
regretter de ne pas trouver un plus grand nombre de récits de combat-
tants, écrits avec une semblable sincérité. Une idée, qui sera appré-
ciée, a été de mettre à la fin du premier volume une table des
régiments, bataillons, etc., avec l'indication des principales affaires
auxquelles ils ont pris part. Cette table peut être fort utile à consulter.
Il serait extraordinaire de ne pas trouver dans un tel ouvrage des
inexactitudes de détail ; nous en signalons quelques-unes en vue
d'une seconde édition, car nous sommes persuadés que ce livre est
appelé à un très grand succès. A la page 268 du tome 1", il nous est
déclaré que rien n'avait été fait en 1915, pour suppléer à la destruction
de la voie ferrée de Lérouville à Verdun, et que le camp retranché
était difficile à ravitailler. Certes, il était difficile à ravitailler ; mais
on avait perfectionné l'organisation du réseau meusien par l'augmen-
tation du nombre des croisements, le développement des chantiers de
transbordement et débarquement, et le renforcement du parc de
374
HISTOIRE DÉ LA GUERRE
matériel. Toutes ces mesures permirent des transports qui attei-
gnirent par jour jusqu'à 2.600 tonnes et 2.400 hommes, en juin 1916.
Pouvait-on, dès 1915, faire plus et construire une autre ligne ? C'était
l'opinion du général commandant le groupe d'armées de l'Est ; mais
il ne faut pas oublier que les moyens en travailleurs n'étaient pas illi-
mités, et qu'on avait à équiper les fronts offensifs d'Artois et de
Champagne, fronts qui primaient à cette époque la région de Verdun,
où rien ne se passait.
Dans la table des unités, on peut regretter l'absence de certains
des régiments de cavalerie des corps d'armée. L'histoire du 20* chas-
seurs à cheval défendant Lille avec quelques territoriaux vaut bien
une citation dans ce court aperçu de nos gloires de la guerre. Dans ce
même tableau, nous croyons qu'il y a eu transposition entre les actions
du 343' et du 349' régiment d'infanterie, celui-ci ayant été dissous tiu
printemps 1916.
Nous ne pouvons terminer ce compte rendu sans dire un mot de la
présentation de l'ouvrage. Les deux volumes sont abondamment illus-
trés : trente et une planches hors texte reproduisent des ordres, des
affiches, des eaux-fortes, etc. ; de très nombreuses photographies
donnent une idée exacte de la physionomie de la guerre et de la vie
des tranchées. Les cartes sont très claires, très lisibles, et font grand
honneur au spécialiste qui les a tracées.
Par sa présentation extérieure, par ses illustrations, par son texte,
cette histoire de la Grande Guerre vécue et racontée par les combat-
tants mérite le succès. Ce sera pour les grands un souvenir, pour
les petits un exemple, pour tous un enseignement, et nous ne pouvons
que souhaiter la plus grande diffusion à cet ouvrage.
R. V.
Ralph Scott. — A Soldier's Diary (Un journal de soldat). Londres,
Collin, in-8, 194 p.
Dans la préface qu'il a écrite pour ce petit ouvrage, le général
Maurice, bien connu par ses démêlés avec le gouvernement de
M. Lloyd George, prévient le lecteur que le but de l'auteur, jeune
lieutenant de réserve du génie, est d'inspirer une telle horreur de
la guerre que de nouveaux conflits deviendront impossibles. On
peut douter que, pour atteindre cet idéal, il suffise de dépeindre les
souffrances subies par les combattants. Cela ne nous apprend rien que
nous ne sachions et ces notes ont un caractère trop personnel pour
intéresser l'histoire générale. Elles ne visent du reste qu'une courte
période de la fin de la campagne dans les Flandres.
E. Desbrière.
A. Rawlinson. — Adventures in the Near East, 1918-1922. (Aven-
tures dans le proche Orient, avec introductions des généraux Duns-
BIBLIOGRAPHIE 375
terville, Milne et Harington et de l'amiral Sir Percy Scott.) Londres,
Andrew Melrose, 1923, in-8, 377 p. Cartes et photographies.
Sans présenter un très grand intérêt pour l'histoire générale, le
récit des aventures de A. Rawlinson, frère du général qui a commandé
la 4* armée sur le front français, lieutenant-colonel à titre temporaire,
n'en méritent pas moins d'être lues, à cause du jour que jette leur récit,
bien présenté et souvent spirituel, sur les conséquences désastreuses
qu'a eues sur les affaires d'Orient la politique, ou plutôt l'absence
de politique, des Alliés, après l'armistice de Moudros.
Envoyé à la fin de la guerre à Bassorah, venant de Londres, où il
avait joué un rôle important dans la défense contre les Zeppelins,
Rawlinson, ancien lieutenant de Lanciers, sportman émérite, et parti-
culièrement au courant de la locomotion automobile, devait, avec un
petit convoi de camions Ford, rejoindre les forces britanniques de
Perse, puis participer à la défense de Bakou contre les Turcs. Lors
de l'évacuation de cette ville, il parvint à s'échapper et à sauver un
lot important de matériel en s'emparant d'un navire, et en forçant
l'équipage bolcheviste à le conduire sur la rive de la Caspienne.
Plus tard, il fut envoyé à Erzeroum, pour tenter de faire respecter
par les Turcs les clauses de l'armistice qui prescrivaient le désar-
mement. Il échoua dans cette entreprise, parfaitement irréalisable
d'ailleurs, vu l'impossibilité d'évacuer un matériel lourd et encombram
dans cette région sans routes ni chemins de fer, sans parler de la
mauvaise volonté des Turcs, peu soucieux de livrer leurs armes.
Rawlinson est très mal disposé pour les Arméniens, assez injustement
car il méconnaît la fidélité de la République d'Erivan à l'alliance
et ses efforts pour organiser un régime régulier. Par contre,
on ne peut que l'approuver de signaler l'aveuglement montré par
les dirigeants de la politique alliée en prétendant soumettre aux
Arméniens d'immenses territoires uniquement peuplés de Turcs ou
de Kurdes et où il n'existait plus à cette époque un seul Arménien
vivant. Le silence qu'il affecte pour tout ce qui touche au rôle des
Ciissions françaises en Transcaucasie, est peut-être imputable au pres-
tige qu'eurent celles-ci auprès des populations, prestige qui permit à
certains de nos officiers de parcourir sans escorte des régions où
Rawlinson ne s'aventurait qu'avec un convoi d'automobiles armées en
guerre. La description qu'il fait de certaines de ces routes est d'ailleurs
exacte et pittoresque.
C'est à son dernier voyage à Erzeroum que Rawlinson allait se
trouver victime du coup de force accompli à Constantinople, en
mars 1920, par ses compatriotes. Arrêté en représailles de la capture
de Reouf Pacha (envoyé à Malte avec quelques autres représentants
du parti National Turc), il devait subir une captivité souvent assez
dure avant d'être échangé.
E. Desbrière.
376 HISTOIRE DE LA GUERRE
Beletzky s. p. — Grigory Raspoutine. Byloé. Petrograd, 1923, in-4^,
123 pages.
Raspoutine n'est connu jusqu'ici que par des ouvrages de seconde
niain ; les personnes qui ont été ses confidents ou ses complices ont
préféré se taire ; déjà de son vivant, ceux qui se servaient de lui et
qui le servaient ne s'en vantaient pas trop haut, et la plupart s'en
cachaient. Après sa mort, on conçoit que ses fidèles hésitent à faire
une confession.
Cependant quelques documents commencent à paraître.
M"^ Vyroubova, dans Pages de ma vie, se montre trop fervente
admiratrice de la Cour et du ^ staretz » pour nous représenter le
personnage sous son vrai jour, et son témoignage reste sans valeur.
M"" E. Djanoumova, dans Mes rencontres avec Raspoutine, nous
édifie suffisamment sur les rapports de Raspoutine avec les femmes,
et sur son attitude à l'égard des ministres.
M. Gilliard, dans son livre : la Fin de la famille impériale, garde un
silence discret.
Pourichkevitch, dans son récit de la mort de Raspoutine, éclaire
les causes et la fin du drame.
Enfin, les Lettres de l'impératrice à Nicolas II nous dévoilent le
rôle joué par 1' « Ami » de la famille impériale, dans la vie intime du
palais, et dans la politique intérieure de la Russie.
Un grand nombre d'autres documents existaient, qui auraient com-
plété le portrait de Raspoutine ; mais la plupart ont été détruits : le
journal de Nicolas H, du 10 au 13 mars, indique que le tsar a brûlé
lettres et papiers pendant quatre jours.
Lors de la chute du Ministre de l'Intérieur Khvostov, son successeur
Stiirmer est venu, de la part de l'Empereur, lui donner l'ordre de dé-
truire tous les rapports ayant trait à Raspoutine, et dès les premiers
jours de la Révolution les fonctionnaires ont supprimé toutes traces
écrites de leurs relations avec l'ancien favori.
La Revue Byloe (le Passé) a publié sous le titre Grigory Raspoutine
un extrait des Mémoires de Beletzky, ancien Directeur du Département
de la Police à Petrograd.
Le récit de Beletzky est un document important, car le témoin est
à la fois spectateur, acteur et même metteur en scène comme orga-
nisateur de complots.
Il a partie liée avec tous les personnages qui gravitent autour du
héros : ministres en place décidés à se débarrasser de Raspoutine par
l'assassinat (Khvostov), ou à plat ventre devant lui pour conserver
leur portefeuille, mouchards prêts à le sauvegarder comme à Tassom-
mer, moines, prêtres, évêques, créatures du « staretz » partageant ses
débauches, puis rompant avec lui, le dénonçant impudemment, —
maîtres-chanteurs, intrigants de toutes espèces (Prince Andronnikof,
Manassévitch-Manouïlof) flattant ses bas instincts pour en tirer des
bénéfices.
Dans un récit de cent pages que l'on croirait extraites du plus effarant
BIBLIOGRAPHIE ^77
roman-feuilleton, Beletzky, comme chef de la police ne peut juger que
l'influence de Raspoutine sur la politique intérieure, sur le choix des
ministres et des grands dignitaires.
En le lisant, c'est à peine si l'on s'aperçoit que la guerre existe ; il
serait inutile d'y chercher l'influence de Raspoutine sur la politique
extérieure.
L'on a souvent représenté Raspoutine comme un agent à la solde
de l'Allemagne. Le paysan sibérien, ivrogne, débauché, jouisseur,
madré, n'était pas d'envergure à jouer ce rôle, mais son entourage se
servait de lui pour insinuer et dicter à l'Empereur des actes politi-
ques dont les résultats étaient funestes à la Russie et aux Alliés.
Beletzky s'intéresse surtout aux intrigues qui se nouent autour des
nominations de ministres, et plus encore aux rapports de Raspoutine
et de la Douma.
« En étudiant Raspoutine, dit-il, je me suis convaincu qu'il n'y
avait en lui aucune idée politique et qu'en chaque affaire il envisageait
ses intérêts propres et ceux de la Vyroubova... Nous connaissions
son point de vue sur la Douma.
« Dans le passé, la Douma ne lui avait donné rien de bon ; au
contraire, chaque ouverture de session avait contribué à gêner sa
liberté d'action, et l'avait souvent forcé à s'éloigner de la capitale ;
pendant les sessions, il craignait que l'Empereur ne changeât d'opinion
à son égard. 11 entretenait l'Impératrice dans l'idée de l'inutilité de la
Douma et montrait à l'Empereur que la masse des paysans était
désenchantée de la Douma, qui n'avait rien fait pour eux.
« Il s'informait avec nervosité de ce qu'on disait sur lui dans les
« couloirs...
« Après ma démission, lorsqu'à la Douma commencèrent les atta-
ques contre l'Impératrice et Raspoutine, je m'intéressai à ce qu'en
disait Raspoutine et j'interrogeai Manassévitch-Manouïlof, secrétaire
de Stiirmer.
« Manouïlof me dit que de tout ce qui se passait à la Douma,
Raspoutine ne s'intéressait qu'à ce qui se disait contre lui, ou contre
ses protecteurs. Raspoutine exigeait qu'on lui lijt ce qui avait été dit,
et il injuriait Sturmer, parce que celui-ci n'avait pas pris immédiate-
ment sa défense. »
Lorsqu'il s'agit de convoquer la Douma pour la session de prin-
temps 1916, le gouvernement pressent que la rentrée sera des plus
graves et la lutte âpre.
Raspoutine pousse à retarder l'ouverture de cette session. Ici les
mémoires de Beletzky nous dévoilent toutes les manœuvres, que les
ministres doivent employer pour convaincre Raspoutine et la Vyrou-
bova que ce retard leur serait imputé et qu'au contraire, le peuple leur
saurait gré d'avoir favorisé la rentrée de l'assemblée.
Les assertions de Beletzky se trouvent en partie confirmées par les
lettres de l'Impératrice.
Le rôle de Raspoutine dans la vie intérieure de l'Etat ne doit pas
être laissé de côté, et les mémoires de Beletzky fournissent à ce point
de vue d'amples renseignements. Mais il faut les utiliser avec précau-
24
378 HISTOIRE m LA GUERRE
tion, ear bien qu'ayant été écrits en pleine liberté, sous la Révolution,
ils forment non pas, eornme l'a dit l'auteur, un acte d'accusation contre
lui, mais un acte de défense. Il faut les soumettre à un sévère exa-
men et ne pas s'appuj'er sur eux comme sur des documents d'une
vérité indiscutable,
WiLFRID LERAT.
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(1) Périodiques qui, sans figurer sur la liste des dépouillements réguliers,
sont représentés dans ce numéro par un ou plusieurs articles ;
Alsace française, Archio fur Sozinhvissenscbaft, Archives de la Grande
Guerre, Correspondance d'Orient, Flambeau, France-Etats-Unis, Economie
nouvelle, Glocke, Grande Revue, Nation and Athœneum, Nouvelle Revue, Paix
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CHRONIQUE
Les faits et les controverses.
I. — Les négociations de la Conférence de la paix ont provoqué,
c'.ans la presse et au Parlement, de nouvelles discussions rétrospectives ;
la tentative de séparatisme rhénan, en mai 1919, la question des
« pactes de garantie », l'attitude du président de la République pendant
l'élaboration du traité, ont été l'objet de ces controverses.
Le 23 octobre 1923, dans l'Echo National, M. Tardieu déclarait
que le général Mangin, en mai 1919, avait «commis la légèreté d'in-
former les généraux anglais et américains qu'il allait soutenir un coup
de main autonomiste du Dr Dorten, tout en négligeant de prévenir de
son projet le gouvernement jrdnçais. Cette initiative du général a
provoqué une crise assez vive à la Conférence de la paix. Dans VEclair,
le 24 octobre, a paru tout aussitôt une interview du général Mangin :
il avait toujours, dit-il, tenu le gouvernement au courant de ses
projets. C'est ce que conteste vivement l'Echo National en citant
(n° du 26) les fragments d'un rapport de Al Jeanneney, sous-secrétaire
d'Etat à la présidence du Conseil, à M. Clemenceau, et la lettre écrite
par celui-ci au général, le 1" juin 1919.
Le mouvement séparatiste récent a donné lieu, de la part du gouver-
nement anglais, à une protestation basée sur l'article 27 du traité de
\'ersailles, qui détermine les frontières de l'Allemagne. Dans un
article du 2 novembre 1923 (Echo National), M. Tardieu a rappelé
que les négociateurs français, au mois de mars 1919, s'étaient refusés
à garantir les frontières de la nouvelle Allemagne : la scission des
pays rhénans ne constituerait donc pas une violation du traité de
Versailles.
Dans le débat du 23 novembre 1923, à la Chambre des députés,
(Temps du 25, p. 3), des renseignements intéressants sur les projets
ae « pactes de garantie » ont été donnés par M. Poincaré, président
du Conseil, M. Briand et M. Tardieu. En outre, M. Poincaré a souligné
les profondes divergences de vues qui le séparaient de ■ M. Cle-
menceau au moment du vote du Traité.
II. — Le procès de Conradi, le meurtrier du plénipotentiaire bol-
chevik Worowski, s'est plaidé à Lausanne, du 5 au 16 novembre. C'est
tout le régime des Soviets qui a fait les frais des débats : attaques
passionnées des uns, apologies, — parfois inattendues — , des autres,
voilà les témoignages qui, bien au delà des faits de la cause, ont
386 HISTOIRE DE LA GUERRl
alimenté la chronique de la grande presse. Au point de vue qui nous
intéresse, nous croyons devoir rappeler seulement le petit incident
eue voici. Le général Dobrorolsky, celui-là même dont nous avons
publié, en version française, les souvenirs sur la mobilisation russe
en 1914, est venu apporter un témoignage public de sympathie au
gouvernement soviétique. Le témoin, qui, en 1921, habitait Belgrade,
est maintenant établi à Berlin. Ce fait a donné lieu à une vive inter-
vention d'un des avocats, M'' Aubert. II a suffi pour que la sincérité
des souvenirs de Dobrorolsky puisse paraître sujette à caution.
m. — Les publications de documents se poursuivent à l'étranger.
Le gouverr.ement allemand, qui avait suspendu depuis un an environ,
la grande collection Die Grosse Politik der europaïschen Kabinette
(1870-1914) vient de se décider à mettre en vente de nouveaux volumes
La Frankfurter Zeitung du 1 1 novembre a annoncé la prochaine appa-
rition de six tomes, qui concernent le traité de contre-assurance avec la
Russie et le rapprochement franco-russe. En Russie, l'organisation
centrale des archives de la République prépare une nouvelle série
de publications : la correspondance de Nicolas II et de l'impératrice
Alexandra Féodorowna, plus importante, sans aucun doute, que le
Journal privé du Tsar, formera quatre volumes, avec une préface
du professeur Pokrowsky ; les compte rendus de divers grands procès
politiques sont aussi annoncés.
IV. — A Innsbruck, le 18 août, le capitaine Werkmann, ancien secré-
taire particulier de l'empereur Charles de Habsbourg, a e.xposé, dans
une conférence, l'histoire des derniers jours de la monarchie. La
France, dit-il, n'avait pas l'intention de disloquer l'Autriche-Hongrie,
av moment de l'armistice : le comte Chlumecky, envoyé en mission
à Berne, en octobre, aurait reçu du Dr Bûcher, « homme de confiance
de Clemenceau » (dit le capitaine Werkmann), l'assurance que la
Fiance était sympathique à la formation d'un Etat fédératif. Le prince
Windichgraetz, qui, le 6 novembre, avait des entretiens avec les
représentants de l'Entente en Suisse, aurait reçu de M. Dutasta des
déclarations analogues : « Selon l'ambassadeur, il était nécessaire de
conserver, sur le moyen Danube, un grand organisme d'Etat, et il
était indispensable que la dynastie collaborât à cette œuvre ». Mais,
presque aussitôt, la révolution triomphait à Vienne. « Ce n'est donc
point le fait d'accepter les conditions d'armistice qui a sapé la
dynastie tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. C'est l'exemple de l'Alle-
rragne qui empêcha l'empereur Charles de réussir »(1).
11 est inutile de souligner le caractère politique de ce témoignage,
qui vise évidemment à rejeter sur la Socialdémocratie la responsa-
bilité des maux dont a souffert l'Autriche vaincue. C'est dire aussi avec
quelle prudence il faut accueilfir les affirmations du capitaine Werk-
mann.
(1) Le compte rendu de cette conférence {P^cichsposl du 20 août 1923) a été
en partie reproduit par le Bulletin périodique de la presse autricfiienne. (Bureau
d'études de presse étrangère), n" 147, auquel ces détails sont empruntés.
CHRONIQUE jBy
V. — Le télégramme du baron Ritter, que nous avons cité dans une
chronique précédente (1), a fait l'objet d'un article paru dans les Ca-
hiers des, droits de l'homme, sous la signature de M. von Gerlach. A la
guite de cet article, le Temps du 28 septembre (page 2) a publié une
correspondance de Rome, où on lit :
« En admettant que ce télégramme existe » (dit-on au Vatican), « et
que le texte soit celui qui a été autrefois publié, cela ne prouve nul-
lement que ce télégramme rapportait ejcactement les propositions et
conversations du Secrétaire d'Etat... D'autre part, le baron Ritter lui-
même n'a-t-il pas admis, dans certaines conversations privées, que
son télégramme n'exposait pas précisément ce qui lui avait été dit à
la Secrétairerie d'Etat, mais plutôt les impressions qu'il avait rapportées
de conversations au Vatican ? »
La note rappelle enfin « avec quelle appréhension et quelle douleur
« le pape Pie X avait prévu, puis appris la déclaration de guerre ».
Les publications nouvelles de la Société de l'Histoire de la Guerre.
La Société vient de publier, en un petit volume de 160 pages, un
recueil de documents, intitulé Un des problèmes de la paix : La
sécurité de la France. C'est M. André Honnorat, sénateur, président de
la Société, qui est l'auteur de ce travail. Il a voulu présenter au public
cultivé, sous une forme sobre et précise, l'évolution de ce grave
problème depuis la Conférence de la paix et la signature des Traités
de garantie, que l'Angleterre et l'Amérique ont si vite abandonnés.
Les négociations de Cannes, les propositions du chancelier Cuno, les
projets établis par la « Commission temporaire mixte » de la Société
des Nations sont traités dans les divers chapitres de ce recueil. Les
textes sont accompagnés du commentaire strictement indispensable.
De ce volume, se dégage, avec une clarté parfaite, la série de décep-
tions qui ont atteint la France victorieuse et pacifique. La Société est
heureuse de constater le succès que l'ouvrage de son président a
obtenu dans la presse et dans les milieux compétents.
Elle compte faire paraître, \ers la fin de janvier 1924, un autre
recueil, consacré à l'Histoire de la question des réparations depuis
la Conférence de la Paix jusqu'à l'état de paiements du 5 mai 1921.
Ce sera un gros ouvrage, de 450 pages environ. L'auteur, M. Germain
Calmette, attaché au service de documentation de la Bibliothèque-
A'iusée de la Guerre, a cherché avant tout à faire œuvre historique :
c'est dans un état d'esprit tout à fait objectif qu'il a recueilli, grâce à de
longues recherches, les textes essentiels, et c'est dans le même esprit
qu'il essaiera dans une « Introduction » de dégager les lignes générales
de l'évolution du problème.
Les Cours et les Conférences.
— M. JACQUELIN, professeur de droit administratif à la Faculté de
(1) Voir n" 2 de la Revue, p. 178.
388 HISTOIRE DE LA GUERRE
droit, continue cette année les Conférences de Doctorat qu'il avait
commencées l'an dernier, sur Le droit administratif et la guerre.
— M. Germain AlARTiN traite Les Finances de la France de 1916
à 1924, M. Geouffre de Lapradelle, Les traités de paix et la Société
des Nations, et M. Allix, L'économie de guerre et d'après guerre en
France, en Angleterre, et en Russie.
— M. Pierre Renouvin a repris, le 7 décembre, l'enseignement sur
l'Etude critique des sources de l'Histoire mondiale, créé, à la Sorbonne,
par la Société. 11 a pris pour sujet de son cours public : Les décisions
essentielles du Haut Commandement allemand.
— Sir Th. MORISON, principal d'Armstrong Collège, a fait, le 21
décembre, à la Sorbonne, une intéressante conférence sur : Les mou-
vements d'opinions en Angleterre depuis la guerre.
Le Gérant : A. Costes
r*iTiiMt. • mP. BAne tcxich
Revue d'Histoire
de la
Guerre Mondiale
Le Service des Transmissions
pendant la Guerre
On peut dire que le « Service des Transmissions » est né de
la guerre, car ce qui existait en 1914 sous le nom de « Service
Télégraphique aux armées » peut être considéré comme quan-
tité négligeable par rapport à ce qui existait à la fin de 1918,
tant au point de vue du personnel qu'au point de vue matériel.
En 1914, le mode normal de liaison envisagé était le télégra-
graphe Morse. Le téléphone était peu employé ; on le jugeait
dangereux parce que ses transmissions ne laissent aucune trace
et parce qu'elles peuvent être facilement surprises par des
oreilles indiscrètes. On n'avait donc prévu, tout au moins dans
la zone des Armées, qu'un réseau purement télégraphique qui
devait réunir :
1° Le Grand Quartier Général d'une part avec le territoire,
et d'autre part avec le Quartier Général de chaque armée ;
2° Dans chaque armée, le Quartier Général de l'armée avec
les Quartiers Généraux des corps d'armée subordonnés ;
3° Dans chaque corps d'armée, le Quartier Général du
corps d'armée avec les Quartiers Généraux des divisions.
Ce réseau ne dépassait pas les Quartiers Généraux des di-
visions.
Les communications entre les deux divisions étaient assu-
2 HISTOIRE DE LA GUERRE
rées, en principe, par l'intermédiaire du poste du corps d'ar-
mée qui faisait le transit des télégrammes. De même, les com-
munications entre deux corps d'armée étaient assurées par
l'intermédiaire du poste de l'armée.
Le personnel chargé d'établir et d'exploiter ce réseau com-
prenait en allant de l'arrière à l'avant :
1° Des sections de télégraphie de 2" ligne constituées au
moyen de personnel militarisé de l'Administration des Télé-
graphes, qui assuraient les communications entre le territoire,
le Grand Quartier Général et les Quartiers Généraux d'armée.
2° Dans chaque armée, une compagnie télégraphique du
8^ régiment du génie, chargée d'assurer les communications
entre le Q. G. de l'armée et les Q. G. des corps d'armée.
3° Dans chaque corps d'armée, un détachement de sapeurs
télégraphistes du S"" régiment du génie chargé d'assurer les
communications entre le Q. G. du corps d'armée et les Q. G.
des divisions.
La division n'avait pas organiquem.ent de détachement de
sapeurs télégraphistes ; seules les divisions dites « indépen-
dantes » en possédaient un.
Le poste télégraphique de la division était installé et ex-
ploité par du personnel appartenant au détachement de sapeurs
télégraphistes du corps d'armée.
La guerre que l'on avait envisagée étant une guerre de mou-
vement, on admettait que les réseaux à établir étaient des ré-
seaux tout à fait temporaires, que l'on modifiait chaque jour.
Pour les établir, on devait utiliser dans la plus large mesure les
fils télégraphiques existant dans la zone d'opérations de l'ar-
mée. Chaque grande unité avait la libre disposition de tous les
fils existant dans sa zone d'action, à l'exceptron de ceux qui
étaient réservés par l'autorité siupérieure. Les sapeurs télégra-
phistes avaient donc peu de constructions à faire- Leur rôle
consistait surtout à reconnaître, à réparer, à compléter le ré-
seau existant, et à exploiter.
Une compagnie télégraphique d'armée emportait avec elle
un lot assez important d'appareils Morse et de matériel de
poste, quelques téléphones, utilisés surtout pour l'essai des
lignes, et environ 250 kilomètres de câble.
On estimait généralement que cet approvisionnement pou-
vait suffire pour une campagne de courte durée. Toutefois, on
avait commencé à constituer dans les entrepôts de l'intérieur
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS 3
une première réserve de ravitaillement fixée à 200 kilomètres
de câble par armée.
Les détachements de corps d'armée et de divisions indé-
pendantes étaient relativement mieux pourvus en téléphones
que les compagnies d'armée. Mais, pour eux aussi, les com-
munications télégraphiques étaient la règle, et le téléphone
l'exception.
En dehors du réseau ainsi constitué, et sans aucun contact
avec lui, chaque régiment d'infanterie pouvait établir un petit
réseau intérieur de communications téléphoniques, constitué
au moyen de fil d'acier émaillé très léger, mais cassant. Ce
matériel se montra bientôt tout à fait incommode et insuffisant.
Les batteries d'artillerie possédaient aussi des ateliers télé-
phoniques, dont le matériel, destiné à relier la batterie à ses
observatoires, était suffisant pour un champ de tir, mais ne
s'adaptait pas aux nécessités du combat.
Aucun matériel n'avait été constitué en vue d'assurer la liai-
son entre l'infanterie et l'artillerie chargée de l'appuyer.
En raison de leur caractère essentiellement temporaire, et
afin de gagner du temps et d'économiser le matériel, ces diffé-
rents réseaux téléphoniques, aussi bien ceux construits éven-
tuellement par les détachements télégraphiques des grandes
unités que ceux des corps de troupe d'infanterie ou d'artillerie,
étaient établis en simple fil avec retour du courant par la terre.
Il en résultait fréquemment des mélanges par les terres, et des
difficultés d'audition.
Mais la principale critique à formuler contre cette organisa-
tion du début de la guerre, c'est qu'il n'y avait aucune coordi-
nation entre les différents réseaux. Chaque commandant d'u-
nité, grande ou petite, qui possédait en dotation du matériel
et du personnel de transmission, était libre de l'employer à son
gré dans l'intérieur de son unité. Il n'y avait aucun plan d'en-
semble pour la constitution des réseaux, aucune subordina-
tion technique entre les différentes unités.
Au point de vue radiotélégraphique, chaque armée possé-
dait quatre ou cinq postes automobiles à étincelles, munis
d'un mât démontable de 27 mètres pouvant atteindre une
portée de 100 à 150 kilomètres. Ces postes permettaient de
remplacer ou de doubler les communications télégraphiques
entre le Q. G. de l'armée et les Q. G. des corps d'armée ou
des divisions de cavalerie, et, pour certains d'entre eux, de
4 HISTOIRE DE LA GUERRE
communiquer avec les postes fixes du territoire : celui de la
Tour Eiffel, et ceux des cinq Grandes Places fortes : Mau-
beuge, Verdun, Toul, Epinal, Belfort.
Voilà la situation d'où nous sommes partis au mois d'août
1914.
I
Dès le début de la guerre, la nécessité s'imposa de doubler
les communications télégraphiques prévues par des communi-
cations téléphoniques, afin de permettre aux généraux com-
mandant les grandes unités, aux chefs d'état-major et aux
officiers des bureaux des opérations d'avoir entre eux les con-
versations directes qui leur étaient indispensables. Mais c'est
surtout au moment où le front commença à se stabiliser qu'il
devint nécessaire de développer les communications télépho-
niques et de les pousser au-delà des états-majors de divisions,
jusqu'aux régiments, jusqu'aux bataillons d'infanterie, par-
fois jusqu'aux compagnies et jusqu'à certains postes d'obser-
vation.
Ce réseau était employé d'abord uniquement par le com-
mandement pour traiter des questions urgentes relatives aux
opérations. Mais peu à peu son emploi se généralisa et s'éten-
dit à tous les bureaux des différents états-majors, à tous les
corps de troupe, à tous les services. L'artillerie, en dehors du
réseau de commandement, reliant les commandants de l'artil-
lerie des grandes unités à tous les groupements, groupes et
batteries sous leurs ordres, avait besoin d'un réseau spécial
de tir, reliant chaque groupe ou batterie à tous les observa-
toires ayant des vues sur les objectifs normaux ou éventuels
de ces groupes et de ces batteries. D'autre part, lorsque le
front fut stabilisé, il devint nécessaire de relier par des com-
munications spéciales et sûres chaque batterie chargée des
tirs de barrage avec le poste de commandement ou de surveil-
lance désigné pour faire exécuter le barrage.
Puis ce fut l'aéronautique- Chaque terrain d'atterrissage,
chaque escadrille dut pouvoir communiquer avec l'état-major
dont il dépendait, et avec les groupes ou groupements d'artil-
lerie pour lesquels ses avions observaient.
Vinrent ensuite les réseaux de défense contre avions,réseaux
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS 5
spécialisés reliant entre eux et avec le commandement les
postes de guet, les batteries antiaériennes, les escadrilles de
chasse et les organes chargés de donner l'alerte en cas d'in-
cursion d'aéronefs ennemis.
Enfin vinrent les communications nécessaires aux organes
de transport et de ravitaillement et aux commandements ter-
ritoriaux, commissions régulatrices, groupements automobi-
les, réseaux de voie de 0,60, stockages de munitions et d'ap-
provisionnements de toute nature, ateliers de fabrications,
unités de travailleurs, service de santé, service des eaux, ser-
vice des routes, etc.... Bref, on peut dire qu'en 1918 il n'y avait
pas d'organe, si minime fût-il, dans la zone des armées, qui
n'eût son téléphone et ne l'employât parfois sans modération.
Tel poste d'armée donnait en moyenne de 4 à 5.000 com-
munications par jour.
Comment a-t-on pu, au cours de la guerre, créer et entretenir
ces réseaux multiples et complexes, en tenant compte des mo-
difications incessantes qui se produisaient dans l'ordre de ba-
taille, leur donner à la fois la sécurité, la densité et la sou-
plesse nécessaires pour en assurer le bon fonctionnement ?
Comment a-t-on pu se procurer les quantités énormes de ma-
tériel qu'ils représentent ?
I. — Un réseau téléphonique comprend essentiellement les
appareils de poste (téléphones et tableaux d'intercommunica-
tion), et du matériel de lignes (fil nu ou câble isolé, isola-
teurs, perches ou poteaux).
L'établissement central du matériel de la Télégraphie mili-
taire, rattaché à la Direction du matériel du génie, ne dispo-
sait comme réserve que d'un millier de téléphones de modèles
divers et d'environ 1000 kilomètres de fil conducteur (câble
ou fil nu).
L'établissement était d'ailleurs désorganisé par suite du
départ pour les armées de la majeure partie de son personnel
(officiers ou ouvriers). Il se reconstitua au moyen d'officiers
de complément, d'ingénieurs et d'ouvriers dégagés par leur
âge de toute obligation militaire.
D'autre part, la mobilisation avait ralenti ou même arrêté
toutes les fabrications dans les usines.
On commença par acheter ou réquisitionner, aussi bien à
6 HISTOIRE DE LA GUERRE
l'intérieur que dans la zone des armées, tous les appareils télé-
phoniques, publics o<a privés, que l'on put trouver soit sur les
réseaux civils, soit chez les particuliers, soit dans les stocks
du commerce. On les aménagea de manière à les rendre trans-
portables, sinon portatifs. On fit appel à l'industrie étrangère.
Enfin, après des difficultés m'Ultiples, l'industrie française put
commencer à fabriquer. Sa production mensuelle, qui était au
début de 750 appareils et de 250 tableaux, s'éleva peu à peu à
3.500 appareils et à 2.500 tableaux.
Du 2 août 1914 au P' janvier 1919, l'Etablissement central
du matériel de la télégraphie militaire a fourni aux armées
210.000 appareils et 162.000 tableaux annonciateurs de tous
modèles.
Il en fut de même pour les fils conducteurs. On commença
par utiliser tout ce qui se trouvait dans les places fortes du
littoral et du sud-est, on acheta tous les stocks commerciaux
de fils de lumière ou de fils de sonneries, on fit appel à l'in-
dustrie étrangère, enfin les usines françaises commencèrent
leur fabrication. Leur production mensuelle, qui fut au début
de 10.000 kilomètres, s'éleva jusqu'à 36.000 kilomètres, et l'E-
tablissement central put fournir aux armées plus de 2 millions
de kilomètres de fil de toute nature.
En même temps que l'on fabriquait le matériel en quantités'
considérables, on l'étudiait et on le perfectionnait au point de
vue technique pour l'adapter aux conditions nouvelles de la
guerre.
Les premiers appareils téléphoniques étaient à appel vibré,
mode d'appel qui convient pour des postes reliés par les lignes
en câble hâtivement établies et mal isolées, mais qui est tout
à fait insuffisant sur des réseaux fixes soumis à une exploita-
tion intensive. Dès la fin de 1914, on ne construisit plus que
des appareils à appel magnétique (sonneries) ou des appa-
reils à double mode d'appel (appel magnétique et appel vi-
bré) pouvant être utilisés aussi bien sur les réseaux fixes que
sur les lignes volantes, en employant suivant les cas l'un ou
l'autre mode d'appel. Les différents modèles étudiés et cons-
truits en série furent de plus en plus légers, de moins en
moins encombrants.
Pour les tableaux d'intercommunications, en dehors des
modèles en usage dans l'administration des Postes et des Té-
légraphes, dont on fit le plus large emploi, on étudia et on
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS 7
construisit à des milliers d'exemplaires des tableaux dont
les annonciateurs se déclanchent soit sous l'action de l'appel
magnétique, soit sous l'action de l'appel vibré.
On réalisa des postes centraux complets pour batterie et
pour groupes d'artillerie, des standards à 30 directions, des
postes centraux mobiles télégraphiques et téléphoniques sur
camionnettes et remorques, et enfin des multiples à 300 direc-
tions pour postes centraux d'armée.
Comme fils conducteurs, on substitua obligatoirement dès
1915 les circuits téléphoniques aux lignes à simple fil, en rai-
son des dangers que présentent celles-ci au point de vue du
secret des conversations ; en conséquence on fabriqua des
câbles de différents modèles à une ou plusieurs paires de
conducteurs, notamment le câble de campagne à 4 paires em-
ployé comme axe de transmission en cas d'avance, et le câble
sous plomb à 7 paires qui servit à constituer les réseaux en-
terrés dans les zones soumises à des bombardements fré-
quents.
Les corps de troupe furent dotés d'appareils de signalisa-
tion optique à piles, pour les liaisons à faible distance et no-
tamment pour les liaisons au combat.
II, — Etudions maintenant l'organisation générale des dif-
férents réseaux, c'est-à-dire la façon dont le matériel a été
utilisé. Cette organisation a été définie par l'histruction sur
la liaison pour troupes de toutes armes du 28 décembre 1917,
qui résume et codifie les méthodes et procédés auxquels l'ex-
périence de la guerre avait conduit les différentes armées.
On constitue sur le terrain un quadrillage plus ou moins
serré formé de nappes de circuits téléphoniques : aériens
jusqu'à environ 6 kilomètres des premières lignes, et enterrés
ou fortement protégés dans la zone soumise à des bombar-
dements fréquents.
Aux sommets du quadrillage sont installés de grands pos-
tes centraux munis de tableaux d'intercommunication à grand
rendement et desservis par un personnel exercé, permetiant
de donner rapidement toutes les communications en profon-
deur ou latérales qui sont nécessaires.
De plus, toutes dispositions sont prises, dans les postes
centraux, pour que l'on puisse, le cas échéant, réunir et boucler
momentanément certaines lignes. On peut réaliser ainsi près-
g HISTOIRE DE LA GUERRE
que immédiatement les circuits directs de grandes longueurs
qui sont nécessaires pour certaines communications de tir
ou de commandement.
Le passage des circuits par ces postes centraux permet de
sectionner les lignes, ce qui facilite la surveillance et les es-
sais, et, en cas de dérangement, de substituer immédiatement
au circuit fonctionnant mal un circuit en bon état, avantage
dont on se priverait par l'emploi de longs circuits directs dont
la surveillance et l'entretien seraient difficiles sinon impos-
sibles.
Ce quadrillage qui ne peut être complètement réalisé qu'en
période de stabilisation constitue le réseau d'armée, dont le
plan est arrêté par le chef d'Etat-major de l'Armée, d'après
les propositions du chef du service télégraphique de 1'"'' li-
gne. Il comprend au moins deux grandes artères parallèles au
front, l'une à hauteur des P. C. de corps d'armée, l'autre à
hauteur des P. C. de division et des groupements d'artillerie,
et des antennes perpendiculaires au front (au moins une par
front de division). Ces antennes sont prolongées jusqu'à des
centraux d'observation établis à proximité des groupes d'ob-
servatoires, elles peuvent être poussées jusqu'à des centraux
avancés établis dans les premières lignes en vue d'une pro-
gression.
Au point de vue de l'emploi, le réseau d'armée comprend
deux réseaux distincts :
1° Le réseau de commandement, qui est relié vers l'arrière
au réseau du territoire et vers l'avant aux P. C. des régiments
d'infanterie et des groupements d'artillerie, où il se rattache
aux réseaux particuliers des corps de troupe.
2° Le réseau de tir, qui permet aux unités d'artillerie d'u-
tiliser tous les organes d'observation terrestres ou aériens qui
leur sont nécessaires, en leur donnant, au moyen de bouclages
réalisés dans les postes centraux, les communications directes
spécialisées dont elles ont besoin, notamment avec les terrains
des secteurs aéronautiques et avec les centraux aérostiers.
Le réseau de tir comprend le réseau spécialisé de la défense
contre aéronef (D. C. A. ), reliant chaque commandant de
secteur de D. C. A, — d'une part avec ses sections d'auto-
canons, ses sections ou postes demi-fixes et ses postes de guet,
— d'autre part, avec les centraux d'aviation, les centraux
aérostiers et les centraux du réseau de commandement.
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS 9
Mais ces deux réseaux de commandement et de tir, qui
sont différents dans leur emploi, sont réalisés sur le terrain
au moyen des mêmes nappes de circuits qui constituent le
quadrillage du réseau de l'armée. Ce quadrillage, s'il est suf-
fisamment dense, donne aux communications une grande sou-
plesse résultant de l'existence permanente sur le terrain d'une
ossature solide. Un, deux tronçons du quadrillage peuvent
être détruits ; les communications essentielles seront néan-
moins assurées, en employant des itinéraires détournés. Des
unités nouvelles peuvent entrer en Jigne ; elles n'ont qu'à se
réunir par des circuits d'abonnement généralement courts au
poste central le plus voisin pour obtenir toutes les communi-
cations que donne le résp"u.
Le réseau d'armée v- imandement et tir) est construit et
entretenu par les unités de sapeurs télégraphistes de l'armée,
des corps d'armée et des divisions, suivant une répartition du
travail arrêtée par le chef du service télégraphique de 1^ ligne
de l'armée.
Le réseau d'armée est prolongé vers l'avant par les réseaux
des corps de troupe construits, entretenus et exploités par les
téléphonistes de ces corps de troupe qui disposent, à cet effet,
d'une certaine quantité de matériel en dotation.
Ces réseaux particuliers ont pour objet d'assurer les com-
munications à l'intérieur des unités et entre deux unités voi-
sines.
Le réseau d'un corps d'infanterie assure les communica-
tions du P. C. du régiment avec les unités subordonnées jus-
qu'aux bataillons au moins, ainsi que les communications des
unités d'infanterie avec l'artillerie qui est chargée de les ap-
puyer.
Le réseau d'un groupement d'artillerie assure les communi-
cations de ce groupement avec les éléments subordonnés (sous-
groupements, groupes, batteries, observatoires particuliers),
ainsi que les communications de l'artillerie avec les unités
d'infanterie qu'elle est chargée d'appuyer.
Les lignes établies dans ce but doublent celles qui ont été
établies par l'infanterie.
Ces communications sont parfois précaires, surtout lorsque
les lignes à établir pour les réaliser sont un peu longues. Il y
a donc avantage, chaque fois que la chose est possible, à ce
que les unités subordonnées d'infanterie et d'artillerie se rat-
10 HISTOIRE DE LA GUERRE
tachent par des circuits d'abonnement, qui seront générale-
ment courts, au poste central d'armée le plus voisin (central
d'observation ou central avancé), qui pourra généralement leur
donner, au besoin par circuit spécialisé, toutes les communi-
cations nécessaires.
En outre, ces unités doivent être pourvues de tous les
moyens de transmission autres que le téléphone (postes de
T. S. F. ou de T. P. S., appareils de signalisation optique et
acoustique, artifice, pigeons-voyageurs, etc.).
Un réseau complet et ordonné de communications télégra-
phiques et téléphoniques ne peut être réalisé que pendant les
périodes de stabilisation. Son organisation demande du temps.
Mais c'est l'idéal que l'on doit chercher à réaliser, même en
cas de guerre de mouvement. Le temps nécessaire pour l'or-
ganisation d'un semblable réseau dépend essentiellement du
plan suivant lequel il doit être établi. Ce plan doit tenir compte
des lignes ou tout au moins des appuis existant dans la zone
de marche.
En cas de progression, on constitue dans la zone de marche
de chaque grande unité (division ou tout au moins corps d'ar-
mée) un axe de transmission jalonné par des postes centraux
successifs. L'itinéraire des axes de transmission et l'emplace-
ment des postes centraux qui les jalonnent doivent être men-
tionnés dans l'ordre d'opération avec l'indication de l'heure
à laquelle chacun de ces postes" pourra être ouvert. Les tra-
vaux de construction seront entrepris simultanément sur plu-
sieurs tronçons par des équipes différentes, tandis que d'au-
tres équipes procèdent à l'aménagement des postes centraux.
Chaque axe de transmission comporte au moins quatre
circuits.
Aux centraux successifs de l'axe de transmission viennent
se rattacher les différents éléments. Les grandes unités placées
en 2" ligne se déplacent dans le sillage de celles qui les pré-
cèdent, et utilisent en le renforçant l'axe établi par celles-ci.
Les corps d'armée utilisent l'axe de l'une de leurs divisions,
l'armée utilise l'axe de l'un des corps d'armée, en l'amélio-
rant et en le complétant par la construction de circuits nou-
veaux.
Si la progression se ralentit, les axes de transmissions de-
viennent les éléments d'un nouveau quadrillage que l'on com-
plète en reliant par des transversales les centraux situés à la
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS 1 1
même hauteur, et que l'on améliore en remplaçant les lignes
hâtivement construites en câble par des nappes de circuits
fixes suffisamment denses.
Si la progression va en s'accélérant, comme ce fut le cas
en 1918, il vient un moment où il faut renoncer au téléphone,
ou du moins perdre l'espoir de conserver un réseau ordonné
et complet. C'est alors que la T. S. F. prend une importance
capitale. Plus sûre que le téléphone parce qu'elle n'est pas
soumise aux causes multiples de dérangement qui affectent
les réseaux téléphoniques, immédiatement installée au point
précis où se place l'état-major ou la formation qui a besoin
de communications, pouvant toucher instantanément un grand
nombre de correspondants, la T. S. F. paraît être le mode
de liaison idéal d'une armée en mouvement, comme le télé-
phone est le moyen de communication normal pour des élé-
ments stables ou relativement stables.
Pendant la guerre, la T. S. F. a joué un triple rôle.
Elle a doublé les communications par fil, en assurant une
partie du trafic en ce qui concerne les télégrammes ou les
messages, lorsque les lignes étaient encombrées ou lorsqu'il
fallait envoyer simultanément à plusieurs postes récepteurs
des renseignements qu'il y avait intérêt à propager instanta-
nément, alors que leur transmission par téléphone à tous les
correspondants eût été longue et pénible (alerte en cas d'in-
cursion d'avions, renseignements météorologiques, données
balistiques, passage de l'heure, etc.).
Elle a remplacé le fil partout où son installation n'était pas
possible, comme dans la liaison entre les avions et le sol.
Enfin elle a été une source précieuse de renseignements
grâce à l'écoute méthodique des postes ennemis et à la re-
cherche de l'emplacement de ces postes au moyen de la radio-
goniométrie.
Mais que de progrès il a fallu accomplir, tant au point de
vue scientifique pur qu'au point de vue des réalisations prati-
ques, pour qu'il fût permis à la T. S. F. de remplir ce triple
rôle comme elle l'a rempli !
j2 HISTOIRE DE LA GUERRE
Les quatre ou cinq postes automobiles à étincelles que
possédait chaque armée au début de la campagne, pour dou-
bler ou remplacer éventuellement les liaisons par fil, ont été
peu employés pour les transmissions. Par contre, ils ont fait
du service d'écoute pour capter les radiogram.mes ennemis, et
ont rendu de ce fait au commandement, dans certaines cir-
constances, de très précieux services- Aussi, dès que le front
se fut stabilisé, tous ces postes ainsi que ceux des places
iurent-ils employés au service d'écoute.
Le premier problème qui se posa fut de mettre la T. S. F.
sur avions. Ce problème avait été déjà étudié et même résolu
avant la g.uerre, mais on avait cherché à obtenir une portée
plus grande pour permettre aux avions de reconnaissance de
correspondre avec leurs bases. Cette fois-ci, les conditions
étaient différentes : on voulait équiper les avions pour les
employer aux réglages d'artillerie ; il s'agissait d'avoir un
minimum de poids, avec une portée qui pouvait ne pas dépas-
ser 15 kilomètres. Les postes que l'on créa furent mis en ser-
vice dès le mois de novembre 1914, ils furent employés en
grand lors des attaques de 1915, et surtout en 1916 dans la
Somme. Aux avions de réglage d'artillerie, on ajouta des
avions d'infanterie, — avions d'accompagnement dont le rôle
principal était de faire connaître à un moment donné la ligne
atteinte par l'infanterie, de renseigner les commandements et
l'artillerie sur les obstacles rencontrés par l'infanterie, et de
faire, à la demande de celle-ci, suspendre, reprendre ou
allonger le tir de l'artillerie, en indiquant au besoin les objec-
tifs de tir par leurs coordonnés.
Tous ces postes étaient des postes à étincelles, autrement
dit « à ondes amorties », qui avaient pour inconvénient de se
gêner mutuellement. La syntonisation, c'est-à-dire l'accord
entre le poste émetteur et le poste récepteur, était loin d'être
parfaite : les postes récepteurs recevaient les émissions faites
non seulement sur la longueur d'onde pour laquelle ils étaient
réglés, mais encore celles faites sur les longueurs d'ondes
voisines. On chercha donc à différencier les postes émetteurs
non seulement par leur longueur d'onde et par leur indicatif
d'appel, mais encore par le timbre ou son de leur émission
(ronflée, chantante, grave, aiguë, etc.).
Le plan d'emploi de la T. S. F., arrêté dans chaque armée
par le chef du Service télégraphique, répartissait entre les
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS I ^
grandes unités les timbres et les séries de longueurs d'onde,
en les alternant de manière à ne pas donner les mêmes carac-
téristiques à deux grandes unités vois'ines.
Dans ces conditions, on a pu arriver, avec du personnel
exercé, à employer simultanément jusqu'à 18 avions sur le
front d'un corps d'armée, soit une moyenne de cinq à six
avions par kilomètre.
Mais c'était un maximum, et il eût été difficile d'organiser,
avec des postes à ondes amorties, en plus du réseau radio-
aérien, le réseau de commandement dont le besoin se faisait
de plus en plus sentir. C'est alors que l'on commença à em-
ployer les postes à lampes ou « à ondes entretenues », étudiés
et mis au point par les services techniques de la Radiotélé-
graphie, postes qui donnèrent la solution du problème.
La lampe à trois électrodes ou tube à vide était connue et
employée comme détecteur. En 1915, on reconnut et on étudia
ses propriétés comme amplificateur et comme génératrice
d'ondes entretenues, qui ont révolutionné la technique de la
radiotélégraphie. L'amplificateur renforce dans des propor-
tions considérables les courants de faible intensité, il permet
la réception beaucoup plus intense des signaux émis par un
poste donné, il augmente, par conséquent, la portée des postes
émetteurs, et le nombre des postes émetteurs qu'un même poste
récepteur peut entendre. Grâce à l'amplificateur, on a p'U déve-
lopper l'écoute et le repérage des postes ennemis, créer un ser-
vice méthodique d'écoutes et de radiogoniométrie, et généra-
liser l'emploi des postes à ondes entretenues, dont les avan-
tages sont les suivants :
A énergie égale, leur portée est notablement plus grande que
celle des postes à ondes amorties- L'accord entre l'émission et
la réception est très précis ; il est donc possible de multiplier
dans la même région les postes émetteurs sans danger de
brouillage. Enfin l'onde entretenue n'est pas reçue par les
récepteurs d'ondes amorties, ce qui permet de superposer les
deux réseaux.
Par contre, les appareils sont plus délicats, leur réglage
plus difficile, ils ne peuvent être confiés qu'à un personnel
exercé. Enfin, les appareils récepteurs comportent des accu-
mulateurs qu'il faut recharger périodiquement. 11 est donc
difficile de les installer trop près des lignes avancées.
La solution adoptée a été d'employer les ondes entretenues
j . HISTOIRE DE LA GUERRE
pour le réseau du commandement et pour certains réseaux
spécialisés d'aéronautique et de D. C- A., et de réserver les
ondes amorties pour les avions de réglage et pour les réseaux
des corps de troupe. Seuls les avions d'A, L. G. P. et les
avions de commandement qui avaient besoin de postes à
grande portée reçurent des ondes entretenues.
Il y avait donc, à la fin de 1917 et au début de 1918, une
série de réseaux de T. S. F- distribués de la façon suivante,
de l'arrière à l'avant :
a) Réseau d'armée comprenant des postes à ondes entretenues
(type E 13) montés sur camionnettes, avec une portée pouvant
varier de 100 à 250 km. suivant l'antenne employée et donnant
les liaisons :
Armée. — Armées voisines.
Armée. — Corps d'armée ou corps de cavalerie.
Corps d'armée. — Corps d'armée voisins.
Ce réseau assurait, en outre, éventuellement les liaisons de
l'armée avec le groupe d'armées et avec le G. Q. G.
b) Réseau de corps d'armée comprenant des postes à ondes
entretenues (type E 3) d'une portée de 50 km. montés sur camion-
nettes ou voitures de tourisme, mais pouvant aussi être placés le
cas échéant sur voitures légères attelées assurant les liaisons :
Corps d'armée, — Division.
Corps d'armée. — Secteur aéronautique.
Division. — Divisions voisines.
Division. — Secteur aéronautique.
c) Un réseau de division comprenant des postes portatifs à
ondes entretenues (type E 10) assurant les liaisons.
Division. — Infanterie divisionnaire.
Division. — - Centre de renseignements de D, I,
Division. — Avion de commandement.
Division. — Chars d'assaut.
d) Un réseau de l'avant comprenant des postes portatifs à
ondes amorties (type P. P. 5 ou P. P. 4 a) assurant les liaisons :
I. D, — Régiment.
Régiment. — Régiments voisins.
Régiment. — Groupe d'artillerie.
Ces postes travaillent sur antenne basse avec une portée de
4 à 5 km., portée qui peut atteindre de 10 à 12 km., lorsqu'il est
possible de surélever l'antenne jusqu'à 4 mètres au-dessus du
sol.
En dehors de ces différents réseaux qui constituaient le réseau
normal de commandement, il y avait dans chaque armée trois
réseaux particuliers constitués par des camionnettes de type
corps d'armée (postes à ondes entretenues E 3) :
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS I 5
r Le réseau de l'aéronautique reliant le chef de l'aéronau-
tique de l'armée à tous ses échelons subordonnés.
2° Le réseau de D. C. A, reliant les postes de D. C. A. en-
tre eux à l'armée.
3° Le réseau de la radiogoniométrie permettant de centra-
liser rapidement à l'armée les renseignements recueillis par les
différents postes radiogoniométriques.
En dehors des armées, le réseau particulier de la division aé-
rienne, reliant la D. Aé. à toutes les escadrilles de chasse ou
de bombardement, aux postes centraux de D. C. A. et aux Com-
mandants de l'Aéronautique des différentes unités. Ce réseau per-
mettait à la D. Aé. d'être immédiatement renseignée sur l'activité
de l'aviation ennemie, sur les points où il était nécesaire d'en-
voyer des patrouilles. Il y avait ainsi une liaison permanente et
immédiate entre tous les postes de D. C. A., toutes les esca-
drilles de chasse et de bombardement et tous les services aéro-
nautiques.
Il ne manquait plus pour compléter cet ensemble que de doter
les unités d'artillerie d'un réseau particulier analogue à celui de
l'infanterie pour assurer la liaison entre le groupement, les grou-
pes et quelques observatoires importants.
Si on examine maintenant le fonctionnement de tous ces
réseaux, on constate que, pendant la période de stabilisation,
le réseau radio-aérien travaille en permanence ; rien ne peut
le remplacer. Les réseaux radio-terrestres ne travaillent d'une
façon intensive que lorsque les communications téléphoniques
sont insuffisantes ou interrompues momentanément.
Au contraire, dans la guerre de' mouvement, les rôles ont
été renversés, les réseaux de T. S. F. du Commandement ont
pris une importance d'autant plus grande que le réseau télé-
phonique perdait de la sienne. Il est venu un moment où les
camionnettes de T- S. F. restaient le seul lien entre les
grandes unités, tandis que les postes portatifs à ondes amor-
ties donnaient d'excellentes communications dans l'intérieur
des D. L Certainement le téléphone est plus agréable et plus
commode, mais il faut com.pter que, dans la guerre de mouve-
ment, on pourra disposer tout au plus de quelques circuits
précaires, dont l'établissement demandera un temps appré-
ciable. Dans bien des cas, la T. S. F. a été le seul moyen de
liaison possible.
j6 histoire de la guerre
m
Il restait en avant des P. C- de régiments d'infanterie et
des groupes d'artillerie une zone où les communications
étaient toujours précaires. Les lignes téléphoniques fréquem-
ment coupées étaient difficiles à entretenir. La série des sons
et des longueurs d'onde n'était pas assez nombreuse pour
qu'on pût attribuer des postes de T. S. F. portatifs aux
unités subordonnées, et les antennes, même réduites au mini-
mum de hauteur, attiraient le bombardement et étaient fré-
quemment détruites. On eut recours dans cette zone aux
différents procédés de signalisation : signalisation optique au
moyen de projecteurs à piles transmettant les signaux de l'al-
phabet Morse, signalisation acoustique, signalisation à bras
ou par panneaux ; on employa des fusées ; on utilisa des
pigeons-voyageurs, les chiens estaffettes, les projectiles
lance-messages ; on employa largement les avions et les bal-
lons comme postes de correspondance et de relais entre les
éléments avancés dont ils pouvaient voir les signaux et les
P. C. situés plus en arrière ; on utilisa surtout les coureurs,
procédé coûteux-
Tous ces procédés furent codifiés et méthodiquement orga-
nisés. Chacun d'eux, dans des circonstances diverses, a donné
de bons résultats, surtout lorsqu'il était mis en œ^uvre par du
personnel exercé ; mais aucun d'eux n'est absolument sûr. Il
a donc fallu les employer tous, en organisant chacun d'eux
comme s'il devait se suffire à lui-même.
Un procédé de transmission qui a donné de bons résultats,
dans la zone de l'avant, pour relier les P. C. des régiments
aux bataillons et aux postes d'observation et pour relier entre
eux certains éléments d'artillerie, a été la télégraphie par le
sol, la T. P. S., que l'on commença à employer en 1916, en
même temps que l'on organisait l'éco'ute méthodique des
communications téléphoniques de l'ennemi au moyen de
postes d'écoute dont les appareils sont fondés sur le même
principe.
La T. P. S. est le procédé électrique auquel le bombarde-
ment cause le moins de gêne.
Un poste émettC'Ur, constitué par une bobine à vibrateur
ou par un alternateur et un manipulateur, et un poste récep-
LE SER V I CE DES TR ANSM I SS I ONS 1 7
leur constitué par un amplificateur muni d'un téléphone, sont
intercalés sur une base en câble de campagne, bien isolé, dont
les deux extrémités sont reliées à de bonnes prises de terre.
Cette base doit avoir au moins 50 mètres, mais il convient,
poui- augmenter la portée, de lui donner de 200 à 300 mètres,
chaque fois que la chose est possible. Elle peut être placée sur
le sol, dans un boyau, ou même enterrée, ce qui la rend très
peu vulnérable.
Deux postes correspondants doivent autant que possible
avoir leurs bases parallèles, les appareils étant placés sur une
même perpendiculaire à ces bases.
Des postes de T. P. S. placés trop près l'un de l'autre se
gênent mutuellement ; on est conduit à les différencier par le
timbre comme les postes de T. S. F. à ondes amorties-
Places trop près de lignes téléphoniques et surtout de
lignes téléphoniques au simple fil, ils brouillent les communi-
cations sur ces lignes et sont brouillés par elles.
Enfin la portée dépend essentiellement de la nature du sol
et du soin apporté aux prises de terre.
Le rendement d'un réseau de T. P. S. et le nombre de postes
que l'on peut établir dans une même région dépendent donc
des emplacements choisis pour ces postes et des précautions
prises dans leur installation-
Les postes d'écoute téléphonique sont constitués par des
prises de terre placées aussi près que possible des lignes
ennemies et reliées, par des conducteurs bien isolés, à des
amplificateurs munis d'écouteurs téléphoniques, placés dans
des abris. On peut remplacer les prises de terre et les lignes
d'écoute par un grand cadre constitué par plusieurs spires
en câble bien isolé placé sur le sol ou dans un boyau et dont
les extrémités sont reliées à l'amplificateur.
Les renseignements fournis par les postes d'écoute sont
transmis immédiatement au commandant du secteur intéressé
et au 2'= bureau de la grande unité. Ces renseignements ont
été parfois d'une importance capitale.
Ces postes ont permis, d'autre part, d'exercer une surveil-
lance sur notre propre réseau et sur nos communications télé-
phoniques. On a été conduit, pour éviter toute surprise pos-
sible de nos communications par l'ennemi, à prescrire de la
façon la plus absolue l'emploi des lignes téléphoniques au
simple fil avec retour par la terre, à faire surveiller l'état de
l8 HISTOIRE DE LA GUERRE
nos lignes pour éviter les contacts accidentels avec la terre
de conducteurs mal isolés, et à prescrire l'emploi exclusif dans
les postes de l'avant de conversations chiffrées suivant un
code qui variait fréquemment.
Les renseignements fournis par les postes d'écoute télé-
phonique viennent s'ajouter à ceux déjà fournis par les postes
d'écoute radiotélégraphiques et par les postes radiogoniomé-
triques qui, donnant les emplacements des postes de l'ennemi,
permettent de reconstituer son ordre de bataille, et de suivre
les mouvements de ses grandes unités-
*
L'étude, la réalisation, la mise au point et la construction
en série de la quantité formidable des postes de T. S. F., de
T. P. S. et de postes d'écoute, qui ont été nécessaires pour
équiper ces différents réseaux, représentent un travail considé-
rable, surtout si l'on songe que c'est nous qui avons fourni le
matériel de T- S. F. à la plupart de nos alliés.
C'est l'œuvre personnelle du général Ferrie, qui, au début
de la guerre, était colonel et directeur technique de la radio-
télégraphie militaire, il groupa autour de lui une pléiade de
savants et d'officiers dont il fut l'animateur et l'inspira-
teur et qu'il fit travailler en complète harmonie avec les offi-
ciers radiotélégraphistes des armées. On peut dire qu'il créa
toute la série des appareils dont furent dotées les armées,
appareils si remarquablement étudiés et si bien adaptés aux
besoins que nos Alliés les ont immédiatement adoptés et que
nos ennemis ont cherché à les copier.
En outre, c'est aux études faites par les services techniques
(de la radiotélégraphie militaire que l'on doit l'admirable essor
actuel de la radiotélégraphie et de la radiotéléphonie.
L'établissement de la Radiotélégraphie, qui n'était d'abord
qu'une annexe de l'établissement central de la Télégraphie
militaire, devint en 1916 un établissement autonome. On créa
à cette époque -une direction du matériel de la Télégraphie
militaire, à laquelle furent rattachés les deux établissements
constructeurs et dont dépendirent également les centres radio-
télégraphiques du territoire, autre création de la guerre.
En 1914, il n'y avait en France que le poste de la Tour
Eiffel et les postes des cinq grandes places du Nord-Est. Ces
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS 19
postes, surtout celui de la Tour Eiffel, en dehors des heures
de communications régulières, faisaient un service d'écoute
et enregistraient les diverses émissions qui les atteignaient.
Pendant la période qui précéda la guerre-, on remarqua vite
l'intérêt que présentaient certains télégrammes captés, soit
par leur texte même, quand ils étaient déchiffrables, soit par
les moyens qu'ils donnaient d'étudier les systèmes cryptogra-
phiques employés.
On organisa donc des écoutes méthodiques, pour lesquelles
on créa des postes récepteurs spéciaux montés soit sur an-
tenne, soit sur cadres orientés.
D'autre part, le poste de la Tour, tel qu'il existait en 1914,
et à plus forte raison les postes des places fortes, n'étaient
pas assez puissants pour permettre des communications sûres
avec certains de nos alliés, notamment avec la Russie.
Un poste très puissant qui était sur le point d'être expédié
en Indo-Chine pour être monté, à Saïgon fut monté de toute
urgence à la Doua, près de Lyon. C'est ce poste qui assura
plus tard le service France-Amérique, le poste de la Tour
Eiffel restant presque exclusivement affecté aux communi-
cations européennes. Ce dernier poste reçut d'ailleurs des
perfectionnements importants qui eurent pour résultats d'aug-
tnenter sa puissance, de le doter des appareils de réception
et d'émission les plus perfectionnés, et de créer des installa-
tions de secours protégées contre les obus et les bombes
d'avions.
Le poste du Champ de Mars avec son annexe du Trocadéro
et les postes d'écoute de Chartres, Palaiseau, Saint-Cyr, Or-
léans, Neufchâtel-en-Braye et Poitiers constituèrent le centre
radiotélégraphique de Paris.
Le poste de la Doua avec ses annexes constitua le centre
radio de Lyon.
Les postes d'écoute du Sud-Ouest : Bordeaux-Salinières
avec ses annexes de Floirac, de Bayonne, constituèrent le
centre d'écoute de Bordeaux.
Le service d'écoute fut complété par l'organisation d'un
réseau spécial de postes radiogoniométriques permettant de
déterminer les emplacements des postes émetteurs ennemis,
et aussi de suivre la marche des zeppelins et des grands
•avions munis de postes de T. S. F-
A ce développement considérable des réseaux tant télé-
20 HISTOIRE DE LA GUERRE
graphiques et téléphoniques que radiotélégraphiques, dut
correspondre une augmentation notable du personnel chargé
de les mettre en œuvre.
Au début de la guerre, les formations télégraphiques de
campagne comprenaient :
I. — AU GRAND QUARTIER GÉNÉRAL :
a) Un détachement télégraphique du Grand Quartier Géné-
ral composé de personnel militarisé de l'Administration des
Postes et des Télégraphes, placé sous l'autorité du directeur
de l'arrière et relevant d'un fonctionnaire supérieur militarisé
de cette administration affecté à l'état-major du directeur de
l'arrière.
Ce détachement était à l'effectif de cinq fonctionnaires
militarisés et 116 agents et sous-agents.
b) Des postes radiotélégraphiques mobiles desservis par un
détachement de sapeurs du è"" Génie à raison de 2 gradés et
7 sapeurs par poste. Ce service était placé sous l'autorité du
major-général et dirigé par un officier supérieur du génie.
II. PAR ARMÉE :
a) Un service de deuxième ligne placé sous l'autorité du
directeur des Etapes et des Services, dirigé par un fonction-
naire supérieur militarisé des Postes et Télégraphes, chef de
service, et comprenant comme organe d'exécution une section
technique d'étapes com.posée de personnel militarisé de l'ad-
ministration des Postes et dco Télégraphes à l'effectif de
quatre fonctionnaires, 82 agents ou sous-agents-
b) Un service de première ligne fonctionnant sous l'auto-
rité directe du chef d'élat-major de l'armée et dirigé par un
officier supérieur du génie, chef de service faisant partie de
l'état-m.ajor de l'armée. Ce service comprenait comme organe
d'exécution :
1° Une compagnie de sapeurs télégraphistes d'armée à 4
ou 6 sections de 45 gradés ou sapeurs, 14 sapeurs conduc-
teurs et 6 voitures techniques plus un cadre de compagnie
et im échelon de matériel télégraphique comprenant 13 voi-
tures techniques ;
2° Un certain nombre de postes radiotélégraphiques mobi-
les desservis par un détachement de sapeurs radiotélé-
graphistes à l'effectif de 2 gradés et 7 sapeurs par poste et
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS 2 I
commandé par un officier placé sous l'autorité du chef du
service télégraphiste de l""^ ligne.
III. — PAR CORPS d'armée :
a) Un détachement de sapeurs télégraphistes à l'effectif de
48 ou 70 gradés et sapeurs télégraphistes suivant que le corps
d'armée était de 2 ou 3 divisions, 14 ou 18 sapeurs conduc-
teurs, 6 ou 8 voitures techniques. Ce détachement était placé
sous l'autorité directe du chef d'état-major du corps d'armée
et commandé par l'officier chef du détachement. Il n'y avait
pas de service radiotélégraphique.
b) Les ateliers régimentaires de télégraphie légère de la
brigade de cavalerie à l'effectif de 1 gradé et 4 cavaliers par
atelier avec une voiture légère de matériel. Ce service relevait
directement du général commandant la brigade de cavalerie.
IV. — PAR DIVISION DE CAVALERIE :
Les ateliers régimentaires de télégraphie légère, et un déta-
chement de sapeurs télégraphistes à l'effectif de 6 gradés et
sapeurs-
L'ensemble était placé sous l'autorité du chef d'état-major
de la division, et était dirigé par un capitaine du génie, ad-
joint à l'état-major de la division.
V. — PAR DIVISION d'infanterie ISOLÉE :
Un détachement de sapeurs télégraphistes à l'effectif de
25 gradés et sapeurs télégraphistes, 7 sapeurs conducteurs
et 4 voitures techniques, placé sous l'autorité du chef d'état-
major de la division et commandé par l'officier chargé du
détachement.
Lorsque les divisions isolées étaient réunies pour former un
groupe de divisions de réserve, ce groupe possédait un déta-
chement de sapeurs télégraphistes ayant l'effectif et la com-
position d'une section de compagnie télégraphique d'armée.
Il n'y avait pas de détachement télégraphique dans les divi-
sions des corps d'armées.
VI. — POUR LE SERVICE DES CHEMINS DE FER :
Un détachement télégraphique de la direction des che-
mins de fer composé de personnel des Postes et des Télégra-
phes à l'effectif de deux fonctionnaires et 33 agents et sous-
agents dont 15 adjudants manipulants et six sections
22 HISTOIRE DE LA GUERRE
techniques de chemins de fer, à l'effectif pour chaque section
de 5 fonctionnaires et 118 agents et sous-agents.
Ce service relevait directement du directeur de l'arrière.
Le ravitaillement des unités de première ligne en matériel
télégraphique était assuré, dans chaque armée, par le parc du
génie de l'armée-
Le ravitaillement des sections techniques de 2® ligne était
assuré par prélèvements sur les approvisionnements des
stations-magasins, ou exceptionnellement, en cas d'urgence,
par les parcs du génie d'armée.
Dès le début de la guerre, les unités télégraphiques aussi
bien de 1'"'' ligne que de 2" ligne se révélèrent manifestement
insuffisantes tant comme nombre que comme effectif.
En ce qui concerne les unités de 2^ ligne le nombre des
sections techniques d'étapes qui était de sept fut porté à onze.
L'effectif des six sections techniques de chemins de fer fut
augmenté au moyen d'auxiliaires (20 manipulants et 40 oiu-
vriers R. A. T.).
On créa des unités nouvelles appelées : détachements
d'ouvriers (D. O.) à l'effectif de 4 fonctionnaires, 61 agents
et sous-agents ouvriers des lignes et 50 ouvriers auxiliaires
R. A. T.
Les D. O. qui dépendaient directement du G. Q. G. (Direc-
tion de l'arrière) furent spécialement chargés de la construc-
tion et de la réparation des grandes artères télégraphiques et
téléphoniques. On en créa successivement 18.
Enfin on créa des détachements de manipulants dont le
personnel servit à renforcer, suivant les besoins, le personnel
d'exploitation des grands postes centraux de la zone des
armées et du territoire.
En ce qui concerne les unités de première ligne, les aug-
mentations et les créations furent encore bien plus nom-
breuses.
On augmenta d'abord l'effectif des détachements télégra-
phiques de C. A., qui furent portés de 48 gradés et sapeurs à
110 pour former les compagnies télégraphiques de corps
d'armée.
On créa les détachements radiotélégraphiques de corps
d'armée à l'effectif de 37 gradés et sapeurs, les détachements
télégraphiques et radiotélégraphiques de division à l'effectif
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS 23
de 86 gradés et sapeurs pour le détachement télégraphique
et de 22 gradés et sapeurs pour le détachement radio.
On augmenta et on créa les détachements de téléphonistes
et de radiotélégraphistes des régiments d'infanterie qui
formèrent un peloton de transmission commandé par l'officier
chargé du service des transmissions du régiment.
On créa des ateliers téléphoniques d'artillerie à raison d'un
atelier par batterie et de 2 ateliers par état-major de groupe
et de groupement, l'ensemble étant placé sous la direction
technique d'un officier téléphoniste par régiment.
On créa cinq nouvelles compagnies d'armée et sept com-
pagnies dites de renforcement qui furent attribuées aux
armées en opération suivant les ordres du G. Q. G.
Toutes les compagnies télégraphiques furent à 6 ou 7 sec-
tions de 50 hommes (5 sections de construction et 1 ou 2
sections d'exploitation).
Les détachements radiotélégraphiques d'armée furent
notablement augmentés par l'adjonction de 2 sections radio-
télégraphiques, de 3 sections radiolégères, et d'une section
radiogoniométrique.
On créa une section d'écoute et un parc télégraphique par
armée.
Toutes ces formations furent largement pourvues de voi-
tures automobiles tant pour le transport du matériel que
pour les reconnaissances des lignes et la recherche rapide
des dérangements.
Pour encadrer les unités de sapeurs télégraphistes ainsi
créées, les centres d'instruction de Liancourt pour la télégra-
phie et du Plessis-Belleville pour la radiotélégraphie formè-
rent un nombre important d'officiers choisis parmi les jeunes
gens qui possédaient des connaissances scientifiques ou
techniques suffisamment développées.
Le 8^ régiment du génie, qui avait mobilisé, en août 1914,
près de 150 officiers et 4.000 hommes de troupe, comptait au
moment de l'armistice environ 1.500 officiers et 40.000 hom.-
mes de troupe répartis sur l'ensemble du front français et sur
les théâtres d'opérations extérieurs. Il avait donc l'effectif de
près de deux corps d'armée.
Les officiers téléphonistes et radiotélégraphistes d'infan-
terie et d'artillerie furent formés dans des centres d'instruc-
tion de liaison q-ui furent organisés dans chaque armée.
24 HISTOIRE DE LA GUERRE
Quant au personnel troupe, il fut instruit dans les centres
d'instruction divisionnaires et vint se perfectionner dans les
cours techniques de liaison qui furent organisés dans chaque
division et dans chaque corps d'armée-
Toutes ces créations de personnel furent codifiées par l'Ins-
truction du 4 février 1918 sur l'organisation générale de la
télégraphie aux armées, et par les tableaux d'effectifs de
guerre du service télégraphique du 17 février 1918, de même
que l'organisation et l'emploi des différents moyens de trans-
mission ont été définis par l'instruction du 28 décembre 1917
sur la liaison pour les troupes de toutes armes.
Ces deux instructions se complètent. Les principes qu'elles
posent, les organisations qu'elles prescrivent, les méthodes et
les procédés qu'elles préconisent ont eu, en 1918, la consécra-
tion de l'expérience, aussi bien dans la période tragique qui
suivit l'attaque allemande du 21 mars en direction d'Amiens,
période pendant laquelle toute une organisation dut être créée
en pleine bataille, au prix de difficultés inouïes, qu'au cours
de nos attaques victorieuses du 18 juillet au 1 1 novembre et de
la retraite allemande sur un terrain oia tous les réseaux étaient
systématiquement détruits. Les prescriptions essentielles de
ces deux instructions, celles qui ont permis de résoudre toutes
les difficultés et d'assurer en toutes circonstances le fonction-
nement des liaisons, sont celles qui rattachent le service des
transmissions au bureau des opérations dans l'état-major de
chaque grande unité, et celles qui organisent la coopération
de toutes les troupes de transmission employées sur un même
front et la coordination de leurs travaux suivant un plan d'en-
semble et des directives communes.
Dans chaque grande unité, à partir de la division incluse,^
il existe un organe de commandement et de direction qui est
le commandant des transmissions de la grande unité, et des
organes d'exécution qui sont les troupes de transmissions
affectées à la grande unité.
Le commandant des transmissions fait partie, ainsi que ses
officiers adjoints, de l'état-major de la grande unité (3^ bu-
reau). Mais il est placé sous les ordres directs du chef
d'état-major, dont il est le conseiller technique. Son rôle est
de régler et de coordonner, d'après les instructions du chef
d'état-major, l'emploi des différents moyens de transmission,
de préparer le plan de transmission de la grande unité et d'en
LE SERVICE DES TRANSMISSIONS 25
assurer la réalisation. Pour remplir efficacement son rôle, il
doit être tenu au courant de tous les projets ou intentions du
commandement et de tout ce qui peut intéresser directement
ou indirectement le service des transmissions, opérations pro-
jetées ou en cours, arrivées ou relèves d'unités, déplacements
de groupement d'artillerie, d'escadrilles, de ballons, installa-
tions de voies ferrées, de dépôts de munitions, etc..
Il arrête la répartition et l'emploi des troupes de transmis-
sion affectées organiquement ou temporairement à la grande
unité, et a autorité au point de vue technique sur les comman-
dants des transmissions des unités subordonnées, de même
qu'il reçoit les instructions techniques du commandant des
transmissions de l'échelon supérieur.
Cette subordination technique, qui s'étend depuis le com-
mandant des transmissions aux armées jusqu'aux officiers
chargés des transmissions dans les corps de troupe, ne doit
jamais être un obstacle à l'exécution des ordres du comman-
dement, qu'elle doit au contraire faciliter en assurant, avec le
minimum des travaux et dans le minimum de temps, l'établis-
sement des communications nécessaires. Mais seule elle per-
met de donner aux différents réseaux l'homogénéité indispen-
sable par la continuité des vues dans la conception et l'exécu-
tion, par la coordination des efforts aux différents échelons ;
seule elle permet d'éviter les travaux inutiles, les pertes
de temps et le gaspillage du personnel et du matériel.
Cette subordination technique est la condition même du
fonctionnement des communications radiotélégraphiques- Il
n'est pas possible, en effet, de laisser chaque unité choisir
arbitrairement ses indicatifs et ses longueurs d'onde. Les
caractéristiques techniques d'emploi des postes radiotélégra-
phiques doivent être arrêtées, dans chaque armée, par le com-
mandant des transmissions d'après les directives du G. Q. G.,
et notifiées par lui aux éléments subordonnés avec toutes ins-
tructions nécessaires à la répartition et à l'emploi judicieux
du personnel radiotélégraphique.
Il en est de même pour les communications par fil. Il n'est
pas possible que des unités différentes viennent, sans liaison
entre elles, travailler dans la même zone, ni surtout sur les
mêmes nappes ou sur les mêmes appuis.
On peut dire qu'en matière de tranmissions, l'unité de di-
rection technique est d'une nécessité absolue. Cette unité de
26 HISTOIRE DE LA GUERRE
direction, qui n'existait pas en 1914, a été réalisée pendant la
guerre surtout dans le cadre de chaque armée. Elle a donné
les résultats qu'on pouvait en attendre grâce à l'unité de
méthode et à l'unité de doctrine qui existait chez tous les exé-
cutants, aussi bien ceux des armées que ceux des services
techniques de l'intérieur, entre lesquels la coopération a été
constante et féconde. Elle a développé et exalté pendant la
guerre, au 8^ régiment du génie, l'esprit d'initiative, le sens
des réalités et le courage des responsabilités, grâce auxquels
le service des transmissions dans son ensemble a toujours
bien fonctionné,- même dan» les circonstances les plus diffi-
ciles.
Colonel Cloix,
Ancien commandant des transmissions
de la 1" armée.
NOTA. — Le tableau ci-joiit tait ressortir le développement pris par le
service des transmissions pendant la guerre.
î. Personnel
EFFSCTIF DD 8^ RÉGIMENT DO GÉNIE EFFECTIF DD 8* RÉGIMENT DU GÉMg
MODII.ISÉ EN AOUT 1914 EN NOVEMBRE 1918
150 officiers 1.500 officiers
4.000 hommes 40,000 hommes
II. Matériel
ACHETÉ DE 1914 A.
EXISTANT EN 1914 LA FIN DE 1918
Kilomètres de câble : Environ 2.000 2.000.000
Téléphones : Quelques centaines 210.000
Tableaux annonciateurs Néant 157.000
Piles téléphoniques Quelques centaines i . 700 , 000
Signaleurs Néant 70 000
Poste de T. S. F Néant 28.000
Accumulateurs Néant 300.000
Le total général des sommes dépensées par les établissements du
matériel de la télégraphie et de la radiotélégraphie militaire entre le
2 août 1914 et l'armistice s'élève à environ 1 milliard 100 millions de
francs dont 450 millions d'achats à l'étranger.
Un peintre soldat de la Grsnde-Gwcrre :
JEAN LEFORT
La plupart des artistes qui ont participé à la guerre, tant
comme combattants que comme spectateurs, ont retracé en
maints croquis les visions qui les ont spécialement intéressés.
il n'en est aucun qui n'ait crayonné quelque type ou quelque
paysage d'un intérêt documentaire incontestable : les cartons
du Musée de la Guerre sont éloquents à cet égard. Les riches-
ses historiques qu'ils renferment prendront toute leur signifi-
cation, lorsque l'on pourra revoir et parcourir, avec le recul
nécessaire, la courbe tragique des événements que nous
venons de vivre.
Pourtant il serait faux de dire que les spectacles de la
guerre furent passionnément suivis par les artistes. Ceux qui
s'en sont inspirés ne l'ont fait, en général, que d'-une façon
fragmentaire- C'est le cas de Georges-Victor Hugo, de Mau-
rice Taquoy, d'André Fraye. Les dessins de Dunoyer de
Segonzac n'apparaissent que de loin en loin. Luc-Albert Mo-
reau s'intéresse beaucoup plus aux types qu'aux faits eux-
mêmes : il généralise, et il est « humain », dans le grand sens
du mot, avant d'être narrateur. Jules Flandrin, mobilisé, trouve
autant d'attraits à crayonner un bouquet dans la lumière, le
sourire d'une fillette, un jardin, un beau cheval, que les types
guerriers ou les mouvements de troupe. Dufresne ne fait que
de rares aquarelles. On croirait que les sentiments artistiques,
meurtris par la vie du front, ne trouvent que rarement en elle
sujet à s'extérioriser par le dessin ou la couleur.
Rares, très rares, sont les artistes à qui les événements quo-
tidiens ont servi de thème, et qui se sont résignés à ce thème,
depuis la mobilisation jusqu'à l'armistice. Ceux-là, ce sont en
quelque sorte les journalistes de la guerre, les narrateurs véri-
28 ■ HISTOIRE DE LA GUERRE
diques de la vie quotidienne des combattants, les auteurs de
« mémoires » auxquels devront avoir recours les historiens
futurs. Le plus complet dans ce genre est peut-être Jean Le-
fort. Ses œuvres appellent une étude spéciale. Elles sont riches
d'indications pour l'intelligence du drame qui a marqué le pre-
mier quart du vingtième siècle.
Jean Lefort, ancien élève de l'école des Beaux-Arts de Bor-
deaux et de celle de Paris oià il était venu avec Une bourse
départementale, n'a pas fait moins de six à sept cents aqua-
relles depuis sa mobilisation jusqu'à son retour au foyer. Ce
sont des œuvres de petit format, tracées à la plume ou
crayonnées, et ensuite aquarellées et gouachées, qui tirent leur
éloquence de leur vérité même. Sans lyrisme, sans tenter de
généraliser, Jean Lefort, simplement, a noté ce qu'il a vu,
comme il l'a vu, dans les lieux où il l'a vu, au jour le jour, et
c'est par son absolue sincérité que cet œuvre de guerre prend
toute sa signification. Il constitue, dans son ensemble, le plus
complet carnet de route d'un mobilisé que l'on puisse conce-
voir. Il retrace dans ses moindres détails la vie d'un soldat
de la grande tragédie.
Cet œuvre est naturellement dispersé. Une collection pri-
vée, celle de M. Lemetais, possède environ deux cents aqua-
relles ; le Musée de la Guerre en conserve 112, et près de deux
cents croquis réunis en des carnets ; quelques pages sont
éparpillées à droite et à gauche ; l'artiste en garde encore un
certain nombre ; mais, la collection publique aidant, il est
facile, avec très peu d'imagination, de reconstituer cet ensem-
ble en ses grandes lignes- Quatre expositions successives de
Jean Lefort eurent lieu, en novembre 1916, en novembre 1917,
en novembre 1918 et en novembre 1919. Elles sont rappelées
par dès catalogues, qui, simples feuilles volantes, donnent les
titres et les dates des tableaux, et apportent ainsi des rensei-
gnements qui sont autant de jalons. C'est à l'aide de ces cata-
logues, complétés par les renseignements oraux que M. Jean
Lefort a bien voulu fournir et par les collections du Musée de
la Guerre, que j'ai tenté de retracer la vie d'un artiste com-
battant, des débuts de 1915 à la fin de 1918.
JEAN LEFORT 29
*
Le second jour de la mobilisation, Jean Lefort, soldat de la
classe 1895, prenait le train pour rejoindre le dépôt du 138''
régiment territorial d'infanterie, à La Rochelle, où il parvint
après cinquante-deux heures de chemin de fer. On ne voulut
pas l'y recevoir : il n'était, paraît-il, mobili-sable que le trei-
zième jour; Philosophiquement, il reprit la route de Paris pour
en repartir à la date indiquée. Lorsqu'il revint, son régiment
n'était plus là. On le versa au dépôt, et on l'envoya d'abord
garder les forçats, à l'Ile de Ré- De retour à La Rochelle, il
vit, à La Palisse, les paquebots ramenant les réfugiés belges.
Plusieurs fois, il fut commandé pour aider le transbordement
de ces derniers du bateau au chemin de fer. Les évacués arri-
vaient misérables, à demi affamés, transportant avec eijx des
bribes de leur avoir, saisies au hasard, dans l'affolement du
départ, et composées d'objets les plus hétéroclites. De là date
un des so^uvenirs les plus pénibles pour Jean Lefort : pendant
qu'il aidait à un de ces transbordements, un bambin émacié,
terrassé par la fatigue, les privations et l'effroi, mourait dans
ses bras compatissants.
Ce fut vers la fin de novembre que Jean Lefort, écussonné au
chiffre du 237'^ d'infanterie et compris dans un renfort de cinq
cents hommes, quitta La Rochelle. Durant son séjour en
Aunis, il n'avait pas eu l'esprit tourné vers le travail. A peine
avait-il, de-ci de-là, griffonné quelques notes. Pourtant il
emportait dans sa musette un bloc et des couleurs, qui ne
devaient plus le quitter, et qui étaient bien, de son mince ba-
gage", ce qu'il considérait com.me le plus précieux.
Où allait-il ? Il l'ignorait, comme ses camarades- Ou, plus
exactement, il croyait, comme ceux-ci, sur la foi des rensei-
gnements que les officiers leur avaient fournis, qu'ils allaient
à Decize, « garder les mines ».
Après un bref arrêt à Decize, le renfort était dirigé sur l'Ar-
tois, et, deux ou trois jours après son arrivée, au début de
décembre 1914, il occupait les tranchées devant Ablain-Saint-
Nazaire. Cette petite localité, immortalisée par la guerre, était
alors entre les mains des Allemands, sauf la dernière maison
que les soldats appelaient la maison Râteau, du nom d'un
officier qui l'avait bravement défendue. Le régiment tenait la
3o
HISTOIRE DE LA GUERRE
crête, d'Ablain à Bouvignies, sous les ordres du lieutenant-
colonel Schulher.
C'est dans cette région que Jean Lefort fit sa première
aquarelle. Il s'y décida tout d'abord par le besoin de lutter
contre « le cafard », de remplir le vide de cette vie de soldat,
qui, en dehors des heures d'action, est d'une passivité mono-
tone, terriblement lourde pour certains esprits. Ces premiers
dessins- furent faits sans aucune idée d'en tirer parti, sans
penser un moment qu'ils pourraient avoir lUn intérêt quelcon-
que, dictés par le seul désir, que connaissent bien tous les
artistes, de s'extérioriser dans le travail, de crayonner des
formes, d'harmoniser des lignes et des couleurs. Ce n'est que
plus tard, la guerre se prolongeant au-delà de toutes prévi-
sions, que M"'^ Jean Lefort qui, après le départ de son mari,
s'était fait admettre comme infirmière à l'hôpital militaire de
Château-Chinon, où elle resta plus de dix-huit mois, eut l'idée
d'organiser une première exposition, dont le succès engendra
les suivantes et permit au peintre de subvenir aux besoins de
son foyer.
â^^^^^^^^^
La première aquarelle faite au front par Jean Lefort est une
vue de La Tranchée des Arabes, exécutée vers la fin de
décembre 1914- Elle ne figura pas à son exposition, où la
JEAN LEFORT 3I
pièce la plus ancienne -en date, du 26 février 1915, représen-
tait la Manœuvre d*un ballon observateur.
A ce moment, une relative amélioration survenait dans la
vie du soldat Jean Lefort. Le cadavre d'un officier d'artillerie
se trouvant entre les lignes, Lefort, un matin, s'en approcha
en rampant, le tira par les jambes, et réussit à le ramener
jusqu'aux positions françaises. Le peintre ne se glorifie pas
de cet acte : chacun, déclare-t-il, était capable d'en faire au-
tant. D'ailleurs, ajoute-t-il, que risquait-on à cette époque ? A
peine quelques coups de fusil, car il n'y avait alors presque
pas de mitrailleuses !
Il n'y a qu'à s'incliner devant ces déclarations et à suivre
le cadavre de l'officier jusqu'au poste de La Forestière, où on
le transporta, suivi de Jean Lefort.
La Forestière était un poste de secours et de commande-
ment, où se tenaient le colonel, le médecin-major et l'aumônier.
Ce dernier, l'abbé Lane, « un homme de dévouement formi-
dable », le seul homme pour qui Jean Lefort déclare avoir eu
pendant la guerre une véritable admiration, nous est connu
par un croquis, exécuté à La Forestière, Bois de Bouvigny, dé-
cembre 1914. Devant un mort enro^ulé dans une toile de tente et
posé sur un brancard, on le voit, incliné et priant. Cet homme
grand, d'aspect rude, portant alors toute la barbe, ne redescen-
dait jamais des lignes avec le détachement qu'il y avait accom-
pagné. Resté en arrière, il se consacrait à ensevelir les morts, à
recueillir les menus objets qu'ils portaient sur eux pour les
transmettre à leurs familles. Il faisait cela avec un héroïsme
calme, sans ostentation, et revenait deux ou trois jours après,
les joues creuses, les traits tirés, mais ayant accompli ce qu'il
disait être son devoir.
Nous voici donc à la Forestière. Jean Lefort est félicité, pro-
posé pour la Croix de Saint-Georges (1). La fouille du cada-
vre fait trouver, dans une des poches, un croquis portant des
indications que l'officier était allé vérifier, l'armée ne dispo-
sant pas alors de l'avion et autres moyens de recherches, qui
devaient être usités plus tard. Pendant que le colonel exami-
nait ce papier, Jean Lefort remarqua qu'on en pouvait faire
le relevé, déclara sa qualité de peintre et de dessinateur ; en
(1) Le gouvernement russe venait de mettre des Croix à la disposition
des régiments français.
32
HISTOIRE DE LA GUERRE
suite de quoi, il lui fut donné l'ordre de rester à La Forestière.
Son travail désormais consista à parcourir les lignes, pour
aller, aux points qui lui étaient indiqués, faire des relevés et
des croquis. Ces occupations servaient ses désirs personnels ;
elles lui permettaient de prendre des notes, pour les compléter
ensuite au hasard des repos favorables, et c'est à ces circons-
tances, et à d'autres de même ordre, que nous devons un en-
semble d'aquarelles, qui se continue jusqu'aux jours de joie
où Strasbourg réarbore enfin la cocarde française.
Au poste de secours de La Forestière, à celui, tout proche,
de la Ferme Margot, à l'infirmerie de Verdrel, Jean Lefort
voit défiler une série de modèles : il dessine alors des types
de soldats blessés par des balles, contusionnés par des éclats
d'obus ; pauvres épaves glorieuses, hommes meurtris, san-
glants, enrobés de boue, • masqués de pansements, plus ou
moins loqueteux, qui viennent ou qu'on apporte du combat,
tous les jours, à toute heure, pour recevoir un soulagement à
leurs souffrances, un adoucissement à leurs plaies, et qui sont
évacués à l'arrière lorsqu'ils sont trop gravem.ent atteints.
Un poste de secours, commun aux 237^ et 360'' d'infanterie,
qui forment alors brigade, se trouve à Villers-au-Bois ; l'infir-
merie de cantonnement du 237^ est à Hersin-Coupigny. Jean
Lefort reproduit l'aspect de l'infirmerie ; il montre les diverses
JEAN LEFORT 33
scènes de la vie journalière, la corvée d'eau, la lessive, la dis-
tribuiion des boules de pain, celle du « pinard ». Car, la
guerre, ce n'est pas de l'héroïsme à jet continu ; les soldats
ont aussi à se soucier de leurs besoins matériels : manger,
boire, se tenir propre- Tour à tour, ils se muent en portefaix,
cuisiniers, blanchisseurs, humbles hommes à tout faire, qui
d'une besogne passent à une autre et pour qui, bien souvent,
se faire tuer est aussi une besogne, inconsciemment héroïque,
A Villers-au-Bois, Jean Lefort montre dans une aquarelle
(une de ses premières, puisqu'elle est datée du 28 janvier),
intitulée Cimetière près de la route des Pylônes, un prêtre en
surplis suivi de soldats, qui s'éloignent d'une fosse béante,
une sorte de grande tranchée ouverte, où des cadavres repo-
sent côte à côte, dans la suprême fraternité du malheur
obscur et glorieux.
A côté du travail et de la mort, les distractions. Une aqua-
relle, où l'on voit un soldat barbu chanter sur la scène d'un
petit théâtre de fortune, devant des musiciens et des camarades
assis, représente un Concert organisé à Hersin par les bran-
cardiers du 237^ infanterie, le 17 avril 1915. Les infirmiers de
Gauchin4e-Gal donnent leur premier concert le 11 juillet, et
Jean Lefort est présent, son carnet à la main. Le régiment
organise à Houvelin, le 15 juillet, une Matinée récréative à
laquelle il assiste également et qu'il se hâte de dessiner.
Entre temps était survenue l'offensive du printemps en
Artois. L'attaque du 9 mai devait, pensaient les soldats, nous
conduire à Douai. C'est la seule fois que Jean Lefort vit les
troupes partir Vers la bataille en chantant- Un même enthou-
siasme soulevait chacun des hommes ; on croyait au succès,
et on entrevoyait le retour au foyer. Les objectifs qui devaient
être occupés l'après-midi étaient atteints dès dix heures. Les
pertes étaient causées par la seule artillerie ennemie, donc
elles étaient minimes. Mais les renforts, qui devaient soutenir
la première vague, arrivèrent vingt-quatre heures trop tard.
Le 237^ dut revenir sur ses pas et réoccuper ses anciennes
positions. C'était le commencement de la bataille d'Arras, que
le communiqué du 10 mai indiquait en ces termes : « Nous
avons réalisé de sérieux progrès au nord d'Arras, dans la
région de Lcos et au sud de Carency... » Acharnée, la bataille
devait se poursuivre treize jours durant, et non sans pertes.
Chaque fois que le régiment montait en lignes, et avant toute
34
HISTOIRE DE LA GUERRE
attaque, une demande de 250 hommes de renfort était adres-
sée au dépôt
Cependant Jean Lefort continue sa tâche de narrateur. Il
'dessine, entre autres, un Service religieux au Cimetière de
Gouy-ServinSy le Cantonnement de Fresnicourt ; le 25 mai, il
fait une aquarelle d'un groupe d'Allemands trouvés dans les
'décombres d'une partie de l'église d'Ablain-Saint-Nazaire,
puis l'Intérieur de la voiture servant au transport des blessés
entre Ablain-Saint-Nazaire et Gouy-Servins, vieille et archaï-
que tapissière transformée en une voiture d'ambulance som-
maire, sur le plancher de laquelle on étendait les blessés.
Le 6 juillet, le G. Q. G. adressait aux régiments de îa ré-
gion d'Arras des instructions pour la destruction des poux de
là tête et du corps. Tous les soldats n'avaient pas attendu
cette circulaire pour lutter, avec plus ou moins de bonheur,
contre ces parasites ; mais, à partir de ce jour-là, ce fut une
offensive générale et acharnée. Jean Lefort en a conservé le
souvenir dans l'aquarelle où il fait voir un soldat debout, le
torse nu, attentif à fouiller les replis de sa chemise-
Jean Lefort, parti simple soldat, devait rester simple soldat
jusqu'à la fin. A une question de son colonel lui demandant
d'accepter des galons et d'arriver au grade d'officier, Lefort
répondit qu'il avait travaillé vingt ans pour apprendre un mé-
JEAM LEFORT 35
tier qu'il ne connaissait pas encore entièrement, qu'il n'avait
aucune éducation militaire et manquait de compétence pour
prendre la responsabilité de conduire des hommes au combat.
Le colonel, qui avait des lettres, aurait pu lui répondre en
citant Paul-Louis Courier et en reprenant les arguments de la
conversation chez la comtesse d'Albany sur le métier militaire.
Il comprit les raisons de son subordonné, sourit et n'insista
pas.
Le 23 avril 1915, au nord d'Ypres, les Allemands em-
ployaient pour la première fois les gaz asphyxiants. Le 15 sep-
tembre suivant, Jean Lefort faisait, à Gouy-Servins, un cro-
quis du Premier essai de la cagoule contre les gaz, et, trois
mois après, il dessinait de même La cagoule anglaise et le
masque Tambuté, Les procédés de défense se multipliaient
et se perfectionnaient, comme les procédés d'attaque.
Son régiment étant maintenu dans la même région, les
notes sur Ablain-Saint-Nazaire et les environs se multi-
plient. C'est, entre autres, un Passage de goumiers à Gauchin-
le-Gal (24 septembre), La dernière maison d'Ablain, face à la
Boucherie (5 octobre), La soupe à Ablain-Saint-Nazaire, Le
dépôt d*autobus transport des troupes (1 1 octobre), le Départ
du 237^ de Tincques aux tranchées (26 octobre). Les cuistots
ravitaillant les premières lignes, dans le chemin des carrières,
entre Souchez et Neuvilie-Saint-Waast (8 décembre). Le
retour des tranchées sur la route de Berthonval à Saint-Eloi
(l^"" décembre). Un des derniers tableautins, exécutés en cette
année 1915, est daté du 29 décembre ; il représente des Tom-
bes de soldats français et allemands sur le front d'Artois.
D'après une note prise dans la nuit du 23 au 24 novembre,
l'artiste exécuta l'aquarelle : Un abri dans le boyau. C'est l'in-
térieur d'un des trous du poste de secours situé sur la route
de Béthune à Arras que, dans Le Feu, décrit Henri Barbusse.
Lefort ne le montre pas à l'heure où affluent les blessés, où un
médecin « pratique, en plein air, à l'entrée, des pansements
sommaires, et on dit qu'il ne s'est pas arrêté, non plus que ses
aides, de toute la nuit et de toute la journée, et qu'il fait une
besogne surhumaine ». Non, plus simplement, trois soldats
harassés dorment étendus près d'un brasero, à une heure de
relative accalmie.
Cependant le temps passe. Vers la fin de février 1916, le
régiment de Lefort est relevé par les troupes anglaises. En
,6 HISTOIRE DE LA GUERRE
lignes depuis la première heure, on lui promet quarante jours
de repos. Il part alors dans les divers cantonnements.Au début
de mars, il est entre l'Oise et l'Aisne, dans la région de Roc-
quencourt et de Mesnil-Saint-Firmin ; le 8 mars, il embarque
à la gare de cette dernière localité et vient dans la Marne, à
Sivry-sur-Ante.
Mais, depuis le 21 février, Verdun est attaqué. Les régi-
ments cantonnés à l'arrière ne restent pas longtemps au repos.
Vers le 20 mars, Jean Lefort et ses camarades sont au ravin
de la Caillette, à gauche du fort de Douaumont. Le régiment
reste sept jours en lignes, et lorsqu'il redescend, il a perdu,
sans avoir participé à aucune attaque, la moitié de son effectif,
sort commun de tous les régiments engagés. Ce que furent
ces journées, il est à peine possible de se l'imaginer. Demeu-
rant trois à quatre jours dans des trous d'obus, sous lun bom-
bardement incessant, tourmentés par la soif et la faim, les
soldats connurent là le maximum de tension nerveuse et de
souffrances, poussèrent l'héroïsme à ses limites extrêmes.
Jean Lefort et ses camarades arrivèrent la nuit, parcourant un
chemin sans abri, sans tranchée ; ils ne pouvaient même gar-
der le souvenir des endroits traversés- Au retour, rendez-vous
général fut donné au faubourg Pavé, à Verdun, et,dans la nuit,
chacun, sans savoir au juste comment, se débrouilla pour
gagner l'endroit indiqué.
Durant ces sept jours, les « cuistots » se montrèrent splen-
didement héroïques : « Les vrais héros de Verdun, déclare
non sans exaltation Jean Lefort, ce ne sont pas ceux qui ont
tenu : ce sont les cuistots. Ce chemin que nous avons fait
deux fois et qui apparaît dans mon souvenir comme un cau-
chemar, eux, ils le faisaient deux fois par jour, et combien
chargés ! Et encore, lorsqu'ils arrivaient, — ceux qui arri-
vaient, — nous les « engueulions » parce que la pitance était
froide. »
A l'aide de quelques notes et de souvenirs tout proches, dès
qu'il trouve un coin où s'installer, le peintre fait de nouvelles
aquarelles : Le Ravin de la Caillette (23 et 29 mars), Un bom-
bardement des Côtes de Belleville et du Faubourg Pavé (27
mars). Le retour du Ravin de la Caillette près de Haudainville
(4 avril), etc. ; mais est-il besoin de dire que ces pièces ne
sont pas nombreuses ?
A peine reposé, il faut repartir. On remonte au fort de
JEAN LEFORT
37
Souville. On y parvient la nuit, non sans pertes sensibles,
après avoir passé par cette période de transes, bien connue de
tous ceux qui ont combattu et dont le processus est très net :
à la descente des lignes, au retour vers le repos, une sorte de
bien-être moral, une joie envahissante qui fait tout oublier,
puis, dès la remonte en lignes, l'inquiétude, la peur qui se
manifeste d'abord chez tous, et qui peu à peu disparaît dans
la réadaptation progressive au danger.
Le village de Belîeray, sur les rives de la Meuse, au nord de
Verdun, possède un petit cimetière, où maintenant sont mêlés
à la terre des restes confus de combattants. Là, dans des toi-
les de tentes étalées, des territoriaux de corvée apportaient
des débris informes, des morceaux d'hommes qu'ils rame-
naient pêle-mêle, par charrettes entières, comme un engrais-
Des trous creusés les recevaient ; la terre compatissante les
recouvrait, les enserrait, masquait ces tragiques vestiges du
drame intense qui se poursuivait. Le 237'' d'infanterie, et d'au-
tres régiments encore, passèrent à côté de cette effroyable
vision, que le génie de Dante se fût refusé à imaginer, mais
qui n'a pu, un instant, faire fléchir aucune énergie.
38 HISTOIRE DE LA GUERRE
C'est auprès de ce village que le régiment s'arrêta après
avoir quitté le fort de Souville. Les hommes couchèrent dans
des péniches, sur le canal de l'Est qui court en cet endroit
parallèlement à la Meuse et à la route d'Haudainville à Ver-
dun. Ils étaient tout à la joie de s'étendre dans la paille, douce
à leurs membres brisés.
Après avoir cantonné au village de Velaine, que rappelle
une aquarelle datée du 8 avril 1916, le régiment partait au
repos, vers les Vosges et la Lorraine. Il stationnait à Ruppes,
à Jubainville, reçu par les paysans avec une cordialité spon-
tanée et entière. Là, pour la première fois depuis de bien
longs mois, Jean Lefort connut cette volupté du soldat : cou-
cher dans un lit !
Et ce fut, d'Urant quarante jours, une période d'accalmie.
Les aquarelles de cette époque nous montrent Une pause
entre Saulxerotte et Selaincourt, une Grand'Halte entre Hé-
roué et Crantenoy, L'arrivée au cantonnement à Heillecourt, le
paysage Entre Heillecouri et Fontenoy-sur-Moselle. On fait
faire à ces hommes, « rescapés » de l'enfer de Verdun, de
longues marches ; on leur impose l'exercice, comme à la
caserne ; on les soumet à des revues, pour continuer à avoir
« la troupe en mains »•
Enfin, en juillet, la brigade est installée en Lorraine, où elle
demeure plusieurs mois. Le secteur était calme. De temps à
autre, quelques obus sur les tranchées ; la nuit, quelques tor-
pilles ; en somme, « très peu de chose ». La tâche de Jean
Lefort consistait alors à aller relever les dégâts des torpilles,
à en dresser le plan et l'état précis, afin qu'on pût répartir le
travail des territoriaux chargés de remettre les choses en bon
ordre.
Entre temps, les survivants de la classe 1895 à laqiuelle
appartenait Jean Lefort, et ceux de quelques autres classes,
étaient relevés des régiments actifs pour être versés dans les
régiments d'infanterie territoriale. L'artiste obtint de son colo-
nel l'autorisation de rester avec ses jeunes camarades. Il y
tenait. Quand on lui demanda pourquoi, il répond que ce n'était
pas par bravoure, mais parce qu'il ne se souciait pas du tout
de mener « la vie imbécile et déprimante du territorial ».
C'est dans ce secteur lorrain que fut dissous le 237^ régi-
ment d'infanterie- Une partie passa au 360^ l'autre au 279^
Depuis le début de la guerre, les 237'^ et 360*^ d'infanterie
JEAN LEFORT 39
n'avaient cessé de fraterniser. Par contre, les soldats de ces
deux régiments n'aimaient pas le régiment voisin, le 279%
qu'ils accusaient « d'avoir toujours le filon » ; car partout,
sous la protection du hasard, ses pertes avaient été plus mini-
mes que celles des autres régiments. L'ordre de dissolution
fut accueilli avec stupeur par le 237^ Les hommes, attachés
à leur régiment, n'imaginaient pas qu'il pût disparaître. Dans
leur esprit, c'est le 279^ qui devait cesser d'exister. Si la fusion
se fit, pour ainsi dire, toute seule pour la fraction versée au
360% il n'en fut pas de même des éléments versés à l'autre
régiment. Ici les anciens continuèrent longtemps à se grouper,
à se réunir dans les cantonnements, comme les eaux de ces
rivières qui, jetées dans un même lit, roulent côte à côte sans
parvenir à se mélanger. Il y eut des injures, des batailles chez
les « bistrots » ; l'intimité fut longue à s'établir.
Jean Lefort, versé au 360% partait sur la Sonnne avec ce
régiment, lequel prenait, fin août, les tranchées entre Biaches
et Barleux devant Péronne, et devait rester dans la région
jusqu'à la mi-novembre.
Ces quelques mois furent admirablement employés par Jean
Lefort. Si l'on pouvait réunir les aquarelles nombreuses qu'il
fit alors, on aurait tous les détails pittoresques d'une région
particulièrement mouvante et animée à cette période. Le Musée
de la Guerre, qui malheureusement n'a pas d'aquarelles de la
région de Verdun, en possède plusieurs exécutées sur le front
de la Somme, du mois d'août à la mi-novembre 1916. C'est le
Ravin des Colonels, l'intérieur d'un Baraquement à Méricourt,
Le canon de 37 à Cléry, près de la voie ferrée, L'arrivée d'un
renfort lors de l'attaque de septembre 1916, qui, si elle nous
coûta bien des pertes, fut une défaite pour les Allemands. Le
coiffeur de la Compagnie à Froissy, unTrain blindé au camp
59, entre la Motte-en-Santerre et Morcourt, VEntrée du boyau
de la Choucroute près d'Herbecourt, deux poilus Dans la
tranchée DolfuSj face à la Maisonnette, etc.. Le seul énoncé
des titres indique la variété des sujets et la diversité des notes.
Quelques-unes de ces aquarelles ont figuré dernièrement à l'ex-
position coloniale de Marseille : un groupe de soldats noirs
en corvée de bois au Camp 59, derrière Morcourt, un Soldat
annamite croqué au Camp du 16'' bataillon indo-chinois, V Au-
to-bazar venant ravitailler les camps, dessiné à Cappy, etc..
Cependant, le 14 décembre, le régiment embarquait en gare
40
HISTOIRE DE LA GUERRE
de Rethondes pour aller occuper le secteur de Moulin-sous-
Touvent, dans l'Aisne. Jean Leîort allait bientôt quitter le
360% quelques jours avant le fameux repli Hindenburg, et il
n'accompagna pas le régiment dans sa marche en direction du
massif de Saint-Gobain.
Le canevas de tir de la l""^ armée, à laquelle appartenait le
groupement de Jean Lefort, avait, par une circulaire, demandé
des dessinateurs. Jean Lefort s'était fait inscrire, au moment
où il partait pour une permission. Au retour, après une recher-
che de trois ou quatre jours, il retrouvait son unité. Ce fut
pour recevoir l'ordre de se rendre à Verberie, et d'y passer
les épreuves éliminatoires. L'examen terminé, il rejoignait le
régiment, alors à Offémont. Il y était à peine réinstallé qu'on
le demandait au canevas de tir où il était admis. Ceci se pas-
sait en mars 1917.
Voilà donc le peintre à Verberie. Pour lui, changement de
décor. Le canevas de tir était logé dans une maison confor-
table, qui possédait chauffage central et éclairage électrique.
Les hommes, groupés par trois ou quatre seulement par
chambre,couchaient sur des paillasses. L'arrivée fut un enchan-
JEAN LEFORT 4I
tement. Cela ne l'empêcha pas de regretter presque aussitôt
son régiment. Il était tombé sur ce qu'il appelle « une adminis-
tration effroyable ». Ce fut une période de « cafard », « d'attra-
pades » avec son capitaine ; le travail lui paraissait sans inté-
rêt, et il n'eût pas hésité à demander sa réintégration au 360%
si M"^'^ Lefort, heureuse de le sentir plus au calme, ne l'avait
exhorté dans ses lettres à la patience et à l'acceptation de son
sort, enviable à bien des égards matériels.
Jean Lefort était alors au « Service de la restitution ». Il
reportait sur carte les renseignements donnés par les photo-
graphies d'avion. Quelquefois il allait aux premières lignes
pour préciser certains détails demandés par les Etats-Majors.
Il notait en même temps les aspects typiques, dont il tira alors
quelques pages plus importantes, qui sont dans une collectioji
privée. Il avait une installation acceptable et pouvait travailler
dans de meilleures conditions. Jusqu'alors, ses notes une fois
prises, il devait chercher un coin abrité pour les mettre en œ^u-
vre. Ce coin était le plus souvent un bout de table chez un
« bistrot ». Là ne régnait pas un silence ou une atmosphère
propice au recueillement.
Il ne devait pas rester longtemps à Verberie. Son unité
revint à Château-Thierry, et, durant tout le mois de mai, qu'il
passa dans cette petite ville, Jean Lefort dessina à Brasles :
Cantonnement du 9^ Zouaves, à Courtault, à Essonnes, à
Marizelle.
C'est au cours de ces diverses pérégrinations que lui arrive
un incident dont le souvenir le met en joie- Un garde-cham-
pêtre, le voyant dessiner, ne trouva pas cette besogne très
naturelle. Il pensa tout de suite à un espion. Fier de sa
clairvoyance, appelant à la rescousse deux, énormes artilleurs
pour encadrer son prisonnier, il arrêta l'artiste, le con-
duisit devant le commandant de batterie. L'interrogatoire
de Jean Lefort fut hilarant. Pour en reproduire le caractère, il
ne faudrait rien moins que l'admirable talent de notre Cour-
teline. Le garde-champêtre, triomphant tO'Ut d'abord, déchanta
peu à peu. Jean Lefort, ayant démontré ses qualités et précisé
ses fonctions, fut remis en liberté.
Pareille aventure devait d'ailleurs lui survenir, plus tard,
à Dunkerque, où, arrêté par les Anglais, il fut relâché grâce
à l'intervention de camarades et au prestige de sa croix de
g'Uerre.
42
HISTOIRE DE LA GUERRE
De Château-Thierry, le canevas de tir auquel appartenait
Lefort fut dirigé sur la Ferté-sous-jouarre. Dans cette der-
nière localité, un contingent fut détaché pour aller dans les
Flandres. Jean Lefort y figurait.
On le retrouve vers ia mi-juin, en pleine activité, à Honds-
choote. Il y devait rester cinq mois, et parcourir toute
la région, prenant, au long des jours, des notations nom-
breuses et importantes.
Son travail militaire allait être quelque peu modifié. Les
photographies d'avions se multipliaient ; les canevas de tir
qui les recevaient en vrac finissaient par ne plus s'y recon-
naître, d'autant plus que si les « reconnaissances » françaises
et belges étaient d'ordinaire prises et apportées avec une cer-
taine méthode, on n'en pouvait pas toujours dire autant de
celles qui provenaient des services anglais de l'aviation. Il fal-
lut songer à établir un service central qui, recevant toutes les
épreuves, eût peur tâche de repérer sur carte les points tou-
chés par les « reconnaissances » et de les donner, ainsi sé-
riées, à chaque restituteur. Lefort fut chargé de ce service
central.
Les aquarelles faites en Flandre durant cette période comp-
tent, pour le sujet, parmi les plus pittoresques du peintre. II
est alors en contact avec les Belges, et il montre, entre autres
JEAN LEFORT 43
scènes, un Rassemblement de troupes belges près de l'église
d'Hondschoote, un Parc de camions belges dans cette même
ville, et là encore, un Cantonnement de repos des troupes
belges. Il est auprès des Anglais, et il peint le Retour des tran-
chées d'une compagnie de Tommies, Le camp anglais près du
moulin d'Hondschoote, etc.
Et c'est aussi une Patrouille sur la plage de Rosendaël, La
Tour des Templiers à Nieuport, des Artilleurs rejoignant leur
batterie dans les dunes, Une batterie de 305 en action à Wul-
veringhem, etc.. Ses annales de la guerre s'enrichissent cha-
que jour d'une autre page. Un document nouveau surgit
à chaque instant ; il fait vivre so^us nos yeux, dans le cadre de
leur action, tous ces hommes perdus, noyés, ensevelis en quel-
que sorte dans la nature et qui, minuscules sous les grands
ciels, sont les artisans d'une des luttes les plus prodigieuses
dont le monde ait tressailli.
A la fin de juillet 1917, eut lieu l'offensive britannique des
Flandres, que devait entraver et interrompre le mauvais
temps ; les troupes françaises, opérant en liaison étroite avec
nos alliés et couvrant leur flanc gauche, enlevaient le village
de Bixschote et le cabaret Kortekert. Cette offensive avait été
précédée, dès la mi-juillet, d'évacuations de villages. On vit,
une fois de plus, la triste cohue des habitants obligés de quit-
ter leurs demeures, partant chargés de ce qu'ils possédaient de
plus précieux, au long des chemins et des routes désolés. Jean
Lefort, sensible à toute cette misère, devait la consigner dans
une aquarelle, faite sur la Route de Loos à Nieucapelle le 18
juillet.
Puis il note les Ruines de Boesinghe, une Patrouille visi-
tant les abris bétonnés allemands effondrés dans le bois 14^
une Compagnie traversant VYser, des Soldats puisant de Veau
dans un trou d'obus, des Sapeurs-pionniers asséchant un
boyau au Cabaret Kortekert. Grâce à l'artiste, la vie des trou-
pes dans cette région des boues est relatée en des pages qui
viennent éclairer de reflets pittoresques les communiqués et
les récits officiels.
Ceci devait durer jusqu'à la mi-décembre. Le 14, Jean
Lefort roulait Dans des v^agons à bestiaux, de Bergues à Toul,
ainsi que le montre un dessin, et, le 19, il aquarellait un dé-
part aux tranchées, dans le ravin de Jolival, >au secteur de
44
HISTOIRE DE LA GUERRE
Régnéville en Lorraine ; ensuite il dessinait divers coins de
Toul et des environs, tout en continuant sa besogne militaire.
L'offensive allemande de mars 1918 lui fit quitter hâtive-
ment la Lorraine. Alertés, ses camarades et lui filent sur Mont-
didier, où ils sont reçus... par les Allemands, et où, il va sans
dire, ils ne s'installent pas.
J'^.
Ils se retirent sur Beauvais, où ils arrivent le 23 mars, et
où ils attendent des ordres qui devaient mettre un mois envi-
ron à venir. Jean Lefort, durant ce temps, muse à travers la
ville. Le spectacle qui s'offre chaque jour à ses yeux est à la
fois navrant et pittoresque. Les réfugiés de la Somme et de
l'Oise affluent dans la ville. Ils encombrent les rues, campent
siur les places. Leur misère se mêle aux uniformes bleu-hori-
zon, dans une cohue qui fait dire aux soldats : « Si les avions
boches venaient par ici, quel boulot ils feraient ! » Hommes,
femmes, enfants, dans leur commune détresse, se rassemblent
aux carrefours. On en loge partout. L'ancien Musée en regor-
ge. Jean Lefort note leurs attitudes de pauvres bêtes traquées
et pourchassées ; il fait quelques aquarelles à Beauvais et dans
les environs, se rapportant toutes aux détails des évé-
nements en cours ; mais il ne semble pas que les semaines
JEAN LEFORT 45
passées sous l'égide du chevet ajouré de la cathédrale go-
thique aient été fructueuses. Il se rattrapera au cours des
mois suivants, lorsqu'un ordre, enfin reçu, l'amènera à Conty.
Là, des premiers jours de juin jusqu'à la mi-juillet, le cane-
vas de tir loge dans des baraquements, et se remet à travailler.
Jean Lefort, à ses heures de loisir, montre la vie refluant
vers cette petite localité où ont lieu des Départs d'ambulances
vers le front, où les Voitures de ravitaillement se rassemblent
sur la place, et où les soldats porteurs de bidons accourent à
L'heure du pinard. Lefort y note l'aspect d'un Parc à bestiaux;
il assiste à une Halte de troupes noires en marche vers l'avant ;
il voit les habitants, presque chaque nuit alertés, partir, le soir
venu, en longues théories, pour se "réfugier dans les carrières
des environs, ainsi que le montre une aquarelle conservée, avec
mainte autre déjà citée, dans les collections du Musée de la
Guerre.
Cependant, rayonnant autour de Conty pour la besogne
qui lui était commandée, Jean Lefort parcourt to^ute la région
ouest de Montdidier. Lors du départ de l'offensive franco-
britannique du 8 août, il est sur la Route de Moreuil à Villers-
aux-Erables. Dans les ruines de l'église de Moreuil, il voit un
Enlèvement de cadavres. Il fait un dessin du butin d'artillerie
réuni dans cette localité deux jours après l'attaque, un autre
d'un Convoi de prisonniers de passage à Breteuil, le 23 août,
le lendemain d'un bombardement nocturne, qui avait fait ex-
ploser deux wagons de munitions. Il note l'aspect lamentable
de la gare à demi-culbutée ; mais bientôt il a la joie de mon-
trer, à Contre, les réfugiés revenant vers leur village recon-
quis, pour en occuper, hélas ! les décombres.
Il est alors cantonné à Beaulieu-lès-Fontaine- C'est de ce
point central qu'il a l'occasion de peindre la Ferme de la Pan-
neterie au Sud-Ouest de Libermont, ferme qui fut prise, per-
due et reprise sept fois dans les journées des 2 et 3 septembre.
Quelques jours après, il est à Montdidier, dont il nous présente
les ruines désolées ; puis, l'avance continuant, il dessine entre
autres choses L'entrée souterraine du Canal du Nord, l'Inté-
rieur de l'église de Candor utilisée comme ambulance par les
Allemands. Arrivé à Saint-Quentin vers la mi-novembre, aux
jours de l'armistice, il y reste trois semaines sans avoir rien à
faire pour l'armée. Cela lui permet de prendre de nombreuses
notes dans la ville, de montrer les maisons en ruines de la Rue
.^ HISTOIRE DE LA GUERRE
des Toiles, les décombres du Couvent des religieuses de la
Croix, où descendait le Kaiser lorsqu'il venait dans cette ré-
gion, et maint aspect de cette grande cité, meurtrie et pante-
lante encore de l'occupation ennemie.
Jean Lefort va jusqu'à Homblières, Quartier Général de la
1^^ armée, là où la Délégation allemande avait séjourné un
instant en se rendant à Tergnier, à Rethondes, pour y connaî-
tre et y accepter les conditions de l'armistice. De Homblières,
Lefort revient à Saint-Quentin. C'est là qu'il reçoit l'ordre,
impatiemment attendu, de regagner Châlons-sur-Marne pour
y être aémobilisé.
<^iss
Ce que fut la démobilisation, la plupart d'entre nous le
savent : une grande et longue fatigue, impatiemment sup-
portée dans l'attente du dénouement. Les philosophies hin-
doues insistent sur les liens qui unissent nos frères inférieurs,
les animaux, aux hommes peu évolués. C'est une dernière
leçon d'humilité qui nous fut donnée par des transports d'une
monotonie et d'une lenteur désespérantes, dans des wagons
à bestiaux. Les centres démobilisateurs étaient presque tou-
jours loin des gares. Chaque mobilisé, chargé de ce qu'il avait
de plus précieux, devait y gagner le plus lointain baraque-
JE-AN LEFORT 47
ment, pour y avoir froid, sinon faim. Et il arriva que les sol-
dats,'harassés, à qui on avait offert en souvenir leur casque
de guerre, jetèrent peu à peu sur la route les objets les plus
lourds ou les plus encombrants, et que les chemins, de la gare
aux baraquements, et même le long de certaines voies de che-
min de fer, furent marqués de casques abandonnés. L'on es-
saya des palliatifs pour éviter cet abandon : c'est ainsi qu'à la
8" armée, et dans d'autres peut-être, dès le départ du second
« échelon », on fit courir le bruit que tout démobilisé qui ne
pourrait pas présenter son casque au dépôt devrait payer la
somme de dix-sept francs cinquante. Beaucoup s'émurent de
l'étrange forme que prenait ce cadeau ; peu s'en étonnèrent ;
quelques-uns gardèrent jusqu'au bout leur coiffure guerrière.
Jean Lefort qui, démobilisé, avait mis trois jours pour par-
courir les 173 kilomètres qui séparent Châlons de Paris, —
les trains alors roulant à une allure moins rapide que celle
des bicyclettes, — a montré un groupe de soldats désarmés,
enfin libres, regardant d'un air mi-respectueux, mii-gogue-
nard deux officiers debout sur un trottoir. C'est un Départ de
démobilisables, exécuté d'après un croquis pris à Châlons-
sur-Marne, le 4 janvier 1919, et qui clôt la série de l'œuvre
artistique de guerre du peintre Jean Lefort.
*
Depuis lors, dans les diverses expositions et au Salon des
Indépendants, on a revu Jean Lefort avec son macfarlane
foncé, sorte de limousine de berger de l'idéal, qui est son cos-
tume habituel. La canne au bras, portant sur la tête un cha-
peau plat à larges bords, toujours de mêm.e forme et toujours
rattaché par un cordon à une boutonnière, on le retrouve
avec le sourire am.ical de ses yeux clairs. Dans sa face restée
ronde, presque poupine, seule la moustache a passé du brun
au poivre et sel.
Durant ces quatre années de diverses tribulations, il fut
maintes fois, selon ses propres term.es, « chamboulé, souf-
flé par obus, effleuré par des balles, enlisé en Artois, retiré
avec des cordes ». « Il avait pleuré par les gaz. » Il avait
été plusieurs fois cité à l'ordre. Une des citations le peint tout
entier : « A manifesté, dans maintes circonstances dangereu-
ses, une humeur au-dessus de tout éloge », « humeur » qui ne
g HISTOIRE DE LA GUERRE
l'empêche pas de se mettre parfois en colère, de discuter
avec véhémence, de rester combatif dans la vie civile, comme
dans la vie militaire.
Démobilisé, il reprit sa boîte de couleurs, partit pour Stras-
bourg, erra parmi les rues qui avoisinent l'Ill, peignit les mai-
sons pavoisées, la Cathédrale parée de nos trois couleurs, la
place Kléber illuminée dans la joie du retour à la patrie.
Et puis il parcourut l'Alsace, ses petites villes aux lisières des
Vosges, continuant sa tâche de narrateur, toujours précis,
toujours attentif au détail pittoresque, amusé par un vieux
porche, une vieille maison, une place de village, une entrée
d'église, une procession, par les faits et les choses de la vie
journalière, par ses moindres apparences, par ce qui en fait
le charme et la douceur ; et tout cela, Jean Lefort, chroni-
queur de son temps, le note pour le plaisir d'un grand nombre
de ses contemporains et pour l'information des historiens fu-
turs.
René Jean,
Conservateur du Musée de la Guerre.
•^
DOCUMENTS
La Mobilisation Eusse en 1914
d'après les débats du procès Soukhomlinof
Le procès Soukhomlinof mériterait certainement une étude
d'ensemble, qui donnerait des renseignements intéressants sur
le gouvernement russe pendant la guerre ; ce n'est pas à ce
point de vue que nous voulons aujourd'hui le considérer ici ;
nous en retiendrons seulement un incident, qui était étranger
au fond des débats, mais qui a eu une importance exception-
nelle pour l'histoire des origines de la guerre : l'audience du
13-26 août 1917, où fut abordée la question de la mobilisa-
tion générale russe. De ces révélations, qui ont modifié le
point de vue jusque-là couramment adopté par l'opinion pu-
blique dans les pays de l'Entente, la propagande allemande
a fait état, avec empressement : pendant plus de deux ans,
avant que n'interviennent des éléments nouveaux (les témoi-
gnages de M. Paléologue, du général Dobrorolsky, l'étude de
M. Hœniger) (1), les débats du procès Soukhomlinof ont été
le centre d'attraction pour tous ceux que préoccupait le
problème des origines de la guerre (2). Aujourd'hui, ils sont
(1) Paléologue. La Russie des Tsars, Toms I,Paris, Pion, 1921. Hoeniger,
Russiands Vorbereilung ziim WeZ/Ar/eg-e, Berlin, in-8, 1919. Le témoignage de
Dobrorolsky a été publié dans cette Revue, n°« 1 et 2. Voir aussi la lettre
du général Daniloff, dans le n" 3.
(2) En particulier : Hoeniger, Untersuchiingen zum Siichomlinov-Prozess,
Deutsche Rundschau, avril 1918, p. 15-80. La mobilisation russe à la lumière
des documents officiels et des révélations du procès, Berne, Wyss, 1917, in-16,
31 p. (propagande allemande). Gebhardt (A.), Was beweist der Suchomlinov-
Prozess, Berlin, sd. (1922) in-18, 26 p. — Der Suchomlinov-Prozess. Die
Russische Révolution, 3 nov. 1917. L'article de Rorbach. Politische offen-
jO HISTOIRE DE LA GUERRE
encore cités bien souvent ; et pourtant, en l'absence d'un comp^
te rendu sténographique, la physionomie des débats, les ter-
mes des déclarations et des témoignages ne sont pas faciles
à préciser.
La présente étude veut essayer de combler cette lacune. Jus-
qu'ici, les historiens qui ont traité de ces questions ont utilisé à
peu près uniquement les comptes rendus donnés par le Novoïe
Vrémîa, le Rousskoië Slovo et par les Birl'évyia Viedomosti.
Pour donner à l'examen critique un caractère aussi rigoureux
que possible, il fallait étendre l'enquête à un grand nombre
de journaux : douze ont été examinés et traduits ; ils étaient
choisis dans toute la gamme des partis (1). En confrontant le
texte de ces articles, il était possible de grouper ceux d'entre
eux qui présentent les débats sous un aspect à peu près iden-
tique, et de choisir dans chaque groupe le texte le plus précis :
quatre comptes rendus ont été ainsi retenus. Le tableau ci-joint
les confronte, en présentant simultanément les passages qui
correspondent au même instant des débats. Les autres comptes
rendus sont utilisés dans les notes, sous forme de « variantes »,
lorsqu'ils contiennent une indication qui diffère assez sensi-
blement de la version-type. Bien entendu, il ne faut pas s'at-
tendre à trouver ici le récit complet de l'audience. Les détails
accessoires ont été signalés en note, ou résumés en tête de
chaque groupe de textes : il fallait, pour la clarté de cet
exposé, écarter tout ce qui ne: concernait pas immédiate-
ment l'objet de la controverse, — à savoir les conditions dans
lesquelles a été prise la décision de mobilisation générale en
Russie.
sive, Deutsche Politik, 7 sept. 1917, indique l'effort à accomprir parla pro-
pagande allemande. Cf. en outre Frankfurter Zeitang, 31 août et 4 septembre
1917. N. Allgemeiae Zeitang, 21 sept. 1917.
Dans les pays de l'Entente, Etudes sur la guerre, septembre 1917, article
de René Puaux. — Cambridge magazine, 6, 12 et 20 octobre 1917.
En Suisse, Richard Grelling. Die " Enihûllungen " des Prozesses
Sàcliomlinoo. Ollen, Troeseb, 1918, 56 p.
(1) Novoïe Vremia (Nouveau Temps), conservateur modéré. Rousskoië
Slovo (La parole russe), progressiste. Rietch (La parole), cadet. BirjevyiaVie-
domosti (Gazette de la Bourse), journal d'information. Rousskaïa Volia (La
liberté russe), libéral. Novaïa Gizn (La nouvelle vie), social-démocrate. Dien
(Le jour), social-démocrate, favorable à la poursuite de la guerre. I>iélo Na-
roda (La cause du peuple), socialiste révolutionnaire. Izvestia de Petiograd
(Les nouvelles), bolchevik.
Les articles du Rousskii Invalid (L'mvalide russe), de VOutro Rossii (Le
matin de la Russie) et de Sozial-demokrat (première forme de la.Pravda) n'ont
pas donné d'indications utiles.
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914 5I
D'ailleurs, à la lecture de ces textes, il ne faut pas perdre
de vue les circonstances du débat. Soukhomlinof est accusé
de haute trahison ; il a, dit l'acte d'accusation, trahi ses
devoirs de ministre de la guerre, il a laissé l'armée manquer de
matériel et de munitions. II cherche à porter sa défense sur un
autre terrain : sans moi, dit-il, le Tsar aurait faussé, en juillet
1914, par ses hésitations et par ses décisions contradictoires,
tout le mécanisme de la m.obilisation ; j'ai su écarter cette « ca-
tastrophe », et prendre une responsabilité redoutable. Est-ce
là le fait d'un homme à qui l'on vient reprocher aujourd'hui
une incurie criminelle ? — Voilà le sens de cet incident, pour
l'accusé et pour son défenseur, et voilà aussi le motif de la
méfiance nécessaire.
Nota. — Les comptes rendus sont groupés ainsi qu'il suit :
Noioïe Vremia et TDien en variante du %_ousskoïé Slovo
Novaïa Giin — — %ietch
%ousskdisa Volia — — Sirjevyia ViedomosH
TDiélo Naroda — — I:(vestia
Les traductions ont été faites par M. Wilfrid Lerat, chef
de la section slave à la Bibliothèque-Musée de la Guerre, et
par M. Feuillye, attaché à la même Bibliothèque.
52
HISTOIRE DE LA GUERRE
I. Première déposition de Januskhevitch
Le général Januskhevitch, ancien chef d' Etat-major de l'armée, est
appelé à déposer sur les points prévus par l'acte d'accusation dressé
contre Soukhomlinof. Au moment où il termine sa déposition, l'avocat
de Soukhomlinof, Zakharieff soulève un incident étranger au fond
du débat. Il demande au témoin si le Tsar n'avait pas essayé, en juil-
let 1914, de faire arrêter la mobilisation, à peine commencée : n'est-ce
de Soukhomlinof, Zakharieff soulève un incident étranger au fond
Tsar de ce projet « funeste » ? Par une série de questions, dont les
journaux ne relatent pas le détail, l'avocat amène Januskhevitch à
donner un récit de ces « journées historiques ». Au cours de sa
déposition, le général signale l'activité et l'audace de l'espionnage
allemand : « Je ne pouvais téléphoner à qui que ce fût sans qu'un
tiers, aussitôt la communication donnée, se joignît à nous. » // dut
faire établir des fils directs, indépendants du Central téléphonique.
Voici comment il présente, d'après les comptes rendus de journaux,
les faits relatifs à la mobilisation.
RoussKOiE Slovo
Le témoin explique que, d'abord, il
avail été décidé de décréter la mobi-
lisation partielle de quatre districts.
« Ensuite, cette question avait été
laissée en suspens ; et le 17 /^ojuilkt,
après mon rapport à Tex-empereur,
l'ordre du Sénat d'exécuter la mobi-
lisation générale avait été signé par
lui.
En insistant sur la mobilisation
générale, j'exposai qu'il était néces-
saire de montrer la position prise, non
seulement devant l'Autriche, mais
devant l'Allemagne. Nous compre-
nions parfaitement que l'Allemagne
voulait la guerre parce qu'eUe savait
que notre grand programme m'Htaire
serait prêt en 19 18.
De Peterhof, je me rendis au Con-
seil des ministres, et je lus l'ordre
de mobilisation signé par lEuipe-
reur. »
RiETCH
« Quand la guerre apparut comme
inévitable, dit le général Januskhe-
vitch, j'insistai auprès de l'Empereur
sur la nécessité absolue d'une mobi-
lisation générale, et non partielle : il
était clair que, derrière le dos de
l'Autriche se dressait l'Allemagne et
que nous ne pouvions pas éviter une
guerre avec celle-ci.
Le souverain me disait qu'une mo-
bilisation générale entraînerait une
guerre de la Russie, non seulement
contre l'Autriche, mais aussi contre
l'Allemagne (i).
Persuadé que ce dernier conflit
était, de toute façon, inévitable, je
finis par obtenir ma mobilisation gé-
nérale, et le 16 juillet, j'allais au
au Conseil des ministres pour avoir
la signature de trois ministres. »
(1) Cet alinéa n'existe pas dans le texte de Novaïa Gizn.
i
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914
53
B. ViEDOMOSTI (l)
« Quand la guerre est devenue
inévitable, j'ai insisté sur la nécessité
de déclarer la mobilisation générale;
il était évident pour moi que l'Au-
triche n'était qu'un homme de paille
dans une partie jouée par d'autres.
D'autre part, il était aussi manifeste
qu'une mobilisation nous menaçait
d'une déclaration de guerre par l'Al-
lemagne.
J'obtins, auprès de l'ex-Erapereur,
la permission de publier un ordre de
mobilisation générale, et me rendis
le 14 au Conseil des ministres. Je
m'y fis donner trois signatures de
ministres (guerre, marine, affaires
étrangères); c'était indispensable pour
publier une mobilisation générale.
Puis je distribuai les ordres et j'ex-
pédiai les instructions nécessaires. »
IZVESTIA
« En ma qualité de chef d'Etat-ma-
jor général, j'insistai sur la nécessité
d'une mobilisation générale, bien que
celle-ci fût un véritable défi vis-à-vis
de l'Allemagne.
Je reçus donc, le 14 juillet, l'ordre
de mobiliser toute l'armée, et, après
avoir fait le nécessaire, je me rendis
au Conseil des ministres. J'y deman-
dai les trois signatures ministérielles
indispensables pour la publication du
manifeste. «
(1) Le récit donné par la Rousskaîa Volia, vague et déclamatoire, ne con-
tient aucun détail sur les décisions primitives du Tsar. Januskhevitch, dans
ce compte rendu, développe seulement la nécessité d'une mobilisation géné-
rale, et non partielle. Il n'y a aucune indication de date.
54
HISTOIRE DE LA GUERRE
RoussKOiE Slovo
« Mais, le même jour ^ à ii heures
du soir ( I ), je fus appelé au téléphone
par l'Empereur. Il me demanda où
en était la mobilisation.
Je répondis qu'elle était déjà en
marche.
Il me fut posé une nouvelle ques-
tion : peut-on ne pas ordonner la
mobilisation générale, et la rempla-
cer par une mobilisation partielle con-
tre l'Autriche-Hongrie ?
Je répondis que cela était extrême-
ment difficile, que la mobilisation
était commencée, que 400.000 hom-
mes de réserve étaient appelés.
Alors, il me fut déclaré par l'ex-
tsar qu'il avait reçu un télégramme de
Guillaume : il donnait sa parole
d"honneurque si, la mobilisation gé-
nérale n'était pas déclarée, les relations
entre la Russie et l'Allemagne res-
teraient amicales.
RiETCH
« Or, le soir de ce jour-là, on m'ap-
pela au téléphone pour me demander
où nous en étions de notre mobili-
sation. »
(Bien que le témoin ne nomme
pas le Tsar, il est facile de deviner
que c'était lui l'interlocuteur du gé-
néral Januskevitch (2).
« Je répondis que le chef de la sec-
tion de mobilisation était en train
d'expédier (5) les télégrammes.
On médit qu'on venait de recevoir
une dépêche de l'empereur Guillau-
me, et que celui-ci garantissait par sa
parole d'honneur de monarque que
l'Allemagne ne marcherait pas contre
la Russie, si cette dernière arrêtait
sa mobilisation (4).
Je suppliai le monarque de ne pas
annuler l'ordre de mobilisation géné-
rale. Pavais beau lui faire remarquer
que ce contre-ordre détraquerait de
fond en comble notre plan, et
qu'une nouvelle mobilisation tant
soit peu rapide deviendrait impossi-
ble (- ), la parole d'honneur de Grril-
laume l'emporta et l'on m'ordonna de
publier une mobilisation partielle.
(1) Le Dien dit « vers n onze heures.
(2) Cet alinéa n'existe pas dans le texte de la Novaîa Gizn.
(3) La Novaîa Gizn dit « avait déjà expédié ».
i4) La Novaîa Gizn dit ici « mobilisation générale i.
(5) La Novaîa Gizn remplace cette phrase par celle-ci : « L'Allemagne con-
naissait parfaitement ce qui se passait à notre Etat-major. Quand on me parla
du télégramme de Guillaume, je compris que l'AUemagae était déjà au cou-
rant de nos préparatifs. •
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914
55
B. VlEDOMOSTl
« Li i6 juillet au soir, on m'ap-
pela au téléphone pour me deman-
der comment marchait la mobilisa-
tion. (Le témoin ne cite pas son
interlocuteur, mais son récit laisse
deviner que c'était l'ex-Empereur lui-
même qui lui parlait, de Tsarskoïe-
Selo.)
Je répondis que le chef de la mo-
bilisation était en train d'expédier les
dépêches.
On me fit savoir alors que Guillau-
me, dans un télégramme qu'on venait
de recevoir, donnait sa parole de mo-
narque que l'Allemagne ne marcherait
pas contre la Russie,si cette dernière
renonçait à sa mobilisatsoa. »
Le témoin raconte ensuite au tribu-
nal qu'au moment de son entretien
avec Tsarskoïe-Selo au sujet de la
dépêche de Guillaume, il savait certai-
nement que l'Allemagne avait eu le
temps de mobiliser 400.000 hommes.
Les deux pays n'ont pas les mêmes
lois concernant la mobilisation: Celle-
ci peut se faire clandestinement en
Allemagne, tandis qu'en Russie elle
est rendue publique par un manifeste.
IZVBSTIA
« A mon retour, coup de téléphone
de Tsarskoïe-Selo.
On me disait que l'Empereur
Guillaume venait d'envoyer une dé-
pêche au Tsar. Il l'assurait, en lui
donnant sa parole de monarque, que
l'Allemagne n'attaquerait pas la Rus-
sie sans être défiée par cette der-
nière. »
Au moment où je reçus la nou-
velle du télégramme de Guillaume,
je savais déjà que la mobilisation
battait son plein en Allemagne ;
400.000 hommes étaient déjà sur
pied.
J'avais beau assurer qu'on ne pou-
vait se fier à une dépêche, même
corroborée par la parole d'honneurde
Guillaume, ce fut cette dernière qui
l'emporta. 1
56
HISTOIRE DE LA GUERRE
RoussKoiB Slovo
« Après cette conversation, je me
précipitai chez le ministre des affai-
res étrangères Sazonof, et je le con-
vainquis qu'il ne fallait pas annuler
la mobilisation générale. Je le sup-
pliai de me prêter son concours. Il me
promit qu'il ferait un lapport le matin
i. l'Empereur.
Effectivement il fit un rapport ; et
le lendemain à 4 h. 1/2 eut lieu une
Conférence au Palais à laquelle pri-
rent part le m.inistre des affaires
étrangères Sazonof, le ministre de
la guerre Soukhomlinof et moi. En
10 minutes, nous décidâmes qu'il
était impossible d'annuler la mobili-
sation, que cette annulation serait
fatale à la Russie ; et un rapport fut
fait dans ce sens à l'Empereur.
A 5 heures du soir, la question de
U mobilisation générale était défini-
tivement réglée. »
RiETCH
f Je le fis savoir immédiatement au
ministère des affaires étrangères Sa-
zonof, et, le 17 juillet, Sazonof alla
à Tsarskoïe-Selo, où il obtint que la
question delà mobilisation fût revisée.
Le jour même, une réunion de
trois ministres eut lieu à ce propos
(guerre, marine, affaires étrangères).
J'y pris part. La nécessité d'une mo-
bilisation générale, l'impossibilité de
l'annuler étaient tellement évidentes
que la réunion n'a duré qu'une dizaine
de minutes (i).
La mobilisation générale fut dé-
crétée et un ukase publié à ce sujet. >
(1) «De 5 à 10 minutes », dit le texte de Novaïa Gizn, qui emploie aussi le
terme « arrêter la mobilisation », au lieu de « annuler ».
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914
57
B. ViEDOMOSTI
et par conséquent portée à la con-
naissance du monde entier.
— « J'avais beau supplier de ne
pas revenir sur l'ordre de mobilisa-
tion générale, la parole d'honneur
de Guillaume l'emporta, et l'on me
donna l'ordre de me contenter d'une
mobilisation partielle. »
« Alors, je m'adressai au ministre
des affaires étrangères. J'expliquai à
S.D. Sazonof sur la carte, notre plan
de mobilisation, et, le 17, le ministre
alla à Tsarskoïe-Selo.
Il obtint ]a permission de faire re-
voir la question.
Le jour même, une réunion confi-
dentielle eut lieu qui ne dura que
5 minutes. Trois personnes y prirent
part : les deux ministres et moi. Nous
y constaiâmes la nécessité absolue de
mobiliser et fîmes part de notre déci-
sion à Tsarskoïe-Selo.
Notre rapport approuvé, l'ukase
fut publié (i). »
IzvEsriA
Je reçus donc Tordre de me con-
tenter d'une mobilisation partielle.
« Alors j'allai trouver le ministre
des affaires étrangères Sazonof, en
le priant de faire tout ce qui était en
son pouvoir.
Le 17 juillet, Sazonof porta son
rapport à Tsarskoïe-Selo. Il en revint
avec l'ordre de remettre sur le tapis la
question de la mobilisation.
Nous eûmes donc une conférence
composée de trois personnes : les
ministres des affaires étrangères, de
la guerre et moi. Nous étions telle-
ment d'accord que tout fut réglé en
3 minutes. Nous nous prononçâmes
pour la mobilisation générale.
Alors je fis appeler l'Empereur
au téléphone et lui communiquai no-
tre décision. Après m'avoir entendu,
le monarque voulut s'entretenir à ce
sujet avec le ministre des Affaires
étrangères. Il nous permit ensuite de
mobiliser l'armée sur le territoire tout
entier. Nous avions perdu toutefois,
par suite de ces pourparlers et de ces
hésitations, trois jours précieux. 1
(1) Le récit de la Rousskaïa Volia est identique, quand au fond, à celui-ci;
il indique seulement que Januskevitch se serait décidé à intervenir auprès
de Sazonof, sur le conseil de Soukhomlinof.
58
HISTOIRE DE LA GUERRE
RÉPLIQUE DE SOUKHOMLINOF;
L'accusé demande alors à être entendu. Sa voix est si basse que les
jurés ont peine à saisir ses paroles : Le président le fait avancer au
milieu de la salle, encadré par des soldats. <?. Très ému, dit le compte
rendu du Dien, — il fait de grands gestes et se frappe par moments
la poitrine ou les genoux. » // cherche à établir que c'est lui, et lui
seul, qui a exercé une influence sur le Tsar.
ROUSSKOIE Slovo
• Dans la nuit du i6 au 17 juillet,
l'Empereur téléphona chez moi et
m'ordonna d'arrêter la mobilisation. Je
reçus un ordre direct, qui n'admet-
tait pas de réplique, je fus confon-
du (i). Je savais qu'on ne pouvait
pas arrêter la mobilisation, que c'était
techniquement impossible, qu'il se
produirait un désordre formidable
dans toute la Russie.
Mais en même temps l'ordre im-
périal était suspendu sur ma tête.
Maintenant, cela vous semblera co-
mique; mais, alors, je mecrus perdu.
<t Le Général chef d'Etat-Major
vient de vous parler de cette ques-
tion : interrogez-le si vous ne me
croyez pas. *
RiETCH
Il (Soukhomlinof) cherche à éta-
blir que nul autre que lui n'a dis-
suadé l'empereur d'annuler la mobi-
lisation.
«J'avais beau dire à l'Empereur
que le télégramme de Guillaume ne
garantissait rien du tout, il voulait
l'annulation.
Alors je lui dis que si mes ar-
guments sur l'impossibilité de sus-
pendre la mobilisation ne lui suffisaient
pas, il n'avait qu'à interroger à ce
propos le chef de l'Etat-Major. »
(1) Le Novoïe Vremia dit ici : « La mobilisation était proclamée ; l'ar-
rêter, c'était provoquer une catastrophe. >
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914
59
B. ViEDOMOSTI
« Dans la nuit du 1 6 au 1 7 juillet ( i )
l'ex- Empereur m'appela au télé-
phone et me dit qu'il était nécessaire
de suspendre la mobilisation dans trois
circonscriptions. Cependant celle-ci
avançait à merveille.
Alors, continue l'accusé, je fis re-
marquer à l'ex-Empereur que la
dépêche de Guillaume ne nous ga-
rantissait rien du tout, car elle ne
renfermait qu'une vague promesse
d'exercer une pression plus ou moins
efficace sur l'Autriche. Je dis que les
mobilisations allemande et autrichien-
ne étaient en marche, et que, si nous
n'en faisions pas autant, nous ne se-
rions pas prêts au moment où la
guerre éclaterait.
L'Empereur ne changeant pas
d'avis, je lui dis de daigner s'adres-
ser au chef d'Etat-Major. »
IZVESTIA
« Le 12 juillet, à i heure, l'ex-tsar
me fit appeler au téléphone. Il s'ef-
força de me convaincre qu'on pour-
rait encore éviter la guerre, en faisant
une mobilisation partielle, auquel
cas Guillaume lui avait promis d'ob-
tenir de l'Autriche le maintien de la
pai.'t.
Les travaux pour la mobilisation
commencèrent néanmoins le 13 (2).
Le 14, un ordre de « mobilisation
préparatoire » pour l'armée entière
fut publié.
On peut dire que, contrairement à
toutes nos prévisions, la mobilisation
marchait avec une rapidité extraordi-
naire.
Et voilà que je reçois l'ordre de la
suspendre !
J'en fus consterné. Je comprenais
bien que c'était une manœuvre de
Guillaume, qui voulait par là avoir
une chance de plus d'écraser la France
pour nous sauter ensuite à la gorge.
Que nous promettait-il en réalité ?
L'Autriche étant déjà mobilisée, on ne
pouvait plus exercer aucune pression
sur elle. Je fis savoir mon point de
vue au Tsar,en l'avertissant que toute
suspension de mobilisation aurait
(1) La -Rousstaïa Voîfa donne, pour l'entretien Soukhomlinof-Nicolas II
et Soukhomliuof-Januskhevitch un récit analogue. Il indique la date du
16 au soir. Ce journal dit, comme le Novoïe Vremia, qu'il s'agissait d'arrêter
la mobilisation, déjà proclamée.
(2) Cette phrase n'existe pas dans le texte du Dielo Narodna.
6o
HISTOIRE DE LA GUERRE
ROUSSKOIE Slovo
RiETCH
« Une demi-heure après la conver-
sation avec l'Empereur, le général
Januskhevivch téléphona chez moi.
— «L'Empereur m'a ordonné d'ar-
rêter la mobilisation », me dit-il.
— « Que faites-vous ? », dis-je.
— « J'ai répondu que c'était techni-
quement impossible i.
— ï Qu'a-t-il répondu ? »
— j( Qu'il fallait quand même l'ar-
rêter. »
Le Général Januskhevitch me de-
manda alors ce qu'il devait faire.
Je répondis : « Ne faites rien. »
J'entendis par le téléphone le sou-
pir de soulagement qu'il poussa :
— a Dieu soit loué » ! dit-il. a
« Alors le souverain a fait appeler au
téléphone le général Januskhevitch,
qui me téléphona une demi-heure
plus tard . Il me dit que le Tsar lui
avait ordonné de suspendre la mobi-
lisation.
— « Qu'avez-vous répondu » ? lui
répliquai-je.
— « Que c'est impossible au point
de vue technique. II m'a ordonné
néanmoins la suspension. Que faut-il
faire maintenant ? »
— « Ne faites rien du tout », ré-
pondis-je.
J'ordonnai donc que la mobilisa-
tion continuât, malgré l'ordre formel
du Tsar, et le général Januskhevitch
m'a beaucoup remercié pour cela. »
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914
6l
B. ViEDOMOSTi
. . . Une demi heure plus tard,
celui-ci faisait savoir à l'ex-ministre
de la guerre que le souverain lui
avait ordonné de suspendre la mobi-
lisation .
D'après le général Soukhomlinof,
le dialogue suivant eut lieu ensuite
entre les deux généraux.
— « Qu'avez-vous objecté contre
Tordre de l'Empereur de suspendre la
mobilisation. ? »
— « J'ai répondu que c'était ab-
solument impossible ».
— « Qu'est-ce que l'Empereur vous
a dit alors ? »
— « 11 m'a ordonné de suspendre
la mobilisation quand même. »
D'après l'accusé, le général Janus-
khevitch fut consterné par ces paro-
les, et ne put que dire ceci à son mi-
nistre :
— « Que voulez-vous que je fasse
maintenant ?
— <' Ne faites tien, répondit celui-
ci. Que la mobilisation suive son
cours. »
D'après l'accusé, le général Janus-
khevitch le remercia beaucoup de
cette réponse. »
IZVESTIA
pour la Russie les conséquences les
plu9 désastreuses, et que, loin de
nous être utile en quoi que ce fût,
elle n'aurait pour résultat que d'oc-
casionner des catastrophes de che-
min de fer. Comme dernier argu-
ment, j'ajoutai que, s'il ne me croyait
pas, il n'avait qu'à consulter Janus-
khevitch. Alors l'Empereur fit appeler
le chef d'Etat-Major au téléphone. »
« Une demi heure plus tard, j'ea
fis autant pour demander à Janus-
khevitch si l'Empereur lui avait
parlé.
Januskhevitch me répondit que oui
et qu'il avait démontré au Tsar l'im-
possibilité, au point de vue technique,
d'arrêter la mobilisation.
— «C'est bien, lui répondis-je. Et
qu'est-ce que l'Empereur vous a ré-
pondu ?
— « Suspendez-la quand même »,
répliqua le général.
J'ordonnai à Januskhevitch de ne
faire aucune démarche pour la sus-
pension de la mobilisation (i). »
(1) Cette conversation est résumée en trois lignes dans le Diélo Narodna.
62
HISTOIRE DE LA GUERRE
ROUSSKOIE Slovo
« Le lendemain matin, je mentis à
l'Empereur. Je lui dis que la mobili-
sation s'exécutait, — mais partielle-
ment, seulement dans les districts
du Sud-Ouest. Ce jour-là, je deve-
nais fou. Je savais que la mobilisa-
tion était générale, et qu'il n'y avait
aucun moyen de l'arrêter.
Heureusement ce jour-là, on con-
vainquit l'Empereur, et je reçus de
remerciements ; autrement, je serais
depuis longtemps aux travaux forcés. »
RiBTCH (l)
(1) Tandis que le Rietch ne donne aucune indication sur cette déclaration,
la Novaîa Gizn reproduit presque textuellement le passage correspondant d«s
Birjevyia Viedomosti.
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914
63
B . VlEDOiMOSTI
«En donnant ce conseil à un subor-
donné, continue l'accusé, j'assumais
une responsabilité redoutable. Je
pouvais devenir responsable d'une
guerre avec l'Allemagne. Cette idée
faillit me faire perdre la raison.
Par bonheur, le lendemain matin,
nous reçûmes de Berlin un télégram-
me de notre ambassadeur Sverbéief,
qui nous annonçait que la mobilisa-
tion battait son plein en Allemagne.
Je reçus alors pour mon énergie
des félicitations de mon souverain (2) . »
IZVESTIA
« J'encourais par là une responsa-
bilité redoutable, et m'exposais à une
peine autrement plus grave que celle
qui m'attend aujourd'hui.
J'ignorais si l'Allemagne mobili-
sait son armée.
Fort heureusement pour nous,
Sverbéief réussit, je ne sais par quel
moyen; à ra'aviser qu'il fallait mobi-
liser notre armée toute entière, car
les Allemands en faisaient autant
pour la leur, et avec une rapidité
extraordinaire.
J'éuis au comble de la joie d'avoir
désobéi au Tsar. J'étais heureux de
savoir ce que j'avais à faire désor-
mais (i), »
(1) La Diélo Narodna ne reproduit pas ce passage.
(2) Tout ce passage n'existe pas dans la Rousskaîa Volia.
64
HISTOIRE DE LA GUERRE
III. Seconde déposition de Januskhevitch
Le général Januskhevitch est rappelé à la barre. Un des défenseurs,
après avoir lu des extraits du « Journal 5> de Soukhomlinof, et des
passages des déclarations faites à l'instruction, essaie d'élucider les
contradictions qui existent entre les dires de l'accusé et ceux du
témoin ; sur cette partie de l'audience, les comptes rendus de journaux
sont beaucoup moins précis. Il semble d'ailleurs que Januskhevitch
ne se soucie pas de prolonger cette explication ; il fait une diversion,
pour raconter l'entrevue qu'il avait eue, le 16 {29) juillet, avec l'attaché
militaire allemand Eggeling. Les passages retenus ci-dessous sont ceux
qui touchent au fond de l'affaire.
Lorsque Januskhevitch achève ces déclarations, la défense demande
à faire citer deux nouveaux témoins, les frères Tarassof, courriers
du Palais, qui auraient connu, dit-elle, la teneur de ces entretiens
téléphoniques. Mais la Cour refuse de se prêter à cette audition ;
et l'audience est levée.
RoussKOiE Slovo
oc On appelle de nouveau Januskhe-
vitch, et on essaie d'établir les plans
suivis, de savoir si le Tsar a abso-
lument donné l'ordre d arrêter la
mobilisation, ou si l'entretien n'a
concerné que le remplacement de la
mobilisation générale par la mobili-
sation partielle (i). »
RiETCH
« Le général Januskhevitch est rap-
pelé à la barre. Il dit de nouveau ne
pas se souvenir de l'insistance de
S jukh omliaof au sujet de la mobili-
sation. >)
(1) Le Dien ajoute que Januskhevitch « se rappelle parfaitement que sa
conversation avec l'ex-empereur avait eu trait, non à la suppression de la
mobilisation, mais à la substitution d'une mobilisation partielle à la mobi-
lisation générale. » (Même indication dans le Novoie Vremia.)
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914
.65
B. VlEDOMOSTl(l]
IzvESTIA
« Oui, il est exact que le Tsar m'a
ordonné de suspendre la mobilisa-
tion; mais il m'est impossible d'affir-
mer si Soukhomlinof m'a dit de déso-
béir au Souverain. »
(1) Ici la Roasskaïa Volia donne un récit qui se rapproche de celui du Bien
et du Novoïe Vremia.
C6 HISTOIRE DE LA GUERRE
Voici maintenant quelles conclusions peut suggérer la lec-
ture de ces textes :
I. Soukhomlinoi et Januskhevitch sont d'accord pour décrire
ainsi l'attitude du Tsar : il avait d'abord consenti à la procla-
mation de la mobilisation générale ; tout à coup, il hésite,
sous l'impression produite par un télégramme qu'il a reçu de
Guillaume II ; il ordonne aux chefs militaires de suspendre
l'exécution de son ordre ; puis, le lendemain, il donne à nou-
veau son assentiment aux mesures de mobilisation générale.
Tous ces incidents sont d'ailleurs confirmés par le tém.oignage
du général Dobrorolsky et par celui de M. Paléologue,
Mais les déclarations du chef d'Etat-Major et celles du
ministre de la guerre diffèrent à deux points de vue.
1° Soukhomlinof déclare que le Tsar lui avait prescrit de
suspendre toute mobilisation, tandis que Januskhevitch affirme
qu'il s'agissait de convertir la mobilisation générale en une
mobilisation partielle, dirigée contre l'Autriche. Or les rensei-
gnements connus depuis 1917 sont venus confirmer le témoi-
gnage de Januskhevitch.
2° Soukhomlinof prétend qu'il n'a pas obéi au Tsar, et qu'il
n'a pas exécuté le contre-ordre : il a laissé l'ordre de mobili-
sation suivre son cours. Grâce à lui, les préparatifs militaires
de la Russie se sont poursuivis sans interruption et sans
trouble. Voilà une belle preuve de courage civique, qui doit
frapper l'esprit des jurés ! Mais Januskhevitch, — d'après
plusieurs comptes rendus, — réplique qu'il ne peut pas confir-
mer les allégations de l'ancien ministre de la guerre : il ne se
souvient pas. Ce n'était pourtant pas un incident banal que
de négliger l'ordre du Tsar, Sur ce point-là aucsi les docu-
ments les plus récents, — par exemple, le livre et le rapport
de Hœniger — donnent un démenti aux déclarations intéres-
sées de Soukhomlinof.
II, Les questions de chronologie sont beaucoup plus com-
pliquées.
A quelle date a été prise la décision primitive (la signature
de l'ordre de miobilisation générale par les ministres) et à
quel moment faut-il placer le contre-ordre du Tsar ? Le
12 (25) juillet, il y aurait eu, dit Soukhomlinof dans le
compte rendu des Izvestia, un premier entretien téléphonique
entre le Tsar et le ministre de la guerre. Le souverain aurait
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914 67
parlé d'une promesse qu'il avait reçue de l'empereur d'Alle-
magne. Il n'est guère possible d'admettre ce récit, car, à la
date du 25, les Documents allemands ne portent pas trace
d'un échange de dépêches entre Guillaume II et Nicolas II
Le 14 (27), continuent les Izvestia, — dont le récit est confirmé
sur ce point par les Birjevyia Viedomostt, — l'ordre de mobili-
sation est établi, et signé par les ministres : telle aurait
été la déclaration faite, au tribunal, par Januskhevitch ;
mais Soukhomlinof, d'après les mêmes journaux, déclare
qu'il s'agissait là seulement d'un ordre de « mobilisation
préparatoire » (l'organisation militaire russe comportait, en
effet, des mesures de « pré-mobilisation », qui présentaient
quelque analogie avec le Kriegsgefahrzusîand de l'organisa-
tion allemande). Ces comptes rendus contiennent donc des
contradictions ou des invraisemblances flagrantes.
D'après le texte du Rousskoïe Slovo (qui est aussi celui du
Novoïe Vremia et du Dién), c'est seulement le 17 (30) que
Januskhevitch aurait présenté l'ukaze à la signature des
ministres ; mais cette date non plus n'est pas vraisemblable,
puisque, en un autre passage de son témoignage, le général,
d'après les mêmes journaux, déclare que le 16 (29), lors de
son entretien avec l'attaché militaire allemand Eggeling, il
avait en poche l'ordre de mobilisation. C'est encore dans la
soirée du 17 (30) que Januskevitch aurait reçu le contre-ordre
du Tsar ; mais Soukho.mlinof, d'après les mêmes comptes
rendus, place cet incident dans la soirée du 16 (29) juillet
Ici encore, incertitudes et contradictions.
Par contre, dans le texte du Rietch et dans celui de la
Rousskaïa Volia, les déclarations de l'accusé et du tém.oin
sont concordantes : tous deux affirment que l'ordre avait été
signé d'abord dans la journée du 16 (29), et rapporté dans-
la soirée du même jour ; ces indications sont confirmées par
les témoignages les plus récents : ceux de M. Paléologue, du
général Dobrorolsky, et par les documents cités par M. Hœ-
niger.
A quelle date faut-il placer maintenant la décision définiti-
ve du Tsar ? Ici les divergences s'atténuent : les déclarations
de Soukhomlinof, à cet égard, sont reproduites de la même
façon par tous les comptes rendus. C'est bien le 17 (30) juil-
let, que le souverain a donné à nouveau son assentiment aux
58 HISTOIRE DE LA GUERRE
mesures demandées par l'Etat-major. D'après neuf comptes
rendus, sur douze, le témoignage de Januskhevitch donne une
date identique : les Izvestia sont ici d'accord avec la Rietch
et les Birjevyia Viedomosti. C'est seulement dans la version
Rousskoïe Slovo (1) que ces événements paraissent retardés
d'un jour, sans qu'à vrai dire la date du 18 (31) soit expres-
sément citée ; mais j'ai déjà dit plus haut quel doute pouvait
inspirer la valeur de ce compte rendu. D'ailleurs tous les
témoignages postérieurs ont confirmé qu'il fallait bien placer
au 17 (30) juillet la décision définitive du gouvernement russe.
III. Enfin, l'étude critique de ces textes pose encore deux
questions accessoires, qui se rattachent à une même idée :
sous quelles influences le Tsar a-t-il évolué ? C'est un télé-
gramme de Guillaume II qui l'aurait déterminé, le 16 (29) au
soir, à transformer la mobilisation générale en une mobilisa-
tion partielle. Le Kaiser donnait sa parole d'honneur, disent
les comptes rendus, que l'Allemagne ne ferait pas la guerre,
si la Russie renonçait à la mobilisation générale : or, parmi
les dépêches échangées entre les souverains (2), il n'y en a
pas une seule dont le contenu réponde à ces indications.
D'autre part, plusieurs comptes rendus du procès de Sou-
khomlinof font allusion à un télégramme parvenu de Berlin
le 30 au matin : l'ambassadeur Sverbejeff aurait annoncé que
l'Allemagne mobilisait toutes ses forces ; c'est cette nouvelle
qui aurait déterminé la décision définitive du Tsar. Quel était
ce télégramme ? Sverbejeff a bien transmis de Berlin, ce jour-
là, la nouvelle prématurée d'une mobilisation allemande, que
venait de lancer le Lokal Anzeiger ; mais c'est seulem.ent au
début de l'après-midi, vers 1 heure 1/2, qu'il a rédigé cette
dépêche : elle n'est parvenue à Pétersbourg, semble-t-il, que
dans la seconde partie de l'après-midi, après la décision de
mobilisation. S'agirait-il d'un télégramme expédié le 29 au
soir, et parvenu à Pétersbourg le 30 au matin ? la correspon-
dance de Sverbejeff, telle que l'ont publiée les Archives Rou-
ges (1), contient une pièce de cette date : jagow avait dit
à l'ambassadeur russe que les mesures de pré-mobilisation
^V^ ?"' ^^* aussi, je le rappelle, celle du Novoïé Vremia et du Dien.
(2) Le texte en a été publié dans les Documents allemands relatifs à l'orinine
de la gue.re.
(3) Les Débats du 3-4 octobre 1922 en ont donné une traduction.
i
LA MOBILISATION RUSSE EN 1914 69
prises sur la frontière russo-allemande et la décision de
mobilisation partielle allaient obliger l'Allemagne à mobi-
liser elle aussi. Mais le télégramme ne prétendait pas
que cette mobilisation fût commencée. D'autre part, le mi-
nistre de Russie à Stuttgart, Lermontof, télégraphiait le
30 que les réservistes allemands étaient appelés pour
le surlendemain ; mais l'heure d'arrivée de cette dépêche n'est
pas connue (1).
Il faut bien avouer que cette brève étude des débats laisse
une impression de confusion et d'incohérence. Comment s'en
étonner, puisque ce sont des comptes rendus de presse qui
constituent notre seule documentation ? Ce serait grand dom-
mage, — si, depuis 1917, des témoignages et des documents
nouveaux n'étaient venus éclaircir un peu cette question
de la mobilisation générale russe (2). Aujourd'hui, grâce à ces
renseignements, le procès Soukhomlinoff ne nous apparaît que
comme une source d'intérêt secondaire.
Peut-être le seul résultat de ces menues recherches sera-t-il
de l'avoir démontré.
Pierre Renouvin.
(1) Archives Rouges, I, p. 182. Ce texte est donné en français.
(2) Cet article était entièrement composé quand nous sont parvenus les
Souvenirs de Soukliomlinoff, récemment publiés à Barlin. Il n'en est donc
pas fait état ici, pas plus que des nouveaux documents russes, signalés
dans la chronique.
BIBLIOGRAPHIE
LES LIVRES NOUVEAUX
Winston Churchill, Premier Lord de l'Amirauté de 1912 à 1915. —
The World Crisis 1915 (La crise mondiale en 1915). Londres,
Thornton Butterworth, 1924, in-8°, 557 pages. — Cartes.
Le deuxième volume du grand ouvrage de Winston Churchill est spé-
cialement consacré à la défense de son rôle dans la conception et l'exé-
cution de l'expédition aux Dardanelles. Mais il est tellement nourri de
faits et de documents, il fournit tant de renseignements précieux et iné-
dits que l'intérêt de sa lecture dépasse de beaucoup celui que présen-
tent les responsabilités personnelles encourues par l'auteur.
Voici d'après quelles considérations celui-ci entreprend de se justi-
fier.
A son avis, vers la fin de 1914, les opérations aussi bien sur terre
que sur mer étaient arrivées à un « point mort ■».
D'un côté, les amiraux n'envisageaient plus que le bl»cus des côtes
allemandes ; de l'autre, les généraux, contraints à la stagnation résul-
tant de la guerre de tranchées, n'avaient plus d'autres perspectives que
la guerre d'usure, et les attaques de front coûteuses et incapables d'a-
mener la solution définitive.
Winston pensa que seule la manœuvre pouvait avancer les choses,
et que, comme celle-ci était interdite sur le champ de bataille, il fallait
la chercher ailleurs.
L'Orient était particulièrement tentant à ce point de vue, car on sut
de bonne heure à Londres que, malgré les apparences, la situation de
la Russie, spécialement par suite du manque de matériel, deviendrait
bientôt critique. Sauver la Serbie, rallier à l'Entente tous les Etats bal-
kaniques et l'Italie, écraser la Turquie était un but dont l'importance
pouvait être décisive et qui méritait de grands sacrifices. C'est ainsi
que, dès la fin de novembre 1914, Churchill avait proposé de mainte-
nir en Egypte deux divisions australiennes et d'y envoyer d'Angle-
terre une division territoriale, pour former le noyau d'une armée qui,
avec l'aide des Grecs, s'emparerait de la presqu'île de Gallipoli, alors
sans défense. C'eût été un « coup de maître »; mais Kitchener avait re-
fusé. Outre que l'armée britannique en France était à peine remise
des sanglantes affaires d'Ypres, on pensait à une grande opération
BIBLIOGRAPHIE
71
le long de la côte belge. On dut renoncer devant l'opposition du haut
commandement français.
Or, à ce moment, les Russes, fortement pressés en Transcaucasie,
demandaient à être dégagés par une offensive alliée contre la Turquie,
tout au moins par une «démonstration navale ou militaire », et, dès
le 2 janvier. Kitchener faisait télégraphier par le Foreign Office à Pé-
trograd que « les mesures allaient être prises en conséquence ».
Tout ceci est absolument prouvé aujourd'hui non seulement par les
pièces fournies par Churchill, mais par le témoignage de Williams, l'at-
taché militaire britannique auprès du Grand-Duc, que nous avons ciié
ailleurs ; et ces faits méritent d'être rapprochés de l'attitude que
devaient avoir plus tard le gouvernement russe et certains de ses
agents à Paris.
Le 3 janvier, Lord Fisher ayant donné son assentiment et présen-
té un projet d'opérations, l'Amiral Carden était consulté sur la possi-
bilité de faire franchir les Dardanelles à ses navires. Le 5, il répondait
négativement sur les chances de succès d'un « rush », niais au con-
traire donnait un avis favorable au « forcement » des passes, pourvu
qu'on ait un grand nombre de vaisseaux. Le 11, invité à préciser les
projets, il envoyait un plan d'opérations comportant la réduction des
défenses de l'entrée du détroit, la destruction des batteries intérieures,
de celles de Chanak, l'enlèvement des mines et le passage d'Une esca-
dre de 12 vaisseaux, 3 croiseurs de bataille, 3 croiseurs légers, 16 des-
troyers, 6 sous-marins, 12 dragueurs de mines, 4 hydravions dans la
mer de Marmara.
« Ce plan, dit Churchill, produisit une grande impression... il cons-
tituait une proposition toute nouvelle... » En effet, au lieu d'une pous-
sée (rush), i! s'agit d'un bombardement méthodique des forts avant
d'essayer de franchir les passes. L'Etat-Major de l'Amirauté s'y rallia
avec empressement et proposa même d'envoyer aux Dardanelles le cui-
rassé tout neuf Queen Elisabeth, dont les énormes canons pourraient
agir à une distance supérieure à la portée des canons que possé-
daient les Turcs. Ce que les gros obusiers allemands avaient fait des
forts de Liège et d'Anvers, on pensait qu'on l'obtiendrait des pièces
de 15 pouces de ce magnifique dreadnought. Pourtant il ne semble
pas qu'on ait tenu un compte suffisant d'abord de la difficulté d'obser-
vation du tir d'un navire contre une batterie de terre, puis de la fai-
ble charge en explosif des obus de marine, comparée à celle des pro-
jectiles de 400 employés par les Allemands.
Quant aux autres vaisseaux, on pouvait consacrer à l'opération ceux
qui, étant d'un modèle veilli, n'ajoutaient rien à la force de la grande
flotte, et Churchill insiste sur le fait que plusieurs d'entre ceux q n
furent employés aux Dardanelles allaient être déclassés et démolis.
Les Français ayant promis le concours de quatre cuirassés, déjà
rendus sur les lieux, le plan Carden fut approuvé le 13 janvier par le
Conseil de guerre. Kitchener s'y était rallié en ajoutant «qu'on pourrait
toujours renoncer au bombardement s'il se révélait inefficace. » .
L'amiral Jackson avait également donné son assentiment, et Chur-
chill paraît fondé à dire que « l'élaboration de ce plan avait été pure-
72 HISTOIRE DE LA GUERRE
ment navale et professionnelle... Ce n'est pas pour diminuer ni dégager
ma responsabilité. Ce n'est pas là qu'elle réside. Je n'ai pas fait et ne
pouvais établir ce plan. Mais une fois qu'il a été établi par les auto-
rités navales, façonné et endossé par les techniciens, approuvé par le
Premier Lord de la Mer, j'ai eu à l'appliquer, et j'y ai consacré tous
mes efforts. Quand d'autres faiblirent et changèrent d'avis sans motifs
nouveaux, je m'en tins fortement aux décisions antérieures... »
Toutefois Churchill oublie ce dont se souvinrent certains de ceux qui
connurent ces faits, notamment le regretté Sir Julian Corbett, dont nous
avons reçu peu après l'événement l'avis très autorisé ; C'est l'influence
personnelle que, par la force de sa conviction, son talent de parole,
l'ascendant de son intelligence et de son caractère, le Premier Lord Ci-
vil exerça sur ses collaborateurs .11 dut leur persuader que ce qu'il
avait vu à Anvers se reproduirait aux Dardanelles, qu'aucune défense
terrestre ne pourrait résister aux gros canons modernes, et c'est de
très bonne foi que les Amiraux entrèrent dans ses vues.
Quoi qu'il en soit, cette unité obtenue au milieu de janvier ne devait
pas durer. — Le combat de Dogger Bank n'avait pas eu le résultat dé-
cisif qu'on pouvait espérer, et l'amiral Jellicoe se montrait inquiet de
la faible marge de supériorité que possédait alors la Grande Flotte sur
la Flotte de Haute Mer allemande. Lord Fisher, entrant dans ses vues,
allait se montrer peu disposé à détacher en Méditerranée le Queen
Elisabeth et d'autres navires. D'autre part, les Russes se déclaraient in-
capables de faire coopérer à l'entreprise contre Constantinople leur es-
cadre de la Mer Noire ou d'effectuer un débarquement à l'entrée Nord
du Bosphore. Au conseil de guerre tenu le 28 janvier, où l'expédition
des Dardanelles avait été décidée, il avait fallu l'influence conjuguée de
Churchill et de Kitchener pour retenir Fisher qui déjà s'était levé de
table et allait se retirer. Comme le dit justement Churchill, « le plan
consistant à bombarder méthodiquement les défenses extérieures, puis
les autres, et à préparer pas à pas l'entrée de l'escadre dans la mer de
Marmara avait été adopté non pas parce que c'était la méthode d'at-
taque idéale, mais parce qu'on nous avait dit qu'aucune force militaire
n'était disponible et parce que nous voulions répondre à l'appel dU
Grand-Duc. Nous avons entrepris cette opération avec ce que nous
avions de ressources en surplus, après avoir complètement assuré à la
Grande Flotte ce qu'il lui fallait pour remplir ses grands devoirs: sû-
reté des lies Britanniques, complet dégagement des mers, protection du
commerce, transport des troupes, toutes tâches dont l'accomplissement
mérite bien quelque reconnaissance envers l'amirauté. En ce qui me
concerne, j'ai entrepris cette œuvre avec le sincère désir d'être utile
à la cause commune et de tirer le plus grand parti possible de notre
puissance navale. J'ai cru que c'était mon devoir... Tout compte fait,
je ne regrette pas cet effort. Nous avons bien fait de l'entreprendre.
Mais n'y pas persévérer fut un crime. »
D'autre part, Churchill constate que, dès le milieu de janvier 1915,
après l'abandon du projet d'offensive sur la côte belge, la fin de l'in-
surrection dans l'Afrique du Sud, l'échec des Turcs devant le canal de
Suez, des forces considérables restaient disponibles pour une opération
BIBLIOGRAPHIE -3
aux Dardanelles. Sans gêner le progrès de la préparation à la guerre
des troupes de nouvelle formation.on aurait pu envoyer 145.000 hommes
d'Angleterre, d'Egypte et de France, car les Français avaient offert
deux divisions, et les faire débarquer dans les premiers jours de mars.
Une telle expédition à cette date aurait eu un succès assuré.
Or les mesures prises furent très différentes.
Tout en adoptant le plan d'attaque maritime, le Conseil de guerre,
dans sa séance du 28 janvier, avait admis qu'il pourrait être utile de
faire agir des troupes de terre, tout au moins pour exciter les Grecs à
prêter leur appui à l'entreprise contre les Dardanelles. Il s'agissait d'a-
bord de la 29'' division, encore en Angleterre, et réclamée depuis long-
temps par le maréchal French, puis d'une division française : et l'offre
en fut faite à Venizelos à la suite d'un conseil tenu le 9 février. Comme
il fallait s'y attendre, elle sembla insuffisante au gouvernement hellé-
nique et fut déclinée. Cependant, le 16, on décida d'envoyer à Lemnos
la 29^ division, et de préparer des renforts en Egypte pour pouvoir
éventuellement soutenir l'attaque qu'allait entreprendre l'escadre contre
les Dardanelles. Mais, entre temps, Kitchener, cédant aux instances du
maréchal French et aux objections du Haut Commandement français,
revenait sur sa décision, et, le 20 février, le Conseil de guerre était for-
cé de renoncer à l'envoi de la 29* division.
Mais comme le bombardement des défenses extérieures par l'escadre
avait commencé dès le 19 et que les premiers résultats semblaient en-
courageants, on se décida le 10 mars à prescrire l'envoi à Lemnos de
la 29' division. Une division française était prête à la rejoindre, et
Venizelos, changeant d'avis, offrit l'appui d'un corps d'armée grec à
3 divisions. C'était le succès assuré. Mais alors se produisit un étran-
ge coup de théâtre. Le gouvernement russe, sur la demande duquel
tout avait été fait jusqu'alors, opposa, le 3 mars, un veto absolu à la
coopération des troupes grecques dans les opérations des Dardanelles.
Bientôt il allait revendiquer comme but de la guerre la possession de
Constantinople, et, par cet acte impolitique, s'aliéner toutes les puis-
sances balkaniques, et compromettre gravement la partie engagée.
On sait le reste, le grave échec du 18 mars que Churchill attribue à
un hasard malheureux : des mines mouillées inopinément à l'entrée des
détroits dans une région qu'on croyait sûre, le retard de l'intervention
des troupes de terre confiées au général lan Hamilton, ces opérations
sanglantes où les forces alliées, bien que constamment renforcées, se
trouvent toujours inférieures à leurs adversaires qui augmentent plus
vite qu'elles. Pourtant on devait être tout près du succès lors de la
bataille de Suvla, compromise par une regrettable erreur de certains
généraux britanniques.
Jusqu'au bout Churchill devait lutter contre les lenteurs, les indéci-
sions de ses collègues, insister pour des solutions radicales, s'indigner
de l'inaction de la flotte qui, par crainte des sous-marins, n'osa plus
rien tenter. Au moment où l'on va renoncer à l'entreprise, il appuiera
de toutes ses forces l'audacieux projet du Commodore Keyes, qui pré-
tend forcer les passes au moyen des navires seuls et qui n'est pas au-
torisé à l'essayer. — « Il est impossible, dit-il pour conclure, de rasseni-
;74 HISTOIRE DE LA GUERRE
bler cette longue série d'occasions manquées sans éprouver une sorte
d'horreur. Il y eut au moins douze situations, on le sait maintenant,
où nous aurions dû avoir le succès décisif... Si, au moment où on a dé-
cidé l'attaque par la flotte seule, on avait su qu'une armée était dispo-
nible, une opération combinée aurait réussi. Si, après l'échec du 18
mars, la flotte avait procédé au draguage des mines, les Turcs n'au-
raient pu s'y opposer, faute de munitions. Si l'envoi de la 29' division
n'avait pas été retardé, si, même expédiée à la date où elle l'a été, elle
avait été embarquée de façon à pouvoir débarquer de suite, Sir lan
Hamilton aurait trouvé, le 18 mars, la presqu'île de Gallipoli presque
sans défense. Les combats de juin et juillet sont hautement sujets à cri-
tique, mais le moindre renfort à ce m.oment aurait assuré le succès
La paralysie du pouvoir exécutif pendant la formation du ministère
de coalition fit perdre six semaines, pendant lesquelles les Turcs dou-
blèrent leurs forces... Le rôle du IX^ corps pendant la bataille de
Suvla serait incroyable s'il n'était pas vrai. La démission de Fisher.
mon départ de l'amirauté, l'impopularité de l'expédition des Dardanelles
par pure ignorance intimidèrent nos successeurs, qui n'osèrent prendre
la responsabilité des risques qu'il fallait encourir. Le refus de l'alliance
grecque et de son armée quand elles furent offertes en 1914, l'échec su-
bi quand on les demanda en 1915, la folle attitude de la Russie..., les
circonstances extraordinaires qui firent décider à Paris l'envoi du gé-
néral Sarrail pour commander une grande expédition française sur
la côte d'Asie, puis le renoncement de cette politique si pleine de pro-
messes;— les forces devenues disponibles à la fin de 1915 détournées de
cet objectif vital, Constantinople, au profit de l'entreprise secondaire de
Salonique, qui devait être stérile pendant trois années ; - — la décision
finale d'évacuer la presqu'île de Gallipoli au moment où la situation de
l'armée turque demeurait désespérée et où la flotte reprenait confian-
ce : tout cela constitue autant de tragédies distinctes ».
Ces erreurs successives sont en effet flagrantes, et Winston Chur-
chill est fondé à les signaler. Mais n'en porte-t-il pas sa part comme
membre du Gouvernement qui les commit ? S'il est vrai que les mé-
moires qu'il adressa à ses collègues prouvent de la clairvoyance et de
l'énergie, s'il est exact qu'il ne fut pas le maître de faire prévaloir ses
vues, il ne se rallia pas moins par ses actes au procédé des efforts
successifs par petits paquets, système désastreux et cent fois condam-
né par l'expérience. Ni lui, ni surtout Kitchener, ne comprirent la gra-
vité de la faute initiale commise en engageant l'affaire au moyen de
la flotte seule. Contrairement à l'opinion du Maréchal, l'événement de-
vait prouver qu'après l'échec des vaisseaux, on ne pouvait plus se re-
tirer sans un grave préjudice moral. Déplorablement engagée, la par-
tie devait être encore plus mal conduite, mais ce n'est pas une raison
pour oublier que l'armée turque trouva son tombeau aux Dardanelles
et ne fut plus capable du grand rôle qui aurait pu lui incomber dans
les opérations d'ensemble.
Edouard Desbrière.
i
BIBLIOGRAPHIE
75
D"' Vasil Radoslavoff. —Bidgarien und die Weltkrise. (La Bulgarie
et la crise mondiale.) Berlin, Ullstein, 1923, in-8, 313 pages.
L'ouvrage de M. Radoslavoff est un exposé impersonnel de la poli-
tique extérieure bulgare de 1878 à 1918. L'auteur parle peu de lui : le
« ministre président » est un personnage qui apparaît rarement dans
la partie de l'ouvrage consacrée à la guerre, \xn peu plus courte d'ail-
leurs que l'autre. M. R. se réfère deux fois à des notes personnelles ;
il connaît les livres diplomatiques, les recueils de documents allemands
et russes, les mémoires des grands actem-s des Empires centraux, les
souvenirs de M. Marcel Dunan. Notons qu'il utilise et cite le livre
rouge bulgare, peu accessible aux c'nercheurs.
Il y a des renseignements nouveaux sur l'année de la neutralité.
M. R. signale le mécontentement russe (échange de notes au début
d'août) : par contre, le roi Carol conseille aux Bulgares d'isoler la
Serbie et de l'attaquer. Sur la rupture, il cite les traités d'alliance et de
partage, la convention militaire avec les Empires centraux ; ces docu-
ments sont du 6 septembre : la mobilisation du 9 n'en est pas moins
qualifiée d'acte de précaution.
M. R. ne nous apprend pas grand chose sur les années de guerre :
il confirme ce qu'affirment les mémoires d'Erzberger, de Czernin, des
grands chefs allemands sur l'effet produit à Sofia par l'intervention
roumaine, sur l'effet aussi de la perte de Monastir, de la motion de
paix de 1917. Sur l'affaire de la Dobroudja, il nous dit que le projet
de condominium avait été préparé dès Brest-Litovsk entre Autri-
chiens et Allemands : mécontents dès 1917, les Bulgares ne rompirent
pas avec l'Amérique.
L'ouvrage enrichit d'un épisode l'histoire des tentatives de paix de
1917 : on « prêta » à l'Allemagne M. Risoff, ministre à Berlin, pour
aller à Christiania et Stockholm (février et m.ars 1917), nouer des fils.
Le dernier ministre des affaires étrangères tsariste ne voulut enten-
dre parler que d'une paix séparée bulgare (l'idée allemande était la
paix séparée russe).
L'ouvrage s'égaie de quelques propos de l'empereur Guillaume,
recueillis par M. R.; après la révolution russe, et peu avant le procès du
général Soukhomlinof, l'Empereur rejette la responsabilité de la
guerre sur les hauts dignitaires de l'entourage du Tsar, et s'étorne
de l'impuissance du clergé russe, de l'abandon du « Petit père » par
les populations rurales (p. 127). Ailleurs (p. 307) Guillaume H exerce
non sans succès sa séduction sur M. R., il le persuade de ses bonnes
intentions pour la Dobroudja, et lui révèle que l'affaire des manuscrits
bulgares de Bucarest est réglée selon ses vœux « pour la satisfaction
des professeurs bulgares » (1) !
A. Lajusan.
(1) Il y a quelques lapsus calami on fautes d'impression : page 23, il est
question de Crispi au Congrès de Berlin (et le rôle de l'Italie est ana-
chroniquemeut grossi); ji. 27, erreur d'une année sur l'expédition de Tripoli,
p. 68, d'un mois sur le traité d'Ouchy. — P. 139, lire 1912 et non 1902,
et p. 217, Allemagne au lieu de Bulgarie.
y 6 HISTOIRE DE LA GUERRE
J.-J.-G.- Baron van Voorst tôt Voorst. — Over Roermond ! En stra-
tegische studie. (Par Roermond : une étude stratégique) La Haye,
1923, in-8, 63 pages. (Annexe au numéro de septembre de la revue
militaire hollandaise. De Militaire Spectator,)
Dans cette revue stratégique, qu'il intitule « Par Roermond ! »,
M. Van Voorst tôt Voorst, capitaine de l'état-major hollandais, traite
des différents plans allemands en ta^nt qu'ils concernaient la Hollande.
Au milieu du xix'' siècle, l'état-major hollandais se bornait à la
défense des provinces occidentales, que rendaient facile le caractère
de leur sol et les grands fleuves, et négligeait la défense des provinces
de Limbourg et de Brabant septentrional. Au cas d'une offensive fran-
çaise à travers la Belgique et la Hollande, Moltke, en 1859 et 1861,
comptait sur une défense active de la part des Belges qui avaient une
armée de 100.000 hommes, alors qu'il croyait que la Hollande, avec
son armée en campagne de 30.000 hommes, renoncerait à la défense
des passages de la Meuse à Maastricht, Roermond et Venlo. A partir
de 1871, les plans allemands exclurent une violation tant de la Hol-
lande que de la Belgique ; c'est seulement en 1894 que l'invasion de
la Belgique entra dans les projets de Schlieffen.
On sait qu'en 1905, Schlieffen voulait profiter de l'occasion favo-
rable (la Russie était jugée incapable de remplir ses devoirs d'alliée)
pour écraser la France. C'est pourquoi l'Empereur le remplaça par
Moltke. Les mémoires de ce dernier ont révélé récemment quelques
détails inconnus des plans de Schlieffen (1). Avec beaucoup de pers-
picacité, M. Van Voorst retrace l'ensemble du pian d'opérations de
Schlieffen au moyen de données que lui fournissent les auteurs mili-
taires allemands Kûhl, Montgelas, Foerster, Groener, Rochs, Freytag
et Moltke. Schlieffen se proposait de grouper son aile droite (qui com-
prenait 24 divisions) à la frontière du Limbourg hollandais et de lui
faire passer la Meuse entre Maastrischt et Roermond ; en sortant du
territoire hollandais, ces divisions devaient cerner l'armée belge en
l'empêchant de se retirer sur Anvers ; puis elles devaient se diriger
vers Gand et longer la côte jusqu'à Abbeville. Dans cette manœuvre,
l'étendue et la force de l'aile droite suffiraient à exécuter un mouve-
ment autour de Paris, afin de menacer les communications de l'armée
française (qui se trouverait à ce m.oment sur la Marne). Mais, pour
renforcer à ce point l'aile droite, il était nécessaire de lui faire passer
la Meuse en territoire hollandais. Schlieffen détachait des forces peu
importantes pour couvrir son aile droite contre l'armée hollandaise.
Mollke modifia ce vaste projet. Il voulut éviter la violation du ter-
ritoire hollandais ; mais cette restriction entraîna deux difficultés.
1° Pour la concentration de la première armée (sous le général von
Kluck), on continuait d'avoir besoin de la région située à l'Est du
Limbourg entre Aix-la-Chapelle, Crefeld et Dûsseldorf. Cette armée
devait par conséquent commencer par se porter vers le Sud, pousser
par Aix-la-Chapelle, longer la frontière méridionale du Limbourg par
(1) Voir aussi à ce sujet la critique par P. Rénouvin, de l'ouvrage de
M. Réginald Kann â:ais le no 3 de cette revue.
BIBLIOGRAPHIE 77
trois routes, traverser la Meuse entre Wandre et la frontière ; puis,
pour donner de la place à la deuxième armée et pour cerner l'armée
belge, elle devait prendre la direction Nord-Ouest, c'est-à-dire faire
autour du Limbourg un détour qui causait, outre d'immenses diffi-
cultés techniques et des marches forcées, un retard de trois journées.
L'armée belge put se retirer sur Anvers. — 2° Alors que Schlieffen pou-
vait se dispenser du passage par Liège, Moltke avait besoin des
ponts de cette ville : c'est à la deuxième armée qu'incombait la tâche
de les prendre. La 1" armée, cependant, n'a été aucunement entravée
dans ses mouvements, puisque les forts Pontisse et Barchon, qui
auraient pu empêcher le passage de la Meuse, étaient tombés avant
son arrivée.
Le retard initial de trois journées continua à faire sentir ses effets
pendant toute la manœuvre, notamment pendant la bataille de la
Marne : Klnck n'était pas assez fort pour faire le mouvement autour
de Paris et devait presser ses troupes entre Paris et la 2^ armée.
Pourquoi Moltke s'est-il imposé de tels sacrifices ? Il le dit lui-même
dans son mémoire de 1915 sur la bataille de la Marne : « Je croyais
que la Hollande ne permettrait pas une violation de son territoire ;
par contre, je prévoyais qu'une Hollande ennemie arracherait de telles
forces à l'aile droite que celle-ci perdrait la force nécessaire pour la
grande bataille. » — « J'étais d'avis, et je le suis encore aujourd'hui
que la campagne de l'Ouest aurait été vouée à un échec certain, si
nous n'avions pas ménagé la Hollande. » En effet, grâce aux réformes
militaires de la période 1900 à 1914, une armée toute prête de plus de
200.000 hommes était placée dans les endroits où l'état-major la ju-
geait nécessaire pour agir contre toute violation de la frontière sur
quelque point que ce fût. M. Van Voorst a bien fait d'opposer ces
faits véridiques aux bruits selon lesquels les Allemands auraient tra-
versé la Hollande en 1914.
J.-B. Manger.
Sir Julian Corbett. — Naval opérations (Les opérations navales).
Tome III. Londres, Longmans, 1923, in-8, 470 pages, cartes.
Le troisième volume de l'œuvre entreprise par le regretté sir Julian
Corbett, de la Section Historique du, Comité Supérieur de Défense, est
en tous points digne de ses devanciers. L'auteur aura montré jusqu'au
bout les qualités de science, d'impartialité et de hauteur de vues qui
l'ont classé au premier rang des historiens de la marine.
Le dernier volume dû à sa plume comprend la fin des opérations
aux Dardanelles, les débuts de l'expédition de Salonique, la campagne
de juillet et octobre en Mésopotamie, les actions particulières dans les
diverses mers, enfin et surtout la relation la plus complète, la plus
claire, et probablement la plus exacte que nous possédions de la ba-
taille navale du Jutland. Rien n'y est dissimulé, ni les incertitudes de
l'amirauté et du commandement sur les véritables intentions de l'ami-
ral von Scheer, lorsqu'il prit la mer, ni sur les pertes terribles subies
par la flotte britannique, ni sur les mouvements qui empêchèrent l'ac-
tion d'avoir un résultat décisif.
jS HISTOIRE DE LA GUERRE
En ce qui concerne une question particulièrement controversée,
celle du déploiement de la Grande Flotte, Sir Julian Corbett explique
comment, par suite de la destruction du poste de T. S. F. à bord du
Lion, l'amiral Beatty ne put fournir à son chef que des renseigne-
ments tardifs et incomplets relativement à la marche de l'ennemi. II
en résulta que, lorsque ce dernier commença à orienter la ligne de file
vers l'Est, l'amiral Jellicoe, au lieu de trouver comme il y comptait
son adversaire devant son front, s'aperçut qu'il était sur la droite de
son dispositif. Celui-ci était constitué, ainsi qu'on le sait, par une ligne
de front dans laquelle chacune de ses divisions était en ligne de file.
« Sa première et toute naturelle intention était de se déployer sur son
flanc droit. Mais le renseignement décisif arrivait trop tard, et la dis-
tance allait se trouver trop courte. Les gros obus commençaienl: à
tomber entre les lignes formées par les divisions, et le déploiement
par la droite aurait amené l'escadre Biii-ney, composée des vaisseaux
les plus anciens et les moins forts, à subir les feux concentrés des
meilleurs de l'enn-emi, et, presque sûrement, une attaque de torpil-
leurs pendant l'exécution du mouvement. Pour comble et pour éviter
de voir les Allemands barrer le T, il aurait fallu venir à gauche sous
le feu, et, ce qui était encore pis, à portée des torpilles, des cuirassés
adverses. On ne peut guère douter qu'il eut raison... »
Il semble qu'il faille se ranger à cet avis, bien que l'événement dût
montrer que le déploiement par la gaucîre, en retardant le moment
du combat, fit perdre quelques-unes des minutes précieuses qui res-
taient pour rendre l'engagement décisif. Sir Julian a, au surplus, rai-
son de faire remarquer qu'en agissant autrement, on aurait donné a
von Scheer la chance escomptée par lui d'obtenir un succès partiel
avant de se retirer sous un masque de fumée et à la faveur d'une
attaque par des éléments légers.
Sir Julian, ainsi que l'amiral Jellicoe d'ailleurs, ne semble pas avoir
envisagé l'éventualité où le déploiement par la droite, orienté ensuite
vers l'ouest, aurait amené les deux flottes à courir finalement à contre
bord. Certains marins n'écartent pas à priori ce mode de combat.
Mais il faut reconnaître que c'eût été dans la tactique navale une
innovation dont il est bien difficile d'apprécier la valeur, car les exem-
ples font à peu près complètement défaut.
Par contre, on s'étonnera toujours qu'après le combat, puis après
une première tentative infructueuse, l'amiral von Scheer, complètement
coupé de sa base, ait pu réussir à passer au Nord de la flotte britan-
nique et à s'échapper d'une situation qui dut lui paraître désespérée.
Comment les appels de Beatty, comment le furieux combat livré der-
rière lui par des navires légers n'éclairèrent-ils pas l'amiral Jellicoe
sur le m.ouvement de son adversaire, c'est ce qui se comprend diffici-
lement.
On ne peut que regretter de voir la mort arrêter Sir Julian Corbett
dans son œuvre, et d'être privé des considérations que l'étude de la
bataille du Jutland lui aurait sûrement inspirées.
ED0U.4RD DESBRIÊRE.
BIBLIOGRAPHIE
79
Edmond Vermeil. — La Constitution de Welmar et le principe de la
démocratie allemande. Publications de la Faculté des lettres de
l'Université de Strasbourg, 14*^ fascicule, 1923, 1 vol. in-4 (XÎÎ-473
pages), en dépôt à Strasbourg et Paris, librairie Istra.
Cet important ouvrage reproduit, en le condensant, le cours pro-
fessé par l'auteur à l'Université de Strasbourg et au Centre d'études
germaniques de Mayence. Il n'est certainement pas en français, ni
peut-être en allemand, un livre oii la Constitution de Weimar soit
étudiée de façon aussi complète et aussi approfondie. M. Vermeil ne
se contente pas de l'analyser en juriste ; il ne fait pas seulement con-
naître par de longs extraits les discours prononcés, la part prise à
son élaboration par les différents partis politiques et par les hommes
marquants de ces partis ; il l'explique en philosophe par l'histoire et la
psychologie du peuple allemand : son livre est une contribution des
plus intéressantes à la science que les Allemands nomment Volkerpsy-
chologie, et l'on ne saurait trop en recommander l'étude aux Français
qui ont quelque souci de com.prendre l'Allemagne et sa situation ac-
tuelle. La Constitution de Weimar, en effet, n'a rien d'une construction
artificielle ; elle n'est ni un plaquage, ni une adaptation au Reick alle-
mand d'institutions empruntées à l'étranger ; c'est une chose toute alle-
mande, sortie en un moment tragique des entrailles de la nation ;
œuvre de circonstance, oui, sans doute, mais qui était en préparation,
en incubation bien des années avant la guerre. Certes, quels que soient
les changements qu'y doive apporter l'avenir, elle mérite d'être con-
sidérée avec attention, ajoutons avec bienveillance.
On conçoit la nécessité, pour étudier pareille constitution, de remon-
ter assez haut i dans une introduction historique d'une cinquantaine
de pages, M. Vermeil montre le chemin parcouru de 1815 à 1919.
Pendant un siècle, l'Allemagne cherche à se donner une organisation
qui s'accorde avec ses besoins profonds : en 1848, se posent à l'As-
sem.blée de Francfort des problèmes (des antinomies, dit M. Vermeil)
qui ne sont pas résolus ; le vigoureux génie de B'smarck dote l'Alle-
magne d'une organisation qui n'est qu'un comproims, mais qui suffit
cependant à assurer sa prospérité jusqu'à la grande crise de 1914-
1918 ; la guerre, la révolution qui amènent l'effondrement de l'édifice,
obligent l'Allemagne à chercher des solutions nouvelles.
L'intérêt principal du premier livre, qui traite des délibérations de
l'Assemblée de Weimar, est de nous faire connaître non par des
formules plus ou moins heureuses, mais par une multitude d'exemples
et d'applications, le sens spécial qu'a pour les Allemands le mot de
démocratie. 11 faut, pour le bien entendre, oublier ce qu'il signifie chez
nous ; en revanche, il pourrait être utile de lire le livre où Thomas
Mann a opposé le Biirger allemand au bourgeois français. Egalité de
droits, participation de tous à la vie publique, régime parlementaire
ou au moins représentatif, suffrage universel, tout cela peut bien exis-
ter en Allemagne, mais n'est pas ce qui caractérise la démocratie au
sens allemand du mot. Démocratie c"est subordination, ou, si l'on
veut, intégration ; il s'agit de faire que toutes les forces collectives
existantes : syndicats professionnels, corporations, unions et associa-
3o HISTOIRE DE LA GUERRE
tions de toute nature. Etats particuliers (Etats-pays, dit M. Vermeil),
partis politiques, trouvent à se situer dans un tout organisé qui sera
la nation elle-même, y remplissent leur fonction, y jouent leur par-
tie. Qu'il s'agisse de « démocratie fédérale », de « démocratie poli-
tique », de « démocratie sociale », des droits fondamentaux reconnus
à l'individu, de la justice, de la famille, de l'enseignement ou de tout
autre sujet, les thèses soutenues par les différents partis et les solu-
tions moyennes finalement adoptées attestent toujours, ou presque
toujours, le même souci d'organisation, d'intégration.
Le deuxième livre intitulé : L'originalité de la Constitution de Wei-
mar, après avoir renseigné le lecteur sur les divers partis allemands
et leur rôle, achève de lui montrer en quoi elle se rattache à la tradi-
tion allemande, en quoi elle diffère des démocraties occidentales, même
quand elle leur fait des emprunts.
Dans un dernier chapitre qui sert de conclusion à tout l'ouvrage,
l'auteur étudie les principaux dangers qui menacent l'Allemagne, la
décomposition du régime constitutionnel qu'elle s'est donné.
Citons au moins les dernières lignes :
« L'intérêt de la France, ce n'est pas de démembrer l'Allemagne,
démembrement impossible et qui ne ferait que reconstituer l'unité
allemande contre nous. L'intérêt de la France, ce n'est pas non plus
l'effondrement social et économique, la bolchevisation de l'Allemagne.
C'est moins encore la reconstitution de l'ancien régime ou la cons-
truction d'un édifice solide et combatif. L'intérêt de la France, c'est
d'aider l'Allemagne à éviter la réaction et d'y favoriser l'évolution
démocratique. Quoi qu'on en dise, la Constitution de Weimar a ouvert,
toutes larges, les avenues qui conduisent aux diverses solutions du
problème politique allemand. Il n'est pas dit, malgré tout ce qui sépare
les deux nations, que la France ne puisse pas pousser sa voisine dans
la bonne voie et lui montrer le choix à faire, le chemin à suivre. »
Charles Appuhn.
Maximilian Harden. — Deutschland, Frankreich, England. (Allema-
gne, France, Angleterre.) Berlin, Erich Reiss Verlag, 1923, in-8,
187 pages.
Il est malaisé d'analyser un ouvrage de 187 pages in-8 sans divi-
sions d'aucune sorte. C'est moins un livre, à vrai dire, qu'un article de
journal de dimensions inusitées ; les qualités et les défauts de l'auteur
en rendent la lecture attrayante, surtout au début, un peu fatigante
par la suite. M. Harden, nul ne l'ignore, a beaucoup de talent ; sa
pensée est audacieuse, et il l'exprime sans ménagement ; son style
'ignore les demi-teintes il a quelque chose de violent, on pourrait
dire de cru. L'emploi d'un vocabulaire très riche, souvent assez éloigné
de l'usage commun, les allusions fréquentes, les rapprochements inat-
tendus que lui suggère sa connaissance de l'histoire et des littéra-
tures européennes, certaines particularités d'écriture — voire d'ortho-
graphe — font de lui un auteur difficile, sinon obscur.
Les idées exprimées par M. Harden sont d'ailleurs intéressantes et
BIBLIOGRAPHIE 8t
■souvent justes. Il est sévère pour l'Allemagne, très sévère pour quel-
ques Allemands, pour l'avant-dernier chancelier, M. Cuno, par exemple.
Il rend justice à la France et aux Français dans le passé et même
dans le présent. M. Poincaré n'est pas pour lui l'impérialiste forcené
qu'il est pour tant d'Allemands et un trop grand nombre de non-Alle-
mands : « Il n'a jamais eu l'ambition de marcher en conquérant sur
les traces d'un Louis XIV ou d'un Napoléon. » Lorrain de naissance,
il a vu, de ses yeux d'enfant, l'armée allemande envahir sa patrie et y
camper jusqu'au paiement intégral des cinq milliards d'indemnité.
Juriste consommé, il use, pour recouvrer les sommes dues à la France,
de tous les moyens dont on peut faire usage contre un débiteur récal-
citrant, la saisie de gages comprise.
M. Harden dénonce les effets calamiteux de la politique allemande
de ces dernières années, en particulier de la résistance soi-disant
« passive » opposée à la France dans le bassin de la Ruhr ; il met ses
compatriotes en garde contre l'illusion fatale qui consiste à attendre
des Etats-Unis et de l'Angleterre un secours effectif : en ce qui con-
cerne l'Angleterre plus spécialement, il montre sans peine combien sa
politique a toujours été, continue d'être et sera vraisemblablement
toujours une politique d'intérêts commerciaux et économiques : « Les
buts de la politique anglaise sont toujours atteints et ne pouvaient
l'être qu'aux dépens de l'Europe. »
L'accord des Etats continentaux, en tout premier lieu de l'Alle-
magne et de la France, non pour combattre l'Angleterre, mais pour se
soustraire à sa domination économique, est. à ses yeux, la seule poli-
tique raisonnable qui se puisse concevoir, la seule qui doive amener
le rétablissement d'un certain ordre, rendre la vie possible et empê-
cher la ruine complète de l'Allemagne, laquelle aurait pour les nations
voisines les conséquences les plus douloureuses.
Charles Appuhn.
LES REVUES DU TRIMESTRE (1).
Les origines de la guerre. ^
*** — Deutschland und die Haager Friedenskonferenzen. Kundge-
burg des Parlamentarischen Unterzuchungsausschusses. — Kriegs-
schuldfrage, janv.-fév. 1924, pp. 1-10.
H. L. — A war legend. « Sublime sacrifice » or diplomatie manœu-
vre. Foreign Affairs, janv. 1924, p. 132.
(I) N. D. L. R. Revues qui, sans figurer dans la liste de nos dépouille-
ments réguliers, sont néanmoins représentées dans ce numéro par un oU
plusieurs articles ;
Afrique française, Alsace française, Annals of ihe American Academy of
political and social Science, Deutsche Stimmen, Documents du travail, Edin-
burg Review, Le Flambeau, Grande Revue, Journal des Economistes, Nation
(New- York), Parlement et Opinion, Revue contemporaine. Revue des éludes
coopératives. Revue de l'Intendance militaire, Revue de Genève, Sozialistische
Monatshefte, Weltbuhnc, Wisscn und Leben, Y aie Review.
a
8!2 HISTOIRE DE LA GUERRE
OWEN (Robert. L.). — How Russia's militarist clique started the
war with the aid of Paris. — Atl Monthly, fév. 1924, pp. 361-370.
Wegerer (A. von). — Der Hait im Belgrad. — Kriegsschuldfrage,
déc. 1923, pp. 130-134.
Les opérations militaires : généralités.
Arthur-Lévy. — Le Service géographique de l'armée pendant la
guerre. — Rev. Deux Mondes, 15 sept. 1923, pp. 419-452.
DOMBROWSKi (Stéphane). — Les Empires centraux et la lutte pour
le recrutement des Polonais pendant l'occupation. — Arch. Grande
Guerre, n^^ 42 et 43, pp. 1493-1516, 1623-1640.
Fleurier (Jean). — Une légende. La faillite de la fortification per-
manente pendant la grande guerre. — Rev. miliî. suisse, pp. 433-456,
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KUHL (Hermann v.). — Der Krieg der versaumten Gelegenheiten.
— Preuss Jahrb., janv. 1924, pp. 1-20. [A propos de l'ouvrage du
général Hoffmann.]
KUHL (v.). — Zuni Auîsatz « Deutschen Ost-oder Westauîmarsch
1914? »_ Militar WochenbL, 10 janv. 1924, p. 293-297.
Landmann (v.). — Deutschen Ost-oder Westaufmarsch 1914 ? —
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Fronts orientaux.
RUSSIE
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CHRONIQUE
Les faits et les controverses.
I. — Le livre récent de M. Klotz, De la guerre à la paix, vient de
donner lieu à une polémique fort importante, à laquelle la « crise du
franc » ajoute un intérêt d'actualité.
Le 3 janvier 1919, d'après M. Klotz, le Trésor britannique a décide
de couper les crédits au gouvernement français, en lui accordant seu-
lement, pour ménager la transition, un concours momentané et limité.
Pourtant M. Norman Davis et le colonel House affirmaient que le
Trésor américain était disposé à poursuivre son assistance à la
Grande-Bretagne, si celle-ci continuait à aider la France : c'est donc
le gouvernement anglais qui aurait pris l'initiative de rompre la « soli-
darité financière » des Etats alliés et associés.
A ces affirmations, M. Keynes a répondu dans le Times du 27 fé-
vrier 1924. Il ne conteste pas la teneur de la note du 3 janvier ; mais,
dit-il, la rupture n'a pas été aussi brutale que le prétend M. Klotz : de
janvier à mars 1919, le Trésor britannique a avancé 70 millions à la
France, qui disposait, en outre, de reversements en livres et en dollars
obtenus comme contre-partie des dépenses effectuées (en francs) par
les troupes anglaises et américaines. D'ailleurs, c'est le Trésor amé-
ricain qui avait pris l'initiative, dès le 31 décembre 1918, de faire
connaître à la Grande-Bretagne qu'il ne pouvait continuer son assis-
tance financière.
Après une lettre de Aï. Klotz (Times du 11 mars 1924), qui, sans
apporter aucun fait nouveau, dénonce la « mégalomanie moné-
taire » et « l'attitude satanique » du Trésor britannique, et qui repro-
che à M. Keynes d'avoir désiré et « prémédité » la chute du franc,
M. Austen Chamberlain, mis en cause, a affi'rmé « ...que le récit de
M. Klotz ne présentait aucune ressemblance avec les faits » {Times
du 12 mars).
C'est à l'arbitrage du colonel House que, d'un commun accord, ces
déclarations vont être maintenant soumises. Les points en litige ont
été précisés à nouveau dans le Times (15 et 18 mars).
II. — Le procès Ludendorff-Hitler, à Munich, qui mérite à tant
d'égards de retenir l'attention, a donné lieu, au point de vue de l'his-
toire de la guerre, — le seul qui puisse être considéré ici, — à un inci-
dent très vif. Au cours de ses déclarations du 29 février, qui ont été un
long réquisitoire contre la politique du parti du Centre catholique,
Ludendoff a mis en cause le Saint-Siège {Deutsche Tageszeitungy
90 CHRONIQUE
1" mars 1924, p. 2). « Au moment où l'Allemagne combattait pour son
existence, dit-il, le Vatican était germanophobe. C'est la France qui
était favorisée. » Ces simples mots, que Ludendorfî n'a pas essayé
d'appuj'er sur une précision quelconque, ont provoqué dans la presse
allemande une polémique (journaux du 2 et 3 mars.) Le parti du Cen-
tre a protesté dans une réunion présidée par le Chancelier. Il suffisait
pourtant de lire les Souvenirs de guerre du général pour y trouver
déjà les mêmes tendances, en termes plus voilés. Au reste, l'incident n'a
mis en lumière aucun fait nouveau.
III. — Les souvenirs d'un des anciens secrétaires de l'empereur
Charles, M. de Boroviczeny, avant d'être lancés en librairie, ont été pu-
bliés par quelques journaux étrangers. Le Matin des 18 et 21 février 1924
en a reproduit deux passages,consacrés aux tentatives de restauration :
ce récit permet d'apercevoir quels appuis l'ex-em.pereur croyait pouvoir
trouver en Europe, et dans quelles illusions son entourage l'entrete-
nait.
IV. — - Le Congressional Record (Sénat) reproduit, dans la séance du
18 décembre 1923, un long discours de l'Hon. Robert L. Ovk^en, tout
entier consacré à la question des responsabilités de la guerre. En s'ap-
puyant sur les textes publiés par R. Marchand {Livre Noir), par Rom-
berg (Falschungen d. russischen Orangebuches), sur le Livre jaune de
l'alliance franco-russe et sur les commentaires de la revue anglaise
Foreign Affairs, M. Owen a essayé de m_ontrer aux Américains par
quelles méthodes la « diplomatie secrète » conduisait les affaires en
Europe. En réalité, il a voulu prouver surtout que l'Allemagne avait
grandement raison de craindre, de la part de la Russie et de la France,
une volonté de guerre, et que le gouvernement de Berlin n'avait pas
manifesté, pendant la crise de juillet 1914, l'intransigance qu'on lui re-
proche. Cet exposé reproduit, sans les renouveler, des arguments bien
connus.
Les nouvelles publications de documents officiels.
!. — La seconde série de la collection Die Grosse Politik der euro-
paischen Kabinette, 1871-1914, à laquelle faisait allusion notre der-
nière chronique, comprend six tomes, dont le dernier forme deux
volumes. Elle porte sur la période 1890-1897 : le « nouveau cours »,
c'est-à-dire les débuts de la politique personnelle de Guillaume II,
après la chute de Bismarck (tomes VII et VIII), l'alliance franco-russe
et le procès Dreyfus (dernière partie du tome IX), l'affaire de « la
dépêche à Krùger », et le système d'alliances européen en 1896
(tome XI), les affaires balkaniques (tomes X et XII). Le tome XII con-
tient une table des noms cités dans toute la série.
Les auteurs du recueil ont été obligés de faire des coupures dans
les documents ; ils n'ignorent pas quelle suspicion peut provoquer ce
procédé ; mais ils se déclarent prêts à donner, à tout chercheur qua-
lifié qui leur en ferait la demande, une « indication précise » sur le
contenu des fragments qu'ils ont négligés. Parmi les « notes margi-
nales du Kaiser », ils ont laissé de côté celles qui exprimaient seule-
i
CHRONIQUE
91
ment « une impression momentanée », et non pas une manifestation
de volonté : le professeur Thimme, un des éditeurs, a d'ailleurs donné
de plus amples explications à ce sujet dans un article, du Berliner
Tageblatt (16 décembre 1923).
La troisième série du recueil, qui portera sur la période 1897-1904,
et formera six tomes, est à l'impression ; la quatrième (1904-1914),
en dix tomes, sera publiée, disent les auteurs, dans le courant de l'été
prochain.
II. — La revue soviétique Krasny Archiv (Archives Rouges) a
publié, dans son tome IV, une partie du « registre quotidien », con-
servé à la Chancellerie de l'ex-ministère des Affaires étrangères russe,
pour la période 16 juillet-2 août 1914 ; elle y a joint le texte des piè-
ces dont le registre ne donne qu'un résumé : correspondance de
M. Sazonof, échange de télégram.mes entre Nicolas II et Guillaume II
(avec indication, pour ceux-ci, des heures d'expédition et de récep-
tion). La Vossische Zeitung, dans ses numéros du 6, 7 et 8 février
1924, a donné une traduction partielle des documents publiés par les
Archives Rouges.
III. — Le ministère français des Affaires étrangères a réuni, en un
Livre jaune, les Documents relatifs aux négociations concernant les
garanties de sécurité contre une agression de l'Allemagne (10 janvier
1919-7 décembre 1923). Un grand nombre de ces documents était déjà
connu, tant par le livre de M. Tardieu, La paix, que par les publica-
tions précédentes du gouvernement français et par celles de la Société
des Nations. Parmi les pièces inédites, il faut signaler en particulier :
dans la première partie (négociations de paix de 1919), les projets
successifs pour l'élaboration des articles 428 à 431 du traité de Ver-
sailles ainsi que des traités de garantie anglo-franco-américain, et le
texte des notes du maréchal Foch ; dans la seconde (négociations de
Cannes), l'exposé du point de vue de M. Poincaré sur la question du
pacte franco-anglais, à la fin de janvier 1922, et l'échange de lettres
entre le président du Conseil et M. de Saint-Aulaire (janvier-juillet
1922).
Les publications de la Société de l'histoire de la guerre.
La Société de l'Histoire de la Guerre a publié, dans la série des
« Catalogues des Bibliothèque et Musée de la Guerre », le Catalogue
méthodique du fonds italien, rédigé par M. Paul-Henri Michel, chef
de la section italienne à la bibliothèque. C'est un volume in-8 de 466
pages à double colonne, avec une table alphabétique générale. Le
cadre de classement est à peu près identique à celui qui avait été
adopté pour le catalogue du fonds allemand : ainsi ce travail peut
orienter les recherches, comme le ferait une bibliographie, en même
temps qu'il témoigne de la valeur des collections de la Bibliothèque-
Musée de la Guerre.
Le Recueil de documents sur l'histoire de la question des réparations,
par M. Germain Calmette, attaché au service de documentation de la
Bibliothèque-Musée de la Guerre, dont notre dernière chronique
^2 HISTOIRE DE LA GUERRE
annonçait la publication prochaine, a été mis en vente au milieu de
mars. Les textes réunis, qui forment 520 pages in-8, portent à la fois
sur la question des paiements de l'Allemagne, de la reconstruction de
l'Europe, et des dettes interalliées, parce qu'il n'a pas paru possible
de séparer des problèmes si intimement unis. L'introduction rassem-
ble et condense, en une centaine de pages, les traits généraux de
l'évolution. Grâce à la générosité d'un membre de la Société, la dif-
fusion de l'ouvrage sera assurée dans les bibliothèques étrangères.
Enfin, la Société vient d'accorder son patronage à l'ouvrage de
M. Michel Lhéritier, La ville de Tours pendant la guerre (1914-1919).
Ce travail qui forme plus de 400 pages in-8 a été entrepris sur l'ini-
tiative de la municipalité ; l'auteur a eu à sa disposition les archives
des services locaux, des hôpitaux, de la région militaire ; c'est toute la
vie économique, sociale et morale de la ville qu'il a voulu retracer. Il a
semblé que la Société devait marquer tout l'intérêt qu'elle prend à ce
volume, qui peut servir de type à des études analogues par la rigueur
de sa méthode et la sûreté de sa documentation. (1)
Les collections de la bibliothèque-Musée de la Guerre.
Le fonds russe de la bibliothèque, qui, grâce à des efforts répétés
(mission de M. Mazon en 1918, de M. W. Lerat en 1920), possède des
collections de premier ordre, vient de recevoir un nouvel appoint très
important : une collection de documents, rassemblée depuis longtemps
à Moscou, à l'intention de la bibliothèque, a pu parvenir à Paris. Elle
comporte, entre autres pièces, des journaux de 1919 et de 1920 (Prav-
da, Isvestia), des bulletins officiels des Commissariats du peuple, des
recueils de documents administratifs.
— Sous les auspices du ministère des Beaux-Arts, le peintre Gilbert
Bellan parcourut, trois années durant, en 1920, 1921, 1922, nos ré-
gions dévastées et libérées. Il y exécuta environ 300 tableaux, qu'il
réunit, en novembre dernier, en une exposition, au Cercle de l'Union
interallié.
Cet ensemble, acquis par l'Etat, fait désormais partie des collections
du Musée de la Guerre. Il vient s'ajouter à sa documentation iconogra-
phique. Interprètes particulièrement expressifs de nos souffrances et de
nos pertes, les tableaux qui seront exposés au pavillon de la Reine
montreront en quel état se trouvaient nos champs et nos demeures,
après l'armistice. Certains attesteront l'effort fait pour réparer et
reconstruire, pour « dénoyer » nos mines, pour relever nos usines :
Une telle œuvre, a écrit Maurice Barrés, dans sa préface au catalogue
de l'exposition du Cercle interallié, une telle œuvre nous donne des
idées vraies sur la mort et la résurrection d'un peuple... S? place était
donc, tout naturellement, au Musée de la Guerre où elle vient d'entrer.
(1) En souscrivant avant le 20 mai, chez l'éditeur Deslis, à Tours, les
membres de la Société peuvent bénéficier d'un prix de faveur (20 fr.)
Le Gérant : A. COSTES
POITIERS. - I.MP. MARC TEXIER
<k'^
Revue d^Histoire
de la
Guerre Mondiale
L*Agonie de rAllemagne Impériale.
Nous n'entreprenons pas ici d'écrire Thistoire de la révolu-
tion allemande ; notre ambition, beaucoup plus modeste, est
d'attirer l'attention du lecteur sur quelques faits peu ou mal
connus en France et propres, ce nous semble, à expliquer l'ef-
fondrement si rapide d'un empire qu'on pouvait croire solide.
I
Le 13 juillet 1917, le haut commandement avait, avec le con-
cours de certains hommes politiques, obtenu le renvoi du
chancelier Bethmann-Hollweg. L'empereur fit appeler le comte
Hertling, chef du gouvernement bavarois, mais ce vieillard (il
avait 74 ans) ne se sentait pas de taille à défendre contre
Ludendorff les prérogatives du gouvernement civil, et refusa
le poste qu'on lui offrait. Quand le docteur Michaëlis, qui
n'était qu'un honnête fonctionnaire prussien, dépourvu de toute
autorité personnelle, dut se retirer à son tour, ce fut encore à
Hertling qu'on s'adressa pour le remplacer. Il reçut, le 26 octo-
bre 1917, du comte Lerchenfeld. ministre de Bavièie à Berlin,
un télégramme qui commençait ainsi : « Prière de venir le
plus vite possible, Sa Majesté vous offrira de nouveau le poste
04 HISTOIRE DE LA GUERRE
de chancelier. Le haut commandement ne s'immiscera plus dans
la politique (1). »
Comment la promesse renfermée dans ces derniers mots
fut-elle tenue ? Quelques exemples suffiront pour le montrer,
et quiconque les aura médités sera, pensons-nous, porté à
dire avec l'auteur du livre intitulé Die Tragbdie Deutschlands
(La tragédie de l'Allemagne) (2) : après le départ de Beth-
mann et jusqu'à l'effondrement final, la politique de l'Alle-
magne a été dirigée en fait par Ludendorff, et c'est au grand
quartier-général qu'était le véritable siège du gouvernement.
11 y aurait injustice à ne pas reconnaître que le comte
Hertling a résisté de son mieux, parfois avec un succès rela-
tif, aux exigences du haut commandement ; son fils a publié
une phrase d'un télégramme, signé Ludendorff, où le premier
quartier-maître de l'armée se plaint d'avoir été « pressé
contre un mur » par le chancelier civil. Entre ces deux
hommes, toutefois, la partie n'est pas égale : d'un côté, un
vieillard un peu goutteux (un « vieux monsieur », disaient
les militaires), tenu de ménager sa santé, et qu'entouraient de
soins douillets sa femme, sa fille et son fils ; il a ses heures
pour le travail, un travail consciencieux et sans fièvre (3),
et ses heures pour le repos ; au cours de l'été 1918, malgré
la gravité des circonstances, il emploie ses matinées à rédiger
ses mémoires ; après le repas du soir, il fait d'ordinaire sa
petite partie de whist, puis il se couche de très bonne heure :
il faudrait un événement bien extraordinaire pour qu'on se
permît de troubler son sommeil. Non seulement il n'a pas,
— il le dit lui-même — un tempérament de lutteur ; mais son
caractère, comme ses habitudes professionnelles, le portent,
dans un conflit d'opinion, à faire crédit à l'adversaire, à tenter
d'obtenir par la persuasion son assentiment : rationabile
obseqiiium. En face de lui un homme encore jeune, prodi-
gieusement actif, un « rude et dur soldat », véritable incar-
nation du militarisme prussien: intelligence d'étendue médiocre,
(1) GuAF vox HERTLfNO (c'estlefils du chancelier): Ein Jahrin der Beichs-
fcanz/ei (Une année à la chancellerie de l'Empire), p. 14.
(2) Cet ouvrage anonyme: Die Tragôdie Deutschlands, von eineni Deuischen
semble à tout le moins inspiré par M. de Kùhlmann, ministre des Affaires
étrangères du 5 août 1917 au 8 juillet 19i8.
(3) « M froid, ni chaud, tiède », disait de lui, à sa chute, un journal alle-
mand.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE
95
esprit dépourvu de toute souplesse, mais volonté impérieuse,
tendue pour l'attaque. Même en présence de l'empereur, il
ignore et méprise la discussion courtoise ; il ménage les
autres aussi peu qu'il se ménage lui-même, et tous plient de-
vant lui, car il est le grand « vainqueur », le « stratège » en
qui l'Allemagne a mis tout son espoir. Sa méthode est simple
et brutale ; elle consiste à offrir sa démission, et celle de son
chef nominal Hindenburg, toutes les fois qu'on ne fait pas
ce qu'il veut.
Au mois de janvier 1918, il n'est pas content de la façon
dont sont conduites les négociations de Brest-Litovvsk : son
ancien subordonné, le général Hoffmann, s'est permis d'avoir
un avis différent du sien et, au Conseil de couronne qui s'est
tenu le 2, l'empereur a paru s'y ranger ; le 7, lettre de
Hindenburg à l'empereur :
« Il appartient à Votre Majesté de décider ; mais Votre
Majesté ne peut demander que des hommes loyaux, qui ont
fidèlement servi Votre Majesté et la patrie, couvrent de leur
nom et de leur autorité des actes auxquels, les jugeant en
conscience nuisibles à la couronne et au Reich, ils ne peuvent
s'associer.
« Votre Majesté ne peut demander que je lui soumette des
plans d'opérations, alors qu'il s'agit d'opérations comptant
parmi les plus difficiles de toute l'histoire, s'ils ne doivent pas
servir à atteindre des buts militaires-politiques détermi-
nés (1). »
Il faut donc que Hoffmann soit rappelé, disgracié (sur ce
point, Guillaume qui, dans un entretien particulier, avait exigé
de Hoffmann qu'il donnât franchement son avis (2), ne voulut
pas céder).
La politique suivie à Brest-Litovsk par le ministre des Affai-
res étrangères, M. de Kiilmann, n'a pas non plus l'approbation
de Ludendorff. Ce ministre devra être congédié (en fait il le fut,
comme on va le voir, quelques mois après).
Le chef du cabinet impérial, Tassez inoffensif Valentîni, a eu
le malheur de déplaire ; il est accusé d'exercer sur l'empereur
une mauvaise influence, de dresser autour de lui une « muraille
(1) Lettre reproduite en entier dans Ludendorff : Urkunden der Obersten
Heeresleituiig (Documents du haut commandement), p. 452-4'5o.
(2) « Il ne pouvait guère ne pas me couvrir », dit Hoffmann [Der Krieg der
versâumlen GelegenheUen, p. 206).
q5 histoire de la guerre
de Chine » pour l'empêcher de connaître les véritables senti-
ments de son peuple (1). Son départ est donc jugé nécessaire :
on mobilise contre lui le Kronprinz, et Guillaume, après quel-
que résistance, est contraint de se séparer de son vieux servi-
teur (2),
Contre le traité qui se négocie à Brest-Litovsk, Ludendorff
ne craint pas de soulever l'opinion : des bruits alarmants cir-
culent sur les discussions qui se sont engagées au dernier Con-
seil de couronne, des renseignements « très confidentiels » sont
donnés, la nouvelle se répand que l'Allemagne est sur le point
d'accepter une paix honteuse, une paix de renoncement {Ver-
nichtjrieden), et de toutes les parties de l'Allemagne affluent
des télégrammes contenant les mêmes reproches, exprimant les
mêmes inquiétudes, et dont la rédaction même ne varie pas. Le
chancelier, devant cette levée de boucliers pangermaniste,
finit par se lasser ; aux premiers mots d'un de ces télégrammes
que vient d'ouvrir son fils, il l'interrorapt : « Laisse-^là ces bê-
tises ; cela ne vaut pas la peine d'être lu (3). » Toutes ces
manœuvres, ces offres réitérées de démission, ce chantage
perpétuel, pour dire le mot, l'exaspèrent à la longue. Son fils
reproduit une note laissée par lui et très significative : « J'ai
l'impression que Ludendorff pousse au conflit avec le gou-
vernement pour instaurer une dictature militaire après la chute
de chancelier (4). »
Au mois de février, nouveau désaccord : les négociations
de Brest-Litovsk venaient d'être interrompues, les représen-
tants de la Russie soviétique jugeant que l'Allemagne ne tenait
pas l'engagement qu'elle avait pris de conclure une paix sans
annexions (5). Il s'agissait d'amener les Russes à reprendre
les négociations. A cet effet, les chefs de l'armée propo-
saient d'occuper militairement de nouveaux territoires, — on
(1) Hertling, ouvr. cité, p. 55-36.
l2i Le chancelier avait à la vérité rédigé, le 12 janvier, en réponse à la lettre
de Hindenburg citée ci-dessus, une note définissant de façon stricte, au point de
vue du droit constitutionnel, le rôle du haut commandement dans toute
affaire d'ordre politique (cette pièce a été reproduite dans Urkunden der
Obersten Heeresleitung p. 455), l'empereur l'avait approuvée et Hindenburg y
avait souscrit ou à peu près ; cela ne pouvait rien changer à une situation
de fait.
(3) Hertling, ouvr. cité, p. 54.
H)Ibid. p. 59-60.
(5) Voir pour le détail Hoffmann, ouvr, cité, p. 199 à 202.
I
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 9j
n'avait aucune résistance à craindre ; il suffisait d'un ordre de
marche, et les troupes allemandes s'avanceraient glorieuse-
ment en Esthonie, en Courlande, en Lithuanie, en Ukraine.
M. de Kûhlmann était d'un avis différent : il prétendait que
les Russes, qu'il connaissait bien, ayant vécu près d'eux, re-
viendraient d'eux-mêmes à Brest-Litovsk ; il ne souhaitait pas
que l'Allemagne étendît davantage son occupation, sachant
quelles ambitions se déchaîneraient, et redoutant des diffi-
cultés avec l'Autriche ; il jugeait enfin que l'intérêt de l'Alle-
magne était, non de s'agrandir aux dépens de la Russie, mais
de se la concilier et de conclure avec elle une paix qui, par sa
modération, pût engager les autres puissances ennemies à
négocier à leur tour (1). Au début, le chancelier Hertling,
et surtout le vice-chancelier Payer, partageaient les vues du
ministre (2). Toutefois, ils se laissèrent convaincre peu à peu,
et finalement M. de Kiihlmann se trouva seul de son avis.
Il s'inclina, et l'ordre fut donné aux troupes d'avancer ; en
deux ou trois jours, elles avaient atteint et même dépassé
les limites qui leur étaient assignées. Ludendorff reçut un
télégramme qui Lui enjoignait d'arrêter le mouvement, les
Russes ayant annoncé qu'ils allaient reprendre les négocia-
tions, mais il n'obéit pas tout de suite, et la ville de Narva
fut occupée ; le chancelier dut à son tour s'incliner devant
le fait accompli (3). Il va de soi que toute cette affaire n'avait
pas contribué à rendre moins tendues les relations du haut
commandement avec le ministre des Affaires étrangères.
Au printemps 1918, les avantages remportés sur les An-
glais d'abord, puis sur les Français, accrurent encore tout
naturellement l'autorité de Ludendorff et sa confiance en son
propre génie. La seule pensée de consentir à son départ et à
celui de Hindenburg serait « criminelle » (4). L'heure est
donc venue pour le haut commandement de se débarrasser
d'un ministre des Affaires étrangères qui s'acharne à négo-
cier une paix d'accommodement avec l'Angleterre. Tous les
(i) Die Traqodie Deulschland, von einem Deuischen, p. 210.
(2) Payer : Von Bethmann-Hollireg bis Eherl, p. 63.
(3) Ludenclorll, dans son livre Kriegftihncng un'i Polililis (Str&tégle et politi-
que) essaye de prouver qu'il n'a pas outrepassé ses onlres. Sa démonstra-
tion parait peu convaincante. Cf. Payer, ouvr. cité, p. 66.
('«) Frevelhafl, dit le chancelier Hertling dans une lettre adressée à Paj-er.
Hertling, ouvr. cité, p. 131.
98
HISTOIRE DE LA GUERRE
moyens lui sont bons à cet effet : ses amis du parti conser-
vateur et les pangermanistes répandent des bruits proba-
blement calomnieux sur la vie privée de M. de Kûhlmann ;
au cours des négociations avec la Roumanie, il s'est, à Bu-
carest, conduit de façon scandaleuse, le prestige de l'Allema-
gne en a grandement souffert. Ces racontars prirent assez
de consistance pour que le chancelier crût devoir porter
l'affaire devant les tribunaux (1). Le 21 avril, Hertling étant
à Spa, arrive dans la soirée un télégramme de M. de Kûhlmann,
contenant une nouvelle très étrange : le ministre annonce que
le haut commandement a décidé de pénétrer en armes, sans
aucun retard, sans même en référer au gouvernement, en ter-
ritoire hollandais ; le prétexte allégué est que la Zélande est
fréquemment survolée par des aviateurs anglais et que la
Hollande, malgré les réclamations réitérées de l'Allemagne
paraît incapable de prendre les mesures nécessaires pour
faire respecter sa neutralité dans les airs. - Hertling est
déjà couché ; on ne juge pas l'affaire assez grave pour
le réveiller. Mais M. de Radowitz, qui avait lu le télé-
gramme, invite le colonel de "Winterfeldt à se mettre aussitôt
en communication téléphonique avec le haut commandement ;
la réponse de Ludendorff est rassurante : il ne violera pas
le territoire hollandais sans l'autorisation du gouverne-
ment (2). En fait, l'incident n'eut pas de suites graves ; peut-
être n'est-il pas téméraire d'y voir un simple épisode de la
lutte tantôt sourde, tantôt déclarée, du haut commandement
contre M. de Kûhlmann.
Ce ministre, cependant, ne veut pas se laisser décourager
et poursuit toujours, par des moyens d'efficacité assez illu-
soire d'ailleurs, ses tentatives de rapprochement anglo-alle-
mand (3). Dès le mois de janvier, le comte Brockdorff-Rantzau,
ministre à Copenhague, avait annoncé que le roi de Danemark,
(1) Pater, ouvr. cité, p. 67.
(2) D'après le récit de Hertling, otwr. cité, p. 96.
(3) Il n'est pas sans intérêt de noter que M. de Kûhlmann avait des rela-
tions personnelles en Angleterre. Conseiller d'ambassade à Londres, il avait
heureusement conclu, au mois de juillet 1914, un accord avec l'Angleterre
sur les affaires d'Afrique et celles d'Orient ; il était sur le point d'obtenir
(disait-il) une promesse de neutralité du gouvernement britannique en cas
de conflit franco-allemand quand la guerre éclata. Il eut alors ce mot que
certains Allemands ne lui pardonnaient pas : « Ce que nous tentons de faire
aujourd'hui, un plus grand que nous, Napoléon, l'a entrepris et il a échoué»
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 99
croyant le moment favorable offrait de servir d'intermédiaire
entre le gouvernement britannique et celui du Reich ; ces dé-
marches du comte Brockdorff-Rantzau et les discussions qui
suivirent à Berlin, étaient restées sans résultat. Au mois de
juin, il semble possible d'entrer en pourparlers avec l'Angle-
terre par l'intermédiaire des délégués allemands qui traitent
à La Haye de l'échange des prisonniers avec les délégués
anglais (1). N'y a-t-il point, d'ailleurs, des signes manifestes
de lassitude en Angleterre? L'Angleterre n'a-t-elle pas révélé le
désir de traiter? Le 16 mai, à la Chambre des Communes,
'Balfour a déclaré q^ue le gouvernement britannique ne fer-
mait la voie à aucune démarche en faveur de la paix, que si
une invite lui était adressée, de quelque côté qu'elle vînt,
pourvu qu'elle s'appuyât sur des bases paraissant solides,
il n'y resterait pas sourd. Vers la fin de juin, à Glasgow,
le général Smuts, membre du Cabinet de guerre, prononce un
discours où il paraît admettre l'idée d'une paix restituant
à toutes les puissances belligérantes leurs territoires d'avant
la guerre.
Comme avec l'Angleterre, M. de Kuhlmann cherche aussi
à engager la conversation avec les Etats-Unis. Un Allemand
résidant en Suisse, le professeur Nathan, s'est embarqué et,
réussit à gagner l'Amérique ; il a mission de voir le président
Wilson, de l'éclairer sur les desseins de l'Allemagne, à qui
l'on prête à tort des ambitions de conquête.
Maheureusement pour M. de Kuhlmann, toutes ces ten-
tatives étaient contrecarrées vigoureusement par les conser-
vateurs pangermanistes d'accord, semblait-il, avec le haut
commandement. Le comte Roon, membre de la Chambre prus-
sienne des Seigneurs, publiait au mois de juin dans les G'ôr-
litzer Nachrichen une sorte de manifeste commençant ainsi :
« Maintenant nous avons la force qui nous a donné la
victoire ; nous n'avons pas à nous « entendre » avec nos
ennemis abattus ; nous sommes en situation de leur imposer
les conditions suivantes (2)... »
Au nombre de ces conditions se trouvait l'amnexion de la
côte flamande et de la côte française jusqu'à Calais inclusi-
(4) Payeh, ouvr.cilé, p. 120.
(2) Ce manifeste est reproduit dans Die Tragodic DeuLschlnnd, von ein«m
Deutschen, p. 248, 249.
jOo HISTOIRE DE LA GUERRE
vement, la cession par l'Angleterre d'un certain nombre de
stations navales et de sa flotte de guerre tout entière.
Et en même temps, l'amirauté allemande décidait de créer
une nouvelle zone de blocus maritime sur les côtes même des
Etats-Unis.
Il est facile de comprendre quel accueil reçut des partis de
droite M. de Kulmann quand il vint, le 24 juin, exposer au
Reichstag la situation. Dans son discours, qu'il prononça
d'ailleurs du ton le plus froid et avec un air de lassitude, il
rappelait une parole du vieux Moltke qui disait en 1890 :
« Quelle pourra être l'a durée d'une guerre venant à éclater
entre les puissances européennes ? Nul ne peut le prévoir.
Aucune des grandes puissances intéressées ne consentira,
après une ou deux campagnes, à s'avouer vaincue. Les con-
ditions qu'elle aurait à subir seraient trop dures, et la guerre
se prolongera en conséquence ; peut-être ce sera une nou-
velle guerre de sept ans, peut-être une guerre de trente ans. »
Et un peu après, M. de Kûhlmann s'exprimait ainsi :
« Quand on a égard à la grandeur monstrueuse de cette
guerre de coalition, et au nombre de puissances, non seule-
ment européennes mais transocéaniques, qui y prennent
part, on ne peut guère s'attendre que la fin de la lutte soit
obtenue par des décisions militaires seules, sans négociations
diplomatiques. »
Cette phrase fut aussitôt relevée par le comte Westarp :
« Nous avons, s'exclama-t-il, fait la paix à l'est avec notre
bonne épée ; notre épée la rétablira aussi à l'ouest. »
Au grand quartier-général l'effet fut prompt ; le capitaine
Hertling le compare à celui d'une bombe. Ludendorff dut
penser : « Nous le tenons enfin. » Hindenburg, dès le 25 au
matin, télégraphiait au chancelier pour lui dire quelle impres-
sion déplorable, accablante, le langage de M. de Kiihlmann
avait produite dans l'armée. Un homme d'un caractère plus
ferme que ce ministre aurait cherché à s'appuyer sur les partis
de gauche, dont il avait exprimé l'opinion et qui formaient
la majorité du Reichstag, il aurait nettement pris position
contre le haut commandement. Kiihlmann n'en eut pas le cou-
rage ; dans l'après-midi du 23, il fit mine de s'excuser au
contraire, atténua de son mieux ses déclarations de la veille,
si bien que la gauche en conçut de l'inquiétude et qu'il se
trouva, dit Hertling, entre deux sièges.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE loi
Dès lors la chute de M. de Kuhlmann était inévitable ; on
ne pouvait qu'essayer de la retarder un peu. C'est à quoi
s'employa le chancelier Hertling qui partit pour Spa, où il
eut, le V juillet, un long entretien avec Hindenburg et Luden-
dorff. Il s'efforça vainement d'excuser son ministre des Affaires
étrangères ; Ludendorff et, plus que lui, Hindenburg restèrent
intraitables, et déclarèrent qu'ils se refusaient désormais à
collaborer avec M. de Kuhlmann : lui présent, ils ne pren-
draient part à aucun Conseil de couronne et, en cas qu'il entrât,
sortiraient aussitôt.
Un nouvel entretien eut lieu le 2 en présence de l'Empereur ;
toujours disposé à donner raison à l'Etat-Major, Guillaume
déclara, lui aussi, que le maintien de M. de Kuhlmann était
impossible et qu'on pouvait tout au plus lui accorder quelques
semaines de répit : le temps de poursuivre les pourparlers en-
gagés à la Haye, et aussi de lui trouver un successeur.
Le 3, Hindenburg et Ludendorff étant repartis pour Avesnes,
qui était à ce moment le siège du grand quartier-général,
Hertling obtint de l'empereur qu'il consentît à recevoir M. de
Kuhlmann, et ce ministre fut mandé à Spa. Son successeur,
non encore désigné, y arriva de son côté le 5 ; c'était l'amiral
von Hintze, ministre à Copenhague.
Du point de vue politique, le départ de M. de Kuhlmann
n'était pas sans avoir de gros inconvénients ; en dépit de son
attitude peu nette au lendemain de son fameux discours, il
représentait dans le cabinet l'opinion de la majorité ; on le
savait désireux de faire la paix et une très grande partie du
peuple allemand souhaitait ardemment la paix. Les fils, bien
ténus, qu'ils s'efforçaient de nouer, allaient-ils être rompus ?
L'Allemagne allait-elle prendre en face de l'Europe et des deux
Amériques une attitude intransigeante ? Il était certain que le
renvoi de M. de Kuhlmann et son remplacement par un minis-
tre plus agréable au haut commandement serait considéré par-
tout comme une victoire du parti conservateur. Tous ceux
qui, en Allemagne, souhaitaient l'établissement d'un régime
parlementaire — et ils ne laissaient pas d'être nombreux —
en seraient péniblement affectés.
Telles sont les raisons que fait valoir Payer dans une lettre
adressée, le 6 juillet, à Hertling :
« J'espérais, disait-il, faire comprendre aux socialistes qu'un
102 HISTOIRE DE LA GUERRE
changement de personne ne doit pas être entendu nécessai-
rement comme un changement de système.
« Ainsi que le montre leur attaque brutale de mercredi (1),
ils s'obstinent à penser que le départ de Kiihlmann, quel que
soit son successeur, est une victoire des pangermanistes, et
ils y voient une preuve que le gouvernement actuel, effrayé
par le bruit, est incapable de résister aux pangermanistes,
capitule devant le haut commandement et ne mérite donc
aucune confiance (2). »
Payer, vieux parlementaire à tendances démocratiques,
redoutait beaucoup une rupture avec les socialistes dits « ma-
joritaires » qui, jusque-là, avaient en sommiC soutenu le
gouvernement et voté tous les crédits. II savait que son.
propre parti (alors appelé progressiste) et la plupart des dé-
putés du Centre prendraient une attitude hostile si le gouver-
nement se montrait trop infidèle à une politique de modéra-
tion.
Donc, conclut-il, conservons Kiihlmann si c'est possible. Si
cela ne l'est pas, faisons en sorte de rassurer tout le monde
sur nos intentions.
Hertling, dans ce cas particulier, partageait l'avis de son
vice-chancelier, bien qu'il fût, en sa qualité de vieux conser-
vateur, l'adversaire de la « parlementarisation ». Il eut avec
l'empereur un nouvel entretien, le 7 au soir, et lui communi-
qua la lettre de Payer. Mais, pour tout ce qui a trait à la
situation des partis, pour tout ce qui est d'ordre parlemen-
taire, Guillaume a toujours fait preuve d'un manque total de
compréhension. « Il est difficile, écrivait Hertling à Payer,
de l'amener à une appréciation juste de ces choses (3). »
Toutefois, comme il était très changeant et que Hertling in-
sista beaucoup sur les services que M. de Kiihlmann pouvait
rendre dans les négociations engagées, il finit par consentir à
retarder jusqu'à l'automne le renvoi du ministre. Le chance-
lier revint chez lui tout heureux et fier de cette petite victoire.
(1) Le mercredi 3 juillet, Scheidemann, au sujet d'une demande de crédit
et aussi de la paix avec la Roumanie, avait en effet prononcé un discours
assez agressif où il déclarait que M. de Kiihlmann avait exprimé 'la pensée
de tous les chanceliers, de tous les ministres, de tous les diplomates.
(2) Paj'er reproduit sa lettre dans son livre, p. 69.
(3) La lettre de Hertling a été reproduite dans le livre de son fils, p. 131
à 134.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 103
Il comptait sans son hôte ; il terminait à peine son repas du
soir quand le colonel Winterfeldt arriva et lui annonça, d'or-
dre du souverain, que l'empereur avait changé sa décision et
que le départ de M. de Kiihlmann ne pouvait pas être différé.
Guillaume avait-il reçu d'Avesnes un message téléphonique ?
Il est permis de le supposer. Ludendorff, à la vérité, a sou-
tenu itérativement qu'il n'avait nullement exigé le départ de
M. de Kiihlmann ; mais, outre que son témoignage en cette
affaire est un peu sujet à caution, ce qu'il dit peut être vrai
de lui personnellement et ne pas il'être de Hindenburg. Il est
à noter en effet que, d'après le témoignage, non suspect celui-
là, de Hertling, Hindenburg, le tranquille Hindenburg, était
particulièrement monté contre M. de Kiihlmann et, dans les
entretiens du 1" et du 2 juillet, avait montré plus d'intran-
sigeance que son second (1).
Quand, le 8, M. de Kiihlmann se présenta chez l'empereur,
ce dernier l'accueillit par ces mots : « Notre mariage est
rompu. :?>
Il est infiniment peu probable que M. de Kuhlmann fût
arrivé à négocier, s'il était resté en fonctions, et si nous avons
cru devoir parler un peu longuement de ce congé assez bru-
tal, ce n'est pas qu'il nous paraisse avoir, par lui-même, un
grand intérêt historique. Nous avons voulu montrer par un
exemple comment se réglaient les affaires et quelles influen-
ces contraires s'exerçaient. Au commencement de juillet,
l'Allemagne pouvait encore se croire victorieuse, le régime
impérial était déjà bien malade.
n
Si l'unité de direction a fait défaut à la politique extérieure
de l'Allemagne pendant la guerre, si, à toutes les velléités
pacifiques du gouvernement civil, les hommes du haut com-
mandement ont toujours opposé une résistance insurmon-
table, que dire de la politique intérieure ? Nous ne nous attar-
derons pas à répéter ce que tout le monde sait : que ni les
mesures prises de bonne heure pour assurer le ravitaillement,
(1) <f Je ne l'ai jamais vu si intraitable », disait Hertling fmême lettre
même ouvrage, p. 131).
104
HISTOIRE DE LA GUERRE
ni la création d'un service civil obligatoire, ni le talent d'or-
ganisation qu'on reconnaît aux Allemands, n'ont empêché les
souffrances de la population d'aller en croissant jusqu'à de-
venir insupportables ; que, dans ces conditions, l'ouvrier
et le paysan se soient lassés de tant de sacrifices inutiles,
que les manifestations en faveur de la paix se soient multi-
pliées, que des grèves aient éclaté dans les usines de guerre,
que des émeutes locales aient fait entendre çà et là dans le
Reich leurs grondements avertisseurs, on ne saurait en être
surpris. Notre attention se portera dans le présent chapitre
sur des faits d'autre sorte, politiques plutôt que sociaux ;
nous voudrions montrer comment, dans tous les partis, le mé-
contentement s'est répandu, comment le gouvernement s'est
montré incapable d'imposer sa volonté, même aux plus fidèles
amis du régime, comment enfin, tandis que dans des pays
démocratiques et parlementaires, tels que la France et l'An-
gleterre, un Clemenceau, un Lloyd George réussissaient sans
trop de peine à l'heure du péril à faire accepter une quasi-
dictature, le phénomène opposé s'observait dans l'Allemagne
impériale : quand il aurait fallu que tous les ressorts de la
machine gouvernementale se tendissent, on s'aperçut qu'ils
étaient cassés.
Le chancelier Hertling s'est trouvé, dès son arrivée au pou-
voir, en présence de deux réformes politiques en voie d'accom-
plissement : la suppression des privilèges de classe en
Prusse (1), et l'introduction dans le Reich du régime parlemen-
taire. La première de ces réform.es était promise depuis plu-
sieurs mois ; l'empereur en avait fait l'objet de son « message
de Pâques » (7 avril 1917). Il y a lieu, disait-il dans ce docu-
ment, de donner à toutes les classes de la population quelque
moyen nouveau de participer librement, joyeusement, à la
(1) On sait que, pour la désignation des députés au Landtag prussien, la
population du royaume était divisée en trois classes, chacune payant un
tiers de la totalité des impôts directs, la première classe, formée des plus
imposés, comprenant 3,82 0/0 de la population, la deuxième 13,87 0/0, le
troisième 82,31 0/0. Les élections se faisaient à deux degrés, les déléguésdes
trois classes, en nombre égal constituant le collège électoral qui nommait
les députés. Eu égard au nombre moyen des électeurs de la première classe
et de la troisième, le suffrage d'un gros contribuable pesait 22 fois autant
que celui d'un- petit contribuable ou d'un électeur du premier degré ne payant
pas de contribution directe. La réforme de ce système, déjà jugé sévèrement
par Bismarck en 1867, était demandée depuis longtemps par les partis de
gauche; des projets avaient été déposés ou annoncés en 1908 et 1910.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 105
vie publique... Le chancelier est chargé de préparer, pour
le retour de nos guerriers, une réforme de la législation dans
ce sens : « Après les prodiges accomplis par le peuple tout
entier dans cette guerre formidable, il n'y a plus place en
Prusse, telle est ma conviction, pour le vote par classes.
Le projet de loi devra établir l'élection des députés au suf-
frage direct et au scrutin secret (1). » L'empereur prévoyait,
en outre, une réforme de la Chambre des Seigneurs, où il
voulait que toutes les professions et toutes les classes fussent
représentées.
Comme il était naturel, ce message fut accueilli plus que
froidement par les conservateurs : le privilège des riches, des
grands propriétaires en particulier, était menacé ; la Prusse
allait se « démocratiser » ; autrement dit, ce qui subsistait
encore de l'ancienne Prusse allaient disparaître (2). En revan-
che, les partis de gauche jugeaient la réforme indispensable
et le chancelier Bethmann-Hollweg y voyait un moyen, peut-
être le seul moyen, de s'assurer, jusqu'à la fin de la guerre,
le concours des socialistes, une satisfaction donnée aux pro-
gressistes, aux libéraux, au Centre catholique et d'une manière
générale aux aspirations démocratiques de toute l'Allema-
gne. Il convient de l'observer, en effet, purement prussienne
à première vue puisqu'il s'agissait du droit électoral en
Prusse, la réforme intéressait en réalité l'Allemagne entière
pour cette raison que la Prusse était l'Etat de beaucoup le
plus considérable, l'Etat-maître de la Confédération, celui
dont la volonté avait toujours le dernier mot au Bundesrat.
Le Reichstag étant élu au suffrage universel et direct, les
Etats importants de l'Allemagne du Sud ayant une Chambre
basse issue du peuple entier, il semblait anormal et de plus
en plus inadmissible que le pouvoir législatif appartînt en
Prusse à deux Chambres, dont l'une tout aristocratique (3),
l'autre représentant principalement les classes riches. De là
cette conséquence que toute cette affaire de réforme électorale
(1) Ostererlass ûher eine Beform in Preussen. (Rescrit de Pâques sur une
réforme en Prusse).
(2) C'est en ce termes que la Gazette de Cologne parlait de la réforme.
(3) Sur 300 membres environ que comprenait la Chambre des Seigneurs, cent
étaient membres héréditaires de droit, cent autres nommés par l'empereuir
mais sur la présentation des cercles nobiliaires.
I06 HISTOIRE DE LA GUERRE
a été, dans une large mesure, une lutte soutenue par la « vieille
Prusse » contre l'Allemagne nouvelle.
Le message de Pâques fut suivi, le 11 juillet, par un
deuxième rescrit impérial et royal adressé au chancelier et
ordonnant le dépôt d'un projet de loi qui établît en Prusse
l'égalité des droits politiques. M. de Bethmann-Hollweg, à la
veille de sa chute, avait obtenu de l'empereur ce nouveau pas
en avant. La presse conservatrice, en particulier la Kreuzzei-
tung et la Deutsche ZeiUing, y virent l'effet d'une pression
exercée par certains membres du Reichstag, notamment Erz-
berger. « Voilà, disait aimablement la Deutsche Zeitung,
la solution imaginée par le chancelier pour se tirer des dif-
ficultés que lui créent les gouvernements des Etats confé-
dérés. En tant que président du Conseil des ministres prus-
sien, il présente cette immondice aux masses. Le peuple
prussien va être gratifié, bonheur que, certes, il ne souhaitait
pas, d'une onction démocratique. Si vraiment quelque jour
il arrive à se persuader, par extraordinaire, que c'est un bien-
fait, il élèvera un monument de gratitude ; mais ce ne sera
pas au philosophe de Hohenfinow (1), ce sera au maître d'école
wurtembergeois en disponibilité, Erzberger, qui est originaire,
lui, de Buttershausen, une enclave de trafiquants juifs dans
le pays de Souabe, foncièrement allemand par ailleurs. C'est
son intervention dans la Commission principale du Reichstag
qui a déterminé le chancelier ; un démocrate allemand du Sud,
instigateur de réformes en Prusse ! De pareilles absurdités
n'étaient possibles que sous M. de Bethmann-Hollweg. »
Le chancelier ayant dû résigner ses fonctions au lende-
main de ce message, c'est sous son successeur, Michaëlis,
que furent prises les mesures préparatoires nécessaires à l'ac-
complissement de la réforme. Elles consistaient en un rema-
niement du ministère prussien : les adversaires du projet
furent remplacés par des hommes qui lui étaient favorables,
tels que Spahn, l'un des chefs du parti- du Centre, Drews et
Hergt. Au mois de novembre, Hertling devenu chancelier
et président du Conseil des ministres prussien, le vice-pré-
sident Breidenbach fut à son tour remplacé par Friedberg,
chef du parti national libéral au Reichstag et partisan de la
réforme ; presque en même temps le progressiste Payer (un
(1) Bourgade du Brandebourg, lieu de naissance de Bethmann-îIollM'eg.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 107
Wurtembergeois) devenait vice-chancelier en remplacement du
conservateur prussien Heifferich. Le 20 novembre enfin, l'on eut
connaissance dans le public de trois projets de loi : le premier
accordait le titre d'électeur à tous les Prussiens âgés de vingt-
cinq ans, possédant depuis trois ans au moins la qualité de
sujet prussien et domiciliés depuis un an au moins dans une
commune prussienne ; les élections au Landtag devaient se
faire au suffrage direct, au scrutin secret, et à la ma-
jorité absolue des votants, à raison de un député pour une
circonscription électorale comprenant 250.000 habitants.
Le deuxième projet de loi modifiait la composition de la
Chambre des Seigneurs, où entraient des représentants des
communes et de diverses professions (agriculture, commerce,
industrie, métiers, université, église).
Le troisième projet de loi, remaniant quelque peu la consti-
tution, réglait les conflits qui pourraient éclater au sujet des
dépenses publiques entre le Landtag et la Chambre des Sei-
gneurs. On sait que jusque-là la Chambre des Seigneurs ne
pouvait qu'accepter ou rejeter en bloc le budget voté par le
Landtag, mais non l'amender.
Ces projets, particulièrement le premier, ne pouvaient que
déplaire aux conservateurs, qui se préparèrent à défendre
énergiquement leurs positions. D'autre part, les libéraux
avancés et les socialistes se déclaraient mécontents des res-
trictions apportées au droit de vote et faisaient observer que
le parti qui, jusque-là, avait dominé au Landtag, conservait
en fait le pouvoir parce qu'il aurait la majorité dans la
Cham.bre des Seigneurs (1).
Le 5 décembre, les projets du gouvernement vinrent en
première lecture devant le Landtag. Le chancelier, quelque
peu gêné par sa qualité de Bavarois, déclara que sa cons-
cience était engagée : le roi avait à plusieurs reprises et so-
lennellem.ent promis de donner à ses sujets l'égalité de droits
politiques ; il fallait que cette promesse fût tenue. Le minis-
tre de l'Intérieur Drews le soutint énergiquement ; « le gouver-
nement prussien, dit-il, userait de tous les moyens en son
pouvoir pour accomplir une réforme dont l'abandon mettrait
(1) Le nombre des membres était porté à ^10 (n'aximvim) dont 150 nommés
par le roi sans présentation ; parmi les autres, des membres à vie et de ti'ès
nombreux représentants^des classes privilégiées.
I08 HISTOIRE DE LA GUERRE
la désunion entre le peuple et la couronne ». Tout aussitôt le
parti conservateur protesta : son chef, M. de Heydebrand, le
prit de haut : « Nous respectons fort, dit-il en substance,
M. de Hertling ; mais il n'est pas des nôtres, et les affaires
intérieures de la Prusse doivent être réglées entre Prussiens.
Nous ne mettons pas en doute le patriotisme allemand de
M. de Hertling, mais la façon dont il est arrivé au pouvoir nous
déplaît : il a voulu, avant d'accepter le poste de chancelier et
de premier ministre prussien, s'assurer qu'il était agréé par la
majorité du Reichstag ; c'est donc un chef de Cabinet parle-
mentaire, ou quelque chose d'approchant, que nous avons
devant nous, et nous n'avons aucun goût pour le régime par-
lementaire. »
Nous nous bornerons à passer en revue les incidents les
plus marquants de la lutte qui s'engagea et se prolongea
jusqu'à la veille même du jour fatidique où devait s'écrou-
ler, en même temps que l'empire allemand, la monarchie
prussienne. Tout d'abord, après d'assez longs débats, renvoi
des projets à une commission de 35 membres. Le 19 janvier
1918, le Landtag décida qu'il délibérerait en premier lieu sur
la réforme de la Chambre des Seigneurs. Le désir manifeste
des conservateurs qui formaient la majorité de cette assem-
blée, était de faire traîner les choses en longueur si possible
jusqu'à la fin de la guerre.
En raison de l'intérêt qu'avait l'affaire pour toute l'Alle-
magne, le vice-chancelier Payer crut devoir y faire allusion
au Reichstag. Dans la discussion qui s'engageait le 25 fé-
vrier au sujet du budget, il proclama, pour commencer, l'union
de tous plus nécessaire que jamais dans le Reich, parla des
sacrifices que tous devaient être prêts à faire : « Plus les
sacrifices nécessaires sont grands pour la masse de la popu-
lation, plus aussi ses efforts pour s'assurer avec plus de
liberté de mouvements, plus de pouvoir, plus d'influence sur
le gouvernement, méritent d'être récompensés. Le gouverne-
ment du Reich reste fermement attaché à la réforme du droit
électoral en Prusse, et j'ai la conviction que cette réforme ne
peut manquer de s'accomplir promptement (1). » Jusque-là,
bien que mécontente, la droite était restée calme ; une parole
(1) Nous ne traduisons pas, mais résumons le discours du vice-chancelier
-ou une partie de ce discours en nous aidant du résumé qu'il en a donné
lui-même dans son livre : Von Belhmann-Hollueg bis Ebert, p. 283.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 109
du vice-«chancelier déchaîna le tumulte. Après avoir flétri
les grèves et l'agitation révolutionnaire, il ajouta : « En dehors
des rangs des grévistes et à droite comme à gauche, il y a
des hommes auxquels il faut rappeler que nous devons à
la patrie le sacrifice de nos préférences et de nos intérêts
personnels. » Du coup, les conservateurs se cabrèrent : le
vice-chancelier les avait gravement offensés. Le Reichstag
dut, sur la demande de M. de Heydebrand, décider que la
séance du lendemain commencerait seulement à deux heures,
afin que le parti conservateur eût le temps d'examiner le
« discours provoquant » de Payer. C'était la première fois
qu'un membre du gouvernement se voyait assailli de la sorte
au Reichstag. Payer, qui, dit-il, n'avait jamais compté sur le
concours de la droite, garda sa tranquillité, mais tout l'état-
major gouvernemental qui l'entourait : sous-secrétaires d'Etat,
représentants des Etats au Bundesrat, conseillers secrets, se
laissa intimider. Après la séance, un des conseillers secrets
ne crut pas devoir cacher que la situation du vice-chance-
lier lui semblait fort compromise. « Le Centre, objecta Payer,
ne me laissera pas tomber. » « Ah ! reprit le conseiller secret,
si vraiment le Centre vous soutient, vous êtes plus fort en
Prusse que n'importe qui. »
Payer, à qui nous empruntons ce court dialogue, ajoute
en manière de commentaire : « Nous nous étions trompés
l'un et l'autre. Il s'était exagéré l'influence des conserva-
teurs dans le Reich : en fait ils n'ont pu me renverser. Mais
j'avais, moi, sous-estimé l'influence qu'ils ont gardée en
Prusse. Uniquement soucieux de conserver leur privilège et
écartant de sang-froid toute autre considération, ils sont restés
vainqueurs dans cette lutte pour le droit électoral — à quel
prix ! il est inutile aujourd'hui de le discuter (1). »
Les adversaires de la réforme au Landtag, c'est-à-dire les
conservateurs, les nationaux-libéraux en majorité et quel-
ques membres du Centre, étaient bien décidés à uî^er de tous
les moyens pour empêcher le projet du gouvernement d'abou-
tir, en l'amendant de telle sorte qu'il n'en subsistât rien, et la
procédure compliquée instituée par la constitution prussienne
leur donnait toute facilité pour prolonger leur obstruction
aussi longtemps qu'ils voudraient, car il fallait qu'après une
(1) Pateh, ouvr. cité, p. 284.
j jQ HISTOIRE DE LA GUERRE
suite de lectures séparées les unes des autres par des inter-
valles de temps assez longs, les deux Chambres finissent
par être entièrement d'accord, et cela pouvait durer indéfini-
ment. D'autre part, beaucoup de partisans de la réforme,
s'y résignant plutôt qu'ils ne la souhaitaient ardemment,
n'apportaient pas à la défendre un zèle excessif. La seule
façon d'en finir dans ces conditions était de dissoudre le
Landtag et le gouvernement y pensa sérieusem.ent. Mais il
aurait fallu alors procéder avant la fin de la guerre à des
élections nouvelles, et cela semblait assez dangereux. Le haut
commandement, sans prendre ouvertement position contre la
réforme électorale, y était, on le savait, hostile ; il se prononça
nettement sinon publiquement contre la dissolution du Landtag
et paraît avoir agi sur le souverain pour l'empêcher (1).
Bien qu'il eût, le 18 avril, répété qu'il voulait donner à ses
sujets l'égalité de droits politiques, Guillaume refusa de dis-
soudre le Landtag, de sorte qu'à la reprise des débats, le
30 (deuxièm.e lecture), Hertling et Friedberg eurent beau soute-
nir avec énergie le projet de réforme, ils ne purent dire le mot
décisif qui seul eût probablement triomphé de la résistance
(1) Le documeat révélateur sur ce point est une lettre adressée par
M. Stresemaaa au général LudendortT, le 29 avril 1918 (reproduite dans Urkun-
den derlOhersten Heeresleitung, T^.29i): Streseman, membre influent du parti,
national libéral, mais politique assez avisé, est de ceux qui acceptent la
réforme électorale et même la jugent indispensable eu égard aux circons-
tances; toute l'Allemagne du sud et 85 % des électeurs prussiens la récla-
ment; si elle s'accomplit, le peuple allemand satisfait ne pensera plus qu'à
bien terminer la guerre; les partisans de la paix sans victoire et sans annexion,
les membres du Reichstag qui ont voté la fameuse résolution du 19 juillet
191", seront réduits à l'impuissance. Au contraire, si le projet de réforme
échoue, le mécontentement de la population profitera aux partis que repré-
sentent dans la presse le Berliner Tageblatt (les progressistes à tendances
démocratiques), le Voncàris (les socialistes), la Germania (le Centre, Erzbei'-
ger) Il faut surtout éviter qu'on puisse dire tout haut : Hindenburg et
Ludendorfï sont des adversaires irréductibles de la réforme ; Hindenburg et
LudendortT ne veulent à aucun prix de la dissolution du Landtag. Mieux
vaudrait encore que cette dissolution eût lieu : sans doate il est fâcheux de
donner, pendant que la guerre dure encore, prétexte à une agitation politique
dans le pays, mais en fait cette agitation existe déjà et, en cas d'élections
nouvelles, elle n'aura plus d'intensité que dans un petit nombre de circons-
criptions et ne durera pas plus de quatre semaines.
Evidemment si Stressmann écrit cette lettre le 29 avril, au moment où les
débats vont reprendre au Landtag, pour exhorter LudendorfT à garder une
attitude très réservée,c'est que l'action du haut commandement s'était exercé
contre la réforme et contre la dissolution, que beaucoup de gens le disaient
et qu'il fallait empêcher la situation de s'aggraver.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 1 1 j
opposée par la majorité (1), et le 2 mai, par 230 voix contre
183, le principe de l'égalité politique fut rejeté. (Il en fut de
même le 14 mai, le 1 1 et le 14 juillet, quand les projets vinrent
en 3% 4*" et 5^ lectures.)
Les membres du gouvernement, le chancelier Hertling, le
vice-chancelier Payer, les ministres et secrétaires d'Etat
Wallraf, Friedberg, Hergt, Drews, Spahn, s'étaient réunis ce-
pendant et avaient jugé qu'il était impossible de laisser aller
les choses de la sorte. Le chancelier fut prié de faire au roi
de nouvelles représentations, mais ces instances restèrent sans
effet, d'après Payer (2). Suivant le capitaine Hertling, le
chancelier aurait obtenu du souverain un acquiescement de
principe à la dissolution du Landtag au commencement du
mois de mai (3). Quoi qu'il en soit, on recula devant la mesure,
et, après examen de divers projets dont celui de proroger
pour un temps les deux Chambres et, quand elles se réuni-
raient de nouveau, de remettre la question à l'étude en faisant
à la droite quelques concessions (4), le gouvernement n'in-
tervint que pour recommander l'adoption de son projet, le
4 septembre, à la commission nommée pour l'examiner par la
Chambre des Seigneurs (5). Quelques passages du discours
prononcé par Hertling en cette occasion valent d'être cités :
« L'attention de tous, non seulement en Prusse mais en Alle-
magne, se porte sur vos délibérations. C'est pour le gouverne-
ment une tâche à laquelle il ne peut faillir que de poursuivre
l'accomplissement de la promesse faite par le roi... Tous dans
cette guerre ont fait leur devoir, aussi bien ceux qui sont en
(1) Un incident assez vif qui se produisit dans la séance du 30 avril
mérite d'être mentionné; le comte Spee propose l'ajournement du débat jus-
qu'à la fin de la guerre et assure à ce propos que les soldats qui sont au
front se soucient fort peu de la réforme. Le socialiste Hoffmana l'interrompt :
« Comment pouvcz-vous savoir ce qu'ils pensent, vous passez votre temps
au casino des officiers »,et, prenant un peu après la parole, déclare que si
la proposition d'ajournement est adoptée (en fait il s'en fallût de peu qu'elle
ne le fût), il exhortera les soldats du front à se retirer du combat.
(2; Payer, ouvr. cité, p. 287.
(3) He.'^ti.ino, Ein Jahrin der Reichskanziei, p. t"0.
(4) Certains membres du gouvernement pensèrent aussi au cours de l'été à
faire voter par le Reichstag une loi établissant le suffrage universel dans tous
les Elats allemands. Ce projet n'eut pas manqué de paraître contraire à la
Constitution à tous les adversaires de la réforme.
(5) Hertling pensait que, s'adressant au sentiment dynasti(iue,il obtiendrait
de cette chambre ce que le Landtag lui avait r-fusé.
112 HISTOIRE DE LA GUERRE
haut que ceux qui sont en bas de l'échelle sociale, les pauvres
comme les riches, les ignorants comme les plus instruits ; il ne
doit donc plus y avoir,en ce qui concerne la capacité électorale,
de différence de classe sociale... C'est ainsi que, dès le début,
j'ai compris la parole donnée par le roi ; cette parole, il faut
qu'elle soit tenue. Si vous restez sourds à mes exhortations,
je quitterai le pouvoir et celui qui me remplacera se trouvera
en présence de la même obligation : il s'agit du maintien de
la couronne et la dynastie (1). »
La commission écouta, non sans émotion, cet appel pathé-
tique ; la délibération commença, et la réforme fut — provi-
soirement — enterrée.
Les événements se précipitaient cependant, ; au début d'oc-
tobre, alors que la situation militaire paraissait irrémédiable-
ment compromise, en pleine crise de chancellerie, le haut
commandement, qui, à ce moment, jugeait indispensable une
demande d'armistice aussi prompte que possible (2), s'avisa
aussi qu'à l'intérieur du pays il fallait donner des gages de
bon vouloir à la grande masse de la population et aux partis de
gauche. D'après le récit de Wermuth, alors premier bourg-
mestre de Berlin, « deux représentants du gouvernement prus-
sien déclarèrent le l^' octobre à la Commission de la Cham-
bre des Seigneurs que, de l'avis du haut commandement,
l'égalité de droits politiques devrait être admise par la haute
Assemblée et cela sans aucun retard : la situation politique
et militaire commandait impérieusement cette réforme », Si
grande fut la surprise que quelques membres de la Commission
refusèrent de croire à la nouvelle et il fallut que le comte
Rbdern, secrétaire d'Etat, qui arrivait au Grand Quartier gé-
néral, vînt en personne la confirmer.
Malgré cet avertissement donné par des hommes qu'on ne
pouvait guère soupçonner d'inclinations démocratiques, mal-
gré les adjurations du gouvernement, la Commission ne put
encore se résoudre à accepter la pleine égalité ; elle introdui-
(1) Nous donnons le sens du discours d'après le texte imprimé dans le
Deutcher Geschichlskalender (34e année, 1918). On observera que les volu-
mes de cette collection publiés pendant la guerre portent un titre spécial =
Der Europaïsche Kri-eg et que le volume auquel nous nous reportons est le
neuvième de cette série, p. 411.
(2; Nous verrons dans un chapitre ultérieur quel motif le détermina
brusquement et quelles furent les conséquences de cette décision.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE
113
sit dans le projet une disposition tendant à faire varier le
poids du suffrage avec l'âge du votant, l'électeur âgé de 40
ans disposant de plus de voix que l'électeur plus jeune.
Le 15 octobre seulement, l'accord put se faire à peu près
sur le principe de l'égalité et, le 24, jour où l'Assemblée se
prononça, la droite entière s'abstint (1). Le Landtag avait
tenu sa dernière séance le 23 octobre et ne devait plus se réunir
que le 18 novembre. La Révolution lui épargna la peine de
revenir sur ses décisions antérieures (2).
Votée au mois de décembre 1917, comme elle aurait pu
l'être, ou dans les premiers mois de 1918, la réforme électorale
aurait-elle empêché la révolution d'éclater ? Il serait témé-
raire de l'affirmer ; du moins peut-on dire que les conserva-
teurs prussiens, par leur acharnement à défendre leurs
privilèges, ont efficacement contribué à rendre la révolution
inévitable, que la responsabilité du haut commandement dans
cette affaire n'est guère moindre que celle du parti conser-
vateur et que son brusque changement d'attitude, un peu avant
la catastrophe, révèle un désarroi profond, que le gouverne-
ment impérial et royal enfin, malgré les belles promesses de
Guillaume et les belles paroles de Hertling, s'est montré faible
et mou dans sa politique intérieure comme il était hésitant
et incertain dans ses velléités de paix. Il avait une arme, la
dissolution, et n'a pas voulu en user, trouvant ainsi le moyen
de déplaire également aux hommes de gauche et aux hommes
de droite.
III
Au nombre des reproches qu'adressait à Hertling le parti
conservateur, figurait, on l'a vu, le caractère trop « parle-
mentaire » de son gouvernement. Et cependant l'avant-der-
nier chancelier de l'empereur Guillaume a combattu les mo-
(1) Quelques membres du parti-conservateur déclarèrent en cette question
se séparer du groupe.
(2) Pour en finir, les partis formant la majorité du Reichstag décidèrent de
faire voter, par cette assemblée, le 8 novembre, veille du jour où Guillaume
devait prendre la fuite, l'introduction dans tous les Etats de l'Allemagne du
suffrage universel et direct. La décision demeura sans effet parce que le
Reichstag tint sa dernière séance le 26 octobre. La coïncidence est au moins
curieuse à noter.
j HISTOIRE DE LA GUERRE
difications que les partis de gauche voulaient apporter à la
constitution. Situation étrange que celle de ce théologien placé
à la tête des affaires dans un moment où les circonstances
contraignent l'Allemagne à entrer dans des voies nouvelles !
Conservateurs dans l'âme, il n'a pas de pires ennemis que les
conservateurs prussiens ; partisan de l'ordre établi dans le
Reich, il est accusé de le troubler, et il le trouble en effet par sa
seule présence, comme tout autre le ferait à sa place. En droit,
il n'a pas de comptes à rendre au Reichstag, et, en fait, ne peut
se maintenir qu'en restant d'accord avec le Reichstag. Plus la
guerre se prolonge, plus l'influence des chefs de parti grandit
dans le pays ; l'empereur à la vérité n'y comprend rien et
incline toujours à se ranger en dernière analyse à l'avis du
haut commandement, mais il ne faut pas qu'il en ait trop
l'air ; le rôle singulièrement ingrat dévolu au chancelier est
en somme de faire croire au public qu'il y a un gouvernement
civil du Reich et que ce gouvernement a l'appui du Reichstag.
Et pas plus sur le terrain parlementaire que dans ses dé-
mêlés avec le général Ludendorff, le comte Hertling ne
possédait les qualités qui lui eussent permis de triompher de
tant de difficultés : choisi parce qu'il était catholique et, comme
tel, agréable au Centre, il avait contre lui le plus remuant
des hommes du Centre, Erzberger, avec qui assez prompte-
ment il crut devoir rompre toute relation. Pour un aristocrate
un peu empesé tel que Hertling, Erzberger n'était guère qu'un
intrigant de basse extraction, un démagogue dangereux II
fallait le tenir à distance et soustraire le Centre, autant que
possible, à son influence (1). Mais, d'autre part, avant d'entrer
en fonctions, Hertling avait dû accepter le programme élaboré
par la majorité du Reichstag et admettre comme collabora-
teurs des membres de tous les partis formant cette majorité,
à l'exception des socialistes (2), et à mesure que le temps
s'écoulait, qu'éclatait la faiblesse du chancelier, qu'il perdait
du terrain dans la lutte entre le haut commandement et les
(1) C'est ce que Hertling avait annoncé aux ministres de Prusse qu'il ferait.
Voir Erzberger, Erlebnisse im Weltkrieg, p. 300,
(2) Les socialistes n'avaient pas réclamé de portefeuille pour l'un d'eux,
mais exigé que le vice-chancelier Helfferich fût remplacé par un membre du
parti progressiste (démocratique^et Hertling,non sans résistance, s'était laissé
imposer Payer en cette qualité. Payer lui-même se considérait comme
« l'homme de confiance » à la fois de son propre parti et des socialistes.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 1 1 5
conservateurs prussiens, les partis de gauche du Reichstag
devenaient plus pressants : « Le gouvernement n'a ni plan
arrêté, ni but précis... La politique du gouvernement pro-
longe la guerre et déconsidère l'Allemagne à l'étranger... Le
Reichstag a le droit d'intervenir pour que l'Allemagne soit
préservée d'un malheur terrible. II faut que nous ayons un
gouvernement dont les actes répondent aux paroles données. »
Telles étaient les paroles d'Erzberger à la Commission prin-
cipale du Reichstag, le 8 mai (1). Et sans doute, dans son
propre parti, ces paroles menaçantes n'étaient pas sans sou-
lever quelques protestations, mais le parti socialiste lui don-
nait sa pleine approbation (2), et le Centre avait, on le savait
bien, le plus grand intérêt à ménager sa clientèle ouvrière :
s'il la mécontentait, elle risquait d'aller grossir les rangs du
parti socialiste. D'où cette conséquence que les efforts de
Hertling pour rompre la coalition, au Reichstag, du Centre,
des socialistes et des progressistes restaient sans grand effet.
Erzberger demeurait maître de la situation.
Le 3 juillet, discours violent de Scheidem.ann ; un peu plus
tard, dans une réunion des chefs de groupe, ks socialistes
s'expriment sans ménagement : « La faiblesse du gouverne-
ment est un scandale, le renvoi de M. de Kiihlmann une pro-
vocation. » Hertling revient tout exprès de Spa pour calmer
les esprits et y réussit dans une certaine mesure (3), mais ce
n'est qu'une trêve de courte durée. Pour que le chancelier
triomphe de ses adversaires au Reichstag, il faudrait de grands
succès militaires et ce sont des revers qu'on annonce ; devant
le péril croissant, les chefs des partis de gauche finissent par
exiger que les destinées de l'Allemagne leur soient remises. Le
24 septembre, à la Commission principale du Reichstag, Hert-
ling expose la situation qui, bien que grave assurément, n'est
cependant pas, selon lui, désespérée ; il parle de la note adressée
par le comte Burian, ministre des Affaires étrangères en Au-
triche-Hongrie, aux gouvernements belligérants. Les députés
réunis l'écoutent en silence, l'effet est nul : « Ils attendaient
autre chose », dit le fils du chancelier (4). La politique exté-
(1) Erzberger. otivr. cité, p. 301.
(2) Die klurje Polili/c Erzbergers (la politique avisée d'Erzberger), disait le
Vortràrts.
(3) Hertling, Ein Jahr in der Reichskanzlci, p. 137.
(4) id., p. ne.
1 15 HISTOIRE DE LA GUERRE
rieure passe à l'arrière-plan. Ce qu'ils veulent, c'est l'introduc-
tion du régime parlementaire, c'est l'abrogation de l'article 9,
paragraphe 2, de la Constitution qui rend la qualité de repré-
sentant du peuple incompatible avec celle de membre du gou-
vernement ou du Bundesrat. Le jour suivant, les chefs de parti
prennent la parole, Grbber au nom du Centre. Il avait avec
Hertling des relations étroites, et le début de son discours
fut amical ; la suite ressemblait fort à un acte d'accusation.
Scheidemann parla ensuite, et trouva le moyen d'être sévère
tout en restant courtois ; Stresemann lui-même, chef du parti
national-libéral, fit allusion à un changement devenu inévitable
dans la politique de son groupe. Hertling, à qui les orateurs
avaient prodigué les marques de respect, ne comprit pas sur
le champ la signification de ces discours ; la presse se chargea
de l'éclairer, et Grober eut beau lui certifier qu'il n'avait pas
voulu le renverser .(1), c'était l'opinion d'Erzberger qui pré-
valait dans le Centre et au Reichstag : Hertling devait rési-
gner ses fonctions, et il fallait lui donner un successeur par-
tisan résolu de la « parlementarisation ».
Ce qui, pour le spectateur désintéressé, ne laisse pas d'être
comique, c'est que, trois jours plus tard, le haut commande-
ment, lui aussi, se prononça dans le même sens, de façon plus
brutale seulement. Le 28 septembre au matin (2), le colonel
de Winterfeldt se présentait chez le chancelier et lui décla-
rait que le haut commandement croyait le moment venu de
constituer un ministère où seraient représentés les partis poli-
tiques formant la majorité du Reichstag et qui serait ainsi
assuré de leur appui (3). Hertling partit aussitôt pour Spa où
le ministre des Affaires étrangères, Hintze, l'avait précédé.
Quand il y arriva, l'empereur Guillaume lui présenta un rescrit,
rédigé par M. de Radowitz, par lequel il ordonnait l'intro-
(1) Hertling, ouvr. cité, p. 172. Cf. Payer, Ton Belhmann Hollweg bisEbert,
p. 80.
(2) 7rf.,p. 176.
(3) C'est au nrême moment que le haut commandement se déclarait parti-
san du suffrage universel et direct en Prusse. Ludendorff,dans ses Souvenirs,
ne parle pas de la démarche, évidemment ordonnée par lui.de Winterfeldt, et
prétend (Erijinerumgem, p 5S4) que, le 29 seulement, au cours d'un entretien
avec Hintze, ministre des Affaires étrangères, il eut connaissance de la situa-
tion parlementaire; jusque là, il avait cru que Hertling conseiTerait ses fonc-
tions ; Hintze lui dit qu'une transformation profonde était nécessaire. En
dépit de ses affirmations réitérées, Ludendorff ne prend pas très volontiers la
responsabilité de ces actes, au moins quand ils ont un caractère politique.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 117
duction en Allemagne du régime parlementaire (1). Hertling,
adversaire de ce régime et qui voulait que l'Allemagne restât
une confédération d'Etats, donna aussitôt sa démission : « A
Berlin, dit Ludendorff, on se mit en hâte en quête d'un nou-
veau chancelier parlementaire. Cela se passa tout à fait en
dehors de la couronne. »
Les temps étaient révolus; le prince Max de Bade fut le
chef d'un Cabinet parlementaire, le premier qu'ait eu l'Alle-
magne.
Lui-même conserva le nom de chancelier mais il fut en
réalité un président du Conseil ; le ministre des Affaires étran-
gères, M. de Hintze, fut remplacé par M. Soif, précédemment
ministre des Colonies, qui avait des appuis dans les partis
formant la majorité du Reichstag ; le ministre de il'Intérieur
Wallraf, par Trimborn (Centre). Un ministère du Travail fut
créé pour le député socialiste Bauer.De plus, Grbber et Erzber-
ger, représentants du Centre,Scheidemann du parti socialiste et
Haussmann du parti progressiste, devinrent ministres sans
portefeuille. Payer, qui restait vice-chancelier, voulut qu'avant
de rendre officielle et définitive la nomination du prince
Max, on s'assurât du concours des socialistes. Un peu plus
tard, on adjoignit à ce cabinet, en qualité de sous-secrétaires
d'Etat, de nouveaux membres du Reichstag, les socialistes
David et Schmidt, Giesberts, du parti du Centre ; le ministre
de la Guerre, von Stein, mal vu des socialistes, fut remplacé
par le général Scheuch.
Une difficulté de forme surgit ; le fameux article 9 de la
Constitution restait toujours en vigueur, de sorte que la nomi-
nation officielle des ministres ou sous-secrétaires d'Etat pris
parmi les membres du Reichstag eût été irrégulière. On était
bien décidé à abroger cet article aussitôt que faire se pour-
rait, mais, en attendant, une ordonnance, que l'empereur signa
en soupirant, dit Payer (3), accorda aux parlementaires in-
troduits dans le cabinet une situation et un traitement égaux
à ceux des autres ministres (4).
(1) Ludendorff, Erinnerungem, p. 584, dit, à tort, que le document avait été
préparé par Hintze. Cf. Hertling, oum-. cilé, p. 181.
(2) Guillaume n'objecta rien quand on lui soumit la liste arrêtée en dehors
de lui ; seul le nom d'Erzberger lui fît faire la grimace. Cf. Payer, ouj;r. cité,
p. 108.
(3) Ouvr.cité, p. H9.
(4) La nomination officielle et définitive n'eut lieu que le 31 octobre.
Il8 HISTOIRE DE LA GUERRE
Une fois le nouveau ministère installé, les choses allèrent
assez vite. Tant pour satisfaire les partis de gauche que pour
inspirer plus de confiance à ses ennemis, l'Allemage fit peau
neuve. Le 9 octobre, l'empereur établissait par ordonnance la
suprématie du pouvoir civil sur le militaire en tout ce qui n'était
pas étroitement affaire de service militaire et, par exemple, en
ce qui concernait la censure des journaux et des livres, le
droit de réunion et d'association, jusque-là, le peuple alle-
mand avait supporté patiemment une sorte de dictature mili-
taire sans contrôle.
Le 1 1 octobre, le chef du cabinet civil de l'empereur, M. von
Berg, était remplacé par M. Klemens von Delbriick. Le renvoi
de M. von Berg avait été exigé par le prince Max presque au
lendemain de son arrivée au pouvoir, s'il faut en croire
Niemann (1).
Le 5 octobre, le Bundesrat admit que l'article 11 de la Cons-
titution relatif au droit de paix et de guerre fût modifié dans
le sens suivant : l'approbation du Bundesrat et celle du
Reichstag sont nécessaires pour que la guerre puisse être
déclarée au nom du Reich. Les traités de paix doivent être
ratifiés par le Bundesrat et le Reichstag. Le Reichstag décida
le 26 octobre qu'il en serait ainsi désormais. Le même jour
il formula nettement ce principe que le chancelier avait, pour
gouverner, besoin de la confiance du Reichstag et cet autre
principe que le chancelier et le vice-chancelier étaient respon-
sables devant le Reichstag de tous les actes politiques de l'em-
pereur. Les nominations, les permutations, les mises en dis-
ponibilité des officiers de terre et de mer devaient être
contresignés par le ministre de la Guerre compétent ou par le
chancelier et engageaient leur responsabilité ; le cabinet mili-
taire impérial était subordonné au ministre de la Guerre.
L'article 9, paragraphe 2, de la Constitution était en même
temps abrogé (2).
(1) Le lieutenant-colonel Niemann, officier d'Etat-major attaché à la per-
sonne de l'empereur, dans son livre intitule' Kaiser und Révolution (Empereur
et Jiévolutionl, p. 97, dit qu'un certain dimanche le prince Max vint trouver
l'empereur pour lui demander le renvoi de son chef de cabinet ; la démis-
sion de M. van Berg et la nomination de son remplaçant ayant été annoncées
officiellement le 11, cette démarche ne peut être que du dimanche 6 octobre.
(2) Dans la troisième note adressée par le gouvernement du Reich au pré-
sident VVilson [elle est du 20 octobre) toutes ces réformes sont données
comme déjà accomplies.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE
119
Le Bunde-srat ratifia, le 28 octobre, toutes ces modifications
apportés à la Constitution, et l'empereur, le 2 novembre, dans
un rescrit du ton le plus solennel, proclama cette vérité qu'en
vertu de tous ces changements, un ordre nouveau était instauré,
que des droits fondamentaux jusque-là dévolus au seul empe-
reur appartenaient dorénavant à la nation ; il exprimait en
même temps la ferme volonté de travailler de concert avec les
représentants du peuple à la mise en vigueur de ces principes
nouveaux. Le 4 novembre, tout le gouvernement adressait au
peuple allemand une exhortation au calme et au maintien de
l'ordre. Il énumérait dans ce document les réformes déjà ac-
complies et continuait en termes : « B^eaucoup reste encore
à faire. La transformation de l'Allemagne en un Etat populaire
(Volksstaat) qui, à l'égard de la liberté politique et en ce que
touche l'assistance sociale, ne le cédera en rien à aucun autre
Etat du monde, sera poursuivi avec résolution. »
L'Allemagne impériale était devenue en très pe.u de jours un
Etat parlementaire. L'empereur acceptait fout passivement, les
conservateurs se taisaient (1), le haut commandement avait
poussé à la roue. La révolution était faite en un sens avant
qu'elle eût éclaté.
Charles Appuhn.
(1)A titi'e d'exemple nous citons une résolution prise par l'union conser-
vatrice {Konservativer Landesverein) du royaume de Saxe : « Puisque les
partis de gauche voient, dans la concession au peuple de nouveaux droits polili-
(lues, l'unique moyen de fortifier, d'affermir son unité, sa résolution, sa
vigueur au combat, nous ferons taire nos scrupules et consentirons au sacri-
fice qu'on nous demande. »
La deuxième partie de cette étude sur V Agonie de l'Allemagne impé-
riale paraîtra dans un prochain numéro de la Revue.
AU FRONT DE PERSE
PENDANT LA GRANDE GUERRE
Souvenirs d'un officier français.
A la déclaration de guerre, je me trouvais à Biarritz.
Je me suis engagé dans l'armée française et, étant donné
ma qualité de sous-officier de réserve de l'armée russe, je fus
affecté comme maréchal des logis au 3^ hussards. En 1915,
j'ai eu l'honneur d'être nommé officier ; après avoir fait cam-
pagne sur le front français et ensuite sur le front de Salonique,
je fus envoyé, en 1917, par l'Etat-major de l'armée, en Russie,
puis au Caucase et en Perse.
Le colonel Chardigny, attaché militaire français près de
l'Etat-major de l'armée du Caucase, me chargea de visiter
les troupes formant le front du 7« Corps indépendant et du
5^ Corps de l'armée du Caucase, en Perse, et en Turquie
(Région de Trébizonde). En décembre 1917, le colonel Char-
digny m'envoya de nouveau en Perse et me donna mission
de former, d'accord avec l'Etat-major russe, des bataillons
assyriens et arméniens contre les Turcs.
Ce dernier séjour en Perse, plein d'aventures, fait l'objet
de mes récits.
I
Après le traité de Brest-Litovsk, les troupes russes de
l'armée du Caucase refusèrent de rester au front.
L'abandon par les Russes du front de Perse et de Turquie
était un danger pour les Anglais se trouvant au sud de la
Perse et en Mésopotamie.
Pour faire face à ce danger, les représentants militaires des
AU FRONT DE PERSE 121
alliés à Tifîis, d'accord avec l'Etat-major russe, décidèrent
d'improviser des troupes régionales, russes, géorgiennes, ar-
méniennes sur le front turc, arméniennes et assyriennes sur le
front Perse ; on espérait pouvoir ainsi parer dans une certaine
mesure aux conséquences de l'abandon du front par les trou-
pes russes de l'armée du Caucase.
Le colonel Chardigny, agissant en plein accord avec l'Etat-
major russe de Tiflis, s'employa de son mieux à la réalisation
de ce projet, à laquelle il apporta son énergie et sa persévé-
rance habituelles.
La tâche était lourde à cette époque de désagrégation gé-
nérale.
Quant à moi, je reçus l'ordre de me rendre en Perse, et de
me mettre à la disposition du Commandement russe, pour la
formation des troupes assyriennes et arméniennes, c'est-à-dire
à Ourmia, où se trouvait encore, à cette époque, le général
prince Wadbolsky, commandant le 7^ Corps indépendant de
l'armée du Caucase. On envisageait d'envoyer plus tard d'au-
tres officiers français et anglais ; les Alliés devaient fournir
les fonds nécessaires pour ces formations ; un certain nom-
bre d'officiers russes d'Ourmia devaient rester avec nous pour
continuer leur service dans les troupes assyriennes.
La Perse, par elle-même, m'attirait très peu ; ce pays mo-
notone manquait de charme ; mais la mission dont on m'avait
chargé, la formation de troupes, la guerre dans les montagnes
me souriaient beaucoup.
En me remettant la lettre de service, le colonel Chardigny
me déclara :
— Vous êtes chargé de former surtout et en premier lieu
des bataillons d'infanterie ; vous, cavalier, vous ferez mainte-
nant la guerre dans une arme pleine de gloire.
Ces paroles étaient tout à fait naturelles de la part d'un
chasseur à pied.
En décembre 1917, je suis arrivé à Ourmia, petite ville per-
sane aux maisons en terre glaise, aux ruelles étroites. Des
hommes chétifs, l'air inquiet, marchaient silencieux en rasant
les murs. Parfois apparaissaient des êtres mystérieux, cou-
verts tout entiers de voiles ; c'étaient de vertueuses Persanes,
cachant leurs charmes aux regards indiscrets des hommes ;
les femmes laides et vieilles mettaient plus de zèle dans cette
artifice de modestie orientale que les jeunes ; ces dernières,
à la rencontre d'un Européen, dévoilaient légèrement leur vi-
J22 HISTOIRE DE LA GUERRE
sage en montrant de beaux yeux noirs, pleins de curiosité et
d'inquiétude.
Quant à la ville, elle aurait semblé morte, s'il n'y avait
pas eu de ces bazars où se concentre toute la vie, animée et
bruyante, des Orientaux.
Le général Wadbolsky, à qui je me présentai, m'apprit que
ses troupes étaient en pleine désorganisation ; les soldats
quittaient le front, emportant armes et bagages ; l'évacuation
était dirigée par un comité de soldats et par des comm.issaires.
Le général lui-même, avec son état-major et ses officiers, de-
vait quitter Ourmia après le départ des troupes, sur lesquelles
ils n'avaient plus aucune autorité. II devait se rendre dans le
Caucase du Nord, et rejoindre l'armée de Denikine.
En parlant de la formation des troupes assyriennes, le gé-
néral, tout en me souhaitant du succès, me prévînt que la tâche
serait excessivement difficile ; la caisse du trésor de son corps
d'armée étant presque totalement vide ; il fallait que les alliés
accordassent d'urgence des fonds nécessaires au recrutement.
De même, il fallait que les Alliés missent des cadres à la dispo-
sition des nouvelles troupes russes, parce que les sous-officiers
russes, démoralisés eux aussi par la révolution, n'inspiraient
aucune confiance ; d'ailleurs, il ne croyait pas que les sous-
officiers consentissent à servir dans les bataillons assyriens et
à continuer la guerre.
Pour prendre possession des armes et des munitions, il
vous faudra, disait le général, vous mettre en rapport avec
le comité des soldats, qui est devenu maître de la situation.
Le jour même, le général me présenta au patriarche assyrien
Mar-Choumoun ; ce dernier, qui portait le nom sonore de « pa-
triarche de l'Orient et de l'Inde », était le chef spirituel et laï-
que des Assyriens.
L'espoir de pouvoir recruter les Assyriens était basé sur
son autorité et son influence.
Mar-Choumoun et ses tribus de montagnards assyriens,
connus sous le nom d'Ach3^grates et de Djilos, habitaient la ré-
gion de Mossoul, en Turquie ; sujets turcs, ils vivaient dans
leurs montagnes de l'élevage et de la chasse.
Les Turcs se souciaient peu de ces montagnards et ne les
inquiétèrent guère.
Quand la Turquie entra en guerre, l'ambitieux patriarche
décida de quitter la Turquie et d'emmener ses tribus en
AU FRONT DE PERSE I23
Perse, sous la protection de la Russie ; il fut très bien reçu
par les Russes, qui lui prêtèrent secours ; le commandement
militaire russe utilisa les Djilos et leurs qualités guerrières et
les encadra dans deux bataillons. En effet, les Djilos avaient
une valeur très appréciable au feu ; mais aussitôt la bataille
finie, ils rejoignirent leurs familles, et il fut impossible de les
garder dans les camps et de leur donner une instruction mi-
litaire.
En dehors de ces montagnards, souples et bien bâtis, pitto-
resques dans leur costume national, il y avait en Perse, depuis
des siècles, des Assyriens sédentaires, connus aussi sous le nom
de Chaldéens ; ils n'avaient eu jusqu'ici aucun rapport avec
le patriarche Mar-Choumoun, qui n'était au fond que le chef
de l'église nestorienne ; les Assyro-Chaldéens de la Perse ap-
partenaient à différentes églises chrétiennes et changeaient
fréquemment de religion sous l'influence des missionnaires
des différentes églises, représentées en Perse ; ces Assyriens
sédentaires étaient des cultivateurs et des commerçants et
n'avaient point de qualités guerrières.
Mar-Choumoun étant venu en Perse, les Assyro-Chaldéens
du pays se soumirent progressivement à l'autorité du patriar-
che.
De cette façon, Mar-Choumoun se trouva à la tête de 30.000
Djilos et de 40.000 Assyriens de Perse, y compris femmes et
enfants ; il promit de nous fournir 7.000 hom.mes pour nos for-
mations.
Quelque temps après, arriva à Ourmia un colonel russe,
nommé Boutakoff, désigné pour former le détachement assy-
rien et qui venait prendre son commandement. C'était un
homme charmant, brillant cavalier, et un vieux soldat ; dès
les premiers jours, nous nous sommes liés d'une amitié sin-
cère ; nous nous mîmes au travail et commençâmes à former
le détachement assyrien, auquel on donna le nom de détache-
ment d'Azerbeidjan, nom de la partie de la Perse où nous
nous trouvions.
Le colonel Boutakoff, dorénavant commandant du déta-
chement d'Azerbeidjan, me proposa le poste de chef de son
état-major ; j'hésitai longtemps, mais je finis par céder aux
instances du colonel, mon chef direct à cette époque.
Il fut décidé de former 4 bataillons assyriens, 4 escadrons,
2 batteries légères, une compagnie de mitrailleurs et 1 batail-
J2A. HISTOIRE DE LA GUERRE
Ion arménien. Un certain nombre d'officiers russes consentirent
à rester avec nous en Perse et à servir dans la troupe assy-
rienne.
Pendant ce temps, les soldats de l'armée russe quittaient la
Perse ; le comité des soldats étant incapable d'organiser
l'évacuation, une anarchie complète accompagna cette retraite.
Des armes en quantité élevée et des réserves de munitions
furent emmenées par ces soldats et vendues aux Persans et aux
Kurdes, ces alliés secrets des Turcs et nos futurs ennemis.
C'est à cette époque, que le colonel Boutakoff, appelé à
Tiflis, fut obligé de quitter d'urgence Ourmia ; il avait l'in-
tention de revenir de suite, en emmenant sa famille. Il me
chargea de prendre le commandement des troupes assyrien-
nes pendant son absence, qui, comme on le verra ensuite, se
prolongea considérablement. De cette façon, en janvier 1918,
je pris la possession du poste de commandant par intérim du
détachement d'Azerbeidjan.
Après le départ des troupes russes, le dépôt d'armes du
7^ corps d'armée, resté sans garde, fut menacé de pillage par
les Persans, qui auraient pu de cette façon s'emparer de
stocks de fusils et de cartouches ; on es-saya de faire monter
la garde par les Djilos devant ce dépôt ; ceux-ci, n'ayant au-
cune notion du service militaire, abandonnaient leurs postes et
disparaissaient quand cela leur plaisait ; de cette façon, ce
dépôt se trouvait toujours en danger, et pour mettre fin à cet
état de choses, nous décidâmes de distribuer les fusils et les
cartouches à toutes les tribus de Djilos, qui n'en avaient pas
encore, sous la responsabilité des chefs de ces tribus, qui
s'appelaient « malik's ». Nous nous étions bien rendu compte
des inconvénients de cette mesure et du danger de voir les
djilos, mal encadrés, encore plus mal disciplinés, une fois ar-
més de fusils, se livrer au pillage ; mais c'était l'unique
solution, parce que nous nous serions exposés en agissant
autrement à un danger plus grave, si les Persans s'étaient em-
parés de ce dépôt d'armes.
J'étais contraint en même temps de négocier avec le comité
de soldats, qui séjournait encore à Ourmia, pour qu'il nous
laissât 8 canons, un certain nombre de mitrailleuses, des che-
vaux et des voitures ; ce comité se laissa longuement sollici-
ter par nous ; il finit par céder le bien qui ne lui appartenait
pas et posa comme condition que le colonel Boutakoff, consi-
• AU FRONT DE PERSE I25
déré par ce comité comme réactionnaire, fût retiré du comman-
dement des troupes assyriennes, et qu'un certain nombre d'of-
ficiers russes eussent à quitter, pour les mêmes raisons, leurs
emplois dans ces troupes.
Un hôpital militaire français, l'ambulance alpine, attachée
aux troupes russes du 7^ corps d'armée, se trouvait depuis
un an à Ourmia ; cet hôpital reçut l'ordre de rester à Ourmia
à la disposition des troupes assyriennes. Le médecin-chef de
tette ambulance, le docteur Caujole, grâce aux relations qu'il
possédait dans le pays, rendit des services précieux à nos
formations ; il faisait une propagande très efficace pour atti-
rer sous nos drapeaux les Assyriens sédentaires, sujets persans.
Cette activité, il faillit la payer très cher, car il reçut plus
tard un coup de poignard en pleine poitrine ; l'agresseur,
un Persan, à la solde des agents allemands, réussit à s'enfuir.
Le docteur Caujole sut donner à son hôpital un prestige qui
lui valait le respect de tout le monde à Ourmia. En dehors
des soldats russes, l'hôpital donnait des secours aux Persans
et même aux Kurdes.
Cette ambulance française, bien organisée, bien installée,
propre et coquette, avec son personnel discipliné et cour-
tois, reflétait bien son pays d'origine et paraissait une oasis
de culture dans ce triste désert persan, où tout était sale et
répugnant, tout était à vendre et à acheter.
En dehors de l'ambulance, il y avait encore à Ourmia un
petit coin pur et noble, reflétant la France lointaine, c'était
la mission des Lazaristes et des sœurs de Saint-Vincent de
Paul. L'évêque français, Mgr Sontag, était à la tête de
cette mission. La noble image de ce grand prélat ne s'effacera
jamais de ma mémoire ; à son activité en Perse, à ses œuvres
de charité on pourrait consacrer tout un ouvrage. Quelle abné-
gation, quelle suprême bonté !
Les huit sœurs de Saint-Vincent de Paul d'Ourmia étaient
des saintes. Dans leurs soins, dans leurs charités, elles ne
faisaient aucune distinction entre chrétiens et musulmans ; ces
âmes élevées en imposaient même aux Persans : ils avaient un
respect sans bornes pour la congrégation française, qui leur
rendait, avec un désintéressement incompréhensible pour eux,
des services énormes. Cette reconnaissance ne les a point
empêché d'assassiner, aussitôt après notre départ d'Ourmia,
ce pauvre Mgr Sontag et ses missionnaires.
10
126 HISTOIRE DE LA GUERRE
Je dois aussi noter les services rendus par Mgr Sontag
à la cause des Alliés à Ourmia ; patriote ardent, il utilisa
son autorité pour faciliter notre tâche avec la mesure et le
tact qui convenaient à sa qualité de pasteur catholique, il fai-
sait de la propagande discrète pour le recrutement de nos
troupes, destinées en premier lieu à protéger les chrétiens
contre les musulmans persans et turcs...
A cette époque, c'était à la fin de janvier 1918, je m'étais
déjà rendu compte qu'il ne pouvait être question de former des
troupes régulières. Les djilos, aussitôt armés des fusils qu'on
leur distribuait, se rendirent dans des villages persans et
dans les montagnes ; ils se livrèrent là-bas au pillage et
au massacre, et ni l'autorité de Mar-Choumoun, ni celle de
leurs chefs directs — les « malik's » — n'a pu les arrêter. On
se rendit aussi compte, à cette occasion, que l'autorité et
l'influence du patriarche assyrien sur ses « enfants », comme
il appelait les djilos, étaient beaucoup plus faibles qu'on ne le
croyait au début ; Mar-Choumoun, qui nous avait promis de
rassembler « toute une armée assyrienne », s'était illusionné
lui-même sur l'obéissance de ses hommes ; le brave patriarche
« de l'Orient et de l'Inde » fut contraint d'envoyer des cava-
liers dans les villages musulmans pour chercher ses « enfants »
qui se livraient là-bas à leur occupation préférée, et de les faire
venir à Ourmia à coups de cravache ; ils restèrent patiemment
2 ou 3 jours dans les casernes aménagées pour eux, et ensuite
ils prirent de nouveau la fuite. Il était excessivement difficile
de garder quelque part cette fameuse troupe assyrienne. Elle
disparaissait d'une façon soudaine et invisible, elle était insai-
sissable pour ainsi dire et fondait brusquement comme la
neige.
J'essayai de persuader le patriarche de la nécessité d'établir
un conseil de guerre, d'introduire la peine de mort pour les
déserteurs et les brigands, enfin des sanctions sévères. Mais
Mar-Choumoun, complètement ignorant des choses militaires,
n'arrivait pas à comprendre que la discipline et les sanctions
sont indispensables pour former même des bandes irrégu-
lières ; il me supplia de ménager ses « chers enfants », disant
qu'il se chargeait de les corriger.
AU FRONT DE PERSE
127
— Vous les verrez au feu, disait-il, et vous les admirerez.
Telle était la situation. Je rendis compte de cet état de
choses au colonel Chardigny dans mes rapports et par fil
direct, en lui demandant aussi de nous procurer les fonds
nécessaires pour pouvoir ravitailler les djilos et leurs familles,
sans quoi ces derniers, pour ne pas mourir de faim, seraient
toujours forcés de se livrer au pillage et au massacre ; à son
grand regret, le colonel Chardigny ne put obtenir des Anglais
les fonds promis par eux pour les formations de troupes en
Perse.
Je ne me faisais point d'illusion sur le succès de la forma-
tion de troupes dans de semblables conditions. Même en Perse,
pour ne former que des bandes, il faut de l'argent, il faut
des vêtements chauds, des chaussures ; tout cela nous faisait
défaut et — ce qui était plus important — , nous n'avions point
de cadres et nous dûmes les improviser en hâte parmi les
Assyriens.
Pour augmenter toutefois les chances de réussite du projet
de formation de troupes assyriennes, je rendis compte au
colonel Chardigny qu'il convenait de faire ressortir le carac-
tère interallié de ce projet et de demander à l'Etat-
major anglais d'envoyer également des officiers anglais ; les
efforts du colonel furent vains, et il put obtenir seulement
l'envoi à Ourmia du colonel russe Kousmine avec 20 offi-
ciers subalternes. Ce co-lonel était désigné comme comman-
dant du détachement d'Ourmia, mais là aussi la chance nous
tourna le dos : lui et ses officiers furent arrêtés à la frontière ;
les autorités persanes ne voulaient pas les laisser passer
parce que la Perse était un pays neutre et qu'on ne pouvait
admettre leur venue- à Ourmia.
En dehors des djilos, au fond très braves montagnards,
quoique primitifs dans leurs convictions et agissements, et
très arriérés dans leur civilisation, — mais réellement vaillants
et braves, doux jusqu'à la tendresse avec leurs familles, très
respectueux dans leurs rapports avec nous, — il y avait en
Perse, comme je le disais plus haut, des Assyriens-Chaldéens,
qui habitaient depuis des siècles les plaines fécondes d'Our-
mia et de Salmas au nord de la Perse. Ces sédentaires,
rejetons de l'empire ass3''ro-babylonien, et dispersés à peu
près partout dans le monde entier, tout en acceptant l'autorité
de Mar-Choumoun et con3entant à servir la cause commune
128 HISTOIRE DE LA GUERRE
des chrétiens de Perse, élirent un comité, composé de soi-
disant notables assyriens et de quelques prêtres ; ce comité
se chargeait de s'occuper du ravitaillement des troupes, en
imposant les habitants ; mais, au lieu de s'acquitter de cette
tâche pratique d'une façon satisfaisante, il manquait à tous
ses engagements, se montrait inapte à toute organisation et
passait son temps en discours et discussions ; en vrais Orien-
taux, les membres du comité parlaient sans fin, donnaient
pleine liberté à leur imagination et faisaient des projets sur
la résurrection de l'ancien empire assyro-babylonien.
Ils se frappaient la poitrine, ils déclaraient avec orgueil
que les Assyriens étaient la race la plus ancienne du monde
et que l'heure avait sonné pour cette vieille et noble race de
reprendre sa place dans l'univers. '
Cependant les pauvres djilos mouraient de faim et conti-
nuaient le pillage pour nourrir femmes et enfants. Ce bri-
gandage servait de moyen de propagande aux musulmans
dans leur hostilité contre les chrétiens, et a beaucoup hâté
leurs projets de massacre.
Les mollahs incitaient les fidèles dans les mosquées à
prendre les armes contre les chrétiens pour en finir une fois
pour toutes. Le soi-disant parti démocratique persan, soutenu
par les émissaires allemands, poussait les musulmans à la
révolte.
Il était évident que l'heure du conflit s'approchait.
Pendant ce temps, un nouveau personnage mettait toutes
ses forces en action pour s'emparer du pouvoir et par ses
agissements compliquait davantage la situation. C'était un
certain Aga Pétros, Assyrien de la plaine, qui avait su conqué-
rir les sympathies de ses compatriotes sédentaires et de cer-
tains chefs de tribus djilos.
Lorsque j'étais arrivé à Ourmia, au nombre des gens du
pays qui m'avaient rendu visite, se trouvait un Assyrien, vêtu
d'un uniforme de fonctionnaire russe et armé des pieds à la
tête ; il était accompagné d'une escorte, composée de gens en
tenue bizarre et fantastique et portant tout un arsenal sur
leurs poitrines ; il m'avait parlé par l'intermédiaire d'un inter-
prète, quoique, comme je l'appris plus tard, il connût suffi-
samment le russe et n'eût nullement besoin d'un interprète ;
dès les premières paroles, il avait intrigué contre Mar-Chou-
moun. C'était Aga Pétros. Son passé était assez obscur ;
AU FRONT DE PERSE
129
dans sa jeunesse, il s'était occupé de commerce au Canada et,
d'après ce que l'on m'a dit, après avoir eu maille à partir avec
la police du Canada, il quitta ce pays peu hospitalier pour lui
et revint à Ourmia, où il entra au service du Consulat de
Russie, en qualité d'interprète assyrien et turc ; quand
éclata la guerre avec la Turquie, il offrit ses services à l'Etat-
major russe, forma une milice de djilos et se chargea des
reconnaissances dans les montagnes de la Perse.
M. Nikitine, Consul général de Russie à Ourmia, et
ancien chef d'Aga Pétros, me disait que l'Etat-major russe
était très satisfait de ses services et qu'il le chargeait souvent
de missions pareilles, le considérant comme un excellent éclai-
reur. Telle est l'histoire de la carrière militaire d'Aga
Pétros.
Après la débâcle russe, Aga Pétros, se considérant comme
un grand capitaine, nourrissait le projet ambitieux de deve-
nir chef militaire de tous les Assyriens ; me rendant alors
de fréquentes visites, il insista pour qu'on mît à sa disposi-
tion 4.000 fusils et qu'on le reconnût comme commandant du
bataillon assyrien. Il fit tout son possible pour compromettre
à mes yeux le patriarche Mar-Choumoun. En outre, il repro-
chait au patriarche l'assassinat à Mossoul de son propre
oncle, qui était partisan de la fidélité des djilos à la Turquie
et adversaire ardent de leur exode en Perse, sous la protec-
tion de la Russie.
— Et voilà, lieutenant, l'homme avec lequel vous voulez
travailler ? Vous ne connaissez pas encore la perfidie orien-
tale ; je me permets de vous conseiller d'être prudent.
Le récit d'Aga Pétros, comme je l'appris plus tard, étai.
vrai ; cependant il ne m'a- nullement impressionné ; à ce mo-
ment, je m'étais déjà formé une opinion exacte sur le milieu
dans lequel je me trouvais et sur tous ces gens avec les-
quels, par la force des choses, j'étais contraint de collaborer.
Il me paraissait assez étrange d'entendre Aga Pétros criti-
quer la conduite de Mar-Choumoun à Mossoul, cet Aga Pétros
à qui l'opinion publique attribuait des actes de brigandage
et des malversations sans nombre.
Il devenait évident pour moi que tous ces chefs assyriens
n'étaient ni des héros, ni des chevaliers sans reproches, mais
tout simplement des Orientaux vaniteux, poursuivant des buts
personnels ; la perfidie et la traîtrise sont d'un usage courant
130
HISTOIRE DE LA GUERRE
depuis des siècles dans ces pa3^s d'Orient, et l'assassinat est le
moyen le plus efficace pour écarter l'adversaire.
Pourtant, il serait injuste de ma part d'attribuer cette men-
talité au patriarche Mar-Choumoun, peut-être unique dans son
amour et dans son dévouement pour son petit peuple .
Le jeune patriarche — il avait 28 ans, — faisait la meil-
leure impression ; doux et distingué dans ses manières et sa
parole, il avait les traits fins et les yeux vifs : on voyait en lui
le descendant d'une vieille race ; et, en effet, la lignée illus-
tre de patriarches assyriens se perdait dans la nuit des temps ;
cette dignité passe du frère au frère, de l'oncle au neveu, et
est pour ainsi dire héréditaire, sans jamais passer à la ligne
directe à cause du célibat des patriarches.
Quand Mar-Choumoun parlait des Turcs ou des Kurdes,
ses yeux noirs brillaient de colère et de haine ; on sentait que
c'étaient ses pires ennemis ; les mêmes sentiments l'inspiraient
quand on parlait devant lui d'Aga Pétros ; il voyait en lui son
rival, rival indigne, qui osait aspirer au pouvoir suprême, à l'in-
fluence sur son peuple.
Mar-Choumoun protestait contre toute collaboration avec
Aga Pétros, nous déclarant qu'il lui était impossible d'ad-
mettre un brigand à la tête des djilos.
Pourtant, tout en me méfiant d'Aga Pétros, et malgré mon
estime et ma sympathie pour le chef légitime du peuple assy-
rien, je considérais comme impossible de faire l'alliance avec
Mar-Choumoun dans sa lutte contre Aga Pétros et d'écarter
ce dernier de notre pénible besogne. Je trouvais chez Aga
Pétros des qualités qu'on pouvait utiliser, fermant les yeux
sur son passé et ne cherchant pas, dans ce milieu, une âme
sans tâche.
Actif et énergique, très adroit dans ses relations avec les
djilos et les chefs de tribus, Aga Pétros réussit en peu de
temps à former une « droujine », bataillon de milice des
djilos, qui obéissait à ses ordres et lui témoignait de la sou-
mission. A toute demande de ma part de passer la revue de sa
« droujine », il rassemblait les djilos, dispersés dans des vil-
lages, en très peu de temps et cela prouvait que, si jamais
nous avions besoin d'urgence d'une force armée pour faire
face à un complot musulman à Ourmia, on pourrait compter
sur Aga Pétros et sa milice. Au contraire, Mar-Choumoun et
tout son entourage passaient leur temps en discussions ; tou-
AU FRONT DE PERSE 15 I
jours bercés de leurs rêves ambitieux, toujours préoccupés
de projets fantastiques que leur soumettait le fameux comité
national assyrien, Mar-Choumoun et son nombreux état-
major, composé d'officiers chaldéens, de prêtres, de négo-
ciants, n'avaient jusqu'ici fait preuve d'aucune activité pro-
ductive ; il était évident que tous ces gens étaient incapables de
nous prêter leur concours pour la formation des troupes. Avec
une naïveté tout à fait compréhensible de la part d'un pasteur,
le patriarche rassemblait ses djilos à l'église, oii il les suppliait
d'obéir à ses ordres, de ne pas déserter et de s'abstenir de pil-
ler et de massacrer les Persans. Bien entendu, cette mesure
platonique restait sans effet.
Toute communication avec Tifiis était coupée : le§ Per-
sans s'emparèrent de la flotille sur le lac d'Ourmia, du chemin
de fer conduisant au Djoulfa, — frontière russo-persane, —
à Charifkane, port du lac d'Ourmia ; ils coupèrent le fil
télégraphique dont nous nous servions pour communiquer
avec le Caucase ; de cette façon nous étions isolés du monde
entier et bloqués dans la plaine persane par le lac, les mon-
tagnes et les ennemis, nous ne devions plus compter doré-
navant que sur le Tout-Puissant et sur nous-mêmes...
II
L'auteur raconte alors comment il parvient à organiser quelques
troupes, formées de « djilos ». Mais le gouverneur d'Ourmia appelle
dans la ville plusieurs centaines de cavaliers persans.
Quelques jours après l'arrivée de cette garde étrange, vers
le soir du 24 fév^rier 1918, des coups de fusil éclataient dans
différents quartiers de la ville ; des Persans, armés de fusils
et de poignards, entourèrent le quartier chrétien et l'atta-
quèrent ; bientôt la ville d'Ourmia se transforma en champ
de bataille ; des hommes, de^chevaux tués gisaient par terre;
comme par enchantement, dermiliers de djilos, dispersés dans
les environs, accoururent dans la ville ; il faut leur rendre
cette justice qu'aguerris par leur brigandage, ils se bat-
taient vaillamment et ripostaient aux Persans avec beaucoup
d'entrain. Nos canons bombardèrent les quartiers musulmans,
où les adversaires, terrorisés par les obus et par la défense
acharnée des djilos, commencèrent à lâcher pied le lendemain
1^2 HISTOIRE DE LA GUERRE
même ; le troisième jour de cette bataille dans les rues et sur
les toits des maisons, les Persans demandaient grâce et en-
voyaient une délégation, composée de notables et de mollahs,
supplier Mar-Choumoun de faire la paix... Cette délégation,
drapeau blanc en tête, traversa la ville à pied (tous les che-
vaux persans ayant été enlevés par les djilos), humiliée par
cette défaite rapide et inattendue, blessée dans son fanatisme,
elle contemplait, en traversant les rues encombrées de ruines,
le triste tableau que présentait la ville. Ici je laisse la parole
au D'' Caujole qui, dans ses souvenirs d'Ourmia, intitulés :
Les tribulations d'une ambulance française en Perse, dit :
« Quel souvenir, je garderai de cette journée tragique.. Quelles
visions d'horreur passent devant mes yeux !
« Des fillettes éventrées, les intestins dévidés sur la neige,
vivant encore et retenant leurs entrailles dans leurs mains.
Un enfant, l'œil tiré de l'orbite, un poignet coupé, hurlant
sa douleur et me tendant son moignon sanglant pour que je
l'arrache du milieu des décombres fumants oii ses bourreaux
l'ont jeté. Des crânes fracassés, des cervelles dont la bouillie
a giclé sur les murs. Dans les boutiques saccagées, des ca-
davres tombés l'un sur l'autre. »
Dans ce tableau, décrit avec le réalisme d'un médecin, il
s'agit des vaincus, des Persans ; nos pertes étaient relati-
vement peu élevées ; les vainqueurs, dans leur fureur et leur
soif de vengeance, continuaient le massacre et il n'y avait
plus moyen de les arrêter.
Dans cette orgie de cruauté bestiale, les djilos, ces mon-
tagnards primitifs, étaient plus humains et plus nobles que
■les brigands d'Erivan, composés d'Assyriens et d'Arméniens
du Caucase ; je n'arrivais pas à comprendre que des êtres
humains pussent être aussi cruels. Les Persans se sont ren-
dus, sans conditions, à la merci de l'ennemi, et ces bêtes
féroces massacraient et torturaient les vaincus, sans aucune
raison, sans aucune nécessité, lis se promenaient en bandes
dans les rues et tiraient des coups de feu sur des enfants qui
jouaient, sur des vieillards qui traînaient péniblement leurs
jambes, sur des femmes.
Les apercevant un jour en train de s'amuser de cette façon,
je leur déclarai qu'ils méritaient d'être pendus pour leur bar-
barie et que si je les voyais encore une fois à une telle occu-
pation, je les tuerais de mes propres mains. Ils me répliqué-
AU FRONT DE PERSE I33
rent que si les Persans avaient été vainqueurs, ils auraient
fait la même chose ; en effet, il n'y avait pas de doute que les
Persans, s'ils avaient réussi dans leur complot, auraient dé-
passé encore ces bandits dans leur férocité ; il y avait déjà
des exemples de la conduite des musulmans dans le passé.
Un détachement de la brigade persane était en garnison à
Ourmia. C'était l'unique troupe régulière persane formée et
instruite par les Russes du temps du Tsar ; les hommes étaient
des Persans, encadrés par les Russes ; ce détachement était
commandé par le colonel russe Stolder et quelques officiers.
Les hommes de ce détachement, qu'on appelait les cosaques
persans, voyant, le jour du massacre, les musulmans vaincus,
prirent parti pour leurs coreligionnaires, et du toit de leur
caserne tirèrent des coups de feu sur les chrétiens, malgré les
ordres formels du colonel Stolder de s'abstenir de toute in-
tervention dans le conflit d'Ourmia. Les Assyriens, pour se
venger, attaquèrent la caserne persane, et après l'avoir prise
d'assaut, anéantirent les cosaques ; le colonel Stolder, sa
femme et son fils, par crainte de vengeance de la part des
Assyriens, se sauvèrent au Consulat de Russie, et le lendemain
à l'aube quittèrent en voiture Ourmia, se rendant à Tauris. Le
jour même, à 11 kilomètres de la ville, on trouva leurs cada-
vres gisant sur la route ; les brigands, qu'on n'a jamais pu
découvrir, s'emparèrent de tous leurs biens, de leurs bijoux et
de l'argent que la famille Stolder emportait avec elle ; ils
enlevèrent même leurs vêtements, laissant les victimes toutes
nues sur la route.
Un officier russe appartenant à cette brigade, se voyant
poursuivi par les Assyriens, dans sa fuite se brûla la cer-
velle en présence de sa femme, pour ne pas tomber dans les
mains des brigands.
L'assassinat de la famille Stolder, que nous estimions beau-
coup tous et que nous fréquentions souvent, impressionna
profondément la colonie européenne d'Ourmia ; tout le per-
sonnel de l'hôpital russe, qui consentait au début à rester à
la disposition des Assyriens, quelques officiers russes de l'an-
ancien état-major du 7*= corps d'armée, comme le général
Karpoff, le colonel Ern, et d'autres, détachés à Ourmia pour la
liquidation de ce corps d'armée, quittèrent le lendemain et en
toute hâte la ville sinistre.
A la veille du départ de l'hôpital russe, quand la bataille
j, , HISTOIRE DE LA GUERRE
d'Ourmia battait son plein, on s'aperçut qu'une jeune îille, doc-
toresse de l'hôpital, manquait à l'appel ; on m'apprit que cette
pauvre jeune fille, qui habitait le quartier musulman, était
bloquée dans sa maisonnette ; elle ne pouvait pas la quitter
par crainte d'être assassinée par les Persans ; je connaissais
cette charmante doctoresse, et ne voulant confier à personne
une aussi belle mission que la délivrance d'une femme bloquée
de 4 djilos, et me frayant un chemin- à coups de fusil par les
ruelles persanes, j'eus la chance de libérer cette sympathique
jeune fille et de' la ramener à l'hôpital russe; le jour du
départ, elle exprima le désir de rester à Ourm.ia et de par-
tager notre sort. Je rendis hommage à son noble geste, mais
je la persuadai de partir et de ne pas courir les risques d'un
avenir incertain.
*
C'est à cette époque que le colonel russe Kousmine. accom-
pagné d'une vingtaine d'officiers, réussit à passer la fron-
tière persane et arriva à Ourmia. Cet officier avait été désigné
par l'Etat-major russe de Tiflis, d'accord avec le colonel Char-
digny, pour prendre le commandement des troupes assyriennes.
J'ai oublié de dire, que peu de temps avant l'arrivée de ce
colonel, j'avais remis le commandement de ces troupes à un
lieutenant-colonel, nommé Sinielnikoff, arrivé du Caucase et
qui me garda en qualité d'adjoint. A l'arrivée du colonel
Kousmine, c'est celui-ci qui prit le commandement du dé-
tachement d'Azerbeidjan. C'était un vieux soldat, qui s'était
couvert de gloire au coure de campagnes nombreuses, droit
et loyal, un vrai militaire de l'ancien régime. Malheureusement,
habitué à comm.ander des troupes régulières et disciplinées, du
temips du Tsar, il ne se rendait pas compte des conditions
exceptionnelles dans lesquelles se trouvaient nos formations
assyriennes ; il fut exigeant et sévère, donnait des ordres qui
étaient inexécutables, menaçait de sanctions les chefs de djilos,
etc., et en fin de compte, tous ces Assyriens, tous leurs chefs,
les officiers russes même, lui devinrent hostiles ; ce méconten-
tement fut exploité par son prédécesseur, le lieutenant-colonel
Sinielnikoff, qui, jaloux de son rival, voulait de nouveau s'em-
parer du commandement. Ayant réuni autour de lui tous les
officiers russes et la plupart des chefs assyriens, il adressa au
AU FRONT DE PERSE I35
colonel Kousmine un ultimatum : il lui imposa soit d'assister à
un meeting où des conditions nouvelles du commandement lui
seraient exposées, soit de se voir abandonné par tous ses
officiers qui se refuseraient à continuer de servir sous ses
ordres. C'était une humilitation pour ce vieux soldat de né-
gocier avec ses subordonnés ; mais, pour éviter des compli-
cations, il se décida à assister à ce nouveau « soviet » ; il
espérait calmer les esprits et contrebalancer de cette façon
l'influence néfaste de Sinielnikoff. Il me donna à comprendre
qu'il désirait que j'assistasse à cette réunion et que j'inter-
vinsse en ma qualité de représentant des alliés ; j'acceptai
volontiers ce rôle de conciliateur, et, à cette réunion, j'expri-
mai mon étonnement que les officiers russes eussent pu se
décider à suivre l'exemple des soldats et des « soviets », dont
ils étaient eux-mêmes les victimes ; je déclarai ensuite que
les formations de troupes assyriennes se trouvaient sous la
protection des Alliés, qui considéraient le colonel Kousmine
comme chef légal du détachement et que les officiers qui ne
partageaient pas ce point de vue n'avaient qu'à quitter
OuiTiiia. Le consul russe Nikitine intervint aussi en faveur de
Kousmine, et de cette façon on put mettre fin à cette rébellion
militaire.
Le colonel Kousmine, sans faire aucune concession aux
réclamations des comités et des soviets, continua sa besogne ;
ii me chargea de me rendre dans la plaine de Salmas, à
Chosrova, à 80 kilomètres au nord d'Ourmia, pour inspecter
les bataillons assyriens qui se trouvaient dans ce pays. Je
me rendis à Salmas accompagné de 4 cavaliers assyriens ; une
petite voiture militaire, à deux roues, chargée de mes baga-
ges, nous suivait ; tout alla très bien pendant le premier
jour de notre marche, et nous passâmes la nuit dans un village
en ruines et abandonné par les habitants qui s'appelait
Kouchtchy ; de la colline où était situé ce village, une vue pit-
toresque s'ouvrait sur le lac d'Ourmia et les hauteurs qui le
bordaient. Nous nous remîmes en route le lendemain matin ;
il fall-ait passer par le défilé de Chantachty ; ce défilé, très
étroit et long d'un kilomètre, était considéré comme dange-
reux à cause des Kurdes qui attaquaient les passants et les
caravanes ; pour éviter une rencontre avec ces bandits, je
donnai l'ordre à mon escorte et au cocher de la voiture de
me suivre au galop ; le défilé une fois traversé, nous nous
1^6 HISTOIRE DE LA GUERRE
trouverions dans la plaine de Salmas, peuplée de chrétiens, et
hors de danger. Mais à peine avions-nous fait la moitié du
chemin qu'une roue de la voiture dégringola, et nous dûmes
nous arrêter.
Nous esseyâmes d'arranger la voiture, et pendant ce temps
des coups de feu retentirent ; ne voulant pas abandonner
mes bagages, je faisais tous les efforts pour réparer la voi-
ture, mais les Kurdes s'approchaient et la fusillade devenait
de plus en plus nourrie ; alors les Assyriens qui m'accompa-
gnaient, avec une vitesse surprenante, remontèrent à cheval
et firent demi-tour, sans me dire un mot de leur intention peu
chevaleresque ; le cocher, un garçon de vingt ans, se mit à pleu-
rer, en me déclarant que nous étions perdus ; je pris son fusil
et, me plaçant derrière la voiture, je ripostai aux Kurdes ;
pendant ce temps, les Assyriens, qui avaient essayé de filer
dans la direction de Kouchtchy, revinrent, les Kurdes leur
ayant barré le passage par une fusillade intense ; je leur
donnai l'ordre de tirer sur les Kurdes qui s'approchaient de
plus en plus ; après quelques coups de fusil, ils me déclarè-
rent que la résistance était inutile, étant donné le nombre élevé
de Kurdes, et qu'il valait mieux se rendre.
— Tirez toujours, jusqu'à la dernière cartouche, vous aurez
toujours' le temps de vous rendre, leur disais-je, tout en
me rendant compte que la situation était désespérée.
Je savais que ces Kurdes ne plaisantaient pas avec les pri-
sonniers, et qu'après les avoir torturés, ils les massacraient ; il
s'agissait de vendre sa vie à ces bandits le plus cher possible,
et je décidai de réserver la dernière cartouche de mon brow-
ning pour moi-même, afin de ne pas tomber vivant dans les
mains des Kurdes.
— Quelle triste fin, — pensai-je avec angoisse, — quelle
mort, sans gloire, sur une grande route, attaqué par des
brigands, et seul, tout à fait seul...
Mes réflexions furent interrompues par des coups de fusil
qui venaient du côté opposé aux Kurdes ; en tournant la tête,
j'aperçus des djilos qui ripostaient du sommet de la colline ;
ils étaient une trentaine. Cette apparition inattendue des djilos
nous sauva ; ils se rendaient par la même route que nous à
Salmas, et ayant entendu la fusillade dans le défilé, ils vou-
laient passer par les montagnes ; mais ayant aperçu d'une hau-
teur que nous nous trouvions en détresse, ces braves monta-
. AU FRONT DE PERSE 137
gnards étaient venus à notre secours ; ils nous aidèrent à
repousser ces bandits et à franchir le fameux défilé de Chan-
tachty. Le soir même, nous arrivâmes au village de Chosrova.
Après avoir accompli ma mission à Chosrova, je me mis
en route pour retourner à Ourmia ; cette fois, accompagné
d'un seul cavalier — un djilo — et du cocher de ma voi-
ture à bagages, je me décidai, pour éviter une nouvelle rencon-
tre avec les Kurdes, de traverser le fatal défilé pendant la
nuit ; je savais que les Kurdes n'avaient pas l'habitude d'atta-
quer dans l'obscurité et veillaient rarement dans la nuit.
En effet, sans aucun incident, nous passâmes par Chan-
tâchty et, une fois dans la plaine, je pris un petit chemin au
bord du lac d'Ourmia pour arriver le plus tôt possible au
village de Kouchtchy et y passer la nuit ; mais, dans l'obs-
curité, nous nous trompâmes de chemin, et nous arrivâmes
dans des ravins devenant à la fin infranchissables non seu-
lement pour la voiture, mais même pour les cavaliers ; nous
chevauchâmes longtemps, en cherchant vainement une sortie.
Un vent atroce et froid mit le comble à notre malheur, et,
fatigués de cette marche infructueuse, nous nous arrêtâmes en
pleins champs, ayant décidé de faire manger les chevaux et
d'attendre le lever du soleil. Mais le djilo qui m'accompagnait
me déclara qu'il trouvait cet endroit peu sûr et qu'il « sentait »
que nous nous trouvions dans une région kurde : les chiens,
qu'il entendait aboyer dans les villages environnants, pou-
vaient réveiller les Kurdes, qui nous guetteraient pour nous
attaquer dès l'aube. Il s'offrit pour se rendre à pied chercher
un chemin praticable, — son cheval étant trop fatigué. Je le
laissai faire. Moi-même après avoir pris une tasse de thé,
que je préparai avec mon réchaud à alcool, je m'étendis
par terre, et roulé dans mon manteau, je m'endormis tout de
suite. Des coups de fusil me réveillèrent. II faisait encore
nuit. Je pris le fusil de mon cocher et ripostai aux inconnus.
— Officier français, ne tirez pas, nous sommes venus vous
chercher, — crièrent les inconnus, en russe. C'étaient des
Assyriens que trouva mon djilo dans un proche village et
qui étaient venus à notre secours. Ils nous aidèrent à sortir
de ce terrain accidenté et nous conduisirent sur la route.
— Quelle chance, disaient-ils, que votre djilo soit tombé
dans notre village et nous ait raconté votre mésaventure ;
ayant appris de lui le lieu où vous vous étiez arrêtés, nous
1,8 HISTOIRE DE LA GUERRE
accourûmes à votre secours ; à une demi-heure d'ici se trouve
un village habité par des Kurdes, connus pour leur férocité ;
il n'y a aucun doute qu'ils vous guettaient déjà, pour vous
attaquer dès les premiers rayons de soleil. J'étais sincère-
ment touché de la bravoure de ces Assyriens et je les remer-
ciai de tout mion cœur ; je passai le reste de la nuit dans
leur village et revins le matin à Ourmia.
La lutte entre Mar-Choumoun et Agas Pétros devenait de
plus en plus aiguë ; pour mettre fin à toutes ces intrigues,
extrêmement nuisibles à notre mission, le colonel Kousmine
réussit à convaincre le patriarche de se rendre à Chosrova,
où se trouvaient aussi ses frères et sa sœur, Sourma-Khanum ;
cette dernière, une femme de 40 ans, s'occupait activement
des affaires ass3'riennes et exerçait une grande influence sur
son frère. C'était une espèce de chef d'Etat-major du patriar-
che ; l'idée de transférer le siège de Mar-Choum.oun à Salmas
lui souriait infiniment, et elle nous aida beaucoup à éloigner
le patriarche d'Ourmia.
Aussitôt arrivé à Chosrova, l'ambitieux patriarche, d'accord
avec sa sœur, décida de faire une politique indépendante et
se mit en relations avec un certain Simko, chef redoutable
et influent de tous les Kurdes de la région ; il prêta naïve-
ment confiance aux promesses de Simko de faire marcher
ses tribus kurdes, la main dans la main avec les Assyriens,
contre les Turcs. Pour s'entendre sur les détails et conclure
l'accord, le perfide chef kurde invita Mar-Choumoun à venir
le voir dans ses montagnes ; ne se doutant de rien, le pa-
triarche, accompagné d'une centaine de cavaliers assyriens,
se rendit chez son nouvel allié ; Simko le reçut à bras ou-
verts, lui offrit un somptueux dîner, et s' étant mis d'accord
sur tous les points, ils se serrèrent les mains en se séparant.
Mais à peine Mar-Choum.oun avait-i! quitté la maison de
Simko et était-il monté dans sa voiture, pour retourner chez
lui, que des coups de fusil partirent de tous les toits du village
kurde ; Mar-Choumoun fut tué sur le champ, de même que la
plupart de ses cavaliers ; une dizaine d'Assyriens réussirent
à s'échapper et se rendirent à Ourmia, où la triste nouvelle
de l'assassinat du patriarche provoqua une énorme émotion
parmi les djilos ; ils demandèrent à aller immédiatemxent
venger leur patriarche, il était impossible de les retenir ; les
AU FRONT DE PERSE 139
nobles montagnards, indignés dans leurs meilleurs sentiments,
insistèrent pour qu'on les laissât aller, sans délai, attaquer
les Kurdes ; on eut peine à leur expliquer qu'il fallait pa-
tienter au moins 24 heures pour organiser cette expédition,
et pour les faire accompagner par des officiers russes, et les
munir de mitrailleuses et de canons.
Le lendemain, une colonne de djilos sous le commandement
d'Aga Petros se mit en route par les montagnes de Tergaver,
Baradosto et Somai ; une autre, sous le commandement
du colonel Kousmine et le mien, en qualité de son adjoint,
suivit la grande route conduisant à Dilman ; les deux colonnes
avaient pour but d'entourer de l'ouest et de l'est la région
occupée par Simko. Notre colonne arriva sans incident jusqu'à
Kouchtchy, où nous rencontrâmes une vive résistance de la
part des bandes persanes et kurdes ; il était évident que
tous les musulmans de la région que nous traversâmes s'étaient
ralliés à Simko, dont le complot prémédité ne servait que
de signal pour mettre contre nous les musulmans du pays.
Le bataillon arménien, sous le commandement du sous- lieu-
tenant arménien Stepanianz, après une attaque vigoureuse,
brisa la résistance des Persans, et, quelques heures après, nous
rentrâmes dans le village de Kouchtchy, abandonné par les
bandes. Nous continuâmes notre marche vers la plaine de
Salmas, ayant laissé à Kouchtchy le bataillon arménien pour
protéger nos derrières ; mais arrivés au défilé de Chan-
tachtchy, une vive fusillade nous barra le chem.in ; les sommets
des montagnes qui formaient ce défilé étaient occupés par
les Kurdes. Un groupe d'Assyriens s'avança en tirailleurs,
vers les hauteurs occupées par les Kurdes, pour les chasser ;
le gros de nos forces resta dans la vallée, des deux côtés de
la grande route. Le colonel Kousmine et moi, laissant notre
détachement en bas, montâm.es à cheval sur une colline,
pour reconnaître le terrain ; nous aperçum.es bientôt un dé-
tachement de cavaliers, assez nombreux, qui se dirigeait
vers nous au trot, venant de Dilman ; il était encore assez
loin de nous, et il était impossible de distinguer l'origine de
ces cavaliers ; nous descendîmes de la colline pour envoyer
des éclaireurs à leur rencontre, mais, aussitôt en bas, nous
aperçûmes un triste tableau : nos Assyriens étaient déjà loin
de nous, en pleine fuite, terrorisés par ces cavaliers mysté-
rieux, qu'ils avaient aussitôt pris pour des Kurdes ; sans
I/jO HISTOIRE DE LA GUERRE
nous prévenir du « danger » qui avait provoqué leur panique,
ils nous avaient abandonnés, et se souciaient peu de notre
sort. Nous esseyâmes de les retenir en leur criant de s'arrêter,
mais ils ne voulaient rien savoir et ne tournaient même
pas la tête dans notre direction. Nous nous regardâmes, le
Colonel Kousmine et moi, sans nous dire un mot, surpris
tous les deux et déprimés par l'infidélité de nos troupes ;
abandonnés même par nos ordonnances assyriens, nous mar-
châmes au pas, derrière nos troupes en déroute, nous formions
de cette manière leur arrière-garde. Mais les Kurdes, qui
voyaient la fuite, descendirent de leurs montagnes et, s'arrêtant
sur les pentes, tirèrent sur nous, leurs balles ne pouvant plus
atteindre les fuyards ; quand les balles commencèrent à tomber
tout près de nous, nous prîmes le galop, et à travers champ,
nous atteignîmes la grande route pour arrêter la tête de la co-
lonne de fuyards. Revolver à la main ,nous barrâmes la route
à ces Assyriens affolés, et les mettant en ordre, nous les recon-
duisîmes à Koutchtchy, pour passer la nuit.Le lendemain matin
nous recommençâmes la même opération, et surveillant tout le
temps, cette fois, nos troupes, nous réussîmes à passer par
Chantachty, et à traverser la vallée de Salmas. Après une ba-
taille sous les murs de la ville persane de Dilman, nous en-
trâmes à Chosrova, où nous rencontrâmes Agas Petros et sa
colonne ; cette dernière, composée exclusivement de djilos,
avait remporté une victoire brillante sur les Kurdes de Simko.
Tous les pays qu'ils avaient traversés avaient été littérale-
ment « nettoyés » de Kurdes, leurs villages mis en feu ; Simko
lui-même réussit à peine à s'enfuir, emportant son or et son
fils ; il abandonna ses femmes, qui, par hasard, ayant échappé
à la mort, avaient été accueillies par quelques officiers russes,
qui les emmenèrent avec eux à Chosrova ; ces trois femmes de
Simko s'habituèrent assez vite à leur nouveau sort et, appré-
ciant beaucoup la chevalerie de leurs protecteurs, s'attachèrent
sincèrement aux officiers russes, leurs nouveaux maîtres. Elles
les suivirent ensuite dans leurs marches et s'occupèrent de
leur ménage.
Il était évident, pour ceux qui connaissaient l'Orient, que les
djilos, grisés par leur victoire sur les Kurdes de Simko, ne
s'arrêteraient pas à'Chosrova et que leur instinct de pillage et
de massacre les pousserait à continuer leur œuvre. La ville per-
sane de Dilman, qui se trouvait à 5 kilomètres de Chosrova,une
AU FRONT DE PERSE I4I
ville florissante et peuplée, et tout à fait paisible, après la dé-
faite de Simko, s'attendait à l'invasion des djilos ; les habitants
quittèrent pour la plupart la ville et s'enfuirent dans les mon-
tagnes en emportant leurs biens. Il n'y resta que des femmes,
des vieillards, des enfants, ou de pauvres diables qui ne ris-
quaient que leur vie. Et, en effet, dans la nuit même, les djilos
firent leur entrée triomphale dans la ville, entourée par de
hauts murs ; ils brisèrent les portes, et, ne rencontrant aucune
résistance, se mirent à piller les Persans.
Dans la matinée, l'abbé L'Hôpital, de la mission Lazariste à
Chosrova, vint me trouver et m'annonça que les djilos, aux di-
res des Persans accourus à la mission, avaient mis la ville à feu
et à sac, et que les Persans imploraient la protection de la mis-
sion française ; le pauvre père, très ému, me demanda de
mettre fin à ces atrocités ; je lui promis de faire mon possible,
et, mon cheval sellé, je me rendis à Dilman, accompagné du
frère de Mar-Choumoun, Aga-David, et de quelques cavaliers.
La grande route qui conduisait du village de Chosrova à
Dilman, était occupée, sur toute sa longueur, par une foule im-
mense de djilos avec femmes et enfants ; les uns se dirigeaient
vers Dilman, pour chercher le butin, les autres en revenaient
chargés de meubles, de literie, d'objets de ménage ; les
plus malins, qui avaient réussi à trouver des bestiaux, mettaient
leur butin sur leur dos,et par-dessus les bagages, ils avaient en-
core une femme persane qu'ils avaient capturée. Sous le soleil
brillant de cette matinée, cette grande route de la vallée de
Salmas, grouillante d'une foule immense aux costumes pit-
toresques, qui circulait fiévreusement dans deux directions
différentes, — on aurait dit deux grandes rivières colorées —
avait un aspect original. Ce déménagement dura toute la
journée et cessa seulement lorsque Dilman eut été complè-
tement vidée.
Je pénétrai à Dilman ; je ne reconnus plus cette ville,
jadis florissante et paisible ; partout des blessés et des ca-
davres, des boutiques mises à sac, des maisons incendiées.
Une foule de femmes persanes, qui dans leur frayeur oubliè-
rent de couvrir leur visage, m'entoura ; elles saisirent mes
bottes, s'accrochèrent à mes étriers, et hurlant, pleurant, sup-
pliaient de les protéger... Je les fis conduire dans une vaste
cour et je mis un factionnaire assyrien à la porte. Quelques
pas plus loin, un Persan tout nu et tout en larmes m'appa-
ii
j ^2 HISTOIRE DE LA GUERRE
rut, traîné par quelques djilos ; nous arrêtâmes ce convoi
bizarre et apprîmes qu'il avait été déshabillé pour être fouillé ;
ayant avoué qu'il cachait son or au cimetière musulman, les
djilos le conduisaient à l'endroit oii il avait enterré son tré-
sor ; pour ne pas perdre un temps précieux, ils l'emmenaient
tel qu'il était sans lui accorder le temps de s'habiller.
Le lendemain, quand il n'y eut plus rien à piller, tout
rentra dans l'ordre : les djilos quittèrent la ville, et les fuyards
rentrèrent à Dilman ; les boutiques et les bazars ouvrirent
leurs portes, les rues s'animèrent de leur mouvement habi-
tuel ; une foule persane, toujours grave, et sans sourire,
toujours inquiète, marchant au petit pas, au long des rues,
encore tout ensanglantées, emplissait les bazars, les bouti-
ques, la mosquée... Avec un fatalisme oriental, elle attendait
les événements, les bouleversements, les invasions, habituée
depuis de longs siècles à ces changements d*3 la destinée.
III
Le 25 avril 1918, les Français qui se trouvaient à Ourmia reçoi-
vent, par l'intermédiaire du Consul de France à Tauris, l'ordre de
quitter la ville. Le lieutenant Gasîièld y reste pourtant, sur la de-
mande du colonel russe.
Cependant, en juin 1918, la situation à Ourmia était deve-
nue intolérable ; toutes les ressources de ravitaillement étant
épuisées, la famine, la fièvre typhoïde et le choléra faisaient
rage dans la population musulmane et chrétienne ; par cette
chaleur atroce de l'été persan, les épidémies suivaient un libre
cours ; au nord, au sud et à l'ouest, nous étions entourés par
l'ennemi, Turcs et Kurdes, et à l'est, c'était le lac d'Ourmia,
infranchissable pour nous, après la prise de la flottille du lac
par les Persans. Bouclés comme dans un sac dans ces vallées
-"Ourmia et de Salmas, sans espoir de recevoir du secours ou
oes renforts du dehors, disposant seulement de 300 obus pour
nos 8 canons et de 300 cartouches par fusil, nous décidâmes
de tenter de percer le front turc, au nord de Salmas, pour
mettre fin à cette agonie lente, mais sûre. Le 12 juin 1918,
notre détachement formé de 3 bataillons assyriens, 2 ba-
taillons arméniens, 2 escadrons et '5 canons, se mit en route
AU FRONT DE PERSE I43
dans la direction de Dilman-Choï ; nous atteignîmes Kara-
Tepe, un défilé, dont les hauteurs étaient occupées par les
débris de la 6^ division turque ; il y avait à peu près 1.500
Turcs, renforcés par des bandes kurdes et persanes ; ils
nous opposèrent une vive résistance, et une bataille entre
nos troupes et les Turcs s'engagea ; elle dura 6 jours, sans
que nous puissions nous ouvrir le passage ; les Turcs pour-
tant restaient sur la défensive ; alors pour arriver à une solu-
tion — nos cartouches touchaient à leur fin, — les bataillons
arméniens qui occupaient le centre de notre front, dans un
élan vraiment héroïque, sortirent de leurs abris, et au pas
gymnastique se jetèrent sur les Turcs ; cette surprise eut un
plein succès ; les djilos et les Assyriens, entraînés par
l'exemple des Arméniens, prirent part à cette attaque ; les
Turcs, dans la confusion provoquée par cette tentative brus-
que, lâchèrent pied, — et, presque sans pertes, nous occu-
pâmes les hauteurs de Kara-Tepe, abandonnées par l'ennemi ;
c'étaient des positions excellentes où il était facile de se dé-
fendre. Mais îe sourire de la destinée fut de courte durée et, le
soir même, les djilos qui étaient sur les ailes de notre front,
surpris dans l'obscurité par l'apparition de la cavalerie kurde
sur leurs flancs, pris de panique, s'enfuirent, sans coup férir ;
l'ennemi continua à toute vitesse de déborder nos flancs, et
les Assyriens suivirent aussitôt les djilos ; alors les Arméniens,
se voyant menacés de tous côtés, furent forcés d'abandonner
le front. II n'y avait plus de troupes ; des bandes affolées
fuyaient dans la direction de Salmas, empressées de joindre
leurs familles, leurs bestiaux et leurs biens et de se sauver au
sud, toujours au sud, dans la direction d'Ourmia ; il n'y avait
aucun moyen d'arrêter ces bandes affolées ; cette fois c'était
le désastre sans espoir... La grande route de Salmas à Ourmia,
encombrée de fuyards, de voitures, d'animaux chargés de
biens, de femmes et d'enfants, présentait un tableau qu'on
peut voir seulement en Orient. Je n'ai jamais vu un tel affo-
lement ; les femmes, leurs enfants sur le dos, hurlaient, les
enfants pleuraient ; même les animaux, effrayés par cette pa-
nique, poussaient des hurlements lugubres ; une lune mer-
veilleuse éclairait la fuite de cette foule exotique, qui, comme
une bande vivante, parsemait la grande route sur une di-
zaine de kilomètres ; les montagnes silencieuses, troublées
par les cris des milliers de fuyards, répondaient par un écho
144
HISTOIRE DE LA GUERRE
mystérieux ; et les eaux du grand lac d'Ourmia, reflétaient
de loin, comme une glace, cet exode pittoresque ; l'imagina-
nation nous transporta aux siècles passés et lointains. La
marche précipitée fatigua vite les femmes et les vieillards,
beaucoup parmi eux ne pouvaient plus suivre le mouvement
et restèrent en route ; des mères abandonnèrent leurs enfants,
qu'elles ne pouvaient plus porter sur le dos ; des cavaliers,
des voitures passaient, sans s'arrêter, sans tendre la main
à ces malheureuses ; chacun pensait à soi, à sa vie et à
son bien... La marche rapide conduisit l'avant-garde des fu-
yards le lendemain même au soir, à Ourmia, oii la population,
mourant presque de faim, fut effrayée par cette invasion de
cinquante mille individus qui allaient demander du pain ou le
prendre eux-mêmes, là où ils en trouveraient. Les réfugiés
s'arrêtèrent au sud de la ville d'Ourmia, et formèrent
un camp immense, au bord d'une rivière. L'évêque français
mit à leur disposition toutes les réserves de vivres, surtout
de farine, que la mission possédait ; il offrit l'abri sous le toit
de la mission aux malades, aux vieillards et aux enfants, et
en peu de temps, les jardins, la cour, les bâtiments de la mis-
sion des Lazaristes se transformèrent en un camp oriental...
La désolation qui régnait à Ourmia inspira au colonel
Kousmine l'idée d'entamer des négociations avec les Turcs
pour leur demander de laisser passer la population assyrienne,
surtout les femmes, les enfants et les vieillards, dans la zone
anglaise, dans la région de Hamadan, dont nous étions sépa-
rés par les lignes turques. On ne savait pas au juste oij se
trouvait le commandement turc, mais un officier turc, fait ré-
cemment prisonnier, se chargea d'accompagner les parlemen-
taires et de les aider à le trouver. On ne put recruter de
volontaires parmi les Assyriens pour se rendre dans le camp
turc ; ils craignaient, et peut-être non sans raison, d'être
massacrés en route par les Kurdes ; alors, le colonel Kousmine
désigna un colonel russe, nommé Tabouret, et me demanda
en même temps de l'accompagner et de participer à ces
négociations. L'idée généreuse du colonel Kousmine était
chaleureusement soutenue par l'évêque français, qui offrit même
ses services pour nous accompagner chez les Turcs afin d'ap-
AU FRONT DE PERSE
145
puyer auprès d'eux notre demande ; pourtant, envisageant les
difficultés de la marche dans une région déserte et monta-
gneuse et les dangers des rencontres avec les Kurdes, — je
réussis à persuader l'évêque de s'abstenir de ce voyage,
lequel, étant donné son âge, aurait été excessivement pénible
pour lui.
Le colonel Tabouret et moi, sans perdre de temps, nous
nous mîmes en route ; mais, à 5 kilomètres au sud d'Ourmia,
des cavaliers assyriens nous arrêtèrent en nous déclarant
que l'ordre du colonel Kousmine de négocier avec les Turcs
était annulé par le « Comité National assyrien », lequel ne
partageait pas le point de vue du colonel, et que ce comité,
n'étant pas satisfait de la façon d'agir du colonel Kousmine,
l'avait mis à pied et avait pris le pouvoir suprême dans ses
propres mains. Le commandement des troupes assyriennes
était assuré dorénavant par une commission assyrienne, sous
la présidence d'un intendant russe, Gorietzki.
Ayant consenti par humanité à accomplir la mission dont
nous avait chargés le colonel Kousmine, nous fîmes aussitôt
demi-tour et rentrâmes à Ourmia. Le coup d'Etat de ce pré-
tendu « Comité national », composé de boutiquiers et de
quelques prêtres assyriens ignorants et bavards, aurait été
comique, s'il s'était produit dans des circonstances moins
graves. A un moment aussi critique, ces politiciens assy-
riens avaient décidé d'écarter Kousmine et avec lui la plu-
part des officiers russes, qui, indignés de la conduite des
Assyriens vis-à-vis de leur chef, — quittèrent la troupe assy-
rienne et se rallièrent autour de Kousmine.
Ces éternelles intrigues, indispensables à la vie des Orien-
taux, comme l'air et l'eau, m'indignaient aussi ; je savais
également qu'il n'y avait rien de bon à attendre du bavardage
de ce Comité national. Toute ma sympathie appartenait, bien
entendu, à ce glorieux soldat, vétéran de la guerre de Mand-
chourie, héros de la Grande Guerre ; mais mis devant le
fait accompli, je voyais qu'il me serait impossible de réta-
blir le colonel Kousmine au pouvoir. Pour ne pas compliquer
la situation et hâter l'action de ces gens passifs, — je me
suis soumis à ce nouvel état de choses ; j'ai poussé surtout
le nouveau commandement à prendre l'offensive au sud
d'Ourmia, pour percer le front turc et rejoindre les Anglais ;
c'était la seule solution, surtout après l'arrivée d'un aviateur
1.6 HISTOIRE DE LA GUERRE
anglais, Pellington, envoyé à Ourmia quelque temps aupa-
ravant par le général Dunsterville, commandant les forces
anglaises en Perse, pour nous informer qu'il lui était impossible
de nous fournir des renforts, que les Assyriens ne devraient
compter que sur eux-mêmes et que, s'ils arrivaient à établir la
liaison avec l'armée anglaise, cette dernière pourrait leur don-
ner des munitions et des armes pour continuer la résistance
contre les Turcs. Comme je le disais plus haut, les Anglais
se trouvaient dans la région de Hamadan, dont nous étions
séparés par des centaines de kilomètres, par des pays en partie
déserts et montagneux, en partie peuplé par des Kurdes hos-
tiles.
Sans perdre de temps, le 20 juin 1918, nous nous mîmes
en route dans la direction du sud d'Ourmia et, à Haiderabad,
c'est-à-dire après 60 kilomètres de marche, nous rencontrâmes
les avant-postes turcs, qui, sous notre poussée, se retirèrent
lentement jusque dans leurs lignes, d'où une vive résistance
nous fut opposée ; les Turcs occupaient des hauteurs et dis-
posaient d'un grand nombre de mitrailleuses ; ils barraient
par leur feu tout accès à leurs positions, et nos canons n'arri-
vaient pas à les faire taire ; toutes les tentatives de nos fan-
tassins d'avancer et d'attaquer l'ennemi échouèrent ; alors un
escadron de cavaliers arméniens, ayant trouvé dans les monta-
gnes un sentier d'une certaine largeur, conduisant à la prin-
cipale position turque, monta par ce sentier et, au moment
où il risqua d'être aperçu par l'ennemi, se jeta au ga-
lop, sabre à la main, sur les mitrailleurs ennemis ; c'était une
attaque à la Murât, un élan sublime, qu'un soldat éternise
dans son âme ! Mais les Turcs étaient dignes de leurs ad-
versaires, et, en vrais guerriers, ils continuaient, sans bron-
cher, à mitrailler les cavaliers qui tombaient les uns après les
autres ; la moitié de ces braves resta sur place ; les autres
nous rejoignirent au moment ou nos fantassins, profitant de
la diversion des cavaliers et du changement de direction du
feu, débordèrent au pas gymnastique cette position turque.
L'ennemi, s'apercevant que ses arrières étaient menacés, recula
rapidement ; alors, sans arrêt, nous poussâmes notre attaque,
soutenue par nos canons et, durant la nuit, nous réussîmes à
AU FRONT DE PERSE I47
chasser les Turcs, — d'ailleurs peu nombreux, mais munis de
nombreuses mitrailleuses, — des montagnes qui nous sépa-
raient de la plaine de Souîdouz. Ici, en rase campagne, encou-
ragés par le succès de nos armes et par notre supériorité,
nous livrâmes la dernière bataille aux Turcs, qui couronna
notre victoire et refoula l'ennemi dans la direction de Ravan-
douz et Mossoul. C'est ainsi que le sort capricieux des armes,
après tant de défaites et d'échecs, nous sourit par cette
matinée ensoleillée et nous sauva dans notre détresse.
Notre artillerie et nos fantassins restèrent à Souîdouz, pour
empêcher les Turcs de revenir dans la plaine...
Accompagné du chef assyrien Aga Petros et de ses 300
cavaliers, je continuai la marche, à travers les montagnes,
toujours dans la direction du sud, à la rencontre des Anglais.
C'était le Kurdistan persan perfide et hostile qui nous séparait
de nos alliés, et par prudence nous évitâmes les villes et les
grands villages kurdes : nous marchions surtout la nuit, nous
reposant aux heures de grande chaleur dans des endroits pres-
que déserts, toujours pour éviter des rencontres avec des
t)andes kurdes, qui auraient pu retarder notre marche et nous
empêcher d'atteindre notre but principal : demander aux
Anglais soit des renforts pour Ourmia, soit l'accueil de la popu-
lation chrétienne d'Ourmia dans la zone anglaise. Pourtant,
pour nous ravitailler, nous fûmes plusieurs fois contraints
de nous arrêter dans des petit-s villages kurdes ; notre appa-
rition terrorisait littéralement les bandits, qui, se voyant en
minorité, s'attendaient au pillage et au massacre. Une consigne
très sévère fut donnée par nous aux djilos de s'abstenir de
tout pillage ; on les prévint que tout coupable serait exécuté
sur le champ, et ils comprirent que cette fois ce n'était pas
une menace en l'air ; cette conduite inattendue des djilos
étonna les Kurdes, qui n'y comprenaient plus rien. Mais nos
hommes, nos chevaux et nous-mêmes, avions tous faim et,
sans argent, nous étions forcés de demander aux Kurdes des
vivres, en leur donnant en échange des bons, signés par moi
et Aga Petros ; je croyais de bonne foi que ces bons seraient
payés plus tard par les Anglais. Malheureusement les événe-
ments prirent une autre tournure, et notre tentative d'être
loyaux n'a pas eu la chance de confirmer la confiance des
Kurdes aux bons de réquisition. En tout cas, ils étaient heureux
de se débarrasser de nous à si bon compte.
k
j .g HISTOIRE DE LA GUERRE
Enfin, le Kurdistan était traversé, et nous suivîmes la grande
route, conduisant à Hamadan. D'après le dire des Persans
que nous rencontrâmes, des patrouilles anglaises se trou-
vaient à proximité, mais nous trottions toujours, nous re-
gardions de tous les côtés, sans apercevoir un seul Anglais.
— A Sein-Kala, tout un régiment britannique tient la ville,
nous disait un vieux Persan.
Arrivés dans cette ville, impatients de voir enfin nos alliés,
nous ne les trouvâmes pas non plus.
— Décidément les Anglais nous évitent, — remarquait
mélancoliquement Aga Petros, — mars on les trouvera quand
même, et on ira, s'il le faut, même à Londres pour les rattraper.
Le lendemain, suivant toujours la grande route, tard dans
la soirée et à 40 kilomètres au sud de Sein-Kala, nous aperçû-
mes des tentes kaki, bien alignées, des sentinelles anglaises,
des chevaux attachés à la corde.
L'ordre et la propreté de ce camp militaire témoignaient
qu'il appartenait à une armée européenne ; les hommes, bien
vêtus, presque élégants, faisaient leur soupe ; les chevaux,
dans un excellent état, bien pansés, remuaient gaiement leurs
musettes ; c'était une joie pour moi de voir en pleine Perse
ce camp coquet, ce beau tableau militaire, après le désordre
et l'anarchie des bandes d'Ourmia ; une nostalgie de l'ar-
mée française m'envahissait et j'avais un seul désir : retour-
ner en France et continuer la guerre dans ce superbe
3* hussard avec lequel j'étais entré en campagne. J'étais réel-
lement las des intrigues et des perfidies de l'Orient, où la
ruse remplace la chevalerie et la traîtrise est considérée
comme une vertu.
C'était un escadron du 14^ régiment de hussards, autre-
fois en garnison à Folkestone. Depuis la guerre, ce régi-
ment était allé aux Indes, puis en Mésopotamie et en Perse ;
j'étais étonné de voir leurs chevaux dans un état admirable,
après des marches aussi longues et fatigantes ; mais les
Anglais, très soucieux de leurs montures, les entouraient de
conforts et de soins, comme s'ils étaient en temps de paix,
dans leurs garnisons. Ce souci, comme je m'en suis aperçu plus
tard, prend souvent le dessus sur les besoins militaires, et
je connais des cas où les cavaliers britanniques arrivaient
trop tard pour la seule raison de ménager leurs montures.
J'ai trouvé chez les hussards anglais l'accueil le plus cordial ;
AU FRONT DE PERSE
149
ils ne s'attendaient pas, comme ils le disaient, à rencontrer,
dans ce pays sauvage, un hussard français...
Ils firent dresser ma tente dans leur bivouac, mes chevaux
furent attachés à leur corde, et un repas copieux et exquis,
des boissons fines, dont j'étais privé depuis un an, me furent
offerts. Cet escadron escortait une mission de 10 officiers et
15 sergents, se dirigeant sur Ourmia en qualité d'instructeurs
des troupes ass3Tiennes. L'escadron devait les escorter à tra-
ver le Kurdistan ; ensuite, la mission qui avait à sa tête le
major More, devrait continuer seule la route vers Ourmia,
et l'escadron avait l'ordre de retourner à Bidjar d'où il venait,
et où se trouvait son régiment.
Je rendis compte au major More de la situation à Ourmia,
où l'arrivée de la mission des instructeurs ne pouvait plus rien
changer. II était évident que le général Dunsterville, qui en-
voyait cette mission, n'était pas au courant des événements
d'Ourmia, et le major More, informé par mes récits, me de-
manda de rendre compte de la situation au général Byron,
commandant la brigade anglaise à Hamadan.
L'envoi de la mission anglaise était en retard de 8 mois :
c'était clair, après les explications du major, qui pourtant était
obligé de suivre les ordres et continuer sa marche vers Ourmia;
le lendemain m-atin, il se mit en route, accompagné des hus-
sards et d'Aga Petros avec ses 300 cavaliers. Son expédi-
teur devait être de courte durée, et quelques jours plus tard,
je revis le major More à Bidjar : aussitôt séparé de son esca-
dron, il fut attaqué sur son chemin par les Kurdes et aban-
donné par les Assyriens qui fuyaient pris de panique ; le
pauvre major et sa mission eurent la plus grande peine à
sauver leur vie et à faire demi-tour vers Bidjar.
Quant à moi, accompagné de mes ordonnances, je continuai
mon chemin vers Hamadan. Je fis halte à Bidjar, où je fus
très aimablement reçu par le colonel et les officiers du 14*^ hus-
sards, avec lesquels je passai une journée exquise. C'était
une joie de me trouver dans ce milieu européen, avec des gens
distingués, après ce long séjour parmi ces « enfants terri-
bles » d'Orient.
Arrivé à Hamadan, une ville persane dont certains quar-
tiers ont pris l'aspect d'une garnison britannique, je me pré-
sentai au général Byron, à qui je fis un rapport très détaillé
sur la situation à Ourmia. Je prévenais le général que si des.
jTQ HISTOIRE DE LA GUERRE
mesures urgentes n'étaient pas prises, il devait s'attendre à
voir arriver dans la zone britannique 80.000 bouches affa-
mées, qui, sous la poussée des Turcs, quitteraient Ourmia,
et après avoir fait 500 kilomètres à travers une région épui-
sée et dévastée, apparaîtraient dans un état lamentable à
Hamadan. Possédant des armes, cette foule indisciplinée, dans
un état désespéré, se livrerait au pillage et au massacre. Le
général déclara que les Anglais étaient peu nombreux en Perse
et qu'il ne pouvait pas envoyer des renforts à Ourmia, qu'il
lui serait impossible de ravitailler les chrétiens d'Ourmia
dans le cas où ils arriveraient à Hamadan, et qu'il allait
demander télégraphiquement des instructions à l'Etat-major
de Bagdad.
Une semaine s'était passée à peine que l'avant-garde de
la foule immense des fuyards d'Ourmia s'approchait de
Hamadan. Les Anglais, effrayés par cette invasion de ses soi-
disant alliés, faisaient occuper toutes les routes conduisant
à Hamadan par des sentinelles qui arrêtaient les réfugiés,
les désarmaient et ensuite les conduisaient dans un camp de
concentration ; pendant des jours et des jours arrivaient ces
malheureux, épuisés de fatigue, affamés et terrorisés par les
Kurdes, qui les attaquèrent plusieurs fois sur leur long et
triste chemin. C'était un exode tragique, provoqué par l'ap-
parition brusque des bandes kurdes, à Ourmia ; les troupes
que nous laissâmes à Ourmia pour protéger la population déjà
aux prises avec les Kurdes s'enfuirent ; alors la population
suivit les troupes ; les malades et les vieillards, qui ne pou-
vaient pas entreprendre cette longue marche par cette chaleur
tropicale, se sauvèrent à la mission catholique, oiJ, aussitôt
entrés, ils furent tous tués par les Kurdes.
Des milliers trouvèrent la mort sur la route d'Ourmia à
Hamadan, les uns de fatigue, les autres massacrés par les
Kurdes ; leurs bestiaux épuisés, privés de fourrage et d'eau
dans ce pays désert, tombaient à côté de leurs maîtres..
Peu de temps après cet exode, je fus envoyé par l'Etat-
major anglais de Hamadan à Bidjar ; le long de la grande
route suivie par ces malheureux gisaient des cadavres effroya-
blement nombreux, des hommes, des femm.es et des enfants
déshabillés par les Kurdes ; des volées de corbeaux couvraient
• ces cadavres ; à côté on voyait des chevaux et des buffles ;
c'était une horreur d'autant plus pénible que le soleil torride
AU FRONT DE PERSE
151
de la Perse avait décomposé les cadavres et rempli l'air d'une
odeur affreuse, qui donnait des nausées. Pour avoir une
idée de ce triste calvaire, il suffit de dire que des 80.000
chrétiens partis d'Ourmia, la moitié seulement put rejoindre
Hamadan !
NICOLAS GASFIELD.
DOCUMENTS
Le plan de guerre austro-allemand
Un entretien de Conrad de Hoetzendorff avec Moltke
(mai 1914). .
Le maréchal Conrad de Hœtzendorff, chef d' Etat-major général de
l'armée austro-hongroise en 1914, publie ses souvenirs (/). Du troi-
sième volume qui porte sur la période du P^ janvier 1913 au
27 juin 1914, nous avons extrait ce passage, qui donne des indications
intéressantes sûr le plan de guerre austro-allemand.
Je quittai Vienne, le 12 mai, à neuf heures du matin et
arrivai à Carlstad le soir, à 6 heures.
Je me rendis sur le champ chez le général de Moltke,
Après un échange de paroles cordiales, commença une conver-
sation qui se prolongea jusqu'à huit heures. Nous étions
tête à tête.
Nous traitâmes d'abord de la situation politique et du
maintien des accords en vigueur en cas d'une guerre com-
mune. A ce propos, je déclarai que non seulement nous ne
devions plus compter la Roumanie parmi nos alliés, mais
que nous devions la considérer comme un adversaire possi-
ble. Le général de Moltke répliqua que la Roumanie reste-
rait d'abord neutre et verrait venir les événements.
(i) Aus meiner Dienstzeit (Mon temps de service), i906-t908.\ienne, Rikola,
1922-23 — La traduction de ce passage a été faite par M. Appuhn, chef de
la section allemande à la Bibliothèque-Musée de la Guerre.
LE PLAN DE GUERRE AUSTRO-ALLEMAND
153
Moi. — « Cela ne modifie en rien notre plan qui est de
concentrer le gros de nos forces en Galicie, mais je dois
vous faire observer avec d'autant plus d'insistance combien
il serait désirable que, du côté allemand, on fît, sur le front
russe, un effort plus grand qu'il n'avait été prévu jusqu'ici. »
MoLTiŒ. — « Douze divisions, peut-être un peu plus, à l'est
de la basse Vistule ? »
Mol — « L'offensive russe sera dirigée contre la province
de Prusse, et vous y avez si peu de troupes ! »
MoLTKE. — « Il y aura encore moins de troupes russes dans
cette région ! »
Mol — « N'y comptez pas trop. La Russie tournera son
effort principal contre nous, mais il n'y a pas si loin de Var-
sovie à Berlin. Réfléchissez à ce qui pourrait arriver si nous
nous trouvions, nous, dans une situation désavantageuse. La
Russie aurait alors la voie libre. Que pourrez-vous faire si
vous n'avez pas la victoire à l'ouest et si, à l'est, vous avez
ainsi les Russes dans le dos ? »
MoLTKE. — « Eh bien ! je ferai ce que je pourrai. Nous
n'avons pas sur les Français la supériorité du nombre. »
Mol — « Les Français n'ont pas cent divisions. »
MoLTKE. — « Nous arrêterons les Russes en achevant les
forteresses de Thorn, Graudenz, Marienwerder. »
Moi (interrogeant). — « Nous ne pouvons attendre aucun
appui direct de l'Italie ? »
MoLTKE. — « En plus des trois corps (1), elle est disposée
à mettre d'autres forces à la disposition spéciale de l'Au-
triche. »
Moi. — « Très bien, mais je préférerais que vous prissiez
aussi pour vous ces troupes italiennes, et que votre 3^ et votre
6^ corps allemands (2) fussent dirigés contre les Russes. »
Je fis observer aussi que le transport des troupes se ferait
ainsi plus rapidement.
MoLTKE. — « C'est juste, mais je ne puis faire ce que vous
demandez. »
(Je pensai, à part moi, que le général de Moltke préférait
ses corps prussiens aux forces étrangères.)
(1) En vertu d'un accord dont Conrad parle à la page 599 de son livre, le
roi d'Italie devait envoyer en Allemagne trois corps destinés à combattre la
France. [Note du traducteur.]
(2) Posen et Breslau.
jr . HISTOIRE DE LA GUERRE
— « Où placeriez-vous, continua Moltke, ces contingents
italiens ? »
Moi. — « Je ne puis encore le dire ; des considérations
politiques et le calcul des transports en décideront ; mais
je ne ferai pas participer les Italiens à une occupation de
l'Albanie. »
MoLTKE. — « Pollio dit que des amis ne peuvent avoir que
des ennemis communs. »
Moi. — « Il ne me sera possible de dire si j'emploierai les
troupes italiennes contre la Russie ou contre la Serbie que
lorsque j'aurai des données précises. »
(Je me disais que le plus expédient serait de les diriger sur
Budapest en liaison avec la deuxième armée. Par cette route
on pouvait aussi bien les envoyer contre la Russie ou les
détourner vers la Serbie.)
Je demandai encore : — « Que pensez-vous d'une opération
italienne dans les Alpes occidentales ? »
MoLTKE. — « Je n'en attends pas grand'chose. Je ne
comprends pas non plus la terreur qu'ont les Italiens d'un
débarquement. Cela n'est pas à craindre. J'ai reçu la nou-
velle que les Anglais doivent envoyer dans le midi de la
Fiance quatre divisions contre l'Italie. Je ne crois cepen-
dant pas que les Anglais emploieraient leurs troupes à une
opération quelconque, sans liaison immédiate avec leur flotte. »
Nous parlâmes ensuite de la vraisemblance d'une guerre.
Le général de Moltke pensait que tout ajournement avait pour
effet une diminution de nos chances de succès. On ne pouvait
soutenir la concurrence avec la Russie quant au nombre des
troupes. Il ajouta :
— « Chez nous, malheureusement, on attend toujours que
l'Angleterre déclare qu'elle ne fera pas la guerre. L'Angleterre
ne fera jamais cette déclaration. »
Moi. — « L'attitude prise par l'Allemagne au cours des
années précédentes a fait manquer les occasions les plus favo-
rables. En 1908, nous autres avons commis la grande faute
de ne pas marcher contre la Serbie, et l'année dernière en-
core ! »
MoLTKE. — « Pourquoi ne l'avez-vous pas attaquée ? »
Moi. — « Au dernier moment Sa Majesté s'y est opposée. »
Le général de Moltke se dit convaincu de la parfaite
LE PLAN DE GUERRE AUSTRO ALLEMAND 155
loyauté des cercles officiels italiens, et en particulier du géné-
ral Pollio.
Moi. — « Je le crois, mais Pollio n'est qu'un homme ; demain
il peut n'être plus. En Italie ce sont les courants populaires
qui, au dernier moment, pourront amener un revirement.
Nous ne pouvons compter avec une sécurité entière sur
l'Italie. »
Les événements des Balkans furent ensuite l'objet de la
conversation.
Mol — « La Bulgarie est par terre. Mais d'aucune façon
elle ne peut être considérée comme 'Un facteur stable, parce
que les différents courants s'y contrebalancent (dans ma
pensée, il s'agissait du courant russophile et du courant na-
tional bulgare russophobe). La Roumanie est perdue pour
nous, et l'on prétend que c'est par notre faute que nos re-
lations avec elle sont gâtées. En réalité, notre attitude a seule-
ment servi de prétexte pour cacher les vrais sentiments et
les vrais motifs. Le problème de la Grande Roumanie se
pose déjà depuis trente ans. Pendant un certain temps, il
fut laissé dans l'ombre. La crise balkanique l'a remis à l'ordre
du jour. Les Roumains mobiliseront et se tiendront d'abord
à l'écart de la lutte pour agir ensuite suivant la tournure des
événements. »
Moltke. — « Pollio a offert de consigner par écrit les ar-
rangements déjà conclus en vue des opérations et d'envoyer
un travail qu'il rédigerait. »
Le général de Moltke m'annonça ensuite que ce travail
était arrivé à Berlin ; le comte de Waldersee devait le lui
soumettre. Il montrait d'ailleurs, paraissait-il, que l'Italie se
plaçait à un point de vue très égoïste.
Mol — « Avant que je croie à la loyauté de l'Italie, il fau-
drait qu'elle en montrât dans son attitude à l'égard de la
Serbie, du Monténégro et de l'Albanie. L'Italie aurait, dit-on,
prêté au Monténégro trois millions de lires pour fortifier
le mont Lovcen. Ce n'est qu'un bruit, mais la chose est
possible. Un arrangement signé seulement par les trois chefs
d'Etat-major ne lierait pas les Etats ; il faudrait que cet arran-
gement s'appuyât sur un accord des souverains. »
Nous en vînmes alors à parier du développement des for-
mations de réserve.
Moltke. — « Les Français ont une natalité moins forte, mais
156
HISTOIRE DE LA GUERRE
la durée de la vie est plus courte chez les Allemands. Nos
formations de réserve fondent plus vite que celles de la France.
Quel est l'état de votre armée de réserve ? »
Je mis le général de Moltke au fait de son état actuel. —
« Nous espérons, fis-]e observer, avoir, dans dix ans, quatorze
divisions de réserve et quatorze brigades de troupes de mon-
tagne de réserve. »
Moltke. — « C'est bien long. »
Moi. — « Oui, mais, d'année en année, la situation s'amélio-
rera. »
Moltke. — « Pouvez-vous compter sur vos troupes slaves
du sud et roumaines ? »
Moi. — « On ne peut prophétiser. Dans l'état actuel des
choses, nous n'avons pas de motif d'inquiétude ; mais le ter-
rain est dangereux ; plus le temps passera, plus la situation
pourra s'aggraver. »
La conversation porta ensuite sur le thème d'une opération
commune de l'Autriche-Hongrie et de l'Italie en Albanie.
Moi. — « Je ne veux rien savoir d'une opération quelconque
en Albanie. Je souffre au départ de chaque nouveau batail-
lon qu'on y envoie. »
Le général de Moltke m'annonça que les manœuvres im-
périales projetées pour 1914 auraient lieu dans les environs
d'Eichstadt.
Quatre corps prussiens et deux corps bavarois sous le
commandement du prince Rupprecht y prendraient part.
L'archiduc François-Ferdinand devait accepter une invitation
à ces manœuvres. Le général de Moltke ajouta :
— « Vous y viendrez aussi ? »
Moi. — « Il n'est guère probable que l'Archiduc m'em-
mène (1). Je ne pourrais l'accompagner que si une invitation
spéciale était envoyée pour moi. »
Moltke. — « Le roi d'Italie assistera également aux ma-
nœuvres. On a consulté à ce sujet l'archiduc François-Fer-
dinand qui consent. »
II tut ensuite question de la Turquie.
(1) Entre François Ferdinand et Conrad les relations nnanquaiennt de cor-
dialité, bien que Conrad eût été élevé au poste de chef d'état-major sur la
demande de l'archiduc. Un moment même, en septembre 1913, Conrad,
pensant avoir à se plaindre des procédés de François-Ferdinand, voulut
abandonner ces fonctions (Voir p. 439) [Note du trad ]'
LE PLAN DE GUERRE AUSTRO-ALLEMAND 157
MOLTKE. — « L'armée turque n'a absolument aucune va-
leur ; elle n'a ni armes, ni munitions, ni équipements. Et voilà
que la Turquie veut devenir une puissance maritime et nous
demande de l'argent. »
Moi. — « Elle ferait bien mieux d'employer cet argent à
la transformation de son armée de terre. »
Nous causâmes encore de l'armement. Je demandai si
l'Allemagne pensait déjà à adopter un fusil automatique.
MoLTKE. — « Il n'est pas question de renouveler l'armement
de l'infanterie. Nctre fusil est très bon et nous ne pensons
pas à en introduire un autre. »
Enfin nous effleurâmes de nouveau la politique. Je déclarai
que le gros sujet d'inquiétude restait pour nous la question
yougo-slave.
Vers huit heures du soir, arriva le major Kundmann ;
nous fîmes, chez le général de Moltke, un dîner simple, et
restâmes ensemble jusqu'à dix heures. Avant de partir, je de-
mandai encore au général de Moltke combien de temps il fau-
drait, en cas de guerre commune contre la Russie et la
France, pour que l'Allemagne pût se tourner contre la Russie
avec des forces importantes.
Moltke. — « Nous espérons en avoir fini avec la France six
semaines après l'ouverture des hostilités, ou tout au moins
être assez avancés pour pouvoir envoyer le gros de nos forces
sur le front oriental, »
Moi. — « Il faudra donc que nous tenions contre la Russie
au moins six semaines, »
Je pris congé cordialement du général de Moltke, sans me
douter que je lui serrais la main pour la dernière fois.
12
BIBLIOGRAPHI
LA PROPAGANDE ALLEMANDE Eî^ BELGIQUE
AVANT LA GUERRE.
M. Heyse, membre de la « Commission des Archives de la guerre »
de Belgique, a bien voulu nous communiquer quelques pages d'une
étude encore inédite sur la propagande allewMnde en Belgique. La
documentation relative à la période d'avant-guerre est particulièrement
intéressante, et se trouve encore très mal connue. Aussi la Revue a-
t-elle été heureuse de pouvoir extraire du travail de M. Heyse les indi-
cations qui suivent .
Au cours de la guerre, de doctes savants nous ont rappelé les liens
d'ordre intellectuel et moral qui avaient uni la Belgique à l'Allemagne.
Ils ont évoqué le souvenir d'Hoffmann von Fallersleben, qui dési-
rait gagner la Belgique et la Hollande à la culture germanique (1),
repris le mot d'Arndt : « Les seules frontières naturelles d'un peuple
sont celles qui résultent de la langue s> (2), exalté l'influence du Deuts-
chtùm sur l'histoire, les arts et la politique de la Belgique (3). C'était
(1) D' EwALD Berneisen. Hiffmann von Fallersleben als Vorliàmpfer
deutschir KuUur in Belgien und Holland (HofTmann y. Fallersleben, cham-
pion de la civilisation allemande en Belgique et en Hollande;, Leipzig,
V. Ri'ûger. 1913.
W. VON Hacf. Das Deutschum in Belgien (Le germanisme en Belgique).
Weimar, A. Duncker, 1917. 150 p. (voir pp. 128 à 130): compte rendu dans
« De Vlaamsche Post » de Gand, numéro du 1" février 1917.
(2) Walter VAX DEN Bleek, SOUS le titre Um Flandern und Brabanl. Die
Frage uber die Xiederlande und die Rheinlande Belgienund was daran hangt
(Sur la Flandre et le Brabant. La question des Pays-Bas, de la Rhénanie, de
la Belgique et de leurs dépendances), Berlin, Boll.u. Pickardt, 1918. — Réé-
dite unç élude de Ernst Moritz Arndt, datant de 1831.
(3) KoKD vox Straxz. Unser vôlkisches Kriegsziel (Notre but de guerre
national), Leipzig, 1918. Pour cet auteur, le grand historien belge, ce n'est
pas M. Pirenne — auquel la science allemande a rendu si souvent homma-
ge, — c'esL M. Josson, membre du Conseil des Flandres, auteur de Fran-
kiijk de eeuuenoude vijarid van Vlajideren en Wallonie '(La France, enne-
mie séculaire de la Flandre et de la Wallonie 843-1913), Breda, Engelbracht.
i'H'ù, 890 p. : Pourquoi ce livre, dit Stranz, n'est-il pas traduit en allemand?
BIBLIOGRAPHIE 159
une arrière-pensée politique qui inspirait ces études « historiques ».
Lorsque des auteurs allemands se plaisaient à signaler l'existence, aux
confins des provinces de Liège et de Luxembourg, d'une population
de langue allemande, lorsqu'ils essayaient de vanter les vertus du
Hochduitsch (1), ne voulaient-ils pas préparer ou justifier cet ar-
rêté de Falkenhausen (2), en vertu duquel l'allemand devenait la
langue officielle exclusive de la petite région « belge allemande » ?
II est donc intéressant de reprendre aujourd'hui l'étude des faits
principaux qui, avant la guerre, ont marqué les tentatives de rappro-
chement entre les pangermanistes et certains Flamands (3).
Les notes qui suivent ont pour but de décrire les sources d'informa-
tions auxquelles il faut avoir recours pour connaître les principales
manifestations de cette propagande.
*
**
Les faits que l'on invoque le plus souvent sont l'activité du D' Core-
mans (1 833-1 S40), la publication à Bruxelles du journal Vlaemsch
Belgie (1844-45), les fêtes musicales (1844-1848), la déclaration du
congrès f.amand de 1897, suivie de la publication de la revue Ger-
mania (1898-1905), enfin l'influence exercée par l'esprit germanique
dans l'enseignement supérieur belge.
Le D'' Victor-Amédée Coremans était né à Bruxelles, le 4 octobre
1802. Suivant .la mode allemande, il se faisait appeler docteur bien
qu'il ne fût point médecin, mais simplement docteur en philosophie
de l'Université bavaroise d'Erlangen. Il prêcha la révolution en Ba-
vière, et se fit expulser de ce royaume, en 1833, à cause de sa cam-
pagne violente en faveur des idées libérales et républicaines. A partir
de^lSSo, il travailla à Bruxelles, aux Archives du Royaume, sous la
direction de la Commission royale d'histoire, et s'efforça « de rendre
à la Belgique, qui penche trop vers la France, le service de la ramener
vers l'Allemagne, dont il prévoit les hautes destinées ». Il publia un
journal bilingue, la Presse libre, feuilles belges germanophiles sans
censure. — Die Freie Presse, censure freie belgisch germanische
Blatîer. Le premier numéro parut le 1" janvier 1840, le dernier, le
(1) D"' Fi'.ESE. Di^ulsohes Land in Belgien (Au pays allemand en Belgi-
quei. BerliQ, G. Stilke, 1918, 20 p. — j. Lokb. Das hockdeutsohe Sprach-
f/ebiet in BeUjien. Die aile deulsche Stadl ^re/ (La région où l'on parle le
haut-allemand en Belgique. La vieille ville allemande de Arlun). Trêves,
Schaar und Dalhe, 1918,71 pages.
(Il Cet arrêté est du 18 avril l'JlS. Cf. Souvenirs historiques, avis, procla-
maliû7is... Brian Ilill, l.\elles, vol. 31, p. 3o.
(oj Les principales manilestations ont été exposées par le D"- A. J d'Ailly :
Een halve eeuw pangermanisme in Belgie (Un demi siècle de pangerma-
nisme en Belgique). Association des pays neutres, section néerlandaise,
Amsterdam, Vossiusiraat 54, 1018, 36 p. et par Gaxdavcs, Le Flaminganlis-
me et l'Allemagne. Gand, Impr. Van Dooselaere, décembre 1918, 12 p.
1^0 HISTOIRE DE LA GUERRE
6 mai 1841 ; d'après Charles Rahlenbeck (1), ce fut l'influence française
qui fit disparaître cette feuille. Coremans continua, chaque fois qu'une
société chorale allemande débarquait à la gare du Nord, à l'accueillir,
l'air radieux, la main tendue. Il mourut à Ixelles, le 23 octobre 1872.
Le journal Vlaemsch Belgie fut fondé à Bruxelles, le 1" janvier
1844, par Jaak van de Velde, aidé de Jan de Laet et Domien Sleeck ;
en matière internationale,cette feuille manifestait « une forte antipathie
pour la France, et une forte sympathie pour l'Allemagne » (2). D'après
une étude publiée par M. de Meyer (3), les fondateurs du journal pro-
posèrent au baron d'Arnim, ministre de Prusse à Bruxelles, de dé-
fendre les intérêts allemands contre les influences françaises, s'il leur
était accordé un appui financier. Cette démarche n'eut pas de succès,
et le journal cessa de paraître en 1845.
Les fêtes musicales, organisées de 1844 à 1848 par la Duitsch
Vlaamsche Zangverbond (Association musicale germano-flamande)
ne furent que des « épisodes » sans suite durable (4).
Les rapports intellectuels qui se sont noués entre Allemands et Fla-
mands, dans la seconde moitié du xix'^ siècle, sont beaucoup plus
importants. Les poètes Dautzenberg, E. Hiel et D' van Oye, — selon
G. Vermeersch (5), — furent parmi les plus accessibles à l'idée d'un
rapprochement intellectuel entre Flamands et Allemands. « Salut, Ger-
manie !... que votre règne arrive ! 0 vérité, salut ! », écrivait Em. Hiel,
(Il Ch. Rahlenbeek. : Un centenaire — Le docteur Coremans^ dans la
«Revue de Belgique,» 34» année, 2» série, tome XXXIV, 1902, pp. 351 à 364.
Pour Rahlenbeck, Coremans fut un méconnu ; aux Archives, on porta une
main sacrilège sur son œuvre, qui fut bouleversée de fond en comble,
après qu'il eut été mis à la retraite.
(2) Paul Fbedericq. Levenschels van D. Sleeck, Annuaire de l'Académie
Royale de Belgique, 1903, pp. 149-294.
(3) De Meyer. Jaak van de Velde (18J7-1898). « Aula » (revue des étudiants
de l'Université flamande de Gand), 1" novembre 1911. Dans la même
revue, l''' mars 191", le D'' Jacob, chargé de cours à l'Université flamande,
a étudié la correspondance politique échangée vers 1840 entre Hofkens et
Snelleart. Hofkens politieke briefv:isseling met Sneilaert uit de jare Veertig.
(4) Léo Schwering. Hôkepunkle deutsch-flamischer Beziehungen (Points
principaux des relations germano-flamandes). « Der Belfried », 1911. L'auteur
relève le rôle prépondérant de l'archiviste gantois Prudens Yan Duj-se, orga-
nisateur de ces fêtes.
(5) Voir sur ce point G. Vermeersch: Nederduils en Nederlands, « Dietsche
Stemmen » (Utrecht), n°' 5-6 de mai-juin 1918, pp. 209 à 245. De Nedei-duit-
sche Reweging{\e mouvementbas allemand), ibid., numéro de novembre 1915.
Pour réveiller les sentiments germaniques des prisonniers flamands, le pas-
teur Otto Bôlke a réuni sous le titre : Unter de'm Banner der Versôlinung
Die Flanien in Belgien und die Flamen in Deutschland. Ein Brudergruss
(Sous le drapeau de la réconciliation. Les Flamands en Belgique et les
Flamands en Allemagne), les extraits de poésies qui relèvent les aspirations
germaniques de Dautzenberg, Em. Hiel, etc..
C'est dans le même but que le professeur Stakge répandait, dans les
camps de prisonniers, un recueil de chansons flamandes! Vlaamsche Liede-
ren, Gôttingen, 1911.
BIBLIOGRAPHIE l6l
Le mouvement prit une orientation plus précise sous l'impulsion du
bibliothécaire de la ville d'Anvers, le D'' C.-J. Hanssen, qui fut directeur
de l'Académie flamande en 1895. Hanssen publia plusieurs études
tendant à réaliser la fusion linguistique et littéraire entre le flamand et
le bas-allemand (1). Ces idées furent favorablement accueillies par
quelques pangermanistes, qui dépassèrent le but proposé par Hanssen :
vers 1897, paraissaient plusieurs brochures qui préconisaient nettement
l'absorption du flamand par le Hochdiiitsch (2) : le bas-allemand et
le flamand seraient unifiés, mais la langue scientifique serait le Hoch-
duitsch. Plus tard, la Belgique ferait partie de la Confédération impé-
riale allemande.
Ces maladresses provoquèrent une réaction. Le 16 mai 1897, le
Congrès flamand (« Vlaamsche Volksraad ») adressa aux membres
de la Ligue pangermaniste, à Leipzig, une lettre publique : « Nous
déclarons que les Flamands veulent à tout prix maintenir la pleine au-
tonomie et l'indépendance de la Belgique, qu'ils sont des Germains,
mais non des Allemands ; qu'ils reconnaissent bien les Allemands
comme apparentés avec eux par l'origine, mais nullement comme des
compatriotes; que leur langue est le néerlandais, non le haut-allemand,
et qu'ils considèrent l'Empire d'Allemagne comme une puissance amie,
mais néanmoins étrangère. » Le Congrès de 1898 se prononça de
nouveau, à une très forte majorité, contre le rapprochement avec l'Al-
lemagne. Pour éviter que le mouvement flamand pût être soupçonné
d'avoir la moindre tendance pangermaniste, on substitua, pour dési-
gner la langue flamande, le mot « Nederlandsch » au mot « Neder-
duitsch » (3).- Mais les décisions du Congrès n'empêchèrent pas
l'organisation à Crefeld, en juillet 1898, d'une exposition d'art flamand,
qui fut l'occasion pour le D'' Haller von Ziegesar de manifester ses
(1) Hanssen, fils d'un capitaine de navire danois, était né à Flessingue en
1833. 11 publia une brochure De uitgebreidid/ieid onzer moederspraak (L'u-
sage de notre langue maternelle), Vlaamsche Akademie, Gand, Siffer, 1893,
5T p. — Cf. l'étude de A. Ilénot, : I^even en Slreven van D'' J. Hanssen]
(Vie et combats du D"" J. Hanssen), Anvers, Inip. Rennes, 231 pages
(2) Fritz Blet. Die alldeutsche Bewegunq und die Niederlande (Le mou-
vement pangermaniste et les Pays-Bas^ Munich, Lehmann, 1897, 72 pages.
— Von Pfister. Nederland und lieich Les Pays-Bas) et l'Empire), dans « All-
deutschland », n" 5. — H. A. Graevel. Die Vlaamsche Bewegiuig von Ail-
deutschen Standtpunkte dargeslellt, von Harold Arjuna (Le mouvement fla-
mand au point de vue pangermaniste), Berlin, Lustenôder, 1897 : cette étude
a paru aussi en traduction flamande, dans la revue anversoise « Vlaamsch
en vrij •; année 1897. Graevel prépara pendant la guerre, à l'usa^^ du maré-
chal von der Goltz, premier gouverneur général allemand en lielgique, un
programme d'action « pour gagner les Flamands à l'Empereur et à l'Em-
pire ». Il préconisait la création d'une Université germanique à Gand (voir
le XXe Siéc/e, Le Havre, numéro du 28 décembre 1914, et la iVa/ion 6g/«7e,
Bruxelles, numéro du cl janvier 1923).
(3) Ces incidents sont e.xposés par A. Prayom van ZvrLr.y.Over Panrjev'
manisme (A travers le pangermanisme), Ganil, Vlaamsche Akademie, Siffer,
1897,111 pages. Voir aussi G. Vermeersch déjà cité (p. 160, note 51).
jg2 HISTOIRE DE LA GUERRE
sentiments germanophiles (1). Certains isolés, dit-on, et parmi eux
Pol de Mont, auraient assisté aussi au Congrès pangermaniste de
Dresde, où l'existence de la nationalité belge fut niée, et l'empire ger-
manique appelé « La Grande Patrie » (2).
Le fait est que, malgré la protestation du Congrès flamand, apparut,
dès 1898, une revue intitulée Germania (3) ; elle avait été fondée
par le baron van Ziégesar, et le comité de rédaction était formé de
Flamands et d'Allemands : parmi les collaborateurs flamands, figu-
rèrent O. Wattez, A. Prayon van Zuyîen, Jef Hinderdael, P. de
Mont (4) ; parmi les Allemands, le professeur Karl Lamprecht,
l'écrivain pangermaniste Kurd von Strantz, le conseiller de gouver-
nement Gerstenhauser, le D' Fr. Norden, et Tony Kellen, qui tous se
signalèrent, pendant la guerre, par leur activité de propagande (5).
Le Comité comptait enfin parmi ses membres un Suisse, le D'' Ed.
Blocher (6).
La revue parut à Bruxelles jusqu'en 1905 : elle ouvrit, en 1900, une
liste de souscription pour alimenter une propagande de meeting en
faveur de la création d'une université flamande ; mais le total des
souscriptions, allemandes pour la plupart, ne dépassa pas 360 fr. 30 !
D'après un des auteurs qui ont étudié ce mouvement, la bonne foi
des Flamands qui collaborèrent à la revue Germania ne peut être
mise en doute (7). Ils n'acceptèrent aucune rémunération pécuniaire.
(1) Haller. De Vlaamsche Kunst in Duitschland ;L'art flamand en Alle-
magne) « Germania >, 1888, n" 1.
(2) Cf. Le Soir de Bruxelles, numéro du 11 janvierl923 : article de Bergk :
Pour la liberté dans les Flandres ■— , et Charriaut : La Belgique, terre d'hé-
roïsme, Paris, Flammarion, 1915, p. 58.
(3) Germania, Tijdschrift voor Vlaamsche Bp.weging,{i(. Germania » Revue
pour le mouvement flamand;, n» l, octobre 1898. — Elle parut successive-
ment ctiez Diez, chez Knôtig et chez Tr. Rein, toujours à Bruxelles.
(4) Le baron von Ziégesar mourut en 1901. Il laissaitun fils légitimé, Hal-
ler von Ziégesar. qui continua l'œuvre de son père, fit partie, pendant la
guerre, du Conseil des Flandres et fut condamné à mort, par défaut, par la
Cour d'assises du Brabant, en avril 1920 (V. /.e Soù-, Bruxelles. 18 avril 19 JO).
P. de Mont, après l'armistice, fut révoqué de ses fonctions administratives,
puis admis à la retraite en avril 1922. lbid.,io avril 1922).
(5) Karl Lamprecht. Deutsche Zukunft : Belgien. Aus den Nacligelas
senen Schrifteii (L'avenir allemand : la Belgique). Gotha, Perthes, 1016, 68 p.
Il préconise l'envoi de quelques étudiants llamands dans une petite uni-
versité allemande. — Kurd von Str.\nz. Unser volkisches Kriegszieî (Notre
hut de guerre populaire), Leipzig, Reichenbach, 1918... « La Belgique doit
rester allemande. » — Tony Keelen. Die Flamische Hochschule in Gent
L'université flamande de Gandi, Ham, Westphalie, 1916. — Nobden. la Bei-
qiqae neutre et r Allemagne Bruxelles, 19)5, — Gerstenhauer présida, avec
M. Verhees, la section bruxelloise de la « Deutsch Flamische Gensells-
chaf t » (V. V Information de Bruxelles, numéro du 3 mai 1918). — Il était atta-
ché à la Zivilverwaltung à Bruxelles.
(6) Blocoer. — Neutralité belge et neutralité suisse, Genève, 1915.
(7) Cf. Les articles de A. Monet et L. du Gastillon dans le Telegraaf
d'Amsterdam, t5 et 24 juillet 191S. '^'oir aussi Flandre Libérale (Gand),
numéro du 2-3 janvier 1919 : Où ils nous menaient. Le pangermanisme avant
guerre.
BIBLIOGRAPHIE Ij^-^
*
**
Mais l'Allemagne comptait aussi en Belgique des sympathies nom-
breuses dans les milieux universitaires : « C'est dans le domaine
scientifique que les courants mutuels de tendances et de pensées étaient
devenus les plus fréquents et les plus réguliers », écrit Waxweiler (1).
« Depuis de nombreuses années, déjà, il était permis de dire qu'un
jeune savant belge n'avait guère de titre à la considération s'il n'avait
pas fréquenté une université allemande. » D'ailleurs les universités
belges accueillaient des professeurs allemands, dont plusieurs ac-
quirent une belle notoriété : à Bruxelles, Arntz (1838-84), Maynz
(1838-67) ; à Louvain, Moeller (1834-62), Jungmann (1871-95),
Arendt (1834-66) ; à Liège, Spring, Fuss (1817-48) ; à Gand,
Warnkoenig (1831-1836), Rusmann, Kekule (1837-1878), de Kemmeter,
Haus (1817-1880) (2) et Stober (1894-1914), qui enseigna pendant la
guerre à l'université von Bissing. C'est aussi un Allemand, Th. Braun,
qui prit une part prépondérante dans l'organisation de l'enseignement
normal en Belgique ; il retraça toutes les joies et les consolations que
lui avait values sa longue carrière dans une petite brochure, éditée
avec soin (3). On voit encore le « Conseil de perfectionnement »
adopter comme livre de classe et livre de prix une biographie du poète
allemand Korner (4), où les jeunes Belges pouvaient lire ses « chants
héroïques de l'Allemagne » qui furent, en 1813, au nombre des appels à
la « lutte pour la libération ». A la veille de la guerre, cette « germani-
sation » de l'enseignement supérieur était mise en relief par un
journal satirique de Bruxelles (5).
En somme, ces échanges de sympathie entre Allemands et Flamands
n'ont été que des manifestations isolées, sans écho dans le peuple. Les
tendances pangermanistes de quelques chefs de mouvements ont re-
tenu, bien entendu, l'attention des étrangers (6). Mais la masse
restait hostile à toute tentative de germanisation ou d'absorp-
tion : certains Allemands eux-mêmes ont reconnu les lacunes et l'échec
de leur propagande (7). Et d'ailleurs l'expérience de 1914 n'a-t-elle pas
donné aux déclarations de quelques exaltés un démenti victorieux ?
(!) Waxweiler La Belgique neutre et loyale, Paris, Payot, 4ai5, p. 12.
(2) « Nul professeur ne fut plus admiré, .plus aimé », écrit M. Rolin daos
le Liber me mariai is de l'Université de Gaad, J, p. 304.
(3) Ma vie. Impr. Elzévir, 1894, 100 p.
(4) L'auteur de la biographie était le D' Haller : Theodor Kôrners Leven
en Werken (La Vie et les œuvres de Th. Korner) Gand, Siffer, 189T.
(5) Les Flèches h'hdonadaires. Bruxelles, W. Benedictus, directeur. Cf.
n" iS du 20 avril, n" 18 du lof juin et 14 du 4 mai 1913.
(6) Par exemple, Charri.vult, pp. 19 et 62.
(7) Conrad Beyerlé. Deutsche Passiven auf Konlo Belgien (Le passif
allemand dans le compte belge), Suddeutsche Monatshefte, août 1916 (Die
Niederlandsi. On peut dire que Liederik de Buck exagère sans doute quaud,
dans le même numéro des» Suddeutsche Monatshefte • il étudie l'œuvre du
flamand de Raet, » précurseur du mouvement germano-flamand >.
164
HISTOIRE DE LA GUERRE
*
Après l'armistice, certains journaux dits « fransquillons » ont re-
proché à certains journaux dits « flamingants » l'attitude de la presse
flamande en 1870. Les premiers relèvent dans la presse flamande, de
1870 à 1872, des articles germanophiles commentant avec joie la vic-
toire allemande. Les journaux flamands ne nient pas ces sentiments
d'alors, mais ils les expliquent par les tendances différentes de la
politique internationale en 1870 et en 1914. En 1870, les Flamands
avaient tout à craindre de la politique annexionniste de Napoléon III
qui visait particulièrement la Belgique.
Cette explication paraît plausible. En 1870, les opinions étaient très
divisées en Belgique. La France comptait de chaleureux partisans, tel
Camille Lemonnier qui, dans une brochure anonyme Paris-Ber-
lin (1), défendit la cause de Paris « Ville immortelle » et de la
France qui est la civilisation. D'autre part, les visées impérialistes
de Napoléon III inquiétaient beaucoup de Belges des plus éminents,
préoccupés de ses ambitions vers les « limites naturelles » de la
France. Ainsi, Potvin, démocrate et ami des émigrés du coup d'Etat,
représente la France de Napoléon « comme l'éternelle perturbatrice
de la paix du monde, une menace de guerre et d'asservissement tou-
jours suspendue sur les Etats » (2). La correspondance de Léopold I",
publiée par le D" Corti, un Autrichien, montre le premier roi des
Belges sans cesse préoccupé d'entreprises possibles de la part de
l'Empire français contre l'indépendance de la Belgique. « Il ne laissait
passer aucune occasion d'intriguer contre Napoléon III et de lui susciter
des ennemis. 11 n'a pas vécu l'établi-ssement de la Troisième Répu-
blique après la victoire allemande dans la guerre de 1870-71 ; mais
il est probable que s'il avait assisté à ces événements, sa joie aurait
été mélangée d'amertume, la chute de Napoléon III ayant été causée
par la Prusse... L'idée lui répugnait que la Prusse pût remplacer
l'Autriche comme principale puissance germanique, et sans cesse il
intriguait contre la réalisation de cette idée (3). »
On doit, dans l'appréciation des faits passés, tenir compte de
l'époque ; ce serait faire erreur que de les juger sous l'empire d'idées
ou de circonstances inconnues alors ; de plus, toute polémique au
sujet de l'attitude des Belges en 1870 ou de leurs sympathies plus ou
moins francophiles nous paraît inutile, puisqu'en août 1914 Flamands
et Wallons se sont trouvés unis pour défendre la Patrie menacée, et que
O. Wattez lui-même est allé jusqu'à ravaler les Allemands au rang
des cannibales :
(1) P<z?-ts-BerZm. 1870, Bruxelles, Librairie Universelle Rosez, 1870, 39 pages.
(2) Appel à l'Europe, Réponse aux limites de la France par un Belge,
Bruxelles, J. Rosez, 1853, 90 p.
(3) GoRTi. Leopold I von Belgien, "Wien, Rikola Verlag. 1922. Voir l'ana-
lyse dans Le Soir, Bruxelles, numéro du 6 octobre 1923 : Un souverain actif.
BIBLIOGRAPHIE 165
Gij sfaat, O Duitsch' von's die uw geslacht onteerdet,
Het Volkenrecht verkrachtet,
Wetten Gods trotseerdet,
Zoo ver van't ridderdom als't ras der Kannibalen (1).
Th. Heyse.
LES LIVRES NOUVEAUX
Gaston Raphaël. — Le Roi de la Ruhr, Hugo Stinnes, l'homme, son
œuvre, son rôle. Paris, Payot, 1923, in-8.
M. Gaston Raphaël, qui a déjà publié deux études sur Ra-
thenau et sur Tirpitz, nous présente en deux cents grandes pages un
portrait de Stinnes. Il n'était pas inutile d'offrir aux lecteurs français
une image exacte du grand homme. La légende, tant en France qu'en
Allemagne, a déjà déformé bien des contours et rehaussé plus d'un
contraste. La haine des uns, les préventions des autres, l'ignorance du
plus grand nombre, les antagonismes politiques et économiques que
l'on est trop souvent tenté d'expliquer par la mauvaise foi réfléchie de
l'adversaire, auraient pu rendre singulièrement difficile la tâche entre-
prise par M. Raphaël. Il ne semble pas qu'il ait eu aucune peine à se
montrer impartial. D'une documentation abondante et précise, il tire
un récit bien ordonné, agréable à lire, rapide et vivant, qui a tous les
caractères de l'équité. Au lieu de prêter à M. Stinnes, comme l'ont fait
bien des gens des deux côtés de la frontière, des humeurs changeantes
de despote et des ambitions contradictoires, sans faire de lui ni un oi-
seau de proie ni un grand patriote désintéressé, M. Raphaël, d'une
manière plus positive et plus sûre, recherche l'unité du caractère et de
la vie. Et Stinnes nous apparaît ainsi, non plus comme une figure lé-
gendaire, un épouvantail électoral ou un aventurier héroïque, mais
comme un homme : travailleur et admirablement doué, il joint le flair à
la réflexion, mène une vie simple qu'il veut féconde, et croit n'être, à
la manière de Frédéric II, qu'un serviteur.
Stinnes, que sa mère veuve fait émanciper à 18 ans pour lui faire
gérer sa part de fortune, fonde à 23 ans sa première société, après
avoir emprunté 50.000 m. auprès des siens. Il ne s'occupe alors que du
triage et du commerce des charbons. Il n'a point fait d'études supé-
rieures, il fut six mois ouvrier de mine, dix mois élève à l'école des
Mines de Berlin. C'est un petit bourgeois qui a le goût des affaires et
le dédain des arts. Il déteste les systèmes. Les idées ne sont pour
lui que les courroies qui font tourner les machines. C'est sur les
machines qu'elles doivent régler leur portée, et l'inverse serait absurde.
Il n'importe que de garder la vision nette et le sens du réel. Les doc-
(1) 0. Wattez. Sonnetton van een Vlaming in Parijs (Sonnets d'un fla-
mand à Paris) 1914-1918, Bruxelles, Vromant, 1920, p. 64.
■ Von's » d'Allemagne, qui avez déshonoré votre race, violé le droit des
gens, bravé les lois divines, vous êtes aussi éloignés de la chevalerie que
les cannibales.
léé HISTOIRE DE LA GUERRE
trines comme les habitudes, les tendances et les illusions déforment
notre perception de la vie. La supériorité comme l'habileté est d'être
opportuniste avec clairvoyance, non certes pour arracher à ce qui
passe un plus large profit, mais parce qu'il est plus juste de suivre le
dynamisme universel que de le contrarier. On a tort de se représenter
Stinnes comme un génial mercanti. Il fuit le luxe, il travaille plus
longtemps que ses ouvriers et que ses directeurs. Sa fortune ne semble
pas sa propriété : elle s'appartient à elle-même, et il n'en est que le
gérant. 11 n'est pas l'adversaire des travailleurs parce que leur bien-
être, leur résistance et leur goût à la besogne sont parmi les conditions
de la prospérité. Sans doute il n'admet pas que des ignorants se
mêlent de diriger, et les conseils d'exploitation (Betriebsràte) lui pa-
raissent un contre-sens... Pour qu'une entreprise fonctionne bien, il ne
faut pas introduire d'antagonism.es à l'intérieur : l'idée de « contrôle »
semble consacrer une opposition nuisible. Ce qui doit être réalisé, au
contraire, c'est la communauté des efforts. Stinnes est conciliant. Il ne
lésine pas sur les salaires. Il entend relever la condition morale et la
situation matérielle de ses ouvriers. Il les tient au courant des projets,
et des travaux exécutés : les plans et les graphiques sont à la portée de
ceux qui veulent les consulter et s'instruire. Les postes, même supé-
rieurs, doivent être accessibles à tous : il faut, dit-il, rompre avec cer-
tains principes, y compris celui des « hautes études préparatoires ».
Vogler, autrefois simple ouvrier, est devenu, grâce à lui, directeur de
la Rhein-Elbe-Union. Est-ce le résultat d'un esprit humanitaire, d'une
doctrine politique ou sociale ? Nullement. Ce n'est que de la sagesse.
C'est ce que l'on pourrait appeler le primat de la raison économique.
« Stinnes, écrit M. Raphaël, est hanté par la crainte d'un arrêt de la
production, de même que Luther était poursuivi par des apparitions
du diable » ; « pendant que les obus détruisaient, il s'appliquait
fiévreusement à ce que l'on travaillât davantage ». Ainsi l'on comprend
mieux son rôle pendant la guerre. Il n'avait pas souhaité le conflit, car
celui-ci ne pouvait que nuire à l'économie mondiale. Il n'aimait pas
Guillaume, dont il blâmait, à part soi, l'esprit d'aventure et l'inexpé-
rience des affaires. A-t-il profité de la guerre ? Il a pu déclarer au
Reichswirtschaftsrat, et non sans raison, qu'il en avait pâti. Quoi qu'il
en soit, il se fit, en bon Allemand, et en homme qui ne' discute plus les
faits, un des plus puissants instruments de l'Empire. Mais il
resta en dehors du socialisme d'Etat, et résista à toute contagion. Il
s'accommoda de la guerre, parce qu'il ne pouvait faire autrement, et
chercha à en tirer le meilleur parti. Mais il n'abandonna aucune de ses
idées : tandis que Rathenau créait ou organisait une structure nou-
velle, fortement centralisée autour de l'Etat, Stinnes ne consentit ja-
mais à agir autrement qu'à titre privé. Il estimait que les circonstances,
quelles qu'elles fussent, ne pouvait rendre opportun ce qui est, par
essence, pernicieux à l'industrie. Il se déclare prêt à fournir tout ce
qu'on lui demandera, à transporter tout ce qui sera nécessaire. Il ex-
ploite la Belgique, il s'agrandit mais en maudissant les organes de
contrôle et les nuées de fonctionnaires qui ne sont que poids inutiles
ou parasites gênants. « Sa faiblesse la plus grave, disait-il de Rathe-
BIBLIOGRAPHIE 167
nau, est qu'il considère toutes choses avec trop d'esthétisme et trop
peu d'intérêt direct. » Il blâmait en lui l'esprit de système, et Rathenau
répliquait en lui reprochant de ne pas hissez tenir compte des intérêts
de l'Etat. C'est ainsi que Stinnes aurait voulu partager l'Allemagne
en provinces industrielles, tandis que Rathenau, politique plus clair-
voyant et, en cela, meilleur patriote, voyait dans cette sorte de régiona-
lisme une cause de rivalités malheureuses, ou d'incompréhension des
intérêts communs, en tout cas une menace de démembrement. Le
Reichswirtschaftsrat donna raison à Rathenau.
C'est toujours en industriel que Stinnes pense et qu'il agit. Quand
vint la défaite, Ballin se suicida. « Le Westphalien intrépide et génial
eut les nerfs plus résistants. » Une entreprise industrielle ne connaît
pas que des jours heureux. II s'agit, selon les circonstances, d'accroître
sa prospérité ou d'éviter la ruine. C'est au chef de prévoir et de parer.
Quelques années plus tard Stinnes pourra dire, non sans fierté: « Seule
l'économie allemande a résisté à la débâcle. » Il n'a pas voulu « faire
de la politique ». Il ne discute jamais la forme de l'Etat, car celle-ci
est secondaire. La constitution de Weimar est votée, va pour la consti-
tution de Weimar : inutile de se battre pour des chimères. La tâche
urgente est ailleurs. Mais, dès que les intérêts essentiels de l'industrie
lui paraissent menacés, il les défend avec âpreté, et il fonce. Répu-
blique ou monarchie, peu importe. Mais quand il est question de res-
treindre l'initiative individuelle et la liberté des chefs d'industrie, quand
on peut redouter que les principales sources de la richesse nationale
soient captées par une bureaucratie irresponsable et indolente, il se
montre intraitable. Le courage ne lui manque pas, et il est certainement
convaincu que ce n'est point sa situation personnelle qu'il défend,
mais sa patrie tout entière, et, par delà ses frontières, les biens les plus
précieux de la civilisation moderne. II y avait une certaine crânerie à
déclarer aux séances du Reichswirtschaftsrat, quand l'espoir ou la
crainte d'une Socialisation hantait tous les esprits : « Toute réorgani-
sation ne peut avoir pour but que de développer la production en
Allemagne 5>... « éliminer les patrons, c'est impossible, du moins dans
les mines. Nommez-les intéressés ou propriétaires... je m'en moque.
Dans les conditions économiques actuelles, je ne puis me résoudre à
sacrifier les patrons, » Ensuite il passe à l'attaque et rédige lui-même
un programme qui n'est que l'organisation en plus grand des Sociétés
à responsabilité limitée. Les ouvriers deviendront eux-mêmes proprié-
taires d'actions de cent marks, les institutions patronales seront dé-
veloppées, et — formule admirable par sa concision et sa brutalité
peut-être ironique, « la participatioon de la collectivité aux bénéfices
sera réalisée sous forme .'.'impôts 5>. — Tous les sociaistes protestè-
rent violemment; ils crièrent que Stinnes voulait mettreJ'Al'.emagne en
actions et que ses projets de « réformes » n'étaient r'^^ une impudente
consolidation du régime capitaliste. En fait, la manœuvra? avait réussi,
la socialisation ne se fit pas, et personne n'y songe plus i'ujourd'hui.
Quelles furent l'attitude et le rôle de Stinnes lors de la chute du
mark ? Il serait inexact de dire que, seuls, les industriels aient pro-
voqué l'effondrement. Mais il en fut de cette nouvelle catastrophe
I68 HISTOIRE DE LA GUERRE
comme de celle qui l'avait précédée. Les uns s'y ruinèrent, les autres
surent en tirer parti. Stinnes comprit sans doute ce que l'inflation avait
de malsain et de dangereux. Il n'en attendit pas de bien parce que,
seules, les conditions normales de l'activité industrielle peuvent être
en définitive profitables à la collectivité. Mais il prit aussitôt ses
dispositions pour ne pas sombrer dans la tempête, et même pour
utiliser, chaque fois qu'il serait possible, la violence du vent. Il conver-
tit ses disponibilités en valeurs stables et s'agrandit encore démesu-
rément. Grâce à la nonchalance, peut-être à la complicité du gouver-
nement du D"" Wirth, les impôts, très lourds en principe, n'étaient
point exigés. Certains même, comme l'impôt sur le charbon, devaient
être expressément supprimés. Quant au ministère Cuno, on sait
comment il travailla sano détour à « affranchir » l'industrie. « Tou-
jours est-il, conclut M. Raphaël, qu'au début de 1923 il n'est plus
tout à fait exact de dire que l'industrie allemande forme un Etat dans
l'Etat : elle a supplanté l'Etat. Le salut de l'industrie est la nouvelle
raison d'Etat. » Stinnes a certainement eu, cette fois encore, le senti-
ment qu'il arrachait à la débâcle ce qu'on pouvait en sauver. Il n'a
pas voulu seulement multiplier des affaires avantageuses : l'armée
nationale avait été vaincue, les finances publiques étaient ruinées. Il
ne restait à l'Allemagne que sa puissance industrielle ; il fallait à
tout prix la protéger et la fortifier. Il est même probable qu'en agis-
sant ainsi, Stinnes avait la certitude d'être non seulement un bon
Allemand, mais un « bon Européen », car les forces économiques
appartiennent à l'humanité, en dépit des antagonismes et des fron-
tières.
Tel Stinnes se montra pendant la guerre et pendant la chute du
mark, tel il fut quand il s'agit d'exécuter le traité : industriel d'abord.
Il ne nie pas qu'il y ait lieu pour l'Allemagne de restaurer les pro-
vinces du nord. L'économie l'exige et la psychologie le conseille. II
déclare aux séances du Reichswirtschaftsrat en novembre 1922 : « Il
faut apaiser pourtant l'irritation des millions d'êtres qui vivent là-bas
dans des conditions indignes : autrement ce pays ne se laissera pas
ramener à la raison » ; « c'est une besogne à laquelle l'Allem.agne
ne peut pas se soustraire ». Même victorieuse, elle eiat été intéressée
à la reconstruction des pays envahis. Mais, économiquement parlant,
le monde entier est à reconstruire. Pourquoi se laisser hypnotiser par
les pierres en ruines alors que sur l'Europe entière s'étendent d'invi-
sibles dévastations ? Il ne s'agit point de vainqueurs ni de vaincus,
de justice ni de contrainte. C'est le sol commun oîi s'est élevé la
civilisation moderne qui a tremblé et qui s'est fendu. Ce n'est pas
le devoir, c'est l'intérêt immédiat qui parle. Dans une catastrophe,
chacun fait d'abord comme il peut, mais il appelle au plus vite les
techniciens. \^_ Le monde, déclare Stinnes, ne se rétablira pas aussi
longtemps qiie les politiciens n'auront pas été éliminés. » Le Traité
de Versailles « fourmille d'absurdités économiques ». Ainsi s'expli-
que l'attitude de Stinnes que l'on vit d'une part résister au traité,
d'autre part conclure des accords et affirmer la « nécessité de s'arran-
ger avec la France ». Il voudrait une réunion d'hommes d'affaires,
BIBLIOGRAPHIE T 69
autour d'une table, une discussion commerciale. Appliquer le traité
à la lettre, ce serait, affirme-t-il, ruiner l'industrie allemande, qui,
seule, a surnagé. A cela, le chef d'industrie et l'allemand se révol-
tent en lui. 11 veut laisser les gouvernements en dehors de l'affaire, car
les gouvernements ne sont composés que de politiciens qui demandent
l'impossible, et ne connaissent pas les nécessités internationales de
l'économie publique. C'est en temps qu'homme privé que Stinnes
consent à collaborer au relèvement des pays envahis, et il n'hésite
pas à constater, dans le préambule de sa convention avec de Lubersac,
que l'état critique des sinistrés est déplorable et que l'apaisement
est nécessaire... Mais il voit là une obligation commandée par l'inté-
rêt commun bien entendu, une garantie pour la régularisation du
marché mondial, une assurance, somme toute une affaire. En cela il
est logique avec lui-même, et si l'on conteste son raisonnement, ce
n'est certes pas à sa « rapacité » qu'il faut s'en prendre. II tient à
préciser le terme de réparation. Il ne veut, à aucun prix, qu'il de-
vienne synonyme d'indemnité pénale. « Si par exemple, dit-il, nous
remplaçons en Belgique de vieilles traverses pourries de chemins de
fer par des neuves, cela n'a, selon moi, rien à voir avec les réparations.
Si nous livrons des bois de mine à l'Angleterre, c'est également un
tort. Ou bien encore si nous construisons de vastes plans pour la
France du sud ou pour je ne sais quelles gares de triage dans le Tyrol
méridional, cela n'a rien à voir avec les réparations. » Et quand vient
l'occupation de la Ruhr, il la considère comme une nouvelle calamité
qui retardera seulement le jour oîi devra se nouer autour du tapis
vert la conversation « commerciale ».
Nous avons essayé de présenter au lecteur, qui doit se contenter
d'un résumé, un portait abrégé de Hugo Stinnes, tel qu'il apparaît
dans le livre de M. Raphaël. Nous avons dû négliger bien des aspects
et des attitudes. Nous n'avons presque rien dit de l'œuvre. On trou-
vera pourtant sur le Consortium une étude abondante et précise qui
montre comment s'est formée et fortifiée la gigantesque entreprise.
11 pouvait être fastidieux d'énumérer et de grouper les multiples
chapitres de cette histoire. M. Raphaël l'a fait avec aisance. Depuis
que son livre a paru, Stinnes est mort, et une nouvelle question se
pose au lecteur français. Sa disparition est-elle un bien ? est-elle un
mal ? Comment cet homme eût-il employé son génie et son influence
au moment où l'on entrevoit un essai de liquidation générale des
litiges ? Partisan, en principe, d'un rapprochement avec la France,
eût-il favorisé une conciliation coûteuse ou l'eût-il entravée en pen-
sant que l'Allemagne devait l'acheter trop cher? Parmi ceux qui
l'ont approché ou qui ont étudié sa personne et son œuvre, les avis
sont souvent contradictoires. Je ne sais ce qu'en pense M. Raphaël. Je
serais, pour ma part, porté à croire que la mort de cet homme véri-
tablement génial et que l'on ne peut se défendre d'admirer comme
une des plus extraordinaires réussites de la Nature, n'a pas desservi
les partisans et les ouvriers de l'apaisement. Stinnes, en effet, — et
c'est bien ainsi qu'il nous apparaît dans l'étude de M. Raphaël — ne
lyo
HISTOIRE DE LA GUERRE
pouvait admettre que l'Allemagne fut frappée d'une sorte de « péna-
lité ». Nous avons vu qu'il ne contestait pas l'obligation de restaurer
les régions dévastées, mais qu'il entendait le terme de restauration au
sens commercial. Il n'y voyait aucune idée d'expiation. Tout ce qui
eût dépassé les sacrifices qu'une entreprise s'impose pour reconstruire
une de ses fabriques brûlées, ou pour supporter, solidairement avec un
voisin dont elle a besoin, les conséquences d'une catastrophe, lui eût
paru irréalisable, exagéré, incompatible avec ses intérêts vitaux. S'il
est vrai que devant la nécessité, -— si dangereuse, soit-slle, — un chef
d'industrie de son envergure sait se frayer le chem.in du salut, il est
peu probable qu'il consente à se mettre, de son gré, et pour des
raisons morales, dans le même danger. A ses yeux, l'excédent de
charges, que ne justifient pas des conjonctures purement industrielles,
est intolérable, et l'accepter est une folie. Pour y consentir, il faut
être accessible à des idées d'une autre sorte qui — ne parlons pas
de la morale internationale — relèvent au moins de la politique. Or
pour Stinnes la politique ne fut jamais qu'un corps étranger dans les
tissus de la vie économique. Il voulait l'ignorer ou l'éliminer. S'il est
à craindre que son point de vue soit aussi celui de l'Allemagne en
général, — lui mort, — les hommes politiques partisans des sacrifices
nécessaires n'auront plus à compter avec l'obstination et les ressour-
ces de son génie.
Maurice Boucher.
Otto Bauer. — Die oesterreichische Révolution (La Révolution autri-
chienne). Vienne, Verlag der Wiener Volksbnchlandlung, 1923, in-8,
294 pages, index des matières.
M. Otto Bauer a été un des auteurs, un des dirigeants de la Révo-
lution autrichienne. Il s'en fait, aujourd'hui qu'il est en retrait d'emploi,
l'historien. !1 présente son livre non com.me un récit desintéressé des
événements, mais comme une œuvre de doctrine, ce dont la dédicace
même rend témoignage en son ampleur et sa solennité. Les destinatai-
res en sont légion : les milliers d'hommes de confiance « du prolétariat
autrichien ; les camarades socialistes de l'armée, officiers, sous-cffi-
ciers et soldats (on dirait un ordre du jour de stratège) ; les intellec-
tuels, ingénieurs, médecins, professeurs, jeunesse estudiantine (pour-
quoi les littérateurs et les artistes sont-ils oubliés ?)
« Mais j'ose encore dédier ce livre à l'école marxiste du monde en
tier, car à elle aussi, j'ai quelque chose à dire. 2> En effet, le m^onde, sui
lequel Marx et Engels ont enquêté a été de fond en comble bouleversé
par la guerre. Cette expérience a suscité, pour la gouverne du «socialis-
me scientifique », des problèmes nouveaux, dont la Révolution autri-
chienne est une espèce et une illustration.
Ces problèmes, M. Otto Bauer les avait signalés avant la lettre,
dans son étude si suggestive Die Nationalitatensfrage und die Sozial-
demokratie (La question des nationalités et la Sozialdémocratie),
dont une seconde édition est annoncée. Etude prophétique, et dont l'é^
crivain a pu mesurer la vérité et les illusions.
BIBLlOGRAPHiE lyi
La doctrine actuelle, évoluée, de M. Otto Bauer se résume en cet ar-
gument : l'Empire d'Autriche était condamné à se dissoudre en Etats
indépendants souverains sur la base de la nationalité ; l'Autriche al-
lemande formera un de ces Etats mais qui ne sera complet et viable
qu'en se rattachant à la Grande Allemagne. En quoi M. Otto Baùer se
distingue des précurseurs de VAnschliiss ou du Los von Oesterreich,Ms
que Shonerer, c'est qu'à ses yeux l'idéal pangermaniste ne se réalisera
que par la révolution sociale, par le triomphe du prolétariat. Ces deux
phénomènes sont solidaires. « L'idée que l'ère de la Révolution sociale
entraînerait forcément la dissolution de l'Autriche en Etats libres, en
Etats de nationalités, et en même temps l'union de l'Autriche alleman-
de avec le reste de l'Allemagne, cette idée constituait depuis la nais-
sance du socialisme, un élément intégrant de sa tradition politique »
(p. 51-2), tradition que M. Otto Bauer rattache avec quelque complai-
sance au mouvement de l'unité allemande de 1848.
Les faits ont apporté à ce rêve les plus mortifiantes déceptions.
M. Otto Bauer ne dissimule pas que la Révolution autrichienne a mal
tourné, et avec objectivité, sinon avec sérénité, il recherche les causes
de l'avortement.
Dès le début du régime républicain qui s'installe en novem.bre 1918,1e
prolétariat a le sentiment de son impuissance et de son impopularité: les
excès des démobilisés et des chômeurs inspirent l'horreur du bolchevis-
me non seulement aux bourgeois et aux paysans, mais aux socialistes
eux-mêmes, qui cherchent le salut dans une entente avec les autres
partis, dans un « contrat social 2> (sic, p. 96). Toutefois, les socialistes
appliquent leur programme et donnent le ton : Victor Adler prend le
portefeuille des affaires étrangères (qui, à sa mort, échut à Otto Bauer)
pour représenter et affirmer le principe du droit des peuples de déter-
miner leur appartenance et le camarade Ham.isch celui de l'organisation
sociale pour investir les travailleurs d'une part de gestion et de con-
trôle de l'industrie. C'est un socialiste encore, julius Deutsch, qui dis-
cipline la Volkswehr (l'armée populaire), sauvegarde contre l'anarchie
et le communisme, assure M. Otto Bauer, — assertion trop flatteuse
pour cette milice soi-disant socialiste envers laquelle Julius Deutsch
lui-même professe une moindre estime {A.us Oesterreischs revolution-
militaristiscfie Erinnerungen (Souvenirs de la Révolution militaro-poli-
tique en Autriche). Wien, Volksbuckhandlung, s. d., 148 pages).
M. Otto Bauer se croit donc fondé à déclarer que le prolétariat,
après avoir imposé la République, a assumé la « direction spirituelle 2>
de la nation (p. 104) ; qu'en se refusant à toute reprise de communau-
té avec les Etats successeurs de la Monarchie, il s'est assigné comme
but la réunion avec l'Empire allemand. Il est exact que la bourgeoisie,
les chrétiens sociaux, les grossdeutsche, surpris et bousculés, ont passi-
vement adhéré à la forme républicaine, d'autant plus que la dynastie
des Habsbourg était discréditée, et que les Hohenzollern s'étaient laissé
ignominieusement éliminer.
Mais les socialistes, maîtres de l'heure, offrirent à leurs adversaires
leur revanche : les réquisitions et perquisitions de la Volkswehr en ville
et dans les campagnes, les provocations d'un prolétariat agricole frais
lya HISTOIRE DE LA GUERRE
éclos, avec sa revendication du contrat collectif, enlevèrent aux so-
cialistes toute chance d'accaparer le gouvernement (p. 128-9). Les com-
munistes de Vienne, soudoyés par leurs coreligionnaires de Hongrie,
furent dans l'occurrence les meilleurs auxiliaires des bourgeois. Et les
socialistes purs, qu'on accusait de pactiser avec le bolchevisme, gênè-
rent, en opposant leur Volkswehr aux émeutiers, le rôle paradoxal de
sauveteurs du capital et de la propriété. On ne leur en sut pas gré ; on
attribua la gloire du résultat, au préfet de police Schober, « légende
absurde 5>, affirme M. Otto Bauer.
De cette ingratitude M. Otto Bauer se fût consolé, si son vœu le plus
cher, VAnschluss, avait pu être accompli avant les négociations de
paix. Ministre des affaires étrangères, il pressait les hommes d'Etat
d'Allemagne, par la voix du camarade Ludo Hartmann, de pronon-
cer l'annexion pour placer l'Entente devant la manifestation émou-
vante de deux peuples fraternisant dans le malheur. Mais les Alle-
mands, prodigues d'effusions, avaient de bonnes raisons de se dérober:
ils craignaient qu'en s'agrandissant de l'Autriche, l'Allemagne ne fût,
par représaille, amputée de la Rhénanie, de la Silésie, de la Prusse Oc-
cidentale ; ils redoutaient aussi une aggravation de leurs charges, si
les engagements secrets qu'ils avaient pris avec l'Autriche, très favora-
bles à cette dernière, venaient à la connaissance de l'Entente. Sur ces
conventions diplomatiques jusqu'ici insoupçonnées, les révélations de
M. Otto Bauer sembleront par trop discrètes (p. 145). Toutefois, le
Ministre des affaires étrangères ne désespéra pas d'aboutir : il comp-
tait que VAnschluss serait autorisé par les Etats-Unis, ainsi qu'il res-
sort d'un mémoire du secrétaire d'Etat Robert Lansing de septembre
1918, — par l'Italie, éventuellement même par la Grande-Bretagne
(p. 145). L'on désirerait ici encore des données plus explicites. On voit
que M. Otto Bauer a été de la Carrière.
Mais l'opposition vint des Autrichiens surtout, chez qui se réveillait
l'animosité contre les Tudesques ; la fierté, le patriotisme autrichien,
aussi bien de la petite bourgeoisie que du patriciat se révoltèrent contre
cette absorption de la vieille Autriche dans l'Empire dofniné par les
Prussiens (p. 148), sans parler de l'antagonisme des intérêts maté-
riels. La France se prévalut de cette résistance. D'ailleurs, par le traité
de Versailles, elle imposa formellement à l'Allemagne l'interdiction de
s'incorporer l'Autriche. Le Ministre des affaires étrangères, qui se
savait personna ingrata, comprit combien sa situation était fausse et
son crédit nul. Il démissionna.
Il resta président de la Commission de socialisation. Il rend compte,
en un chapitre substantiel, de son activité socialisatrice. On institue
des conseils d'exploitation des industries à la russe, avec une bureau-
cratie très compartimentée ; un essai de ce que M. Bauer appelle la Ge-
meinwirtschaft, consortium de l'Etat, dont les apports consistent en éta-
blissements d'anciennes industries de guerre, avec des coopératives
qui fournissent le capital et la main-d'œuvre pour la transformation
en industries de paix, — communauté féconde, selon M. Bauer (p. 177).
pour éduquer un personnel capable de débusquer un jour les dirigeants
capitalistes. Quelques-unes de ces entreprises auraient réussi et duré,
BIBLIOGRAPHIE
173
— loi des huit heures, grâce à laquelle 60.000 jardins ouvriers ont pu
être créées autour de Vienne avec des logis nouveaux pour une coloni-
sation suburbaine ; — enfin, réforme de l'enseignement, définie ainsi :
« la division de l'instruction n'est plus déterminée par les systèmes des
sciences, mais par les expériences des enfants » (p. 192). Entendez
sous cette pédantesque formule simplement les leçons de choses.
Tous ces bienfaits de la socialisation n'eurent pas l'heur d'être goû-
tés. La contre-révolution, au cours de 1920, triompha : d'ailleurs, le
prolétariat, gâté par le bien-être et les hauts salaires, avait perdu
— M. Bauer en fait l'aveu (p. 225) — l'esprit révolutionnaire. Les pro-
vinces, les ruraux, se dégoûtaient des gouvernants de Vienne, des pro-
fiteurs, jouisseurs, mécréants de la capitale. Voici qu'en avril 1921, le
Tirol et Salzburg décident de s'agréger à la Bavière par un plébis-
cite en règle, qui donna aux annexionistes une formidable majorité, '
prodrome de ï'Anschluss. M. Otto Bauer eût dû tressaillir d'aise. Mais
cette démonstration l'attriste : car elle est réactionnaire. Heureusement
la France a conjuré ce péril : le plébiscite fut déclaré nul. L'Autriche,
outre qu'elle gardait ces pays dissidents, fut accrue des districts alle-
mands des Comitats de la Hongrie occidentale, du Burgenland. M.
Bauer se contente de cette acquisition, bien que les congénères du Bur-
genland soient des Magyars fidèles à la « Hongrie chrétienne ». —
ce qu'atteste le plébiscite du 14 décembre 1922, solatio luctus exigua
ingentis. L'Anschluss « n'est plus qu'un idéal national », l'idéal qui
s'éloigne, et même s'est évanoui : le dernier coup lui a été porté par le
protocole de- Genève, du 4 octobre 1922, où le chancelier Seipel, très
habilement manœuvré par le D' Benès (1), a accepté que l'Autri-
che demeurât confinée dans son statut et ses contours actuels, pro-
tocole confirmé par le traité franco-tchéco-slovaque du 25 janvier 1924
(art. 3). Pour prix de cette aliénation de son indépendance,de cette mise
sous tutelle de sa fortune, l'Autriche a été réconfortée, choyée par
les bonnes fées de l'Entente. M. Otto Bauer a peine à digérer cette
humiliation.
Ce qu'il souhaite pour son pays, à cette heure, c'est qu'il se consti-
tue et se développe en <k République populaire » (Volksrepublik). Ce
n'est point, comme le mot semble l'indiquer, la république du proléta-
riat ; celle-ci est impossible en cette époque de fascisme, û'orgesch,
et autres dictatures. La Volksrepublik, c'est l'équilibre des choses, avec
un gouvernement de coalition. Un pis-aller jusqu'au jour où, de révolu-
tions en révolutions, — c'est la tentante perspective que M. Otto Bauer
fait miroiter devant ses compatriotes (p. 91), — la vie nationale de
l'Autriche se parachèvera dans la communauté socialiste.
Conclusion de style d'un doctrinaire idéaliste par vocation et d'un
politicien désabusé. Quelle leçon « l'école marxiste du monde entier »,
à laquelle M. Otto Bauer avait « quelque chose à dire », tirera-t-elle
de cet exposé sincère ? Les questions, les thèses agitées par l'auteur
(1) La Thécoslovaquie s'est prémunie de la sorte, sous la garantie des
Puissances signataires, contre toute scission des Allemands de Bohème, soit
vers l'Autriche, soit vers l'Allemagne.
13
174
HISTOIRE DE LA GUERRE
ne sont assurément pas périmées, bien que jusqu'ici démenties par les
événements. Les historiens qui n'ont pas de prétentions au « socialis-
me scientifique » ne se fatigueront pas à les discuter, mais ils en fe-
ront état pour l'intelligence des statuts de l'Europe Centrale et des
idées qui continuent à travailler les groupes ethniques et les Etats de
l'ancienne Monarchie en voie de s'aménager dans leurs cadres nou-
veaux (1).
B. AUERBAGH.
1914-1918. — Histoire politique de la Grande Guerre, publiée sous
la direction de A. Aulard, avec la collaboration de E. Bouvier
et de A. Ganem. Paris, Quillet, in-4, 407 pages.
Le titre de cet ouvrage pourrait donner de son contenu une idée
inexacte. Ce n'est pas seulement la vie parlementaire et l'évolution
de l'opinion publique, ce n'est pas seulement la politique extérieure
de la France que M. Aulard et ses collaborateurs ont voulu présen-
ter ; ils ont pensé qu'il n'était pas possible de comprendre les
« réactions » de l'esprit public et les décisions politiques sans étudier
en même temps les opérations militaires ; ils ont cru, à aussi juste
raison, qu'il ne fallait pas négliger les « variations de l'état écono-
mique ». Aussi le volume pourrait-il s'intituler la France et la
Guerre, ou — comme l'indique la préface, — Histoire française de
la Guerre mondiale.
A vrai dire, d'ailleurs, les auteurs ont cherché sans cesse à fondre
ces éléments d'une façon aussi intime que la réalité les avait asso-
ciés : dans le développement chronologique de leur plan, ce sont les
faits de la politique intérieure qu'ils ont mis en relief dans l'inti-
tulé des chapitres : « La période de l'union sacrée... » « L'ouverture
de la session 1915 et le rôle des Commissions parlementaires » :
mais, dans chacun de ces chapitres, ce sont les faits d'ordre mili-
taire qui dominent, et les « conséquences politiques » sont sou-
vent réduites à de courtes indications (2) : Le lecteur de l'ouvrage
trouvera ainsi d'excellents récits, solides et simples, de la bataille
de Champagne, de la défense de Verdun, ou de l'offensive d'avril 1917,
avant que lui en soient présentées, plus rapidement, les répercussions
« parlementaires » ou « morales » : changements ministériels, Comités
secrets, menaces de « défaitisme ». C'est un des grands mérites de
l'ouvrage que d'avoir su rendre sensibles ces liens intimes, ces réac-
tions incessantes.
Il en a bien d'autres : bien qu'il ait été allégé de tout appareil
d'érudition, il est établi sur une documentation solide, et même neuve
parfois. Il suffit de lire le récit de la bataille de la Marne (p. 88-101),
(1) En tête de chaque chapitre figure une bibliographie, qui sera utilement
complétée à l'aide du Catalogue Méthodique du Fonds Allemand de la Bi-
bliothèque et Musée de la Guerre (tome III).
(2) C'est ainsi que, sur la question du contrôle aux armées, l'ouvrage
signale l'ordre du jour voté par la Chambre, le 22 juin 1916, mais non pas
les débats très importants de la seconde quinzaine dé juillet.
BIBLIOGRAPHIE I75
ou celui de la retraite allemande en 1918 pour voir que les auteurs
ont eu recours aux témoignages étrangers, même lorsqu'ils n'avaient
à décrire que le point de vue français, parce qu'il leur a paru que
cette confrontation des sources était indispensable. Sur certains
événements, le départ à Bordeaux par exemple, ils ont pu recueillir
des témoignages directs, qui éclairent certains détails. Mais au delà
du document, ils ne craignent pas de porter un jugement : la
forme en est toujours mesurée et calme. Qu'il s'agisse du procès
Malvy ou du procès Caillaux, des faits qui ont suscité le plus de
passion politique, le récit garde sa sérénité, sans omettre pourtant
d'écarter des légendes, et de signaler, en passant, certaines fai-
blesses. Les appréciations qui touchent à un homme l'égratignent
parfois, mais à peine. Cette méthode ignore les compromis : elle
ne craint pas d'aborder avec franchise certains sujets, que d'aucuns
préfèrent écarter : elle ne dissimule pas le caractère de la situation
politique à la fin de l'hiver 1915-1916. « Si Verdun était tombé
dans les dern-ers jours de février, nul doute qu'une grave crise
politique et militaire ne se fût ouverte, dont l'issue eût pu inîluer,
heureusement ou non, sur le résultat final de la guerre » ; elle
n'esquive pas le récit des « mutineries 2> de 1917, tout en s'élevant
contre la thèse du « complot » défaitiste ; elle signale la diver-
gence de vues e.itre Foch et Pétain, au printemps de 1918, sans
prétendre y porter la lumière, mais sans éviter aussi de donner une
forme précise (1) à telle appréciation.
Ecrite sous une forme agréable, dans un style aisé et précis,
ferme et solide, présentée avec un choix d'illustrations excellentes
et pittoresques, dont pas une n'est négligeable, et d'autographes inté-
ressants, — l'Histoire politique de la Grande Guerre est, en même
temps qu'une œuvre critique de premier ordre, ce «iue les auteurs ont
voulu qu'elle fût, un « reflet et un écho ^de la vie ».
Pierre Renouvin.
Albert Mousset. — L'Espagne dans la politique mondiale. Paris,
Bossard, 1923, in-8, 348 pages.
Notre littérature historique française est pauvre en études sérieuses
sur l'Espagne de la fin du XLV siècle et sur l'Espagne contemporaine :
beaucoup d'impressions de voyage, peu de livres révélateurs soit
sur l'Espagne intérieure, soit sur l'Espagne extérieure.
11 faut donc accueillir avec reconnaissance, quelques réserves de
détail que nous devions faire, le livre récent de M. Albert Mousset.
Ancien élève de l'Ecole des Chartes, M. Mousset a été initié aux
bonnes méthodes historiques. Journaliste de talent, il s'est spécia-
lisé dans l'étude de la péninsule ibérique, et dans celle des questions
balkaniques. Hispanisant distingué, il a passé quatre années, de 1915
(1) Ci. p. 335. — ...» le jeu secret de Foch, pressurant à rextrême l'ar-
mée française poui" encourager l'arruée britannique... »
,^6 HISTOIRE DE LA GUERRE
à 1919, à l'Ambassade de France à Madrid ou dans les services qui
en dépendaient. C'est dire que la partie la plus intéressante de son
livre portera sur les rapports de la France et de l'Espagne pendant
la Grande Guerre, et aussi que son témoignage est particulière-
ment précieux par la connaissance qu'il témoigne et suppose de la
presse espagnole, et des écrivains politiques d'outre-Pyrénées.
11 s'appuie autant sur des conversations et des impressions que sur
des articles de journaux et de revues.
La situation favorable dans laquelle s'est trouvée M. Mousset
a sa rançon. A la lecture de son livre, on le sent autant gêné que
favorisé par ses relations. On pourrait — eu égard à certains chapitres
— donner au volume comme sous-titre : Ce que je puis dire. Nous
sommes en réalité en présence d'un reportage historique, extrême-
ment intelligent et informé, plus que d'un livre d'histoire. C'est
un essai documentaire plus qu'un essai critique : dans bien des
cas, il faut lire entre les lignes, deviner ce qu'insinue M. Mousset,
ou ce qu'il ne veut pas dire.
Le problème par lui choisi est très bien délimité. Comment l'Espagne,
enfermée en elle-même et isolée en Europe en 1874, a-t-elle été
amenée progressivement à participer à la politique européenne et même
mondiale, avec des fortunes d'ailleurs diverses ? La première partie,
qui porte sur les années 1874-1900, n'est qu'une Introduction : elle
ne sert qu'à jeter « une clarté indispensable sur l'attitude de l'Espa-
gne, avant, pendant, et depuis la guerre ». Voilà en effet le cœur
du sujet. Et, au fond, ce dernier n'est que l'aspect particulier d'une
question plus générale, et qui intéresse plus spécialement cette Revue,
l'attitude des Etats neutres pendant la guerre, les raisons, les variétés
de cette attitude.
Donc, il s'agit avant tout de politique extérieure, exception faite
pour un seul chapitre fort documenté d'ailleurs sur l'économie espa-
gnole avant, pendant et après la guerre. Il était nécessaire ; mais
on peut regretter que M. Mousset n'ait point condensé en quelques
pages concises les indications essentielles — dont quelques-unes
figurent éparses en son livre, entre autres deux portraits curieux
de Maura et de Romanonès — sur les partis politiques espagnols,
leur constitution et leur évolution. L'opinion publique en Espagne
en matière de politique extérieure apparaît limitée à certains milieux,
ne s'étend pas à la masse du peuple : elle est officieusement rensei-
gnée, n'a point de volonté, mais de brusques réveils impulsifs et
d'extraordinaires variations. Les élections ne la modifient guère. En-
core serait-il bon de rappeler qu'elles ne constituent qu'une for-
malité. Quant au journalisme espagnol, il est fort brillant, et compte
des leaders éminents. Pourquoi pendant la guerre et depuis la
guerre fut-il si changeant ? C'est ce que M. Mousset néglige un peu
de nous dire, nous parlant seulement de la propagande impudente
et imprudente du prince de Ratibor. De la discrétion, trop de dis-
crétion pour les amateurs d'histoire vraie !
Le problème pourtant a son importance, étant donné surtout que
l'essentiel de la documentation de M. Mousset et que les textes par
BIBLIOGRAPHIE I77
lui invoqués proviennent du journalisme espagnol. 11 cite peu de livres
espagnols — sauf dans la première partie, — exception faite pour
l'Histoire d'Espagne, d'Ortega Rubio ; pourtant Maura et Romanonès
ont écrit des livres, d'autres aussi. Même remarque pour la documen-
tation du côté français, empruntée surtout au Temps et aux Débats :
et cela sans doute est intéressant, peut-être incomplet (1).
Il est temps d'arriver à l'examen, trop bref d'ailleurs, du livre de
M. Mousset. Laissons de côté — provisoirement — l'introduction,
qui tient lieu aussi de conclusion, puisque le volume se termine
brusquement sur une statistique des exportations espagnoles aux
Etats-Unis.
En 1874, Alphonse XII fait son entrée à Madrid. Suit l'exposé de
la politique internationale espagnole jusqu'en 1882. Le dogme de
l'isolement prévaut. Vient ensuite le récit fort impartial du malen-
contreux voyage en Allemagne et à Paris en 1883. Le conserva-
tisme espagnol — et ceci, bien qu'exact, n'est pas tout à fait d'accord
avec certaines affirmations de l'introduction — contribue à isoler
en Europe la nation ibérique. Castelar le prétendait et n'avait point
tort.
L'exposé de M. Mousset étant chronologique se poursuit par l'analyse
de la situation de l'Espagne en Orient et en Extrême-Orient, de son
conflit avec l'Allemagne dans la question des Iles Carolines (1885).
Très original est le chapitre sur l'Espagne aux côtés de la Triple
Alliance (1887-1893), malgré la pauvreté et l'insuffisance de nos
renseignements actuels. L'Italie paraît avoir servi de trait d'union :
un accord dut se produire vers 1888. « Aussi n'est-il pas surprenant
que de 1888 à 1892 un malaise mystérieux ait, sans cause appa-
rente, jeté son ombre sur les relations franco-espagnoles. » Le dan-
ger disparut en 1894, lorsque le traité de commerce hispano-alle-
mand fut repoussé par le Sénat espagnol.
Sur la guerre hispano-américaine rien de neuf : en revanche, d'utiles
précisions sur l'Espagne dans l'Afrique occidentale et équatoriale
en 1900. Après 1902 se produit une « rectification de la politique
espagnole ». Avec la majorité d'Alphonse XllI coïncide « l'éveil de
la conscience internationale de l'Espagne ». Au jeune roi, dans les
années qui suivirent, M. Mousset attribue d'ailleurs une influence
essentielle et bienfaisante sur la politique espagnole. Il passera
au surplus rapidement sur certains incidents intérieurs et extérieurs
à la fois, comme la crise du « ferreisme », et insistera avec jus-
tice sur l'action du roi en Espagne pendant la grande guerre en
faveur des prisonniers français en Allemagne.
Le rapprochement franco-espagnol de 1904 se produit en même
temps que l'accord relatif au Maroc, grave problème qui implique
nécessairement la solidarité des deux pays, leur tâche étant analogue,
(1) M. Mousset cependant était admirablement placé pour nous renseigner.
Il a publié à Madrid en 1918 des Eléments d'une bibliographie délivres pu-
bliés en Espagne de i9U à 191S et relatifs à ta Guerre Mondiale. Il connaît
mieux que personne le livre d'Arouin, les articles du P. Lebaude dans le
Correspondant ei ceux du Bulletin hispanique.
178
HISTOIRE DE LA GUERRE
sinon toujours paralièlement et également poursuivie. De 1905 à
1906, l'Allemagne cherchera à regagner en Espagne les positions
perdues. A Algésiras, l'Espagne demeurera fidèle aux accords sous-
crits. Le mariage anglais et l'entrevue de Carthagène en 1907 entre
Alphonse XîII et Edouard VU affermirent encore ces positions.
La période de 1908 à 1912 fut plus difficile pour les rapports
franco-espagnols, parce qu'elle correspond à l'ère des réalisations
au Maroc, et aussi à celle des impatiences. L'opinion était insuffi-
samment renseignée : la tâche des ambassadeurs français — qui
furent tous éminents — particulièrement difficile. Le parti militaire,
avec le lieutenant-colonel Silvestre, multiplia les excès de langage.
La conclusion de l'accord définitif de 1912, revisant ceux de 1904
et de 1905, fut difficile. Enfin s'établit la politique de loyale colla-
boration, succédant définitivement à la politique traditionnelle d'iso-
lement.
Vinrent enfin la guerre et la neutralité espagnole, conditionnée par
d'impérieuses raisons. Mais les formes de cette neutralité furent va-
riées. Romanonès sut résister aux campagnes germanophiles. « Il
fut alors un créateur de la conscience nationale », mais dut dé-
missionner en 1917. Les Alliés désiraient-ils davantage que la bien-
veillance morale et économique de l'Espagne ? M. Mousset le croit
volontiers. « Je suis en mesure d'ajouter, déclare-t-il, qiie si l'am-
bassadeur américain n'a pas demandé l'intervention espagnole, il l'a
tout au moins prédite en avril 1918 au cours d'un entretien avec
la plus haute personnalité du Royaume. :> Il y aurait eu là une
action presque analogue à celle des Etats-Unis en Chine, mais
à laquelle la France et l'Angleterre seraient demeurées étrangères,
et dont le caractère était d'ailleurs parfaitement chimériqce.
A Romanonès succédèrent Garcia Prieto, plus favorable aux pré-
tentions germaniques, puis le nationaliste Dato, puis d'autres, les
cabinets se remplaçant avec une extrême rapidité, ce qui constitue
le « rotativism.e > espagnol. Mais des accords économiques furent
signés en 1918 avec l'Angleterre, les Etats-Unis, la France. « La neu-
tralité n'affectait pas les rapports d'ordre économique ou commer-
cial. »
Quelques mois avant l'armistice survint le cabinet 7\îaura, et sa
déclaration théâtrale pour la revendication de Tanger et de Gibraltar.
L'Espagne ne devait pas participer aux négociations de paix, malgré
les efforts de Romanonès redevenu président du Conseil... « La paix
trouvait en Espagne l'esprit public aussi divisé, aussi incapable
d'un effort soutenu qu'au cours de la période des hostilités. » Une
seule force devenait inébranlable, à en croire M. Mousset, la couronne.
Depuis, le représentant espagnol a joué à la Société des Nations
un rôle important et dont la France n'a eu qu'à se louer.
Telle est brièvement résumée, d'après M. Mousset, l'histoire de
« l'abstentionnisme » hispanique. Les détails intéressants abondent.
Notons au passage le juste hommage rendu à l'action indépendante
te pleine de tact de l'Institut de Madrid, et de son directeur, le
regretté Ernest Mérimée. Quel dommage que M. Mousset ne nous
BIBLIOGRAPHIE I79
ait pas renseigné par contre sur les erreurs de certaine propagande
pseudo-officielle, et ne nous ait pas raconté, par exemple, les avatars
du voyage d'Eugénie Buffet en Espagne ! Mais c'est un chroniqueur
discret !
Fort instructive est la dernière partie du livre, relative à la ques-
tion marocaine après 1918, aux négociations entre France, Angle-
terre et d'Espagne relativement au régime de Tanger, le tout se pro-
longeant jusqu'à la veille du pronunciaraento de Primo de Rivera.
« A l'étranger, écrit M. Mousset, avec une ironie qui dépasse les
événements contemporains, et englobe tout le passé, on parla de la
francophilie du général Primo de Rivera, comme si à la veille de
prendre le pouvoir, tous les hommes d'Etat ou candidats hommes
d'Etat espagnols ne s'étaient pas déclarés francophiles. » On ne sau-
rait mieux dire.
Revenons en concluant sur l'introduction qui comprend d'intéres-
santes vues générales, avec quelques affirmations contestables ou
qui sentent d'une lieue le journalisme politique. Il est discutable que
la France ait pris « à la droite de la civilisation européenne la
place qu'occupait naguère l'Angleterre », que toute trace de fana-
tisme et d'intolérance ait disparu en Espagne, voire même que tous
les accords passés avec la France aient été l'œuvre de cabinets
conservateurs : les conservateurs n'ont fait souvent qu'achever le
travail des libéraux ; en politique extérieure, une relative continuité
est obligatoire.
En revanche, une excellente critique de ce que M. Mousset appelle
« la partition défraîchie des affinités latines 2>. Mais M. Mousset
pense-t-il que sa psychologie de l'honneur considéré comme carac-
téristique de l'Espagne soit moins « défraîchie » ? Elle a pu être
exacte : actuellement peut-être d'autres éléments sont-ils plus essen-
tiels ?
Enfin du point de vue français, pour nos rapports avec l'Espagne,
de très justes remarques sur « le dommage qui résulte trop sou-
vent de l'intransigeance de certains de nos groupements écono-
miques dans la question douanière. L'exemple n'est point unique :
des mesures protectionnistes récentes ont terriblement compromis l'in-
dustrie du livre et l'avenir de la pensée française en Portugal.
C'est là du matérialisme économique à courte vue.
Dans l'ensemble, un livre important, nouveau, original, et dont
ncs réserves n'ont comme objectif que de montrer la portée, sans
en diminuer la valeur suggestive et documentaire .
Camille-Georges Picavet.
Jacques Ancel. — Manuel historique de ta Question d'Orient
(1792- 1923). Paris, Delagrave, 1923, in-8, 335 p., avec une carte
hors texte.
Ce n'est pas seulement l'aspect « européen » de la question
d'Orient que M. Ancel a voulu résumer : La rivalité des grandes
l8o HISTOIRE DE LA GUERRE
puissances occupe, bien entendu, dans l'ouvrage, une large place ;
mais non pas la plus importante, aux yeux de l'auteur. « La ques-
tion d'Orient, dit-il, est en premier lieu l'histoire de la formation
des Etats balkaniques. » L'éveil des nationalités, l'effort vers l'in-
dépendance, — voilà la source de chacune des grandes crises
balkaniques au XX* siècle, qui permettront aux grandes puissances
d'intervenir dans le sens de leurs ambitions propres.
Or ce mouvement des groupes nationaux a commencé au début
du xix^ siècle, « à l'époque où les idées révolutionnaires commen-
cent à pénétrer dans les littératures balkaniques ». C'est pour cela
que M. Ancel a choisi comme point de départ de son étude l'année
1792, date « critique », qui est celle où commence l'essor de la
pensée française, et qui marque aussi une étape de la politique
orientale des Tsars (paix de lassi).
L'évolution s'achève en 1923. La crise grecque, la crise serbe,
la question roumaine et la question bulgare ont agité les Balkans
et l'Europe jusqu'au Congrès de Berlin ; la crise « macédonienne »
a mis aux prises les Etats balkaniques ; la grande guerre les a
rangés dans les camps ennemis (1). Aujourd'hui, l'Empire ottoman
a disparu. A côté des Etats « chrétiens », l'Etat national turc
s'est fondé : « A l'heure actuelle, il n'y a plus place pour la for-
mation de nouveaux pays. » Mais ces nations jeunes deviennent
maintenant des obstacles pour la politique des grandes puissances.
Le traité de Lausanne en est la preuve la plus récente.
Dans le cadre de cette construction d'ensemble, solide et simple,
M. Ancel a su ordonner avec autant de force que de clarté les
détails de son récit. Le style serré, rapide, répond à la fermeté
^ie la pensée. La forme est alerte, ne s'attarde pas aux transitions
inutiles, va droit au but. Les citations, courtes, viennent en plein
relief. Peut-être, surtout dans les premiers chapitres de l'ouvrage,
l'abondance des termes turcs, grecs ou slaves, fatigue-t-elle un peu
le lecteur. Mais il se repose aussitôt en lisant les pages excellentes,
où M. Ancel décrit les traits des civilisations balkaniques, et les
conditions géographiques des mouvements nationaux, avec autant
de finesse d'observation que de délicatesse.
PlEKRE RENOUVIN.
Feldmarschall Conrad. — Aus meiner Dienstzeit, 1906-1 9 18. Tome IV.
Vienne — Leipzig — Munich, 1923, Rikola Verlag, in-8, 956 pages.
[Ce volume est accompagné d'une pochette contenant un certain "
nombre de documents à l'appui et neuf cartes.]
Ce quatrième volume de Conrad von Hotzendorf contient le récit
des événements politiques et militaires, survenus du 24 juin 1914 au
30 septembre de la même année (fin de la première offensive contre la
(1) A l'usage des lecteurs de cette revue, je signale que le chapitre r« Orient
et la guerre européenne » occupe dans ce manuel iprès _de cinquante pages
qui donnent un résumé précis et suggestif.
BIBLIOGRAPHIE l8l
Serbie et la Russie et commencement de la deuxième). Il est composé
suivant la même méthode que les trois volumes précédents, c'est-à-dire
que l'auteur reproduit in extenso les lettres qu'il a reçues ou écrites,
les télégrammes échangés, les notes de service qu'il a rédigées pen-
dant les deux premiers mois de la guerre. Beaucoup de ces pièces
étant inédites, on voit sans peine de quel intérêt est la publication
pour l'historien. Nous ne pouvons ici entrer dans un examen détaillé
de toutes ces richesses ; nous nous bornerons donc à signaler quel-
ques passages.
1° Le récit (dont la presse française a déjà parlé) de l'entretien
qu'eut Conrad à Schœnbrunn le 5 juillet avec l'empereur François-
Joseph (p. 36 à 38). Conrad considère la guerre avec la Serbie comme
inévitable. François-Joseph hésite encore, parce qu'il craint qu'en cas
d'intervention armée de la Russie, l'Autriche-Hongrie n'ait pas l'appui
de l'Allemagne.
2° Le tableau résumé que trace l'auteur des événements politiques,
depuis la déclaration de guerre à la Serbie jusqu'au départ du haut
commandement austro-hongrois pour le théâtre des opérations, et le
commentaire dont est accompagné ce tableau (p. 125 à 130). Conrad
déclare que l'Autriche-Hongrie et l'Allemagne ont fait une guerre
défensive, une guerre qui leur a été imposée par leurs adversaires ; il
regrette d'autre part que cette guerre défensive n'ait pas été décidée
plus tôt ; il accuse son propre pays et l'Allemagne d'irrésolution, de
méconnaissance du danger.
3° L'examen détaillé des articles publiés par le général Danilof dans
la Revue militaire française sur les premières opérations de l'armée
russe en 1914 (p. 713 à 721). Conrad s'appuie sur le témoignage de
l'ennemi pour réfute*; certaines accusations portées par les Allemands
corrtre l'armée austro-hongroise.
4° La lettre adressée à Conrad par Sturgkh, représentant au Grand
Quartier Général allemand de l'armée austro-hongroise, sur la ba-
taille de la Marne (p. 743 à 748). On remarquera un peu plus loin
(p. 751) les lignes suivantes : « Les nouvelles données par Sturgkh
sur la situation en France me remplirent de souci. Cependant j'espé-
rais encore, d'après l'exposé de Sturgkh, que, par un nouveau rétablis-
sement, on pourrait s'en tenir au plan établi au début des opérations
et que l'exécution en serait seulement retardée. On me disait que la
situation en France n'était nullement sombre.
« C'est plus tard seulement que j'appris qu'à la date du 10 septem-
bre, la situation était sombre. On m'a tenu dans l'ignorance. »
Charles Appuhn.
G. Rawlinson. — The Defence of London, 1915-1918. (La défense
de Londres.) Londres, A. Melrose, 1923, in-8, 267 pages.
Ancien officier, ayant repris son service pendant la guerre, Rawlin-
son, en qualité de capitaine de frégate, puis de major et de lieute-
nant-colonel, a pris une part active à la défense de Londres contre les
l82 HISTOIRE DE LA GUERRE
avions et les zeppelins allemands. Bien qu'en somme les pertes «n
vies humaines et en dégâts matériels ne soient pas en rapport avec
les moyens mis en œuvre par l'ennemi et l'acharnement des pirates
aériens, puisque les chiffres donnés par Rav/linson se limitent à 600
morts, 1.200 blessés et 2 millions de livres sterling, on ne saurait dire
que les mesures défensives adoptées fuient très efficaces. C'est à un
par hasard que la capitale dut d'échapper a un vrai désastre le jour où
les zeppelins exécutèrent leur dernier raid, qui se termina par la perte
de tous les engins qui y avaient pris part. Les canons, dont les meil-
leurs étaient les 75 français, ne semblent guère avoir eu d'autre effet
que celui d'effrayer les aviateurs par leurs tirs de barrage. Aussi
Rawlinson prône-t-il pour l'avenir l'unité de direction dans la défense
antiaérienne de Londres, et surtout la constitution de fortes escadrilles
de combat maintenues toujours prêtes. Malgré la tendance de l'auteur
à s'attribuer toujours un très beau rôle dans toutes les mesures prises,
son ouvrage contient quelques renseignements qui ne sont pas sans
valeur.
E. Desbrières.
Philipp Scheidemann. — L'effondrement. Traduction française de
MM. LOUSSERT et Halff. Paris, Fayot, 1923, in-8, 279 pages.
Cette édition française du livre de Scheidemann Der Zasammen-
bruch ne peut qu'être bien accueillie par quiconque s'intéresse à l'his-
toire de la guerre. Scheidemann, l'im des chefs du parti socialiste
majoritaire, ministre d'Etat dans le gouvernement constitué sous la
présidence du prince Ma.x de Bade quelques semaines avant la chute
du régime impérial, chef lui-même du gouvernement allemand du 13
février au 21 juin 1919, est certainement l'un des hommes qui ont
pris la part la plus directe aux grands événements des années 1914 à
1919. On ne trouvera point dans son livre des considérations philo-
sophiques sur les causes de l'effondrement ; il se borne le plus sou-
vent à raconter ses souvenirs personnels, ou, simplement reproduit les
notes prises par lui, à la suite de ses entretiens avec quelques per-
sonnages marquants en des réunions auxquelles il a assisté. Préci-
sément pour cette raison, il nous donne beaucoup de renseignements
fort précieux, et nous ajouterons que son témoignage nous paraît en
général digne de foi. Nous signalerons en particulier le chapitre II :
attitude prise par le parti socialiste allemand tout au début de la
guerre, vote des crédits demandés au Reichstag, — le chapitre IV :
lutte pour la résolution de paix du 19 juillet ; — le chapitre VÎI : la
réponse au pape ; — le chapitre Vllî : la conférence de Stockholm ;
— enfin toute la dernière partie du livre.
On remarquera que si, dans le chapitre II, et ailleurs encore,
Scheidemann parle de Kaase et de Ledebour avec une malveillance
toute naturelle, il ne s'explique nulle part sur les dissensions qui ont
éclaté, au cours de la guerre, dans le parti socialiste, et qui, comme
on le sait, ont abouti à une scission. Cette omission est bien regret-
table.
BIBLIOGRAPHIE 183
On peut regretter aussi que le plan suivi par l'auteur l'amène à
réunir dans un même chapitre des souvenirs relatifs à des événements
assez éloignés l'un de l'autre dans le temps, et que ce plan lui-même
tienne si peu compte de l'ordre chronologique. C'est ainsi que le récit
de la conférence de Stockholm, qui est du mois de juin 1917, vient
après le chapitre relatif à la résolution de paix qui est du mois de
juillet, et même après le chapitre qui traite de la réponse au pape qui
est du mois de septembre. C'est ainsi encore que Scheidemann rap-
porte (page 165 de la traduction) un propos tenu par lui au ministre
suédois Lindmann, où il est fait allusion à un discours pronc-ncé au
Kelchstag en mai : « La révolution en AH'emagne n'était possible, selon
moi, que dans les conditions que j'avais exposées au mois de mai de
la même année. » Mais, pour savoir ce qu'il avait dit au Reichstag, il
faut aller jusqu'à la page 179. Encore le discours prononcé par Schei-
demann le 15 mai 1917 ne se comprend-il bien que si l'on tient compte
d'une résolution du Comité directeur de son parti qui est reproduite,
elte, à la page 136. Ce défaut de composition ne laisse pas d'être
assez gênant pour le lecteur. Ajoutons qu'exacte et fidèle en général,
la traduction n'est pas toujours d'une clarté parfaite. Nous notons,
par exemple, à la page 20 la phrase suivante : « Je fis remarquer
que nous pourrions nous entendre avec Kaempf au sujet du texte,
auquel nous attachions une importance particulière (sous réserve de
la décision du groupe parlementaire). » Il s'agit, nous le savons, du
texte de l'allocution que Kaempf, président du Reichstag, devait pro-
noncer, le 4 août, après la déclaration du chancelier ; mais à lire seu-
lement la traduction française, on s'explique mal le sens de la paren-
thèse. En réalité, comme le p'arti socialiste n'avait pas encore pris de
décision officielle relative au vote des crédits, bien qu'il y fût, en très
grosse majorité, favorable, Scheidemann voulait éviter de s'engager
envers Kaempf, et cependant désirait connaître d'avance le langage
que tiendrait le président.
Charles Appuhn.
LES REVUES DU TRIMESTRE (1)
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(1) Périodiques qui, sans figurer sur la liste des dépouillements réguliers
sont représentés dans ce numéro par un ou plusieurs arlicles :
Afrique française, Alsace française. Clarté, Correspondance d'Orient, Carrent
Ilistory, Documents du Travail, Flambeau, Nineteenth Century, Nouvelle
Revue, Paix par le droit, Parlement et Opinion, Revue de Genève, Revue heb-
'iomadaire, Revue du Rhin et de la Moselle, Weltbûkne, Wissen und Lebfn.
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130, 226-240.
CHRONIQUE
Les faits et les controverses.
1. — La question des origines de la guerre continue à alimenter les
polémiques. Aux Etats-Unis, le professeur Harry Elmer Barnes, de
Smith Collège, a publié dans Current History (numéro de mai) une
étude qui attribue la responsabilité de la guerre à l'Autriche d'abord,
puis à la Russie et à la France. L'Allemagne et l'Angleterre viennent au
bas de l'échelle. Le même numéro de Current History publie une ré-
plique du professeur Bushwel! Hart. Lts journaux sont parfois inter-
venus dans la controverse : Le New-York Times (4 et 11 mai) a saisi
cette occasion pour publier de longues déclarations de M. Sazonoff. Il
n'en est pas moins important de remarquer que la thèse du professeur
Barnes correspond exactement à celle que des Allemands, chargés de
missions de propagande, ont récemment soutenue à Londres.
Pour combattre cette propagande, le meilleur procédé ne serait-il,
pour la France, d'ouvrir à son tour ses archives ? C'est l'avis du Co-
mité de !a Ligue des Droits de l'homme, qui, le 4 avril 1924, demandait
au président du Conseil de faire publier « dès maintenant et en entier »
la correspondance échangée entre Paris et Saint-Pétersbourg pour la
période 1913-4 août 1914.
M. Poincaré a répondu, le 23 avril, qu'une telle publication serait
<•< un manque d'égards vis-à-vis des Puissances tierces, dont il peut
être question dans la correspondance ». Cette réponse a été publiée,
ainsi que la lettre du Comité, dans les Cahiers des Droits de l'Homme,
25 mai 1924, p. 258.
Presque à la même date, le « Comité de Travail des Associations
allemandes » publiait, sous la signature de M. von Lersner, un appel :
« La lutte contre .le mensonge des responsabilités est une question
vitale pour 4'Allemagne et pour chaque Allemand » (Bayerische Staats-
zeitung, 23 avril 1924.) Le Comité demande au gouvernement allemand
de prendre en mains l'affaire et de déclarer : « Que l'Allemagne est
prête à porter son point de vue et sa conviction devant un tribunal
impartial. »
IL — La mort du général Nivelle a donné matière à d'assez nom-
breux articles, qui ont repris l'histoire de l'affaire du 16 avril 1917,
sans apporter d'éléments nouveaux. Il peut être intéressant de lire
néanmoins une lettre du général Nivelle, datée du 13 février 1922, et
publiée par V Action française du 25 mars 1924. Elle est relative, en
particulier, au retrait de commandement infligé au général Alangin.
J02 HISTOIRE DE LA GUERRE
ni. L'histoire des tentatives de paix s'enrichit toujours de détails
nouveaux. Dans son numéro de Noël 1923, le Berliner Tageblatt avait
publié un article de l'écrivain hollandais Frederik van Eeden : il rela-
tait une mission secrète dont il avait été chargé, en janvier 1917, par
le D'' Rosen, ministre d'Allemagne à La Haye, auprès de M. Lloyd
George. L'offre d'organiser à La Haye une entrevue entre les représen-
tants'autorisés des belligérants avait été repoussée par l'homme d'Etat
anglais.
Tout récemment, le Temps (28 mai 1924) a reproduit un document
cité par le journal Oesterreischische Nachrichien : c'est une note
adressée, dit-on, pa'r le roi d'Espagne à l'empereur Charles, au cours
de l'automne 1917 ; elle résume les conditions que l'Autriche pourrait
obtenir si elle acceptait de faire avec l'Entente une paix séparée. Selon
le journal autrichien, qui est monarchiste, l'Empereur se garda bien de
tomber dans le « piège » qu'on lui tendait. Précisément parce qu'elle
a été faite dans un but de polémique, la valeur de cette publication
n'est pas à l'abri de tout soupçon.
IV. — Enfin la période électorale en Allemagne a donné un regain
d'actualité à la « légende du coup de poignard ». Est-ce la révolution
qui a détruit la force de l'armée ? Le combattant a-t-il été frappé
< dans le dos ■» par les militants socialistes ? L'intérêt que présentait
une telle polémique pour les milieux militaristes était évident. Les Sud-
deustche ' Mohatshefte ont consacré à cette propagande un numéro
spécial, auquel les Miinschener Neueste Nachrichten (27 avril 1924,
n" 112) ont emprunté la matière d'un important article. Le journal
socialiste Munchener Post a riposté en publiant trois articles, appuyés
sur les documents du Livre Blanc de 1919. et sur un mémoire établi
par le prince Rupprecht de Bavière en juillet 1917 (n*" 97 du
25 avril 1924, 98 du 26-27, et 99 du 28). D'ailleurs, une nouvelle édi-
tion de ce Livre Blanc, augmentée de documents nouveaux, vient de
paraître à Berlin.
Une nouvelle revue consacrée à l'histoire de la guerre.
En mai 1924, a paru le premier numéro de la Revue belge des livres,
Documents et Archives de la Guerre 1914-19ÎS. Elle a pour objet de si-
gnaler « les publications et les documents qui pourront servir à éla-
borer l'histoire de la Belgique au cours de l'époque de la guerre », et
d'en donner des compte rendus critiques. Un des membres du comité
de rédaction est M. Th. Heyse, qui avait présenté, au Congrès d'his-
toire de Bruxelles, un rapport fort intéressant sur l'Organisation d'une
Bibliothèque nationale de guerre ; un autre, M. Nélis, secrétaire de la
Commission des Archives de la guerre. La nouvelle revue constituera
certainement un instrument de travail très utile.
Le Gérant : A. Costes
POITIERS. - IIHP. MARC TEXIER
lc\^
Revue d'Histoire
de la
Guerre Mondiale
''^"'ôme de rAlIemagne
(Suite 1.)
JV
Jusqu'au mois de septembre 1918, on peut même dire jus-
qu'à la fin de ce mois, le haut commandement combat la ré-
forme électorale et veut le maintien de la constitution en
vigueur, qui assure en fait sa prédominance puisque, tenant
l'empereur, il tient le chancelier, qui n'a pas besoin pour gou-
verner de l'appui du Reichstag. A la fin de septembre, le même
haut commandement se prononce avec énergie en faveur des
changements dont il a toujours été l'adversaire. De même, il
a longtemps désapprouvé, contrecarré, toutes les tentatives
de négociation de M. de Kiihlmann et de son successeur,
M. de Hintze, parce qu'il ne pouvait accepter une paix ne
procurant pas à l'Allemagne des avantages territoriaux et
économiques en rapport avec ses sacrifices et ne la garantis-
sant pas contre tout danger à venir. Dans le conseil de cou-
ronne tenu à Spa le 14 août, Hindenburg avait déclaré que
l'armée allemande « réussirait à se maintenir sur le territoire
français et à imposer finalement à l'ennemi la volonté de
(1) Voir le numéro précédent de la Revue, p. 93 et suiv.
15
1^4 HISTOIRE DE LA GUERRE
l'Allemagne (1) ». Conformément au désir du haut commande-
ment, il fut décidé qu'on attendrait pour faire des ouvertures
de paix un « moment plus favorable », c'est-à-dire qu'on
attendrait d'avoir obtenu quelques succès militaires (2).
■Ludendorff a déclaré, il est vrai, à la fin de février 1919, au
représentant d'une agence télégraphique, qu'à partir de la mi-
août, il avait travaillé à i établir la paix, avec la même force
qu'antérieurement il avait employée à briser la volonté d'a-
néantissement de l'ennemi (3). Mais il ne s'agissait manifes-
tement dans sa pensée que d'opposer aux troupes de l'Entente
une résistance assez vigoureuse pour lui enlever tout espoir
de victoire et l'amener à traiter à des conditions honorables
pour l'Allemagne. Les articles publiés les 11, 12 et 13 sep-
tembre 1919 dans la Vossische Zeitung par Hintze achèvent
de démontrer que, dans les délibérations du 13 et du 14 août
1918, Ludendorff s'était prononcé contre toute démarche
directe en faveur de la paix.
Le 8 septembre, pour la première fois, le haut commande-
ment manifeste un certain désir impatient de voir s'engager
les négociations. Le chancelier Hertling apprend soudain par
le colonel de Winterfeld que sa présence est requise au Grand
Quartier Général. Il n'y va pas lui-même, mais y envoie le
ministre des affaires étrangères, Hintze, avec mission de se
renseigner aussi exactement que possible sur la situation mili-
taire. Les communiqués officiels, en effet — on en a le soup-
çon — n'en donnent qu'une idée assez inexacte (4). A son re-
tour, deux jours plus tard, Hintze rapporte que le haut com-
mandement n'est pas sans inquiétude et prie le gouvernement
de « chercher au plus tôt le moyen d'amener la paix » (5). Tou-
tefois les renseignements d'ordre militaire que donne le minis-
tre sont plutôt rassurants, et le colonel de Winterfeld les
complète comme il suit:
(1) Hindenburg avait dit en réalité qa'il l'espérait: Ludendorff, dans le pro-
cès-verbal de la séance, remplaça ce mot par une formule plus affirmative
{Urhmidan der Obersten Heeresleitung, p. o02, note).
(2) Voir Payer, Von Bethmann-lloÙiceg bis Ebert, page 73.
(3) Hektlixg, Ein Jahr in der Reichskanzlei,]). 130.
(4) Payer, ouvr. cité, p. 1*3.
(o) Baldigstandie HerbeifUhrunq des Friedens zu rfen/tpn, Hertling, ouvr. cité,
p. 164. Le 21 septembre, LudendorlT fit demander à Hintze s'il ne pourrait
pas confier au prince Hobenlolie-Langenbarg, sur le point d'aller en Suisse,
le soin d'engager quelques pourparlers avec les Etats-Unis. Cf. Weissbnch,
Vorgescliichie des Wàff'entiUstands, n" 11.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 195
« La situation au front est de nature à satisfaire ; le moral
et la tenue des troupes sont remarquables. En tout cas, il
n'a nullement l'impression qu'il y ait rien de sérieux à redou-
ter (1). »
Au même moment, l'Autriche, à bout de forces, déclare
l'heure venue de demander la paix ; déjà, le 15 août, le comte
Burian, alors à Spa, exprimait l'avis qu'il fallait adresser
une note dans ce sens à toutes les puissances belligérantes.
Le chancelier allemand, en plein accord avec le haut com-
mandement, n'admettait qu'une démarche auprès d'une puis-
sance neutre (2), et, le 10 septembre, Hindenburg, dans un
télégramme au général de Cramon (3), déclarait encore qu'il
ne pouvait approuver l'envoi de la note projetée par l'Autriche-
Hongrie (4). Cette désapprobation n'empêchait d'ailleurs pas
Burian d'envoyer, le 14 septembre, sa note, qui, dit-il avec
quelque naïveté, « si elle n'atteignit pas son but, a du moins
rendu la situation plus claire » (5). ,
A la date du 28 septembre, revirement brusque du haut
commandement : il faut négocier sans perdre un instant.
Le général Ludendorff va trouver le maréchal Hindenburg
et lui expose qu'il y a urgence à demander un armistice (6).
Le 30 septembre, les ministres Hintze et Rodern, revenant
à Berlin après avoir conféré avec le haut commandement,
déclarent que, pour éviter une catastrophe, une inti&rrup-
tion des hostilités est indispensable (7). Le 1®' octobre enfin,
à une heure eï demie après-midi, Herthng étant démissionnaire
et son successeur non encore nommé, Hindenburg télégraphie,
sur la demande expresse de Ludendorff, au major von dem
Bussche pour le vice-chancelier Payer :
« Si l'on a la certitude aujourd'hui avant 7 ou 8 heures que
le prince Max de Bade formera le nouveau gouvernement,
j'accepte renvoi jusqu'à demain de la note aux Etats-Unis.
« En revanche, s'il y a le moindre doute sur la formation
(1) IlEiiTLiXG, ouvr. cité, p. 166.
(2) C'est à la Hollande que l'on pensait et que, sans succès, l'on s'adressa.
(3) On sait que cet ofûcier génûi-al représentait l'arniée allemande au Gréind
Quartier général austro-hongrois.
(4) Urkunden der Oberslen Heeresleilung, p. ol6.
(5) Buiu.vN', Drei Jalire aus der Zeit meinev Amtsfiilirung im Kriege, p. 288.
(6) LuDENDOKFF, Eririnerungcn, -p . 582.
(1) Paye«, ouvr. cilé, pp. 86-87.
iq5 histoire de la- guerre
du cabinet, je tiens pour obligatoire cette nuit même l'envoi
aux gouvernements étrangers de l'offre de paix (1). »
Le brusque changement d'attitude du haut commandement
fut pour tous, dît Payer, une « surprise de la pire espèce ».
Cette « déclaration de banqueroute militaire » ne pouvait
manquer d'ôter à l'ennemi tout désir de traiter (2) ; il exigerait
qu'on se remît entre ses ,mains pieds et poings liés. Après un
pareil effondrement « tout à fait inattendu et d'autant plus
démoralisant », où le peuple, où l'armée puiseraient-ils la
force nécessaire à la reprise du combat en cas que les condi-
tions de paix fussent très dures, ainsi qu'on pouvait s'y atten-
dre ? Comment se pouvait-il que le haut commandement vît
seulement à la dernière minute l'abîme où l'Allemagne était
menacée de tomber ? Ou, s'il l'avait vu plus tôt, comment l'ex-
cuser de n'avoir pas fait connaître au gouvernement le danger
de la situation ?
Il va de soi que Ludendorff, dans les ouvrages qu'il a pu-
bliés depuis, s'est efforcé d'établir qu'on avait mal compris sa
pensée, mal compris le télégramme resté fameux de Hinden-
burg. Il ne redoutait nullement une catastrophe, jamais il n'a
prononcé ce mot, c'est Hintze qui l'a employé ; il ne voulait
pas de la paix, encore moins d'un armistice, à tout prix ; il
était sûr de son armée, sûr de résister longtemps encore à la
pression des troupes ennemies ; il avait seulement voulu influer
fortement sur les ministres et les partis politiques, leur faire
comprendre la nécessité « de subordonner enfin leurs intérêts
personnels et les intérêts de parti à l'intérêt suprême de l'ar-
mée et de la patrie ». Telle est en particulier l'explication
donnée par le major von dem Bussche et reproduite par
Ludendorff (3). Mais si telle avait été son intention, on doit
reconnaître qu'il s'y était bien mal pris.
Le télégramme de Hindenburg, en effet, était destiné, non
du tout aux hommes politiques des différents partis, aux chefs
de groupe, mais au vice-chancelier devenu, par la démission
de Hertling, chef intérimaire du gouvernement. Ludendorff
avait-il vraiment quelque raison sérieuse de mettre en doute
le patriotisme de Payer et des autres membres du gouverne-
(1) Urkunden der Obersten Heeresleilung, p. 529.
(2; Pater, ouvr. cité, p. 87. Les mots mis entre guillemets dans ce passage
sont empruntés à cet auteur et traduits textuellement.
(3) Urkunden der Obsrsten Heeresleilung, p. 529.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRLALE 197
ment ? Si son dessein, comme il semble le dire, était de les
effrayer, que penser d'un chef d'armée qui use, à l'égard du
gouvernement qu'il sert, de pareils procédés ? Ceux même
d'entre les Allemands qui n'ont pas de Ludendorff une opinion
très haute croiraient lui faire tort en le supposant capable de
manœuvres aussi peu loyales, et aiment mieux admettre qu'il
avait perdu la tête.
Un détail montre à quel point il pressait l'ouverture des
négociations. Le 1" octobre, l'empereur conférait avec Her-
tling, démissionnaire de la veille, au sujet du successeur à lui
donner. La candidature du prince Max de Bade, mise en avant
par les « politiques », faisait à Guillaume l'effet d'une couleu-
vre un peu dure à avaler. Brusquement, sans même attendre
qu'on l'eût annoncé, Ludendorff fait irruption dans le cabinet
imipérial : « Le gouvernement est-il formé ? » demande-t-il
très excité. A quoi l'empereur répond sèchement : « Je ne suis
pas un magicien. » Ludendorff de reprendre : « îl faut que le
gouvernement se forme tout de suite, car l'offre de paix doit
partir aujourd'hui même. » — « Vous auriez dû me dire cela
il y a quinze jours », répartit Guillautjne (1).
Si d'ailleurs on se reporte à la publication allemande Vor-
geschichte des Waffenstillstands (Préhistoire de l'armistice),
on constate qu'au ministère des affaires étrangères parvinrent
plusieurs télégrammes reproduisant les propres paroles de
Ludendorff et qui ne pouvaient manquer de produire l'effet
le plus alarmant. Nous citerons en particulier le n° 21 de
ce recueil (2): Lersner, conseiller de légation impérial, télégra-
phie, le 1®"" octobre, au ministère des affaires étrangères : « Le
général Ludendorff vient d'inviter le baron von Griinau et moi,
en présence du colonel Heye, à transmettre à Votre Excellence
une demande très pressante d'envoi, sans aucun délai, de notre
offre de paix ; il a déclaré qu'aujourd'hui la troupe tenait,
mais qu'on ne pouvait prévoir ce qui arriverait demain. » Le
(i) Hertlixg, ouvr. cité, p. 182.
(2) Vorgeschichle di-s Walfeiutlilslayids, n«21. Les pièces contenues dans ce
livre blanc ont été traduites en français par le capitaine Koellz et publiées
sous ce titre : L'aveu de la défuile allemande. Ludendorff a fait paraître en
deux fascicules une réponse à la publication officielle : Pas S( hc item der nfu-
Iralen FiicdensvevmilUung . Augusl-Seplemher I9!S iL'échec de la média.
<ion d'une puissance neutre en août septembre iOlS) et l'a^ Fr\edens-und
Waffenslillslan'lsanQebot iL'oCfre de paix et d'armisticel. 11 cherche à réfu-
ter en même temps dans ces opuscules les arlicb s de l'ancien ministre
Hintze qui ont paru dans ÏOl Fraiilcfurlcr Zeiturig, les 22 et 31 juillet r,!l9.
1^8 HISTOIRE DE LA GUERRE
baron von Grûnau reproduit le même jour un aveu de Luden-
dorff : « Il (Ludendorff) m'a déclaré qu'aujourd'hui la troupe
tenait encore et que nous étions encore dans une situation
digne, mais qu'une percée pouvait survenir à tout instant et
que notre offre de paix arriverait alors au moment le plus
défavorable (t). ■» Le même Griinau ajoute : « J'ai l'impression
qu'il a perdu tout sang-froid. » Dans un autre télégramme de
Lersner enfin se trouve cette phrase souvent reproduite :
« L'armée ne peut plus attendre 48 heures (2). »
Les explications assez embarrassées données plus tard par
Ludendorff et ses admirateurs ne sauraient prévaloir contre
ces textes décisifs. Nous tenons pour acquis que le haut com-
mandement a senti passer sur lui, à la date du 28 septembre et
dans les journées qui ont suivi, le vent de la défaite, et qu'il a
vu dans la conclusion rapide d'un armistice le moyen d'échap-
per à un désastre probable.
Il importe d'y insister en effet : ce n'est pas seulement une
offre de paix, c'est une offre de suspension aussi prompte que
possible des hostilités que réclament Hindenburg et Luden-
dorff. Les civils, plus clairvoyants (le croirait-on ?) que les mi-
litaires, y sont d'abord opposés. Ils comprennent bien que, si un
armistice est accordé, les conditions en seront telles que la re-
prise du combat sera ensuite impossible pour l'Allemagne.
Demander un armistice, c'est donc capituler. L'Allemagne en
est-elle là ? Cette pensée leur est insupportable : « Quoi ?
l'Allemagne, notre forte, notre grande patrie, si pleine d'es-
prit de sacrifice, se trouverait dans l'obligation d'implorer de
l'ennemi une suspension d'armes (3) ? » Le piince Max de
Bade, désigné pour le poste de chancelier parce qu'on le sait
désireux de la paix et favorable aux réformes, résiste éner-
giquement. Mandé d'urgence à Berlin, il y arrive le mardi
1" octobre ; mis au courant de la situation, sitôt qu'il a con-
naissance de la « terrible » demande d'armistice (4), iî voit le
danger, et déclare qu'il a un autre avis à proposer, « qu'il
refusera, s'il est nommé, de signer cette demande » (5). Le
(1) Vorgesc/iichte der Waffenstillslands, n" 23.
(2) Ibid., n» 72.
(3) Payer, ouvr. cité, p. 88.
(4) Le moi fiirchlerlich, mis entre guillemets par Payer {ouvr. cité, p. 98),
est sans aucun doute du prince Max lui-même.
(5) Pater, ouvr. cité, p. 99. Cf. dans Vorgeschichle des Waffenstillstands,
n" 42, les paroles du prince Max dans la conférence tenue le 11 octobre; il
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE I99
2 octobre, non encore revêtu officiellement du titre de chan-
celier, il soutient, secondé par Soif, une lutte à ce sujet contre
Hindenburg, plus calme que Ludendorff, mais qui exige
aussi la suspension des hostilités (1). La discussion se pour-
suit le 3 ; la situation est-elle si critique, demande le prince,
qu'il faille engager tout de suite une action tendant à obtenir
un armistice ? « Le haut commandement se rend-il compte
qu'une action de cette sorte peut conduire à la perte des colo-
nies allemandes et de territoires allemands, en particulier de
l'Alsace-Lorraine et des cercles purement polonais des pro-
vinces de l'Est (2) ? » Hindenburg maintient les termes de sa
demande, et déclare « qu'il vaut mieux cesser la lutte » (3).
Finalement le prince,et les membres du gouvernem.ent qui par-
tagent son avis, sont obligés de céder ; la première note au pré-
sident Wilson est rédigée (elle fut expédiée seulement dans la
nuit du 4 au 5 octobre) ; elle contient ces mots qui réussissent
mal à sauver la face : « En vue d'éviter une plus longue
effusion de sang, le gouvernement allemand propose la con-
clusion immédiate d'un armistice général sur ferre, sur mer et
dans les airs (4), » Pour reprendre une expression de Payer,
« l'effondrement militaire de l'empire était reconnu officielle-
ment » (5).
Quelle explication peut-on donner de l'attitude prise et gar-
dée par le haut commandement dans toute cette crise ?
Nous possédons trois exposés à peu près concordants de la
situation militaire telle que l'envisageait Ludendorff.
1" Le général Bartenv^^erffer, dans une lettre adressée au
colonel Heye (6) le 20 février 191 9, a résumé en quelques lignes
le langage tenu par Ludendorff à ses collaborateurs immédiats,
le 29 septembre 1918, à 10 heures du soir.
voulait, avant sa nomination, au lieu de s'adresser tout de suite au président
Wilson, « attendre au moins huit jours pour consolider le nouveau gouver-
nement et ne pas donner l'impression que nous faisions notre demande
d'entremise sous la pression d'un eflondrement militaire ».
(1) Payer, ouvr. cité,]). 107.
(2) Vorgeschichte des Waffenstillslands, n* 32.
(.^) Ibid.,n' 33.
(4) Ibid.. n» 34.
(5) Patek, ouvr. cité, p. 112. Au témoignage d'un civil, membre du parti
démocratique, nous joindrons celui d'un militaire, le général Maercker :
« L'offre (il serait plus exact de dire la demande) d'un armistice, dit-il, eut un
effet dévastateur » Vom Kaiserheer zur Reichsirehr, p. 8.
(C) Lettre reproduite par Ludendorff dans l'opuscule déjà cité : Dn? Frie-
200 HISTOIRE DE LA GUERRE
2° Le général von Eulitz, qui représentait la Saxe au Grand
Quartier Général, a reproduit, dans une lettre du V" août 1919
au général von Mertz, les notes prises par lui au cours d'une
séance tenue le 30 septembre 1918, à 11 h. 1/2 du matin, et où
Ludendorff fit un tableau de la situation (1).
3° Enfin le major von dem Bussche, le 2 octobre 1918, en
présence du vice-chancelier Payer, donna aux chefs de groupe
du Reichstag, le socialiste indépendant Haase et le Polonais
Seyda (3) compris, des renseignements propres à leur faire
comprendre la nécessité d'engager sans aucun délai les négo-
ciations avec l'ennemi. Le major von dem Bussche peut être
considéré comme le porte-parole de Ludendorff, qui repro-
duit son rapport dans Urkunden der Obersten Heeresleitung
(p. 535).
La lecture de ces documents nous apprend que l'effondre-
ment militaire de la Bulgarie a nécessité l'envoi de quatre divi-
sions allemandes et de deux divisions autrichiennes à Nisch
afin de rétablir la situation. En outre, une division allemande
doit être transportée à Constantinople, car la Turquie est me-
nacée. Cela fait sept divisions perdues pour le front Ouest.
L'armée qui combat en France et en Belgique est très affai-
blie ; 22 divisions allemandes ont dû être dissoutes, ce qui
porte à 30 ou 40 divisions la supériorité de l'Entente. Tandis
que les 38 divisions américaines sont toutes à gros effectif,
les divisions allemandes sont à effectif réduit ; quelques-unes
ne sont plus qu'un faux-semblant (3). Ce n'est cependant pas
la faiblesse numérique des divisions qui rend la situation in-
quiétante ; ce sont plutôt les « tanks » qui apparaissent en
nombre croissant et produisent sur les troupes un effet de
surprise. Il y a encore de nombreux exemples de courage
dens-und Waffenstillstandsangebot, p. 23, et dans Urkunden der Oberslen
Heeresleitung, p. 526.
(1) Ce document figure également dans l'opuscule ci dessus cité, p. 26 et
dans les Urkunden, p. 524,
(2) Ludendorff et d'autres ont accusé ce dernier d'avoir communiqué aux
ennemis de l'Allemagne les renseignements confidentiels qu'il avait pu
recueillir, et de s'être ainsi rendu coupable d'une véritable trahison : ins-
truites par Seyda, les puissances de l'Entente se seraient montrées intraita-
bles ; c'est Seyda qui a amené la capitulation du 11 novembre. A supposer
établie (elle est loin de l'être) la trahison de Seyda, on conçoit difficilement,
fait observer Payer [ouvr. cité, p. 214), qu'elle ait pu modifier en rien les
décisions prises par les chefs de l'Entente : ils étaient bien résolus à pour-
suivre la guerre jusqu'à la victoire complète.
(3) Einige Divisionen sindnùr noch Atlrappen (lettre du général von Eulitz)-
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IA\PÉRIALE 201
opiniâtre donnés par elles, mais il y a aussi bien des flé-
chissements. Le h^aut commandement ne peut plus compter
sur aucune certitude ; nulle offensive n'est plus possible ; et,
si la guerre continue, la conduite en ressemblera désorimais à
un jeu de hasard.
On conçoit l'impression que des « révélations » de ce genre
purent produire sur les chefs de groupe. A la vérité, le major
von dem Bussche termina son rapport par des exhortations
viriles : « Ni l'armée, ni le pays ne doivent rien faire qui soit
un signe de faiblesse. Au contraire, l'armée et le pays doivent
tenir plus fermement que jamais. En même temps qu'il offre
îa paix, le pays doit, par la réunion de toutes ses forces en
un front unique, manifester la volonté inflexible de continuer
la guerre si l'ennemi ne veut pas de la paix offerte, ou pré-
tend nous imposer une paix humiliante. »
Mais cet appel au patriotisme s'accordait assez mal avec le
contenu de son rapport ; entre une demande aussi prompte
que possible d'armistice et cette affirmation hautaine qu'il
fallait se garder de donner aucune marque de faiblesse, la
contradiction était flagrante. Aussi l'effet de cette mâle péro-
raison fut-il à peu près nul. On n'attacha pas une plus grande
importance aux fanfares dont Hindenburg et Ludendorff cru-
rent devoir par la suite couvrir parfois leurs aveux d'impuis-
sance. Et quand, après le 23 octobre, Ludendorff, jugeant
offensante pour l'Allemagne la troisième note du président
Wilson, voulut qu'on y répondit par un beau sursaut de patrio-
tisme, par un effort suprême pour ressaisir la victoire (1), il ne
trouva plus personne pour le suivre. On voyait trop qu'il
« faisait le magnanime », prenait, un peu tard, une attitude
héroïque, alors que, le premier, il avait, devant l'ennemi, levé
les bras en d'air et obligé l'Allemagne à répéter ce geste de sou-
mission. Non seulement il avait insisté pour qu'on demandât
Ou offrît l'armistice ; mais, comme le prince Max voulait con-
sulter d'autres généraux, il s'était opposé avec la dernière
énergie à cette enquête projetée. Même dans la défaite, il res-
tait l'homme orgueilleux qui ne souffre pas qu'on discute son
opinion et qu'on fasse appel à d'autres autorités que la sienne.
Nous n'avons pas, bien entendu, pour juger la situation mili-
(l) De là, la proclamation adressée aux troupes le 25 par Hindenburg, pro-
clamatioa qui eut pour etfet immédiat la mise en disponibilité de Luden-
dorlT.
202 HISTOIRE DE LA GUERRE
taire de l'Allemagne au l^'" octobre 1918, la compétence re-
quise ; à considérer toutefois les événements qui ont suivi, il
ne nous paraît pas qu'elle justifie pleinement l'insistance mise
par Ludendorff à demander sur l'heure une suspension des
hostilités. Les combats ont continué jusqu'au 11 novembre, et
les Allemands ont reculé sans doute ; mais jusqu'à cette date
au moins, la catastrophe redoutée ne s'était pas produite.
Faut-il donc s'en tenir à l'opinion de Payer et de quelques
autres, et dire : Ludendorff a traversé un moment de dépres-
sion, il a perdu la tête ? Lui-même, on l'observera, proteste
contre ce jugement et donne pour se disculper toute sorte
de raisons qui nous paraissent assez mauvaises. Accordons, si
l'on veut, qu'il a eu l'esprit quelque peu troublé par les mau-
vaises nouvelles venues d'Orient ; un trouble est momentané,et
pendant plusieurs jours, à partir du 28 septembre, il n'a cessé
de réclamer à cor et à cri l'ouverture, sans délai, de négocia-
tions, c'est-à-dire l'envoi d'une note au président Wilson.
Que ce soit le vice-chancelier Payer qui la signe ou le prince
Max de Bade, ou tout autre, peu lui importe pourvu qu'elle
parte au plus tôt (1). Et quand paraît la première note du pré-
sident V/ilson (du 8 octobre) exigeant pour la conclusion d'un
armistice l'évacuation immédiate des territoires occupés par les
troupes allemandes, Ludendorff déclare y consentir en prin-
cipe (2). La deuxième note allemande (du 12 octobre), dans
laquelle le gouvernement du Reich se déclarait « prêt à accé-
der aux propositions d'évacuation faites par le Président
comme conditions préalables d'armistice » (3) fut envoyée
avec l'approbation expresse de Ludendorff. De même, après
la réception de la deuxième note du président Wilson (celle du
14 octobre) qui déclare qu'aucun accord n'est possible s'il ne
prévoit des garanties absolument satisfaisantes et les sûretés
nécessaires pour le maintien de la supériorité militaire de
l'Entente (4), qui exige, en outre, au moins implicitement, que
l'Allerhagne renonce tout de suite à la guerre sous-marine,
(1) Oubliant, ou feignant d'oublier, que l'Allemagne n'avait pas encore, à
la date du 4'r octobre, le régime parlementaire, Ludendorff trouvait tout
simple, après la démission de Hertling, que le vice chancelier Payer formât un
gouvernement tout exprès pour hâter l'expédition delà note. Voir Ludendorff
DasFriedens-und Waffenstillsianclsangehot, p. 6 et p. 34, note ; Payer, oavr.
cilé, p. 89.
(2) Vorgeschichte des Waffenstiltsiands, n° 39.
(3) Ibid., n» 47.
(4) Ibid., n° 48.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE ÛMPÉRIALE 203
Ludendorff, dans la conférence tenue le 17 octobre à 5 heures
du soir, « demande que l'on continue la négociation de
paix » (1). C'est seulement la troisième note (celle du 23) qui
excite son indignation, et, avec le succès que nous avons dit,
le pousse à adopter une attitude nouvelle et intransigeante.
Conservateur dans l'âme, vieux-Prussien, adversaire-né de
la démocratie, Ludendorff intervient fin septembre en faveur
de la réforme électorale en Prusse et prête un appui très inat-
tendu aux partisans du régime parlementaire ; en même temps,
ce soldat plein d'orgueil fait preuve d'une hâte à capituler qui
étonne et scandalise les civils. Quand on rapproche tous ces
faits, on ne peut se défendre de leur attribuer une même cau-
se ; après l'effondrement du front balkanique, Ludendorff a
compris que la partie était perdue,et il n'a plus eu qu'une idée :
se soustraire à la responsabilité écrasante qu'il sentait peser
sur lui. Que le pouvoir passe aux mains des hommes de gauche
le plus vite possible ; que libéraux, progressistes, démocrates,
socialistes, députés du Centre, constituent un gouvernement
populaire et signent la paix aux conditions que leur imposera
l'Entente. Cela est douloureux sans doute, mais la réputation
militaire du général aura moins à en souffrir que d'une défaite
retentissante ou d'une capitulation en rase campagne. Luden-
dorff s'est défendu d'être, en tant que chef d'armée, un joueur
audacieux qui hasarde de grands coups, s'enrichit ou se ruine
suivant que la fortune loi est favorable ou contraire. Peut-être
a-t-il raison sur ce point, nous n'avons pas qualité pour en
décider ; en revanche, sa conduite au cours de la crise, qui fait
l'objet de ce chapitre, ressemble fort à celle d'un joueur pru-
dent qui, ne se sentant plus en veine, cherche à passer la main.
Tel est ce militaire si prodigue, dans ses ouvrages subsé-
quents, d'accusations contre les civils qui ont eu la mission
pénible de liquider la banqueroute déclarée par lui-même. La
« Révolution d'en haut » dont il parle si volontiers, comment
ne voit-il pas qu'il en est le principal auteur ?
V
Les réformes accomplies au cours du mois d'octobre, la
liberté plus grande donnée, ou plutôt promise, à la presse —
car la censure continua de s'exercer avec rigueur — une
(1) Vorgeschichle des WaffenLillslands^, n» 38.
204
HISTOIRE DE LA GUERRE
sorte d'amnistie accordée en Prusse à un grand nombre de
condamnés politiques (1), la réception par l'empereur, le 21 oc-
tobre, des nouveaux ministres, les amabilités qu'il eut à cette
occasion pour les socialistes Bauer, David, Schmidt, Schei-
demann, le discours plein de promesses qu'il leur tint et qui,
« prononcé quelques années auparavant, aurait pu produire
une impression remarquable » ((2), toutes ces manifestations
d'un « esprit nouveau » ne pouvaient empêcher les événements
de suivre leur cours. La personnalité même du prince Max
de Bade n'inspirait pas grande confiance, et une dislocation
du gouvernement faillit se produire après la publication, par
un journal socialiste suisse, la Freie Zeitung de Berne, de la
lettre écrite le 12 janvier 1918 par le prince à son cousin
Hohenlohe. Entre cette lettre, en effet, dont l'auteur parlait
avec mépris de la résolution de paix du 19 juillet 1917 et se
prononçait contre les institutions démocratiques, et le dis-
cours lu au Reichstag le 5 octobre 1918 par le nouveau chan-
celier, il y avait trop de désaccord. Scheidemann et Bauer,
quand ils eurent connaissance de la lettre, dont la reproduc-
tion fut interdite en Allemagne, voulurent donner leur démis-
sion en cas que le prince iWax restât au pouvoir (3). Ils finirent
cependant par la retirer. Une question plus grave n'allait pas
tarder à se poser, celle de l'abdication de l'empereur. Dès le
16 octobre, dans une séance du cabinet de guerre, Scheide-
mann disait : « Croit-on vraiment que le peuple soit encore
disposé à lever un doigt pour maintenir l'empereur (4) ? :>
Ludendorff fait observer à ce propos que Scheidemann qui,
le premier parla d'abdication (5), a été aussi le premier à prc-
(1) Ce ne fut pas une véritable amnistie au sens que l'on dorne au motf n
français ; les condamnés furent recommandés à la clémence du roi et gr;i-
ciés par lui. Voir Payer, «uvr. ci'é, p. 1.3.
(2) ScHEiùE^Ayy. Der Zusammenbruc'", p. tS8.
(S) Scheidemann, ouyr. ctté, p. 182, donne le texte de la lettre adressée p; r
son collègue et lai au vice-chancelier Payer.
(4) Vorf/esrhichle des Waffentillslandx, n» 54. Le mot de Scheidemann a
été reproduit par Ludeadorif, Urkuntlen der Oherslea llet-re^leilung, p. 553.
(o) Il n'est d'ailleurs pas tout à fait exact que Scheidemann ait le premiei-
parlé d'abdication. Dans un tout autre esprit, à la vérité, un homme d i
parti le plus opposé aux socialistes, un représentant de la vieille l'russ •
militaire avait, antérieurement, eu l'idée que, pour le talut de la Prusse et
de l'Empire, il convenait de remplacer au moins temporairement Guil-
laume II par son Gis. Voir Oberst Bauer. Der (grosse Krieg in Feld und
Hehnat La grande guerre sur le front à rarrières p. 187. « Le seul homme-
qui vit clair et ne voulut pas se leurrer était !e kronprinz ; je lui dis au
commencement de février 1918 que l'Empereur était notre perte,... que
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 205
noncer au Reichstag le mot ds « révolution ». Il 'l'avait pro-
noncé, en effet, dans la séance du 15 mai 1917, mais que
disait-il à cette date ? « Si les gouvernements anglais et fran-
çais prennent la même attitude que la Russie, c'est-à-dire dé-
clarent renoncer à toute annexion, et si, dans cette hypothèse,
le gouvernement allemand, au lieu de mettre fin à la guerre
par une renonciation semblable, la continue dans l'intention
de faire des conquêtes, alors. Messieurs, vous pouvez m'en
croire, vous verrez la révolution éclater dans le pays (1). »
Au mois d'octobre 1918, l'Entente, loin de renoncer à ce que
Scheidemann appelait des annexions, affichait hautement la
prétention d'enlever à l'Allemagne des territoires occupés par
elle depuis des années, et en particulier depuis 1871, Scheide-
mann cependant, jugeant la paix indispensable, était disposé à
jeter l'empereur par dessus bord, — ce même Scheidemann qui,
au mois de juin 1917, disait au ministre suédois Lindmann :
« L'Entente est complètement dans l'erreur si elle compte sur
une révolution chez nous pendant la guerre ; la révolution n'est
possible, à mon avis, que dans les conditions que j'ai exposées
en mai (1). » On voit par là le chemin parcouru depuis les
mois de mai et juin 1917 jusqu'au mois d'octobre 1918.
Les adversaires de l'Allemagne ne semblaient pas disposés
à traiter avec un gouvernement ayant à sa tête l'empereur
Guillaume, même habillé comme M. Renaudel (3) ; on pou-
vait croire qu'au nombre des conditions d'armistice proposées
par eux, se trouverait l'abdication de l'empereur, sa renoncia-
tion à la couronne et celle du kronprinz, le mieux serait donc
d'aller au devant de ce désir, et la dignité de l'Allemagne au-
rait moins à souffrir si l'empereur s'en allait avant que l'En-
nous allions à la révolution, et qu'à mon evis il fallait ou bien que l'Empe-
reur fit acte d'énergie ou qu'il abanionnàt pour un temps le gouvernement.»
Notons encore que, d'après Niemann, ce ne seraient pas les socialistes,
mais les hommes du parti démocratique-bourgeois qui, en octobre 1918,
auraient les premiers envisagé la nécessité d'une abdication. Dans le feuil-
leton d'un de leur journaux, on avait pu jlire un dialogue supposé entre le
vieux maréchal de la Cour et l'empereur. En manière de conclusion, l'em-
pereur, d'un beau geste, renonçait au trône par patriolisme. Niemanx, Kaiser
und R;volation, Y>V- 103-104.
(1) Scheidemann, ouvr. cité, p. 158.
(2) Ibid., p. 146.
(3) Nous faisons allusions à un fort joli dessin d'Abel Faivre publié par
l'Echo de Paris vers cette époque : l'empereur Guillaume porte encore un
pantalon à bandes brodées et des bottes à éperons, mais il a revêtu, avec une
chemise à col rabattu, un vastoa et un gilet d'étolfe quadrillée. Légende :
f S'habiller comme M. Renaudel, voilà le salut ! »
2o6 HISTOIRE DE LA GUERRE
tente eût formellement exigé son départ. Certains pays du Sud,
la Bavière, notamment, semblaient d'ailleurs le souhaiter.
Le député au Landtag bavarois, Held, avait publiquement
envisagé la possibilité pour la Bavière de conclure une paix
séparée ; on avait été jusqu'à dire que les troupes bavaroises
refuseraient d'obéir aux ordres du général en chef (1).
Même dans l'Allemagne du Nord, même en Prusse, et aussi
dans l'armée, les signes de mécontentement allaient se mul-
tipliant. La mise en liberté de Karl Liebknecht, retardée par le
mauvais vouloir des bureaux de la guerre (2), finissait par être
obtenue le 21, grâce à la pression exercée par les membres
socialistes du gouvernement, et c'était l'occasion d'une mani-
festation très bruyante : on alla en foule attendre Liebknecht
à la gare d'Anhalt ; il fit son entrée dans Berlin comme un
triomphateur (3). Les socialistes indépendants, dès le milieu
d'octobre, étaient débordés et dépassés ; un parti communiste
franchement révolutionnaire se constituait sur un appel de
Frenken-Nowawes (4). L'ambassade russe à Berlin devenait
un foyer très actif de propagande, joffe le représentant des
Soviets, y tenait table ouverte ; ce qui, dans un temps de
quasi-famine, ne laissait pas d'avoir son imtportance. Bien
des Allemands recevaient de lui des conseils, et aussi de l'ar-
gent ; nous citerons les noms de Berth, encore inconnu à ce
moment, mais qui, au jour de la révolution, devait jouer un
iTÔle inattendu (5) ; d'Oscar Cohen, député au Reichstag ;
d'Eichhorn, le futur chef de la police. Jouissant du bénéfice
de l'exterritorialité et lecevant de Russie des colis non con-
trôlés, disposant d'une imprim.erie clandestine, Joffe pouvait
très librement, comme il l'a raconté lui-même, poursuivre son
travail et répandre par milliers des brochures, des « tracts »
révolutionnaires. Cela dura jusqu'au commencement de no-
vembre. Un jour une caisse adressée à l'ambassadeur de Rus-
sie s'ouvrit par accident, "tandis qu'on la déchargeait dans une
des gares de Berlin ; on vit qu'elle contenait des écrits de pro-
pagande destinés au peuple et à l'armée (6). Le gouvernement
(1) Payer, ouvr. cité. p. 153.
{2}lbid., p. 124.
{Z) ScuEiNiNG, Das ersts Jahr der deulscken Révolution, p. 17.
(4) JDer Eui'ûpàisclu! Krifg (série de guerre du Deulscher Geschichtskalender)
Neunt.er Band, 2 Halfte, p. 6C9.
(3) Lui-môme a pris soin de l'exposer en le grossissant dans son livre :
Ausder Werkstatt der deutschen Révolution.
(6) Payer, oavr. cité, p. ^00.
L'AGOiNlE DE L'ALLEAIAGNE IMPÉRIALE 207
prit aussitôt des mesures, et, le lendemam matin, Joffe, avec
toute sa suite, était déjà loin de Berlin ; la Norddeutsche Allge-
meine Zeitiing annonçait le 6 novembre la rupture des rela-
tions diplomatiques avec la Russi-e.
L'armée ne pouvait évidemment rester à l'abri de la conta-
gion. Les soldats, qui avaient eu contact avec les Russes et
qu'on transportait sur le front Ouest, y apportaient des ger-
mes actifs de fermentation. Les désertions à l'extérieur et à
l'intérieur étaient nombreuses ; parmi les hommes de rempla-
cement qu'on envoyait pour combler les vides creusés dans les
bataillons allemands, beaucoup n'arrivaient pas. Un officier
raconte que sur 1.400 hommes que comptait un transport au
départ d'Ellenborn, 100 avaient déjà disparu avant qu'on eiàt
passé la frontière, cependant peu éloignée, et qu'une faible
partie seulement parvint au front (1). Comme le fait très judi-
cieusement observer Payer, après quatre ans de guerre, une
armée de plusieurs millions d'hommes qui restent en contact
constant avec leurs parents et amis de l'arrière, qui ont, de
temps à autre, des permissions, ne peut pas avoir un moral très
différent de celui de la population civile ; la lassitude, le dé-
goût qui vont en croissant dans le pays, ont leur répercussion
inévitable dans les rangs mêmes des combattants (2). Les
moyens employés par le haut commandement pour fortifier le
moral des troupes n'étaient d'ailleurs pas toujours très bien
choisis. On avait, par exemple, répandu à profusion dans l'ar-
mée un écrit de 48 pages intitulé Deuischlands Zukunft bel
einem giiten and bel c'mem schlechten Frieden (L'avenir de
l'Allemagne en cas d'une bonne paix et en cas d'une mauvaise).
Or, que trouve-t-on dans cet écrit ? Une toute petite phrase
incidente sur l'honneur national et de longs développements
sur ce que l'Allemagne devait prendre à ses ennemis pour
créer de nouveaux débouchés à son commerce et à son indus-
trie, pour avoir des terres nouvelles à exploiter, pour être en
état de payer ses dettes, et enfin pour pouvoir entreprendre
de nouvelles guerres dans des conditions plus favorables. On
n'avait pas pris garde, fait observer Gustave Buscher (3), que
(1) Der Weltkrieg im Lichte nalurwissensehaf llicker Geschichtsauffas-
suufj . Laiengedanicen, eines Berafsofftziers (La grande guerre suivant une
interprétation de l'histoire tirée des sciences naturelles, l-'ensées d'un pro-
fane, officier de carrière), p. 19o note.
(2) Payek, ouvr.cilé, p. 21G.
(3) GcsTAV EùscuEH, l'ie Vergiftiuig des Geistes als Ursache des Krieges unddev
208 HISTOIRE DE LA GUERRE
ce programme, rempli d'attrait pour les seigneurs du haut
commerce et les généraux, devait indisposer le simple soldat.
Que lui offrait-on en échange du sacrifice de sa vie ? Les
miettes du festin auquel s'attablaient les riches. Aussi trou-
vait-on sur les parois des tranchées des inscriptions telles que
celle-ci :
Wir kàmpfen nicht fiir Deutschlands Ehf !
Wir kàmpfen fur die Millionàf !
(Nous ne combattons pas pour l'honneur de l'Allemagne,
nous combattons pour les millionnaires.)
Cela se passait en 1917, dans un temps oii l'Allemagne
pouvait encore se croire victorieuse. Quel devait être l'état
d'esprit des troupes après trois mois de revers à peu près
ininterrompus ? Certes, il faut le dire à l'honneur de la nature
humaine, bien des soldats allemands se sont battus bravement
jusqu'au dernier jour ; mais qu'il y ait eu fléchissement de la
discipline, que les hommes revenant au front après une per-
mission ou après la guérison de leurs blessures y aient apporté
un mauvais esprit, que les formations nouvelles aient eu fort
peu d'ardeur guerrière, ou même la résolution bien arrêtée de
se rendre sans combat, c'est ce que nous savons par de nom-
breux témoignages au nombre desquels nous citerons celui
du kronprinz (1). Aussi la demande faite par Ludeiidorff, à la
date du 17 octobre, de 600.000 hommes de renfort, ne pouvait-
elle guère être ou paraître inspirée que par le désir de sauver
son prestige personnel, et celui du haut commandement, de se
faire, comme on disait jadis, blanc de son épée. « Avec ces
600.000 hommes que le cabinet pusillanime, présidé par le
prince Max de Bade, m'a refusés, je sauvais tout », voilà ce
que déclare après coup, Ludendorff ; donc c'est le gouverne-
ment civil qui est la cause de notre ruine (2). Mais l'attitude du
JîeDo^M/jow (L'empoisonnement, de l'esprit, cause de la guerre et delà révolu-
tion), p. 123.
f jl) Nous avons reçu des hommes de remplacement qui, dès le jour du
départ, étaient bien résolus à lever les bras en l'air à la première occasion,
dit le kronprinz. Erinnerungen, herausgegeben von Karl Rosner (Souvenirs
publiés par Karl Rosner), p. 237.
(2) Le kronprinz tient à peu .près le même langage. Après avoir reproduit
une note écrite par lui le 19 octobre, et où il déclare l'heure venue des résolu-
tions héroïques, il ajoute : «Le même jour, le général Ludendorff soutenait
à Berlin devant le cabinet de guerre un combat difficile pour la mise à exé-
cution de desseins tout semblables. Les jours qui suivirent montrèrent que
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 209
général dans ce fameux conseil du 17 octobre fut loin d'avoir
la fermeté, la netteté qu'il aurait fallu. Payer la juge « pleine
de contradiction » (1). Il savait fort bien, et tous savaient
comme lui, que, lui eût-on accordé, sur le papier, tout ce qu'il
demandait, cela n'eût rien changé à la situation, et, en fin de
compte, il se rallia, nous avons eu l'occasion de le dire, à l'en-
voi d'une troisième note au président Wilson, encore plus con-
ciliante que les deux premières.
Bien des mutineries s'étaient produites en divers endroits
quand une division de la landwehr, le 31 octobre, refusa
d'obéir (2). Trois jours avant, avait éclaté, sur le vaisseau de
ligne le Markgraf, appartenant à la troisième escadre, une ré-
volte grosse de conséquences.
Déjà, au mois de juillet 1917, des faits d'une certaine gra-
vité s'étaient produits ; des velléités d'insubordination avaient
dû être réprimées, quarante hommes traduits devant des cours
martiales, qui en condamnèrent seize à mort. De ces seize,
deux furent exécutés, les autres graciés à la demande de l'em-
pereur (3), dont les amiraux Scheer et Foss, le capitaine de
corvette Ferstner, déplorent la faiblesse. On s'était en même
temps efforcé d'apporter quelques allégements au service et
d'améliorer l'ordinaire des marins (4). Une certaine fermenta-
tion subsistait néanmoins dans les équipages de la flotte ; les
journaux socialistes, les brochures de propagande s'y répan-
daient. L'amiral von Cappelle, ministre de la marine, accusa
même formellement au Reichstag le parti socialiste indépen-
dant, et nommément Dittmann, Vogtherr et Haase,de fomenter
la révolte parmi les marins. Haase répondit le 9 octobre
1917 (5).
Au mois d'octobre 1918, le bruit se répandit qu'une arttaque
le gouvernement ne pouvait élever son patriotisme à ce niveau. » Meine
Erinnerungen aus Deutschl'jnds Heldenkampf (Mes souvenirs de la lutte
héroïque soutenue par l'Allemagne), p. 361.
(1) Widerspruchsvoll, Payer, oî^ur. cité, p. 134. Pour le procès-verbal delà
séance, voir Vorgeschichle des Waff'enlilhLands, n" 51.
(2) Payer, onvr. cité.j). 153.
(3) D'après Foss, Entkûlhingen iiber den Zuaammenbruch (Révélations sur
l'effondrement), p. 26. Lutz, dans son livre The German Révolution (La révo-
lution allemande) p. 28, parle de 40 condamnations à mort et de 16 exécu-
tions ; nous croyons qu'il y a eu confusion de sa part. Le même auteur dit
aussi que, dans ces mutineries de l'été 1917, plusieurs officiers furent tués ;
nous n'avons trouvé dans aucun document allemand confirmation de ce
fait.
(4) NosKE, Von Kiel bis Kapp, p. 9.
(5) Haase, Reichstagsreden (Discours au Reichstag), p. 110.
16
2IO HISTOIRE DE LA GUERRE
dirigée contre les forces anglaises de la Manche et la côte
anglaise était projetée : il semble en fait que des torpilleurs et
des sous-marins dussent 'bloquer les routes maritimes condui-
sant à l'embouchure de la Tamise et couler les navires de
transport ennemis, tandis que, pour couvrir cette attaque, la
flotte allemande de haute mer offrirait le combat à la flotte
anglaise. Bien que ce projet un peu tardif ne fût connu que
des plus grands chefs, les préparatifs ne passèrent pas inaper-
çus et soulevèrent une véritable indignation. On veut nous
conduire à l'abattoir pour la plus grande gloire de l'empereur
Guillaume ! tel fut à peu près le sentiment des marins ; ce qui
pouvait subsister encore de loyalisme ne résista pas à cette
épreuve. L'équipage du Markgraf, quand l'ordre fut donné
d'appareiller, refusa de lever l'ancre, et les chauffeurs étei-
gnirent les feux (1). Le mouvement se propagea sur d'autres
navires de la troisième escadre concentrée dans le golfe de la
Jade, près de Wilhelsmhaven. Les mécontents votèrent, le
30 octobre, la résolution suivante : « Si les Anglais nous
attaquent, nous agirons en braves gens et défendrons nos
côtes jusqu'à la dernière extrémité ; mais nous refusons
d'attaquer. Nous éteindrons les feux si l'on veut nous mener
plus loin qu'Héligoland, »
Cette résolution, on l'observera, n'a aucun caractère poli-
tique ; les marins se bornent à exprimer un sentiment qui, à
cette date, était celui de tous ou presque tous les Allemands.
Assez de sacrifices inutiles ! Nous voulons bien encore défen-
dre notre pays, mais qu'on ne nous demande rien de plus.
Les marins insubordonnés du vaisseau de ligne Grosser
Kurfiïrst furent mis en prison à Wilhelmshaven ; la troisième
escadre reçut l'ordre de se rendre par le canal Kaiser Wilhelm
à Kiel, où elle arriva le 2 novembre et où de nouvelles arres-
tations eurent lieu. Le dimanche suivant — c'était le 3 novem-
bre — un grand rassemblement de marins et d'ouvriers se
forma sur le champ d'exercices de Kiel ; des discours violents
furent prononcés ; on se forma en colonne, drapeau rouge
déployé, pour réclamer la mise en liberté des prisonniers. Une
collision sanglante se produisit alors ; un groupe comprenant
une cinquantaine d'aspirants et de premiers ou seconds maî-
(1) D'après Fbrstner, Die Marine Meuterei (Les mutineries dans la marine)
p. 8, des actes d'insubordination se seraient également produits le 30 octobre
à bord du Thiiringen, delà l'"» escadre, et à\x Helgoiand.
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 211
très, SOUS la conduite d'un officier, se porta à la rencontre des
mutins à l'angle de la Karlstrasse et de la Brunswickerstrass.:.
Après une sommation restée sans effet, elle ouvrit le feu ; une
trentaine d'hommes furent blessés, huit tués. Ce fut à peu près
la seule tentative de résistance. Dès le lendemain, les rebelles
étaient les maîtres dans Kiel et sur la flotte ; les officiers
laissaient faire, sentant leur impuissance ; les couleurs de la
révolution remplaçaient, à bord des navires impériaux, le dra-
peau noir-blanc-rouge. Sur le Konlg cependant, le commandant
et quelques officiers voulurent s'opposer à cette substitution
d'emblèmes : deux d'entre eux furent abattus, et quelques au-
tres blessés. Les soldats, mandés en hâte, étaient désarmés à
leur arrivée en gare de Kiel ; beaucoup faisaient cause
commune avec les révoltés. L'amiral Souclijon, gouverneur
de Kiel, fut entièrement surpris par la révolte et s'aban-
donna aux événements (1). Il ne tarda d'ailleurs pas à être
remplacé par le socialiste Noske. L'attitude du gouverne-
ment ressembla fort à celle de l'amiral. Un membre du
cabinet, Haussmann, fut envoyé à Kiel, le 4, pour juger de
la situation. Il revint le 5, et dit à ses collègues qu'une
« amnistie générale » (2) devait être accordée aux rebelles.
En fait, il avait accepté la veille, et s'était engagé à faire
accepter par le gouvernement, un certain nombre de re-
vendications : toutes l.es mesures militaires prises pour
arrêter le mouvement devaient être rapportées ; les conseils
d'ouvriers et de soldats auraient qualité pour ordonner la mise
en liberté des personnes non encore relâchées (3). La proposi-
tion de Haussmann parut d'abord inadmissible à plusieurs de
(1) Noske, Von Kiel bis Kapp, p. 12.
(2) C'est le terme dont use Payeu, ouvr. cilê, p. 156.
(3) Le Conseil des soldats avait, en outre, formulé un programme en
14 points (lui aussi!):
1. Mise en liberté' de toutes les personnes arrêtées et des prisonniers poli-
tiques.
2. Liberté complète de la parole et de la presse.
3. Suppression de la censure postale.
4. Traitement convenable [Sachr/e masse Behandllung) des hommes par
leurs supérieurs.
5. Retour à bord des navires et dans les casernes de tous les hommes, sans
qu'ils aient à subir aucune punition.
6. Le départ de la flotte n'aura lieu dans aucun cas.
1. Il ne sera pris aucune mesure de protection pouvant entraîner etTusion
de sang.
8. Toutes les mesures nécessaires à la protection d»s biens privés snront
ordonnées par le Conseil des soldats.
212 HISTOIRE DE LA GUERRE
ses collègues ; mais, le 6 au matin, elle fut agréée par tous (1).
La révolte se généralisait ; des conseils de soldats se cons-
tituaient un ipeu partout (2). Pas plus que l'armée de mer, si
longtemps l'objet de la part de l'Empereur d'une sollicitude
particulière, l'armée de terre ne semblait disposée à rien faire
pour soutenir un régime que l'on sentait condamné. Le gou-
vernement s'estimait heureux quand des troupes relativement
disciplinées se bornaient à déclarer qu'en aucun cas, « elles
n'ouvriraient le feu contre des compatriotes » (3) ; il cherchait
anxieusement un bataillon composé d'hommes sûrs pour mon-
ter la garde autour du palais où il tenait séance. Le 7 novem-
bre, il crut l'avoir trouvé : c'étaient des chasseurs qu'on fit ve-
nir de Liibben, Ils occupèrent leur poste le 8 ; le 9 au matin, ils
avaient tous disparu, ce qui, dit Payer, « ne m'étonna pas du
tout ; c'est le contraire qui m'eiàt étonné » (4). Le général
Linsingen, commandant supérieur de la province, avait, à la
vérité, dans un document devenu fameux (5), interdit la for-
mation des conseils d'ouvriers et des soldats, prescrit l'occu-
pation par la force armée des rues de Berlin, coupé ou voulu
couper toute communication avec le dehors, surtout avec le
9. (Manque dans le texte que nous avons sous les yeux.)
10. En dehors du service, il n'y a plus de supérieurs.
11. Liberté personnelle illimitée pour tout liomme, depuis l'achèvement de
son service quotidien jusqu'au commencement du suivant.
12. Les officiers qui souscriront aux mesures prises par le Conseil des sol-
datsl^seront les bienvenus parmi nous. Quant aux autres, ils n'ont qu'à se
retirer sans pouvoir alléguer aucune nécessité de service.
13. Tout membre du Conseil des soldats doit être libéré de tout service.
14. Toutes les mesures à prendre à l'avenir devront recevoir rapprobation
du Conseil des soldats.
(D'après la Kieler ZeiLung, 5 novembre 1918.)
(1) P.WER, ouvr. cité. p. 156.
(2 Dès le 8 novembre, les prisonniers et les prisonn ières (Français et Bel-
ges) détenus à Siegburg étaient mis en liberté et assistaient à des scènes inat-
tendues : les officiers allemands servant à boire à leurs hommes et se lais-
sant malmener par eux. (Témoignage de M^e Léonie van Iloutte.)
(3) Payer, ouvi\ ciL(^, p. 160.
(4) Ibid, p. 161. Nous trouvons dans un journal consen-ateur l'indication
suivante : « Le bataillon de chasseurs n" 4 (Vlarburg) qui avait, il y a quel-
ques jours, été transporté à Berlin pour y réprimer des troubles éventuels
et qui occupait avec des mitrailleuses les bâtiments publics ainsi que les
principales places de la ville, a passé au peuple aujourd'hui. Des députa-
tions de ce corps ont déclaré aux chefs du parti socialiste que les soldats ne
tireraient pas sur le peuple... Les soldats du régiment de grenadiers Empe-
i-eur Alexandre se sont prononcés dans le même sens. Dans les autres corps,
des délibérations ont lieu en ce moment. »
(5) Cette ordonnance prétendait « interdire la révolution » {Révolution ver.
boten .').
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 213
littoral de la Baltique et de la mer du Nord en pleine efferves-
cence révolutionnaire ; mais, deux jours après, une nouvelle
ordonnance, signée de lui, invitait la garnison de Berlin à ne
pas faire usage de ses armes.
L'opinion des meilleurs juges est que ce général pouvait
s'épargner la peine de rapporter ses ordres précédents puis-
que la troupe était décidée à ne pas obéir (1).
Que devenait Guillaume cependant, ce Guillaume que tous
ou à peu près tous en Allemagne s'accordaient à trouver fort
gênant ? Le 29 octobre, Scheidemann, dans une lettre adressée
au chancelier, avait formellement demandé que l'Empereur
fût invité « à abdiquer volontairement » (2). Le 30, le chance-
lier obtint de lui qu'il retirât sa lettre en lui promettant une
décision très prompte ; mais, pour que cette promesse fût
tenue, il aurait fallu que Guillaume fût à Berlin. Or, le 29,
sans même prévenir le chef de son gouvernement (3), Guillau-
me avait brusquement quitté sa capitale et s'était rendu au
Grand Quartier Général. Son « abdication volontaire », à la
date du 30 octobre ou du l'"'' novembre, eût-elle rendu possible,
comme le disait Scheidemann dans sa conversation avec le
prince Max, le maintien de la monarchie ? Il est difficile, après
coup, de l'affirmer ; du moins se fût-elle mieux conciliée avec
la dignité impériale. Du 30 octobre au 9 novembre, l'empereur
Guillaume ne cessa de recevoir des messages l'invitant très
respectueusement à s'en aller de son plein gré ; le 9, il finit
par se décider à prendre le train de Hollande ; mais il était
trop tard. Les ministres socialistes, las d'attendre, avaient
donné leur démission dans la matinée, avant l'arrivée du télé-
gramme annonçant la fuite de l'empereur (4). La foule se
pressait autour du palais oiî siégeait le gouvernement. Un peu
(1) Payer, ouvr. cité, p. 161. Scheinino, Das ersle Jahr der deutschen Révo-
lution, p. 27. Voir aussi la note 4 de la page 212.
(2) Scheidemann, Der Ziisammenbruch, p. 202.
(3) Le chancelier n'eut connaissance de ce départ qu'à l'instant même où il
s'effectuait ; il tenta, sans succès, de téléphoner pour l'empêcher. Payer, owiw.
cité, p. 146.
(i) La lettre de démission de Scheidemann est du 9, un peu après neuf
heures (Scheidemann, ouvr, ciLé, p. 20S). D'après Luiz, oxivr. cité, p. 43, le
prince Max aurait de sa propre initiative annoncé que l'empereur abdique-
rait; Guillaume, apprenant cette nouvelle, aurait dit alors : « Je reste roi de
Prusse et je suis au milieu de mes troupes », mots reproduits dans la Dcui-
scheTageszeituno du29 juillet 1919. Mais ces troupes elles-mêmes, Guillaume
dut le reconnaître, n'étaient nullement disposées à se battre « pour le roi de
Prusse I. Voir note 2 de la page 212.
2JA HISTOIRE DE LA GUERRE
après midi, les délégués du parti socialiste se faisaient annon-
cer, et le chancelier donnait ordre de les introduire. En pré-
sence de plusieurs autres membres du cabinet, Ebert déclara
avec calme, mais très fermement, que, dans l'intérêt de l'ordre
public, son parti jugeait nécessaire la remise du pouvoir, et en
particulier des fonctions de chancelier, aux mains « d'hommes
ayant la confiance du peuple ». Le prince Max répondit que
le cabinet allait examiner la situation. En fait, il se retira dans
une pièce voisine, et, dès ce moment, Ebert, l'ancien ouvrier
sellier, fils d'un tailleur de Heidelberg, fut appelé Herr Reichs-
kanzler (Monsieur le chancelier de l'Empire). Dans l'après-mi-
di, vers deux heures, Sheidemann, d'un balcon du bâtiment,
proclama la République : « Le peuple alim.and a vaincu sur
toute la ligne Le vieil édifice vermoulu s'est effondré, c'en est
fait du militarisme. Les Hohenzollern ont abdiqué. Vive la
République allemiande (1) ! »
Ce qui frappe dans cette histoire, dans la scène entre Ebert
et le prince Max en particulier, c'est son peu d'intérêt drama-
tique : il n'y a plus deux volontés qui s'affrontent, tout le
monde est d'accord pour reconnaître que le régime impérial a
déjà cessé d'exister. « Si j'avais eu le loisir, dit Payer, de
me représenter par avance l'événement, certes je me serais
fait une autre image d'un aussi prodigieux bouleversement ;
c'eût été plus violent, cela eût moins ressemblé au règlement
tranquille d'une affaire. Mais, eu égard au train dont allaient
les choses, j'eus l'impression, le 9 novembre, que cet événe-
ment ne pouvait se passer que de cette façon très peu drama-
tique... Le Grand Quartier Général excepté (2), il était
(1) D'après ScHEraixo, ouvv. cité. Nous trouvons un texte de môme sens,
avec quelques modifications légères de forme, dans les journaux du temps.
VoirAHXERT, Die Eniwicklung der deutschen Révolution (Le développement
de la révolution allemande), p. 190.
(2) Cette exception même que fait Payer ne nous paraît pas très justifiée.
Si nous en croyons le lieutenant-colonel Niemann, témoin bien renseigné, le
général von Groener qui avait remplacé Ludendorff, dit à l'empereur : « L'ar-
mée rentrera dans le pays en bon ordi'e et tranquillement, mais ce ne sera
pas sous la conduite de Votre Majesté ». Guillaume, irrité, de répondre : « Je
veux que tous les généraux ayant un commandement déclarent que l'armée
abandonne son chef suprême. Ne m'a-t-elle pas prêté serment de-fidélité?»
Là-dessus le général von Groener exprima cette opinion que « la situation
étant donnée, il n'y avait plu.=5 là. qu'une fiction » . Niemann, Kaiser und Révo-
lution, p. 135. Même langage ou à peu près lui est attribué par Menke-Glûc-
kert, Die November Révolution 4918, p. 58. Au cours d'une réunion que tinrent
à Spa, le 8 novembre, des officiers supérieurs et généraux, il fut reconnu
qu'on ne pouvait compter sur l'armée pour combattre la révolution. Le colo-
nel Heye fut chargé de le faire savoir à l'empereur. (Lutz, ouvr. cité, p. 43.)
L'AGONIE DE L'ALLEMAGNE IMPÉRIALE 21 5
parfaitement clair pour tous que, le 9 novembre à midi,
l'effondrement de la monarchie et la transmission du pouvoir
aux mains populaires étaient un fait accompli ; il n'y avait
plus qu'à l'enregistrer aussi simplement que possible (1). »
De résistance, il n'y en eut nulle part, pas plus à Berlin qu'à
Miinîch, oij la République avait été proclamée la veille, et
dans les autres capitales d'Etats allemands. On tira bien quel-
ques coups de fusils dans la rue ; mais, autant qu'on en peut
juger, ce ne fut pas pour vaincre la contre-révolution, dont les
partisans se tinrent, ce jour-là, parfaitement cois. Ce fut par
besoin de faire du bruit ou pour célébrer la victoire populaire.
Dans la nuit du 9 au 10, des attroupements se formèrent à
Berlin, devant la gare dite de Potsdam ; le bruit circula que
des troupes fidèles au roi allaient arriver de Potsdam pour
mettre les Berlinois à la raison. Attente vaine : on ne vit sur
la grande place que quelques rares spectateurs, et les dames
peu farouches qui ont accoutumé d'y chercher fortune (2).
Un auteur que nous avons déjà cité, l'officier de carrière au-
quel nous devons un livre sur « la grande guerre suivant une
interprétation de l'histoire tirée des sciences naturelles », qua-
lifie la révolution de novembre de « révolution des estomacs »
{Magenr évolution). L'esprit, dit-il, n'y eut aucune part ; il ne
s'agissait pas de droits nouveaux à revendiquer, de principes"
à proclamer. En un sens, cela n'est pas tout à fait inexact, car
il est bien certain que la faim a été l'une des causes directes
de la révolution. Mais nous trouvons encore plus juste cette
appréciation d'un autre Allemand : « Ce ne fut pas une révo-
lution dans laquelle une force ait été refoulée par une autre ;
ce fut l'effondrement spontané d'un ordre de choses ancien
qui ne pouvait plus se soutenir lui-même (3). »
Le fait qu'ouvriers et soldats ont vaincu ou paru vaincre
sans combat, le 9 novembre, était de nature à inspirer de la
méfiance quant à l'avenir. Une victoire trop facile remportée
sur un régime agonisant eut, pour le parti de la révolution,
l'effet qu'on pouvait prévoir ; il se décomposa-, et les forces
contre-révolutionnaires, sous des noms nouveaux, ne tardèrent
pas à redevenir menaçantes.
Ch. Appuhn.
(1) Pater, ouvr. cité, pp. 165-i66.
(2) ScHEiNixo, oiivi'.cilé, p. 29.
(3) HAKTu.xG,daas Politisches Handwôrterbuch (Dictioanoire politique), t. Il,
p. 416.
La Campagne de Tarmëe russe
sur la Vistule au mois d'octobre 1914*
Le présent article est un extrait de quelques chapitres de
mon livre : La Russie pendant la première année de la
Guerre mondiale, qui doit paraître bientôt en russe. Etant
donné que le lecteur français qui s'intéresse aux événements
de la Grande Guerre n'est généralement au courant, en ce qui
concerne le front russe, que des opérations contemporaines de
l'épopée de la Marne, j'ai spécialement préparé cet article
pour les lecteurs de la Revue de l'Histoire de la Guerre
Mondiale dans l'idée qu'il serait peut-être intéressant pour
eux de connaître aussi les événements postérieurs à cette épo-
que. — Notre opération de Varsovie notamment avait ouvert
aux armées russes les voies d'une offensive sur la rive gauche
de la Vistule, offensive attendue en France, en Belgique et en
Angleterre avec le plus vif intérêt.
I
Après la défaite qu'elles avaient subie sur la Marne, les trou-
pes allemandes purent bien vite s'arrêter sur les positions de
l'Aisne, où elles se fixèrent. Dans un délai très court, ces
positions acquirent le caractère de fortifications.
Devant nos alliés s'ouvrait donc la perspective d'une « guer-
re de positions », que l'on pouvait prévoir bien longue. D'après
les renseignements de notre ambassadeur à Paris, M. Isvolski,
le Commandant en Chef de l'armée française, le général Joffre,
annonçait à son gouvernement, après la bataille de la Marne,
que les succès de ses armées « seraient mesurés dorénavant
non pas par dizaines de kilomètres, ni même par kilomètres.
LA CAMPAGNE DE L'ARMÉE RUSSE SUR LA VISTULE 217
mais par simples mètres ». D'ailleurs, même ces succès modes-
tes ne furent que temporaires. Les opérations actives se firent
de plus en plus rares, et il s'établit sur le front français comme
une sorte d'état d'équilibre.
En même temps, on apprenait que les Allemands se por-
taient rapidement vers le Nord en menaçant à nouveau d'en-
cercler nos alliés par leur flanc gauche, et manifestaient l'in-
tention d'aller jusqu'à la limite naturelle du front territorial
de l'ouest, c'est-à-dire jusqu'au littoral. Si, avant la bataille
de la Marne, c'était Paris qui était menacé d'une invasion
ennemie, un danger tout nouveau se révélait maintenant pour
les bases navales anglaises les plus rapprochées sur le conti-
nent, celles de Calais et de Boulogne. Au cas où ces points se-
raient tombés aux mains des Allemands, les Anglais auraient
été obligés de reporter leurs bases plus loin au fond de la
Manche, et les Allemands auraient eu un théâtre beaucoup
plus vaste pour l'activité de leurs sous-marins, ainsi que la
possibilité de menacer d'une façon immédiate les côtes an-
glaises.
Les Allemands s'étant répandus vers le Nord, nos alliés
furent également obligés d'étendre de plus en plus deur front,
et par cela même de l'affaiblir, en transportant des troupes
dans les directions nouvellement menacées. Cette contre-ma-
nœuvre était d'autant plus difficile que les troupes fran-
çaises avaient subi dans les dernières batailles des pertes très
considérables.
Dans ces conditions, il n'y avait guère d'espoir d'entrepren-
dre dans un délai assez rapproché des opérations actives
sérieuses.
L'excellent canon de campagne français (le célèbre 75 m/m)
a prouvé indubitablement sa supériorité sur l'artillerie légère
allemande. Mais les batailles modernes, et surtout celles ayant
un caractère oiïensif, demandent, en outre de l'artillerie légère,
la présence sur le champ de bataille de calibres plus puissants,
capables de frayer la route à l'infanterie à travers les posi-
tions fortifiées de l'adversaire. Or, l'armée française était loin
de pouvoir se croire dotée de cette sorte d'artillerie ; pour
combler ce défaut d'armements, il fallait aussi un temps
assez prolongé. Au surplus, après les combats de la Marne,
l'armée française commençait déjà à souffrir du manque de
munitions d'artillerie, dont la dépense dans les batailles qui
2r8 HISTOIRE DE LA GUERRE
avaient eu lieu avait surpassé les calculs les plus audacieux. Il
fallait mettre debout toute l'industrie afin de répondre aux
besoins ultérieurs sous ce rapport. Mais les efforts les plus
opiniâtres ne pouvaient donner le résultat nécessaire que dans
un certain laps de temps.
Tout un concours de circonstances rendait donc indispen-
sable un arrêt plus ou moins prolongé dans les opérations
actives de nos alliés. Et cela d'autant plus que l'armée bri-
tannique était encore bien loin d'être formée, et que les trou-
pes belges avaient besoin d'un certain repos après l'effort
énorme qu'elles venaient de fournir. Il était évident que les
Allemands pouvaient, en profitant de cet arrêt, faire une nou-
velle tentative pour reprendre l'initiative des opérations, en
faisant venir, dans ce but,, de nouvelles forces qui étaient en
formation, comme nous le savions, à l'intérieur de l'Alle-
magne.
Il était bien naturel que nos alliés, cherchant une issue à la
situation difficile qui vient d'être exposée, tournassent leurs
pensées de notre côté. Au milieu de septembre déjà, quand
nos armées s'étaient approchées, dans leur offensive victo-
rieuse sur le front galicien, du fleuve San, le gouvernement
français s'était adressé à notre ministre des affaires étran-
gères, M. Sasonov, en exprimant l'espoir que nos opérations
seraient transportées sur la rive gauche de la Vistule afin d'ac-
célérer une offensive vers l'intérieur de l'Allemagne. M, Saso-
nof répondit que cette offensive que l'on attendait de notre
part serait sans aucun doute entreprise, à son avis, aussitôt
que nos armées auraient terminé l'offensive contre les Autri-
chiens ; il fit comprendre, en même temps, qu'il ne croyait
pas qu'il lui serait possible d'influer d'une manière quelconque
sur les décisions de notre Commandant en Chef suprême qui
devait disposer, dans l'intérêt de son œuvre, d'une liberté d'ac-
tion complète. M. Sasonov ajouta que, selon lui, c'était aux
Commandants en Chef suprêmes des armées alliées seuls que
devait revenir la possibilité de se concerter sur les questions
touchant les opérations de guerre et leur concordance mu-
tuelle.
Il faut constater ici ce fait regrettable que, lors des con-
sultations qui avaient eu lieu avant la guerre entre les chefs des
Etats-Majors des armées alliées, on n'avait même pas évoqué
I
LA CAMPAGNE DE L'AR-MÉE RUSSE SUR LA VISTULE 219
une seule fois la question de l'unité du commandement, pas
plus que des moyens nécessaires à assurer la concordance des
opérations pendant la guerre. Il est vrai que les Alliés devaient
agir séparés par une distance très grande, mais ce fait, tout
en compliquant la réalisation des opérations concordantes,
n'en éliminait certes aucunement la nécessité. Or, cette ques-
tion d'une importance primordiale, — question bien délicate,
il est vrai, pour toutes les coalitions, — n'était pas réglée.
C'est bien dans cette circonstance que se trouve, sans aucun
doute, le germe de la faiblesse de toutes les opérations des
Puissances alliées, et nos adversaires en profitaient largement
en portant leurs coups successivement tantôt d'un côté, tantôt
de l'autre.
Dans CCS conditions, notre ministre des affaires étrangères
avait pleinement raison en signalant qu'une meilleure coor-
dination des efforts communs ne pouvait être atteinte qu'en
établissant des relations directes et une confiance mutuelle
entre les chefs des deux armées. Le Commandant en chef
suprême de l'armée russe était tout pénétré de la nécessité de
coordonner, dans les iniérêts de la cause commune, ses opé-
rations avec celles de nos Alliés, et il n'y a aucun doute que
si le généralissime français s'était adressé à lui, sa démarche
aurait trouvé un écho des plus chaleureux.
Le transfert des opérations de guerre sur la rive gauche de
la Vistule faisait, dès les premiers jour de la guerre, partie des
projets étudiés par notre « Stavka ».
Mais il faut considérer que l'offensive dans cette région, —
telle qu'elle était envisagée, — supposait une solution satis-
faisante de nos opérations offensives sur les flancs de notre
front stratégique en Prusse Orientale et en Galicie (1). Or, à
ce moment, la situation s'était de beaucoup compliquée, puis-
que non seulement la Prusse orientale était restée aux mains
(1) La configuration de la frontière donnait à la rive gauche de la Vistule
une importance considérable : c'était une sorte de bastion avancé, d'où il
était possible de lancer une offensive en direction de Berlin. Mais l'Etat-ma-
jor russe, en plein accord avec l'Etat-major français, considérait qu'un
déploiement stratégique dans cette région comporterait trop de risques.
L'idée directrice du plan de campagne russe avait donc été de pousser l'atta-
que, tout d'abord, en Prusse Orientale et en Galicie. Dans le cas où ces opé-
rations auraient été couronnées de succès, on projetait de faire passer ulté-
rieurement sur la rive gauche de la Vistule près de vingt corps d'armée,
pour en faire le point de départ d'une grande offensive.
220 HISTOIRE DE LA GUERRE
des Allemands, mais que nos armées du front Nord-Ouest
avaient subi des pertes considérables. Quant au flanc gauche
de notre front stratégique, les armées autrichiennes et hon-
groises, tout en ayant subi sur ce front une défaite très sé-
rieuse, avaient tout de même réussi à éviter l'encerclement et à
se fixer sur les routes conduisant à Cracovie, d'où elles pou-
vaient être transportées, par chemin de fer, dans n'importe
quelle direction. Etant donné cette situation sur les flancs, une
offensive dans la section centrale du front stratégique présen-
tait un certain élément de risque. Risque qui ne pouvait être
compensé qu'en rapportant un succès décisif sur le champ de
bataille.
L'écrasement des forces armées de l'ennemi est, en effet,
capable, comme on le sait, de compenser tous les défauts d'une
situation stratégique, et il est évident que, dans le cas où l'ar-
mée allemande sur la rive gauche de la Vistule aurait été
écrasée, la question de la Prusse Orientale aurait cessé par
là même d'exister, liée étroitement qu'elle était avec la ques-
tion du renforcement de notre flanc droit. Mais il ne faut
pas oublier aussi que, dans les conditions de développement
normal de toute opération de guerre, la bataille n'est que le
dernier acte ; ses résultats sont sujets à l'influence de toutes
sortes d'éventualités, et c'est justement la tâche de la stratégie
de préparer pour la bataille la situation la plus favorable.
Une des conditions nécessaires pour créer cette situation
était certainement pour nous d'obtenir de sérieuses garanties
de la part de nos Alliés que toutes les mesures seraient prises
de leur côté pour fixer les Allemands et leur ôter la possibilité
d'effectuer un nouveau transfert de troupes sur notre front.
C'est pourquoi le Commandant en chef suprême russe, le
Grand-Duc Nicolas Nicolaïevitch, jugea nécessaire, en faisant
au général Joffre une communication sur ses projets d'offen-
sive, de le prier de se prononcer sur les deux questions sui-
vantes : premièrement, quels étaient les projets du Quartier
Général Français pour le cas où les Allemands se décideraient
à ne laisser sur le front français que les forces les plus indis-
pensables, en jetant tout \e reste sur notre front et seconde-
ment, le général Joffre, d'accord avec la tâche qui lui avait été
assignée par son gouvernement, considérait-il comme but final
de ses opérations la seule libération du territoire de la France
envahi par l'ennemi, ainsi que la libération de l'AIsace-Lorrai-
LA CAMPAGNE DE L'ARAtÉE RUSSE SUR LA VISTULE 221
ne, OU son but était-il d'avancer jusqu'au Rhin, ou même,enfin,
d'entrer en Allemagne. La réponse à ces questions nettes arriva
vers le 20 septembre, et notamment dans ce sens : déjà les
combats qui étaient en cours sur le flanc gauche du front fran-
çais ôtaient aux Allemands la possibilité de faire transporter
des forces considérables sur le front Est, et de plus, si les ren-
contres en question étaient favorables aux Français, l'offen-
sive qui en résulterait ne serait arrêtée en aucun cas ni sur la
ligne du Rhin, ni sur aucune autre ligne.
II
Au fur et à mesure que nos armées du front du Sud-Ouest
s'enfonçaient dans la Galicie Orientale, leur front devenait
de moins en moins large, par suite des conditions géographi-
ques : au nord, la direction que prend la Vistule en amont du
confluent du fleuve San, et, au sud, la ligne des Karpathes.
Dans ces conditions, il était nécessaire de ramener une certaine
quantité de troupes qui devenaient superflues afin de les faire
agir dans de nouvelles directions. C'est pourquoi après la re-
traite des Autrichiens vers le fleuve Visloka, une seule armée
(la 9^), sur un total de cinq constituant à ce moment les forces
du front Sud-Ouest, fut poussée en avant pour poursuivre les
Autrichiens ; les quatre autres armées (la 4", la 5% la S*" et la S*")
furent arrêtées provisoirement sur le San, d'oii l'on se propo-
sait de les transporter, en partie, sur la rive gauche de la Vis-
tule. D'après le projet de l'Etat-major du front Sud-Ouest,
ces troupes devaient passer la Vistule en amont du confluent
du San par des ponts temporaires, et marcher sur le fleuve
Nide d'abord, et sur le front de Pietrokhov ensuite.
Mais déjà, depuis le milieu du mois de septembre, des bruits
nous parvenaient sur le projet conçu par le Commandement
allemand du ^îont Est de faire transporter des troupes dans la
Haute-Silésie. Or, il fallait supposer que ce Commandement se
doutait de nos projets et s'empressait, par conséquent, de
leur opposer une contre-offensive, ou bien qu'il avait jugé par
lui-même, en étudiant la situation sur le front autrichien, qu'il
lui fallait venir en aide d'une façon plus énergique à son allié
défait en protégeant dans le même tetmps le territoire alle-
mand contre le danger d'être envahi par nos troupes. Faisant
222 HISTOIRE DE LA GUERRE
usage de leur réseau de chemins de fer admirablement déve-
loppé, les Allemands avaient déployé dans un délai très court,
sur une ligne approximative Cracovie-Kalisch, leur 9^ armée,
composée de plus de six corps, qui déciancha, dans les derniers
jours du mois de septembre, une offensive sur le front Pint-
chov-Lodz.Dans le mêm-e temps, on constatait sur le flanc droit
de ce groupe de troupes allemandes, depuis Pintchov et jusqu'à
la Vistule, l'offensive de la V armée autrichienne du général
Dankl, transportée de la rive droite de la Vistule sur sa rive
gauche. La direction de cette opération offensive de nos ad-
versaires se trouvait entre les mains du générai Hindenburg
et du général Ludendorff, son chef d'Etat-Major.
Dans ces circonstances, il devenait trop risqué pour nos
troupes du front Sud-Ouest d'effectuer un passage de la Vis-
tule en amont du confluent du San, par des ponts temporaires,
dans la sphère d'influence ennemie. Il fallait de plus tenir
compte d'une particularité caractéristique de tout le système
fluvial de la Vistule. Celui-ci est alimenté principalement par
des eaux venant du versant septentrional de la chaîne des Kar-
pathes, et est au sujet pour cette raison — surtout pendant l'au-
tomne — à des crues très brusques et très fortes, bien dange-
reuses pour les ponts temporaires. La réalité ne tarda pas à
confirmer le bien fondé de ces appréhensions, et, pendant la
consolidation de nos armées sur le fleuve San, nous passâmes
par une période très critique : les ponts temporaires furent
en partie très sérieusement endommagés, de sorte qu'il fallut
arrêter pendant quelques jours les déplacements de troupes
exigés par la situation, en attendant que le niveau des eaux
baissât.
Pendant que se manifestait sur la gauche de la Vistule
l'offensive conjuguée des forces de nos adversaires, le reste
des armées autrichiennes occupait la ligne du fleuve Dounaïetz,
et plus loin dans le sud les passages des Karpathes, Quelques
symptômes qui nous parvenaient faisaient croire " j'un déclan-
chement d'offensive était probable de ce côté aussi. L'exemple
des Allemands paraissait avoir un effet contagieux sur les
Autrichiens, et le Commandant en Chef suprême autrichien,
qui se trouvait dans les mains de l'Archiduc Frédéric et de
son chef d'Etat-Major, Général Conrad von Hœtzendorff,
avait fait évidemment pas mal d'efforts pour remettre en ordre
ses troupes réduites à un désarroi complet par les défaites
LA CAMPAGNE DE L'ARAIÉE RUSSE SUR LA VISTULE
223
qu'elles avaient subies. Le proverbe qui dit : « Une forêt qui
n'est pas bien coupée repousse toujours » se justifiait une fois
de plus.
Les forces de nos adversaires qui s'apprêtaient à prendre
part à l'offensive représentaient, en y comprenant les Autri-
chiens, plus de 20 corps d'armée.
Le choc le plus dangereux pour nous devait être celui qui se
préparait le long de la rive gauche de la Vistule. C'est bien
ici, sur cette rive, que s'était déployé notre adversaire prin-
cipal, c'est-à-dire les Allemands ; c'est aussi de cette direction
que pouvait se développer une situation menaçante pour la
Galicie, où étaient rassemblées les forces de l'armée russe. Mais
c'était là aussi, sur cette rive gauche de la Vistule, que se
trouvait le point le plus vulnérable de toute l'opération offen-
sive projetée contre nous par le Commandement germano-au-
trichien. Le flanc gauche des Allemands y restait découvert, et
c'est contre lui que notre contre-offensive était toute indi-
quée.
Le Commandement suprême russe prépara donc, en s'ap-
puyant ^ir cette considération, toute sa contre-manœuvre, qui
devait réduire à l'impuissance le plan offensif de nos adver-
saires.
Selon l'idée directrice de cette contre-manœuvre, l'armée
russe devait, en occupant fortement la ligne du fleuve San et
la section moyenne de la Vistule, s'assurer sur la rive gauche
de ce fleuve des places d'armes assez larges pour permettre
un débouché ultérieur des troupes. Puis on devait concentrer
un groupe « de choc » très fort sur le flanc droit de ce nou-
veau front stratégique formé entre la Vistule, près de Novo-
géorgievsk, et le Dniester, près de Staré-Miesto. Ce groupe
« de choc » devait, en passant sur la rive gauche de la Vistule,
attaquer le flanc gauche découvert des Allemands.
Conformément à ce que nous venons d'exposer, l'ordre fut
donc donné au Commandant en chef du front du Sud-Ouest,
de transporter de Galicie sur la section moyenne de la Vistule
trois armées (la 5% la 4^ et la 9^), représentant l'effectif de 9 à
10 corps. Quant au front du Nord-Ouest, il lui fut ordonné
de commencer près de Varsovie la concentration de la 2^ ar-
mée, composée au début de quatre corps et ensuite de sept
corps.
Les ordres de la Stavka se réduisaient, en fin de compte, à
224 HISTOIRE DE LA GUERRE
concentrer, sur un total de 25 corps qui devaient être déployés
sur le nouveau front le long de la Vistule et du San, 10 corps
(lia 2^ et la 5^ armées), — c'est-à-dire 40 0/0 de toutes les 'for-
ces,— dans la région située au nord de l'embouchure du fleuve
Pilitza, pour attaquer le flanc gauche découvert de l'offensive
allemande. Dans le but d'unifier les opérations, toutes ces
troupes furent mises sous les ordres du général Ivanov, com-
mandant en chef des armées du front du Sud-Ouest. Quant
aux armées qiii restaient en Galicie (la 3^ et la 8^), on les laissa
sous le commandement du général Broussilov, ce qui per-
mettait de les manœuvrer avec plus de commodité.
Les mesures ainsi prises furent le point de départ de la
manœuvre par laquelle le Commandement Suprême russe avait
décidé de répondre à l'offensive des Germano-Autrichiens vers
la partie mo3^enne de la Vistule et vers le San.
iil
La mise en œuvre des ordres reçus obligeait le front Sud-
Ouest à effectuer un regroupement de troupes très compliqué,
faisant sortir, tout d'abord, de la Galicie trois armées (la 5%
la 4^ et la 9^). Or, une partie de ces armées, après avoir passé
le fleuve San, s'était trouvée à ila fin du mois de septembre dans
une position très avancée et était éloignée considérablement
des lignes de chemin de fer. Les Allemands et les Autrichiens,
au contraire, en effectuant leur offensive sur la rive gauche
de la Vistule vers sa partie moyenne, avaient l'avantage des
plus courtes distances. Nos armées qui devaient se déplacer
le long de la rive droite de la Vistule étaient donc obligées
à de très longues marches forcées.
Le corps de cavalerie du général Novicov, qui se trouvait
dans la région du fleuve Nida, était chargé d'assurer la sécu-
rité de ces marches et de retenir l'adversaire sur la rive gauche
de la Vistule.
Les déplacements que devaient faire les armées du front
du Sud-Ouest avaient été rendus très difficiles par suite du
temps défavorable : beaucoup de ponts sur le San, où l'eau par
suite des pluies incessantes avait monté de plus d'un mètre au-
dessus du niveau normal, furent détruites, et les routes furent
mises dans un état déplorable. Plusieurs corps d'armée étaient
LA CAMPAGNE DE L'ARMÉE RUSSE SUR LA VISTULE 225
obligés d'utiliser les routes,vu l'absence de lig^nes de chemin de
fer ; quant aux corps qui devaient être transportés dans la
région d'Ivangorod et plus loin vers le nord, ce n'était qu'à
Lublin que l'on pouvait les embarquer en chemin de fer, de
sorte qu'ils étaient obligés de marcher 5 ou 6 jours jusqu'à la
station d'embarquement.
Pour se faire une idée des routes par lesquelles il fallait
marcher, il faut remarquer qu'elles passaient en grande partie,
par des marécages et des forêts. C'étaient les mêmes routes
par lesquelles avaient déjà passé deux fois les Autrichiens,
pour faire l'offensive et pendant la retraite ; nos troupes de-
vaient y passer elles aussi pour la seconde fois, et le temps
manquait presque complètement pour faire les réparations
nécessaires. Pour comble de malheur, précisément à la veille
de notre marche, des averses détrempèrent complètement le
terrain argileux. La chaussée qui, passant au nord de Yanov,
allait jusqu'à Lublin était tellement détruite que, pour la sui-
vre, il fallait surmonter des difficultés encore plus grandes que
sur les routes non pavées. La boue montait plus haut que les
genoux. Les canons et les véhicules s'arrêtaient à chaque pas.
Pour les faire sortir des endroits les plus fangeux, on était
obligé d'y atteler jusqu'à 12 chevaux et d'affecter à cette beso-
gne des détachements spéciaux. Les hommes et les chevaux
étaient à bout de forces.
Comme nous l'avons déjà dit plus haut, c'était le corps de
cavalerie du général Novicov qui devait assurer à temps la
réalisation de tout ce grandiose « mouvement de rocade ». Or,
en s'approchant des ponts sur la Vistule, le général Novicov
reçut l'ordre de ne laisser sur les routes allant vers Ivangorod
qu'un partie seulement de ses forces, et de poursuivre avec
le reste le long de la rive droite de la Vistule en direction de
Varsovie, où, comme on le sait déjà, le groupe « de choc »
était en train de se former. Cet ordre faisait dégarnir la région
du Sud de l'ancien front du général Novicov. C'est pourquoi la
tâche de protéger les troupes de la 9^ armée qui se déployait
sur le bas San et dans la section de la moyenne Vistule près
de l'embouch/ure du San, fut confiée par l'Etat-Major du front
Sud-Ouest à une avant-garde spéciale poussée jusqu'à Opatov
et composée de deux brigades de tirailleurs et d'une brigade
de cavalerie de la garde, soutenues plus tard par une brigade
d'infanterie en position avancée à Klimontov. Cette décision
17
226 HISTOIRE DE LA GUERRE
nous amena à la bataille d'Opatov qui s'était déclanchée lie 3
et le 4 octobre et qui fut très pénible pour nous. Les braves
tirailleurs, entraînés dans une bataille contre des forces bien
supérieures qui menaient leur offensive sur un front très éten-
du, furent très vite tournés par leur flanc droit et mis par suite
dans une situation très difficile dont ils ne purent se dégager
qu'avec de grandes pertes. Ce détachement qui s'était trouvé
complètement isolé sur la rive gauche de la Vistule avait
contre lui, corrune on a pu en juger pendant la bataille, des
unités de la l'^^ armée autrichienne et de deux corps de l'aile
droite de l'aimée allemande. 11 est évident que la cause de
l'échec de ce détachement d'Opatov se trouvait déjà dans le
caractère même de la tâche dont était chargé ce détachement :
retenir l'offensive de l'armée ennemie qui s'effectuait natu-
rellement sur un vaste front.
Après la bataille d'Opatov, les iorces principales de ce
détachement se replièrent jusqu'à Sand'omîr, qui fut d'ailleurs
occupé deux jours plus tard par les Autrichiens venus en con-
tournant la ville, de la rive droite de la Vistule. A ce moment,
l'offensive des Autrichiens sur un large front entre la Vistule
et la source du San déjà se dessinait bien distinctement.
Cette offensive s'accentuant toujours sur la rive droite de
la Vistîile dans la direction du San, nous fûmes obhgés, par
suite d'un affaiblissement considérable de nos forces en Gali-
cie, de cesser temporairement le blocus de Przémyszî et de
nous borner à observer le front Est de cette forteresse. Notre
3^ armée,, en face de laquelle se concentraient de fortes
troupes autrichiennes, dut se borner à tenir la ligne du fleuve
San en livrant des combats destinés à ralentir l'avance enne-
mie. Nous étions donc obligés de sacrifier la rive gauche de ce
fleuve et de débloquer Przémyszî pour atteindre notre but
principal : maintenir notre front sur la partie moyenne de la
Vistule et concentrer te groupe « de choc > à Varsovie.
Suivant le plan de mise en bataille des armées du front Sud-
Ouest, c'était un peu au nord de la o"" armée que devait se dé-
ployer la 9^ armée, dont les corps devaient occuper le bas San
et la région de la Vistule jusqu'à l'embouchure de fleuve Iljan-
ka. Les déplacements nécessaires de cette armée furent termi-
nés au début du mois d'octobre. Après la bataille d'Opatov,
cette armée replia toutes ses unités sur la rive droite du San
et de la Vistule. L'ennemi, ayant occupé la rive opposée, s'était
LA CAJ-dPAGNE DE L'ARMÉE RUSSE SUR LA VISTULE 227
borné, quant à la Vistule, à canonner nos positions. Sur le bas
San, les Autrichiens étaient plus actifs et manifestaient même
l'intention d'attaquer, mais leurs tentatives de passer le fleuve
étaient toujours arrêtées par notre feu.
Au nord de la 9^ armée, le long de la Vistule se déployait la
4^ armée dont les avant-gardes étaient jusqu'à la rive gau-
che, près de Kasimierj et Novo-Aîexandria. Ivangorod où nous
■avions des ponts fixes sur la Vistule se trouvait sur le front de
■cette armée. Pour protéger ces ponts une positron bfen fortifiée
disposant d'artillerie lourde et de sa propre garnison avait été
créée sur la rive gauche. Une partie de cette garnison, notam-
ment une brigade d'infanterie, avait été avancée vers Ra-
dora ; ce fut elle qui, pendant la bataille d'Opatov, rencontra
les Allemands, puis se replia sur ses lignes fortifiées. L'ennemi
qui la suivait s'approcha d' Ivangorod et commença à fortifier
ses positions autour de cette ville dans le but, semblait-il,
d'empêcher nos troupes d''en déboucher. Pour faire échlec à ce
projet, une partie de nos troupes appartenant à la 4^ armée
passa la Vistule au sud d'Ivangorod, près de Kosenrtzy, en
dehors des fortifications d'Ivangorod. C'est icî, pires de Kose-
nitzy, que se livrèrent des combats acharnés ; le sort de ces
combats nous permit de maintenir notre situation sur la rive
gauche de la Vistule.
Enfin la 5*" armée qui devait se déployer sur Ta rive droite de
la Vistule au nord de la 4% à partir de l'embouchure du fleuve
Pilitza, eut son arrivée retardée. Les corps de cette armée ont
commencé leur concentration près de Lublin vers le 8 ou le 9
octobre pour être embarqués en chemin de fer. Il fallut, pour
cette raison, faire avancer sur la partie du front désignée pour
le déploiement de la 5*" armée, deux coirps de la 2^ armée, ce
qui provoqua un affaiblissement temporaire du groupe « de
choc » qui se concentrait près de Varsovie.
Ce groupe composé de la 2^ armée rassemblait le gros de
ses forces sur la rive gauche de la Vistule. Au moment dont
il s'agit, il n'avait au complet que 3 ou 4 corps. Une forte
avant-garde de cette armée était portée vers les Groïtzy.
228 HISTOIRE DE LA GUERRE
IV
Telle était la situation quand le Commandant en chef du
front Sud-Ouest prit la décision de procéder à des opérations
actives. La 4 ^ et la 2^ armées devaient passer la Vistule avec
toutes leurs forces, et, après avoir été rejointes par la 5^ armée,
devaient déclencher une offensive commune sur le front de
Skernevitze-Radom, jusqu'à l'embouchure du fleuve Iljanda.
Les unités de cavalerie du général Novikov, que l'on avait
portées au flanc droit, devaient avancer vers le fleuve Bsoura.
La situation ne fut pas favorable à cette offensive. Nos uni-
tés, qui passaient sur la rive gauche de la Vistule, furent re-
poussées, et obligées de se replier sur la rive droite. Nous per-
dîmes les têtes de pont de Kasimeri et de Novo-Alexandria,
de même que les ponts, nos troupes ayant été forcées de les
brûler pendant la retraite. Le passage des unités de la 2^ ar-
mée, entrepris dans la région entre l'embouchure du fleuve
Pilitza et Varsovie, réussit assez mal. Dans le même temps,
notre avant-garde, qui avait été lancée sur la rive gauche de
la Vistule vers les Groïtzy, fut repoussée, et reprit le chemin de
Varsovie. Les Allemands, en développant ileur offensive sur la
rive gauche de la Vistule, exerçaient une pression énergique
sur les corps de la 2^ armée, qui, n'ayant pas achevé leur con-
centration, furent obligés de se replier isur la ligne des forts de
la forteresse déclassée de Varsovie. C'est ainsi que, même
dans la région de Varsovie, notre place d'armes sur la rive
gauche de la Vistule fut considérablement comprimée.
Le déclenchement prématuré de l'offensive du général Iva-
nov, qui a défiguré dans une certaine mesure l'idée de toute
l'opération, ainsi qu'un certain manque de liaison dans la con-
duite des opérations qui fut une des causes de l'échec, avaient
grandement alarmé le Commandant en Chef suprême, qui
attribuait, et pour cause, à l'opération en question une très
grande importance. De ses résultats, en effet, dépendait la
possibilité d'une offensive ultérieure de nos -armées sur la rive
gauche de la Vistule, offensive qui ne fut que retardée par la
contre-manœuvre soudaine des Allemands. Dans ces condi-
tions, et pour surveiller lui-même de plus près la conduite des
opérations et pour y faire participer les forces de deux fronts,
LA CAMPAGNE DE L'ARMÉE RUSSE SUR LA VISTULE 229
le Commandant en chef suprême jugea nécessaire de distraire
la 2^ et la 5*" armées du front Sud-Ouest pour les subordonner
au Commandant en chef du front Nord-Ouest, le général
Roussky. En même temps, la « Stavka » donna les ordres né-
cessaires pour accélérer l'arrivée des corps de la 2"^ et de la 5^
armées aux points fixés. Cela fait, on projeta de renouveler
l'off.ensive avec toutes les forces de ces deux armées du côté de
Varsovie, contre le flanc de l'armée allemande. En attendant
la concentration définitive de toutes les forces (neuf corps) dé-
signées pour faire une nouvelle attaque, l'ordre fut donné au
général Roussky de prendre les mesures nécessaires pour
élargir près de V(arsovie, sur la rive gauche de la Vistule, la
place d'armes qui s'y trouvait et qui devait permettre ulté-
rieurement à nos troupes de déboucher facilement.
Au général Ivanov, ordre fut donné de concerter les opéra-
tions des troupes du front Sud-Ouest avec ceMes du Nord-
Ouest et de retenir une quantité de troupes ennemies aussi
grande que possible pour aider la 2« et la 5*" armées à réaliser
leur tâche fondamentale.
C'est le 13 octobre que la 2^ armée aborda la réalisation de
la tâche qui lui avait été confiée, notamment celle d'élargir la
place d'armes de la rive gauche dans la région de Varsovie.
Pendant plusieurs jours, ses unités livrèrent des combats obsti-
nés, coupés seulement par de rares intervalles. Les troupes de
cette armée combattaient avec un courage tout exceptionnel, et
repoussaient peu à peu les Allemands des positions qu'ils occu-
paient. De l'arrière du flanc droit du nouveau front commençait
à déboucher notre cavalerie, qui se dirigeait en partie, vers
Sokhatchev et en partie vers Lowitch, sur le fleuve Bsoura.
C'est aussi pendant cette période que commencèrent à se
rapprocher Jes corps de la 5- armée, qui se concentraient peu à
peu à Varsovie et sur la rive droite de la Vistule, dans la ré-
gion située entre Varsovie et l'embouchure du fleuve Pilitza.
Pour le 20 novembre, l'ordre fut donné à la 2'' armée de dé-
clencher une offensive générale ; la 5" armée reçut l'ordre d'y
prendre part, elle aussi, en concertant ses opérations avec
celles de l'armée qui était à sa droite.
Or, pendant la nuit du 19 au 20, on constata le recul inat-
tendu des Allemands sur tout le front au nord du fleuve
Pilitza. Des symptômes du fléchissement des Allemands se
230 HISTOIRE DE LA GUERRE
manifestaient aussi dans la région de Kosenitzy. Près d'Ivan-
gorod, tels étaient ks rapports qui nous parvenaient, — on
voyait moins de fumées de brasiers et de forces allemands.
Il semble que, notre cavalerie ayant tourné les Allemands
du côté du fleuve Bsoura et nos corps de l'aile droite effec-
tuant un mouvement tournant sur la gauche allemande, ils
avaient senti le danger de leur situation et commencé, pour cette
raison, une retraite générale, se faisant protéger par des
arrière-gardes qui restaient encore provisoirement sur les
anciennes positions.
Etant donné un changement de situation aussi radical, la
« Stavka » envoya l'ordre aux deux fronts, à la même date
du 20 octobre, de déclencher une offensive énergique sur le
front Lodz-Petrokov-Opotchka-Opatov-Sandomir, tout en
continuant de développer l'attaque faite par le flanc droit. Cet
ordre fut le point de départ du prolongement de notre offen-
sive sur la rive gauche de la Vistule.
Les troupes allemandes reculaient vite, mais en bon ordre.
Pendant cette guerre, elles ont démontré plus d'une fois leur
souplesse à sortir vite et à temps des situations qui leur
étaient défavorables. La retraite n'était pas pour elles un
symptôme de défaite, mais plutôt une forme de manœuvre.
Dans le cas dont il s'agit, les Allemands réussirent à éviter
en reculant à temps, un choc qui aurait touché juste et qui
était déjà prêt à s'abattre sur leur flanc gauche. En effec-
tuant une retraite prompte et inattendue, ils parvinrent à
gagner du temps, dont ils surent habilement profiter pour
détruire de façon radicale les voies ferrées ainsi que les
chaussées qu'ils laissaient derrière eux. Et il faut rendre justice
à leur habileté : cette œuvre de destruction fut accomplie par
eux de façon si complète que leur poursuite, et même toute
notre offensive sur la rive gauche de la Vistule, furent en
grande partie arrêtées. Sur les voies ferrées,les Allemands fai-
saient sauter et brûlaient les gares, ainsi que les constructions
telles que les châteaux d'eau, les prises d'eau et postes d'ai-
guillage. Sur les voies elles-mêmes, ils faisaient également
sauter, sur de grandes étendues, les rails, les ponts, les cani-
veaux, les viaducs, avec une telle habileté qu'il devenait impos-
sible de faire réparer rapidement les destructions. Sur les
chaussées, c'étaient aussi tous les travaux d'art qu'ils détrui-
LA CAMPAGNE DE L'ARMÉE RUSSE SUR LA VISTULE 23 1
saient ; quant au remblai ^ui-même, îls l'abattaient ou le fai-
saient sauter par sections altemativament de chaque côté de la
route. Les poteaux de télégraphe étaient sciés ou renversés, ks
isolateurs cassés, le fil coupé.
En un mot, le tableau de destruction était terrible. Les
attachés militaires de nos alliés, qui ont bien voulu prendre
part à une excursion organisée pour eux par la « Stavka >
sur les voies de retraite de l'armée allemande vers Lodz, ont
porté des témoignages éloquents sur ce tableau. Le représen-
tant français, le général marquis de Laguiche, participa, si
j'ai bonne mémoire, à cette excursion.
Peu à peu on put constater la retraite de l'ennemi sur les
voies venant d'Ivangorod et de Novo-Alexandria, retraite qui
devenait encore plus importante au Sud. Après les Allemands,
les Autrichiens commençaient eux aussi à reculer sous notre
pression. Les troupes russes, ayant passé la Vistule et le San,
•déclenchèrent une offensive énergique qui embrassa peu à
peu un front énorme, de plus de 400 kilomètres de largeur,
situé entre la basse Bsoura et les contreforts des Karpathes.
Telle fut la fin de notre opération de Varsovie. Elle se pré-
sente comme une des combinaisons stratégiques les mieux
réussies, malgré la complexité de son idée et les difficultés
de sa réalisation. Sans aucun doute nous avons remporté
sur nos adversaires une victoire stratégique très grande. En
répondant à leur manœuvre par une contre-manœuvre coir-
respondante, nous avons réussi, malgré la marche forcée des
Allemands et l'avantage des plus courtes distances qui était
de leur côté, à amener dans la région décisive de notre front,
et notamment à Ivangorod, et ensuite à Varsovie, des forces
supérieures à celles de l'ennemi, nous assurant ainsi la vic-
toire. Nous avons réussi encore à les mettre dans une situation
initiale très avantageuse, en créant une menace non seulement
sur le flanc découvert des Allemands, mais aussi sur leurs
forces d'arrière. La stratégie fit son œuvre d'une manière si
éclatante que les Allemands ne se décidèrent pas à accepter
le combat décisif. Toute leur tâche ultérieure se borna aux
efforts faits pour sortir, en déclinant le combat et en effectuant
une prompte retraite, de la situation oii ils se trouvaient.
Quant à nous autres, non seulement nous avions conservé
notre situation sur la section moyenne de la Vistule et en
232 HISTOIRE DE LA GUERRE
Galicie, mais alors s'ouvrirent enfin à nous les voies de la
rive gauche de la Vistule, et notre Commandement suprême
décida d'en profiter.
L'offensive de nos troupes qui en résulta par les voies
menant à la Silésie était grosse des conséquences les plus
graves pour les Allemands. Le Commandement suprême alle-
mand dans ile but de la liquider, non seulement usa de toutes
les forces de son front Est, mais fut obligé de se décider à
y transporter de nouveau une partie des forces du front
Ouest. Pendant la période des opérations déclenchées sur la
rive gauche de la Vistule, quatre corps (le II"'®, le 111°"^
de réserve, le XI II""^ et le XIV^^ de réserve), ainsi que cinq
divisions de cavalerie (la 2°^% la 4"^% la 5™% la &^^ et
la 9^"), furent transportées du front français sur notre front.
L'armée russe réussit donc de cette sorte à alléger, pour
la seconde fois, la situation de ses alliés, ôtant aux Alle-
mands la possibilité de continuer leur offensive, dont cette
fois-ci Calais faisait l'objet.
A la fin de l'année 1914,les forces que les Allemands avaient
contre nous avaient triplé, et sur 83 divisions ennemies
déployées sur notre front, 41 étaient allemandes. L'armée
allemande qui n'était au début, sur le front russe, qu'une
force subsidiaire devenait, de plus en plus, sur ce front aussi,
la force principale (1).
.. , Georges Daniloff,
Général Q.uartier-Maitre
de l'armée russe en 1914-1915.
(1; La traduction de cet article a été faite par M. le professeur Gorovtsev.
DOCUMENTS
L*Auto-PrctccHcn en Bavière
Notice résumée.
L'application du traité de Versailles exigée par l'Entente a
convaincu J' Allemagne qu'elle ne peut conserver son armée
sous son ancienne forme. Elle cherchera à reconstituer sa
puissance militaire avec d'autres systèmes d'organisation.
La Bavière, devenue le foyer de la réaction militaire, joue
le principal rôle dans cette oeuvre de reconstitution.
l. — Les organisations d'auto-protection proprement
DITES : EINWOHNERWEHR et ORGESCH.
a) Elnwohnerwéhr. — Créée en 1919, sous le gouvernement
socialiste de Hoffmann, dans le but réel de lutter contre les
excès ou le retour du communisme, l'Einwohnerwehr, sous
l'action d'Escherich et de Kanzler, sous l'impulsion des géné-
reux prussiens (Ludendorff) établis en Bavière et avec les fa-
veurs de Kahr, devient un organe de rétablissement du service
militaire.
L'E. W. et la R. W. (1) sont étroitement reliées l'une à l'au^
tre. L'E. W. possède tout un système d'organisations secrètes
qui lui permet d'être employée non seulement en Bavière, mais
encore en Allemagne et à la frontière.
(1) La Reichswehr.
234
HISTOIRE DE LA GUERRE
b) Orgesch. — L'Orgesch veut réunir en un seul bloc tou-
tes les forces de la droite et du centre, et, en dirigeant l'édu-
cation physique, militaire, morale et intellectuelle de la jeu-
nesse, former un noyau autour duquel se développera l'armée
allemande. Elle est en relations avec l'Orka (Heimatwehren
tyroliennes), elle englobe toutes les sociétés sportives, elle
fonde de nombreux « Sangervereine »,et exerce son action sur
les « Klubs », nom général employé pour désigner les réunions
et les associations d'étudiants.
L'Einwohnervvehr et l'Orgesch sont officiellement dissoutes
le 24 juin 192L
IL — Tentatives de réorganisation de l'auto-'protectîon.
— Notbann. — Ligues régimentaires.
La dissolution de l'E. W. n'existe que sur le papier officiel.
On procède à de nombreux camouflages.
En réalité, il n'y a pas réorganisation, mais création d'or-
ganisations nouvelles. L'E, W. est remplacée par un en-
semble perfectionné d'organes nouveaux ou transformés, dans
lesquels les éléments destinés au maintien éventuel de il'ordre
(Notbann, Bergwacht) sont nettement séparés des éléments
destinés à être mobilisés (Sociétés régimentaires, sportives et
de tir).
a) Notbann. — C'est une organisation de police auxiliaire
dirigée par les membres de l'E. W. Son conflit avec la Tech-
nische Nothilfe (Teno) et la méfiance qu'il inspire au Ministre-
Président Lerchenfeld ne lui permettent pas de jouer un rôle
important.
h) Ligues régimentaires. — Elles se développent et se
multiplient. Les fêtes orgnîsées par elles sont autant d'occa-
sions de lutter et de parler contre la forme actuelle du gouver-
nement. Les unités de la Reicbsbeer prennent part à ces mani-
festations militaristes sous la forme de comipagnies d'honneur
ou de tradition.
Les ligues régimentaires, en tenant soigneusement le con-
trôle de leurs adhérents, constituent un système déguisé de
mobilisation rapide.
Le gouvernement d'Empire, qui se sent de plus en plus me-
nacé par le mouvement nationaliste, décrète les lois sur la
L'AUTO-PROTECTION EN BAVIÈRE 235
protection de la République (juililet 1922), et le Ministre de la
Reichswehr interdit aux imités de la R. W, de prendre part
aux fêtes régimentaires.
Ces mesures font échouer cette tentative de réorganisation
de l'auto-protection.
Mais l'action des ligues régimentaires a préparé le terrain
au mouvement patriotique.
III. — Mouvement patriotique.
Sur cette base maintenant solide, les nationalistes déve-
loppent leur programme militaire et leur politique de revanche.
Dès le début, le mouvement patriotique en Bavière est
scindé en deux camps.
r Les associations patriotiques, populistes bavaroises ;
couleurs : blanc-bleu, — catholiques, — représentées par
« Bayern und Reich », se limitent à la Bavière ; leur but
est : résistance à l'asservissement du peuple allemand. Non
séparatistes, mais fédéralistes.
2° Cartel activiste, couleurs : noir-blanc-rc-^ige, — panger-
maniste — antkatholique-antisémite, — inspiré par Luden-
dorff ; rayon d'action au delà de la B'avière.
Le mouvement patriotique entreprend hkrdiment une cam-
pagne très active en faveur du rétablissement du service mili-
taire obligatoire.
De l'idée de défense (V/ehrgedanlœ), on passe vite à la
capacité de défense (Wehrhaftigkeit), à la force combattante
(Wehrfahigkeit), au service militaire obligatoire et égal pour
tous (Allgemeine Wehrpflicht), pour arriver à la « lutte ar-
mée » (Waffengewalt). Ci-dessous des professions de foi de
différents hommes politiques et ministres d'Etat :
« Les organisations patriotiques doivent servir de succédané
à la puissance militaire qui nous a été ravie. » (Député démo-
crate Hubsch, séance de la Commission du budget de l'Inté-
rieur, 17 avril 1923.)
« Une peuple sans Wehr (armée) est un peuple sans force, et
un peuple sans force est un peuple sans considération dans le
monde. » (Ministre Schweyer, réunion du parti populiste le
29 avril 1923 à Ratisbonne.)
« L'Allemagne devra tôt ou tard passer à la résistance active
^^6 HISTOIRE DE LA GUERRE
contre l'arrogant peuple de France. » (Ministre de la justice,
Dr. Gurtner, réunion de la Mitteîpartei bavaroise (deutsch
national) à Bamberg le 21 avril 1923.)
« L'armée est une nécessité vitale. » (Kahr, 11 juin 1922,
congrès du Bund Bayern und Reich à Kempten.) (Ludendorff,
6 mai 1923.)
« Nous devons revenir au service militaire obligatoire et
égal pour tous. » (Ministre Schweyer, devant le parti popu-
liste bavarois, le 17 juin à Kaufbeuren.)
Le traité de Versailles est déchiré à belles dents. « La signa-
ture extorquée du traité de paix est nulle et non avenue », dé-
clare le Ministre-Président von Knilling à la tribune du Land-
tag (27 juin 1923).
« Pas de renonciations aux territoires qui nous ont été arra-
chés par la paix de violence », dit le député démocrate Dirr à
la tribune du Landtag en réponse à Knilling.
« Les pays allemands qui nous ont été ravis doivent être ren-
dus à l'Allemagne. Il faut revenir au Versailles de 1871 »,
proclame Kahr devant les étudiants, le 5 juillet 1923.
A la fin de l'été 1922 est fondée la fédération des associa-
tions patriotiques de Bavière. Les associations qui adhèrent
à cette fédération conservent leur organisation spéciale. Le
fédération comprend alors les sociétés suivantes :
Alldeutscher Verband, Andréas Hofer Bund, Bayerischer
Heimat und Kbnigsbund,Bayerischer Kriegerbund, Bayerischer
Ordnungsblock, Bund Bayern und Reich, Deutscher Offiziers-
bund, Deutsch-Volkische Arbeitsgemeinschaft, Hochschul-
ring Deutscher Art, Jungbayern, Nationalverband Deutscher
Verband Bayerischer Offiziers — und Regimentsvereine, Ver-
band Nationalgesinnter Soldaten, Zentralverband Deuts-
cher Kriegsbesctiûdigter, et sept autres organisations moins
importantes.
En outre, la fédération reçoit l'adhésion du parti ouvrier
allemand socialiste national, dirigé par Hitler, et des associa-
tions patriotiques des districts de Munich présidées par Zeller.
Le président de fédération est le professeur Hermann Bauer.
Son Excellence von Kahr en accepte la présidence d'honneur.
En janvier 1923, le parti de Hitler se retire de la fédération ;
il est suivi bientôt par les associations patriotiques des dis-
L'AUTO-PROTECTION EN BAVIÈRE 237
tricts de Munich, dont quelques-unes, regrettant ce geste,
retournent à la fédération.
Quelques semaines après, Hitler et les associations des dis-
tricts de Munich, restées dissidentes, forment une organisation
plus solide sous la direction unique de Zeller, et, au début
d'avril,l'Oberland, la Reichsflagge et le Stahlhelm, qui jusque-
là avaient conservé leur indépendance, s'unissent au nouveau
groupement. C'est ainsi que prend naissance : « l'Arbeitsge-
meinschaft der Vaterlàndischen Kampverb'ànde » de Bavière,
qui choisit comme chef de l'ancien ministre de la justice
Dr. Roth (1).
Voulant grouper plus solidement les éléments activistes et
combatifs de cette Arbeitsgemeinschaft, les chefs du cartel
fondent le 1^^ septembre 1923 à Nuremberg, à l'occasion du
fameux « Deutschier Tag », le Kampfbund.
Ce Kampfbund comprend le parti ouvrier allemand socia-
liste national sous Ja conduite de Hitler et du Capitaine a. D.
Gbhring, le Bund Oberland avec le Dr. Weber et le Général
a. D. Aechter, le Reichsflagge sous la direction du Capitaine
Rohm et du Capitaine a. D. Seydel.
Le chef militaire du Kampfbund est le Lieutenant-Colonel
Kriebel, ancien chef d'Etat-Major d'Escherich au moment de
l'Einwohnerwehr et de l'Orgesch. D'où l'on peut voir la filia-
tion entre les « gardes d'habitants » et les organisations pa-
triotiques.
Mais au moment où est créé le Commissariat Général, le
26 septembre 1923, une scission se produit dans le Kampf-
bund. Certains groupements font tout de suite confiance à von
Kahr, « dévoué corps et âme au nationalisme » ; d'autres,
comme les partisans de Hitler, comme les membres d'Ober-
land, observent une prudente réserve, attendant, avant de «îe
piononcer, de voir à l'œuvre celui que l'on avait appelé le
« Bismarck bavarois » à l'époque glorieuse de l'Einwoh-
nerwehr. C'est ainsi que la Reichsflagge se divise en deux
tronçons : une partie, sous le commandement du Capitaine
Heiss et conservant le nom de Reichsflagge, se range résolu-
ment aux côtés de von Kahr ; l'autre partie refuse d'accepter
les directives politiques du Commissaire Général et devient la
(1) Réactionnaire fameux dans les milieux hostiles à Berlin, par l'obstruc-
tion systématique qu'il fit à l'application en Bavière des ordonnances du
Reichsur l'exercice de la justice.
238 HISTOIRE DE LA GUERRE
Reicbskriegsflagge, dont le nom suffit à indiquer quel était
l'état d'esprit de ses « gens ». Cette Reichskriegsflagge prend
comme chef le Capitaine Rohm et fait cause commune avec les
Hitléristes et l'Oberland, qui cherchent par les manifestations
bruyantes de leurs forces solidement unies à en imposer au
« Dictateur provisoire » de la Bavière, à vaincre ses résis-
tances, à le guérir de certains préjugés et à le soustraire aux
mauvaises influences du pays (1), pour qu'il n'ait plus d'autre
ressource que celle « de marcher carrément avec eux » et de
les aider à proclamer îe gouvernement national, qui, s' étendant
de Munich à l'Allemagne entière, doit délivrer la patrie de
toutes les oppressions.
On sait quel fut le résultat de cet activisme « trop em-
pressé » : le putsch des 8 ou 9 novembre 1923, suivi à quel-
ques semaines d'intervalle du procès Hitler-Ludendorff, ruine
les espérances du Kampfbund et jette ïe désarroi dans ses
troupes.
Pendant quelque temps, alors que les « grands chefs »
sont détenus, les sous-ordres essaient de regrouper les élé-
ments épars du Kampfbund ; mais leur autorité est trop faible
et leurs ambitions personnelles trop dissolvantes pour rallier
des forces déjà éprouvées par un dur échec et n'ayant plus
n'en à attendre d'une caisse complètement à sec.
Petit à petit les différents milieux de la population qui jus-
que-là avaient témoigné une très vive sympathie aux « futurs
libérateurs de l'Allemagne » et qui, aux élections de mai, accor-
dèrent encore plusieurs centaines de milliers de voix aux can-
didats du bloc raciste (2), n'ont plus de goût pour l'agitation
faite autour des noms de Hitler, Ludendorff, Weber, etc.. et
finissent par se désintéresser des longues et violentes polé-
miques de la presse, qu'ils considèrent comme les « dernières
fusées d'un feu d'artifice raté 3>.
Seuls les étudiants continuent à manifester quelque mau-
vaise humeur, malgré les efforts entrepris par Ehrhardt pour
calmer les esprits de la jeunesse universitaire.
Puis sur la scène bavaroise, purgée de tous les personnages
que le putsch a compromis, apparaissent d'^autres acteurs qui
(1) C'est-à-dire Rupprecht et les milieux catholiques.
(2) Autrement dit le parti socialiste-Dationai de la liberté, issu de l'acti-
visme.
L' AUTOPROTECTION EN BAVIÈRE 239
ont à cœur de ne pas oublier qu'il's sont bavarois, c'est-à-dire
catholiques et dévoués à la maisou des Wittelsbach. En orga-
nisant des iêtes patriotiques, comme la fête du souvenir alle-
mand le 15 juin 1924, la fête du Palatinat le 6 juillet 1924, les
nouveaux maîtres de la Bavière veulent attirer à eux les adep-
tes de la réaction nationaliste, du nombre desquels ils éli-
minent avant tout, vu leur programme et leurs professions de
foi, les éléments excités et perturbateurs. On veut bien tra-
vailler aux progrès du nationalisme, mais d'un nationalisme
en quelque sorte purifié, plus raisonnable et plus pondéré, qui
n'a plus la prétention de créer un Etat dans l'Etat.
Cette action des politiciens est secondée par la propagande
du Bund Bayern und Reich et par les entreprises d'officiers de
l'ancienne armée, tant il est vrai que le nationalisme allemand
ne peut se manifester dans toute sa force que s'il est organisé
militairement.
Le « Deus ex machina », à l'habileté duquel on fait appel
pour dénouer la crise et réorganiser les associations patrio-
tiques, est le Kapitân Ehrhardt, qui s'est tiré blanc comme
neige de toutes les compromissions du putsch.
Tout indiqué par son passé pour recueillir la succession des
Hitler, Weber, Kriebel, etc., il jouit en outre de la confiance
absolue des pangermanistes prussiens et sert de trait d'union
entre le Sud et le Nord de l'Allemagne.
A l'heure actuelle, il s'efforce de sauver du naufrage tout ce
qui peut être rallié à la cause du nationalisme. Secondé par les
officiers qui n'ont pas accepté dans la vie civile des emplois
qu'ils jugent indignes de leurs anciens grades, et sachant mé-
nager les susceptibilités du Général von Seeckt qui veut con-
server la haute main sur la formation militaire de l'Allemagne,
il déploie toutes les ressources de son courage et de sa situa-
tion pour mener à bien cette œuvre de restauration et il a
réussi, semble-t-il, à regrouper un certain nombre d'associa-
tions importantes, dont l'action, sans être aussi violente que
celle du Kampfbund, n'en poursuit pas moins le même but :
organiser la nation armée, pour permettre à l'Allemagne, mal-
gré le traité de Versailles, de disposer d'une puissance mili-
taire telle qu'elle puisse bientôt, si la politique extérieure
l'exige, jeter dans la balance tout le poids de son épée bien
aiguisée.
240 HISTOIRE DE LA GUERRE
Qu'il s'agisse de l'Einwohnerwehr, des ligues régimentaires
ou des associations patriotiques, les nationalistes allemands
sont tous guidés par la même pensée. La République alleman-
de actuelle est et reste militariste, comme l'écrivait encore
dernièrement le Général Dr. Baron von Schonaich, qui doit s'y
connaître puisqu'il commandait jadis la cavalerie de la Garde
impériale.
F. Loquet.
BIBLIOGRAPHIE
LA BATAILLE DE TANNENBERG D'APRES DE NOUVELLES
ETUDES RUSSES.
Le Voenny Sbornik (1) (Messager de l'armée) a publié dans son
n" 4 trois articles importants sur les opérations de la W armée russe
dans la Prusse Orientale en août-septembre 1914.
Le premier article : Courte esquisse des opérations de l'armée de
la Narev, commandée par le général Samsonov en Prusse Orientale au
mois d'août 1914, est signé par le colonel Foukhs ; — le deuxième :
Causes de la défaite du général Samsonov en Prusse Orientale, signé
A.-R. P., est rédigé d'après le témoignage du général Kliouev, qui
commandait le XIII" corps ; — enfin, le troisième : Opérations du
VI" corps et principales causes de la défaite de la IP armée en Prusse
Orientale, août 1914, est signé par J. Patronov, capitaine d'Etat-
major du VP corps. L'ensemble jette un peu de clarté sur les causes
du désastre de la II" armée ; mais il faudrait, pour les compléter, le
récit des opérations de la 1" armée commandée par Rennenkampf.
Dans les trois articles, nous voyons les différents corps de la IP ar-
mée débarquer à Biélostok, Lomja, Ostrolenko, Mlava, s'enfoncer à
travers les lacs et les forêts vers Osterode et se faire écraser, après
avoir marché du 22 au 30 aoiit sans aucune nouvelle de la I"" armée,
sans recevoir d'ordres ni de renteignements soit du Grand Quartier
Général, soit de l'Etat-major.
Un ordre fut pourtant donné, le seul, celui de marcher en avant
coûte que coûte, et d'occuper Allenstein et Osterode, conformément au
désir de l'Etat-major français ; il s'agissait de détourner sur soi une
partie des forces allemandes massées sur le front français pour sauver
Paris menacé.
Le colonel Foukhs fait une description très précise de la marche
des différents corps d'armée sous le commandement de Samsonov ;
dès que ces corps ont traversé la frontière, ils se trouvent coupés de
leur base, puis séparés l'un de l'autre par deux petits lacs ; il n'y a
plus aucune liaison entre eux ; ils se heurtent à des barrages de fils
de fer et à des tranchées habilement établies par les Allemands.
(1) Voenny Sbornik, Belgrade, 1923, n» 4.
IS
242 HISTOIRE DE LA GUERRE
Ces corps, VF au Nord, XIIF, XV^ XXIIP, 1" au Sud, se demandent
mutuellement du secours à mesure qu'ils avancent et qu'ils se trouvent
en présence de forces ennemies plus nombreuses.
Le 26 août, le XIIP corps a atteint AUenstein ; mais, le 28 août,
le XV^ et le XXIIP corps, qui sont à sa gauche devant Tannenberg,
sont enfoncés. C'est la retraite, la débandade par des routes encom-
brées ; les troupes qui ont avancé depuis huit jours à marches forcées,
sans repos, sont affamées. C'est la déroute complète, pendant laquelle
des centaines d'officiers et des milliers de soldats sont faits prisonniers.
Le général Samsonov qui a transporté son Etat-major à Orlau, en
pleine région des lacs, essaie de revenir sur Ostrolenka ; mais, harassé
physiquement et moralement, il disparaît dans une forêt entre Villen-
berg et Korgele ; son corps fut trouvé le 30 août par un garde forestier
allemand, le crâne troué d'une balle.
Le 21 août, le télégramme de Rennenkampf, annonçant son succès à
Gumbinnem, avait soulevé l'enthousiasme : « Après avoir détruit un
corps d'armée allemand, proclamait-il, je marche triomphalement en
avant. »
Huit jours après» les nouvelles de la catastl-ophe de la IP armée
furent à peine arrivées à Pétrograd que l'on commençait à se deman-
der : Qui est coupable ?
On accusait tout le iTionde : on accusa le commandement en chef, on
accusa le général Gilinski, on supposd une machination de la part de
Rennenkampf, qui désirait, semblait-il, apparaître au dernier mohient
et recueillir les lauriers comme sauveur ; on accusa les troupes, les
chefs militaires qui n'avaient pas accompli leur devoir, on chercha la
trahison, etc..
L'auteur de l'article proteste, eh passant, contre deux des accusa-
tions, celles qui sont portées contre les troupes et contre leurs chefs
directs qui se sont sacrifiés avec leurs hommes.
Pour lui, la cause fondamentale de la catastrophe, c'est le manque
d'observation des principes de la science militaire. Pendant la paix,
on étudie longuement les lois de cette science ; mais, dès que la guerre
est commencée, on oublie de les observer.
« Notre première faute a été que, en entreprenant l'opération en
Prusse Orientale, nous avons mis au premier plan, non pas les exi-
gences militaires, mais les exigences politiques ; nous nous sommes
laissés entraîner par le désir d'apporter un secours à nos alliés, rapi-
dement, à tout prix, sans considérer ce qui était possible oU ihipossible
au point de vue purement militaire.
« On marcha sans avoir un but bien déterminé, sans reconnaître
la route, sans avoir de renseignements sur les forces ennemies qui se
trouvaient devant nous, sans avoir établi de liaison entre nos armées
et nos corps d'armée.
« L'Ëtat-major ne donnait pas de plan général ; il indiquait pour cha-
que jour des marches particulières pour chaque formation. Les corps
d'armée tournaient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; les hommes se
fatiguaient, les chefs s'énervaient dans l'incertitude de ce qui se pas-
serait le lendemain, — des décisions a prendre, des ordres à donner. — ■
61BLI0GRAPH1Ë ^4^
Le seul but « aider les Alliés » était bien vague. Cependant, les efforts
de l'arfliée rtisse, désastreux pour elle, permettaient aux Français de
remporter la victoire de la Marne. »
Le général Kliouev, qui commandait la XlIP armée, fut fait prison-
nier avec une grande partie de ses officiers. Pendant sa captivité en
Allemagne, il dicta ses mémoires pour se disculper.
Les accusations orales portées contre lui étaient d'importance. Voici,
en effet, ce que l'on trouve dans une lettre du 27 août 1914 adressée
par Janouschkévitch, chef de l'Etat-major général, au ministre de la
guerre Soukhomlinov. « Kliouev, d'après les on-dit, et non d'après des
rapports, s'est honteusement rendu personnellement. Ses troupes (cela
fait mal à dire et à écrire) se sont mises à genoux après avoir fiché
leurs fusils, baïonnettes en terre. Est-il possible, si cela est confirmé
et s'il revient en Russie, qu'il obtienne le pardon et ne soit pas pen-
du ? » (Krasny Arkfiiv, û'' 1, p. 23L) Ces lignes sont écrites au lende-
main du désastre, d'après les racontars.
A. R.-P., dans le Voenny Sbornik, résume l'exposé des opérations
de la XlIP armée fait par le général Kliouev. Celui-ci critique d'abord
l'organisation de l'intendance, incapable de ravitailler les corps d'ar-
mée qui s'éloignaient de la base d'Ostrolenka et qui manquèrent de
pain.
Les régiments comptaient trop peu d'officiers, pour un trop grand
nombre de soldats ; il y avait trop d'hommes de réserve qui manquaient
d'entraînement. Le plan d'attaque en Prusse Orientale, établi deux ans
auparavant par le district militaire de Varsovie, ne fut nullement suivi
dès le premier jour. Dans une région aussi difficile au point de vue des
communications, le front d'un corps d'armée ne doit pas s'étendre sur
])lus de 10 kilomètres. Or, dès que les 1", XV^ VP corps eurent été
repoussés par les Allemands, le front se trouva élargi sur 80, puis sur
120 kilomètres. La reconnaissance par avions n'était qu'embryonnaire,
et livrée au caprice des appareils.
Ni le général Kliouev, ni ses subordonnés n'étaient au courant de
la situation générale. Jusqu'au 25 août, il savait seulement qu'à sa
droite se trouvait le VL' corps et à sa gauche le XV^ Aucun renseigne-
ment sur la situation de la L'^ armée. Aucun but, aucune directive ;
seulement des ordres de se diriger tantôt à droite, tantôt à gauche ;
enfin, une seule fois, l'ordre de s'emparer d'Allenstein.
Les ordres arrivaient trop tard, juste au moment où les troupes
allaient partir. L'attente énervait le commandement et les soldats.
« Aucune liaison n'existait entre les corps d'armée : l'Etat-major
envoyait des télégrammes chiffrés au XIIP corps qui ne possédait pas
le chiffre. Les Allemands qui avaient muni cette contrée de tout un
système de télégraphes souterrains (?) et d'une organisation d'espion-
nage, étaient mieux au courant de l'emplacement de nos troupes que
notre propre Etat-major, resté trop longtemps à Ostrolenka, à 177 km.
en arrière. » Après ces considérations générales sur les causes de la
défaite du Xlll'' corps, le général Kliouev passe aux détails des opé-
rations des divisions.
Tout ce tableau attristant est complété par les souvenirs de J. Pa-
2AA HISTOIRE DE LA GUERRE
tronov, capitaine d'Etat-major à la 16^ division du VP corps. Après
avoir fait un portrait cruel du général Blagovestchensky, commandant
du VI" corps, il nous montre le mode de travail de l'Etat-major : le
rigoureux formalisme du temps de paix a été conservé, — les rapports
suivent scrupuleusement la voie hiérarchique, et, de cette façon, les
ordres arrivent après l'heure à laquelle ils devraient être exécutés.
Le VI* corps se met en marche sans avoir de renseignements sur les
corps voisins. On sait seulement que « Rennenkampf au Nord pour-
suit les Allemands ». Oi' ? Dans quelle direction ? On l'ignore.
Et jusqu'à la fin des opérations, le VP corps ignorera qui se trouve
à sa gauche et quel est le but assigné au XIIP corps.
Au bout de sept jours de marche sans arrêts, l'enthousiasme des
troupes a fait place à la fatigue. Elles n'ont plus de pain ; elles se
ravitaillent chez le paysan.
Le 26 août, après 11 jours de marche, la 16" division s'empare de
Bischofburg, et reçoit l'ordre de se diriger vers le Sud sur AUenstein ;
au bout de 15 km., contre-ordre ; il faut revenir sur Bischofburg où
la canonnade se fait entendre.
Les divisions qui arrivent l'une après l'autre sont repoussées par les
Allemands ; des régiments reçoivent l'ordre de battre en retraite sans
avoir combattu.
Le général Blagovestchensky, qui se félicitait d'avoir échappé ainsi
au sort du XIIP corps et d'avoir sauvé le VP en ne l'envoyant pas tout
entier au combat, est relevé de ses fonctions quelques jours après.
Le capitaine Patronov ne revient pas sur les causes de la défaite,
déjà exposées par le colonel Foukhs ; il n'insiste pas sur la fameuse
nécessité d'agir vite pour aider la France.
Mais il fait remarquer que les explications que l'on a données plus
tard sur les revers des Russes ne s'appliquent pas aux combats du
mois d'août 1914.
On a mis en avant le manque de munitions, l'insuffisance de prépa-
ration militaire des nouvelles recrues, l'absence de patriotisme.
Dans ces premiers combats en Prusse Orientale, il y avait des
munitions, l'artillerie fonctionnait admirablement, les meilleurs régi-
ments étaient en ligne, et pleins d'ardeur, — et cependant on fut battu
par un ennemi inférieur en nom,bre. Les Russes avaient 9 corps
d'armée et 6 divisions de cavalerie contre 5 corps d'armée allemands
et 1 division de cavalerie.
Par conséquent, les causes de la défaite incombent au haut com-
mandement. La guerre russo-japonaise avait montré au monde entier
que 90 % des officiers supérieurs avaient brillé par leur incapacité
et leur ignorance. Avec le régime tsariste, le haut commandement
n'était soumis à aucun contrôle ; il dépendait directement de l'em-
pereur.
Les généraux qui avaient subi des revers pendant la guerre avec le
Japon avaient été mis en disgrâce, — mais les « malins », c'est-à-dire
ceux qui n'avaient pas été à la guerre et qui étaient restés dans les
bureaux, avaient continué leur carrière d'après l'ancien système.
' BIBLIOGRAPHIE 245
Samsonov avait commandé une division pendant la guerre russo-
japonaise ; pas d'autre preuve de sa capacité.
En Prusse Orientale, il oublie que, comme commandant de 5 corps
d'armée, il doit diriger de l'arrière ; il quitte son quartier général
pour aller, comme en promenade, en automobile au milieu de la ba-
taille, perdant ainsi toute liaison avec les corps d'armée, perdant la
direction générale de l'attaque, et se sacrifiant inutilement.
Rennenkampf était un habile arriviste, qui sut toujours faire valoir
ses succès ; après sa victoire à Gumbinnen, il s'arrête. Ludendorff
lui-même, dans ses Mémoires, avoue qu'il n'a pas compris cet arrêt.
« La déroute de l'armée allemande, dit-il, dépendait à ce moment de
la rapidité d'action de Rennenkampf... ; nous étions perdus, s'il avait
avancé. »
Le général allemand von François explique cet arrêt en disant que
Rennenkampf ne pouvait avancer que sur l'ordre du général Gilinski et
du Grand-Duc Nicolas, et que ceux-ci, le 27 aoiit, l'arrêtèrent dans sa
marche. Pourquoi ? La question reste à éclaircir.
En résumé, de ces trois articles, il ressort que, d'après le colo-
nel Foukhs, la défaite de la W armée russe en Prusse Orientale est due
à l'ordre, impossible à exécuter, de faire une attaque rapide pour
sauver la France à tout prix ; mais, d'après le jeune capitaine d'Etat-
major Patronov, la défaite est surtout due à l'incapacité notoire des
grands chefs.
WiLFRID LERAT.
LES LIVRES NOUVEAUX
W.-A SUKOMLiNOV. — Erinnerungen (Souvenirs de Sukomlinov).
Edition allemande. Berlin, Reimer Hobbing, 1924, in-8", 534 p.
Le général Sukomlinov, le ministre de la guerre russe, condamné
pour trahison à la détention perpétuelle, et actuellement réfugié dans
un petit village du Brandebourg, a jugé bon de publier ses souvenirs
en allemand, langue qu'il possède parfaitement, avant d'en donner une
édition russe (1). Cet ouvrage est, en effet, très digne de figurer dans
(1) L'édition russe Vospaminaiia, Berlin, 1924, in-4, VllI-438 p.) a paru, à
Berlin également, un peu plus tard que l'édition allemande.
Les deux éditions ne diffèrent pas, mais l'auteur a jugé nécessaire d'ajouter
quelques mots à la préface de l'édition russe et un Appendice aux Mémoii-es.
La préface russe ne fait que préciser l'idée dominante du livre.
« J'ai tout fait pour réorganiser l'armée russe. . . ; le Tsar et moi, nous
« étions d'accord pour éviter la guerre ; si elle a été déclarée c'est par suite
u des intrigues du Grand-Duc Nicolas Nicolaïevitch ;... l'ordre de mobilisation,
« c'est-à-dire la déclaration de guerre, n'a été porté à ma connaissance que de
■ troisième main, par mon subordonné le Chef d'Etat-major Janouclikéwitch.
« Les conditions dans lesquelles, nous, ministres, nous étions placés parle
« Tsar écartent la possibilité des reproches sur mon manque d'énergie et
a d'initiative. ..
• Le seul et unique conseiller actif, et de plus occulte, par conséquent sans
« responsabilité, était le Grand-Duc Nicolas Nicolaïewitch. C'était ce per-
2^6 HISTOIRE DE LA GUERRH
la littérature allemande d'après-guerre, en raison de la haine que
l'auteur manifeste en toute occasion envers la France, bien que cette
attitude se concilie difficilement avec les efforts que fait Sukomlinov
pour essayer de prouver qu'il est innocent de la trahison pour laquelle
il a été condamné. D'ailleurs, l'Allemand Gleinow, dans la préface qu'il
a donnée à l'ouvrage, cherche à tirer tout le parti possible des soi-
disant révélations du général au sujet de la mobilisation russe. On
verra plus loin qu'il n'a pu, malgré ses efforts, y trouver de bien
sérieux arguments en faveur de la thèse allemande.
Né en 1848, dans le gouvernement de Kowno, près de la frontière
prussienne, d'une famille originaire de l'Ukraine et d'un père fonc-
tionnaire, Sukomlinov, entré en 1861 dans une école de cadets, devait
faire une très brillante carrière. Successivement élève à l'Ecole de
Cavalerie Nicolas, cornette aux uhlans de la Garde, élève à l'Académie
d'Etat-majcr Nicolas, attaché à l'Etat-major de la Garde comme
capitaine en 1874, capitaine commandant aux Cuirassiers de l'Empe-
reur, il prit part, comme officier d'Etat-major, à la guerre russo-turque,
après laquelle il fut appelé à l'Académie comme conférencier.
Nommé colonel à 32 ans, il commanda les hussards de Pavlograd,
transformés en dragons, à Suvalki, sur la frontière, de 1884 à 1886,
puis pendant douze ans l'Ecole de Cavalerie, et enfin de 1898 à 1900,
la 10" Division de Cavalerie à Kharkov. Remarqué depuis longtemps par
Dragomirov, il allait s'attacher à sa fortune et devenir successivement
son Chef d'Etat-major au Gouvernement général de Kiev, puis son
adjoint, et plus tard commandant en chef des troupes, lorsque ces
fonctions furent séparées de celles du gouverneur. En 1905, Su-
komlinov était nommé gouverneur général à Kiev, et avait en cette
qualité à réprimer les graves désordres qui marquèrent l'issue de la
guerre contre le Japon, Ce qu'il appelle son « rôle historique » date
de cette époque.
C'est aussi à ce moment qu'il fait remonter l'hostilité que devait
constamment lui témoigner le Grand-Duc Nicolas Nicolaiévitch, dont
Sukomlinov combattit énergiquement les vues, notamment en ce
qui concernait le projet de rendre, à l'imitation du système allemand,
le Chef d'Etat-major général de l'Armée indépendant du Ministre de
la guerre. Aussi, quand, en 1908, le tsar proposa à Sukomlinov le
poste de Chef d'Etat-major, celui-ci mit pour condition à son accep-
tation qu'il serait subordonné au ministre et ne ferait de rapport à
l'Empereur qu'en présence de son chef.
Si l'on en juge d'après ce que dit l'auteur, l'anarchie et le désordre
qui résultaient dans l'armée russe des influences contradictoires des
« sonnage tout puissant, agissant dans la coulisse, contre lequel aucun des
« ministres qui ne partageaient ni sa politique ni ses idées ne pouvait lut-
« ter victorieusement, t
Cette préface est nette, et les Mémoires ne feront qu'illustrer l'antagonisme
qui existait entre le Ministère et le Grand Quartier général.
L'Appendice contient le pourvoi en Cassation du Général après son procès.
C'est la seule pièce officielle qui lui reste, dit-il, pour critiquer son jugement
et se défendre contre les accusations portées contre lui. — n. d. t. h.
BIBLIOGRAPHIE 247
diverses autorités, notamment des Grands-Ducs, rendaient indispen-
sable l'organisation d'une autorité unique, seule responsable devant
le souverain. Ce furent les attributions qui, nominalement au moins,
furent dévolues à Sukomlinov, quand, en 1909, il prit les fonctions
de ministre de la guerre.
Son œuvre, sur laquelle il s'étend complaisamment, consista surtout
à créer le recrutement régional, grâce auquel, il faut le reconnaître, la
mobilisation russe devait être en 1914 considérablement facilitée et
activée. Cela n'empêche pas Sukomlinov de soutenir que l'alliance
franco-russe était toute au bénéfice de la France, alors que la Russie
n'avait rien à gagner à une guerre, et bien loin d'être reconnaissant
à nos dirigeants de l'appui énergique qu'ils donnèrent à leurs alliés,
lorsque ceux-ci, à propos de l'envoi de Liman von Sanders, furent
tout près d'une rupture avec la Turquie, pour une question n'intéres-
sant en réalité que la Russie, le général et son metteur en scène alle-
mand ne veulent voir dans notre attitude qu'une preuve de nos inten-
tions belliqueuses. C'est ce qu'ils s'efforcent de prouver aussi à propos
de la condition mise par la France à l'emprunt de 1913, consenti seule-
ment contre la promesse de construire ou d'améliorer des lignes de
chemins de fer stratégiques indispensables pour rendre effectif l'arran-
gement conclu dès 1892 entre les Etats-majors français et russes pour
le cas d'un conflit avec l'Allemagne, a'frangernent renouvelé plusieurs
fois, notamment en 1911 entre les généraux Dubail et Gilinski, puis,
en 1912 entre ce dernier et le général Joffre. Il y était expressément
spécifié que le terme « guerre de défense » n'impliquait nullement
qu'une fois engagées, les hostilités dussent être conduites d'une façon
défensive. Tout au contraire, convaincus que l'Allemagne attaquerait
la France avec la majorité de ses forces, les contractants concluaient
à la nécessité pour la Russie de prendre l'offensive le plus tôt possible
avec le minimum de 800.000 hommes prévu depuis de longues années.
Mais comment et pourquoi le négociateur français s'engageait-il lui
aussi à prendre l'offensive avec «. toute la masse de ses troupes...
dépassant de beaucoup 1.300.000 hommes », c'est ce qu'il faut
renoncer à expliquer ; car le texte de la convention ne permet pas
d'affirmer que cette attitude du côté français, origine de si grands
malheurs, ait résulté d'exigences émises par les autorités russes.
En ce qui concerne la question si controversée de la mobilisation
russe, la version de Sukomlinov est la suivante :
11 explique d'abord que, tenu à l'écart de la politique par suite de la
méthode rigoureusement suivie par le tsar, qui ne tolérait pas qu'un
ministre empiétât sur les attributions d'un autre, il n'eut aucun rôle
dans les actes diplomatiques qui aboutirent au conflit. Soldat et rien
que soldat, il ne crut pas devoir soulever la moindre objection,
lorsqu'au conseil des ministres, tenu le 25 juin sous la présidence de
l'Empereur, il fut décidé que la date du lendemain « serait celle du
début de la période de préparation à la guerre (Kricgsvorbereitung).
Si cette mesure ne suffisait pas à soulager la situation diplomatique, on
procéderait comme seconde étape à la mobilisation partielle contre
l'Autriche-Hongrie ».
248 HISTOIRE DE LA GUERRE
En conséquence, dès le 26, les troupes qui se trouvaient dans les
camps d'instruction furent rappelées dans leurs garnisons, où l'on
procéda à des inspections de matériel de campagne.
Il avait été admis en Russie que l'ordre de mobilisation, une fois
signé par l'Empereur, devrait être contresigné par les ministres de la
guerre, de la marine et de l'intérieur. Mais c'était celui des affaires
étrangères, Sazonov, qui avait à transmettre au chef d'Etat-major
général l'avis de rédiger l'ordre de mobilisation. Tout à fait en dehors
de Sukomlinov, Sazonov aurait, le 28, invité le général Janousckévitch
à préparer deux ordres, l'un pour une mobilisation partielle, l'autre
pour une mobilisation totale. Ces deux pièces furent signées par
l'Empereur et contresignées par le président du Sénat. Les télégrammes
furent préparés à l'Etat-major pour être revêtus de la signature des
trois ministres.
Or quand, le 28 au matin, Sukomlinov se présenta à l'Empereur,
il n'eut à traiter que les affaires courantes, et il ne fut pas question
de mobilisation.
Mais, à peine rentré à son bureau et avant midi, le ministre appre-
nait du général Janousckévitch, que celui-ci avait reçu de Sazonov
l'avis que l'Empereur avait décidé la mobilisation partielle dans les
districts de Kiew, Moscou, Kazan et Odessa. C'était la réponse à la
mobilisation générale autrichienne, que l'ambassadeur russe à Vienne
venait d'annoncer. Malgré sa répugnance, Sukomlinov dut donc
« le 28 juillet, appuyer sur le bouton pour prescrire la mobilisation
partielle 2>.
Or, au milieu de la nuit du 29 au 30, le tsar téléphona à Sukom-
linov que l'Empereur allemand lui demandait d'arrêter la « mobilisa-
tion partielle » de l'armée, sans garantir, du reste, que les Autrichiens
suspendraient leur « mobilisation totale », et demanda au ministre
s'il était possible d'arrêter celle de l'armée russe, toujours partielle,
mais déjà commencée. Sukomlinov répondit que cette mesure aurait
les plus graves inconvénients et conseilla au souverain de prendre
à ce sujet l'avis du Chef d'Etat-major général. Peu après, ce dernier
téléphonait à son tour au ministre qu'il avait fait à l'Empereur la même
réponse, de sorte que rien ne fut changé aux ordres déjà donnés.
Enfin, le 30, entre une et deux heures du soir, Sukomlinov apprit
par Janousckévitch que ce dernier avait reçu, par l'intermédiaire de
Sazonov, l'ordre impérial de procéder à la « mobilisation totale ».
Telle est la version dont les Allemands se sont emparés pour essayer
de démontrer : 1" que la mobilisation totale de l'armée russe avait
été décidée dès le 28 juillet ; 2° qu'elle avait tout au moins précédé
la nouvelle, d'ailleurs fausse, d'après eux, donnée le 30 juillet par le
Lokal Anzeiger de la mobilisation allemande, car, suivant son témoi-
gnage reproduit dans le livre de Sukomlinov, l'ambassadeur russe
à Berlin, Serbéiev, n'en aurait connaissance que le même jour
à 2 heures 25 du soir (1), et son télégramme serait parvenu à Péters-
bourg à 4 heures du soir seulement. Tout cela est fort suspect ; car si,
(\) Il l'aurait d'ailleurs démentie à 2 h. 40, puis un peu plus tard, mais ces
deux dernières dépêches ne seraient arrivées à Pétersbourg que vers 9 heures.
BIBLIOGRAPHIE 249
de l'aveu des Allemands, le supplément du Lokat Anzeiger parut à
une heure du soir, il est probable que la nouvelle était connue bien
plus tôt que dans la matinée, et rien ne prouve que Sazonov ne la
reçut pas avant le télégramme officiel de son ambassadeur.
Une fois la guerre décidée, se posa du côté russe la grave question
du Commandant en chef. Il avait toujours été admis que l'Empereur
assumerait ces fonctions. Mais il dut y renoncer devant les instances
de ses ministres auxquels se joignit Sukomlinov. Ce dernier ayant
refusé de les accepter, par crainte, dit-il, des intrigues que le Grand-Duc
Nicolas ne manquerait pas d'ourdir contre lui s'il restait chargé du
commandement de la IV armée à Pétrograd, ce fut lui qui insista
pour faire attribuer le commandement suprême à celui qu'il considérait
comme son ennemi juré, et des talents duquel il n'avait pas une haute
idée.
Cette attitude est aussi difficile à expliquer qu'à excuser. Quoi qu'il
en soit, Sukomlinov n'en fut pas récompensé, car ses rapports avec
le Grand-Duc restèrent exécrables, et ses relations avec la Stavka
se bornèrent, dit-il, à un échange de lettres personnelles entre le
Ministre et le Chef d'Etat-major des armées en campagne.
Sukomlinov attribue les désastres de 1915 aux fautes stratégiques
du Grand-Duc Nicolas, et cherche à dissimuler la part prépondérante
qu'eurent dans les échecs le manque de munitions, et surtout le manque
de fusils. Mais la disgrâce du commandant en chef devait entraîner la
sienne. Relevé de ses fonctions de ministre le 24 juin 1915, il allait
bientôt être incarcéré à la forteresse Pierre et Paul, sous l'inculpation
de haute trahison. Commencé sous le régime impérial, le procès ne
fut jugé que sous le gouvernement provisoire. Sukomlinov se défend
comme un beau diable ; mais ne pouvant nier les relations qu'il eut
avec Miaisoiédov et Altschiller, il est conduit à essayer de démontrer
l'innocence de ces deux hommes, qui furent tous deux condamnés.
Ce qui devient tout à fait singulier, c'est le contraste entre les
rigueurs subies par Sukomlinov pendant l'instruction de son affaire,
et la douceur du traitement qui lui fut appliqué après le verdict.
Bientôt amnistié par le gouvernement des Soviets, ce dernier le laissait
passer en Finlande sans grande difficulté. Là, il était fort bien accueiUi,
et plus tard, il trouvait un refuge en Allemagne, oiJ il est encore.
Tout cela ne milite guère en faveur de son innocence.
E. Desbrière.
MiCHAEL Karolyi. — Gegcn eine ganze Welt. Mein Kampf uni den
Frieden. (Contre tout un monde. Ma lutte pour la paix.) Miinchen,
Verlag fiir Kulturpolitik, 1924, in-8°, XVI + 515 pages.
On pouvait s'étonner que le comte Michel Karolyi, qui se savait un
objet de réprobation pour « tout un monde », n'eût pas tenté encore,
non pas de se réhabiliter, — on lui prêterait à tort quelque velléité de
contrition, — mais de s'expliquer. « J'écris les mémoires d'un homme
blessé », dit-il. La blessure est toujours irritée. La cause qu'il entre-
prend de plaider est celle de la Révolution d'octobre 1918, « moment
250
HISTOIRE DE LA GUERRE
où le peuple hongrois s'est découvert lui-même », mais dont il semble
bien que le souvenir se soit évaporé. Aussi Karolyi veut-il le remémorer
« pour l'histoire ». Il a pu emporter en exil — sa préface est datée
de Raguse, 1" septembre 1922 — des papiers privés et officiels, le
journal qu'il a dicté à sa femme, et il a pu travailler avec son ami et
animateur. Oscar laszy.
Michel Karolyi a été, dès sa jeunesse, un déclassé dans son milieu
natal et social. Il a eu la bonne fortune et le courage de s'évader très
tôt de l'enclos hongrois, à l'atmosphère étouffante à la fois et agitée.
Il a cédé au goût des voyages lointains, mais il s'est imprégné surtout
de l'esprit français ou plutôt parisien (1) ; l'hôtel de son oncle Ladis-
las, au quai d'Orsay, a été pour lui un lieu d'éducation : il lut l'Ency-
clopédie, Louis Blanc, Fourier, Proudhon. Son parentage avec le nobi-
liaire du faubourg Saint-Germain, les Dillon, les Polignac, etc., lui
permit de comparer l'aristocratie française, qui n'exerçait aucune
influence politique, avec la caste féodale hongroise, maîtresse unique
et jalouse du pays. Dans sa famille même, il rencontra quelques
révoltés, un oncle qui lut et commenta avec lui Karl Marx, de sorte
que le jeune comte, qui possédait d'immenses domaines et une écurie
de course, devint l'ennemi de la propriété individuelle. Ajoutez qu'il
hérita aussi de la haine contre les Habsbourg, endémique chez quel-
ques impénitents du patriciat. Il se laissa donc encadrer dans le parti
de 1848 et de l'Indépendance, et se traça un programme qu'il formule
en ces trois vocables (p. 43) : antlhabsburgimus, antifeudalismus,
slavenfreundschaft.
Il était dégoûté de ce qu'il appelle « le système », dont Stefan Tlsza
fut jusqu'à la fin l'homme représentatif. Il en a suivi les phases ; l'his-
torique des querelles intérieures n'intéressera que les initiés et fati-
guera le lecteur étranger. Karolyi en tire cette conclusion désolante
que la Hongrie ne fut guère touchée de la grâce démocratique : c'est
dans la formation d'une démocratie qu'il voyait le salut.
Mais, en Hongrie, la démocratie ne pouvait se développer tant que
pèserait sur elle l'alliance allemande, protectrice des forces de réac-
tion ; Karolyi, président du parti de l'Indépendance, chercha son point
d'appui en France ; à la fin de 1913, dans les premiers mois de 1914,
il bourdonna autour de plusieurs hommes politiques et de financiers
français : Doumer, André Tardieu, Clemenceau, Caillaux, Raphaël-
Georges Lévy, Philouze. Il obtint une longue audience du président
Poincaré (p. 90) : une fois l'union avec l'Autriche rompue, la Hongrie
s'équiperait, s'industrialiserait au moyen de capitaux français et
deviendrait pour la France un second non négligeable ; plan qui,
d'après Karolyi, fut contrarié par la campagne du Figaro, qu'aurait
subventionné Tisza (p. 92). Mais on objectait surtout à Karolyi qu'il
n'avait derrière lui qu'une poignée de cotnparses, au Parlement tout
au moins, et point de bailleurs de fonds. Aussi fit-il une tournée de
quête aux Etats-Unis auprès de ses compatriotes ; il en rapporta,
(1) Il abuse môme de l'argot; il rappelle en ces termes un mot célè'ore
(p. 133):" L'Autriche epa<e?'a le monde. »
BIBLIOGRAPHIE 25 1
outre un peu d'argent, une déplorable opinion sur l'ignorance des
politiciens et des journalistes américains.
En débarquant au Havre, le 5 août 1914, avec ses compagnons, il
fut cueilli par la police, comme sujet d'une puissance ennemie, bien
que la guerre avec l'Autriche-Hongrie ne fût pas encore déclarée.
On l'achemina sur Bordeaux, où, à la caserne de passage, il rencontra
iWax Nordau, interné com;ne lui, et, en ville, des réfugiés officiels,
notamment M. de Margerie (p. 114). Il fut conduit à la frontière d'Es-
pagne, après avoir signé un revers, oià il s'engageait à ne pas com-
battre contre la France et ses alliés.
Rentré dans son pays en pleine effervescence belliqueuse, il se
sentit « inactuel ». I! agit hors cadre : c'est ainsi qu'en marge de la
diplomatie, il amorça une négociation avec Sonnino, par l'entremise
d'un prêtre hongrois, l'abbé Jean Tbrok. Le ministre italien, qui reçut
ce missionnaire, aurait promis de laisser tomber les prétentions ita-
liennes sur Fiume, et de contenir la Roumanie dans la neutralité, s'il
se constituait en Hongrie un gouvernement de pacifistes. Cet épisode
provoqua plus tard contre Karolyi une accusation, sinon un procès
de haute trahison, dont il raconte avec prolixité la trame policière.
L'attitude de Karolyi pendant la crise fut très nette, il faut lui
rendre cette justice : répudiation de l'alliance allemande comme du
Mitteleuropa ; point d'empire européen des Hohenzollern, point même
de dualisme avec les Hohenzollern (Jiohenzollerndualismus). Mais les
hobereaux s'attachaient à l'alliance allemande parce que l'afflux des
produits manufacturés allemands empêcherait l'industrialisation de la
Hongrie et le renforcement du parti ouvrier.
Ce rôle d'adversaire de l'Allemagne et de protagoniste de la paix
mit Karolyi en odeur de sainteté auprès du monarque, qui comptait
aussi sur lui pour le délivrer de Tisza. Karolyi a tracé de son roi,
qu'il put longuement catéchiser à Baden, le 22 mars 1917, un portrait
qui confirme ce que l'on savait de ce prince ingénu. Karolyi eut aussi
l'occasion de converser avec le comte Czernin, dont il signale les
variations ; mais Czernin, dans son livre, est muet sur ses rapports
avec le politicien hongrois.
On pressait Karolyi d'entrer dans un ministère de concentration
pour l'emprisonner et l'annuler. Il ne donna pas dans le piège. Il accen-
tua son opposition, parut au congrès pacifiste de Berne, prit contact
avec les révolutionnaires, notamment avec Stefan Friedrich, le futur
régénérateur de « l'ère chrétienne », alors propagandiste par le fait.
Seul il avait un plan d'action, alors que les vieux routiers, les vieux
chefs, Tisza, Andrassy, "W^ekerlé, défaillaient : de ce dernier, Karolyi
cite un mot révélateur de la politique austro-hongroise. Comme il lui
reprochait d'avoir continué la guerre déjà désespérée, Wekerlé lui
répondit placidement : « Vois-tu, mon cher, nous ne pouvions pas
faire autrement à cause des Allemands (p. 406). »
Aussi Karolyi eut-il beau jeu contre les perdants. A la session des
Délégations, le 15 octobre, il dénombra les fautes qui avaient amené
la débâcle, et, le lendemain, à la Chambre, ses partisans clamèrent
leur sympathie pour l'Entente. Ce fut un beau scandale. Mais Tisza
252
HISTOIRE DE LA GUERRE
lui-même « fit harakiri », selon l'expression du prince Windischgratz,
et Karolyi obtint l'assentiment général pour le rappel des troupes hon-
groises. La mutinerie des régiments croates à Fiume acheva le dé-
sarroi.
Karolyi se sentit le maître de l'heure. Le Roi l'eût volontiers investi
du gouvernement, s'il ne l'avait soupçonné, — il le lui déclara fran-
chement, — de préparer la République ; sur quoi Karolyi le rassura
(p. 465). Et si on ne l'avait pas joué, il eiit sans doute tenu parole. On
essaya encore de bâcler un ministère, en dehors de lui, contre lui,
alors que le pouvoir effectif était assumé par un Conseil National com-
posé de Karolyistes et qui, pour venger la déception de son chef,
déclencha la révolution dans la nuit du 30 au 31 octobre. C'est alors
que l'archiduc Joseph, honw regins, nomma Karolyi ministre Président.
Au moment où les nouveaux gouvernants prêtaient serment, Tisza
tombait sous les coups de meurtriers.
Ces deux péripéties se répondent et se complètent. Le « système »
que Karolyi avait combattu était terrassé. Trop tard pour le salut de
la Hongrie. Si la conception de Karolyi avait prévalu, si la Hongrie
ne s'était pas fortement engagée dans l'alliance allemande, si elle avait
doté du droit de suffrage intégral les masses populaires, et de l'au-
tonomie les peuples sujets, elle eût sans doute été un élément d'ordre
et d'équilibre dans l'Europe Centrale. Karolyi en a eu l'intuition, —
ses discours, ses actes en témoignent. A son avènement au pouvoir,
lorsqu'il devient le grand premier rôle, le sort de son pays semble
désespéré ; et Karolyi tente une suprême lutte contre « tout un
monde ». Cette dernière phase de sa carrière fera sans doute l'objet
d'un volume qui apportera, nous l'espérons, à l'histoire une contribu-
tion plus substantielle, avec une composition plus serrée, que l'ouvrage
analysé ici. Jusque-là il est équitable de suspendre tout jugement sur
un personnage qui a encore beaucoup à dire.
B. AUERBACH.
Général Baron von Schonaich. — De la guerre d'hier à la guerre de
demain (1).
Sous ce titre, le général allemand D"' Baron von Schonaich, un démo-
crate et un pacifiste convaincu, nous expose, dans un livre, ses idées
sur la situation actuelle de l'Europe, et nous avertit des dangers
])olitiques et économiques qui nous guettent au détour de 1930, si les
peuples ne veulent pas entendre la voix de la raison.
Ce livre est d'autant plus intéressant qu'il est écrit par un ancien
officier général de l'armée impériale (2), et que ses collègues, ceux du
régime wilhelmien, comme ceux qui ont prêté serment à la Constitution
de Weimar, ne nous ont guère habitués à des professions de foi
républicaines.
(Il Ce livre, dont la publication est annoncée, n'a pas encore été mis en
vente au moment où nous mettons sous presse.
(2) Ancien commandant de la cavalerie de la Garde,
BIBLIOGRAPHIE 253
Le socialisme et le pacifisme, deux notions identiques au fond, sont
seuls, d'après l'auteur, capables de donner la paix au monde, pourvu
qu'une politique de réalisation sache s'inspirer de leur force et favo-
riser leur développement. Si cette planche de salut est volontairement
abandonnée, le feu qui couve encore sous les cendres de la dernière
guerre allumera bientôt un nouvel incendie, plus effroyable que le
premier. Tout d'abord, il faut abolir le particularisme dissolvant qui
mènera le vieux monde au bord de l'abîme, et édifier à sa place la
Confédération des Etats-Unis d'Europe qui, égale en puissance aux
Etats-Unis d'Amérique, au vaste Empire britannique, à la Russie et à
l'Extrême-Orient, contribuera à faire de la Ligue des peuples une ins-
titution solide et respectée. Voilà la première étape à parcourir sur la
longue route du pacifisme.
Mais à combien d'obstacles et de préjugés se heurteront les artisans
de cette œuvre libératrice ? Chaque peuple a écrit sa page dans
l'histoire des crimes commis envers l'humanité. Ayons donc le courage
d'avouer nos fautes et de reconnaître nos erreurs. « Nous, Allemands,
commençons par nous confesser ; voyons l'état de notre cons-
cience et découvrons sans arrière-pensée les plaies dont souffre encore
notre pays. »
C'est alors que le général von Schbnaich aborde un sujet qui doit
lui être familier : le militarisme allemand d'avant et d'après-guerre.
Nous ne nous attarderons pas à résumer les passages où l'auteur
analyse la mentalité de l'ancien officier prussien, de l'officier de la
Garde par exemple, dont les faits et les gestes nous sont suffisamment
connus par les documents de toutes sortes que nous possédons.
Il y a dans ce chapitre une partie beaucoup plus intéressante pour
nous, parce qu'elle contient des renseignements et des aperçus qui
peuvent servir à renforcer l'argumentation de ceux qui sont préoc-
cupés à juste titre de la sécurité de la France ; c'est la partie qui
traite du développement et de l'état actuel de l'armée allemande,
de la Reichswehr. Nous donnons ci-dessous la traduction littérale des
passages qui nous ont paru les plus importants.
« La grande question qui se pose aujourd'hui est de savoir si la
Reichswehr est ou non un instrument absolument sûr entre les mains
du gouvernement républicain. On cite de manières différentes les
fameuses paroles du général von Seeckt. Les uns prétendent qu'il a
dit : « Le seul homme qui puisse faire un putsch en Allemagne, c'est
moi, et je ne marche pas. » D'autres affirment qu'il a dit : « Je ne
marche pas encore. » Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, c'est que
le putsch de Munich n'a lamentablement échoué que parce que
von Seeckt était résolu à employer la force des armes contre les
putschistes, y compris le traître Lossow, et que la Reichswehr aurait
suivi entièrement ses ordres. A l'actif de cette preuve de fidélité, on
peut opposer plusieurs passifs. Le plus pénible de tous, ce fut la défec-
tion de M. von Lossow, que le ministre de la Reichswehr avait envoyé
à Munich parce qu'il le tenait pour personnellement sûr ; M. von
Lossow n'a pas craint de trahir cette confiance sur les injonctions de
254
HISTOIRE t)Ë LA GUERRE
M. von Kahr, entraînant avec lui dans la rébellion toute la division
bavaroise.
« Le chemin suivi par le ministre de la Reichswehr, D' Gessler, après
la Kapiade, était sans doute celui qui convenait le mieux à une période
de paix. Il ne s'est pas formalisé de ne trouver dans l'armée que des
officiers dévoués aux partis de droite. Il s'est contenté d'interdire toute
manifestation politique Aàns le service et en dehors du service. Il
comptait que la République s'affermirait à l'intérieur et qu'elle finirait
par gagner à sa cause les officiers. Mais il n'avait pas cojnpté avec les
nombreux liens d'ordre personnel qui existaient, et qui continuaient
à être tressés, entre les officiers de la Reichswehr et les groupes de
droite rigoureusement organisés. Il était particulièrement délicat de
donner à ces relations une législation officielle. Il importe peu de savoir
si, en agissant ainsi, on a méconnu la situation politique, si l'on a fait
preuve de faiblesse devant la puissance et l'énergie des extrémistes
de droite, ou si l'on a voulu contrôler les forces de la réaction. Ce qui
est certain, c'est que l'on ne peut pas contester sérieusement que cette
liaison, qui fut même approuvée par le ministre socialiste de l'intérieur
prussien, constitue un immense danger pour l'existence de la Répu-
blique. On ne peut pas contester davantage qu'elle n'a aucune valeur
militaire dans une guerre contre l'étranger, mais que, par contre, elle
est pour notre politique extérieure une charge terriblement lourde, dont
le poids est encore augmenté par l'étroitesse d'esprit politique de tous
ces procureurs qui intentent des procès pour crime de haute trahison
à ceux qui, avec courage et loyauté, prodiguent leurs sages avertis-
sements, donnant ainsi à l'étranger, qui ne nous est pas bienveillant,
des raisons d'interpréter ces poursuites judiciaires comme un aveu
de la vérité.
« L'Allemagne républicaine est-elle militariste ou non ? A cette
question, il faut répondre par un « oui » catégorique. Le militarisme
est, dans sa forme, tout autre que celui d'avant-guerre ; mais par sa
nature, il est beaucoup plus puissant et plus dangereux...
« Aujourd'hui, il nous faudrait, d'après l'esprit même de la Constitu-
tion, un gouvernement démocratique et pacifiste assez solide pour bri-
ser les forces du militarisme. En réalité, les groupes de droite, réac-
tionnaires et militaristes, représentent une telle force que les pouvoirs
publics sont obligés de capituler souvent devant eux, ou, tout au
moins, de leur témoigner une bienveillante neutralité. Décidément la
Reichswehr est un livre bien fermé » !
Cet aveu nous suffit. Remercions le général von Schonaich d'avoir
eu le courage de dire la vérité ; et souhaitons-lui de tout cœur que,
plus heureux que son camarade, le général von Deimling, il ne déchaîne
pas contre lui la colère de ses pairs et ne soit pas frappé d'ostracisme
par les nombreuses associations et fédérations d'anciens officiers alle-
mands.
F, Loquet.
J.-M. BouRGET. — Les origines de la Victoire. Histoire raisonnée de la
Guerre mondiale. Préface du lieutenant-colonel Herscher, sous-direc-
BIBLIOGRAPHIE i^$
teur des études à l'Ecole Supérieure de Guerre. Paris, la Renaissance
du Livre, 1924, in-8", 526 p;
Chacun, dans la vie, eû teiité de se .cfoire le centre du monde.
Chacun, pendant la guerre, était enclin à penser que son secteur était
le pltlS important de tout le front ; On ramenait volontiers toute la
Stratégie des puissances alliées à la conservation de la ti-ânchée que
l'on avait organisée.
Ce défaut, bien humai», d'égOÏSmé mesquin et d'esprit étroit doit
être remplacé, il n'est pas besoin de le prouver, par des idées d'en-
semble et une éoUCeption plus large de la guerre chez tous ceux qui
saveht réfléchir et qui veulent Comprendre.
Si notre petit secteur était chose insignifiarlte dans l'ensemble, nos
grandes batailles, — l'Artois ou l'Yser, la Champagne ou la Somme et
même la Marne ou Verdun, — n'ont été qu'une petite partie d'un tout. 11
est utile de ne pas l'oublier. Notre front occidental tout entier, de la
Suisse à la mer dU Nord, n'était qu'une des scènes de l'immense drame
qui s'est déroulé pendant quatre ans et demi. SI l'on Veut comprendre le
drame, il faut lire la pièce d'un bout à l'autre.
Les Opérations d'Itahe, de Pologne, des Balkarls, les opét'ations
maritimes, ont eu une aussi grande importance, parfois une plus
grande, que ifos opérations sur le frortt français. Nous les connaissons
fort mal ; il est nécessaire de ne pas les ignorer.
Les plans d'ensemble, quand il y en a eu, exerçaient une influence
capitale sur les opérations des différents théâtres. Quand les plans
d'ensemble manquaient, ce qui est arrivé le plus souvent, les événe-
ments du front oriental n'en avaient pas moins de profondes ré-
percussions sur le front occidental, et réciproquement.
Il est donc indispensable, pour un homme instruit, de connaître et
d'étudier foute la guerre, la guerre de tous les fronts.
Jusqu'ici, les historiens avaient reculé devant l'ampleur d'une pareille
étude. Nous n'avons eu, depuis six ans, que des récits fragmentaires
de la guerre, et, le plus souvent, que des études de la guerre du front
français. Les ouvrages des généraux allemands sont des plaidoyers
de cas particuliers. Un livre, faisant la synthèse de la guerre, manquait.
Celui que vient de publier M. Jean Bourget, le distingué critique
militaire des Débats, est le premier ouvrage important qui donne une
vue d'ensemble de la Guerre de cinq ans. L'auteur a délibérément mis
de côté tous les détails de tactique, et même de grtinde tactique ;
c'est une étude de la stratégie employée, au cours de toute la guerre,
par l'un et l'autre belligérant. C'est dire l'ampleur des questions
traitées et l'immense intérêt qui s'y attache. Pour facihter le travail
du lecteur, M. Jean Bourget a eu l'heureuse idée de mettre dans son
livre dix-huit croquis des théâtres d'opérations, qui ne nous sont pas
familiers, front russe, serbe, roumain, etc..
Exceptionnellement documenté, remph de citations d'ouvrages
étrangers, écrit d'une plume vigoureuse, avec la conscience d'un spec-
tateur impartial et d'un historien sincère, qui ne cache rien de la vérité,
le livre de M. Jean Bourget vient à son heure. Il sera lu avec un
±^6
HISTOIRE DE LA GUERRE
profond intérêt par tous ceux qui veulent s'instruire. Il sera le livre
de chevet de tous ceux qui veulent remonter des effets aux causes
et qui sont impatients d'approfondir le plus grand drame militaire de
l'histoire.
S'il y avait un reproche à faire à l'auteur, ce serait d'avoir mal
résumé son ouvrage dans le titre choisi ; car il est assez difficile, après
l'avoir lu, d'affirmer que l'on connaît les origines de la victoire, qui
sont bien difficiles à préciser, et sur lesquelles on discutera encore
longtemps. En revanche, on a passé en revue les occasions de victoire
manquées par l'un et l'autre parti ; on a touché du doigt les graves
erreurs commises tant par les Alliés que par les Empires Centraux,
et l'on a lu une magistrale discussion sur la conduite de la guerre
moderne.
A rencontre d'ouvrages, d'allure semi-officieuse, déjà parus en
France et à l'étranger, le livre de M. Jean Bourget n'est pas un pal-
marès pour louer les uns ou les autres. C'est, au contraire, un résumé
strictement vrai, où, preuves en mains, d'une façon courtoise, mais im-
pitoyable, sont mises en évidence les fautes stratégiques et politiques
commises par les Grands Quartiers généraux et par les gouvernements,
chez tous les belligérants. Ces fautes ont été nombreuses. Les vain-
queurs en ont commis aussi bien que les vaincus. Il y a tout avantage
à ne pas les ignorer et à ne pas les cacher. La sincérité est la première
qualité de l'historien.
A mesure que l'on étudie davantage cette Guerre de cinq ans, et
que l'on arrive à la connaître moins mal, il nous paraît que le sentiment,
qui s'impose de plus en plus à notre génération est celui de la mo-
destie. Vraiment, les hommes ne sont pas bien habiles. Les diplomates
n'ont su ni prévoir la guerre, ni l'empêcher. Les gouvernants n'ont pas
su organiser les alliances ; ils ont été incapables d'étabHr des plans
d'ensemble pour la guerre. Les chefs d'armée, oubliant les leçons de
l'histoire, ont commis de lourdes fautes de stratégie. Soyons modestes ;
notre génération n'a pas été bien remarquable.
Soyons modestes. Les meilleurs d'entre nous savent l'être. Un de nos
grands chefs, de nos très grands chefs, un jour, pendant la guerre,
après une discussion sur les chances de réussite d'une attaque, s'en
allant avec un de ses commandants de division lui disait : « Voyez-
vous, mon cher ami, nous ne sommes que les instruments de la Provi-
dence ! »
Général de Cugnac.
GULLETT. — The Australian Impérial Force in Sinaï and Palestine,
1914-1918. (Le Corps Impérial Australien dans le Sinaï et en Pales-
tine.) Sydney, Augus and Roberston, 1923, in-8, 844 pages
cartes.
Voici une remarquable contribution à l'histoire des opérations dif-
ficiles et glorieuses qui, après avoir assuré la défense de l'Egypte,
ont conduit les armées britanniques à la conquête de la Palestine et
BIBLIOGRAPHIE 257
de la Syrie et à la destruction presque totale des forces germano-
turques qui leur furent opposées. Nous ne les connaissions guère que
par le livre de Liman von Sanders et les rapports officiels des géné-
raux anglais. Le récit de Gullett leur donne une vie et une couleur
intenses et fixe beaucoup de points restés obscurs, car, bien que l'au-
teur se défende d'écrire une relation d'ensemble de ces campagnes,
il est amené à chaque instant à envisager le cadre général dans lequel
eurent à agir les troupes australiennes, et il le fait avec une clair-
voyance et une impartialité à laquelle il faut rendre hommage. Grâce
à son témoignage, nous connaissons mieux les difficultés qu'il fallut
vaincre, aussi bien du fait d'un ennemi très redoutable que; d'une région
où tous les obstacles semblaient se réunir pour entraver la marche
d'une armée moderne, et nous pouvons apprécier la haute valeur de
chefs qui, comme sir Edmund Allenby, furent des organisateurs et des
tacticiens de premier ordre.
Malgré tout, l'intérêt principal du livre de_ Gullett réside dans l'étude
très poussée qu'il a faite des opérations de la cavalerie australienne,
corps remarquable à tous les égards et qui accomplit des prouesses
dignes de servir de modèles.
Employés aux Dardanelles comme infanterie, les cavaliers austra-
liens, revenus en Egypte après l'évacuation de la presqu'île, y avaient
retrouvé leurs admirables chevaux et, équipés en infanterie montée,
furent bientôt envoyés au delà du canal, sérieusement menacé alors
par l'armée de Kress von Kressenstein. C'étaient des volontaires, fer-
miers ou squatters, habitués au cheval depuis leur enfance, dont beau-
coup, et tous leurs chefs, avaient déjà servi dans; la guerre de l'Afrique
du Sud. Troupe assez singulière d'aspect, d'une discipline très relative,
animée d'un esprit très particulariste, mais qui, par son intrépidité,
son audace, son endurance, sa sollicitude pour ses montures, son sens
remarquable de la guerre, allait rendre des services qu'aucune cavalerie
n'a encore dépassés. On n'a pas vu encore d'exem.ples oîi le combat
à pied ait été pratiqué de façon plus habile, ni plus efficace, aussi
bien dans la défensive que dans l'offensive, et il est remarquable que
ce mode d'action n'ait en rien diminué chez ces vaillants cavaliers le
goût et l'aptitude aux attaques à cheval, qui furent exécutées souvent
avec autant de brio que d'opportunité. Les charges de deux brigades
n'ayant d'autre arme blanche que des baïonnettes, qui décidèrent à
Beersheba d'un succès longtemps douteux, peuvent être comparées
aux plus audacieuses et aux plus heureuses dont l'histoire fasse men-
tion. Elles devinrent de plus en plus fréquentes lorsque l'adversaire
commença à se désorganiser, et il est curieux de voir que c'est pour
répondre à un besoin évident que la cavalerie australienne fut, à la
fin de la campagne, presqu'en totalité pourvue du sabre. Mais quels
résultats alors, après le fameux raid qui conduisit les 100 escadrons
de Chauvel jusqu'à Nazareth, où Liman von Sanders faillit être en-
levé ! Deux armées turco-allemandes détruites, 75.000 prisonniers, des
canons sans nombre. Puis la prise de Damas, celle d'Alep, et la marche
victorieuse arrêtée seulement par l'armistice.
Il est agréable de penser qu'à cette phase si brillante de la cam-
19
258
HISTOIRE DE LA GUERRE
pagne, collabora, mêlé aux chevau-légers australiens, un régiment
français formé de spahis et de chasseurs d'Afrique, qui fut à la hauteur
des autres corps montés, et aux exploits desquels Gullett rend un pré-
cieux hommage. L'enlèvement des batteries autrichiennes près de
Naplouse est en effet comparable aux plus belles prouesses effectuées
par les cavaleries d'Angleterre, de l'Inde, d'Australie et de Nouvelle-
Zélande pendant cette mémorable guerre.
E. Desbrière.
Grégoire Alexinski. — Du Tsarisme au communisme. Paris, A. Colin,
1923, in-12, 253 p. — Souvenirs d'un condamné à mort. Paris,
A. Colin, 1923, in-12, 231 p.
Ces volumes continuent la série d'études entreprises par M. Alexins-
ki, ancien député de la Douma, sur l'histoire contemporaine de son
pays. L'auteur fait, dans le premier, un tableau complet de la Russie
depuis 1916 jusqu'à nos jours. Il « essaie de dégager le sens profond
des événements dont la Russie est devenue la victime ». Une des
grandes qualités de l'ouvrage, c'est sa clarté. M. Alexinski étudie d'a-
bord les causes de la révolution, la chute du tsarisme, le chaos du
Gouvernement provisoire, puis la dictature rouge, le régimic intérieur
et la politique extérieure des Soviets ; il se montre impitoyable dans
la critique des réformes et des actes du nouveau gouvernement.
L'ancien député social-démocrate, ententiste, francophile, partisan de
la guerre jusqu'au bout, ne peut pas pardonner à ses ennemis les bol-
cheviks leurs trahisons, ni leurs destructions. Cette colère qui vibre
encore sourdement en lui ne lui permet pas de rendre justice à l'effort
de reconstruction tenté par les dirigeants.
La partie la plus intéressante du livre est la centaine de pages consa-
crées à la politique extérieure des Soviets. La propagande communiste
à l'étranger, en Amérique, en Orient, en Australie, dans les colonies
françaises, est assez peu connue, et l'étude de M. Alexinski l'éclairé
d'une façon fort utile.
Le ressentimet^t de M. Alexinski contre les bolcheviks se trouve
expliqué et justifié par ses souvenirs personnels, qui nous transportent
du Nord au Sud de la Russie en révolution, de Moscou à Sébastopol,
à Petrograd, à Cronstadt, et qui forment la matière du second ouvrage.
Pour ceux qui ont vécu la révolution en Russie, les récits de
M. Alexinski n'auront rien d'extraordinaire ; quant aux lecteurs fran-
çais qui ignorent le pays, ils croiront lire d'invraisem.blables scéna-
rios pour le Grand-Guignol.
Le pays où l'auteur nous transporte semble, en effet, un Grand-Gui-
gnol, où les acteurs sont cent millions, où l'on arrête, l'on torture et
l'on exécute « pour de bon », où le rideau ne se relève pas sur des
acteurs qui viennent saluer le public, — à moins que, comme
M. Alexinski, la victime n'ait usé de ruses d'Indien pour échapper à ses
bourreaux.
Les scènes les plus dramatiques se succèdent sans interruption.
Parmi les tout petits épisodes, le plus typique est peut-être l'histoire
BIBLIOGRAPHIE 259
du perroquet qui n'a pas eu le temps de changer son répertoire, qui
trahit et fait fusiller sa maîtresse, une ci-devant princesse, et qui est
fusillé lui-même comme impérialiste parce qu'il s'obstine à chanter :
Bogé Tsaria Khrani.
Le livre prendra une place d'honneur parmi ce qu'on pourrait appe-
ler les mille et un mémoires sur les horreurs du régime bolcheviste.
WiLFRID LERAT.
Alfred Fabre-Luce. — La Victoire. Paris, Nouvelle Revue française,
1924, in- 12, 428 pages.
C'est un livre plein de talent. La finesse de l'analyse et de l'inter-
prétation, la vigueur de la pensée, l'aptitude à dégager des faits une
vue d'ensem.bie originale sont servis par une forme aisée, une langue
ferme, où le jugement est ramassé dans des formules frappantes. C'est
une œuvre de critique rude, oii l'accent ne manque pas ; l'auteur n'est
pas homme à chercher les demi-teintes ; il ne craint pas de se laisser
aller à la passion. La lecture de la Victoire heurte, elle bouscule plutôt,
les traditions, et choque bien des convictions intimes. M. Fabre-Luce
nous convie à un travail de « libération intellectuelle ». Que l'ouvrage
s'im.pcse quand même à l'attention ce n'est pas un mince mérite, en
un sujet où les positions prises ont parfois l'allure d'un dogme.
M. Fabre-Luce s'attaque — il en prévient le lecteur dès sa préface —
à l'orthodoxie.
La Victoire étudie deux problèmes : celui des origines de la guerre,
celui du règlement de la paix. Selon M. Fabre-Luce, en effet, « il faut
embrasser le problème des relations internationales dans son ensemble
et depuis son origine, ou renoncer à le résoudre » : or la paix « pré-
caire et troublée » que nous connaissons « apparaît en grande partie
comme la suite de la légende des origines de la guerre, ou plutôt
comm.e sa rançon ». Voilà l'unité du livre : avant et après la guerre,
la politique française a eu certaines directives communes, que les his-
toriens allemands résument dans le nom d'un homme d'Etat : « L'Ere
Poincaré. » C'est en somme le terrain où se porte la critique ardente
de M. Fabre-Luce (1).
La Triple Entente s'est formée, pour ainsi dire, automatiquement ;
c'était une coalition d'intérêts contre une puissance dont la force et
Tautorité croissaient chaque jour. Les fautes de l'Allemagne, la
brutalité de ses procédés ont contribué à la nouer plus fortement.
Mais c'est seulement lorsque la Russie est « revenue en Europe »,
après ses aventures d'Extrême-Orient, que la rivalité des deux
groupes s'est aggravée. A partir de 1912, l'alliance franco-russe
a été pratiquée dans un nouvel esprit. A Paris et à Pétersbourg,
on a songé à « abattre l'ennemi dès sa première faute ». C'est parce
qu'il a senti cette évolution que Guillaume II, en 1913, a admis l'idée
de la guerre, sans former pourtant le dessein d'une agression préven-
(1) Le livre, qui a paru en jain 1924, a été écrit el mi.s à l'impression avant
les élections du 11 mai.
25o HISTOIRE DE LA GUERRE
tive. Or cette évolution, c'est M. Poincaré qui l'a réalisée, en rompant
avec le programme de M. Caillaux, en rejetani la perspective d'un
accord franco-allemand. A la veille de la guerre, la Triple Entente
n'était qu'un « syndicat de conquérants » : M. Fabre-Luce n'hésite
pas à donner cette formule. Pourtant, il ne se rallie pas nettement à
la politique de 1911 ; entre la tendance de M. Caillaux et celle de
M. Poincaré, il y avait place, dit-il, pour une troisième politique, dont
il ne donne pas, à vrai dire, une définition précise.
Le drame de Serajevo survient. Pour défendre l'intérêt « vital »
de l'Autriche, l'Allemagne envisage, sans crainte, une guerre de la
Triple Alliance- contre la France et la Russie; mais elle en accepte
l'idée comme un joueur celle d'une perte : « au second plan de l'esprit,
et en comptant sur la chance ». Cette politique devait « faiblir à
l'épreuve des réalités » : en effet, l'Allemagne a cherché à enrayer
l'action de l'Autriche, lor.squ'elle s'est rendu compte que l'Entente ne
céderait pas. Le conflit de 1' « européanisation » et de « la localisa-
tion » était sur le point d'être réglé, quand la mobilisation russe est
intervenue ; or la France avait donné aux actes de la Russie un « appui
sans réserves ». Dès lors, la guerre est inévitable : les dernières tenta-
tives de négociations ne sont que les « dernières ruses », car toujours
la diplomatie s'emploie, lorsque le conflit est imminent, à esquisser
de « signes de paix ». Les déclarations de guerre ne sont que des
questions de forme,sans intérêt pour l'étude des responsabilités. — Ainsi
l'Allemagne s'est donné l'apparence de désirer la guerre ; elle a pris
l'initiative de la «' provocation diplomatique » ; elle a fait, et l'Au-
triche a fait avec elle, « les gestes qui rendaient la guerre possible » ;
mais, au fond, elle n'avait pas la volonté d'aller jusqu'au conflit.
L'Entente aurait dû le comprendre et saisir les chances de paix ; c'est
elle qui, par la « provocation militaire » de la Russie, a rendu la
guerre certaine.
Pour n'avoir pas compris la leçon des origines de la guerre, la
France n'a pas été capable d'établir les garanties de la paix : on
avait nié, par système, les « hésitations », les « bonnes volontés »
de l'ennemi. Les « possibilités nouvelles » se sont heurtées à « une
ancienne défiance fondée sur la thèse de la responsabilité allemande ».
Et M. Fabre-Luce de passer en revue les péripéties de la « paix man-
quée ». La dette allemande a été gonflée « délibérément » au delà
des possibilités ; certes l'Allemagne a montré toute la mauvaise vo-
lonté que l'on pouvait attendre ; mais cette mauvaise volonté n'est
pas sans excuses : le Reich n'a pas eu une majorité et un gouvernement
assez forts « pour imposer au pays l'effort de création d'un excédent
budgétaire » ; — elle n'est pas non plus « sans contre-parties » : le
gouvernement allemand n'était pas intraitable dans la question des
réparations en nature ; la politique française, au contraire, s'est com-
plue à dénoncer des « manqut'ments » pour avoir l'occasion d'appli-
quer des sanctions, et pour montrer au monde les traits de 1' « éternelle
Allemagne ». Le gouvernement français a repoussé, à trois reprises, les
solutions internationales, seules possibles, et il a été réduit à les accep-
ter enfin en 1924, dans des conditions beaucoup moins favorables qu'en
BIBLIOGRAPHIE 261
1922. Dans l'intervalle, il a poursuivi, sans prétexte de « sécurité »,
une politique d'annexionnisme déguisé.
Telle est la thèse de M. Fabre-Luce, que je ne crois pas avoir dé-
formée, ni aggravée, en la résumant. J'ai voulu seulement la soumettre
aux lecteurs de la Revue, sans que les limites de ce compte rendu me
permettent l'examen critique qui sera nécessaire. Je ne partage pas les
conclusions de M. Fabre-Luce, et je crois qu'il a, sans le vouloir, omis
certains documents qui étaient de nature à infirmer telle ou telle partie
de sa thèse, qu'il s'est laissé entraîner parfois à formuler sa pensée
dans des termes qui la dépassent. Mais la Revue aura certainement
l'occasion d'y revenir.
Pierre Renouvin.
Jean Vie. — La Littérature de guerre. Manuel méthodique et critique
des publications de langue française. Première période, 2 août 1914-
1" août 1916 ; deuxième période, 1" août 1916-P' novembre 1918.
Préface de M. Gustave Lanson. Paris, les Presses françaises, 1923,
5 vol. in-16.
J'ai consulté cet ouvrage fréquemment, et toujours avec profit. Il
m'est arrivé, ayant pris un volume de ce Manuel dans un but de
vérification, de me laisser entraîner à en lire de nombreuses pages
sans que mon intérêt ait jamais langui. C'est que, mieux qu'une simple
énumération de titres, M. Jean Vie nous a donné une bibliographie
raisonnée ; il a osé dire ce qu'il y avait dans les livres. M. Lanson,
dans sa préface, l'en félicite. M. Lanson est bon juge : Il a publié
un Manuel bibliographique de la littérature française moderne,
ouvrage fondamental, dont l'utilité aurait été plus grande encore si
M. Lanson avait pu donner « une bibliographie raisonnée, en indiquant,
pour chaque sujet, les résultats acquis, les questions pendantes, les
problèmes à poser ». Mais traitant, pour les étudiants de la Sorbonne,
en un cours de trois années, une période de quatre cents ans, M. Lan-
son s'est, — hélas ! — vu contraint d'abréger. Malgré l'importance —
numérique — de la production de guerre, il était plus aisé d'en donner
une bibliographie raisonnée. C'est ce que M. Jean Vie a fait. Je ne
sais si, comme le dit le préfacier, « le vieux spécialiste grogne : ce
n'est pas un travail tout à fait objectif ». Il aurait bien tort de grogner.
M. J. Vie rend son ouvrage accessible au public. « Il ouvre au volume
l'accès de toutes les bibliothèques ; n'importe quel lecteur en pourra
goûter l'intérêt et saisir la substance, même le moins habitué à l'usage
des catalogues et des répertoires. » N'est-ce pas fort bien ainsi ? Et
cet ouvrage est d'une remarquable clarté. De plus, à la fin de chaque
période, on trouvera, avec la table des noms d'auteurs, « un index
analytique des matières, qui renvoie aux pages où sont groupés et
cornmentés les ouvrages et les articles concernant directement la ques-
tion envisagée ».
On a donc là un instrument de travail de premier ordre. Pour la
période 1914-1918, on peut considérer qu'il est complet, ou à peu près.
2^2 HISTOIRE DE LA GUERRE
M'abstenant d'adresser des critiques à l'auteur, — il n'y en a pas de
sérieuses à faire, — il me sera permis d'exprimer le regret que
M. Jean Vie se borne à la production de guerre. Puisqu'il a si bien
réussi, il devrait étudier à présent les ouvrages sur la guerre parus
après le 11 novembre 1918.
Mais c'est peut-être demander beaucoup, et à deux personnes :
l'auteur et l'éditeur. Car ce ne peut être que grâce à leur désintéres-
sement à tous deux que nous trouvons, en cinq volumes d'une pré-
sentation soignée, une œuvre de ce genre à un prix si peu élevé.
Marcel Rieunier.
LES REVUES DU TRIMESTRE (1)
Les origines de la guerre.
Bach (August). — Die englisch-russischen Verhandlungen von 1914
ûber den Abschluss einer Marinekonvention. — Preuss. Jahr.,
août 1924, pp. 183-194.
Bachtold (Hermann). — Der entscheidende weltpolitische Wende-
punkt der Vorknegszeit. — Weitwirstchaft. Archiv., juil. 1924, pp. 381-
409.
Conrad (v. Hoetzendorf). — Der Aufgezvi^ugnene Krieg. — Neue
Reich, 2 août 1914, pp. 9Ô7-969.
Draeger (Hans). — Der Kampf um die Wahrheit in der Kriegs-
schuldfrage in den Vereinigten Staaten von Amerika. — Deutsche
Siimmen, 5 août 1924, pp. 242-247 ; 20 août 1924, pp. 258-262.
Eberle (Joseph). — Vor zehn Jahren. Rûckschau auf die Entvvick-
lung zura V/eltkrieg. Die Schuldfrage... — Neue Reich, 26 juil. 1924,
pp. 939-942.
Grelling (Richard). — La responsabilité du Grand Etat-Major alle-
mand. — Rev. de Paris, 15 juil. 1924, pp. 282-313.
Hartmann (Charles.-L.). — Die russischen Archive und der Kriegs-
ausbruch. — Deut. Rundschau, juillet-août 1924, pp. 1 à 17 et 113-
134.
Jagow (Gottlieb v.). — Die deutsche Politik 1913 und 1914 vor dem
Weltkriege. — Siiddeut. Monatsh., juil. 1924, pp. 241-248.
Karo (Georg). — Zehn Jahre Arbeit in der Kriegsschuldfrage. —
Siiddeut. Monatsh., juil. 1924, pp. 254-259.
Kralik (Richard). — Vor zehn Jahren. — Neue Reich, 12 juil. 1924,
pp. 891-893.
Macchîo (Karl). — Oesterreich Ungarns Ultimatum an Serbien.
(Im Juli 1914). — Neue Reich, 26 juil. 1924, pp. 947-950.
(1) Revues qui, sans figurer sur la liste des dépouillements réguliers sont
représentées dans ce numéro par un ou plusieurs articles : A nnals of American
Aeademy of political and Social Scie?ice, Ouvrent Histort/, Deutsche Stimmen,
Flambeau, Glocke, Journal of Royal Artillery, Nineteenth Century, Nouvelle
Revue, Rivisla d'italia, Wissen und Leben ,
(2) Cet article a été critiqué dans K'^iegsschuldfrage. Août 1924,
BIBLIOGRAPHIE 263
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10 juin 1924, pp. 384-483.
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pp. 950-954.
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juil. 1924, pp. 248-254.
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p. 485 et ss., Bd. XIII, H. 2, p. 144 et s., H. 5, p. 435 et s., H. 6,
p. 505 et ss.
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***. — Lehrendes Weitkrieges fur die Stândige Befestigung. —
Schweiz.-Vierteljahrsschrift f. Kriegswissenschaft, H. 2, 1924, pp. 175-
186.
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ring the great war, 1916-1918. — Army Quart., juil. 1924, pp. 295-313.
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pp. 289-301.
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Schweiz.-Vierteljahrsschrift f. Kriegswissenschaft, H. 2, 1924, pp. 147-
168.
Boelle. — Le 4^ corps d'armée sur l'Ourcq. — Rev. milit. générale,
15 août 1924, pp. 561-587.
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— Rev. milit. française, 1" août 1924, pp. 162-199.
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1918. — Marine Rundschau, mai-juin-juiilet 1924, pp. 145-161 et 212-
222.
KUHL (v.). — Die franzôsische Kriegsleitung im Jahre 1917. —
Militar Wochenbl, 25 juil. 1924, pp. 82-86.
K. V. T. — Zur Kriegslage im Herbst 1918. — Militar Wochenbl,
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Villemont.] — Rev. de cavalerie, juillet-aoiàt 1924, pp. 422-450.
Metz (Capitaine). — Les travaux du passage de l'Aisne à Vouziers
pour l'attaque de la 42^ division. Le 1" et le 2 novembre 1918. —
Rev. génie milit., juin 1924, pp. 557-571.
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CHRONIQUE
Les faits et les controverses.
I. — Le dixième anniversaire des déclarations de guerre a été l'oc-
casion, surtout dans les périodiques allemands et autrichiens, de très
nombreux articles. La plupart, bien entendu, ne font que reprendre
des thèmes de propagande. Quelques-uns pourtant ont apporté des
témoignages nouveaux : notre rubrique « Les Revues du Trimestre »
les a signalés en partie ; ceux qui ont paru dans la presse quoti-
dienne ne sont pas moins intéressants.
A propos de l'attentat de Sarajevo, M. Jovanovitch, ministre serbe
à Vienne en 1914, affirme (Neues Wiener Tageblatt, 28 juin 1924)
qu'il a adressé, dans le courant de juin, un avertissement au comte
Bilinski, ministre commun des finances et chargé de la haute direction
de l'administration civile en Bosnie-Herzégovine. Il lui avait fait dire,
de sa propre initiative, que l'Archiduc s'exposerait à un danger, s'il
mettait à exécution son projet de voyage à Serajevo. Le chargé d'af-
faires de la Légation de Serbie, M. Josimovitch, dans un article de la
Wiener Sonn-und Montagszeitung (23 juin), avait donné une version
un peu différente : la démarche de Jovanovitch aurait eu lieu sur
l'ordre exprès du gouvernement serbe. Ces témoignages ont été con-
frontés et discutés dans un article de M. Boghishevitch, paru dans
la revue allemande Kriegsschuldfrage (juillet 1924, pp. 231 et ss.). Il
faut en rapprocher un article du colonel Seeliger dans la Vossische
Zeitung (28 juin).
Le rôle du colonel Dimitrievitch, chef du 2" bureau à l'Etat-major
serbe dans la préparation de l'attentat, a été mis en lumière par le
professeur Stanojevitch dans sa brochure Die Erniôrdung des Erzher-
zogs Franz-Ferdinand (L'assassinat de l'archiduc héritier François-
Ferdinand). Ces indications viennent d'être confirmées dans l'ensemble
par le colonel Popovitch, dans un article des Novosti de Belgrade, cité
par la Frankfurter Zeitung (9 juillet).
M, L. Adelt a publié, le 28 juin 1924, dans le Berliner Tageblatt,
des témoignages inédits qu'il avait recueillis en 1915 sur l'exécution
même de l'attentat. D'après le récit du lieutenant-colonel Manussi, aide
de camp de l'archiduc, il avait été décidé, après la première tentative
(la bombe lancée par Cabrinovilch), que l'on renoncerait à poursuivre
la visite de la ville, François-Ferdinand avait voulu seulement se ren-
2yo HISTOIRE DE LA GUERRE
dre au chevet d'un de ses officiers d'ordonnance, Mérizzi, blessé par
les éclats de bombe. C'est en allant à l'hôpital que l'automobile de
l'Archiduc s'arrêta un instant à l'angle de deux rues, par suite d'une
erreur du chauffeur : Princip était là, et tira. Les indications réunies
par L. Adelt soulignent, d'ailleurs, l'attitude étrange de certains mi-
lieux officiels. La police de Budapest avait, paraît-il, offert quarante
détectives pour surveiller Serajevo pendant le voyage de l'Archiduc.
Far économie, « on » se contenta d'en envoyer deux ! Le Tag (28 juin)
reproduit le texte du rapport du général Potiorek, gouverneur militaire
de Bosnie.
Enfin le colonel Seeliger, qui était chef du bureau de presse au mi-
nistère de la guerre austro-hongrois en 1914, a publié dans le Neues
Wiener Tageblatt (26 juillet) des notes qu'il aurait prises au jour le
jour pendant la crise. D'après ce témoignage, le comte Berchtold
aurait argué d'une soi-disant attaque de comitadjis serbes pour ame-
ner le vieil Empereur à signer l'ordre de mobilisation contre la Serbie.
Mais ces notes n'ont-elles pas été rédigées après coup ? Elles renfer-
ment de fortes invraisemblances, et ne cadrent pas avec ce que l'on
peut savoir, par ailleurs, de l'attitude de François-Joseph. Il semble
aussi qu'il y ait eu confusion avec les incidents qui ont m.arqué, trois
jours plus tard, la décision de la déclaration de guerre à la Serbie.
D'après un article de A. von Wegerer (Deutsche Tageszeltung, 15 août),
le colonel Seeliger, dans une lettre adressée à l'Office central pour la
recherche des causes de la guerre, ne prend pas la responsabilité du
récit qu'il a donné ; il le tenait d'un ami.
II. — La publication de la troisième série des documents réunis
sous le titre Die Grosse Poliîik der europdischen Kabinette (tomes
XIII à XVllI) est relative à la période 1897-1903. Les affaires d'Ex-
trême-Orient, et la guerre des Boxers, la première Conférence de la
Haye, le renouvellement de la Triplice et le traité roumain de 1902
sont parmi les principales questions qui retiennent l'attention de la
Wilhemstrasse. Mais ce sont surtout les relations anglo-allemandes
qui forment le centre d'intérêt de ces volumes : le tome XVII est inti-
tulé « Le tournant des relations anglo-allemandes ». En ce qui con-
cerne plus particulièrement la France, plusieurs chapitres sont consa-
crés à sa politique allemande, et un long appendice au tome XIII
(pp. 285-342) donne une série de pièces relatives à l'affaire Dreyfus
de 1896 à 1899.
III. — L'abondance de ces publications nouvelles a coïncidé avec une
recrudescence de la campagne allemande contre la Schùldliige, le « men-
songe des responsabilités ». Il faut remarquer qu'avant même la Con-
férence de Londres, le projet de rejeter par une déclaration publique
l'article 231 du Traité de Versailles était couramment discuté dans
la presse. Le 15 juin, le professeur Thimme, un des éditeurs de la
collection Die Grosse Polifik, publiait dans le Berliner Tageblatt un
article d'autant plus important que l'auteur jouit d'une réputation de
conscience et de modération. Thimme admet parfaitement la nécessité
de la campagne ; il faut obtenir, dit-il, que l'article 231 ne soit plus
CHRONIQUE 271
interprété comme impliquant une responsabilité morale de l'Allemagne,
et que la note du 16 juin 1919, où les Puissances alliées ou associées
ont exprimé leur point de vue sur les responsabilités, soit annulée.
L'auteur proposait seulement d'ajourner cette campagne jusqu'au prin-
temps 1925, — après achèvement de la grande publication de docu-
ments. Avec le discours du député Berndt au Reichstag (25 juillet),
les milieux politiques nationalistes élèvent la voix ; le gouvernement,
qui n'a pas osé poser la question des responsabilités à la Conférence
de Londres, est contraint, pour obtenir le vote des lois d'exécution du
plan Dawes, de publier une proclamation, dont le texte a été repro-
duit par le Temps du 31 août :
« L'aveu qui nous a été imposé par le Traité de Versailles, sous la
pression d'une force supérieure, que l'Allemagne a déchaîné par son
agression la guerre mondiale, est en contradiction avec les faits his-
toriques.
« Le gouvernement déclare qu'il ne reconnaît pas cet aveu : !e peuple
allemand demande avec raison à être déchargé de cette fausse accu-
sation. Aussi longtemps que cela n'aura pas lieu, et qu'un membre de
la Communauté des peuples sera traité de criminel envers l'humanité,
il ne sera pas possible de réaliser une vraie entente entre les peuples.
« Le Gouvernement portera cette déclaration à la connaissance des
gouvernements étrangers. »
C'est cette notification aux gouvernements étrangers, annoncée, puis
démentie, qui a alimenté, à la suite des interventions des ambassa-
deurs français, belge et anglais auprès de la Wilhemstrasse, la polé-
mique quotidienne des journaux allemands.
L'Assemblée générale de la Société de l'Histoîi-e de la Guerre.
La Société a tenu son assemblée annuelle le 27 juin 1923, dans une
des salles de la Bibliothèque-Musée de la Guerre, sous la présidence
de M. André Honnorat, assisté de AL Maurice Bo.mpard, vice-pré-
sident.
M. Georges Bourdon, secrétaire général, a donné lecture du
rapport suivant :
Mes chers Collègues,
j'ai en premier lieu le devoir de saluer, au nom de notre Société, la
mémoire du général Malleterre. Dès l'origine, ce valeureux soldat avait
été des nôtres, et nous avions pensé nous honorer en lui faisant une
place dans notre Conseil d'administration. Pour tout dire, il ne l'oc-
cupa que nominalement ; mais nous savions que son poste aux Inva-
lides, où il avait succédé à son beau-père, le général Niox, ses travaux,
ses articles, la gêne physique à laquelle le réduisait une cruelle bles-
sure, expliquaient trop bien ses absences pour que nous puissions
lui en tenir rigueur, et nous nous bornions à souhaiter que le temps
vînt bientôt où il lui fût loisible de se mêler à nos travaux. C'est la
mort qui se présenta. Déjà il l'avait vue de tout près sur le champ
de bataille ; mais, ce jour-là, elle s'était satisfaite de n'emporter qu'une
2r;2 HISTOIRE DE LA GUERRE
partie de lui-même, et, dédaignant cet intrépide colonel d'infanterie,
elle l'avait laissé avec un membre de moins et deux étoiles de plus. Il
le lui fallait général, et c'est dans son lit qu'elle est venue le prendre.
Le général Malleterre s'était donné à la tâche d'expliquer et de
vulgariser les événements les plus mémorables de la guerre. Il le fai-
sait en style direct, dans une langue claire et entraînante, et il semblait,
à le lire, qu'il ne fût point de fait capable de résister à son optimisme
résolu, qui n'était que l'expression civique de son patriotisme. Nous
garderons fidèlement le souvenir de ce glorieux collègue.
Pour le remplacer au Conseil d'Administration, nous avons fait appel
à la collaboration d'un soldat qui est un historien éminent, M. le colo-
nel Reboul, ancien chef du Service historique de l'armée. Nous avons
aussi profité de ce que la porte s'entr'ouvrait pour inviter à la franchir
l'un des collaborateurs qui servent le mieux cette maison, M. Charles
Appuhn, chef de la section allemande à la Bibliothèque de la Guerre,
et pour le prier d'occuper parmi nous l'une des places qui y sont
demeurées vacantes. Nous ne doutons point que l'Assemblée générale,
à qui tout à l'heure seront soumis l'un et l'autre de ces choix, ne nous
approuve de les avoir faits.
Avant d'en venir à l'objet même de l'activité de notre société, vous
ne refuserez pas à son secrétaire général le plaisir de vous signaler
les importants progrès qui marquent sa croissance continue.
En premier lieu, le nombre de ses membres s'est notablement aug-
menté. Depuis l'assemblée générale de l'an dernier, nous avons en effet
enregistré l'admission de 17 membres fondateurs, 129 membres titu-
laires, 1 membre adhérent, soit, au total, 147 membres nouveaux.
Ce chiffre de 129 membres titulaires appelle quelques explications.
Il est formé, pour une portion, par la mutation de 34 membres adhé-
rents (payant 5 francs) qui, sur une circulaire pressante — et d'ailleurs
tort indiscrète — que nous leur avons délibérément adressée, ont con-
senti à devenir titulaires et à payer vingt francs, cotisation bien mo-
deste, si l'on met en regard la valeur marchande des publications qui,
chaque année, leur sont adressées.
La seconde portion est constituée par un bloc de 76 adhésions qui
nous sont venues — vous ne le devineriez pas — de Pondichéry. Nous
les devons à la bonne et active propagande de M. René Poulhès, con-
seiller à la Cour de cette vieille possession française, et nous avons à
cœur de lui en exprimer publiquement notre gratitude. En ces temps
olympiques, le vieil olympionique que j'ai jadis rêvé d'être peut bien,
sans risquer de manquer à la gravité de cette séance, rendre à M. René
Poulhès cet hommage qu'il a, sans qu'il s'en doutât, battu tous les
records. C'en est un que d'avoir su amener à nous, au prix d'un fabu-
leux périple, la côte de Coromandel. C'en est un autre, et qui appelle
une prompte réplique du plus infatigable des recruteurs, du recruteur-
type, — que notre président ne nous permettrait pas de nommer en sa
présence, — que de coucher d'un coup sur nos listes 76 membres nou-
CHRONIQUE 273
veaux. 11 en est un enfin qui ne semble pas près d'être battu : celui
d'avoir fourni au registre des admissions un nom quasi kilométrique,
car notre honorable collègue, qui est deux fois le bienvenu, M. Sou-
prayasambassivamchetty, l'un des plus estimés avocats du barreau de
Fondichéry, ne nous en voudra pas d'observer que, sur le ring ono-
mastique, il a toutes chances de demeurer vainqueur, non pas aux
points, mais aux lettres, puisque son nom en compte vingt-cinq.
Au salut que je leur envoie au nom de notre Société, nos collègues
de Pondichéry sentiront à quel point nous sommes touchés que notre
œuvre éveille, jusqu'aux rivages des Indes, des sympathies pareille-
ment actives. Rappelons-nous que les premières ressources qui nous
ont permis de nous constituer et de faire face à nos premiers frais
nous sont venues du Mexique. Notre travail est utile et notre œuvre
est bonne, puisqu'elle retentit au loin en des cœurs français, et qu'à
travers l'espace, de latitude en latitude, des compatriotes se lèvent
pour nous envoyer leur encouragement et leur aide et nous prouver
qu'ils n'entendent pas quitter le service de la mère-patrie, dans la paix
non plus que dans la guerre, ni se désintéresser des labeurs scientifiques
destinés à perpétuer le prestige de son intelligence.
La seconde nouvelle heureuse que j'ai à vous apprendre, c'est que,
parvenus enfin au terme de longues négociations, nous sommes à la
veille d'obtenir pour notre société la reconnaissance d'utilité publique.
Nous espérions pouvoir vous apporter aujourd'hui le décret qui nous
la conférera ; mais il ne sera rendu que dans quelques jours, en con-
formité de la décision qui sera prise par l'assemblée générale du
Conseil d'Etat, et nous sommes en droit de considérer la question
comme virtuellement résolue.
C'est l'aboutissement d'un dessein qui est né avec la Société de
l'Histoire de la Guerre. Elle ne réalisera son objet que dans la limite
de ses ressources, et il nous a paru, dès le début, indispensable qu'elle
soit en droit de recevoir les donations et les legs qui, en lui consti-
tuant un patrimoine, lui permettront de donner à son action toute
l'ampleur qui convient. Au moment où s'achèvent ces négociations qui,
pour avoir été longues, n'en furent pas moins faciles et agréables,
nous devons rendre hommage du succès, pour une part, à notre éminent
collègue, M. le conseiller d'Etat Bruman, qui sut être auprès de ses
collègues, chaque fois qu'il le fallut, l'interprète le plus autorisé de nos
désirs, et, pour l'autre part, à notre président, M. André Honnorat,
dont les interventions personnelles ont bien souvent facilité les pour-
parlers et accéléré les solutions.
Voilà donc, Messieurs, la Société de l'Histoire de la Guerre désor-
mais pourvue de ses instruments de travail. Le nombre de ses membres
est en augmentation continue ; sa caisse est légalement ouverte aux
libéralités de quiconque aura le désir de coopérer à son effort ; de
sûrs dévouements lui sont acquis ; des collaborations éclairées ne ces-
20
^^, HISTOIRE DE LA GUERRE
sent de travailler à sa prospérité ; et vous saurez tout à l'heure, par
le rapport du trésorier, que l'état de ses finances n'a rien d'alarmant.
C'est plus qu'il n'en faut pour affermir notre confiance en elle. Au
surplus, s'il est vrai que la reconnaissance d'utilité publique est de
nature à lui mettre en main des moyens d'action accrus, vous savez
aussi qu'elle ne les a point attendus pour se manifester. Sa part est
déjà belle. Cette année encore, il vous est permis de considérer avec
assez de fierté l'ensemble des publications qu'elle a entreprises.
Voilà quinze mois que paraît, chaque trimestre, la Revue d'Histoire
de la Guerre Mondiale. Je vousf disais, l'an dernier, qu'instruits par une
double expérience antérieure, qui n'avait pas été favorable, nous
avions fait en sorte, cette fois, que l'existence de cette publication fût
assurée, et l'événement prouve que ce n'était pas un vain propos. La
Revue, dont M. Camille Bloch est le directeur, et M. Pierre Renouvin
le rédacteur en chef, présente, par le sérieux et la variété de ses
matières, par la compétence et le talent de ses rédacteurs, un intérêt
chaque fois renouvelé. Déjà elle fait autorité. Elle constitue l'organe
indispensable d'une société telle que la nôtre, et elle est appelée à se
développer à mesure que celle-ci s'étendra et grandira elle-même.
Fidèles à notre rôle, qui est essentiellement de collaborer à l'œuvre
des Bibliothèque et Musée de la Guerre, nous continuons la publication
mensuelle du Bulletin de Documentation internationale, qui constitue,
pour les historiens et les travailleurs du monde entier, une source quasi
unique.
C'est aussi notre société, vous le savez, qui a entrepris la publication
de ces Catalogues méthodiques qui font tant d'honneur à la direction
et au personnel de la Bibliothèque de la Guerre, et qui pourraient être
proposés en exemple à toutes les bibliothèques publiques. Je vous
rappelle que les l;ois volumes du Catalogue méthodique du fonds alle-
mand, établis par MM. Jean Dubois et Charles Appuhn, ont antérieure-
ment paru. Cette année, ils sont complétés par un quatrième volume
de 154 pages, qui comporte la Table alphabétique, due au patient
travail de M"" Hélène Boilet et Marguerite Alexandre. Ainsi est
achevé ce remarquable ouvrage, qui est un monument d'érudition, et
qui, à notre connaissance, n'a pas son pareil dans le monde scien-
tifique.
De la même manière, nous avons publié le Catalogue du forids
italien, un fort vc'.iime de 468 pages, rédigé par M. Paul-Henri Michel,
chef de la section italienne à la Bibliothèque de la Guerre, et ce Cata-
logue, qui atteste, pour sa part, la richesse des collections de la
Bibliothèque, ne le cède point en intérêt à ses devanciers.
Voici maintenant des ouvrages qui ne sont plus des suites de séries,
mais qui offrent un caractère nouveau. Je veux parler de deux petits
livres écrits par M. André Honnorat. Petits par le format, mais consi-
dérables par leur objet, par l'abondance, le groupement, l'authenticité
des textes, par l'excellence et la sûreté des commentaires qui expliquent
et relient les documents, le premier sur la Sécurité de la France, le
second sur le Désarmement, deux sujets qui resteront, hélas ! au pre-
mier rang des soucis nationaux aussi longtemps que l'Allemagne se
CHRONIQUE 275
refusera à l'exécution loyale du Traité qu'elle a signé, mais qui sont
particulièrement aujourd'hui, pour employer le jargon courant, de l'ac-
tualité la plus pressante, et que, pour bien faire, les photographes au-
raient dû nous montrer débordant des poches des deux « Premiers »
devisant de la paix du monde sur l'herbe anglaise.
Nous avons enfin mis au jour un ouvrage dont l'importance n'est pas
moindre, et qui a sa place sur la table des hommes d'Etat, experts,
historiens, journalistes de tous pays, un gros volume de 539 pages,
laborieusement édifié par M. Germain Calmette, lui aussi l'un des
meilleurs collaborateurs de la Bibliothèque de la Guerre, et qui porte
ce titre immense et redoutable : Recueil de Documents sur l'histoire
de la Question des Réparations (de 1919 au 5 mai 1021). Kaléidoscope
historique où l'on voit défiler conférences, rencontres, conversations,
négociations, déceptions, tout le vain et intarissable verbiage diplo-
matique qui fut, pour ainsi dire, depuis que la paix a, dit-on, succédé à
la guerre, l'unique payement des alliés.
Je note enfin pour mémoire que notre Société a accordé son patro-
nage à un volume qui va paraître sous peu, la Ville de Tours pendant
la guerre, et qui a pour auteur M. Michel Lhéritier.
Voilà, pensons-nous, un ensemble Iionorabie et qui atteste une acti-
vité assez méritoire. Et, l'œuvre d'hier à peine achevée, l'œuvre de
demain attend son tour. M. André Honnorat veut bien travailler à un
troisième ouvrage, d'une conception analogue à celle des deux pre-
miers, cette fois en collaboration avec MM. Pierre Renouvin et Ger-
main Calmette, sur la question des Dettes interalliées. Sécurité,
désarmement, dettes interalliées, réparations, ne sont-ce pas les quatre
côtés du carré au centie duquel s'élaborent le destin de notre pays
et la paix de l'univers !
Dans l'année qui commence, paraîtra aussi le premier des quatre
volumes du docteur Richard Grelling, l'auteur de J'accuse, qui vous
furent annoncés l'an dernier : La Campagne innocentiste en Allemagne.
Nous publierons encore le Catalogue du fonds anglais de la Biblio-
thèque de la Guerre, dont la rédaction se poursuit et dont le manuscrit
sera prêt en septembre. Plus tard, viendra le Catalogue du fonds russe.
L'on sait que la documentation russe de la Bibliothèque est particu-
lièrement abondante et variée, et je puis vous annoncer que les docu-
ments sur la période bolchéviste qui avaient été rassemblés à notre
intention, et dont je vous disais, dans mon dernier rapport, que nous
cherchions à les faire venir de Russie, nous sont enfin parvenus. Ils
sont contenus dans deux grandes caisses et consistent en journaux,
en revues, en Bulletins de Commissariats, etc., dont le dépouillement
et le classement se poursuivent. Un ancien ministre des cadets,
M. Milioukoff, me disait récemment qu'il avait été frappé de la richesse
de la section russe de la Bibliothèque : la documentation nouvelle dont
je parle y ajoute encore.
276 HISTOIRE DE LA GUERRE
J'ai hâte, bien qu'il n'y paraisse guère, d'en venir à l'événement que
nous considérons comme capital dans l'histoire de notre Société et de
la Bibliothèque, au cours de l'année écoulée.
Fondée en pleine guerre, née de la conjonction d'une initiative
parlementaire de M. André Honnorat et d'une pensée munificente de
M. et de M"' Henri Leblanc, riche, dès le principe, des magnifiques
collections de tout ordre réunies par ceux-ci, cette institution nationale
a reçu, tout naturellement, le titre de « Bibliothèque et Musée de la
Guerre », et cette dénomination, inscrite dans l'acte de donation, ne
saurait, à quelque moment que ce soit, être modifiée. Mais dès le
début aussi, il est apparu qu'elle fixait à l'activité de l'institution des
limites exagérément étroites, et l'expérience n'a pas cessé de démon-
trer, jour à jour, avec une force croissante, qu'étudier les problèipes
nés de la guerre, c'était nécessairement, sous peine de faire œuvre
incomplète et de se contenter de dossiers tronqués, en interroger la
naissance dans le mystère des conceptions successives, en suivre le
prolongement dans l'histoire d'aujourd'hui et de demain, en poursuivre
les ramifications à travers toutes les nations de l'humanité diverse. En
réalité, je suis assuré que le promoteur de cette institution ne me
démentira pas, si je révèle qu'au cœur même de la guerre, à l'heure oii
il la créait, sa pensée fut d'en faire un vaste Institut — probablement
unique au monde — de documentation internationale, et, en fait, par
la force des choses, la Bibliothèque de la Guerre s'est trouvée, presque
tout de suite, entraînée à dépasser son objet primitif. Mais comment,
à cette situation de fait, conférer ce statut légal sans lequel tous les
efforts de son activité risqueraient d'être, à tout instant, entravés ?
C'est à la solution de cette question que votre Conseil d'administration,
agissant, il va de soi, en parfait accord avec l'éminent directeur de
la Bibliothèque, s'est de son mieux employé. Je vous étonnerais bien,
si je ne révélais qu'en cette nouvelle occurrence, c'est encore la main
vigilante et experte de notre président qui a su, au moment convenable,
tantôt susciter les événements, tantôt leur imprimer la direction qu'il
fallait.
11 y a quelques mois, une personnalité importante de la société
hollandaise s'en allait trouver le ministre de France à la Haye et lui
remettait un chèque de 75.000 francs en le priant de le faire parvenir
à M. le Ministre de l'Instruction publique, à Paris. Saluons chaleureu-
sement ce fils généreux de la sérieuse Amsterdam, dont la discrétion
ne souffre pas que son nom soit ici prononcé. La Hollande nous
gâte : vous n'avez pas perdu le souvenir qu'il y a une année, en ce
même lieu, en de pareilles circonstances, je vous invitais déjà à rendre
hommage à un compatriote de celui que je ne puis nommer, M. Ci-
troën, dont une contribution généreuse était venue enrichir la caisse
de notre société. Nous évoquions tout à l'heure avec émotion ces
Français des terres lointaines en qui leurs racines nationales pous-
sent sans cesse de vivaces rameaux et dont la fraternelle pensée ne
manque jamais une occasion de faire le pèlerinage de la terre natale.
CHRONIQUE 277
Mais que dire de ces étrangers qui, par amour désintéressé de notre
pays, apportent ainsi aux nobles œuvres qu'il a entreprises le concours
généreux de leur fortune avec tout l'élan du cœur dont ils sont ca-
pables ?
En remettant ce chèque au représentant de la France, M. X...
assignait pour destination à sa libéralité qu'elle serait employée au
bénéfice des Bibliothèque et Musée de la Guerre ; et c'est vers nous,
Société de l'Histoire de la Guerre, que M. Léon Bérard s'empressa,
aussitôt qu'il en fut touché, de dériver ce Pactole hollandais. Dès lors,
une petite négociation, du récit de laquelle je vous ferai grâce, s'en-
gagea entre le ministre et nous, et finalement intervint un accord, en
tous points conforme à notre programme initial, conforme aussi, je
dois le faire connaître, à l'intention qui était celle du donateur, au
moment où il accomplissait sa bienfaisante démarche. De cette entente,
voici les termes. Il est convenu que la somme de 75.000 francs versée
par M. X... sera employée en rentes 4 %, dont les arrérages, perçus
par nous, seront versés par nos soins au ministre de l'Instruction
publique, lequel, conformément aux exigences de la comptabilité pu-
blique, les inscrira chaque année au budget des Bibliothèque et Musée
de la Guerre, au titre de « fonds de concours >.
Jusqu'ici rien que de simple et de normal. Mais voici la conclusion,
qui aboutit à une création d'importance essentielle. Ce « fonds de
concours » mis annuellement à la disposition de la Bibliothèque, il
est stipulé qu'il aura pour objet d'y servir à la constitution d'un Office
de documentation internationale contemporaine. Dès lors, l'institution
créée en 1917 ne sera plus seulement « Bibliothèque de la Guerre » ;
elle sera cela aussi, et, pratiquement, cette innovation s'exprimera aux
yeux de la manière suivante : à Vincennes, sur la porte du nouveau
logis de ces incomparables collections, une double inscription, faite sur
la même ligne, indiquera que c'est là l'entrée, d'un côté, des Biblio-
thèque et Musée de la Guerre, de l'autre, de VOffice de documentation
internationale contemporaine.
Evolution importante, évolution nécessaire, et dont vous sentez bien
qu'elle est autre chose qu'un arrangement de mots. Elle marque le
plein accomplissement de la destinée de cette maison qui, entre les
mains qui la dirigent, est appelée à devenir ce pourquoi elle fut créée,
un véritable Bureau de documentation de toutes langues sur toutes les
matières qui touchent à la vie des peuples, c'est-à-dire un instrument
de recherche historique et scientifique qui n'aura pas son pareil dans
l'univers pensant, et à qui nous devons souhaiter que les crédits ne
soient pas trop chichement mesurés. Dans cet élargissement salutaire
de sa fonction première, vous voyez quel fut le rôle de votre société.
C'est sa fierté d'en avoir été l'ouvrière, et ce sera son devoir de ne
point oublier qu'elle en a reçu de Hollande les moyens.
Mes chers collègues, je viens de nommer Vincennes, et c'est le
moment, au terme de ce rapport, dont je vous prie d'excuser l'indis-
crète dimension, de dire adieu à cette maison de la rue du Colisée où,
pour la dernière fois, nous nous rassemblons.
278
HISTOIRE DE LA GUERRE
C'est ici qu'au sortir de l'appartement de M. et M"* Henri Leblanc,
avenue de Malakoff, se sont installés la Bibliothèque et le Musée de
la Guerre. C'est ici, dans un espace dès le premier jour trop restreint,
que se sont entassées et développées des collections dont on n'aper-
cevra que demain, à travers les vastes salles du vieux château, la
magnifique et abondante richesse. C'est ici que M. Camille Bloch et le
bataillon de collaborateurs de choix qu'il a su réunir ont, durant plus
de six ans, lutté non seulement contre les difficultés d'une tâche qu'ils
étaient capables de dominer, mais aussi contre l'étreinte de murailles
entre lesquelles ils étaient menacés d'étouffement. C'est ici que, dans
l'été de 1918, nous avons entendu le bruit morne des marteaux clouant
des caisses qui, un peu plus, prenaient le train non pour Vincennes,
mais pour Bordeaux. Et c'est ici que notre Société est née...
Réjouissons-nous que l'oeuvre grandiose créée en 1917 puisse enfin
s'épanouir dans un cadre digne d'elle ; mais n'oublions pas la petite
maison de la rue du Colisée, oîi le talent, la méthode et la foi ont su
accomplir de grandes choses.
En l'absence de M. Louis Monnier, trésorier, retenu loin de Paris,
lecture a été donnée du rapport financier qu'il avait préparé.
Messieurs,
Les comptes de l'exercice 1923 se présentent de la manière suivante
RECETTES
Fr.
Solde en caisse au 31
décembre 1922 36.617 40
Encaissement de coti-
sations 3 • 5 3 S »
Rachat de cotisations
et souscriptions de
Membres Fondateurs 52.000 »
Intérêts des Bons du
Trésor 4. 3 27 50
Intérêts du compte
courant 38 20
Versement du Trésor
Public pour exem-
plaires de nos cata-
logues 24.253 25
Souscriptions ano-
nymes I 000 »
Toul 121. 771 35
DÉPENSES
Fr.
Frais du Siège social y
compris les menus
frais de Banque
(S4fr.85^ 4.178 85
Impressions diverses.. 68.767 10
Versement à l'Univer-
sité de Paris, pour
création d'un ensei-
gneiDcnt d'Histoire
de la Guerre 20.000 »
Transport des collec-
tions russes . . i . 779 40
Achat de Bons du Tré-
sor 6 0/0 24.988 »
Solde au 31 décembre
1923 2.058 »
Total 121. 771 35
CHRONIQUE 279
Notre actif au 31 décembre se composait donc, outre les fonds en
caisse, soit Frs 2.058
de :
100 bons du Trésor 6 % 1922, à 3 ou 5 ans, de Frs 500
chacun
et de :
Frs 40.000 Bons de la Défense Nationale à 6 mois.
Comme vous l'aurez certainement remarqué, les dépenses du Siège
Social ont été beaucoup plus importantes cette année que les précé-
dentes, conséquence naturelle du développement de l'activité de notre
Société et surtout de l'augmentation des frais de port.
Ces frais sont, en particulier, considérables pour les envois de livres
à l'étranger, et comme nous avons été amenés à en expédier un nombre
important, nous avons eu un très gros débours de ce chef.
Nos impressions se décomposent de la manière suivante :
Frs 8.000 pour la Revue d'Histoire de la Guerre,
Frs 37.500 pour les Tableaux d'histoire (pour les-
quels nous avons eu par avance l'an-
née dernière une rentrée équivalente),
Frs 23.000 environ, pour le catalogue allemand (dont
la contre-partie figure à nos recettes).
Le versement à l'Université de Paris que nous avons fait cette année
est le second et le dernier pour la création d'un enseignement de l'His-
toire de la Guerre, qui doit durer dix ans.
Dans le total des rachats de cotisations, figure la somme de :
Frs 25.0(X) premier versement de notre ami hollan-
dais, auquel nous ne saurions être trop reconnaissants de cette mar-
que de sympathie et d'intérêt.
Les cotisations de cette année sont rentrées beaucoup plus réguliè-
rement que celles de l'année dernière, et le nombre- de nos membres a
augmenté.
Nous aimons à espérer qu'il en sera de même en 1924, et que le but
et le travail si consciencieux et si utile de notre Société attireront de
plus en plus vers nous les sympathies de ceux qui s'intéressent aux
destinées de notre pays.
Après avoir approuvé à l'unanimité les termes de ces rapports,
l'Assemblée a procédé aux élections au Conseil d'Administration. Les
membres sortants : Mgr Baudrillart, MM. AULARD, MARCEL BAR-
RIÈRE, Georges Bourdon, François Carnot, Chapuisat, le comman-
dant Denfert-Rochereau, le Colonel Desbrière, l'Amiral Favereau,
GUGLIELMO FERRERO, CHARLES GiDE, GABRIEL HANOTAUX, HENRI
Licmtenberger, Louis Monnier, Paul Raphaël, ont été réélus à l'una-
nimité. L'Assemblée a ratifié, en outre, la nomination de MM. le Colonel
Reboul et Charles Appuhn, désignés en cours d'année par le Conseil.
Enfin, M. Charles Appuhn, chef de la section allemande à la Biblio-
28o HISTOIRE DE LA GUERRE
thèque-Musée de la Guerre, a bien voulu présenter une communication
très applaudie intitulée : L'Allemagne jugée par un Allemand.
La reconnaissance d'utilité publique de la Société.
En vertu d'une décision de l'Assemblée générale, prise le 28 juin 1923,
les délégués de la Société avaient reçu mandat de poursuivre devant le
Conseil d'Etat la reconnaissance d'utilité publique. Ces démarches
viennent d'aboutir à un résultat favorable. Par décret du 8 juillet 1924,
la Société de l'Histoire de la Guerre a été reconnue comme établisse-
ment d'utilité publique. Les membres de la Société recevront, avant
la fin de l'année, un exemplaire des statuts, tels qu'ils ont été approuvés
par le Conseil d'Etat.
Le transfert de la Bibliothèque et du Musée de la Guerre au Château
de Vincennes.
La Bibliothèque et le Musée de la Guerre viennent enfin d'être trans-
férés au château de Vincennes (Pavillon de la Reine). Ce transfert, qui
leur assure une installation définitive, a été prescrit par un décret inter-
ministériel du 27 novembre 1920, qui attribuait au ministère de l'ins-
truction publique trois admirables monuments de l'architecture mili-
taire, religieuse ou civile compris dans le château de Vincennes, savoir
le Donjon, la Chapelle et le Pavillon de la Reine, laissés depuis plus
d'un siècle à la disposition des services du ministère de la guerre. Le
décret de 1920 marquait le plein succès d'une active et intelligente
campagne entreprise par la Municipalité de Vincennes avec l'appui de
plusieurs groupements autorisés comme la Société des Amis de Vin-
cennes et la Société française d'Archéologie. L'institution nationale de
ia Bibliothèque et du Musée de la Guerre, dont l'origine est due,
comme on sait, à la .généreuse fondation faite en 1918 par
M. et M"* Henri Leblanc, a maintenant une demeure assurée, demeure
imposante et parée du prestige des souvenirs de huit siècles d'histoire
de France.
L'affectation du Pavillon de la Reine à la Bibliothèque et au Musée
de la Guerre se heurta d'abord à une objection très sérieuse, celle de
l'incommodité des relations entre Paris et Vincennes. Mais l'impossibi-
lité de trouver dans l'intérieur de la capitale un immeuble convenant
à la destination projetée a rendu vaine toute objection. Du reste, on
a fait remarquer qu'il ne faut pas plus de dix minutes de trajet dans
un des nombreux tramways sortant de Paris pour atteindre le château
de Vincennes, et que des améliorations importantes dans les moyens
de transport sont annoncées pour une date assez prochaine : parmi
elles, figure en particulier le prolongement du Métropolitain.
Mais on peut faire encore des remarques d'un autre ordre. La crainte
que la Bibliothèque ne soit pas suffisamment fréquentée à cause de la
distance de Paris à Vincennes provient d'une idée fausse sur le rôle
actuel de cet établissement. Il est encore trop tôt pour qu'une biblio-
CHRONIQUE 281
thèque de documentation internationale sur la guerre, si riche qu'elle
soit, reçoive un grand nombre de travailleurs : c'est seulement peu à
peu, que, par l'effet du recul des événements, le courant d'études sur la
période 1914-1919 deviendra fort. D'ici là, Vincennes aura été, comme
on l'a vu, techniquement incorporé à Paris. Actuellement, quiconque
aura besoin de recourir aux collections de la bibliothèque s'imposera
un déplacement qui est, en somme, dès aujourd'hui facile. Cette affir-
mation se fonde sur l'expérience des récente? semaines, c'est-à-dire
d'un moment où l'état des travaux n'a pas même encore permis la
réouverture officielle de la salle de lecture. D'autre part, l'organisation
intérieure d'un service d'informations bibliographiques données par
correspondance ou par téléphone suppléera aux légers inconvénients
de la position topographique. Au vrai, la bibliothèque a été conçue
comme une sorte d'atelier où un petit nombre de spécialistes, attachés
à l'établissement ou indépendants, recueillent, classent, dépouillent,
mettent en œuvre des richesses documentaires pour les rendre plus
aisément accessibles aux historiens, aux économistes, aux hommes
politiques : ce n'est pas une bibliothèque générale de lecture courante.
Catalogues, bibliographies, recueils de textes, monographies, établis
sur un plan méthodique et critique, service de renseignements, écrits
ou oraux, telles sont les caractéristiques de ce qu'on a dès l'origine
appelé un « laboratoire d'histoire ».
Ce laboratoire est appelé à prendre de nouveaux développements et
à étendre son activité aux faits de la vie internationale d'après-guerre.
Une telle extension, qui est évidemment dans la logique des choses,
et qui a été prévue dès l'origine, se trouve maintenant facilitée par les
libéralités récentes d'un Hollandais ami de la France, qui ont permis
d'adjoindre à la Bibliothèque de la Guerre un « Office de documen-
tation internationale contemporaine ».
Les inquiétudes qu'avait pu faire naître le choix de Vincennes pour
l'emplacement de la Bibliothèque' n'étaient pas justifiées en ce qui
concerne le Musée. Au contraire, c'est surtout le Musée que visait la
campagne rappelée aux débuts de cette note-ci. Quand les travaux
d'aménagement seront enfin terminés et qu'il pourra être ouvert au
public, nul doute qu'il ne reçoive de très nombreux visiteurs. Il attirera
en tout temps les touristes français et étrangers ; il attirera, les
dimanches et jours de fêtes, la foule des promeneurs du bois de Vin-
cennes. Une légitime publicité saura, d'ailleurs, tenir la curiosité en
haleine. Que les ouvriers ne tardent donc plus à laisser le champ libre
aux organisateurs des salles d'exposition, somptueux vestiges d'une
habitation qui fut royale pendant quelque trois siècles !
Nécrologie.
Le colonel DESBRièRE
Le présent numéro était déjà composé lorsque nous avons reçu la
nouvelle de la mo^t, après une brève maladie, de notre très distingué
collègue, M. le colonel Edouard Dcsbrière, ancien chef de la Section
historique de l'armée. C'est une grande perte pour le Conseil, auquel
282 HISTOIRE DE LA GUERRE
il appartenait depuis l'origine ; il fut, d'ailleurs, un de nos premiers
membres fondateurs. Il suivait assidûment les séances du Conseil, et
apportait dans l'examen des questions et dans les discussions une
grande compétence et une grande courtoisie. C'est aussi une perte
considérable pour la Revue. Il en était un des plus actifs collabora-
teurs ; son nom figure dans chaque numéro. Nos lecteurs ont pu
apprécier la solidité de sa science d'historien militaire, la variété de
son information et la perspicacité de son esprit critique. Il s'était spé-
cialisé chez nous dans les comptes rendus bibliographiques, tâche à
la fois modeste et importante, où il excellait parce qu'il connaissait
beaucoup de langues étrangères, aimait la lecture et avait un tour
d'exposition clair, facile et vivant. Les travailleurs sauront toujours
gré au colonel Desbrière des renseignements si utiles qui remplissent
ses notices bibliographiques, dont plusieurs paraissent encore aujour-
d'hui même.
Sa mort nous inspire les plus vifs regrets.
Nous prions sa veuve et ses enfants d'agréer l'assurance de nos
bien sincères sympathies dans le deuil qui les frappe.
Camille Bloch.
Le commandant Weil
Au moment où le numéro précédent de la Revue était en cours de
tirage, nous avons appris la mort subite de notre collègue le com-
mandant Weil. Il était un des membres les plus actifs de notre Conseil
d'administration. Grâce à sa vive curiosité d'esprit et à sa complai-
sance inlassable, il trouvait le temps, au milieu de ses propres travaux,
de s'intéresser à la vie de la Société. L'étendue de ses connaissances,
la pratique qu'il avait acquise du travail historique, l'obligeance avec
laquelle il se prêtait toujours aux démarches qui pouvaient faciliter
notre documentation, en faisaient un ami précieux de notre œuvre.
Nous prions tous les siens d'agréer l'expression de nos condoléances
et de nos regrets les plus sincères.
P. R.
Le Gérant : A. Costes
POITIERS. - IMP. MARC TEXIER
t'
D
501
R577
année 1-2
Revue d'histoire de la guerre
mondiale
PLEASE DO NOT REMOVE
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