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Full text of "Bibliothèque universelle des voyages, effectués par mer ou par terre dans les diverses parties du monde, depuis les premières découvertes jusqu'a nos jours. Revus ou traduits par Albert Montémont"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Univers ity  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/bibliothqueuni12mont 


BIBLIOTHEQUE 


UNIVERSELLE 


DES  VOYAGES. 


TOME  Xll. 


On  souscrit  dans  les  Départemens  chez  les  Libraires  ci-après: 

LYON A.  Baron,  libraire,  rue  de  Clermont ,  n»  5. 

ROUEN François,  libraire,  Grand'Rue,  n**  33. 

CAEN Manoury,  libraire. 

MARSEILLE.  .  .  .  Camoin,  libraire. 

MONTPELLIER.  .  Patras  ,  libraire. 

NANCY Georges  Grimblot,  libraire. 

AGEN Bertrand,  libraire. 

LUISÉVILLE. .  .  .  Creusât,  libraire,  Grand'Rue,  n"  23. 

BÉZiERS Pageot,  libraire. 

TOULOUSE.  .  .  .  Dagallier,  libraire,  rue  de  la  Pomme. 

ORLEANS.  ....  Garnier,  libraire. 

CHARTRES.  ,  .  .  Garnier  fils,  imprimeur-libraire. 

DIJON Gaulard,  libraire. 

ABBEVILLE.  .  .  .  Gavois-Grare,  libraire. 

AVIGNON Fructus,  libraire. 

SEDAN Aug.  Pierrot,  libraire,  Grand'Rue,  n"  18. 

NARBONNE.  .  .  .  Delsol,  libraire. 

STRASBOURG..  .  Lagier,  libraire,  rue  Mercière,  n"  10. 

LILLE Bronner-Bauwens,  imprimeur-libraire. 

TOULON Monge  et  ViLLAMUS,  libraires,  rue  de  la  Misé- 
ricorde, n*î  6. 

CLERMONT-F»''.  .  A.  Veysset,  libraire,  rue  de  la  Treille,  n"  14. 


»AfclS.  —  IM>>l;iMEaiË   ET   lO.VpERIi;  de  RIOO'JX  et  c',  r.UE  des  FKA>CS-E0I'RCE01S-S. -MICHl'.l.,  ?. 


BIBLIOTHÈQUE 


UNIVERSELLE 


DESTOYAGES 

EFFECTUÉS  PAR  MER  OU  PAR  TERRE 

DANS  LES  DIVERSES  PARTIES  DU  MONDE, 


LES  PREMIÈRES   DECOUVERTES 
jusqu'à  nos  jours; 

CONTENANT  LA  DESCRIPTION  DES  MOEURS ,  COUTUMES , 

GOUVERNEMENS,  CULTES,  SCIENCES  ET  ARTS,  INDUSTRIE  ET  COMMERCE, 

PRODUCTIONS  NATURELLES  ET  AUTRES. 

Hcpus  ou  ^rabuits 
PAR  U.  ALBERT-MONTÉMONT, 

lUTKI'ft    DU   VOYAGE  DANS  LKS  CINQ  PARTIKS  TU  MO>'UE  ,  DES   LETTRES  SUR   I.' ASTRO^OM1E  , 
DU  VOYAGE   AUX  ALPES  ,  IITC,  ETC. 


PARIS. 

ARMAND-AUBRÉÈ,  ÉDITEUR, 

RUE    TARANNE,    N**  14. 


M  DC.CC  XXXllI. 


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l',/'.Y  /     1973 


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INTRODUCTION 


RENFERMANT  QUELQUES  MOTS 


SUR  LA  VIE  DE  LA  PÉROUSE. 


Les  relations  des  voyages  de  découvertes  peu- 
vent être  comptées  parmi  les  livres  les  plus  in- 
téressans  de  l'histoire  moderne  :  l'homme,  natu- 
rellement ami  du  nouveau  et  de  l'extraordinaire , 
se  transporte  par  la  pensée  dans  les  régions  loin- 
taines; il  s'identifie  avec  le  navigateur;  il  partage 
ses  dangers,  ses  peines,  ses  plaisirs,  et  il  en  devient 
le  compagnon  inséparable  par  la  diversité  des  ob- 
jets qui  l'attachent  et  qui  alimentent  sa  curiosité. 

Sous  ce  dernier  point  de  vue,  nul  doute  que 
des  voyages,  tels  que  nous  en  avaient  donnés 
Prévost  et  Laharpe,  dégagés  de  tous  les  détails 
fatigans  et  arides  qui  concernent  l'astronomie  et 
la  navigation ,  ne  soient  plus  agréables  à  lire  que 
les  originaux,  source  néanmoins  où  les  marins  et 
les  savans  voudront  toujours  puiser  de  préférence, 
parce  que  des  matériaux  ainsi  passés  au  creuset 
de  l'homme  de  lettres,  d'où  ils  sortent  brillans  et 
légers,  n'offrent  plus  le  principe  solide  qui  con- 


XII. 


2  INTRODUCTION, 

stitue  la  science  et  qu'on  détruit  en  l'altérant. 
On  peut  toutefois  jusquà  un  certain  point  sa- 
tisfaire à  ces  deux  exigences  différentes,  en  don- 
nant pour  les  gens  du  monde  la  partie  pittoresque 
des  relations  originales,  et  en  y  joignant  pour  les 
adeptes  quelques-unes  des  notions  les  plus  im- 
portantes de  la  science.  Tel  a  été  le  double  but 
que  nous  nous  sommes  d'abord  proposé  dans  l'en- 
treprise actuelle  :  nous  resterons  renfermé  dans  ce 
cadre,  en  la  continuant  par  la  publication  du 
voyage  de  l'illustre  et  infortuné  La  Pérouse,  sur  la 
vie  duquel  nous  offrirons  préalablement  quelques 
détails  fournis  par  feu  M.  Milet-Mureau,  rédac- 
teur de  la  relation  originale. 

Jean-François  Galaup  de  La  Pérouse ,  chef  d'es- 
cadre, naquit  à  Alby  en  1741.  Entré  dès  ses  jeunes 
ans  dans  l'école  de  la  marine,  ses  premiers  re- 
gards se  tournèrent  vers  les  navigateurs  célèbres 
qui  avaient  illustré  leur  patrie,  et  il  prit  dès  lors 
la  résolution  de  marcher  sur  leurs  traces;  mais 
ne  pouvant  avancer  qu'à  pas  lents  dans  cette  route 
difficile,  il  se  prépara,  en  se  nourrissant  d'avance 
de  leurs  travaux,  à  les  égaler  un  jour.  Il  joignit  de 
bonne  heure  l'expérience  à  la  théorie  :  il  avait 
déjà  fait  dix-huit  campagnes  quand  le  comman- 
dement de  la  dernière  expédition  lui  fut  confié. 
Garde  de  la  marine   le   19  novembre  1756,  il  fit 


INTRODUCTION.  3 

d'abord  cinq  campagnes  de  guerre  ,  les  quatre 
premières  sur  le  Célèbre ,  la  Pomone ,  le  Zéphyr 
€t  le  Cerf ,  et  îa  cinquième  sur  le  Formidable^  com- 
mandé par  Saint-André  du  Verger.  Ce  vaisseau 
faisait  partie  de  l'escadre  aux  ordres  du  maréchal 
de  Conflans ,  lorsqu'elle  fut  jointe  à  la  hauteur  de 
Belle-Ile  par  l'escadre  anglaise.  Les  vaisseaux  de 
l'arrière-garde,  le  Magnifique ,  le  Héros  et  le  For- 
midable furent  attaqués  et  environnés  par  huit 
ou  dix  vaisseaux  ennemis.  Le  combat  s'engagea  et 
devint  général:  il  fut  si  terrible,  que  huit  vais- 
seaux anglais  ou  français  coulèrent  bas  pendant 
l'action ,  ou  allèrent  se  perdre  et  se  brûler  sur  les 
côtes  de  France.  Le  seul  vaisseau  le  Formidable , 
plus  maltraité  que  les  autres,  fut  pris  après  la  plus 
vigoureuse  défense.  La  Péroùse  se  conduisit  avec 
une  grande  bravoure  dans  ce  combat,  où  il  fut 
grièvement  blessé. 

Rendu  à  sa  patrie,  il  fit  dans  le  même  grade, 
sur  le  vaisseau  le  Robuste,  trois  nouvelles  cam- 
pagnes :  il  s'y  distingua  dans  plusieurs  circons- 
tances ;  et  son  mérite  naissant  commença  à  fixer 
les  regards  de  ses  chefs. 

Le  1*"  octobre  1764,  il  fut  promu  au  grade 
d'enseigne  de  vaisseau.  Un  homme  moins  actif  eût 
profité  des  douceurs  de  la  paix;  mais  sa  passion 
pour  son  état  ne  lui  permettait  pas  de  prendre  du 
repos.  Il  suffit ,  pour  juger  de  sa  constante  acti- 


4  INTRODUCTION, 

vite,  de  parcourir  le  simple  tableau  de  son  exis- 
tence  militaire  depuis  celle  époque  jusqu'en  1777. 
Il  était,  en  i  765 ,  sur  la  flûte  l'Jdour;  en  1 766 ,  sur 
la  flûte  le  Gave  ;  en  1767,  commandant  la  flûte  l'A- 
dour;  en  1768,  commandant  la  Dorothée;  en  1769, 
commandant  le  Bugalet;  en  1 77 1 ,  sur  la  Belle-Poule  ; 
en  1772,  ibid.;  en  1773,  74,  75,  76,  77,  comman- 
dant la  flûte  la  Seine  et  les  Deux-Jmis  sur  la  côte 
de  Malabar  ;  lieutenant ,  depuis  le  4  avril  1777. 

L'année  1778  vit  rallumer  la  guerre  entre  la 
France  et  l'Angleterre  :  les  hostilités  commencèrent 
le  17  juin,  par  le  combat  de  la  Belle-Poule. 

En  1779,  La  Pérouse  coxnuisxiàdAt  l'Amazone , 
qui  faisait  partie  de  l'escadre  aux  ordres  du  vice- 
amiral  d'Estaing.  Voulant  protéger  la  descente  des 
troupes  à  la  Grenade,  il  y  mouilla  à  portée  de  pis- 
tolet d'une  batterie  ennemie.  Lors  du  combat  de 
cette  escadre  contre  celle  de  Tamiral  Byron,  il  fut 
chargé  de  porter  les  ordres  du  général  dans  toute 
la  ligne.  Enfin,  il  prit  sur  la  côte  de  la  Nouvelle-" 
Angleterre  la  frégate  l'Àriel,  et  contribua  à  la 
prise  de  lExperiment. 

Nommé  capitaine  le  4  avril  1780,  il  comman- 
dait la  frégate  ï Asti^ée ,  lorsque,  se  trouvant  en 
croisière  avec  l Hennione ,  commandée  par  le  capi- 
taine la  Touche,  il  livra,  le  21  juillet,  un  combat 
très  opiniâtre  à  six  bâtimens  de  guerre  anglais ,  à 
six  lieues  du  cap  nord  de  File  Royale.  Cinq  de  ces 


INTRODUCTION.  o 

bâtimens,  l Allégeance  de  vingt-quatre  canons,  le 
Vernon  de  même  force,  le  Charlestown  de  vingt - 
huit ,  le  Jach  de  quatorze ,  et  le  Faiitoiir  de  vingt , 
formèrent  une  ligne  pour  l'attendre  ;  le  sixième ,  le 
Thompson  de  dix-huit ,  resta  hors  de  la  portée  du 
canon.  Les  deux  frégates  coururent  ensemble  sur 
l'ennemi ,  toutes  voiles  dehors.  11  était  sept  heures 
du  soir  lorsqu'elles  tirèrent  le  premier  coup  de 
canon.  Elles  prolongèrent  la  ligne  anglaise  sous  le 
vent,  pour  lui  ôter  tout  espoir  de  fuir.  Le  Thompson 
restait  constamment  au  vent.  Les  deux  frégates  ma- 
nœuvrèrent avec  tant  d'habileté,  que  le  désordre 
se  mit  bientôt  dans  l'escadrille  anglaise  :  au  bout 
d'une  demi-heure,  le  Charlestown ,  frégate  com- 
mandante, et  le  Jack ,  furent  obligés  de  se  rendre  ; 
les  trois  autres  bâtimens  auraient  éprouvé  le 
même  sort,  si  la  nuit  ne  les  eût  dérobés  à  la  pour- 
suite des  deux  frégates. 

L'année  suivante ,  le  gouvernement  français  for- 
ma le  projet  de  prendre  et  de  détruire  les  éta- 
blissemens  des  Anglais  dans  la  baie  d'Hudson.  La 
Pérouse  parut  propre  à  remplir  cette  mission  pé- 
nible dans  des  mers  difficiles  :  il  reçut  ordre  de 
partir  du  cap  Français,  le  31  mai  1782.  Il  com- 
mandait le  Sceptre,  de  soixante-quatorze  canons ,  et 
il  était  suivi  des  frégates  V Astrée  et  l'Engageante , 
de  trente-six  canons  chacune  .  commandées  par  les 
capitaines  de  Langle  et  la  Jaille  ;  il  avait  à  bord  de 


(y  INTRODUCTION. 

CCS  bâlimens  deux  cent  cinquante  hommes  cl'in- 
Fanterie ,  quarante  hommes  d'artillerie ,  quatre  ca- 
nons de  campagne,  deux  mortiers  et  trois  cents 
bombes. 

Le  17  juillet,  il  eut  connaissance  de  l'île  de  la 
Résolution;  mais  à  peine  eut -il  fait  vingt-cinq 
lieues  dans  le  détroit  d'Hudson ,  que  ses  vaisseaux 
se  trouvèrent  engagés  dans  les  glaces,  où  ils  furent 
considérablement  endommagés. 

Le  30,  après  avoir  constamment  lutté  contre 
des  obstacles  de  toute  espèce ,  il  vit  le  cap  Wal- 
singam,  situé  à  la  partie  la  plus  occidentale  du 
détroit.  Pour  arriver  promptement  au  fort  du 
Prince-de-Wales,  qu'il  se  proposait  d'attaquer  d'a- 
bord, il  n'avait  pas  un  instant  à  perdre,  la  rigueur 
de  la  saison  obligeant  tous  les  vaisseaux  d'aban- 
donner cette  mer  dans  les  premiers  jours  de  sep- 
tembre :  mais  dès  qu'il  fut  entré  dans  la  baie 
d'Hudson ,  les  brumes  l'enveloppèrent  ;  et  le 
3  août ,  à  la  première  éclaircie  ,  il  se  vit  environné 
de  glaces  à  perte  de  vue,  ce  qui  le  força  de 
mettre  à  la  cape.  Cependant  il  triompha  de  ces 
obstacles;  et  le  8  au  soir,  ayant  découvert  le  pa- 
villon du  fort  du  Prince-de-Wales  ,  les  bàtimens 
français  s'en  approchèrent  en  sondant  jusqu'à  une 
lieue  et  demie,  et  y  mouillèrent. 

Un  officier  envoyé  pour  reconnaître  les  appro- 
ches du  fort  rapporta  que  les  bàtimens  pouvaient 


INTRODUCTION.  7 

s'embosser  à  très  peu  de  distance.  La  Pérouse,  ne 
doutant  pas  que  le  Sceptre  seul  ne  pût  facilement 
réduire  les  ennemis  s'ils  résistaient,  fit  ses  prépa- 
ratifs pour  effectuer  une  descente  pendant  la  nuit. 
Quoique  contrariées  par  la  marée  et  l'obscurité , 
les  chaloupes  abordèrent  sans  obstacle  à  trois  quarts 
de  lieue  du  fort.  La  Pérouse,  ne  voyant  aucune 
disposition  défensive  quoique  le  fort  parût  en  état 
de  faire  une  vigoureuse  résistance,  fit  sommer 
l'ennemi  :  les  portes  furent  ouvertes ,  le  gouver- 
neur et  la  garnison  se  rendirent  à  discrétion. 

Cette  partie  de  ses  ordres  exécutée,  il  mit,  le 
1 1  août,  à  la  voile  ,  pour  se  rendre  au  fort  d'York  : 
il  éprouva,  pour  y  parvenir,  des  difficultés  plus 
grandes  encore  que  celles  qu'il  avait  rencontrées 
précédemment  :  il  naviguait  par  six  ou  sept  bras- 
ses ,  sur  une  côte  parsemée  d'écueils.  Après  avoir 
couru  les  plus  grands  risques,  le  Sceptre  et  les  deux 
frégates  découvrirent  l'entrée  de  la  rivière  de  Nel- 
son ,  et  mouillèrent,  le  20  août,  à  environ  cinq 
lieues  de  terre. 

La  Pérouse  avait  pris  trois  bateaux  pontés  au 
fort  du  Prince-de-Wales  :  il  les  envoya,  avec  le 
canot  du  Sceptre ,  prendre  connaissance  de  la  ri- 
vière des  Hayes,  près  de  laquelle  est  le  fort 
d'York. 

Le  21  août  les  troupes  s'embarquèrent  dans  les 
chaloupes;  et  La  Pérouse,  n'ayant  rien  à  craindre 


8  INTRODUCTION, 

par  mer  des  ennemis,  crut  devoir  présider  au  dé- 
barquement. 

L'île  des  Hayes ,  où  est  le  fort  dTork ,  est  située 
à  l'embouchure  d'une  grande  rivière  qu'elle  divise 
en  deux  branches  :  celle  qui  passe  devant  le  fort 
s'appelle  la  rwière  des  Hayes ,  et  l'autre  la  rivière 
Nelson,  Le  commandant  français  savait  que  tous  les 
moyens  de  défense  étaient  établis  sur  la  première; 
il  y  avait,  de  plus,  un  vaisseau  de  la  Compagnie 
d'Hudson,  portant  vingt -cinq  canons  de  neuf, 
mouillé  à  son  embouchure.  Il  se  décida  à  pénétrer 
par  la  rivière  Nelson ,  quoique  ses  troupes  eussent 
à  faire  de  ce  côté  une  marche  d'environ  quatre 
lieues;  mais  il  y  gagnait  l'avantage  de  rendre  inu- 
tiles les  batteries  placées  sur  la  rivière  des  Hayes. 

On  arriva,  le  21  au  soir,  à  l'embouchure  de  la 
rivière  Nelson ,  avec  deux  cent  cinquante  hommes 
de  troupes,  les  mortiers,  les  canons,  et  des  vivres 
pour  huit  jours,  afin  de  ne  pas  avoir  besoin  de  re- 
courir aux  vaisseaux  ,  avec  lesquels  il  était  très  dif- 
ficile de  communiquer.  La  Pérouse  donna  ordre 
aux  chaloupes  de  mouiller  par  trois  brasses  à  l'en- 
trée de  la  rivière ,  et  il  s'avança  dans  son  canot  avec 
son  second  de  Langle,  le  commandant  des  troupes 
de  débarquement  Rostaing,  et  le  capitaine  du  génie 
Monneron ,  pour  sonder  la  rivière  et  en  visiter  les 
bords,  où  il  craignait  que  les  ennemis  n'eussent 
préparé  quelques  moyens  de  défense. 


INTRODUCTION.  ^ 

Cette  opération  prouva  que  la  rive  était  inabor- 
dable :  les  plus  petits  canots  ne  pouvaient  appro- 
cher qu'à  environ  cent  toises ,  et  le  fond  qui  restait 
à  parcourir  était  de  vase  molle.  Il  jugea  donc  à 
propos  d'attendre  le  jour  et  de  rester  à  l'ancre  ; 
mais  la  marée  perdant  beaucoup  plus  qu'on  ne  l'a- 
vait présumé,  les  chaloupes  restèrent  à  sec  à  trois 
heures  du  matin. 

Irritées  par  cet  obstacle ,  bien  loin  d'en  être  dé- 
couragées ,  toutes  les  troupes  débarquèrent  ;  et 
après  avoir  fait  un  quart  de  lieue  dans  la  boue 
jusqu'à  mi-jambe,  elles  arrivèrent  enfin  sur  un  pré, 
où  elles  se  rangèrent  en  bataille  :  de  là  elles  mar- 
chèrent vers  un  bois,  où  l'on  comptait  trouver  un 
sentier  sec  qui  conduirait  au  fort.  On  n'en  décou- 
vrit aucun,  et  toute  la  journée  fut  employée  à  la 
recherche  de  chemins  qui  n'existaient  point. 

La  Pérouse  ordonna  au  capitaine  du  génie  Mon- 
neron  d'en  tracer  un  à  la  boussole  au  milieu  du 
bois.  Ce  travail  extrêmement  pénible  exécuté 
servit  à  faire  connaître  qu'il  y  avait  deux  lieues  de 
marais  à  traverser,  pendant  lesquelles  on  enfon- 
cerait souvent  dans  la  vase  jusqu'aux  genoux.  Un 
coup  de  vent  qui  survint  dans  la  nuit,  força  La 
Pérouse  inquiet  à  rejoindre  ses  bàtimens.  Il  se 
rendit  sur  le  rivage;  mais  la  tempête  continuant, 
il  ne  put  s'embarquer.  Il  profita  d'un  intervalle,  et 
parvint  le  lendemain  à  son  bord,  une  heûrfe  avant 


10  INTRODUCTION, 

un  second  coup  de  vent.  Un  officier,  parti  en  même 
temps  que  lui,  fit  naufrage;  il  eut,  ainsi  que  les 
gens  de  son  équipage,  le  bonheur  de  gagner  la  terre; 
mais  ils  ne  purent  revenir  à  bord  qu'au  bout  de 
trois  jours,  nus  et  mourant  de  faim. 

Cependant  les  troupes  arrivèrent  devant  le  fort 
le  24  au  matin,  après  une  marche  des  plus  péni- 
bles, et  il  fut  rendu  à  la  première  sommation.  La 
Pérouse  fit  détruire  le  fort ,  et  donna  l'ordre  aux 
troupes  de  se  rembarquer  sur-le-champ. 

Cet  ordre  fut  contrarié  par  un  nouveau  coup  de 
vent,  qui  fit  courir  les  plus  grands  dangers  aux 
vaisseaux.  Enfin  le  beau  temps  revint,  et  les  trou- 
pes se  rembarquèrent.  La  Pérouse,  ayant  à  bord  les 
gouverneurs  des  forts  du  Prince -de -Wales  et 
d'York,  mit  à  la  voile  pour  s'éloigner  de  ces  pa 
rages,  livrés  aux  glaces  et  aux  tempêtes,  où  des 
succès  militaires  obtenus  sans  éprouver  la  moindre 
l'ésistance  avaient  été  précédés  de  tant  de  peines, 
de  périls  et  de  fatigues. 

Si  La  Pérouse,  comme  militaire,  fut  obligé,  pour 
se  conformer  à  des  ordres  rigoureux,  de  détruire 
des  possessions  alors  ennemies,  il  n'oublia  pas  en 
même  temps  les  égards  qu'on  doit  au  malheur. 
Ayant  su  qu'à  son  approche  des  Anglais  avaient 
fui  dans  les  bois,  et  que  son  départ,  vu  la  destruc- 
lion  des  établissemens,  les  exposait  à  mourir  de 
faim  et  à  tomber  sans  défense  entre  les  mains  des 


INTRODUCTION.  Il 

sauvages ,  il  eut  rhumanilé  de  leur  laisser  des  vivres 
et  des  armes. 

Est-il  à  ce  sujet  un  éloge  plus  flatteur  que  cet 
aveu  sincère  d'un  marin  anglais,  dans  sa  relation 
d'wn  voyage  à  Botany-Bay  !  «  On  doit  se  rappeler 
avec  reconnaissance ,  en  Angleterre  surtout ,  cet 
homme  humain  et  généreux,  pour  la  conduite  qu'il 
a  tenue  lorsque  l'ordre  fut  donné  de  détruire  notre 
établissement  de  la  baie  d'Hudson,  dans  le  cours  de 
la  dernière  guerre.  » 

Après  un  témoignage  aussi  juste  et  aussi  vrai,  et 
lorsque  l'Angleterre  a  si  bien  mérité  des  amis  des 
sciences  et  des  arts  par  son  empressement  à  publier 
les  résultats  des  voyages  de  découvertes  qu'elle  a 
ordonnés ,  aurons-nous  à  reprocher  à  un  autre  mi- 
litaire anglais  d'avoir  manqué  à  ses  engagemens 
envers  La  Pérou  se  ! 

Le  gouverneur  Hearn  avait  fait,  en  1772,  un 
voyage  par  terre,  vers  le  nord,  en  partant  du  fort 
Churchill  dans  la  baie  d'Hudson  ;  le  journal  ma- 
nuscrit en  fut  trouvé  par  LaPérouse  dans  les  pa- 
piers de  ce  gouverneur ,  qui  insis.ta  pour  qu'il  lui 
fût  laissé  comme  sa  propriété  particulière.  Ce 
voyage  ayant  été  fait  néanmoins  par  ordre  de  la 
Compagnie  d'Hudson  dans  la  vue  d'acquérir  des 
connaissances  sur  la  partie  du  nord  de  l'Amérique, 
le  journal  pouvait  bien  être  censé  appartenir  à  cette 
(compagnie,  et  par   conséquent    être    dévolu    au 


12  INTRODUCTION, 

vainqueur  :  cependant  La  Pérouse  céda  par  bonté 
aux  instances  du  gouverneur  Hearn  ;  il  lui  ren- 
dit le  manuscrit,  mais  à  la  condition  expresse 
de  le  faire  imprimer  et  publier  dès  qu'il  serait  de 
retour  en  Angleterre.  Cette  condition  ne  fut  point 
remplie. 

L'époque  du  rétablissement  de  la  paix  avec  l'An- 
gleterre en  1783  termina  cette  campagne.  L'infa- 
tigable La  Pérouse  ne  jouit  pas  d'un  long  repos  ;  une 
plus  importante  campagne  l'attendait  :  hélas  !  ce 
devait  être  la  dernière.  Il  était  destiné  à  commander 
l'expédition  autour  du  monde,  en  1785,  dont  les 
préparatifs  se  faisaient  à  Brest. 

Jusqu'ici  on  n'a  considéré  dans  La  Pérouse  que 
Je  militaire  et  le  navigateur  ;  mais  il  mérite  égale- 
ment d'être  connu  par  ses  qualités  personnelles , 
car  il  n'était  pas  moins  propre  à  se  concilier  les 
hommes  de  tous  les  pays ,  ou  à  s'en  faire  respec- 
ter ,  qu'à  prévoir  et  à  vaincre  les  obstacles  qu'il  est 
donné  à  la  sagesse  humaine  de  surmonter. 

Réunissant  à  la  vivacité  des  habitans  des  pays 
méridionaux  un  esprit  agréable  et  un  caractère 
égal ,  sa  douceur  et  son  aimable  gaîté  le  firent  tou- 
jours rechercher  avec  empressement  :  d'un  autre 
côté,  mûri  par  une  longue  expérience,  il  joignait 
à  une  prudence  rare  cette  fermeté  de  caractère 
qui  est  le  partage  d'une  âme  forte,  et  qui,  aug- 
mentée par  le  genre  de  vie  pénible  des  marins,  le 


INTRODUCTION.  13 

rendait  capable  de  tenter  et  de  conduire  avec  succès 
les  plus  grandes  entreprises. 

D'après  la  réunion  de  ces  diverses  qualités,  le 
lecteur,  témoin  de  sa  patience  rigoureuse  dans  les 
travaux  commandés  par  les  circonstances,  des  con- 
seils sévères  que  sa  prévoyance  lui  dictait,  des 
mesures  de  précaution  qu'il  prenait  avec  les  peu- 
ples, sera  peu  étonné  de  la  conduite  bienfaisante  et 
modérée  autant  que  circonspecte  de  La  Pérouse  à 
leur  égard,  de  la  confiance,  quelquefois  même  de 
la  déférence  qu'il  témoignait  à  ses  officiers,  et  de 
ses  soins  paternels  envers  ses  équipages  :  rien  de  ce 
qui  pouvait  les  intéresser,  soit  en  prévenant  leurs 
peines,  soit  en  procurant  leur  bien-être,  n'échap- 
pait à  sa  surveillance ,  à  sa  sollicitude.  Ne  voulant 
pas  faire  d'une  entreprise  scientifique  une  spécula- 
tion mercantile,  et  laissant  tout  entier  le  bénéfice 
des  objets  de  traite  au  profit  des  seuls  matelots  de 
l'équipage,  il  se  réservait  pour  lui  la  satisfaction 
d'avoir  été  utile  à  sa  patrie  et  aux  sciences.  Secondé 
parfaitement  dans  ses  soins  pour  le  maintien  de 
leur  santé,  aucun  navigateur  n'a  fait  une  campagne 
aussi  longue,  n'a  parcouru  un  développement  de 
route  si  étendu,  en  changeant  sans  cesse  de  climat, 
avec  des  équipages  aussi  sains,  puisqu'à  leur  arri- 
vée à  la  Nouvelle-Hollande,  après  trente  mois  de 
campagne  et  plus  de  seize  mille 4ieues  de  route,  ils 
étaient  aussi  bien  portans  qu'à  leur  départ  de  Brest. 


14  INTRODUCTION. 

Maître  de  lui-même,  ne  se  laissant  jamais  aller 
aux  premières  impressions,  il  fut  à  portée  de  pra- 
tiquer, surtout  dans  cette  campagne,  les  préceptes 
d'une  saine  philosophie,  amie  de  l'humanité  ;  s'at- 
tachant  à  suivre  cet  article  de  ses  instructions, 
gravé  dans  son  cœur,  qui  lui  ordonnait  d'éviter  de 
répandre  une  seule  goutte  de  sang;  l'ayant  suivi 
constamment  dans  un  aussi  long  voyage,  avec  un 
succès  dû  à  ses  principes;  et,  lorsque  attaqué  par 
une  horde  barbare  de  sauvages,  il  eut  perdu  son 
second,  un  naturaliste  et  dix  hommes  des  deux 
équipages,  malgré  les  moyens  puissans  de  ven- 
geance qu'il  avait  entre  les  mains,  et  tant  de  mo- 
tifs excusables  pour  en  user,  contenant  la  fureur 
des  équipages ,  et  craignant  de  frapper  une  seule 
victime  innocente  parmi  des  milliers  de  coupables. 

Equitable  et  modeste  autant  qu'éclairé,  on  verra 
avec  quel  respect  il  parlait  de  l'immortel  Cook ,  et 
comme  il  cherchait  à  rendre  justice  aux  grands 
hommes  qui  avaient  parcouru  la  même  carrière. 

Egalement  juste  envers  tous,  La  Pérouse,  dans 
son  journal  et  sa  correspondance,  dispense  avec 
équité  les  éloges  auxquels  ont  droit  ses  coopéra- 
teurs.  U  cite  aussi  les  étrangers  qui,  dans  les  dif- 
férentes parties  du  monde ,  l'ont  bien  accueilli ,  et 
lui  ont  procuré  des  secours.  A  son  tour,  justement 
apprécié  par  les  marins  anglais  qui  avaient  eu  oc- 
casion de  le  connaître  ,    ils  lui  ont  donné  un   té- 


INTRODUCTION.  15 

raoignage  d'estime  non  équivoque  dans  leurs  écrits. 
La  Pérouse .  d'après  ses  dernières  lettres  de  Bo- 
tany-Bay,  devait  être  rendu  à  ITle-de-France  en 
1788.  Les  deux  années  suivantes  s'étant  écoulées, 
les  événemens  iraportans  qui  occupaient  et  fixaient 
l'attention  de  la  France  entière  ne  purent  la  dé- 
tourner du  sort  qui  semblait  menacer  nos  naviga- 
teurs. Les  premières  réclamations  à  cet  égard,  les 
premiers  accens  de  la  crainte  et  de  la  douleur,  se 
firent  entendre  à  la  barre  de  l'assemblée  nationale, 
par  l'organe  des  membres  de  la  Société  d'histoire 
naturelle. 

La  demande  de  la  Société  d'histoire  naturelle , 
accueillie  avec  le  plus  vif  intérêt,  fut  suivie  de 
près  par  la  loi  qui  ordonna  l'armement  de  deux 
frégates  pour  aller  à  la  recherche  de  La  Pérouse. 
Les  motifs  d'après  lesquels  le  décret  fut  rendu  , 
les  termes  mêmes  du  rapport,  font  connaître  l'in- 
térêt tendre  et  touchant  qu'inspiraient  nos  naviga- 
teurs ,  et  l'empressement  avec  lequel ,  désirant  les 
retrouver,  on  saisissait  une  simple  lueur  d'espé- 
rance, sans  songer  aux  grands  sacrifices  que  leur 
recherche  exigeait. 

A  peine  les  navires  envoyés  à  la  recherche  de 
La  Pérouse  furent-ils  partis,  que  le  bruit  se  répan- 
dit qu'un  capitaine  hollandais,  passant  devant  les 
îles  de  l'Amirauté,  à  l'ouest  de  la  Nouvelle-Irlande, 
avait  aperçu  une  pirogue  montée  par  des  naturels 


16  INTRODUCTION, 

qui  lui  avaient  paru  revêtus  d'uniformes  de  la  ma- 
rine française. 

Le  général  d'Entrecasteaux,  qui  commandait  la 
nouvelle  expédition,  ayant  relâché  au  cap  de  Bonne- 
Espérance,  eut  connaissance  de  ce  rapport  :  mal- 
gré son  peu  d'authenticité  et  de  vraisemblance ,  il 
n'hésita  pas  un  seul  instant  ;  il  changea  son  projet 
de  route  pour  voler  au  lieu  indiqué.  Son  empres- 
sement n'ayant  eu  aucun  succès,  il  recommença  sa 
recherche  dans  Tordre  prescrit  par  ses  instructions, 
et  il  l'acheva  sans  pouvoir  obtenir  le  moindre  ren- 
seignement ni  acquérir  la  moindre  probabilité  sur 
le  sort  de  notre  infortuné  navigateur. 

On  a  diversement  raisonné  en  France  sur  la 
cause  de  sa  perte  :  les  uns ,  ignorant  la  route  qui 
lui  restait  à  parcourir  depuis  Botany-Bay,  et  qui 
est  tracée  dans  sa  dernière  lettre ,  ont  avancé 
que  ses  vaisseaux  avaient  été  pris  dans  les  gla- 
ces ,  et  que  La  Pérouse  et  tous  ses  compagnons 
avaient  péri  de  la  mort  la  plus  horrible  ;  d'autres 
ont  assuré  que,  devant  arriver  à  l'île  de  France 
vers  la  fin  de  1788,  il  avait  été  victime  du  violent 
ouragan  qui  devint  si  funeste  à  la  frégate  la  Vénus 
dont  on  n'a  plus  entendu  parler,  et  qui  avait  entiè- 
rement démâté  la  frégate  la  Résolution. 

Quoiqu'on  ne  puisse  combattre  l'assertion  de 
ces  derniers ,  on  ne  doit  pas  non  plus  l'admettre 
sans  preuve.  Si  elle  n'est  point  la  vraie,  La  Pérouse 


INTRODUCTION.  17 

a  dû  probablement  périr,  par  un  mauvais  temps , 
sur  les  nombreux  récifs  dont  les  archipels  qu'il 
avait  encore  à  explorer  doivent  être  et  ont  en  effet 
été  reconnus  parsemés  par  le  général  d'Entrecas- 
teaux.  La  manière  dont  les  deux  frégates  ont  tou- 
jours navigué  à  la  portée  de  la  voix  aura  rendu 
commun  à  toutes  deux  le  même  écueil;  elles  au- 
ront éprouvé  le  malheur  dont  elles  avaient  été  si 
près  le  6  novembre  i  786  ,  et  auront  été  englouties 
sans  pouvoir  aborder  à  aucune  terre  ^ 

Voici  le  décret  que  l'assemblée  nationale  rendit 
pour  l'envoi  de  vaisseaux  à  la  recherche  de  ceux  de 
La  Pérouse. 

Décret  de  l  Assemblée  nationale  du  9  février  1 79  L 

«L'Assemblée  nationale,  après  avoir  entendu  ses 
comités  réunis  d'agriculture,  de  commerce  et  de 
marine ,  décrète  : 

«Que  le  roi  sera  prié  de  donner  des  ordres  à 
tous  les  ambassadeurs,  résidens,  consuls,  agens  de 

*  Ces  conjectures  ont  été  en  quelque  sorte  pleinement  vérifiées 
par  le  voyage  de  l'Astrolabe,  exécuté  de  1826  à  1829  sous  le  com- 
mandement de  M.  le  capitaine  Dumont-d'Urville,  qui  a  retrouvé 
plusieurs  débris  du  naufrage  de  La  Pérouse  dans  les  récifs  de  l'Ile 
Vanikoro ,  située  entre  l'archipel  Salomon  et  les  Nouvelles-Hé- 
brides, à  10  ou  12  degrés  de  latitude  sud,  et  vers  le  165®  de  lon- 
gitude est.' 

Xll.  2 


18  INTRODUCTION, 

la  nation  auprès  des  différentes  puissances,  pour 
qu'ils  aient  à  engager,  au  nom  de  l'humanité ,  des 
arts  et  des  sciences,  les  divers  souverains  auprès 
desquels  ils  résident,  à  charger  tous  les  navigateurs 
et  agens  quelconques  qui  sont  dans  leur  dépen- 
dance, en  quelque  lieu  qu'ils  soient,  mais  notam- 
ment dans  la  partie  australe  de  la  mer  du  Sud,  de 
faire  toute  recherche  des  deux  frégates  françaises 
la  Boussole  et  l' Asti^olabe ^  commandées  par  M.  de 
La  Pérouse,  ainsi  que  de  leurs  équipages,  de  même 
que  toute  perquisition  qui  pourrait  constater  leur 
existence  ou  leur  naufrage  ;  afin  que,  dans  le  cas  où 
M.  de  La  Pérouse  et  ses  compagnons  seraient  trou- 
vés ou  rencontrés ,  n'importe  en  quel  lieu ,  il  leur 
soit  donné  toute  assistance,  et  procuré  tous  les 
moyens  de  revenir  dans  leur  patrie,  comme  d'y 
pouvoir  rapporter  tout  ce  qui  serait  en  leur  pos- 
session; l'Assemblée  nationale  prenant  l'engagement 
d'indemniser  et  même  de  récompenser,  suivant 
l'importance  du  service,  quiconque  prêtera  secours 
à  ces  navigateurs,  pourra  procurer  de  leurs  nou- 
velles ,  ou  ne  ferait  même  qu'opérer  la  restitution 
à  la  France  des  papiers  et  effets  quelconques  qui 
pourraient  appartenir  ou  avoir  appartenu  à  leur 
expédition. 

«Décrète  en  outre  que  le  roi  sera  prié  de  faire  ar- 
mer un  ou  plusieurs  bâtimens ,  sur  lesquels  seront 
embarqués  des  savans ,  des  naturalistes  et  des  des- 


INTRODUCTION.  19 

sinateurs ,  et  de  donner  aux  commandans  de  l'ex- 
pédition la  double  mission  de  rechercher  M.  de 
La  Pérouse,  d'après  les  documens,  instructions  et 
ordres  qui  leur  seront  donnés,  et  de  faire  en  même 
temps  des  recherches  relatives  aux  sciences  et  au 
commerce,  en  prenant  toutes  les  mesures  pour 
rendre  ,  indépendamment  de  la  recherche  de 
M.  de  La  Pérouse ,  ou  même  après  l'avoir  recouvré 
ou  s'être  procuré  de  ses  nouvelles ,  cette  expédi- 
tion utile  et  avantageuse  à  la  navigation ,  à  la  géo- 
graphie, au  commerce,  aux  arts  et  aux  sciences.» 

Autre  décret  de  l Assemblée  nationale , 
du  22  «m7  1791. 

La  même  Assemblée  nationale  décréta  que  les 
relations  et  cartes  envoyées  par  La  Pérouse ,  de  la 
partie  de  son  voyage  jusqu'à  Botany-Bay,  seraient 
imprimées  et  gravées  aux  dépens  de  la  nation,  et 
que  cette  dépense  serait  prise  sur  le  fonds  de  deux 
millions  ordonné  par  l'article  14  du  décret  du 
3  août  1790;  elle  décréta,  en  outre,  qu'aussitôt 
que  l'édition  serait  finie,  et  qu'on  en  aurait  retiré 
les  exemplaires  dont  le  roi  voudrait  disposer,  le 
surplus  serait  adressé  à  madame  de  La  Pérouse  en 
témoignage  de  satisfaction  du  dévouement  de  M.  de 
La  Pérouse  à  la  chose  publique  et  à  l'accroissement 
des   connaissances   humaines  et   des  découvertes 


20  INTRODUCTION. 

utiles;  elle  décréta  enfin  que  La  Pérouse  resterait 

porté  sur  l'état  de  la  marine  jusqu'au  retour  des 

bàtimens  envoyés  à  sa  recherche,  et  que  ses  ap- 

pointemens  continueraient  à  être  payés  à  sa  femme , 

suivant  la  disposition  qu'il  en  avait  faite  avant  son 

départ. 


VOYAGES 

AUTOUR   DU   MONDE. 

LIVRE   CINQUIÈME. 

.      PÉRIODE  DE  1780  A  1800. 


CHAPITRE   r. 
(1780-1790.) 


JEAN-FRANCOlS    DE    LA    PÉRQUSE, 

(1785-1788.) 

Objet  de  l'armement  des  deux  frégates.  Séjour  dans  la  rade  de 
Brest.  Traversée  de  Brest  à  Madère  et  à  Ténériffe.  Séjour  dans 
ces  deux'  îles.  Voyage  au  Pic.  Arrivée  à  la  Trinité.  Relâche  à 
l'île  Sainte-Catherine  sur  la  cote  du  Brésil. 

L'ancien  esprit  de  découvertes  paraissait  en- 
tièrement éteint.  Le  voyage  d'Ellis  à  la  baie  d'Hud- 
son,  en  1747,  n'avait  pas  répondu  aux  espérances 
de  ceux  qui  avaient  avancé  des  fonds  pour  cette 
entreprise.  Le  capitaine  Bouvet  avait  cru  aperce- 


22  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

voir,  le  1"  janvier  1739,  une  terre  par  les  54  de- 
grés de  latitude  sud  :  il  paraît  aujourd'hui  pro- 
bable que  ce  n'était  qu'un  banc  de  glace  ;  et  cette 
méprise  a  retardé  les  progrès  de  la  géographie. 
Les  faiseurs  de  systèmes,  qui,  du  fond  de  leurs 
cabinets,  tracent  la  figure  des  continens  et  des 
îles,  avaient  conclu  que  le  prétendu  cap  de  la  Cir- 
concision était  la  pointe  septentrionale  des  terres 
australes,  dont  l'existence  leur  paraissait  démon- 
trée comme  nécessaire  à  l'équilibre  du  globe  ^ 

Ces  deux  voyages  devaient  avec  raison  décou- 
rager des  particuliers  qui ,  par  un  simple  esprit 
de  curiosité,  sacrifiaient  des  sommes  considérables 
-  à  un  intérêt  qui  avait  cessé  depuis  long-temps  de 
fixer  les  yeux  des  différentes  puissances  maritimes 
de  l'Europe. 

En  1764  l'Angleterre  ordonna  une  nouvelle 
expédition  dont  le  commandement  fut  confié  au 
Commodore  Byron.  Les  relations  de  ce  voyage  , 
ainsi  que  celles  des  navigateurs  Wallis ,  Carteret 
et  Cook,  sont  généralement  connues  ^. 

I  Néanmoins,  sans  prétendre  que  le  cap  de  la  Circoncision,  de- 
couvert  par  Lozier  Bouvet ,  appartienne  à  un  banc  de  glace  plu- 
tôt qu'à  une  île  ;  sans  résoudre  le  problème  oiseux  de  l'existence 
d'un  continent  austral,  puisqu'il  ne  peut  être  situé  que  par  une 
latitude  qui  l'isolera  éternellement  du  reste  du  globe,  nous  dirons 
que  les  premiers  voyages  de  Cook  autour  du  pôle  austral  ont  assez 
décidé  la  question. 

'  Nous  les  avons  données  à  nos  lecteurs  dans  les  précédens  vo- 
lumes. 11  en  est  de  même  de  celle  de  Bougainville. 


LA  PÉROUSE.  13 

Au  mois  de  novembre  1766,  M.  de  Bougainville 
partit  de  Nantes ,  avec  la  frégate  la  Boudeuse  et  la 
flûte  l'Etoile.  11  suivit  à  peu  près  la  même  route 
que  les  navigateurs  anglais;  il  découvrit  plusieurs 
îles;  et  son  voyage,  écrit  avec  intérêt,  n'a  pas  geu 
servi  à  donner  aux  Français  ce  goût  des  décou- 
vertes, qui  venait  de  renaître  avec  tant  d'énergie 
en  Angleterre. 

En  1771  M.  de  Kerguelen  fut  expédié  pour  un 
voyage  vers  le  continent  austral  dont  l'existence, 
à  cette  époque,  n'était  pas  même  contestée  des 
géographes.  En  décembre  de  la  même  année  ,  il 
eut  connaissance  d'une  île  :  le  mauvais  temps  l'em- 
pêcha d'en  achever  la  découverte.  Plein  des  idées 
de  tous  les  savans  de  l'Europe,  il  ne  douta  pas 
qu'il  n'eût  aperçu  un  cap  des  terres  australes.  Son 
empressement  à  venir  annoncer  cette  nouvelle 
ne  lui  permit  pas  de  différer  un  instant  son  re- 
tour; il  fut  reçu  en  France  comme  un  nouveau 
Christophe  Colomb.  On  équipa  tout  de  suite  un 
vaisseau  de  guerre  et  une  frégate  pour  continuer 
cette  importante  découverte  :  ce  choix  extraordi- 
naire de  bâtimens  suffirait  seul  pour  démontrer 
que  l'enthousiasme  exclut  la  réflexion.  M.  de  Ker- 
guelen eut  ordre  d'aller  lever  le  plan  du  prétendu 
continent  qu'il  avait  aperçu  :  on  sait  le  mauvais 
succès  de  ce  second  voyage  ;  mais  le  capitaine  Cook, 
le   premier   des   navigateurs,    n'aurait   pu  réussir 


24  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

dans  une  pareille  entreprise  avec  un  vaisseau  de 
soixante-quatre  canons,  une  frégate  de  trente-deux, 
et  sept  cents  hommes  d'équipage  :  peut-être  n'au- 
rait-il point  accepté  ce  commandement,  ou  il  au- 
vàil  fait  adopter  d'autres  idées.  Enfin ,  M.  de  Ker- 
guelen  revint  en  France  aussi  peu  instruit  que  la 
première  fois.  On  ne  s'occupa  plus  de  découvertes. 
Le  roi  mourut  pendant  le  cours  de  cette  expédi- 
tion. La  guerre  de  1778  tourna  tous  les  regards 
vers  des  objets  bien  opposés  :  on  n'oublia  pas  ce- 
pendant que  nos  ennemis  avaient  en  îner  la  Dé- 
couverte et  la  Résolution ,  et  que  le  capitaine  Cook, 
travaillant  à  l'agrandissement  des  connaissances 
humaines,  devait  être  l'ami  de  toutes  les  nations 
de  l'Europe  ^ 

L'objet  principal  de  la  guerre  de  1778  était  d'as- 
surer la  tranquillité  des  mers  :  il  fut  rempli  par  la 
paix  de  1783.  Ce  même  esprit  de  justice  qui  avait 
fait  prendre  les  armes,  pour  que  les  pavillons  des 
nations  les  plus  faibles  sur  mer  y  fussent  respectés 
à  l'égal  de  ceux  de  France  et  d'Angleterre,  devait 
pendant  la  paix  se  porter  vers  ce  qui  peut  con- 

'  A  l'époque  des  hostilités  de  1778  contre  l'Angleterre,  il  fut 
ordonné  à  tout  bâtiment  français  qui  rencontrerait  la  Décou- 
verte et  la  Résolution ,  commandées  par  le  capitaine  Cook ,  de  les 
laisser  librement  passer  sans  les  visiter;  et  bien  loin  de  les  traiter 
en  ennemies,  de  leur  fournir  tous  les  secours  dont  elles  pourraient 
avoir  besoin.  C'est  ainsi  qu'une  grande  nation ,  dit  M.  Milet-Mu- 
reau  ,  montre  un  respect  reliffieux  pour  les  progrès  des  sciences 
el  des  découvertes  utiles. 


LA  PÉROUSE.  25 

tribuer  au  plus  grand  bien-être  de  tous  les  hommes. 
Les  sciences,  en  adoucissant  les  mœurs,  ont  peut- 
être  plus  que  les  bonnes  lois  contribué  au  bon- 
heur de  la  société. 

Les  voyages  de  divers  navigateurs  anglais,  en 
étendant  nos  connaissances ,  avaient  mérité  la  juste 
admiration  du  monde  entier  :  l'Europe  avait  ap- 
précié les  talens  et  le  grand  caractère  du  capitaine 
Cook.  Mais  dans  un  champ  aussi  vaste,  il  restera 
pendant  bien  des  siècles  de  nouvelles  connais- 
sances à  acquérir;  des  côtes  à  relever  ,  des  plantes, 
des  arbres,  des  poissons,  des  oiseaux  à  décrire; 
des  minéraux  ,  des  volcans  à  observer;  des  peu- 
ples à  étudier,  et  peut-être  à  rendre  plus  heureux  : 
car  enfin  ,  une  plante  farineuse ,  un  fruit  de  plus  , 
sont  des  bienfaits  inestimables  pour  les  habitans 
des  îles  de  la  mer  du  Sud. 

Ces  différentes  réflexions  firent  adopter  le  pro- 
jet d'un  voyage  autour  du  monde  :  des  savans  de 
tous  les  genres  furent  employés  dans  cette  expé- 
dition. M.  Dagelet,  de  l'Académie  des  Sciences,  et 
M.  Monge  \  l'un  et  l'autre  professeurs  de  mathé- 
matiques à  l'Ecole  militaire,  furent  embarqués  en 
qualité  d'astronomes,  le  premier  sur  la  Boussole  , 
et  le  second  sur  l Astrolabe.  M.  de  Lamanon  ,   de 

'  La  santé  de  Monge  devint  si  mauvaise  de  Brest  à  Ténéritfe , 
qu'il  tut  obligé  de  débarquer  et  de  retourner  <*n  France,  où  il 
devait  dans  le  sanctuaire  des  sciences  éterniser  son  nom. 


23  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

l'Acadéaiie  de  Turin ,  correspondant  de  l'Académie 
des  Sciences,  fut  chargé  de  la  partie  de  l'histoire 
naturelle  de  la  terre  et  de  son  atmosphère  ,  con- 
nue sous  le  nom  de  géologie.  M.  l'abbé  Mongès  , 
chanoine  régulier  de  Sainte-Geneviève,  rédacteur 
du  journal  de  physique ,  devait  examiner  les  mi- 
néraux, en  faire  l'analyse,  et  contribuer  au  pro- 
grès des  différentes  parties  de  la  physique.  M.  de 
Jussieu  désigna  M.  de  la  Martinière,  docteur  en 
médecine  de  la  faculté  de  Montpellier,  pour  la 
partie  de  la  botanique;  il  lui  fut  adjoint  un  jardi- 
nier du  Jardin  du  Roi  pour  cultiver  et  conserver 
les  plantes  et  graines  de  différentes  espèces  que 
nous  aurions  la  possibilité  de  rapporter  en  Eu- 
rope :  sur  le  choix  qu'en  fit  M.  Thouin  ,  M.  Col- 
lignon  fut  embarqué  pour  remplir  ces  fonctions. 
INIM.  Prévost,  oncle  et  neveu,  fui'cnt  chargés  de 
peindre  tout  ce  qui  concerne  l'histoire  naturelle. 
M.  Dufresne,  grand  naturaliste  ,  et  très  habile  dans 
l'art  de  classer  les  différentes  productions  de  la 
nature,  nous  fut  donné  par  M.  le  contrôleur  gé- 
néral. Enfin ,  M.  Duché  de  Vancy  reçut  ordre  de 
s'embarquer  pour  peindre  les  costumes,  les  paysa- 
ges, et  généralement  tout  ce  qu'il  est  souvent  im- 
possible de  décrire.  Les  compagnies  savantes  du 
royaume  s'empressèrent  de  donner  dans  cette  oc- 
casion des  témoignages  de  leur  zèle  et  de  leur 
amour  pour  le  progrès   des  sciences  et  des  arts. 


LA  PÉROUSE.  27 

L'Académie  des  Sciences,  la  Société  de  médecine 
adressèrent  chacune  un  mémoire  à  M.  le  maréchal 
de  Castries ,  sur  les  observations  les  plus  impor- 
tantes que  nous  aurions  à  faire  pendant  cette  cam- 
pagne. 

M.  l'abbé  Tessier,  de  l'Académie  des  Sciences , 
proposa  un  moyen  pour  préserver  l'eau  douce  de 
la  corruption.  M.  du  Fourni,  ingénieur-architecte, 
nous  fit  part  aussi  de  ses  observations  sur  les  ar- 
bres et  sur  le  nivellement  des  eaux  de  la  mer.  M.  le 
Dru  nous  proposa  dans  un  mémoire  de  faire  plu- 
sieurs observations  sur  l'aimant,  par  différentes 
latitudes  et  longitudes  ;  il  y  joignit  une  boussole 
d'inclinaison  de  sa  composition  ,  qu'il  nous  pria  de 
comparer  avec  le  résultat  que  nous  donneraient 
les  deux  boussoles  d'inclinaison  qui  nous  furent 
prêtées  par  les  commissaires  du  bureau  des  longi- 
tudes de  Londres.  Je  dois  ici  témoigner  ma  recon- 
naissance au  chevalier  Banks,  qui  ,  ayant  appris 
que  M.  de  Monneron  ne  trouvait  point  à  Londres 
de  boussole  d'inclinaison,  voulut  bien  nous  faire 
prêter  celles  qui  avaient  servi  au  célèbre  capitaine 
Cook.  Je  reçus  ces  inslrumens  avec  un  sentiment 
de  respect  religieux  pour  la  mémoire  de  ce  grand 
homme. 

M.  de  Monneron ,  capitaine  au  corps  du  génie , 
qui  m'avait  suivi  dans  mon  expédition  de  la  baie 
d'Hudson,  fut  embarqué  en  qualité  d'ingénieur  en 


28  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

chef;  son  amitié  pour  moi ,  autant  que  son  ^oût 
pour  les  voyages,  le  déterminèrent  à  solliciter  cette 
place  :  il  fut  chargé  de  lever  les  plans,  d'examiner 
les  positions.  M.  Bernizet,  ingénieur-géographe, 
lui  fut  adjoint  pour  cette  partie. 

Enfin  M.  de  Fleurieu ,  ancien  capitaine  de  vais- 
seau, directeur  des  ports  et  arsenaux,  dressa  lui- 
même  les  cartes  qui  devaient  nous  servir  pendant 
le  voyage;  il  y  joignit  un  volume  entier  des  notes 
les  plus  savantes,  et  des  discussions  sur  les  diffé- 
ï'cns  voyageurs,  depuis  Christophe  Colomb  jusqu'à 
nos  jours.  Je  lui  dois  un  témoignage  public  de 
reconnaissance  pour  les  lumières  que  je  tiens  de 
lui ,  et  pour  l'amitié  dont  il  m'a  si  souvent  donné 
des  preuves  *. 

M.  le  maréchal  de  Castries ,  ministre  de  la  ma- 
rine, qui  m'avait  désigné  au  roi  pour  ce  comman- 
dement, avait  donné  les  ordres  les  plus  formels 
dans  les  ports,  pour  que  tout  ce  qui  pouvait  con- 
tribuer au  succès  de  cette  campagne  nous  fût 
accordé.  M.  d'Hector,  lieutenant  général  comman- 
dant la  marine  à  Brest,  répondit  à  ses  vues,  et 
suivit  le  détail  de  mon  armement  comme  s'il  avait 
dû  commander  lui-même.  J'avais  eu  le  choix  de 


ï  Les  sciences  et  les  arts  doivent  plus  particulièrement  partager 
les  regrets  de  l'Europe  entière  sur  la  perte  de  nos  navigateurs; 
l'immense  collection  faite  par  le»  savans  et  une  partie  des  mé* 
nioires  ont  péri  avec  eux. 


LA  PÉROLSE.  29 

tous  les  officiers;  je  désignai  pour  le  commande- 
ment de  l'Astrolabe  M.  de  Langle ,  capitaine  de 
vaisseau,  qui  montait  l' Astrée  dans  mon  expédition 
de  la  baie  d'Hudson ,  et  qui  m'avait,  dans  cette  oc- 
casion, donné  les  plus  grandes  preuves  de  talent 
et  de  caractère.  Cent  officiers  se  proposèrent  à 
M.  de  Langle  et  à  moi  pour  faire  cette  campagne  ; 
tous  ceux  dont  nous  fîmes  choix  étaient  distingués 
par  leurs  connaissances  :  enfin,  le  26  juin  1785, 
mes  instructions  me  furent  remises.  Je  partis  le 
l^'^  juillet  pour  Brest,  où  j'arrivai  le  4;  je  trouvai 
l'armement  des  deux  frégates  très  avancé.  On  avait 
suspendu  l'embarquement  de  différens  effets,  parce 
qu'il  me  fallait  opter  entre  quelques  articles  pro- 
pres aux  échanges  avec  les  sauvages,  ou  des  vivres 
dont  j'aurais  bien  voulu  me  pourvoir  pour  plu- 
sieurs années  :  je  donnai  la  préférence  aux  effets  de 
traite,  en  songeant  qu'ils  pourraient  nous  procurer 
des  comestibles  frais ,  et  qu'à  cette  époque ,  ceux 
que  nous  aurions  à  bord  seraient  presque  entiè- 
rement altérés. 

Nous  avions  en  outre  à  bord  un  bot  '  ponté,  en 
pièces,  d'environ  vingt  tonneaux,  deux  chaloupes 
biscaïennes  - ,  un  grand  mât ,  une  mèche  de  gou- 

'  Ou  boat  ou  bo^er,  espèce  de  bâtiment  très  fort  à  varangues 
plates,  en  usage  en  Flandre  et  en  Hollande,  très  bon  pour  les 
navigations  intérieures. 

*  Barca  longa,  chaloupes  longues,  fort  effilées  dans  les  extré- 
mités, propres  à  naviguer  lorsque  la  mer  est  houleuse 


30  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

vernail,  un  cabestan;  enfin,  ma  frégate  contenait 
une  incroyable  quantité  d'effets.  M.  de  Clonard, 
mon  second,  l'avait  arrimée  avec  zèle  et  intelligence. 
L Astrolabe  avait  embarqué  exactement  les  mêmes 
articles.  Nous  fûmes  en  rade  le  1 1  :  nos  bâtimens 
étaient  tellement  encombrés,  qu'il  était  impossible 
de  virer  au  cabestan;  mais  nous  partions  dans  la 
belle  saison,  et  nous  avions  l'espoir  d'arriver  à 
Madère  sans  essuyer  de  mauvais  temps. 

Le  12  nous  passâmes  la  revue.  Ce  même  jour, 
les  horloges  astronomiques  qui  devaient  nous  servir 
pour  vérifier  dans  les  relâches  le  mouvement  jour- 
nalier des  horloges  marines  furent  embarquées 
sur  les  deux  bâtimens.  Les  vents  d'ouest  nous  re- 
tinrent en  rade  jusqu'au  1^*^  d'août  :  il  y  eut  pendant 
ce  temps  des  brumes  et  de  la  pluie.  Je  craignis  que 
l'humidité  ne  nuisît  à  la  santé  de  nos  équipages  : 
nous  ne  débarquâmes  cependant,  dans  l'espace  de 
dix-neuf  jours,  qu'un  seul  homme  ayant  la  fièvre; 
mais  nous  découvrîmes  six  matelots  et  un  soldat 
attaqués  de  la  maladie  vénérienne,  et  qui  avaient 
échappé  à  la  visite  de  nos  chirurgiens. 

Je  mis  à  la  voile  de  la  rade  de  Brest,  le  1'''^  août. 
Ma  traversée  jusqu'à  Madère  n'eut  rien  d'intéres- 
sant; nous  y  mouillâmes  le  13;  les  vents  nous  fu- 
rent constamment  favorables  :  cette  circonstance 
était  bien  nécessaire  à  nos  vaisseaux  qui ,  trop 
chargés  sur  l'avant,  gouvernaient  fort  mal.  Pendant 


LA   PÉROUSE.  31 

les  belles  nuits  de  cette  traversée ,  M.  de  Lamanon 
observa  les  points  lumineux  qui  sont  dans  l'eau  de 
la  mer,  et  qui  proviennent,  selon  mon  opinon,  de 
la  dissolution  des  corps  marins.  Si  des  insectes 
produisaient  cette  lumière,  comme  l'assurent  plu- 
sieurs physiciens ,  ils  ne  seraient  pas  répandus  avec 
cette  profusion  depuis  le  pôle  jusqu'à  Téquateur, 
et  ils  afFecteraient  certains  climats  ^ 

Nous  n'étions  pas  encore  mouillés  à  Madère ,  que 
M.  Johnston,  négociant  anglais,  avait  déjà  envoyé 
à  bord  de  mon  bâtiment  un  canot  chargé  de  fruits. 
Plusieurs  lettres  de  recommandation  de  Londres 
nous  avaient  précédés  chez  lui  :  ces  lettres  furent 
un  grand  sujet  d'étonnement  pour  moi ,  ne  con- 
naissant pas  les  personnes  qui  les  avaient  écrites. 
L'accueil  que  nous  fit  M.  Johnston  fut  tel ,  que 
nous  n'aurions  pu  en  espérer  un  plus  gracieux  de 
nos  parens  ou  de  nos  meilleurs  amis.  Sans  les  cir- 
constances impérieuses  où  nous  nous  trouvions ,  il 
eût  été  bien  doux  de  passer  quelques  jours  à  Ma- 
dère, où  nous  étions  accueillis  d'une  manière  si 


*  On  ne  doute  plus  maintenant  de  l'existence  des  polypes  ou 
animaux  lumineux  dans  l'eau  de  la  mer.  On  a  observé  aux  Mal- 
dives et  sur  la  côte  du  Malabar,  lieux  où  la  mer  est  plus  lumineuse 
que  dans  les  parages  dont  parle  notre  navigateur,  que  l'eau  était 
parsemée  de  quantité  de  petits  animaux  vivans,  lumineux,  laissant 
échapper  une  liqueur  huileuse  qui  surnageait ,  et  répandait  une 
lumière  phosphorique  quand  elle  était  agitée.  On  a  vu  dans  les 
voyages  antérieurs  divers  faits  de  ce  genre. 


32  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

obligeante;  Fiiais  l'objet  de  notre  relâche  ne  pou- 
vait y  être  rempli.  Les  Anglais  ayant  porté  le  vin 
de  cette  île  à  un  prix  excessif,  nous  n'aurions  pu 
nous  en  procurer  à  moins  de  treize  ou  quatorze 
cents  livres  le  tonneau  de  quatre  barriques,  et  cette 
même  quantité  ne  coûtait  que  six  cents  livres  à 
Ténériffe  :  j'ordonnai  donc  de  tout  disposer  pour 
partir  le  lendemain  16  août.  La  brise  du  large  ne 
cessa  qu'à  six  heures  du  soir,  et  nous  mîmes  à  la 
voile  tout  de  suite.  Je  reçus  encore  de  M.  Johnston 
une  prodigieuse  quantité  d'articles  de  toute  espèce, 
cent  bouteilles  de  vin  de  Malvoisie ,  une  demi-bar- 
rique de  vin  sec,  du  rum  et  des  citrons  confits. 

Notre  traversée  jusqu'à  Ténériffe  ne  fut  que 
de  trois  jours;  nous  y  mouillâmes  le  19  août.  J'eus 
connaissance,  le  18  au  matin,  de  l'île  Salvage,  dont 
je  rangeai  la  partie  de  l'est  à  environ  une  demi- 
lieue  :  elle  est  très  saine.  Cette  île  est  entièrement 
brûlée;  il  n'y  a  pas  un  seul  arbre  ;  elle  paraît  for- 
mée par  des  couches  de  lave  et  d'autres  matières 
volcaniques.  Sa  longitude  occidentale  est  par  18 
degrés  13  minutes,  et  sa  latitude  nord  par  30  de- 
grés 15  minutes. 

Dès  mon  arrivée  à  Ténériffe,  je  m'occupai  de 
rétablissement  d'un  observatoire  à  terre;  nos  instru- 
mens  y  furent  placés  le  22  août,  et  nous  détermi- 
nâmes la  marche  de  nos  horloges  astronomiques , 
par  des  hauteurs  correspondantes  du  soleil  ou  des 


LA  PÉROUSE.  33 

étoiles ,  afin  de  vérifier  le  plus  promptement  pos- 
sible le  mouvement  des  horloges  marines  des  deux 
frégates. 

Le  30  août  au  matin  je  mis  à  la  voile  avec  un 
vent  de  nord-nord-est  assez  frais.  Nous  avions  pris 
à  bord  de  chaque  bâtiment  soixante  pipes  de  vin  : 
cette  opération  nous  avait  obligés  de  désarrimer  la 
moitié  de  notre  cale  pour  trouver  les  tonneaux  vides 
qui  étaient  destinés  à  le  contenir.  Ce  vin  venait 
d'Orotava,  petite  ville  qui  est  de  l'autre  côté  de  l'île. 

Le  gouverneur  général  de  toutes  les  îles  Cana- 
ries ne  cessa,  pendant  notre  séjour  dans  sa  rade,  de 
nous  donner  les  plus  grandes  marques  d'amitié. 

Nous  ne  pûmes  faire  route  qu'à  trois  heures  après 
midi  du  30  août.  Nous  étions  encore  plus  encombrés 
d'effets  qu'à  notre  départ  de  Brest  ;  mais  chaque  jour 
devaitles  diminuer,  et  nous  n'avions  plus  que  du  bois 
et  de  l'eau  à  trouver  jusqu'à  notre  arrivée  aux  îles 
de  la  mer  du  Sud.  Je  comptais  me  pourvoir  de  ces 
deux  articles  à  la  Trinité;  car  j'étais  décidé  à  ne  pas 
relâcher  aux  îles  du  Cap-Vert ,  qui ,  dans  cette  sai- 
son, sont  très  malsaines,  et  la  santé  de  nos  équi- 
pages était  le  premier  des  biens  :  c'est  pour  la  leur 
conserver  que  j'ordonnai  de  parfumer  les  entre- 
ponts, de  faire  branle -bas  tous  les  jours,  depuis 
huit  heures  du  matin  jusqu'au  soleil  couchant.  Mais, 
afin  que  chacun  eût  assez  de  temps  pour  dormir, 
l'équipage  fut  mis  à  t  rois-quart  s  ;  en  sorte  que  huit 
XII.  3 


34  VOYAGES  AllTOl  R  DC  MONDE, 

heures  de  repos  succédaient  à  quatre  lieures  de 
service.  Comme  je  n'avais  à  bord  que  le  nombre 
d'hommes  rigoureusement  nécessaire,  cet  arran- 
gement ne  put  avoir  lieu  que  dans  les  belles  mers, 
et  j'ai  été  contraint  de  revenir  à  l'ancien  usage  lors- 
que j'ai  navigué  dans  les  parages  orageux.  La  traver- 
sée jusqu'à  la  ligne  n'eut  rien  de  remarquable.  Les 
vents  alises  nous  quittèrent  par  les  14  degrés  nord, 
et  furent  constamment  de  l'ouest  au  sud -ouest 
jusqu'à  la  ligne  ;  ils  me  forcèrent  de  suivre  la  côte 
d'Afrique,  que  je  prolongeai  à  environ  soixante 
lieues  de  distance. 

JNous  coupâmes  l'équateur  le  29  septembre,  par 
18  degrés  de  longitude  occidentale  :  j'aurais  désiré, 
d'après  mes  instructions,  pouvoir  le  passer  beau- 
coup plus  à  l'ouest;  mais  heureusement  les  vents 
nous  portèrent  toujours  vers  l'est.  Sans  cette  cir- 
constance ,  il  m'eût  été  impossible  de  prendre  con- 
naissance de  la  Trinité  ;  car  nous  trouvâmes  les  vents 
de  sud-est  à  la  ligne ,  et  ils  m'ont  constamment 
suivi  jusque  par  les  20  deg.  25  min.  de  latit.  sud  ; 
en  sorte  que  j'ai  toujours  gouverné  au  plus  près, 
et  que  je  n'ai  pu  me  mettre  en  latitude  de  la  Trinité 
qu'à  environ  vingt-cinq  lieues  dans  l'est.  Si  j'eusse 
pris  connaissance  de  Penedo  de  San-Pedro*,  j'au- 

*  La  reconnaissance  de  cette  île  ne  m'était  pas  ordonnée,  mais 
simplement  indiquée,  si  je  n'avais  presque  pas  à  me  détourner  de 
ma  route. 


LA    PÉROUSE.  35 

rais  eu  bien  de  la  peine  à  doubler  la  pointe  orientale 
du  Brésil. 

J'ai  passé,  suivant  mon  point,  sur  le  bas-fond  où 
le  vaisseau  le  Prince  crut  avoir  touché  en  1747. 
Nous  n'avons  eu  aucun  indice  de  terre ,  à  l'excep- 
tion de  quelques  oiseaux  connus  sous  le  nom  de  fré- 
gates, qui  nous  ont  suivis  en  assez  grand  nombre, 
depuis  8  degrés  de  latit.  nord,  jusqu'à  3  degrés  de 
latit.  sud.  Nos  bâtimens  ont  été  pendant  ce  même 
temps  environnés  de  thons;  mais  nous  en  avons 
très  peu  pris ,  parce  qu'ils  étaient  si  gros  qu'ils  cas- 
saient toutes  nos  lignes  :  chacun  de  ceux  que  nous 
avons  péchés  pesait  au  moins  soixante  livres. 

Les  marins  qui  craignent  de  trouver  dans  cette 
saison  des  calmes  sous  la  ligne  sont  dans  la  plus 
grande  erreur  :  nous  n'avons  pas  été  un  seul  jour 
sans  vent,  et  nous  n'avons  eu  de  la  pluie  qu'une 
fois  ;  elle  fut  à  la  vérité  assez  abondante  pour  nous 
permettre  de  remplir  vingt-cinq  barriques. 

La  crainte  d'être  porté  trop  à  l'est  dans  l'enfon- 
cement du  golfe  de  Guinée  est  aussi  chimérique. 
On  trouve  les  vents  de  sud-est  de  très  bonne  heure: 
ils  ne  portent  que  trop  rapidement  à  l'ouest  ;  et  si 
j'avais  mieux  connu  cette  navigation  ,  j'aurais  couru 
plus  largue  avec  les  vents  de  sud-ouest  qui  ont  ré- 
gné constamment  au  nord  de  la  ligne,  que  j'aurais 
pu  couper  par  10  degrés,  ce  qui  m'eût  permis 
d'allei'  vent  largue  sur  le  parallèle  de  la  Trinité. 


36  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Peu  de  jours  après  notre  départ  de  Ténériffe,  nous 
perdîmes  de  vue  ces  beaux  ciels  qu'on  ne  trouve 
que  dans  les  zones  tempérées  :  une  blancheur  terne  , 
qui  tenait  le  milieu  entre  la  brume  et  les  nuages, 
dominai't  toujours.  L'horizon  avait  moins  de  trois 
lieues  d'étendue  ;  mais,  après  le  coucher  du  soleil , 
cette  vapeur  se  dissipait  et  les  nuits  étaient  cons- 
tamment très  belles. 

Le  1 1  octobre  nous  fîmes  un  très  grand  nombre 
d'observations  de  distances  de  la  lune  au  soleil , 
pour  déterminer  la  longitude ,  et  nous  assurer  de 
la  marche  de  nos  horloges  marines.  Par  un  terme 
moyen  entre  dix  observations  de  distances  prises 
avec  des  cercles  et  des  sextans,  nous  trouvâmes 
notre  longitude  occidentale  de  25  degrés  1 5  minutes. 

Le  12,  vers  les  quatre  heures  du  soir,  le  résultat 
moven  donnait,  pour  la  longitude  occidentale  de 
la  frégate  ,  26  degrés  21  minutes  du  méridien 
de  Paris  ;  et  la  montre ,  26  degrés  33  minutes. 
C'est  d'après  ces  opérations  que  nous  avons  déter- 
miné la  position  en  longitude  des  îles  Martin-Vas 
et  de  rîle  de  la  Trinité.  Nous  avons  aussi  déter- 
miné très  soigneusement  les  latitudes,  non-seule- 
ment en  observant  avec  exactitude  la  hauteur  mé- 
ridienne du  soleil ,  mais  en  prenant  un  très  grand 
nombre  de  hauteurs  près  du  méridien ,  et  en  les 
réduisant  toutes  à  l'instant  du  midi  vrai,  conclu 
par  des  hauteurs  correspondantes. 


LA  PÉROUSE.  37 

Le  16  octobre,  à  dix  heures  du  matin,  nous  aper- 
çûmes les  îles  Martin-Vas ,  dans  le  nord-ouest ,  à 
cinq  lieues  :  elles  auraient  dû  nous  rester  à  l'ouest, 
mais  les  courans  nous  avaient  portés  13  minutes 
dans  le  sud  pendant  la  nuit.  Malheureusement  les 
vents  ayant  été  constamment  au  sud-est  jusqu'alors, 
me  forcèrent  de  courir  plusieurs  bords  pour  me 
rapprocher  de  ces  îles,  dont  je  passai  à  environ 
une  lieue  et  demie.  Après  avoir  bien  déterminé 
leur  position ,  et  après  avoir  fait  des  relèvemens 
pour  pouvoir  tracer  sur  le  plan  leur  position  entre 
elles,  je  fis  route  au  plus  près,  vers  l'île  de  la  Tri- 
nité ,  distante  de  Martin-Vas  d'environ  neuf  lieues 
dans  l'ouest  -  quart  -  sud  -  ouest.  Ces  îles  Martin- 
Vas  ne  sont,  à  proprement  parler,  que  des  ro- 
chers ;  le  plus  gros  peut  avoir  un  quart  de  lieue  de 
tour  :  il  y  a  trois  îlots  séparés  entre  eux  par  de 
très  petites  distances,  lesquels,  vus  d'un  peu  loin, 
paraissent  comme  cinq  têtes. 

Au  coucher  du  soleil,  je  vis  l'île  de  la  Trinité, 
qui  me  restait  à  l'ouest  8  degrés  nord.  Le  vent  était 
toujours  au  nord-nord-ouest  :  je  passai  toute  la 
nuit  à  courir  de  petits  bords,  me  tenant  dans  la 
partie  de  l'est-sud-est  de  cette  île.  Lorsque  le  jour 
parut ,  je  continuai  ma  bordée  vers  la  terre ,  espé- 
rant trouver  une  mer  plus  calme  à  l'abri  de  l'île. 
A  dix  heures  du  matin  je  n'étais  plus  qu'à  deux 
lieues  et  demie  de  la  pointe  du  sud-est,  qui  me  res- 


38  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

tait  au  nord-nord-ouest,  et  j'aperçus,  au  fond  de 
l'anse  formée  par  cette  pointe,  un  pavillon  portu- 
gais hissé,  au  milieu  d'un  petit  fort  autour  duquel 
il  y  avait  cinq  ou  six  maisons  en  bois.  La  vue  de 
ce  pavillon  piqua  ma  curiosité  :  je  me  décidai  à 
envoyer  un  canot  à  terre ,  afin  de  m'informer  de 
l'évacuation  et  de  la  cession  des  Anglais;  car  je 
commençais  déjà  à  voir  que  je  ne  pourrais  me  pro- 
curer à  la  Trinité  ni  l'eau  ni  le  bois  dont  j'avais 
besoin  :  nous  n'apercevions  que  quelques  arbres 
sur  le  sommet  des  montagnes.  La  mer  brisait  par- 
tout avec  tant  de  force,  que  nous  ne  pouvions 
supposer  que  notre  chaloupe  pût  y  aborder  avec 
quelque  facilité.  Je  pris  donc  le  parti  de  courir  des 
bordées  toute  la  journée,  afin  de  me  trouver  le 
lendemain,  à  la  pointe  du  jour,  assez  au  vent  pour 
pouvoir  gagner  le  mouillage,  ou  du  moins  envoyer 
mon  canot  à  terre.  Je  hélai  le  soir  à  l'Astrolabe  la 
manœuvre  que  je  me  proposais  de  faire  ,  et  j'ajoutai 
que  nous  n'observerions  aucun  ordre  dans  nos  bor- 
dées, notre  point  de  réimion  devant  être,  au  lever 
du  soleil ,  l'anse  de  l'établissement  portugais.  Je  dis 
à  M.  de  Langle  que  celui  des  deux  bàtimens  qui 
se  trouverait  le  plus  à  portée  enverrait  son  canot 
pour  s'informer  des  ressources  que  nous  pourrions 
trouver  dans  cette  relâche. 

Le  lendemain  18  octobre  au  matin,  l  Astrolabe , 
n'étant  qu'à  une  demi-lieue  de  terre,  détacha  la 


LA    PÉROUSE.  39 

biscaïenne  commandée  par  M.  de  Vaujuas,  lieute- 
nant de  vaisseau.  M.  de  la  Martinière  et  le  père 
Receveur,  naturaliste  infatigable,  accompagnèrent 
cet  officier  :  ils  descendirent  au  fond  de  l'anse  , 
entre  deux  rochers  ;  mais  la  lame  était  si  grosse  , 
que  le  canot  et  son  équipage  auraient  infaillible- 
ment péri  sans  les  secours  prompts  que  les  Por- 
tugais lui  donnèrent  :  ils  tirèrent  le  canot  sur  la 
grève  pour  le  mettre  à  l'abri  de  la  fureur  de  la 
mer  :  on  en  sauva  tous  les  effets ,  à  l'exception  du 
grapin,  qui  fut  perdu. 

Dès  la  pointe  du  jour,  j'avais  aussi  envoyé  à  terre 
un  canot  commandé  par  M.  Boutin  ,  lieutenant  de 
vaisseau  ,  accompagné  de  MM.  de  Lamanon  et  Mon- 
neron;  mais  j'avais  défendu  à  M.  Boutin  de  des- 
cendre, si  la  biscaïenne  de  l'Astrolabe  était  arrivée 
avant  lui  :  dans  ce  cas ,  il  devait  sonder  la  rade , 
et  en  tracer  le  plan  le  mieux  qu'il  lui  serait  possible 
dans  un  si  court  espace  de  temps.  M.  Boutin  ne 
s'approcha  en  conséquence  que  jusqu'à  une  portée 
de  fusil  du  rivage.  Toutes  les  sondes  lui  rappor- 
tèrent un  fond  de  roc,  mêlé  d'un  peu  de  sable. 
M.  de  Monneron  dessina  le  fort  tout  aussi  bien  que 
s'il  avait  été  sur  la  plage,  et  M.  de  Lamanon  fut 
à  portée  de  voir  que  les  rochers  n'étaient  que  du 
basalte  ',  ou  des  matières  fondues,  restes  de  quel- 

'  Pierre  d'un  tissu  serré,  brillanUî  dans  ses  haclures,  taisaiK 
feu  au  bri(]uel,  pouvant  servir  de  pierre  de  touebe. 


40  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

ques  volcans  éteints.  Cette  opinion  fut  confirmée 
par  le  père  Receveur,  qui  nous  apporta  à  bord  un 
grand  nombre  de  pierres  toutes  volcaniques  ,  ainsi 
que  le  sable ,  qu'on  voyait  seulement  mêlé  de  dé- 
trimens  de  coquilles  et  de  corail. 

D'après  le  rapport  de  M.  de  Vaujuas  et  de 
M.  Boutin,  il  était  évident  que  nous  ne  pouvions 
trouver  à  la  Trinité  l'eau  et  le  bois  qui  nous  man- 
quaient. Je  me  décidai  tout  de  suite  à  faire  route 
pour  l'île  Sainte-Catherine ,  sur  la  côte  du  Brésil. 
C'était  l'ancienne  relâche  des  bàtimens  français  qui 
allaient  dans  la  mer  du  Sud.  Frézier  et  l'amiral 
Anson  y  trouvèrent  abondamment  à  se  pourvoir  de 
tous  leurs  besoins.  Ce  fut  pour  ne  pas  perdre  un 
seul  jour,  que  je  donnai  la  préférence  à  File  Sainte- 
Catherine  sur  Rio-Janeiro,  où  les  différentes  for- 
malités auraient  exigé  plus  de  temps  qu'il  n'en 
fallait  pour  faire  l'eau  et  le  bois  qui  nous  man- 
quaient. Mais  en  dirigeant  ma  route  vers  l'Ile  Sainte- 
Catherine,  je  voulus  m'assurer  de  l'existence  de 
riTe  de  l'Ascençaon,  que  M.  Daprès  place  à  cent 
lieues  dans  l'ouest  de  la  Trinité,  et  15  minutes  seu- 
lement plus  sud.  Suivant  le  journal  de  M.  Poncel 
de  la  Haye ,  qui  commandait  la  frégate  la  Renom- 
mée ,  j'étais  certain  que  différens  navigateurs ,  entre 
autres  Frézier,  homme  très  éclairé ,  avaient  cru 
aborder  à  l'Ascençaon ,  et  qu'ils  n'avaient  été  réel- 
lement qu'à  la  Trinité.  Malgré  l'autorité  de  M.  Pon-^ 


LA   PÉROUSE.  41 

cel  de  la  Haye,  je  crus  que  ce  point  de  géographie 
demandait  un  nouvel  éclaircissement.  Les  deux 
jours  que  nous  passâmes  vers  la  partie  sud  de  l'Ile 
de  la  Trinité  nous  mirent  à  portée  de  faire  les  re- 
lèvemens  d'après  lesquels  M.  Bernizet  traça  le  plan 
de  la  partie  sud  de  l'île.  Cette  île  n'offre  aux  yeux 
qu'un  rocher  presque  stérile  ;  on  ne  voit  de  la  ver- 
dure et  quelques  arbustes  que  dans  les  gorges 
très  étroites  des  montagnes  :  c'est  dans  une  de  ces 
vallées,  au  sud-est  de  l'île,  qui  n'a  qu'environ  trois 
cents  toises  de  largeur,  que  les  Portugais  ont  for- 
mé leur  établissement. 

La  nature  n'avait  certainement  pas  destiné  ce  ro- 
cher à  être  habité,  les  hommes  ni  les  animaux 
n'y  pO'Uvant  trouver  leur  subsistance  ;  mais  les 
Portugais  ont  craint  que  quelque  nation  de  l'Eu- 
rope ne  profitât  de  ce  voisinage  pour  établir  un 
commerce  interlope  avec  le  Brésil  :  c'est  à  ce  seul 
motif,  sans  doute,  qu'on  doit  attribuer  l'empres- 
sement qu'ils  ont  montré  d'occuper  une  île  qui, 
à  tout  autre  égard,  leur  est  entièrement  à  charge. 

Latitude  sud  du  gros  îlot  des  îles  ^lartin-Vas  , 
20  degrés  30  minutes  35  secondes;  longitude  oc- 
cidentale par  des  distances,  30  degrés  30  minutes; 
latitude  sud  de  la  pointe  sud-est  de  l'île  de  la  Tri- 
nité, 20  degrés  31  minutes;  longitude  occidentale 
par  des  distances,  30  degrés  57  minutes. 

Le  18  octobre  à  midi ,  je  fis  route  à  l'ouest  pour 


42  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

l'Ascençaon  jusqu'au  24  au  soir,  que  je  pris  le  parti 
d'abandonner  cette  recherche  :  j'avais  fait  alors 
cent  quinze  lieues  à  l'ouest,  et  le  temps  était  assez 
clair  pour  découvrir  dix  lieues  en  avant.  Ainsi  je 
puis  assurer  qu'ayant  dirigé  ma  route  par  le  pa- 
rallèle de  20  degrés  32  minutes,  avec  une  vue  nord 
et  sud  de  20  minutes  au  moins,  et  qu'ayant  mis 
en  panne,  chaque  nuit,  après  les  premières  soixante 
lieues,  lorsque  j'avais  parcouru  l'espace  aperçu  au 
coucher  du  soleil;  je  puis,  dis-je,  assurer  que  l'île 
de  l'Ascençaon  n'existe  pas  jusqu'à  7  degrés  environ 
de  longitude  occidentale  du  méridien  de  la  Trinité , 
entre  les  latitudes  sud  de  20  degrés  10  minutes  , 
et  de  20  degrés  50  minutes ,  ma  vue  ayant  pu  em- 
brasser tout  cet  espace  K 

'  LaPërousc  peut  avoir  raison  en  avançant  que  des  navigateurs 
ont  cru  aborder  à  l'Ascençaon  ,  tandis  qu'ils  n'ont  véritablement 
touché  qu'à  la  Trinité.  Sans  avoir  égard  à  la  ressemblance  des 
descriptions  qu'ils  ont  données  de  ces  deux  îles,  la  preuve  en 
existe  dans  la  fausse  position  qu'on  leur  a  assignée  sur  les  cartes 
françaises,  et  qui  permettait  de  croire  indifféremment  qu'on  était 
sur  l'une  ou  sur  l'autre,  leur  latitude  étant  à  peu  près  la  même, 
et  la  détermination  des  longitudes  étant  alors  très  fautive. 

Si  LaPérouse  eut  eu  plus  de  confiance  dans  les  notes  qui  lui 
furent  remises,  il  eût  fait  un  calcul  fort  simple.  La  longitude  oc- 
cidentale de  l'île  de  la  Trinité,  côte  du  nord,  y  est  déterminée  à 
32  degrés  15  minutes.  !1  a  reconnu  lui-même  qu'elle  n'était  que 
de  30  degrés  57  minutes  à  la  pointe  du  sud-est.  La  côte  d'Amé- 
rique, par  ce  parallèle,  peut,  d'après  le  méridien  de  Rio-Janeiro, 
déterminé  à  45  degrés  5  minutes,  être  évaluée  à  43  degrés  30  mi- 
nutes. Daprès  fixe  la  longitude  de  l'île  de  l'Ascension  à  38  degrés, 
parce  qu'il  la  croit  à  cent  vingt  lieues  de  la   côte.  J'ai  lieu  de 


LA   PÉROUSE.  43 

Le  25  octobre  nous  essuyâmes  un  orage  des  plus 
violens.  A  huit  heures  du  soir  nous  étions  au  centre 
d'un  cercle  de  feu  :  les  éclairs  partaient  de  tous  les 
points  de  l'horizon.  Le  feu  Saint-Elme  se  posa  sur 
la  pointe  du  paratonnerre,  mais  ce  phénomène  ne 
nous  fut  pas  particulier  :  l'Astrolabe,  qui  n'avait 
point  de  paratonnerre ,  eut  également  le  feu  Saint- 
Elme  sur  la  tète  de  son  mât  ^  Depuis  ce  jour,  le 


penser  qu'elle  en  est  plus  rapprochée.  Ainsi ,  il  est  évident  que 
La  Pérouse  n'a  pas  poussé  sa  recherche  assez  loin,  et  qu'ayant  par- 
couru environ  7  degrés  sur  ce  parallèle,  en  partant  de  la  Trinité  ; 
il  l'a  abandonnée  au  moment  d'atteindre  le  but. 

Le  hasard  m'a  fait  rencontrer  un  navigateur  qui  a  relâché  sur 
cesdeuxiles,  et  qui,  dépourvu  dinslrumens  pour  en  déterminer  la 
longitude  avec  précision,  a  fixé  seulement  leur  latitude  :  celle  de 
la  Trinité  à  20  degrés  22  minutes ,  et  celle  de  l'Ascençaon  à  20 
degrés  38  minutes  du  méridien  de  Paris.  Il  croit  cette  dernière  à 
120  lieues  de  la  côte  du  Brésil.  {Note  de  Mdet-Mureau.) 

Il  ne  s'agit  évidemment  pas  ici  de  l'île  de  l'Ascension  que  le  ca- 
pitaine Morrell  a  visitée  en  1829,  et  qu'il  place  par  7  degrés  55  mi- 
nutes de  latitude  sud,  et  14  degrés 23  minutes  de  longitude  ouest 
du  méridien  de  Greenwich,  au  nord-ouest  de  l'île  Sainte-Hélène. 

'  Le  feu  Saint-Elme  n'est  autre  chose  que  le  feu  électrique  ou 
la  matière  du  tonnerre  :  tout  le  monde  sait  que,  lorsque  le  fluide 
électrique  entre  par  une  pointe  ,  il  s'y  montre  comme  un  point 
lumineux;  mais  au  contraire,  quand  il  en  sort,  il  a  l'apparence 
d'une  gerbe  ou  d'un  cône  lumineux.  La  terre  est  le  grand  réser- 
voir de  l'électricité  ,  et  l'eau  est  le  meilleur  conducteur;  je  pense 
donc  que,  lorsqu'un  nuage  bas,  électrisé  négativement ,  passe  au 
dessus  d'un  vaisseau  ,  les  mâts  et  les  vergues  doivent  servir  de 
conducteurs,  et  qu'on  doit  voir  des  gerbes  de  feu  de  toutes  les 
extrémités  se  diriger  vers  ce  nuage.  11  est  évident  que  le  bâti- 
ment qui  a  un  paratonnerre  doit  avoir  à  sa  pointe  une  gerbe 
beaucoup  plus  belle,  à  raison  de  son  conducteur  de  fer  qui  com- 
munique directement  à  la  mer;  tandis  que  celui   qui   n'en  a  pas 


44  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

temps  fut  constamment  mauvais  jusqu'à  notre  ar- 
rivée à  l'île  Sainte-Catherine;  nous  fûmes  enve- 
loppés d'une  brume  plus  épaisse  que  celle  que  nous 
aurions  pu  trouver  sur  les  côtes  de  Bretagne  au 
milieu  de  l'hiver.  Nous  mouillâmes  le  6  de  no- 
vembre entre  l'Ile  Sainte-Catherine  et  le  continent. 
Après  quatre-vingt-seize  jours  de  navigation 
nous  n'avions  pas  un  seul  malade  :  la  différence 
des  climats,  les  pluies,  les  brumes,  rien  n'avait 
altéré  la  santé  des  équipages;  mais  nos  vivres 
étaient  d'une  excellente  qualité.  Je  n'avais  négligé 
aucune  des  précautions  que  l'expérience  et  la  pru- 
dence pouvaient  m'indiquer  :  nous  avions  eu  en 
outre  le  plus  grand  soin  d'entretenir  la  gaîté,  en 
faisant  danser  les  équipages  chaque  soir,  lorsque 
le  temps  le  permettait,  depuis  huit  heures  jusqu'à 
dix. 

ne  peut  communiquer  le  fluide  électrique  que  par  du  bois  gou- 
dronné, qui  est  très  mauvais  conducteur.  Par  le  même  principe 
on  doit  voir  aussi  quelquefois  le  feu  Saint-Elme  à  la  surface  de 
la  mer.  [Note  de  Milet'Mureau) 


LA  PEROUSE.  45 


§2. 

Description  de  l'Ile  Sainte-Catherine.  Observations  et  événemens 
pendant  notre  relâche.  Départ  de  l'ile  Sainte-Catherine.  Arrivée 
à  la  Conception. 

L'île  Sainte-Catherine  s'étend  depuis  les  27  degrés 
19  minutes  10  secondes  de  latitude  sud  ,  jusqu'aux 
27  degrés  49  minutes;  sa  largeur  de  l'est  à  l'ouest 
n'est  que  de  deux  lieues;  elle  n'est  séparée  du  con- 
tinent, dans  l'endroit  le  plus  resserré,  que  par  un 
canal  de  deux  cents  toises.  C'est  sur  la  pointe  de 
ce  goulet  qu'est  bâtie  la  ville  de  Nostra-Senhora  do- 
Desterro ,  capitale  de  cette  capitainerie ,  où  le  gou- 
verneur fait  sa  résidence;  elle  contient  au  plus  trois 
milles  âmes  et  environ  quatre  cents  maisons  :  l'as- 
pect en  est  fort  agréable.  Suivant  la  relation  de 
Frézier ,  cette  île  servait ,  en  1712,  de  retraite  à 
des  vagabonds  qui  s'y  sauvaient  des  différentes 
parties  du  Brésil  ;  ils  n'étaient  sujets  du  Portugal 
que  de  nom,  et  ils  ne  reconnaissaient  aucune  au- 
torité. Le  pays  est  si  fertile ,  qu'ils  pouvaient  sub- 
sister sans  aucun  secours  des  colonies  voisines  ;  et 
ils  étaient  si  dénués  d'argent  qu'ils  ne  pouvaient 
tenter  la  cupidité  du  gouverneur  général  du  Brésil, 
ni  lui  inspirer  l'envie  de  les  soumettre.  Les  vais- 
seaux qui  relâchaient  chez  eux  ne  leur  donnaient , 
en  échange  de  leurs  provisions,  que  des  habits  et 


46  VOYAGES  ACTOIIR  DU  MONDE, 

des  chemises  dont  ils  manquaient  absolument.  Ce 
n'est  que  vers  1740  que  la  cour  de  Lisbonne  éta- 
blit un  gouvernement   régulier  dans   l'île  Sainte 
Catherine  et  les  terres  adjacentes  du  continent. 

Ce  gouvernement  s'étend  soixante  lieues  du  nord 
au  sud,  depuis  la  rivière  San-Francisco  jusqu'à 
Rio-Grande;  sa  population  est  de  vingt  railles  âmes. 
J'ai  vu  dans  les  familles  un  si  grand  nombre  d'en- 
fans  que  je  crois  qu'elle  sera  bientôt  plus  considé- 
rable. Le  terrain  est  extrêmement  fertile,  et  pro- 
duit presque  de  lui-même  toutes  sortes  de  fruits,  de 
légumes  et  de  grains  :  il  est  couvert  d'arbres  tou- 
jours verts  ;  mais  ils  sont  tellement  entremêlés  de 
ronces  et  de  lianes  qu'il  n'est  pas  possible  de  tra- 
verser ces  forêts,  à  moins  d'y  pratiquer  un  sen- 
tier avec  des  haches  :  on  a  d'ailleurs  à  craindre 
les  serpens  dont  la  morsure  est  mortelle.  Les  ha- 
bitations, tant  sur  l'île  que  sur  le  continent,  sont 
toutes  sur  le  bord  de  la  mer  :  les  bois  qui  les  en- 
vironnent ont  une  odeur  délicieuse  par  la  grande 
quantité  d'orangers ,  d'arbres  et  d'arbustes  aroma- 
tiques dont  ils  sont  remplis. 

Malgré  tant  d'avantages,  le  pays  est  fort  pauvre 
et  manque  absolument  d'objets  manufacturés  ;  en 
sorte  que  les  paysans  y  sont  presque  nus  ou  cou- 
verts de  haillons.  Leur  terrain,  qui  serait  très  pro- 
pre à  la  culture  du  sucre,  n'y  peut  être  employé 
faute  d'esclaves,  qu'ils  ne  sont   pas  assez  riches 


LA  PÉROUSE.  Î7 

pour  acheter.  La  pèche  de  la  baleine  est  très  abon- 
dante ;  mais  c'est  une  propriété  de  la  couronne , 
affermée  à  une  compagnie  de  Lisbonne  :  cette 
compagnie  a,  sur  cette  côte,  trois  grands  établis- 
semens  dans  lesquels  on  pèche  chaque  année  en- 
viron quatre  cents  baleines,  dont  le  produit,  tant 
en  huile  qu'en  spermaceti,  est  envoyé  à  Lisbonne 
par  Rio-Janeiro  K  Les  habitans  ne  sont  que  simples 
spectateurs  de  cette  pèche ,  qui  ne  leur  procure 
aucun  profit.  Si  le  gouvernement  ne  vient  à  leur 
secours,  et  ne  leur  accorde  des  franchises  ou  au- 
tres encouragemens  qui  puissent  y  appeler  le  com- 
merce, un  des  plus  beaux  pays  de  la  terre  languira 
éternellement ,  et  ne  sera  d'aucune  utilité  à  la  mé- 
tropole. 

L'attérage  de  Sainte-Catherine  est  très  facile  : 
on  trouve  fond  de  vase  par  soixante-dix  brasses  à 
dix-huit  lieues  au  large ,  et  ce  fond  monte  graduel- 
lement jusqu'à  quatre  encablures  du  rivage,  où  il 
y  a  encore  quatre  brasses. 

La  passe  ordinaire  est  entre  l'ile  d'Alvarado  et 
la  pointe  du  nord  de  l'île  Sainte-Catherine.  11  y  a 
aussi  un  passage  entre  l'île  de  Gai  et  l'île  d'Alva- 
rado, mais  il  faut  le  connaître  :  nos  canots  furent 
si  occupés  pendant  cette  relâche  que  je  ne  pus  le 
faire  sonder.  Le  meilleur  mouillage  est  à  une  demi- 

Lo  produit  de  cette  pêche  reste   aujourd'hui  à  Rio-Janeiro, 
capitale  ch?  l'empire  brésilien. 


48  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

lieue  de  l'île  de  la  Forteresse.  On  y  est  au  milieu 
de  plusieurs  aiguades,  tant  sur  l'Ile  que  sur  le  con- 
tinent; et,  selon  les  vents,  on  peut  faire  choix  de 
l'anse  dont  l'abord  est  le  plus  facile.  Cette  consi- 
dération est  d'une  grande  importance;  car  la  na- 
vigation des  chaloupes  est  très  difficile  dans  ce  ca- 
nal, qui  a  deux  lieues  de  largeur  jusqu'au  goulet 
de  la  ville  :  la  lame  y  est  fatigante ,  et  y  brise  tou- 
jours sur  la  côte  opposée  au  vent.  Les  marées  sont 
très  irrégulières  :  le  flot  entre  par  les  deux  passes 
nord  et  sud  jusqu'au  goulet  de  la  ville  ;  il  ne  monte 
que  de  trois  pieds. 

Il  me  parut  que  notre  arrivée  avait  jeté  une 
grande  terreur  dans  le  pays  :  les  différens  forts 
tirèrent  plusieurs  coups  de  canon  d'alarme,  ce  qui 
me  détermina  à  mouiller  de  bonne  heure  et  à  en- 
voyer mon  canot  à  terre  avec  un  officier,  pour 
faire  connaître  nos  intentions  très  pacifiques  et 
nos  besoins  d'eau,  de  bois  et  de  rafraîchissemens. 
M.  de  Pierrevert,  que  je  chargeai  de  cette  naviga- 
tion, trouva  la  petite  garnison  de  la  citadelle  sous 
les  armes  :  elle  consistait  en  quarante  soldats  com- 
mandés par  un  capitaine  qui  dépêcha  sur-le-champ 
un  exprès  à  la  ville  vers  le  gouverneur  don  Fran- 
cisco de  Barros  ,  brigadier  d'infanterie.  Il  avait  eu 
connaissance  de  notre  expédition  par  la  gazette  de 
Lisbonne,  et  une  médaille  en  bronze  que  je  lui 
envoyai  ne  lui  laissa  aucun  doute  sur  l'objet  de 


LA  PÉROLSE.  49 

notre  relâche.  Les  ordres  les  plus  précis  et  les 
plus  prompts  furent  donnés  pour  qu'on  nous 
vendît,  au  plus  juste  prix,  ce  qui  nous  était  né- 
cessaire :  un  officier  fut  destiné  à  chaque  fré- 
gate; il  était  entièrement  à  nos  ordres;  nous  l'en- 
voyions avec  les  commis  du  munitionnaire  pour 
acheter  des  provisions  chez  les  habitans.  Le  9  de 
novembre,  je  me  rapprochai  de  la  forteresse  dont 
j'étais  un  peu  éloigné.  J'allai  le  même  jour,  avec 
M.  de  Langle  et  plusieurs  officiers ,  faire  ma  visite 
au  commandant  de  ce  poste  qui  me  fit  saluer  de 
onze  coups  de  canon  :  ils  lui  furent  rendus  de  mon 
bord.  J'envoyai  le  lendemain  mon  canot ,  com- 
mandé par  M.  Boutin,  lieutenant  de  vaisseau  à  la 
ville  de  Nostra-Senhora-do-Desterro  pour  faire  mes 
remercîmens  au  gouverneur,  de  l'extrême  abon- 
dance où  nous  étions  par  ses  soins.  Don  Francisco 
de  Barros ,  gouverneur  de  cette  capitainerie,  par- 
lait parfaitement  français ,  et  ses  vastes  connaissan- 
ces inspiraient  la  plus  grande  confiance.  Nos  Fran- 
çais dînèrent  chez  lui  :  il  leur  dit  pendant  le  dîner 
que  l'île  de  l'Ascension  n'existait  pas  ;  que  cepen- 
dant, sur  le  témoignage  de  M.  Daprès,  le  gouver- 
neur général  du  Brésil  avait  expédié  l'année  dernière 
un  bâtiment  pour  parcourir  toutes  les  positions 
assignées  précédemment  à  cette  île;  et  que  le  ca- 
pitaine de  ce  bâtiment  n'ayant  rien  trouvé,  on  l'a- 
vait effacée  des  cartes,  afin  de  ne  pas  éterniser  une 
XII  4 


50  VOYAGKS  AUTOLiU  DU  MONDE, 

ancienne  erreur  ^  Il  ajouta  que  l'île  de  la  Trinité 
avait  toujours  fait  partie  des  possessions  portu- 
gaises, et  que  les  Anglais  l'avaient  évacuée  à  la 
première  réquisition  qui  leur  en  avait  été  faite  par 
la  reine  de  Portugal,  le  ministre  du  roi  d'Angle- 
terre ayant  de  plus  répondu  que  la  nation  n'avait 
jamais  donné  sa  sanction  à  cet  établissement  qui 
n'était  qu'une  entreprise  de  particuliers. 

Le  lendemain  les  canots  de  l'Astrolabe  et  de  la 
Boussole  étaient  de  retour  à  onze  heures  ;  ils  m'an- 
noncèrent la  visite  très  prochaine  du  major  général 
de  la  colonie,  don  Antonio  de  Gama;  il  n'arriva  ce- 
pendant que  le  13,  et  il  m'apporta  la  lettre  la  plus 
obligeante  de  son  commandant.  La  saison  était  si 
avancée  que  je  n'avais  pas  un  instant  à  perdre  :  nos 
équipages  jouissaient  de  la  meilleure  santé.  Je  m'é- 
tais flatté  en  arrivant  d'avoir  pourvu  à  tous  nos 

'  Il  serait  dangereux  pour  les  progrès  de  la  navigation',  et  fu- 
neste aux  navigateurs ,  qu'on  adoptât  la  méthode  d'effacer  des 
cartes  des  îles  anciennement  découvertes ,  sous  le  prétexte  qu'on 
en  a  fait  une  vaine  recherche,  et  que  leur  position  est  au  moins 
incertaine,  par  le  peu  de  moyens  qu'on  avait  de  les  placer  d'une 
manière  précise  çur  les  cartes  à  l'époque  de  leur  découverte. 

Je  dois  d'autant  plus  m' élever  contre  une  pareille  méthode  que 
j'ai  prouvé  plus  haut  l'existence  de  l'Ascençaon ,  et  qu'en  effaçant 
une  île  du  globe  on  devient  en  quelque  sorte  responsable  des 
dangers  que  pourraient  courir  les  navigateurs  qui  la  rencontre- 
raient, dans  la  sécurité  que  leur  donneraient  les  cartes,  tandis 
que  sa  position,  quoique  incertaine,  en  éveillant  l'attention  des 
marins,  peut  servir  à  la  faire  retrouver  plus  facilement. 

{Note  de  Milet-Mureau.) 


LA  PÉROUSE.  ôl 

besoins,  et  d'être  en  état  de  mettre  à  la  voile  sous 
cinq  ou  six  jours  ;  mais  les  vents  de  sud  et  les 
courans  furent  si  violens  que  la  communication 
avec  la  terre  fut  souvent  interrompue  :  cela  retarda 
mon  départ. 

J'avais  donné  la  préférence  à  l'île  Sainte-Cathe- 
rine sur  Rio-Janeiro,  pour  éviter  seulement  les  for- 
malités des  grandes  villes  qui  occasionent  toujours 
une  perte  de  temps  ;  mais  l'expérience  m'apprit 
que  cette  relâche  réunissait  bien  d'autres  avanta- 
ges. Les  vivres  de  toute  espèce  y  étaient  dans  la 
plus  grande  abondance;  un  gros  bœuf  coûtait  huit 
piastres,  un  cochon,  pesant  cent  cinquante  livres, 
en  coûtait  quatre  ;  on  avait  deux  dindons  pour  une 
piastre  ;  il  ne  fallait  que  jeter  le  filet  pour  le  retirer 
plein  de  poissons  ;  on  apportait  à  bord  et  on  nous 
y  vendait  cinq  cents  oranges  pour  moins  d'une 
demi -piastre ,  et  les  légumes  étaient  aussi  à  un 
prix  très  modéré.  Le  fait  suivant  donnera  une  idée 
de  l'hospitalité  de  ce  bon  peuple.  Mon  canot  ayant 
été  renversé  par  la  lame  dans  une  anse  où  je  fai- 
sais couper  du  bois,  les  habitans  qui  aidèrent  à 
le  sauver  forcèrent  nos  matelots  naufragés  à  se 
mettre  dans  leurs  lits,  et  couchèrent  à  terre  sur 
des  nattes  au  milieu  de  la  chambre  où  ils  exer- 
çaient cette  touchante  hospitalité.  Peu  de  jours 
après  ils  rapportèrent  à  mon  bord  les  voiles  ,  les 
mâts,  le  grapin  et  le  pavillon  de  ce  canot,  objets 


52  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

très  précieux  pour  eux,  et  qui  leur  auraient  été  de 
la  plus  grande  utilité  dans  leurs  pirogues.  Leurs 
mœurs  sont  douces;  ils  sont  bons,  polis,  obligeans, 
mais  superstitieux  et  jaloux  de  leurs  femmes  qui 
ne  paraissent  jamais  en  public. 

Nos  officiers  tuèrent  à  la  chasse  plusieurs  oi- 
seaux variés  des  plus  brillantes  couleurs,  entre 
autres  un  rollier  d'un  très  beau  bleu,  qui  n'a  point 
été  décrit  par  M.  de  Buffon  :  il  est  très  commun  dans 
ce  pays. 

Suivant  nos  observations,  la  pointe  la  plus  est  et 
la  plus  nord  de  l'île  Sainte-Catherine  peut  être 
fixée  par  49  degrés  49  minutes  de  longitude  occi- 
dentale, et  27  degrés  19  minutes  de  latitude  sud. 

Le  16  au  soir,  tout  étant  embarqué,  j'envoyai 
mes  paquets  au  gouverneur  qui  avait  bien  voulu 
se  charger  de  les  faire  parvenir  à  Lisbonne ,  où  je 
les  adressai  à  M.  de  Saint-Marc,  notre  consul  gé- 
néral :  chacun  eut  la  permission  d'écrire  à  sa  famille 
et  à  ses  amis.  Nous  nous  flattions  de  mettre  à  la 
voile  le  lendemain;  mais  les  vents  de  nord,  qui  nous 
auraient  été  si  favorables  si  nous  eussions  été  en 
pleine  mer,  nous  retinrent  au  fond  de  la  baie  jus- 
qu'au 19  novembre.  J'appareillai  à  la  pointe  du 
jour;  le  calme  me  força  de  remouiller  pendant  quel- 
ques heures,  et  je  ne  fus  en  dehors  de  toutes  les  îles 
qu'à  l'entrée  de  la  nuit. 

Nous  avions  acheté  à  Sainte-Catherine  assez  de 


LA  PÉROUSE.  53 

bœufs,  de  cochons  et  de  volailles  pour  nourrir  l'équi- 
page en  mer  pendant  plus  d'un  mois,  et  nous  avions 
ajouté  des  orangers  et  des  citronniers  à  notre  col- 
lection d'arbres,  qui,  depuis  notre  départ  de  Brest, 
s'était  parfaitement  conservée  dans  les  caisses  faites 
à  Paris  sous  les  yeux  et  par  les  soins  de  M.  Thouin. 
Notre  jardinier  était  aussi  pourvu  de  pépins  d'o- 
ranges et  de  citrons,  de  graines  de  coton ,  de  maïs, 
de  riz,  et  généralement  de  tous  les  comestibles 
qui ,  d'après  les  relations  des  navigateurs,  manquent 
aux  habitans  des  îles  de  la  mer  du  Sud,  et  sont  plus 
analogues  à  leur  climat  et  à  leur  manière  de  vi- 
vre que  les  plantes  potagères  de  France  ,  dont 
nous  portions  aussi  une  iuimense  quantité  de 
graines. 

Le  jour  de  mon  départ,  je  remis  à  l'Astrolabe  de 
nouveaux  signaux  beaucoup  plus  étendus  que  ceux 
qui  nous  avaient  servi  jusqu'alors  :  nous  devions 
naviguer  au  milieu  des  brumes,  dans  des  mers  très 
orageuses  ;  et  ces  circonstances  exigeaient  de  nou- 
velles précautions.  Nous  convînmes  aussi  avec  M.  de 
Langle  que,  en  cas  de  séparation,  notre  premier 
rendez-vous  serait  le  port  de  Bon-Succès,  dans  le 
détroit  de  Le  Maire,  en  supposant  que  nous  n'eus- 
sions pas  dépassé  sa  latitude  le  1^'  janvier;  et  le 
second,  la  pointe  de  Vénus,  dans  l'île  de  Taïti.  Je 
l'informai  de  plus  que  j'allais  borner  mes  recher- 
ches dans  la  mer  Atlantique  à  l'île  Grande  de   la 


54  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Roche ,  n'ayant  plus  le  temps  de  chercher  un  pas- 
safje  au  sud  des  terres  de  Sandwich.  Je  regrettai 
fort  alors  de  ne  pouvoir  commencer  ma  campagne 
par  l'est  ;  mais  je  n'osai  changer  aussi  diamétrale- 
ment le  plan  qui  avait  été  adopté  en  France  ,  parce 
que  je  n'aurais  reçu  nulle  part  les  lettres  du  minis- 
tre qui  m'avaient  été  annoncées,  et  par  lesquelles 
les  ordres  les  plus  importans  pouvaient  me  par- 
venir. 

Le  temps  fut  très  beau  jusqu'au  28  novembre  ^ 
que  nous  eûmes  un  coup  de  vent  très  violent  de  la 
partie  de  l'est  :  c'était  le  premier  depuis  notre  dé- 
part de  France.  Je  vis  avec  grand  plaisir  que,  si  nos 
bâtimens  marchaient  fort  mal ,  ils  se  comportaient 
très  bien  dans  les  mauvais  temps,  et  qu'ils  pou- 
vaient résister  aux  grosses  mers  que  nous  aurions  à 
parcourir.  Nous  étions  alors  par  35  degrés  24  mi- 
nutes de  latitude  sud ,  et  43  degrés  40  minutes  de 
longitude  occidentale;  je  faisais  route  à  l'est-sud- 
est,  parce  que  je  me  proposais,  dans  ma  recherche 
de  l'île  Grande,  de  me  mettre  en  latitude  à  environ 
10  degrés  dans  l'est  du  point  qui  lui  a  été  assigné 
sur  les  différentes  cartes.  Je  ne  me  dissimulais  pas 
l'extrême  difficulté  que  j'aurais  à  remonter  ;  mais 
dans  tous  les  cas  j'étais  obligé  de  faire  beaucoup 
de  chemin  à  l'ouest  pour  arriver  au  détroit  de  Le 
Maire;  et  tout  le  chemin  que  je  ferais  à  cette  aire 
de  vent,  en  suivant  le  parallèle  de  l'île  Grande, 


LA  PÉROLSE.  55 

m'approchait  de  la  côte  des  Patagons ,  dont  j'étais 
forcé  d'aller  prendre  la  sonde  avant  de  doubler  le 
cap  Horn.  Je  croyais  de  plus  que  la  latitude  de  l'île 
Grande  n'étant  pas  parfaitement  déterminée,  il 
était  plus  probable  que  je  la  rencontrerais  en  lou- 
voyant entre  les  44  et  les  45  degrés  de  latitude , 
que  si  je  suivais  une  ligne  droite  par  44  degrés  30 
minutes,  comme  j'aurais  pu  le  faire  en  faisant  route 
de  l'ouest  à  l'est,  les  vents  d'ouest  étant  aussi  cons- 
tans  dans  ces  parages  que  ceux  de  l'est  entre  les 
tropiques. 

On  verra  bientôt  que  je  n'ai  retiré  aucun  avan- 
tage de  mes  combinaisons,  et  qu'après  quarante 
jours  de  recherches  infructueuses,  pendant  lesquels 
j'ai  essuyé  cinq  coups  de  vent,  j'ai  été  obligé  de 
faire  route  pour  ma  destination  ultérieure. 

Le  7  décembre  j'étais  sur  le  parallèle  prétendu 
de  l'ile  Grande,  par  44  degrés  38  minutes  de  lati- 
tude sud,  et  34  degrés  de  longitude  occidentale . 
suivant  une  observation  de  distances  faite  le  jour 
précédent.  INous  voyions  passer  des  goémons ,  et 
nous  étions  depuis  plusieurs  jours  entourés  d'oi- 
seaux, mais  de  l'espèce  des  albatros  et  des  pétrels, 
qui  n'approchent  jamais  des  terres  que  dans  la  sai- 
son de  la  ponte. 

Ces  faibles  indices  de  terre  entretenaient  cepen- 
dant nos  espérances,  et  nous  consolaient  des  mers 
al'Frcuses  dans  lesquelles  nous  naviguions  ;  mais  je 


56  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

n'étais  pas  sans  inquiétude  en  considérant  que 
j'avais  encore  35  degrés  à  remonter  dans  l'ouest 
jusqu'au  détroit  de  Le  Maire,  où  il  m'importait 
beaucoup  d'arriver  avant  la  fin  de  janvier. 

Je  courus  des  bords  entre  44  et  45  degrés  de 
latitude  jusqu'au  24  décembre  ;  je  parcourus  sur  ce 
parallèle  15  degrés  de  longitude,  et  le  27  décem- 
bre j'abandonnai  ma  recherche,  bien  convaincu 
que  l'île  de  la  Roche  n'existait  pas,  et  que  les  goé- 
mons et  les  pétrels  ne  prouvent  point  le  voisinage 
d'une  terre,  puisque  j'ai  vu  des  algues  et  des  oi- 
seaux jusqu'à  mon  arrivée  sur  la  côte  des  Pata- 
gons.  Je  suis  convaincu  que  les  navigateurs  qui  me 
succéderont  dans  cette  recherche  ne  seront  pas 
plus  heureux  que  moi  ;  mais  on  ne  doit  s'y  livrer 
que  lorsqu'on  fait  route  pour  aller  à  l'est  vers  la 
mer  des  Indes  :  il  n'est  pas  alors  plus  pénible  ni 
plus  long  de  parcourir  30  degrés  sur  ce  parallèle 
que  sur  tout  autre;  et  si  l'on  n'a  point  trouvé  la 
terre,  on  a  du  moins  fait  une  route  qui  a  approché 
du  but.  Je  suis  dans  la  ferme  persuasion  que  l'ile 
Grande  est,  comme  l'île  Pepis,  une  terre  fantasti- 
que ^  ;  le  rapport  de  la  Roche,  qui  prétend  y  avoir 

'  Je  sais  qu'on  a  retrouvé  la  Nouvelle-Géorgie  indiquée  dans 
le  journal  de  la  Roche ,  mais  je  suis  fort  dans  le  doute  si  l'on  doit 
lui  attribuer  l'honneur  de  cette  découverte.  Suivant  son  journal» 
il  y  a  un  canal  de  dix  lieues  entre  l'ile  des  Oiseaux  et  la  Géorgie, 
tandis  que  ce  canal  n'a  réellement  qu'une  lieue  :  méprise  un  peu 
li'op  forte  pour  que  le  marin  le  moins  exercé  puisse  la  faire  s'il  a 


LA   PÉROUSE,  57 

VU  de  grands  arbres,  est  dénué  de  toute  vraisem- 
blance :  il  est  bien  certain  que,  par  45  degrés,  on 
ne  peut  trouver  que  des  arbustes  sur  une  lie 
placée  au  milieu  de  l'océan  méridional ,  puisqu'on 
ne  rencontre  pas  un  seul  grand  arbre  sur  les  îles 
de  Tristan  d'Acunha,  situées  dans  une  latitude  infi- 
niment plus  favorable  à  la  végétation. 

Le  25  décembre,  les  vents  se  fixèrent  au  sud- 
ouest  et  durèrent  plusieurs  jours;  ils  me  contrai- 
gnirent de  prendre  la  route  à  l'ouest-nord-ouest , 
et  de  m'écarter  du  parallèle  que  je  suivais  cons- 
tamment depuis  vingt  jours.  Comme  j'avais  alors 
dépassé  le  point  assigné  sur  toutes  les  cartes  à  l'île 
Grande  de  la  Roche,  et  que  la  saison  était  très 
avancée,  je  me  déterminai  à  ne  plus  faire  que  la 
route  qui  m'approchait  le  plus  de  l'ouest ,  craignant 
beaucoup  de  m'être  exposé  à  doubler  le  cap  Horn 
dans  la  mauvaise  saison.  Mais  les  temps  furent  plus 
favorables  que  je  n'avais  osé  l'espérer  :  les  coups 
de  vent  cessèrent  avec  le  mois  de  décembre ,  et  le 
mois  de  janvier  fut  à  peu  près  aussi  beau  que  celui 
de  juillet  sur  les  côtes  d'Europe. 

Nous  eûmes  quelques  jours  de  calme  et  de  belle 
mer,  pendant  lesquels  les  oFficiers  des  deux  fré- 
gates firent  des  parties  de  chasse  en  canot  et  tuè- 

parlé  du  même  endroit.  C'est  cependant  de  cette  première  terre 
qu'il  faut  partir  pour  placer  File  Grande  enlre  les  43^  et  44®  degrés 
de  longitude;  j'ai  coupé  tous  les  méridiens  de  35  à  40  degrés  sans 
)a  découvrir. 


58  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

rent  une  quantité  considérable  d'oiseaux  dont  nous 
étions  presque  toujous  environnés.  Ces  chasses , 
assez  ordinairement  abondantes,  procuraient  des 
rafraîchissemens  en  viande  à  nos  équipages ,  et  il 
nous  est  arrivé  plusieurs  fois  d'en  tuer  une  assez 
grande  quantité  pour  en  faire  des  distributions 
générales  :  les  matelots  les  préféraient  à  la  viande 
salée,  et  je  crois  qu'elles  contribuaient  infiniment 
davantage  à  les  maintenir  dans  leur  bonne  santé. 

Nous  ne  tuâmes  dans  nos  différentes  excursions 
que  des  albatros  de  la  grande  espèce  et  de  la  petite, 
avec  quatre  variétés  de  pétrels  ;  ces  oiseaux  écor- 
chés,  et  accommodés  avec  une  sauce  piquante, 
étaient  à  peu  près  aussi  bons  que  les  macreuses 
qu'on  mange  en  Europe.  Ils  ont  été  si  bien  décrits 
par  les  naturalistes  qui  ont  accompagné  le  capitaine 
Cook,  que  je  ne  crois  pas  devoir  en  donner  une 
nouvelle  description. 

Le  14  janvier  1786 ,  nos  eûmes  enfin  la  sonde  de 
la  côte  des  Patagons,  par  47  degrés  50  minutes  de 
latitude  sud,  et  64  degrés  37  minutes  de  longitude 
occidentale,  suivant  nos  dernières  observations  de 
distances  :  nous  n'avons  jamais  laissé  échapper  l'oc- 
casion d'en  faire  lorsque  le  temps  a  été  favorable. 
Les  officiers  de  la  frégate  y  étaient  tellement  exer- 
cés, et  secondaient  si  bien  M.  Degelet,  que  je  ne 
crois  pas  que  notre  plus  grande  erreur  en  longitude 
puisse  être  évaluée  à  plus  d'un  demi-degré. 


LA   PÉROLSE.  59 

Le  21  nous  eûmes  connaissance  du  cap  Beau- 
Temps,  ou  de  la  pointe  du  nord  de  la  rivière  de 
Gallegos,  sur  la  côte  des  Patagons  :  nous  étions  à 
environ  trois  lieues  de  terre.  Nous  prolongeâmes 
cette  côte  à  trois  et  cinq  lieues  de  distance. 

Le  22  nous  relevâmes  à  midi  le  cap  des  Vierges, 
à  quatre  lieues  dans  l'ouest  :  cette  terre  est  basse , 
sans  aucune  verdure.  Le  capitaine  Cook  a  déter- 
miné avec  la  plus  grande  précision  la  latitude  et  la 
longitude  des  différens  caps  de  cette  terre. 

Le  gisement  des  côtes  entre  ces  caps  a  été  tracé 
d'après  de  bons  relèvemens;  mais  les  détails  qui 
font  la  sûreté  de  la  navigation  n'ont  pu  être  soi- 
gnés. Le  capitaine  Cook  et  tous  les  autres  naviga- 
teurs ne  peuvent  répondre  que  des  routes  qu'ils 
ont  faites  ou  des  sondes  qu'ils  ont  prises  ;  et  il  est 
possible  qu'avec  de  belles  mers,  ils  aient  passé  à 
côté  de  bancs  ou  battures  qui  ne  brisaient  point  : 
ainsi  cette  navigation  demande  beaucoup  plus  de 
précautions  que  celles  de  nos  continens  d'Europe. 

Le  25,  à  deux  heures,  je  relevai  à  une  lieue  au 
sud  le  cap  San-Diego  qui  forme  la  pointe  occiden- 
tale du  détroit  de  Le  Maire.  J'avais  prolongé  depuis 
le  matin  la  terre  à  cette  distance,  et  j'avais  suivi, 
sur  la  carte  du  capitaine  Cook ,  la  baie  où  iM.  Banks 
débarqua  pour  aller  chercher  des  plantes  pendant 
que  la  Résolution  l'attendait  sous  voiles. 

Le  temps  nous  était  si  Favorable  qu'il  me  fut  im- 


60  VOYAGES   AUTOUR  DU  MONDE, 

possible  d'avoir  la  même  complaisance  pour  nos 
naturalistes.  A  trois  heures  je  donnai  dans  le  détroit, 
ayant  arrondi  à  trois  quarts  de  lieue  de  la  pointe 
San-Diego ,  où  il  y  a  des  brisans  qui  ne  s'étendent,  je 
crois,  qu'à  un  mille  :  mais  ayant  vu  la  mer  briser 
beaucoup  plus  au  large,  je  gouvernai  au  sud-est, 
afin  de  m'éloigner  de  ces  brisans  ;  je  m'aperçus 
bientôt  qu'il  étaient  occasionés  par  les  courans, 
et  que  les  récifs  du  cap  de  San-Diego  étaient  fort 
loin  de  moi. 

Comme  il  ventait  bon  frais  du  nord,  j'étais  le 
maître  de  me  rapprocher  de  la  Terre  de  Feu  :  je  la 
prolongeai  à  une  petite  demi-lieue.  Je  trouvai  le 
vent  si  favorable  et  la  saison  si  avancée  que  je  me 
déterminai  tout  de  suite  à  abandonner  la  relâche 
de  la  baie  de  Bon-Succès,  et  à  faire  route  sans 
perdre  un  instant  pour  doubler  le  cap  Horn.  Je 
considérai  qu'il  m'était  impossible  de  pourvoir  à 
tous  mes  besoins  sans  y  employer  dix  ou  douze 
jours;  que  ce  temps  m'avait  été  rigoureusement 
nécessaire  à  Sainte-Catherine,  parce  que,  dansées 
baies  ouvertes ,  où  la  mer  brise  avec  force  sur  le 
rivage ,  il  y  a  une  moitié  des  jours  pendant  les- 
quels les  canots  ne  peuvent  pas  naviguer.  Si  à  cet 
inconvénient  s'étaient  joints  des  vents  de  sud  qui 
m'eussent  arrêté  pendant  quelque  temps  dans  la 
baie  de  Bon-Succès,  la  belle  saison  se  serait  écoulée, 
et  j'aurais  exposé  mon  vaisseau  à  des  avaries  et 


LA  PÉROUSE.  61 

mon  équipage  à  des  fatigues  très  préjudiciables  au 
succès  du  voyage. 

Ces  considérations  me  déterminèrent  à  faire 
route  pour  l'île  Juan-Fernandez,  qui  était  sur  mon 
chemin,  et  où  je  devais  trouver  de  l'eau  et  du 
bois  avec  quelques  rafraîchissemens  bien  supérieurs 
aux  pinguins  du  détroit.  Je  n'avais  pas  à  cette  épo- 
que un  seul  malade;  il  me  restait  quatre-vingts 
barriques  d'eau  ;  et  la  Terre  de  Feu  a  été  si  sou- 
vent visitée  et  décrite,  que  je  ne  pouvais  me  flatter 
de  rien  ajouter  à  ce  qui  en  avait  déjà  été  dit. 

Pendant  notre  route  dans  le  détroit  de  Le  Maire , 
les  sauvages  allumèrent  de  grands  feux,  suivant 
leur  usage ,  pour  nous  engager  à  mouiller  ;  il  y 
en  avait  un  sur  la  pointe  du  nord  de  la  baie  de 
Bon-Succès ,  et  un  autre  sur  la  pointe  du  nord  de 
la  baie  de  Valentin.  Je  suis  persuadé ,  comme  le  ca- 
pitaine Cook,  qu'on  peut  mouiller  indifféremment 
dans  toutes  ces  baies  :  on  y  trouve  de  l'eau  et  du 
bois,  mais  moins  de  gibier  sans  doute  qu'au  port 
Noël,  à  cause  des  sauvages  qui  Les  habitent  une 
grande  partie  de  l'année. 

Durant  notre  navigation  dans  le  détroit,  h  une 
demi-lieue  de  la  Terre  de  Feu ,  nous  fûmes  entourés 
de  baleines.  On  s'apercevait  qu'elles  n'avaient  ja- 
mais été  inquiétées;  nos  vaisseaux  ne  les  effrayaient 
point  ;  elles  nageaient  majestueusement  à  la  portée 
du  pistolet  de  nos  frégates  :  elles  seront  souveraines 


62  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

de  ces  mers  jusqu*au  moment  où  des  pêcheurs 
iront  leur  faire  la  même  guerre  qu'au  Spitzberg  ou 
au  Groenland.  Je  doute  qu'il  y  ait  un  meilleur  en- 
droit dans  le  monde  pour  cette  pêche  :  les  bâti- 
mens  seraient  mouillés  dans  de  bonnes  baies, 
ayant  de  l'eau,  du  bois,  quelques  herbes  antiscor- 
butiques et  des  oiseaux  de  mer  ;  les  canots  de  ces 
mêmes  bâtimèns,  sans  s'éloigner  d'une  lieue,  pour- 
raient prendre  toutes  les  baleines  dont  ils  auraient 
besoin  pour  composer  la  cargaison  de  leurs  vais- 
seaux. Le  seul  inconvénient  serait  la  longueur  du 
voyage  qui  exigerait  à  peu  près  cinq  mois  de  navi- 
gation pour  chaque  traversée;  et  je  crois  qu'on  ne 
peut  fréquenter  ces  parages  que  pendant  les  mois 
de  décembre,  janvier  et  février. 

Nous  n'avons  pu  faire  aucune  observation  sur  les 
courans  du  détroit;  nous  y  sommes  entrés  à  trois 
heures  après  midi ,  ayant  vingt-quatre  jours  de 
lune  ;  ils  nous  ont  portés  avec  violence  au  sud  ju- 
qu'à  cinq  heures  :  la  marée  a  renversé  alors  ;  mais 
comme  il  ventait  bon  frais  du  nord,  nous  l'avons 
refoulée  avec  facilité. 

L'horizon  était  si  embrumé  dans  la  partie  de 
l'est,  que  nous  n'avions  pas  aperçu  la  Terre  des 
États ,  dont  nous  étions  cependant  à  moins  de  cinq 
lieues  ,  puisque  c'est  la  largeur  totale  du  détroit. 
Nous  avons  serré  la  Terre  de  Feu  d'assez  près  pour 
apercevoir,  avec  nos  lunettes,  des  sauvages  qui  at- 


LA   PÉROUSE.  63 

lisaient  de  grands  feux,  seule  manière  qu'ils  aient 
d'exprimer  leurs  désirs  de  voir  relâcher  les  vais- 
seaux. 

Un  autre  motif  plus  «puissant  encore  m'avait  dé- 
terminé à  abandonner  la  relâche  de  la  baie  de 
Bon-Succès  :  je  combinais  depuis  long-temps  un 
nouveau  plan  de  campagne,  sur  lequel  cependant 
je  ne  pouvais  rien  décider  qu'après  avoir  doublé 
le  cap  Horn. 

Ce  plan  était  de  me  rendre  cette  année  sur  la 
côte  nord-ouest  de  l'Amérique  :  je  savais  que,  si  je 
n'en  avais  pas  reçu  l'ordre ,  c'était  dans  la  seule 
crainte  que  je  n'eusse   pas  le  temps  de  faire  une 
aussi  longue  course  avant  l'hiver,   car  ce  projet 
réunissait  une  infinité  d'avantages  :  le  premier,  de 
faire  une  route  nouvelle,  et  de  couper  des  paral- 
lèles sur  lesquels  il  était   possible   de  rencontrer 
plusieurs  îles  inconnues;  le  second,  de  parcourii*, 
d'une  manière  plus   expéditive ,  tous  les  lieux  qui 
m'étaient  indiqués,  en  employant  deux  ans  dans 
l'hémisphère  nord.  Comme  mes  instructions  por- 
taient expressément  qu'il  m'était  permis  d'exécuter 
les  ordres  du  roi  de  la  manière  qui  me  paraîtrait 
la  plus  convenable  au  succès  de  ma  campagne ,  je 
n'attendais,  pour  adopter  entièrement  ce  nouveau 
plan ,  que   de   savoir  l'époque  où  je   serais  enfin 
dans  la  mer  du  Sud. 

Je  doublai  le  cap  Horn  avec  beaucoup  plus  de 


04  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

facilité  que  je  n'avais  osé  l'imaginer.  Je  suis  con- 
vaincu aujourd'hui  que  cette  navigation  est  comme 
celle  de  toutes  les  latitudes  élevées  :  les  difficultés 
qu'on  s'attend  à  rencontre^  sont  l'effet  d'un  an- 
cien préjugé  qui  doit  disparaître ,  et  que  la  lecture 
du  voyage  de  l'amiral  Anson  n'a  pas  peu  contribué 
à  conserver  parmi  les  marins. 

Le  9  de  février  1786,  j'étais  par  le  travers  du 
détroit  de  Magellan  dans  la  mer  du  Sud,  faisant 
route  pour  l'île  de  Juan-Fernandez  :  j'avais  passé , 
suivant  mon  estime,  sur  la  prétendue  terre  de 
Drake  ;  mais  j'avais  perdu  peu  de  temps  à  cette  re- 
cherche, parce  que  j'étais  convaincu  qu'elle  n'exis- 
tait pas.  Depuis  mon  départ  d'Europe,  toutes  mes 
pensées  n'avaient  eu  pour  objet  que  les  routes  des 
anciens  navigateurs  :  leurs  journaux  sont  si  mal 
faits  qu'il  faut  en  quelque  sorte  les  deviner  ;  et  les 
géographes,  qui  ne  sont  pas  marins,  sont  généra- 
lement si  ignorans  en  hydrographie  qu'ils  n'ont  pu 
porter  les  lumières  d'une  saine  critique  sur  des 
journaux  qui  en  avaient  grand  besoin  :  ils  ont  en 
conséquence  tracé  des  îles  qui  n'existaient  pas,  et 
qui ,  comme  des  fantômes  ,  ont  disparu  devant  les 
nouveaux  navigateurs. 

En  1578,  l'amiral  Drake,  cinq  jours  après  sa 
sortie  du  détroit  de  Magellan ,  fut  assailli,  dans  le 
Grand-Océan  occidental ,  par  des  coups  de  vent 
très  forts  qui  durèrent  près  d'un  mois  :  il  est  dif- 


LA    PÉROUSE.  65 

iicile  de  le  suivre  dans  ses  différentes  routes  ;  mais 
enfin  il  eut  connaissance  d'une  île  par  les  5)7  de- 
Ijrés  de  latitude  sud;  il  y  relâcha  et  y  vit  beau- 
coup d'oiseaux  :  courant  ensuite  au  nord  l'espace 
de  vingt  lieues,  il  trouva  d'autres  îles  habitées  par 
des  sauvages  qui  avaient  des  pirogues  :  ces  îles 
produisaient  du  bois  et  des  plantes  antiscorbuti- 
ques. Comment  méconnaître  à  cette  relation  la 
Terre  de  Feu  sur  laquelle  Drake  a  relâché ,  et  vrai- 
semblablement l'île  Diego-Ramirez,  située  à  peu 
près  par  la  latitude  de  la  prétendue  île  de  Drake? 
A  cette  époque,  la  Terre  de  Feu  n'était  pas  con- 
nue. Le  Maire  et  Schouten  ne  trouvèrent  le  détroit 
qui  porte  leur  nom  qu'en  1616;  et  toujours  per- 
suadés qu'il  y  avait  dans  l'hémisphère  sud ,  comme 
dans  l'hémisphère  nord ,  des  terres  qui  s'étendent 
jusqu'aux  environs  des  pôles,  ils  crurent  que  la 
partie  du  sud  de  l'Amérique  était  coupée  par  des 
canaux,  et  qu'ils  en  avaient  trouvé  un  second  comme 
Magellan.  Ces  fausses  idées  étaient  bien  propres  à 
jeter  dans  l'erreur  l'amiral  Drake,  qui  fut  porté 
par  les  courans  12  ou  15  degrés  dans  l'est  de  son 
estime,  ainsi  qu'il  est  arrivé  depuis,  dans  les  mêmes 
parages,  à  cent  autres  navigateurs  :  cette  proba- 
bilité devient  une  certitude  lorsqu'on  réfléchit 
qu'un  vaisseau  de  cette  escadre,  qui  prit  la  bordée 
du  nord  pendant  que  son  général  courait  celle  du 

sud,    rentra  dans   le    même   détroit   de  Magellan 
XII.  5 


OG  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

dont  il  venait  de  sortir,  preuve  évidente  qu'il  n'a 
vait  guère  fait  de  cheuiin  à  l'ouest,  et  que  l'amiral 
Drake  avait  dépassé  la  longitude  de  l'Amérique. 
On  pourrait  ajouter  qu'il  est  contre  toute  vraisem- 
blance qu'une  île  fort  éloignée  du  continent,  et  par 
57  degrés  de  latitude,  soit  couverte  d'arbres  ,  lors- 
qu'on ne  trouve  pas  même  une  plante  ligneuse  sur 
les  îles  Malouines,  qui  ne  sont  que  par  53  degrés; 
qu'il  n'y  a  aucun  habitant  sur  ces  mêmes  îles ,  pas 
même  sur  celle  des  Etats,  qui  n'est  séparée  du 
continent  que  par  un  canal  de  cinq  lieues  ;  et  qu'en- 
fin la  description  que  Drake  fait  des  sauvages,  des 
pirogues,  des  arbres  et  des  plantes,  convient  si  fort 
aux  Pécherais,  et  généralement  à  tous  les  autres 
détails  que  nous  avons  sur  la  Terre  de  Feu,  que  je 
suis  à  concevoir  comment  l'île  de  Drake  peut 
encore  exister  sur  les  cartes. 

Les  vents  d'ouest-sud-ouest  m'étant  favorables 
pour  gagner  au  nord,  je  ne  perdis  pas  à  cette 
vaine  recherche  un  temps  si  précieux ,  et  je  con- 
tinuai ma  route  vers  l'île  de  Juan-Fernandez.  Mais 
ayant  examiné  la  quantité  de  vivres  que  j'avais  à 
bord ,  je  vis  qu'il  nous  restait  très  peu  de  pain  et 
de  farine ,  parce  que  j'avais  été  obligé ,  ainsi  que 
M.  de  Larigle ,  d'en  laisser  cent  quarts  à  Brest , 
faute  d'espace  pour  les  contenir  :  les  vers  d'ailleurs 
s'étaient  mis  dans  le  biscuit;  ils  ne  le  rendaient  pas 
immangeable,  mais  ils  en  diminuaient  la  quantité 


LA  PÉROUSE.  67 

d'environ  un  cinquième.  Ces  différentes  considé- 
rations me  déterminèrent  à  préférer  la  Concep- 
tion à  Fîle  de  Juan-Fernandez.  Je  savais  que  cette 
partie  du  Chili  était  très  abondante  en  grains ,  qu'ils 
y  étaient  à  meilleur  marché  que  dans  aucune  con- 
trée de  l'Europe,  et  que  j'y  trouverais  en  abon- 
dance ,  et  au  prix  le  plus  modéré ,  tous  les  autres 
comestibles  :  je  dirigeai  en  conséquence  ma  route 
un  peu  plus  à  l'est. 

Le  22  au  soir  j'eus  connaissance  de  l'île  Mocha, 
qui  est  environ  à  cinquante  lieues  dans  le  sud  de 
la  Conception.  La  crainte  d'être  porté  au  nord  par 
les  courans  m'avait  fait  rallier  la  terre  ;  mais  je 
crois  que  c'est  une  précaution  inutile,  et  qu'il  suffit 
de  se  mettre  en  latitude  de  l'ile  Sainte-Marie  qu'il 
faut  reconnaître,  ayant  attention  de  ne  l'approcher 
qu'à  la  distance  d'environ  trois  lieues,  parce  qu'il 
y  a  des  roches  sous  l'eau  qui  s'étendent  fort  au 
large  de  la  pointe  du  nord-ouest  de  cette  île. 

Lorsqu'elle  est  doublée,  on  peut  ranger  la  terre: 
tous  les  dangers  sont  alors  hors  de  l'eau  et  à  une 
petite  distance  du  rivage.  On  a  en  même  temps 
connaissance  des  Mamelles  de  Biobio  :  ce  sont  deux 
montagnes  peu  élevées  dont  le  nom  indique  la 
forme.  Il  faut  gouverner  un  peu  au  nord  des  Ma- 
melles sur  la  pointe  de  Talcaguana  :  cette  pointe 
forme  l'entrée  occidentale  de  la  baie  de  la  Concep- 
tion, qui   s'étend   environ   trois  lieues  de  l'est  à 


08  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

l'ouest,  et  autant  en  profondeur  du  nord  au  sud; 
mais  cette  entrée  est  rétrécie  par  l'île  de  Quiqui- 
rine,  qui  est  placée  au  milieu  et  forme  deux  entrées. 
Celle  de  l'est  est  la  plus  sûre  et  la  seule  pratiquée  ; 
elle  a  environ  une  lieue  de  large  :  celle  de  l'ouest, 
entre  Tîle  de  Quiquirine  et  la  pointe  de  Talcaguana 
n'a  guère  qu'un  quart  de  lieue  :  elle  est  remplie  de 
rochers,  et  on  ne  doit  y  passer  qu'avec  un  bon 
pilote. 

On  trouve  fond  sur  la  côte  depuis  l'île  Sainte- 
Marie  jusqu'à  l'entrée  de  la  baie  de  la  Conception  : 
à  trois  lieues  au  large  la  sonde  a  rapporté  soixante^ 
dix  brasses  fond  de  vase  noire ,  et  trente  brasses 
lorsque  nous  étions  en  dedans  de  la  baie,  est  et 
ouest.  De  la  pointe  du  nord  de  l'île  de  Quiquirine, 
le  brassiage  va  en  diminuant  jusqu'à  sept  brasses 
à  deux  portées  de  fusil  de  terre  :  il  y  a  un  excel- 
lent mouillage  dans  toute  cette  baie  ;  mais  on  n'est 
à  l'abri  des  vents  du  nord  que  devant  le  village 
de  Talcaguana. 

A  deux  heures  après  midi  nous  doublâmes  la 
pointe  de  l'île  de  Quiquirine;  mais  les  vents  du  sud, 
qui  nous  avaient  été  si  favorables  jusque-là,  nous 
furent  contraires  :  nous  courûmes  différens  bords, 
ayant  l'attention  de  sonder  sans  cesse.  Nous  cher- 
chions avec  nos  lunettes  la  ville  de  la  Conception, 
que  nous  savions,  d'après  le  plan  de  Frézier,  devoir 
être  au  fond  de  la  baie,  dans  la  partie  du  sud-est 


LA   PÉROLISE.  69 

mais  nous  n'apercevions  rien.  A  cinq  heures  du 
soir,  il  nous  vint  des  pilotes  qui  nous  apprirent 
que  cette  ville  avait  été  ruinée  par  un  tremblement 
de  terre  en  1751,  qu'elle  n'existait  plus,  et  que 
la  nouvelle  ville  avait  été  bâtie  à  trois  lieues  de  la 
mer  sur  les  bords  de  la  rivière  de  Biobio.  Nous 
apprîmes  aussi,  par  ces  pilotes,  que  nous  étions 
attendus  à  la  Conception ,  et  que  les  lettres  du  mi- 
nistre d'Espagne  nous  y  avaient  précédés.  Nous 
continuâmes  à  louvoyer  pour  approcher  le  fond 
de  la  baie  ;  et  à  neuf  heures  du  soir  nous  mouil- 
lâmes par  neuf  brasses,  à  environ  une  lieue  dans 
le  nord-est  du  mouillage  de  Talcuguana  que  nous 
devions  prendre  le  lendemain.  Vers  dix  heures  du 
soir,  M.  Postigo,  capitaine  de  frégate  de  la  marine 
d'Espagne,  vint  à  mon  bord  ,  dépéché  par  le  com- 
mandant de  la  Conception.  Il  y  coucha,  et  il  par- 
tit à  la  pointe  du  jour  pour  aller  rendre  compte 
de  sa  commission  :  il  désigna  auparavant  au  pilote 
du  pays  l'ancrage  où  il  convenait  de  nous  mouiller; 
et,  avant  de  monter  à  cheval,  il  envoya  à  bord  de 
îa  viande  fraîche,  des  fruits,  des  légumes  en  plus 
grande  abondance  que  nous  n'en  avions  besoin  pour 
tout  l'équipage  dont  la  bonne  santé  parut  le  sur 
prendre.  Jamais  peut-être  aucun  vaisseau  n'avait 
doublé  le  cap  Horn,  et  n'était  arrivé  au  Chili  sans 
avoir  des  malades;  et  il  n'y  en  avait  pas  un  seul 
sur  nos  deux  bâtimens. 


70  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

A  sept  heures  du  matin  nous  appareillâmes . 
nous  faisant  remorquer  par  nos  canots  et  chaloupes  ; 
nous  mouillâmes  dans  l'anse  de  Talcaguana  à  onze 
heures ,  le  24  du  mois  de  février. 

Depuis  notre  arrivée  sur  la  côte  du  Chili,  nous 
avions  fait  chaque  jour  des  observations  de  distan 
ces  :  nous  avons  reconnu  la  pointe  du  nord  de  l'ile 
Sainte-Marie,  située  par  37  degrés  1  minute  de  la- 
titude sud  ,  et  75  degrés  55  minutes  45  secondes  de 
longitude  occidentale;  le  milieu  du  village  de  Tal- 
caguana ,  par  36  degrés  42  minutes  21  secondes  de 
latitude,  et  75  degrés  20  minutes  de  longitude. 


§  3. 


Description  de  la  Conception.  Mœurs  et  coutumes  des  habitans. 
Départ  de  Talcaguana  Arrivée  à  l'île  de  Pâques. 

La  baie  de  la  Conception  est  une  des  plus  com- 
modes qu'on  puisse  rencontrer  dans  aucune  par- 
tie du  monde  ;  la  mer  y  est  tranquille  ;  il  n'y  a 
presque  point  de  courans,  quoique  la  marée  y 
monte  de  six  pieds  trois  pouces;  elle  est  haute  les 
jours  de  nouvelle  et  de  pleine  lune ,  à  une  heure 
45  minutes.  Cette  baie  n'est  ouverte  qu'au  vent  du 
nord,  qui  n'y  souffle  que  pendant  l'hiver  de  ces 
climats ,  c'est-à-dire  depuis  la  fin  de  mai  jusqu'en 
octobre  :  c'est  la  saison  des  pluies  qui  sont  conti- 


LA  PÉROUSE.  71 

nuelks  durant  cette  mousson  ;  car  on  peut  donner 
ce  nom  à  ces  vents  constans  auxquels  succèdent 
des  vents  de  sud  qui  durent  le  reste  de  l'année, 
et  sont  suivis  du  plus  beau  temps.  Le  seul  mouil- 
lage où  l'on  soit  à  l'abri  des  vents  de  nord-est  pen- 
dant l'hiver  est- devant  le  village  de  Talcaguana, 
sur  la  côte  du  sud-ouest  :  c'est  d'ailleurs  aujour- 
d'hui le  seul  établissement  espagnol  de  cette  baie , 
l'ancienne  ville  de  la  Conception,  comme  je  l'ai 
déjà  dit ,  ayant  été  renversée  par  un  tremblement 
de  terre  en  1751.  Elle  était  bâtie  à  l'embouchure 
de  la  rivière  de  Saint-Pierre,  dans  l'est  de  Tal- 
caguana :  on  en  voit  encore  les  ruines  qui  ne  du- 
reront pas  autant  que  celles  de  Palmire,  tous  les 
bâtimens  du  pays  n'étant  construits  qu'en  torchis 
ou  en  briques  cuites  au  soleil  :  les  couvertures 
sont  en  tuiles  creuses,  comme  dans  plusieurs  pro- 
vinces méridionales. 

Après  la  destruction  de  cette  ville ,  qui  fut 
plutôt  engloutie  par  la  mer  que  renversée  par  les 
secousses  de  la  terre,  les  habitans  se  dispersèrent 
et  campèrent  sur  les  hauteurs  des  environs.  Ce 
ne  fut  qu'en  1763  qu'ils  firent  choix  d'un  nouvel 
emplacement  à  un  quart  de  lieue  de  la  rivière  de 
Biobio,  et  à  trois  lieues  de  l'ancienne  Conception 
et  du  village  de  Talcahuano.  Ils  y  bâtirent  une 
nouvelle  ville;  l'évêché ,  la  cathédrale  ,  les  maisons 
religieuses  y  furent  transférés.  Elle  a  une  grande 


72  VOYAGES  AUTO(jR  DU  MONDE, 

étendue,  parce  que  les  maisons  n'ont  qu'un  seul 
étage ,  afin  de  mieux  résister  aux  tremblemens  de 
terre  qui  se  renouvellent  presque  tous  les  ans. 

Cette  nouvelle  ville  contient  environ  dix  mille 
habitans  :  c'est  la  demeure  de  l'évêque  et  du  mes- 
tre-de-camp  ,  gouverneur  militaire.  Cet  évéclié 
confine  au  nord  avec  celui  de  Santiago  ,  capitale 
du  Chili ,  où  le  gouverneur  général  fait  sa  rési- 
dence ^  Il  est  borné  à  l'est  par  les  Cordilières,  et 
s'étend  au  sud  jusqu'au  détroit  de  Magellan  ;  mais 
ses  vraies  limites  sont  la  rivière  de  Biobio,  à  un 
quart  de  lieue  de  la  ville.  Tout  le  pays  au  sud  de 
ladite  rivière  appartient  aux  Indiens ,  à  l'exception 
de  l'ile  Chiloé  et  d'un  petit  arrondissement  autour 
de  Baldivia  -. 

Il  n'est  point  dans  l'univers  de  terrain  plus  fer- 
tile que  celui  de  cette  partie  du  Chili  :  le  blé  y 
rapporte  soixante  pour  un  ;  la  vigne  produit  avec 
la  même  abondance  ;  les  campagnes  sont  couvertes 
de  troupeaux  innombrables  qui ,  sans  aucun  soin , 
y  multiplient  au-delà  de  toute  expression.  Le  seul 
travail  est  d'enclore  de  barrières  les  propriétés  de 
chaque  particulier,  et  de  laisser  dans  ces  enceintes 
les  bœufs ,  les  chevaux ,  les  mules  et  les  moutons. 

•  On  sait  que  depuis  dix-huit  ou  dix-neuf  ans  le  Chili  forme  une 
république,  plusieurs  fois  modifiée,  et  que  sont  venues  affermir 
les  autres  républiques  américaine»  fondées  ou  consolidées  par  le 
ffénie  de  Bolivar. 

*  Ou  Valdivia. 


LA  PÉROUSE.  73 

l^e  prix  ordinaire  d'un  gros  bœuf  est  de  huit 
piastres  ;  celui  d'un  mouton  de  trois  quarts  de 
piastre  ;  mais  il  n'y  a  point  d'acheteurs ,  et  les 
habitans  sont  dans  l'usage  de  faire  tuer  tous  les 
ans  une  grande  quantité  de  bœufs  dont  on  conserve 
les  cuirs  et  le  suif  :  ces  deux  articles  sont  envoyés  à 
l.ima.  On  boucane  aussi  quelques  viandes  pour  la 
consommation  des  équipages  qui  naviguent  sur  les 
petits  bâtimens  caboteurs  de  la  mer  du  Sud. 

Aucune  maladie  n'est  particulière  à  ce  pays  ; 
mais  il  en  est  une  qui  y  est  assez  commune  et  que 
je  n'ose  nommer.  Ceux  qui  sont  assez  heureux 
pour  s'en  garantir  parviennent  à  un  âge  très  avancé  : 
il  y  a  à  la  Conception  plusieurs  centenaires. 

Ce  pays  produit  un  peu  d'or.  Presque  toutes  les 
rivières  y  sont  aurifères.  L'habitant,  en  lavant  de 
la  terre ,  peut ,  dit-on ,  gagner  chaque  jour  une 
demi-piastre  ;  mais  ,  comme  les  comestibles  sont 
très  abondans ,  il  n'est  excité  au  travail  par  aucun 
vrai  besoin.  Sans  communication  avec  les  étran- 
gers, il  ne  connaît  ni  nos  arts  ni  notre  luxe,  et  il 
ne  peut  rien  désirer  avec  assez  de  force  pour 
vaincre  son  inertie.  Les  terres  restent  en  friche. 
Les  plus  actifs  sont  ceux  qui  donnent  quelques 
heures  au  lavage  du  sable  des  rivières  ,  ce  qui  les 
dispense  d'apprendre  aucun  métier  :  aussi  les  mai- 
sons des  habitans  les  phis  riches  sont-elles  sans 


74  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

aucun  meuble  ,  et  tous  les  ouvriers  de  la  Concep- 
tion sont  étrangers  K 

La  parure  des  femmes  consiste  en  une  jupe  plis- 
sée  de  ces  anciennes  étoffes  d'or  ou  d'argent  qu'on 
fabriquait  autrefois  à  Lyon.  Ces  jupes,  qui  sont 
l'éservées  pour  les  grandes  occasions ,  peuvent , 
comme  les  diamans,  être  substituées  dans  les  fa- 
milles ,  et  passer  des  grand'mères  aux  petites-filles  : 
d'ailleurs  ces  parures  sont  à  la  portée  d'un  petit 
nombre  de  citoyennes  ;  les  autres  ont  à  peine  de 
quoi  se  vêtir. 

La  paresse,  bien  plus  que  la  crédulité  et  la  su- 
perstition, a  peuplé  ce  royaume  de  couvens  de  filles 
et  d'hommes  :  ceux-ci  jouissent  d'une  beaucoup 
plus  grande  liberté  que  dans  aucun  autre  pays  ;  et 
le  malheur  de  n'avoir  rien  à  faire,  de  ne  tenir  à 
aucune  famille,  d'être  célibataires  par  état  sans 
être  séparés  du  monde ,  et  de  vivre  retirés  dans 
leurs  cellules,  les  a  rendus  et  devait  les  rendre  les 
plus  mauvais  sujets  de  l'Amérique.  Leur  effronte- 
rie ne  peut  être  exprimée  :  j'en  ai  vu  rester  au 
bal  jusqu'à  minuit,  à  la  vérité  éloignés  de  la  bonne 
compagnie,  et  placés  parmi  les  valets.  Personne 
plus  que  ces  mêmes  religieux    ne  donnait  à  nos 

•  N«us  verrons,  par  les  voyafjes  récens  que  nous  donnerons  en 
traitant  spécialement  de  l'Amérique ,  les  progrès  que  la  civilisa- 
tion a  faits  dans  ce  pays  depuis  le  passage  de  La  Pérouse.  La  rela- 
tion du  capitaine  Basile  Hall  offrira  surtout  un  puissant  aliment 
à  la  curiosité  du  lecteur. 


LA  PEROLSf:.  75 

jeunes  gens  des  renseigneraens  plus  exacts  sur  des 
endroits  que  des  prêtres  n'auraient  dû  connaître 
que  pour  en  interdire  l'entrée. 

Le  peuple  de  la  Conception  est  très  voleur,  et 
les  femmes  y  sont  extrêmement  complaisantes. 
C'est  une  race  dégénérée  mêlée  d'Indiens;  mais 
les  liabitans  du  premier  état,  les  vrais  Espagnols, 
sont  extrêmement  polis  et  obligeans.  Je  manque- 
rais à  toute  reconnaissance  si  je  ne  les  peignais 
avec  les  vraies  couleurs  qui  conviennent  à  leur 
caractère.  Je  tacherai  de  le  faire  connaître  en  ra- 
contant notre  propre  histoire. 

J'étais  à  peine  mouillé  devant  le  village  de  Tal- 
cahuano,  qu'un  dragon  vint  m'apporter  une  lettre 
de  M.  Ouexada,  commandant  par  intérim  ;  il  m'an- 
nonçait que  nous  serions  reçus  comme  des  com- 
patriotes, ajoutant  avec  la  plus  extrême  politesse 
que  les  ordres  qu'il  avait  reçus  étaient  dans  cette 
occasion  bien  conformes  aux  sentimens  de  son 
cœur  et  à  ceux  de  tous  les  hahitans  de  la  Concep- 
tion. Cette  lettre  était  accompagnée  de  rafraîchis- 
semens  de  toute  espèce  que  chacun  s'empressait 
d'envoyer  en  présent  à  bord  ;  nous  ne  pouvions 
consommer  tant  d'objets,  et  nous  ne  savions  où 
les  placer. 

Obligé  de  donner  mes  premiers  soins  aux  répa- 
rations de  mon  vaisseau,  à  l'établissement  de  nos 
horloges  astronomiques  à  terre,  et  à  celui  de  nos 


70  VOYAGES.AUTOUR  DU  MONDE, 

quarts  de  cercle  ,  je  ne  pus  tout  de  suite  aller 
faire  mes  reinercîmens  à  ce  []^ouverneur:  j'attendais 
avec  impatience  le  moment  de  remplir  ce  devoir; 
mais  il  me  prévint,  et  il  arriva  à  mon  bord,  suivi 
des  principaux  officiers  de  la  colonie.  Le  lendemain 
je  rendis  cette  visite ,  accompagné  de  M.  de  Langle, 
de  plusieurs  officiers  et  passagers.  Nous  étions 
précédés  par  un  détachement  de  dragons ,  dont  le 
commandant  avait  cantonné  une  demi-compagnie 
à  Talcahuano  :  depuis  notre  arrivée  elle  était  à 
nos  ordres,  ainsi  que  leurs  chevaux.  M.  Quexada, 
M.  Sabatero ,  commandant  l'artillerie,  et  le  major 
de  la  place  ,  vinrent  au-devant  de  nous  à  une  lieue 
de  la  Conception.  Nous  descendîmes  tous  chez 
M.  Sabatero  ,  où  l'on  nous  servit  un  très  bon  dîner; 
et  à  la  nuit  il  y  eut  un  grand  bal ,  où  furent  invi- 
tées les  principales  dames  de  la  ville. 

Le  costume  de  ces  dames ,  très  différent  de  celui 
auquel  nos  yeux  étaient  accoutumés,  consiste  en 
une  jupe  plissée  qui  laisse  à  découvert  la  moitié 
de  la  jambe ,  et  qui  est  attachée  fort  au-dessous  de 
la  ceinture;  des  bas  rayés  de  rouge,  de  bleu  et  de 
blanc;  des  souliers  si  courts  que  tous  les  doigts 
sont  repliés,  en  sorte  que  le  pied  est  presque  rond. 
Leurs  cheveux  sont  sans  poudre,  ceux  de  derrière 
divisés  en  petites  tresses  qui  tombent  sur  leurs 
épaules.  Leur  corset  est  ordinairement  d'une  étoffe 
d'or  ou  d'argent;  il  est  recouvert  de  deux  man- 


LA  PEROUSE.  77 

tilles,  la  première  de  mousseline,  et  la  seconde, 
qui  est  par-dessus,  de  laine  de  différentes  couleurs, 
jaune,  bleue  ou  rose  :  ces  mantilles  de  laine  enve- 
loppent la  tête  des  dames  lorsqu'elles  sont  dans  la 
rue  et  qu'il  fait  froid;  mais,  dans  les  appartemens, 
elles  ont  Tusage  de  les  mettre  sur  leurs  genoux;  et 
il  y  a  un  jeu  de  mantille  de  mousseline  qu'on  place 
et  replace  sans  cesse,  auquel  les  dames  de  la  Con- 
ception ont  beaucoup  de  grâce.  Elles  sont  généra- 
lement jolies  et  d'une  politesse  si  aimable,  qu'il 
n'est  certainement  aucune  ville  maritime  en  Europe 
où  des  navigateurs  étrangers  puissent  être  reçus 
avec  autant  d'affection  et  d'aménité. 

Vers  minuit  le  bal  cessa.  La  maison  du  comman- 
dant et  de  M.  Sabatero  ne  pouvant  contenir  tous 
les  officiers  et  passagers  français  ,  chaque  habitant 
sempressa  de  nous  offrir  des  lits;  et  nous  fûmes 
ainsi  répartis  dans  les  différens  quartiers  de  la 
ville. 

Avant  le  dîner  nous  avions  été  faire  des  visites 
aux  principaux  citoyens  et  à  l'évêque,  homme  d'es- 
prit, d'une  conversation  agréable  et  d'une  charité 
dont  les  évêques  d'Espagne  donnent  de  fréquens 
exemples.  Il  est  créole  du  Pérou;  il  n'a  jamais  été 
en  Europe,  et  il  ne  doit  son  élévation  qu'à  ses 
vertus.  Il  nous  entretint  du  chagrin  qu'aurait 
M.  Higuins,  le  mestre-de-camp ,  d'être  retenu  par 
les  Indiens  sur  la  frontière,  pendant   notre  court 


78  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

séjour  dans  son  (gouvernement.  Le  bien  que  chacun 
disait  de  ce  militaire ,  l'estime  générale  qu'on  avait 
pour  lui  me  faisaient  regretter  que  les  circons- 
tances le  tinssent  éloigné.  On  lui  avait  dépêché  un 
Courier  ;  sa  réponse,  qui  arriva  pendant  que  nous 
étions  encore  à  la  ville ,  annonçait  son  prochain  re- 
tour. 11  venait  de  conclure  une  paix  glorieuse ,  et 
surtout  bien  nécessaire  aux  peuples  de  son  gouver- 
nement ,  dont  les  habitations  éloignées  sont  expo- 
sées aux  ravages  de  ces  sauvages  qui  massacrent  les 
hommes,  les  enfans  et  emmènent  les  femmes  en 
captivité. 

Les  Indiens  du  Chili  ne  sont  plus  ces  anciens 
Américains  auxquels  les  armes  des  Européens  ins- 
piraient la  terreur  :  la  multiplication  des  chevaux 
qui  se  sont  répandus  dans  l'intérieur  des  déserts 
immenses  de  l'Amérique ,  celle  des  bœufs  et  des 
moutons,  qui  est  aussi  extrêmement  considérable, 
ont  fait  de  ces  peuples  de  vrais  Arabes,  que  l'on 
peut  comparer  en  tout  à  ceux  qui  habitent  les 
déserts  de  l'Arabie.  Sans  cesse  à  cheval,  des  courses 
de  deux  cents  lieues  sont  pour  eux  de  très  petits 
voyages;  ils  marchent  avec  leurs  troupeaux  ;  ils  se 
nourrissent  de  leur  chair,  de  leur  lait  et  quelque- 
fois de  leur  sang  ^  ;  ils  se  couvrent  de  leur  peau 
dont  ils  se  font  des  casques ,  des  cuirasses  et  des 

•  On   m'a   assuré  qu'ils   saifçnaient  quelquefois  leurs  bœufs  et 
leurs  chevaux,  et  qu'ils  en  buvaient  le  sang. 


LA  PÉROUSE.  70 

boucliers.  Ainsi  l'introduction  de  deux  animaux 
domestiques  en  Amérique  a  eu  l'influence  la  plus 
marquée  sur  les  mœurs  de  tous  les  peuples  qui 
habitent  depuis  Santiago  jusqu'au  détroit  de  Ma- 
gellan; ils  ne  suivent  presque  plus  aucun  de  leurs 
anciens  usages  ;  ils  ne  se  nourrissent  plus  des  mêmes 
fruits;  ils  n'ont  plus  les  mêmes  vêtemens;  et  ils  ont 
une  ressemblance  bien  plus  marquée  avec  les  Tar- 
tares  ou  avec  les  habitans  des  bords  de  la  mer 
Rouge,  qu'avec  leurs  ancêtres  qui  vivaient  il  y  a 
deux  siècles. 

M.  Higuins  a  réussi  à  capter  la  bienveillance  de 
ces  sauvages.  Comme  les  Indiens,  je  lui  avais  donné 
ma  confiance  après  une  heure  de  conversation.  Son 
retour  à  la  ville  suivit  de  bien  près  sa  lettre  :  j'en 
étais  à  peine  informé,  qu'il  arriva  à  Talcaguana, 
et  je  fus  encore  prévenu.  Un  mestre-de-camp  de 
cavalerie  est  plutôt  à  cheval  qu'un  navigateur 
français;  et  M.  Higuins,  chargé  de  la  défense  du 
pays,  était  d'une  activité  difficile  à  égaler.  Il  ren- 
chérit encore,  s'il  est  possible,  sur  les  politesses  de 
M.  Quexada  :  elles  étaient  si  vraies,  si  affectueuses 
pour  tous  les  Français,  que  nulle  expression  ne 
pouvait  rendre  nos  sentimens  de  reconnaissance. 
Comme  nous  en  devions  à  tous  les  habitans ,  nous 
.résolûmes  de  donner  une  fête  générale  avant  notre 
départ,  et  d'y  inviter  toutes  les  dames  de  la  Con- 
ception. Une  grande  tente  fut  dressée  sur  le  bord 


80  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

de  la  mer.  Nous  y  donnâmes  à  dîner  à  cinquante 
personnes,  homme^  ou  femmes  qui  avaient  eu  la 
complaisance  de  faire  trois  lieues  pour  se  rendre  à 
notre  invitation.  Ce  repas  fut  suivi  d'un  bal,  d'un 
petit  feu  d'artifice ,  et  enfin  d'un  ballon  de  papier , 
assez  grand  pour  faire  spectacle. 

Le  lendemain,  la  même  tente  nous  servit  pour 
donner  un  grand  dîner  aux  équipages  des  deux 
frégates  ;  nous  mangeâmes  tous  à  la  même  table  , 
M.  de  Langle  et  moi  à  la  tête ,  chaque  officier,  jus- 
qu'au dernier  matelot,  placés  suivant  le  rang  qu'ils 
occupaient  à  bord  :  nos  plats  étaient  des  gamelles  de 
bois.  La  gaîté  était  peinte  sur  le  visage  de  tous  les 
matelots;  ils  paraissaient  mieux  portans  et  mille 
fois  plus  heureux  que  le  jour  de  notre  sortie  de 
Brest. 

Le  mestre-de-camp  voulut  à  son  tour  donner  une 
fête  :  nous  nous  rendîmes  tous  à  la  Conception , 
excepté  les  officiers  de  service.  M.  Higuins  vint  au- 
devant  de  nous,  et  conduisit  notre  cavalcade  chez 
lui ,  où  une  table  de  cent  couverts  était  dressée  : 
tous  les  officiers  et  habitans  de  marque  y  étaient 
invités  ainsi  que  plusieurs  dames.  A  chaque  ser- 
vice un  franciscain  improvisateur  récitait  des  vers 
espagnols  pour  célébrer  l'union  qui  régnait  entre 
les  deux  nations.  Il  y  eut  grand  bal  pendant  la 
nuit:  toutes  les  dames  s'y  rendirent,  parées  de  leurs 
plus  beaux  habits;  des  officiers  masqués  y  donné- 


LA   PÉROUSE.  81 

rent  un  très  joli  ballet.  On  ne  peut  dans  aucune 
partie  du  monde  voir  une  plus  charmante  fête  : 
elle  était  donnée  par  un  homme  adoré  dans  le  pays, 
et  à  des  étrangers  qui  avaient  la  réputation  d'être 
de  la  nation  la  plus  galante  de  l'Europe. 

Mais  ces  plaisirs  et  cette  bonne  réception  ne  me 
faisaient  pas  perdre  de  vue  mon  objet  principal. 
J'avais  annoncé,  le  jour  de  mon  arrivée,  que  je  met- 
trais à  la  voile  le  15  de  mars,  et  que  si,  avant  cette 
époque,  les  bâti  mens  étaient  réparés,  nos  vivres, 
notre  eau  et  notre  bois  embarqués,  chacun  aurait 
la  liberté  d'aller  se  promener  à  terre  :  rien  n'était 
plus  propre  à  hâter  le  travail  que  cette  promesse, 
dont  je  craignais  autant  l'effet  que  les  matelots  le 
désiraient,  parce  que  le  vin  est  très  commun  au 
Chili ,  que  chaque  maison  du  village  de  Talcaguana 
est  un  cabaret,  et  que  les  femmes  y  sont  presque 
aussi  complaisantes  qu'à  Taïti  :  il  n'y  eut  cependant 
aucun  désordre,  et  mon  chirurgien  ne  m'a  point 
annoncé  que  cette  liberté  eût  eu  des  suites  fâ- 
cheuses. 

Le  15  mars,  à  la  pointe  du  jour,  je  fis  signal  de 
se  préparer  à  appareiller;  mais  les  vents  se  fixèrent 
au  nord  ;  ils  avaient  été  constamment  du  sud-sud- 
ouest  au  sud-ouest  depuis  notre  séjour  dans  cette 
rade.  La  brise  commençait  ordinairement  à  dix 
heures  du  matin,  et  finissait  à  la  même  heure  de 

la   nuit,  cessant  de  meilleure  heure  si  elle  avait 
XII  6 


82  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

commencé  plus  tôt ,  et,  réciproquement,  durant  jus- 
qu'à minuit  si  elle  n'avait  commencé  qu'à  midi , 
en  sorte  qu'il  y  avait  à  peu  près  douze  heures  de 
brise  et  autant  de  calme.  Cette  règle  eut  lieu  cons- 
tamment jusqu'au  15,  que  les  vents,  après  un  calme 
absolu  et  une  chaleur  excessive,  se  fixèrent  au 
nord.  Il  venta  très  grand  frais  de  cette  partie,  avec 
beaucoup  de  pluie  pendant  la  nuit  du  15  au  16; 
et  le  17,  vers  midi,  il  y  eut  une  légère  brise  du 
sud-ouest  avec  laquelle  j'appareillai.  Elle  était  très 
faible,  et  elle  ne  nous  conduisit  qu'à  deux  lieues  en 
dehors  de  la  baie,  où  nous  restâmes  en  calme  plat, 
la  mer  fort  houleuse  des  derniers  vents  du  nord. 
Nous  fûmes  toute  la  nuit  environnés  de  baleines , 
elles  nageaient  si  près  de  nos  frégates,  qu'elles  je- 
taient l'eau  à  bord  en  soufflant.  Il  est  à  remarquer 
qu'aucun  habitant  du  Chili  n'en  a  jamais  harponné 
une  seule  :  la  nature  a  accumulé  tant  de  biens  sur 
ce  pays ,  qu'il  faut  plusieurs  siècles  avant  que  cette 
branche  d'industrie  y  soit  cultivée. 

Le  19  les  vents  de  sud  me  permirent  de  m'é- 
loigner  de  terre;  je  dirigeai  ma  route  à  l'est  de 
Juan-Fernandez  dont  je  ne  pris  pas  connaissance, 
parce  que  sa  position  avait  été  fixée  d'après  les 
observations  du  père  Feuillée  à  la  Conception. 

Le  23  j'étais  par  30  degrés  29  minutes  de  lati- 
tude sud  ,  et  85  degrés  51  minutes  de  longitude 
occidentale. 


LA  PÉROliSE.  83 

Le  24  les  vents  se  fixèrent  à  l'est  :  ils  ne  varièrent 
pas  de  5  degrés  jusqu'à  cent  vingt  lieues  environ 
de  l'île  de  Pâques. 

Le  3  avril,  par  27  degrés  5  minutes  de  latitude 
sud  et  101   de  longitude  occidentale,  nous  eûmes 
des  vents  du  nord-est  au  nord-ouest;  nous  vîmes 
aussi  quelques  oiseaux,  les  seuls  que  nous  eussions 
rencontrés  depuis  que  nous  avions  dépassé  l'île  de 
Juan-Fernandez  ;  car  je  ne  compte  pas  un  ou  deux 
taillevents  qui    avaient   été    vus  quelques   instans 
dans  un  trajet  de  six  cents  lieues.  Cette  variété  des 
vents  est  l'indice  le  plus  certain  de  terre  ;  mais  les 
physiciens  auront  peut-être  quelque  peine  à  expli- 
quer comment  l'influence  d'une  petite  île ,  au  mi- 
lieu d'une  mer   immense,   peut  s'étendre  jusqu'à 
cent  lieues  :  au  surplus,  il  ne  suffit  pas  à  un  na- 
vigateur de   présumer  qu'il  est   à  cette   distance 
d'une  île,  si  rien  ne  lui  indique  dans  quelle  aire 
de  vent  il  peut  la  rencontrer.  La  direction  du  vol 
des  oiseaux ,  après  le  coucher  du  soleil ,  ne  m'a 
jamais  rien  appris;  et  je  suis  bien  convaincu  qu'ils 
sont  déterminés  dans  tous  leurs  mouvemens  en  l'air 
par  l'appât  d'une  proie.  J'ai  vu  ,  à  l'entrée  de  la 
nuit,  des  oiseaux  de  mer  diriger  leur  vol  vers  dix 
points  différens  de  l'horizon ,   et  je  crois  que  les 
augures  les    plus   enthousiastes  n'auraient  osé  en 
rien  conclure. 

Le  4  avril  je  n'étais  plus  qu'à  soixante  lieues  de 


84  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

,  l'île  de  Pâques  :  je  ne  voyais  point  d'oiseaux;  les 
vents  étaient  au  nord-nord-ouest.  Il  est  vraisem- 
blable que,  si  je  n'eusse  connu  avec  certitude  la 
position  de  cette  île ,  j'aurais  cru  l'avoir  dépassée , 
et  j'aurais  reviré  de  bord.  J'ai  fait  ces  réflexions 
sur  les  lieux ,  et  je  suis  contraint  d'avouer  que  les 
découvertes  des  îles  ne  sont  dues  qu'au  hasard  ,  et 
que  très  souvent  des  combinaisons  fort  sages  en 
apparence  en  ont  écarté  les  navigateurs. 

I.e  8  avril,  à  deux  heures  après  midi,  j'eus  con- 
naissance de  l'îie  de  Pâques,  qui  me  restait  à  douze 
lieues  dans  l'ouest  5  degrés  sud.  La  mer  était  fort 
grosse ,  les  vents  au  nord  :  ils  ne  s'étaient  pas  fixés 
depuis  quatre  jours,  et  ils  avaient  varié  du  nord 
au  sud  par  l'ouest.  Je  crois  que  la  proximité  d'une 
petite  île  ne  fut  pas  la  seule  cause  de  cette  variété , 
et  il  est  vraisemblable  que  les  vents  alises  ne  sont 
pas  constans ,  dans  cette  saison ,  au  27^  degré.  La 
pointe  que  j'apercevais  était  celle  de  l'est  :  j'étais 
précisément  au  même  endroit  où  le  capitaine  Davis 
avait   rencontré,  en    1686 y  une  île  de  sable,  et, 
douze  lieues  plus  loin ,  une  terre  à  l'ouest  que  le 
capitaine  Cook  et  M.  Dalrymple  ont  cru  être  l'île 
de  Pâques,  retrouvée  en  1722  par  Roggewin;  mais 
ces  deux  marins ,  quoique  très  éclairés ,  n'ont  pas 
assez  discuté  ce  que  rapporte  Waffer  :  il  dit  que 
«  le  capitaine  Davis,  partant  des  Gallapagos,  dans  le 
dessein  de  retourner  en  Europe  par  le  cap  Horn, 


LA  PEROUSE.  85 

et  de  ne  relâcher  qu'à  l'ile  de  Juan  Fernandez ,  res- 
sentit par  les    12  degrés  de  latitude  sud  un  choc 
terrible,   et  crut  avoir  touché  sur  un  rocher  ;  il 
avait  constamment  dirigé  sa  route  au  sud,  et  esti- 
mait être  à  cent  cinquante  lieues  du  continent  de 
l'Amérique  :  il  sut  depuis  qu'à  cette  même  époque 
il  y  avait  eu  un  tremblement  de  terre  à  Lima.  Re- 
venu de  sa  frayeur,  il  continua  à  courir  au  sud,  au 
sud-quart-sud-est ,  et  au  sud-est ,  jusque  par  les 
27  degrés  20  minutes;    et   il   rapporte   qu'à  deux 
heures  du  matin  on  entendit,  sur  l'avant  de  son 
vaisseau,  le  bruit  d'une  mer  qui  brise  sur  un  ri- 
vage. Il  mit  en  panne  jusqu'au  jour,  et  il  vit  une 
petite  île  de  sable  qui  n'était  environnée  d'aucun 
rocher.  Il  en  approcha  à  un  quart  de  mille,  et  il 
aperçut  plus  loin ,  à  douze  lieues  dans  l'ouest ,  une 
grosse  terre  qui  fut  prise  pour  un  groupe  d'îles  , 
à  cause  des  intervalles  existant  entre  les  différens 
caps.  Davis  ne  la  reconnut  point,  et  continua  sa 
route  vers  l'île   de  Juan  Fernandez  ;  mais  Waffer 
dit  que  cette  petite  île  de  sable  se  trouve  à  cinq 
cents  lieues  de  Copiapo  et  à  six  cents  des   Galla- 
pagos.  » 

On  n'a  pas  assez  remarqué  que  ce  résultat  est 
impossible.  Si  Davis,  par  12  degrés  de  latitude 
méridionale,  et  à  cent  cinquante  lieues  des  côtes 
de  l'Amérique  ,  a  présenté  sa  route  vers  le  sud-sud- 
est,  ainsi  que  le  rapporte  Waffer,    connne  il  est 


8b-  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

évident  que  ce  capitaine  flibustier  a  dû  faire  gou- 
verner avec  les  vents  d'est ,  qui  sont  très  fréquens 
dans  ces  parages,  pour  exécuter  le  projet  qu'il 
avait  d'aller  à  l'île  de  Juan-Fernandez,  on  doit  en 
conclure,  avec  M.  Pingre,  qu'il  y  a  une  erreur  de 
chiffre  dans  la  citation  de  Dampier,  et  que  la  terre 
de  Davis,  au  lieu  d'être  à  cinq  cents  lieues  de  Co- 
piapo,  n'en  est  qu'à  deux  cents  lieues  :  il  serait 
alors  vraisemblable  que  les  deux  îles  de  Davis  sont 
celles  de  Saint- Ambroise  et  de  Saint-Félix,  un  peu 
plus  nord  que  Copiapo;  mais  les  pilotes  des  fli- 
bustiers n'y  regardaient  pas  de  si  près ,  et  n'obte- 
naient guère  la  latitude  qu'à  30  ou  40  minutes 
près.  J'aurais  épargné  à  mes  lecteurs  cette  petite 
discussion  de  géographie,  si  je  n'avais  eu  à  com- 
battre l'opinion  de  deux  hommes  justement  célè- 
bres. Je  dois  cependant  dire  que  le  capitaine  Cook 
était  dans  le  doute,  et  qu'il  rapporte  qu'il  eut  dé- 
cidé la  question  s'il  avait  eu  le  temps  de  s'élever 
à  l'est  de  l'île  de  Pâques.  Comme  j'ai  parcouru  trois 
cents  lieues  sur  ce  parallèle,  et  que  je  n'ai  point 
vu  l'île  de  Sable,  je  crois  qu'il  ne  doit  plus  rester 
aucun  doute,  et  le  problème  me  paraît  entière- 
ment résolu. 

Je  prolongeai  pendant  la  nuit  du  8  au  9  avril  la 
côte  de  l'île  de  Pâques ,  à  trois  lieues  de  distance  ; 
le  temps  était  clair,  et  les  vents  avaient  fait  le  tour 
du  nord  au  sud-est,   dans  moins  de  trois  heures. 


LA   PÉROUSE  87 

Au  jour,  je  fis  route  pour  la  baie  de  Cook  :  c'est 
celle  de  lile  qui  est  le  plus  à  l'abri  des  vents  du 
nord  au  sud,  par  l'est;  elle  n'est  ouverte  qu'aux 
vents  d'ouest  ;  et  le  temps  était  si  beau  ,  que  j'avais 
l'espoir  qu'ils  ne  souffleraient  pas  de  plusieurs  jours. 
A  onze  heures  du  matin  je  n'étais  plus  qu'à  une 
lieue  du  mouillage  :  l'Astrolabe  avait  déjà  laissé 
tomber  son  ancre.  Je  mouillai  très  près  de  cette 
frégate  ;  mais  le  fond  était  si  rapide,  que  les  ancres 
de  nos  deux  bàtimens  ne  prirent  point;  nous  fûmes 
obligés  de  les  relever  et  de  courir  deux  bords  pour 
regagner  le  naouillage. 

Cette  contrariété  ne  ralentit  pas  l'ardeur  des  In- 
diens :  ils  nous  suivirent  à  la  nage  jusqu'à  une 
lieue  au  large;  ils  montèrent  à  bord  avec  un  air 
riant  et  une  sécurité  qui  me  donnèrent  la  meilleure 
opinion  de  leur  caractère.  Des  hommes  plus  soup- 
çonneux eussent  craint,  lorsque  nous  remîmes  à 
la  voile,  de  se  voir  enlever  et  arracher  à  leur 
terre  natale;  mais  l'idée  d'une  perfidie  ne  parut 
pas  même  se  présenter  à  leur  esprit  :  ils  étaient 
au  milieu  de  nous,  nus  et  sans  aucune  arme;  une 
simple  ficelle,  autour  des  reins,  servait  à  fixer  un 
paquet  d'herbes  qui  cachaient  leurs  parties  natu- 
relles. 

M.  Hodges,  peintre,  qui  avait  accompagné  le 
capitaine  Cook  dans  son  second  voyage ,  a  fort 
mal  rendu  leur  physionomie  :   elle   est  généiale- 


88  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

nient  agréable,  mais  très  variée,  et  n'a  point, 
comnae  celle  des  Malais,  des  Chinois,  des  Chiliens, 
un  caractère  qui  lui  soit  propre. 

Je  fis  divers  présens  à  ces  Indiens;  ils  préfé- 
raient des  morceaux  de  toile  peinte,  d'une  demi- 
aune  ,  aux  clous ,  aux  couteaux  et  aux  rassades  ; 
mais  ils  désiraient  encore  davantage  les  chapeaux  : 
nous  en  avions  une  trop  petite  quantité  pour  en 
donner  à  plusieurs.  A  huit  heures  du  soir  je  pris 
congé  de  mes  nouveaux  hôtes,  leur  faisant  en- 
tendre, par  signes,  qu'à  la  pointe  du  jour  je  des- 
cendrais à  terre  :  ils  s'embarquèrent  dans  le  canot 
en  dansant,  et  ils  se  jetèrent  à  la  mer  à  deux  por- 
tées de  fusil  du  rivage ,  sur  lequel  la  lame  brisait 
avec  force.  Ils  avaient  eu  la  précaution  de  faire 
de  petits  paquets  de  mes  présens,  et  chacun  avait 
posé  le  sien  sur  sa  tète  pour  le  garantir  de  l'eau- 

§4. 

Description  de  l'ile  de  Pâques.  Evénemens  qui  nous  y  sont  arri- 
vés. Mœurs  et  coutumes  des  habitans. 

La  baie  de  Cook,  dans  l'île  d'Easter  ou  de  Pâques, 
est  située  par  27  degrés  1 1  minutes  de  latitude 
sud ,  et  111  degrés  55  minutes  30  secondes  de 
longitude  occidentale.  C'est  le  seul  mouillage  à 
l'abri  des  vents  de  sud-est  et  d'est ,  qui  sont  les 
vents  ordinaires  dans  ces  parages.  On  y  serait  en 


LA   PÉROLISE.  89 

très  grand  danger  avec  des  vents  d'ouest,  mais  ils 
ne  soufflent  janaais  de  cette  partie  de  l'horizon 
qu'après  avoir  passé  de  l'est  au  nord-est,  au  nord , 
et  successivement  à  l'ouest  :  on  a  donc  le  temps 
d'appareiller,  et  il  suffit  d'être  a  un  quart  de  lieue 
au  large  pour  n'en  avoir  rien  à  craindre.  Cette 
baie  est  facile  à  reconnaître  :  après  avoir  doublé 
les  deux  rochers  de  la  pointe  du  sud  de  l'île,  on 
doit  ranger  la  terre  à  un-  mille  de  distance  ;  on 
aperçoit  bientôt  une  petite  anse  de  sable ,  qui  est 
la  reconnaissance  la  plus  certaine.  Lorsque  cette 
anse  reste  à  l'est-quart-sud-est ,  et  que  les  deux 
rochers  dont  j'ai  parlé  sont  fermés  par  la  pointe, 
on  peut  laisser  tomber  son  ancre  par  vingt  brasses, 
fond  de  sable,  à  un  quart  de  lieue  du  rivage.  Si 
l'on  est  plus  au  large ,  on  ne  trouve  le  fond  que  par 
trente-cinq  ou  quarante  brasses ,  et  il  augmente  si 
rapidement ,  que  l'ancre  ne  tient  point.  Le  débar- 
quement est  assez  facile  au  pied  d'une  des  statues 
dont  je  parlerai  bientôt. 

A  la  pointe  du  jour,  je  fis  tout  disposer  pour 
notre  descente  à  terre.  Je  devais  me  flatter  d'y 
trouver  des  amis ,  puisque  j'avais  comblé  de  pré- 
sens tous  ceux  qui  étaient  venus  à  bord  la  veille  ; 
mais  j'avais  trop  médité  les  relations  des  différens 
voyageurs  pour  ne  pas  savoir  que  ces  Indiens  sont 
de  grands  enfans,  dont  la  vue  de  nos  différens 
meubles  excite  si  fort  les  désirs,  qu'ils  mettent  tout 


90  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

en  iisa^je  pour  s'en  emparer.  Je  crus  donc  qu'il 
fallait  les  retenir  par  la  crainte,  et  j'ordonnai 
qu'on  mît  à  cette  descente  un  petit  appareil  guer- 
rier :  nous  la  fîmes  en  effet  avec  quatre  canots  et 
douze  soldats  armés.  M.  de  Langle  et  moi  nous 
étions  suivis  de  tous  les  passagers  et  officiers ,  à 
l'exception  de  ceux  qui  étaient  nécessaires  à  bord 
des  deux  frégates  pour  le  service;  nous  compo- 
sions ,  en  y  comprenant  l'équipage  de  nos  bàti- 
mens  à  rames,  environ  soixante-dix  personnes. 

Quatre  ou  cinq  cents  Indiens  nous  attendaient 
sur  le  rivage  :  ils  étaient  sans  armes ,  quelques-uns 
couverts  de  pièces  d'étoffes  blanches  ou  jaunes, 
mais  le  plus  grand  nombre  était  nu  ;  plusieurs 
étaient  tatoués  et  avaient  le  visage  peint  d'une  cou- 
leur rouge  ;  leurs  cris  et  leur  physionomie  expri- 
maient la  joie  :  ils  s'avancèrent  pour  nous  donner 
la  main  et  faciliter  notre  descente. 

L'île,  dans  cette  partie,  est  élevée  d'environ  vingt 
pieds;  les  montagnes  sont  à  sept  ou  huit  cents 
toises  dans  l'intérieur,  et  du  pied  de  ces  monta- 
gnes le  terrain  s'abaisse  en  pente  douce  vers  la 
mer.  Cet  espace  est  couvert  d'une  herbe  que  je 
crois  propre  à  nourrir  les  bestiaux;  cette  herbe 
recouvre  de  grosses  pierres  qui  ne  sont  que  posées 
sur  la  terre.  Elles  m'ont  paru  absolument  les  mêmes 
que  celles  de  l'IIe-de-France,  appelées  dans  le  pays 
f^iraiimons ,  parce  que  le  plus  grand  nombi'C  est  de 


LA  PÉROUSE.  91 

)a  grosseur  de  ce  fruit;  et  ces  pierres,  que  nous 
trouvions  si  incommodes  en  marchant,   sont  un 
bienfait  de  la  nature  :  elles  conservent  à  la  terre 
sa  fraîcheur   et   son   humidité,    et   suppléent    en 
partie  à  l'ombre  salutaire  des  arbres  que  ces  ha- 
bitans  ont  eu  l'imprudence  de  couper,  dans  des 
temps  sans  doute  très  reculés ,  ce  qui  a  exposé  leur 
sol  à  être   calciné  par  l'ardeur  du  soleil ,  et  les  a 
réduits  à  n'avoir  ni  ravins,  ni  ruisseaux,  ni  sources, 
ils  ignoraient  que,  dans  les  petites  îles,  au  milieu 
d'un  océan  immense ,  la  fraîcheur  de  la  terre  cou- 
verte d'arbres  peut  seule  arrêter,  condenser  les 
nuages  et  entretenir  ainsi  sur  les  montagnes  une 
pluie  presque  continuelle,  qui  se  répand  en  sources 
ou  en  ruisseaux  dans  les  différens  quartiers.  Les  îles 
qui  sont  privées  de  cet  avantage  sont  réduites  à 
une  sécheresse  horrible ,  qui  peu  à  peu  en  détruit 
les  plantes,  les  arbustes,  et  les  rend  presque  inha- 
bitables. M.  de  Langle  et  moi  ne  doutâmes  pas  que 
ce  peuple  ne  dût  le  malheur  de  sa  situation  à  l'im- 
prudence de   ses  ancêtres;  et  il  est  vraisemblable 
que  les  autres  îles  de  la  mer  du  Sud  ne  sont  arro- 
sées que  parce  que,  très  heureusement,  il  s'y  est 
trouvé    des   montagnes   inaccessibles   où   il  a  été 
impossible  de  couper  du  bois  :  ainsi  la  nature  n'a 
été  plus  libérale  pour  ces  derniers  insulaires  qu'en 
leur  paraissant  pins  avare,  puisqu'elle  s'est  réservé 
des  endroits  où  ils  n'ont  pu  atteindre.  Un  long  se- 


92  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

jour  à  rUe-de-France,  qui  ressemble  si  fort  à  l'ile 
de  Pâques,  m'a  appris  que  les  arbres  n'y  repoussent 
jamais  à  moins  d'être  abrités  des  vents  de  mer  par 
d'autres  arbres  ou  par  des  enceintes  de  murailles  ; 
et  c'est  cette  connaissance  qui  m'a  découvert  la  cause 
de  la  dévastation  de  l'île  de  Pâques. 

Les  habitans  de  cette  île  ont  bien  moins  à  se 
plaindre  des   éruptions  de   leurs  volcans,  éteints 
depuis  long-temps,  que  de  leur  propre  imprudence. 
Mais  comme  Fliomme  est  de  tous  les  êtres  celui 
qui  s'habitue  le  plus  à  toutes  les  situations,  ce  peu- 
ple m'a  paru  moins  malheureux  qu'au  capitaine 
Cook  et  à  M.  Forster.  Ceux-ci  arrivèrent  dans  cette 
île  après  un  voyage  long  et  pénible ,  manquant  de 
tout,  malades   du  scorbut;  ils  n'y  trouvèrent  ni 
eau,  ni  bois,  ni  cochons  :  quelques  poules,  des  ba- 
nanes et  des  patates  sont  de  bien  faibles  ressources 
dans    ces   circonstances.    Leurs   relations   portent 
l'empreinte  de  cette  situation.  La  nôtre  était  infini- 
ment meilleure  :  les   équipages  jouissaient  de  la 
plus  parfaite  santé  ;  nous  avions  pris  au  Chili  ce 
qui' nous  était  nécessaire  pour  plusieurs  mois,  et 
nous  ne  désirions  de  ce  peuple  que  la  faculté  de 
lui  faire  du  bien  :  nous  lui  apportions  des  chèvres, 
des  brebis,  des  cochons;  nous  avions  des  graines 
d'oranger,  de  citronnier ,  de  coton  ,  de  maïs,  et  gé- 
néralement toutes  les  espèces  qui  pouvaient  réussir 
dans  son  île. 


LA  PÉROUSE.  93 

Notre  premier  soin,  après  avoir  débarqué,  fut 
de  former  une  enceinte  avec  des  soldats  armés , 
rangés  en  cercle.  Nous  enjoignîmes  aux  habitans  de 
laisser  cet  espace  vide;  nous  y  dressâmes  une  tente; 
je  fis  descendre  à  terre  les  présens  que  je  leur  des- 
tinais ,  ainsi  que  les  différens  bestiaux  :  mais  comme 
j'avais  expressément  défendu  de  tirer,  et  que  mes 
ordres  portaient  de  ne  pas  même  éloigner  à  coups 
de  crosse  de  fusil  les  Indiens  qui  seraient  trop  in- 
commodes, bientôt  les  soldats  furent  eux-mêmes 
exposés  à  la  rapacité  de  ces  insulaires,  dont  le 
nombre  s'était  accru  :  ils  étaient  au  moins  huit 
cents,  et  dans  ce  nombre  il  y  avait  bien  certaine- 
ment cent  cinquante  femmes.  La  physionomie  de 
beaucoup  de  ces  femmes  était  agréable;  elles  of- 
fraient leurs  faveurs  à  tous  ceux  qui  voulaient 
leur  faire  quelque  présent. 

Les  Indiens  nous  engageaient  à  les  accepter  : 
quelques-uns  d'entre  eux  donnèrent  l'exemple  des 
plaisirs  qu'elles  pouvaient  procurer.  Ils  n'étaient 
séparés  des  spectateurs  que  par  une  simple  cou- 
verture d'étoFfe  du  pays  ;  et  pendant  les  agaceries 
de  ces  femmes,  on  enlevait  nos  chapea\ix  sur  nos 
têtes  et  les  mouchoirs  de  nos  poches.  Tous  parais- 
saient complices  des  vols  qu'on  nous  faisait;  car,  à 
peine  étaient-ils  commis,  que,  comme  une  volée 
d'oiseaux,  ils  s'enfuyaient  au  même  instant;  mais 
voyant  que  nous  ne  faisions   aucun  usage  de  nos 


94  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

fusils,   ils   revenaient  quelques  minutes  après  ;  ils 
recommençaient  leurs  caresses,  et  épiaient  le  mo- 
ment de  faire  un  nouveau  larcin  :  ce  manège  dura 
toute  la  matinée.  Gomme  nous  devions  partir  dans 
la  nuit,  et  qu'un  si  court  espace  de  temps  ne  nous 
permettait  pas  de  nous  occuper  de  leur  éducation , 
nous  prîmes  le  parti  de  nous  amuser  des  ruses  que 
ces  insulaires  employaient  pour  nous  voler;  et  afin 
d'ôter  tout  prétexte  à  aucune  voie  de  fait  qui  au- 
rait pu  avoir  des  suites  funestes,  j'annonçai  que  je 
ferais  rendre  aux  soldats  et  aux  matelots  les  cha- 
peaux qui  seraient  enlevés.  Ces  Indiens  étaient  sans 
armes  :  trois  ou  quatre,  sur  un  si  grand  nombre , 
avaient  une  espèce  de  massue  de  bois  très  peu  re- 
doutable :  quelques-uns  paraissaient  avoir  une  lé- 
gère autorité  sur  les  autres.  Je  les  pris  pour  des 
chefs,  et  leur  distribuai  des  médailles  que  j'attachai 
à  leur  cou   avec  une  chaîne  :  mais  je  m'aperçus 
bientôt  qu'ils  étaient  précisément  les  plus  insignes 
voleurs;  et  quoiqu'ils  eussent  l'air  de  poursuivre 
ceux  qui  enlevaient  nos  mouchoirs ,  il  était  facile  de 
voir  que  c'était  avec  l'intention  la  plus  décidée  de 
ne  pas  les  joindre. 

Nous  n'avions  que  huit  ou  dix  heures  à  rester  sur 
l'île,  et  nous  ne  voulions  pas  perdre  ce  temps  :  je 
confiai  donc  la  garde  de  la  tente  et  de  tous  nos 
effets  à  M.  d'Escures.  mon  premier  lieutenant;  je 
le  chargeai  en  outre  du  commandement  de  tous  les 


LA  PÉROUSE.  95 

soldats  et  matelots  qui  étaient  à  terre.  Nous  nous 
divisâmes  ensuite  en  deux  troupes  :1a  première,  aux 
ordres  de  M.  de  Langle,   devait  pénétrer  le  plus 
possible  dans  l'intérieur  de  Tîle ,  semer  des  graines 
dans  tous  les  lieux  qui  paraîtraient  susceptibles  de 
les  propager,  examiner  le  sol,  les  plantes,  la  cul- 
ture, la  population,  les  moniimens   et  générale- 
ment tout  ce  qui  peut  intéresser  chez  ce  peuple 
très  extraordinaire.  Ceux  qui  se  sentirent  la  force 
de  faire  beaucoup  de  chemin  s'enrôlèrent  avec  lui  : 
il  fut  suivi  de  MM.  Dagelet ,  de  Lamanon ,  Duché , 
Dufresne,  de  la  Martinière,  du  père  Receveur,  de 
l'abbé  Mongès  et  du  jardinier.  La  seconde,  dont  je 
faisais  partie,  se  contenta  de  visiter  les  monumens, 
les  plates-formes,  les  maisons  et  les  plantations  à 
une  lieue  autour  de  notre  établissement. 

M.  Forster  croit  que  ces  monumens  sont  l'ou- 
vrage d'un  peuple  beaucoup  plus  considérable  que 
celui  qui  existe  aujourd'hui;  mais  son  opinion  ne 
me  paraît  pas  fondée.  Le  plus  grand  des  bustes 
grossiers  qui  sont  sur  ces  plates-formes,  et  que  nous 
avons  mesurés ,  n'a  que  quatorze  pieds  six  pouces 
de  hauteur,  sept  pieds  six  pouces  de  largeur  aux 
épaules ,  trois  pieds  d'épaisseur  au  ventre  ,  six 
pieds  de  largeur  et  cinq  pieds  d'épaisseur  à  la  base: 
ces  bustes,  dis-je,  pourraient  être  l'ouvrage  de  la 
génération  actuelle ,  dont  je  crois  pouvoir,  sans 
aucune  exagération,  porter   la  population  à  deux 


96  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

mille  personnes.  Le  nombre  des  femmes  m'a  paru 
fort  approchant  de  celui  des  hommes;  j'ai  vu  au- 
tant d'enfans  que  dans  aucun  autre  pays;  et  quoi- 
que ,  sur  environ  deux  cents  habitans  que  notre 
arrivée  a  rassemblés  aux  environs  de  la  baie ,  il  y 
eût  au  plus  trois  cents  femmes,  je  n'en  ai  tiré  d'au- 
tre conjecture  que  celle  de  supposer  que  les  insu- 
laires de  l'extrémité  de  l'île  étaient  venus  voir  nos 
vaisseaux,  et  que  les  femmes,  ou  plus  délicates, 
ou  plus  occupées  de  leur  ménage  et  de  leurs  en- 
fans,  étaient  restées  dans  leurs  maisons  :  en  sorte 
que  nous  n'avons  vu  que  celles  qui  habitent  dans 
le  voisinage  de  la  baie. 

La  relation  de  iVL  de  Langle  confirme  cette  opi- 
nion; il  a  rencontré  dans  l'intérieur  de  l'île  beau- 
coup de  femmes  et  d'enfans,  et  nous  sommes  tous 
entrés  dans  ces  cavernes  où  M.  Forster  et  quelques 
officiers  du  capitaine  Cook  crurent  d'abord  que 
les  femmes  pouvaient  être  cachées.  Ce  sont  des 
maisons  souterraines,  de  même  forme  que  celles 
que  je  décrirai  tout  à  l'heure,  et  dans  lesquelles 
nous  avons  trouvé  de  petits  fagots  dont  le  plus 
gros  morceau  n'avait  pas  cinq  pieds  de  longueur 
et  n'excédait  pas  six  pouces  de  diamètre.  On  ne 
peut  cependant  révoquer  en  doute  que  les  habitans 
n'eussent  caché  leurs  femmes  lorsque  le  capitaine 
Cook  les  visita;  mais  il  m'est  impossible  d'en  de- 
viner la  raison ,  et  nous  devons  peut-être  à  la  ma- 


LA  PÉROLSE.  97 

nière  généreuse  dont  il  se  conduisit  envers  ce  peu- 
ple la  confiance  qu'il  nous  a  montrée,  et  qui  nous 
a  mis  à  portée  de  mieux  juger  de  sa  population. 

Tous  les  monumens  qui  existent  aujourd'hui 
paraissent  très  anciens  :  ils  sont  placés  dans  des 
moraïs,  autant  qu'on  en  peut  juger  par  la  grande 
quantité  d'ossemens  qu'on  trouve  à  côté.  On  ne  peut 
douter  que  la  forme  de  leur  gouvernement  actuel 
n'ait  tellement  égalisé  les  conditions  qu'il  n'existe 
plus  de  chef  assez  considérable  pour  qu'un  grand 
nombre  d'hommes  s'occupent  du  soin  de  conser- 
ver sa  mémoire  en  lui  érigeant  une  statue.  On  a 
substitué  à  ces  colosses  de  petits  monceaux  de 
pierres  en  pyramide  ;  celle  du  sommet  est  blanchie 
d'une  eau  de  chaux.  Ces  espèces  de  mausolées  qui 
sont  l'ouvrage  d'une  heure  pour  un  seul  homme, 
sont  empilés  sur  le  bord  de  la  mer;  et  un  Indien , 
en  se  couchant  à  terre,  nous  a  désigné  clairement 
que  ces  pierres  couvraient  un  tombeau  :  levant 
ensuite  les  mains  vers  le  ciel ,  il  a  voulu  évidem- 
ment exprimer  qu'ils  croyaient  à  une  autre  vie. 
J'étais  fort  en  garde  contre  cette  opinion  ,  et  j'a- 
voue que  je  les  croyais  très  éloignés  de  cette  idée  : 
mais  ayant  vu  répéter  ce  signe  à  plusieurs,  et 
M.  de  Langle,  qui  a  voyagé  dans  l'intérieur  de  l'île, 
m'ayant  rapporté  le  même  fait,  je  n'ai  plus  eu 
de  doute  là-dessus ,  et  je  crois  que  tous  nos  offi- 
ciers et  passagers  ont  partagé  cette  opinion.  Nous 
XII.  7 


98  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

n'avons  cependant  vu  la  trace  d'aucun  culte  ;  car 
je  ne  crois  pas  que  personne  puisse  prendre  les 
statues  pour  des  idoles ,  quoique  ces  Indiens  aient 
montré  une  espèce  de  vénération  pour  elles. 

Ces  bustes  de  taille  colossale,  dont  j'ai  donné  les 
dimensions,  et  qui  prouvent  bien  le  peu  de  pro- 
grès qu'ils  ont  faits  dans  la  sculpture ,  sont  d'une 
production  volcanique ,  connue  des  naturalistes 
sous  le  nom  de  lapillo  :  c'est  une  pierre  si  tendre 
et  si  légère  que  quelques  officiers  du  capitaine 
Cook  ont  cru  qu'elle  pouvait  être  factice  et  com- 
posée d'une  espèce  de  mortier  qui  s'était  durci  à 
l'air.  Il  ne  reste  plus  qu'à  expliquer  comment  on 
est  parvenu  à  élever  sans  point  d'appui  un  poids 
aussi  considérable  :  mais  nous  sommes  certains  que 
c'est  une  pierre  volcanique  fort  légère,  et  qu'avec 
des  leviers  de  cinq  ou  six  toises,  et  glissant  des 
pierres  dessous,  on  peut,  comme  l'explique  très 
bien  le  capitaine  Cook,  parvenir  à  élever  un  poids 
encore  plus  considérable,  et  cent  hommes  suffisent 
pour  cette  opération  :  il  n'y  aurait  pas  d'espace 
pour  le  travail  d'un  plus  grand  nombre. 

Ainsi  le  merveilleux  disparaît;  on  rend  à  la  na- 
ture sa  pierre  de  lapillo,  qui  n'est  point  factice;  et 
on  a  lieu  de  croire  que,  s'il  n'y  a  plus  de  nouveaux 
monumens  dans  l'île,  c'est  que  toutes  les  conditions 
y  sont  égales,  et  qu'on  est  peu  jaloux  d'être  roi 
d'un  peuple  qui  est  presque  nu,  qui  vit  de  patates 


LA  PÉROUSE.  99 

et  d'ignames;  et  réciproquement,  ces  Indiens  ne 
pouvant  être  en  guerre,  puisqu'ils  n'ont  pas  de 
voisins,  n'ont  pas  besoin  d'un  chef  qui  ait  une  au- 
torité un  peu  étendue. 

Je  ne  puis  que  hasarder  des  conjectures  sur  les 
mœurs  de  ce  peuple  dont  je  n'entendais  pas  la  lan- 
gue ,  et  que  je  n'ai  vu  qu'un  jour  ;  mais  j'avais  l'ex- 
périence des  voyageurs  qui  m'avaient  précédé  :  je 
connaissais  parfaitement  leurs  relations,  et  je  pou- 
vais y  joindre  mes  propres  réflexions. 

La  dixième  partie  de  la  terre  y  est  à  peine  cul- 
tivée, et  je  suis  persuadé  que  trois  jours  de  travail 
suffisent  à  chaque  Indien  pour  se  procurer  la  sub- 
sistance d'une  année.  Cette  facilité  de  pourvoir  aux 
besoins  de  la  vie  m'a  fait  croire  que  les  produc- 
tions de  la  terre  étaient  en  commun,  d'autant  que 
je  suis  à  peu  près  certain  que  les  maisons  sont 
communes  au  moins  à  tout  un  village  ou  district. 
J'ai  mesuré  une  de  ces  maisons  auprès  de  notre 
établissement  ^  :  elle  avait  trois  cents  dix  pieds  de 
longueur,  dix  pieds  de  largeur  et  dix  pieds  de 
hauteur  au  milieu.  Sa  forme  était  celle  d'une  pi- 
rogue renversée  ;  on  n'y  pouvait  entrer  que  par 
deux  portes  de  deux  pieds  d'élévation  et  en  se  glis- 
sant sur  les  mains.  Cette  maison  peut  contenir  plus 
de  deux  cents  personnes  :  ce  n'est  pas  la  demeure  du 

'  Cette  maison  n'était  pas  encoie  finie  ;  ainsi  le  capitaine  Cot)k 
n'avait  pu  la  voir. 


100  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

chef,  puisqu'il  n'y  a  aucun  meuble,  et  qu'un  aussi 
grand  espace  lui  serait  inutile.  Elle  forme  à  elle 
seule  un  village  avec  deux  ou  trois  autres  petites 
maisons  peu  éloignées. 

Il  y  a  vraisemblablement  dans  chaque  district 
un  chef  qui  veille  plus  particulièrement  aux  plan- 
tations. Le  capitaine  Cook  a  cru  que  ce  chef  en 
était  le  propriétaire;  mais  si  ce  célèbre  navigateur 
a  eu  quelque  peine  à  se  procurer  une  quantité 
considérable  de  patates  et  d'ignames,  on  doit 
moins  l'attribuer  à  la  disette  de  ces  comestibles 
qu'à  la  nécessité  de  réunir  un  consentement  pres- 
que général  pour  les  vendre. 

Quant  aux  femmes,  je  n'ose  prononcer  si  elles 
sant  communes  à  tout  un  district,  et  les  enfans 
à  la  république  :  il  est  certain  qu'aucun  Indien  ne 
paraissait  avoir  sur  aucune  femme  l'autorité  d'un 
mari  ;  et  si  c'est  le  bien  particulier  de  chacun ,  ils 
en  sont  très  prodigues. 

Quelques  maisons  sont  souterraines,  comme  je 
l'ai  déjà  dit;  mais  les  autres  sont  construites  avec 
des  joncs ,  ce  qui  prouve  qu'il  y  a  dans  l'intérieur 
de  l'île  des  endroits  marécageux  :  ces  joncs  sont 
très  artistement  arrangés  ,  et  garantissent  parfaite- 
ment de  la  pluie.  L'édifice  est  porté  sur  un  socle 
de  pierres  de  taille  *  de  dix-huit  pouces  d'épais- 
seur, dans  lequel  on  a  creusé ,  à  distances  égales 

•  Ct's  pierres  ne  sont  pas  du  ffrès  ,  mais  des  laves  solides» 


LA  PÉROUSE.  101 

*  des  trous  où  entrent  des  perches  qui  forment  la 
charpente  en  se  repliant  en  voûte  :  des  paillassons 
de  jonc  garnissent  l'espace  qui  est  entre  ces  perches. 
On  ne  peut  douter,  comme  le  fait  observer  le 
capitaine  Cook ,  de  l'identité  de  ce  peuple  avec  ce- 
lui des  autres  îles  de  la  mer  du  Sud ,  même  langage, 
même  physionomie  ;  leurs  étoffes  sont  aussi  fabri- 
^  quées  avec  l'écorce  du  mûrier;  mais  elles  sont  très 
rares,  parce  que  la  sécheresse  a  détruit  ces  arbres. 
Ceux  de  cette  espèce  qui  ont  résisté  n'ont  que 
trois  pieds  de  hauteur  ;  on  est  même  obligé  de  les 
entourer  de  murailles  pour  les  garantir  des  vents  : 
il  est  à  remarquer  que  ces  arbres  n'excèdent  jamais 
la  hauteur  des  murs  qui  les  abritent. 

Je  ne  doute  pas  qu'à  d'autres  époques  ces  insu- 
laires n'aient  eu  les  mêmes  productions  qu'aux  îles 
de  la  Société.  Les  arbres  à  fruit  auront  péri  par  la 
sécheresse,  ainsi  que  les  cochons  et  les  chiens,  aux- 
quels l'eau  est  absolument  nécessaire. Mais  l'homme, 
qui,  au  détroit  d'Hudson,  boit  de  l'huile  de  ba- 
leine, s'accoutume  à  tout;  et  j'ai  vu  les  naturels  de 
l'île  de  Pâques  boire  de  l'eau  de  mer  comme  les 
albatros  du  cap  Horn.  Nous  étions  dans  la  saison 
humide;  on  trouvait  un  peu  d'eau  saumàtre  dans 
des  trous  au  bord  de  la  mer  :  ils  nous  l'offraient 
dans  des  calebasses,  mais  elle  rebutait  les  plus  al- 
térés. Je  ne  me  flatte  pas  que  les  cochons  dont  je 
leur  ai  fait  présent  nuiUipliont  ;  mais  j'espère  que 


102  \OYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Jes  chèvres  et  les  brebis,  qui  boivent  peu  et  ai- 
ment le  sel,  y  réussiront. 

A  une  heure  après  midi  je  revins  à  la  tente  dans 
le  dessein  de  retourner  à  bord ,  afin  que  M.  de  Clo- 
nard ,  mon  second ,  pût  à  son  tour  descendre  à 
terre.  J'y  trouvai  presque  tout  le  monde  sans  cha- 
peau et  sans  mouchoir  :  notre  douceur  avait  en- 
hardi les  voleurs,  et  je  n'avais  pas  été  distin^^ué  des 
autres.   Un  Indien ,   qui  m'avait  aidé  à  descendre 
d'une  plate-forme,  après  m'avoir  rendu  ce  service, 
m'enleva  mon  chapeau  et  s'enfuit  à  toutes  jambes, 
suivi,  comme  à  l'ordinaire,  de  tous  les  autres.  Je 
ne  le  fis  pas  poursuivre,  et  ne  voulus  pas  avoir  le 
droit  exclusif  d'être  garanti  du  soleil ,  vu  que  nous 
étions  presque  tous  sans  chapeau.  Je  continuai  à 
examiner  cette  plate-forme  :  c'est  le  monument  qui 
m'a  donné  la  plus  haute  opinion  des  anciens  talens 
de  ce  peuple  pour  la  bâtisse  ;  car  le  mot  pompeux 
dî' architecture  ne  convient  point  ici.  Il  paraît  qu'il 
n'a  jamais  connu  aucun  ciment  ;  mais  il  coupait  et 
taillait  parfaitement  les  pierres  :  elle  étaient  pla- 
cées et  jointes  suivant  toutes  les  règles  de  l'art. 

J'ai  rassemblé  des  échantillons  de  ces  pierres  : 
ce  sont  des  laves  de  différente  densité.  La  plus  lé- 
gère, qui  doit  conséquemment  se  décomposer  la 
première,  forme  le  revêtement  du  côté  de  l'inté- 
rieur de  l'île.  Celui  qui  est  tourné  vers  la  mer  est 
construit  avec  une  lave  infiniment  plus  compacte. 


LA   PÉROUSE.  103 

afin  de  résister  plus  long-temps;  et  je  ne  connais  à 
ces  insulaires  aucun  instrument  ni  matière  assez 
dure  pour  tailler  ces  dernières  pierres  :  peut-être 
un  plus  long  séjour  dans  1  ile  m'eût  donné  quel- 
ques éclaircissemens   à    ce  sujet.   A  deux  heures 
je  revins  à  bord,  et  M.  de  Clonard  descendit   à 
terre.  Bientôt  deux  officiers   de    l'Astrolabe  arri- 
vèrent pour  me   rendre  compte  que   les   Indiens 
venaient  de  commettre  un  vol  nouveau  qui  avait 
occasioné  une  rixe  un  peu  plus  forte  :  des  plon- 
geurs avaient  coupé  sous  l'eau  le  câblot  du  canot 
de  l'Astrolabe ,  et  avaient  enlevé  son  grapin  :  on  ne 
s'en  aperçut  que  lorsque  les  voleurs  furent  assez 
loin  dans  l'intérieur  de   l'île.    Comme   ce  grapin 
nous  était  nécessaire,  deux  officiers  et  plusieurs 
soldats  les  poursuivirent;  mais  ils  furent  accablés 
d'une  grêle  de  pierres.  Un  coup  de  fusil  à  poudre 
tiré  en  l'air  ne  fit  aucun  effet  :  ils  furent  enfin  con- 
traints de  tirer  un  coup  de  fusil  à  petit  plomb , 
dont  quelques  grains  atteignirent  sans  doute  un  de 
ces  Indiens;  car  la  lapidation  cessa,  et  nos  offi- 
ciers purent  regagner  tranquillement  notre  tente; 
mais  il  fut  impossible  de  rejoindre  les  voleurs,  qui 
durent  rester  étonnés  de   n'avoir  pu  lasser  notre 
patience. 

Us  revinrent  bientôt  autour  de  notre  établisse- 
ment; ils  recommencèrent  à  offrir  leurs  femmes, 
et  nous  Fûmes  aussi  bons  amis  qu'à  notre  première 


104  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

entrevue  :  enfin,  à  six  heures  du  soir  tout  fut  rem- 
barqué ;  les  canots  revinrent  à  bord ,  et  je  fis  signal 
de  se  préparer  à  appareiller.   M.    de    Langle  me 
rendit  compte,  avant  notre  appareillage ,  de  son 
voyage  dans  l'intérieur  de  l'île;  je  le  rapporterai 
dans  le  chapitre  suivant.  Il  avait  semé  des  graines 
sur  toute  sa  route,  et  il  avait  donné  à  ces  insu- 
laires les  marques  de  la  plus  extrême  bienveillance. 
Je  crois  cependant  achever  leur  portrait,  en  rap- 
portant qu'une  espèce  de  chef  auquel  M.  de  Lan- 
gle faisait  présent  d'un  bouc  et  d'une  chèvre  ,  les 
recevait  d'une  main,  et  lui  volait  son  mouchoir  de 
l'autre. 

Il  est  certain  que  ces  peuples  n'ont  pas  sur  le 
vol  les  mêmes  idées  que  nous;  ils  n'y  attachent 
vraisemblablement  aucune  honte;  mais  ils  savent 
très  bien  qu'ils  commettent  une  action  injuste, 
puisqu'ils  prenaient  la  fuite  à  l'instant ,  pour  évi- 
ter le  châtiment  qu'ils  craignaient  sans  doute ,  et 
que  nous  n'aurions  pas  manqué  de  leur  infliger,  en 
le  proportionnant  au  délit,  si  nous  eussions  eu 
quelque  séjour  à  faire  dans  cette  île  ;  car  notre 
extrême  douceur  aurait  fini  par  avoir  des  suites 
fâcheuses. 

Il  n'y  a  personne  qui,  ayant  lu  les  relations  des 
derniers  voyageurs,  puisse  prendre  les  Indiens  de 
la  mer  du  Sud  pour  des  sauvages;  ils  ont  au  con- 
traire fait  de  très  grands  progrès  dans  la  civilisa- 


LA  PÉROUSE.  105 

tion ,  et  je  les  crois  aussi  corrompus  qu'ils  peuvent 
l'être  relativement  aux  circonstances  où  ils  se  trou- 
vent :  mon  opinion  là-dessus  nest  pas  fondée  sur 
les  différens  vols  qu'ils  ont  commis ,  mais  sur  la 
manière  dont  ils  s'y  prenaient.  Les  plus  effrontés 
coquins  de  l'Europe  sont  moins  hypocrites  que  ces 
insulaires  ;  toutes  leurs  caresses  étaient  feintes  ; 
leur  physionomie  n'exprimait  pas  un  seul  senti- 
ment vrai  :  celui  dont  il  fallait  le  plus  se  défier 
était  l'Indien  auquel  on  venait  de  faire  un  présent, 
et  qui  paraissait  le  plus  empressé  à  rendre  mille 
petits  services. 

Ils  faisaient  violence  à  de  jeunes  filles  de  treize 
à  quatorze  ans  pour  les  entraîner  auprès  de  nous . 
dans  l'espoir  d'en  recevoir  le  salaire;  la  répugnance 
de  ces  jeunes  Indiennes  était  une  preuve  qu'on  vio- 
lait à  leur  égard  la  loi  du  pays.  Aucun  Français 
n'a  usé  du  droit  barbare  qu'on  lui  donnait  :  et 
s'il  y  a  eu  quelques  momens  donnés  à  la  nature  , 
le  désir  et  le  consentement  étaient  réciproques, 
et  les  femmes  en  ont  fait  les  premiers  frais. 

J'ai  retrouvé  dans  ce  pays  tous  les  arts  des  îles 
de  la  Société ,  mais  avec  beaucoup  moins  de  moyens 
de  les  exercer,  faute  de  matières  premières.  Les  pi- 
rogues ont  aussi  la  même  forme  ;  mais  elles  ne 
sont  composées  que  de  bouts  de  [)lanches  fort 
étroites,  de  quatre  ou  cinq  pieds  de  longueui',  el 
elles  peuvent  porter  quatre  hommes  au  plus,  ^c 


106  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

n'en  ai  vu  que  trois  dans  cette  partie  de  l'ile,  et  je 
serais  peu  surpris  que  bientôt,  faute  de  bois,  il 
n'y  en  restât  pas  une  seule  :  ils  ont  d'ailleurs  ap- 
pris à  s'en  passer  ;  et  ils  nagent  si  parfaitement , 
qu'avec  la  plus  grosse  mer  ils  vont  à  deux  lieues 
au  large,  et  cherchent  par  plaisir,  en  retournant 
à  terre,  l'endroit  où  la  lame  brise  avec  le  plus  de 
force. 

La  côte  m'a  paru  peu  poissonneuse ,  et  je  crois 
que  presque  tous  les  comestibles  de  ces  habitans 
sont  tirés  du  règne  végétal  :  ils  vivent  de  patates , 
d'ignames,  de  bananes,  de  cannes  à  sucre,  et  d'un 
petit  fruit  qui  croît  sur  les  rochers  ,  au  bord  de  la 
mer,  semblable  aux  grappes  de  raisin  qu'on  trouve 
aux  environs  du  tropique,  dans  la  mer  Atlan- 
tique. On  ne  peut  regarder  comme  une  ressource 
quelques  poules  qui  sont  très  rares  sur  cette  île  : 
nos  voyageurs  n'ont  aperçu  aucun  oiseau  de  terre, 
et  ceux  de  mer  n'y  sont  pas  communs. 

Les  champs  sont  cultivés  avec  beaucoup  d'in- 
telligence. Ces  insulaires  arrachent  les  herbes ,  les 
amoncellent,  les  brûlent,  et  ils  fertilisent  ainsi  la 
terre  de  leurs  cendres.  Les  bananiers  sont  alignés 
au  cordeau.  Ils  cultivent  aussi  le  solanum  ou  la 
morelle;  mais  j'ignore  à  quel  usage  ils  l'emploient: 
si  je  leur  connaissais  des  vases  qui  pussent  résister 
au  feu  ,  je  croirais  que,  comme  à  Madagascar  ou  à 
rUe-de-Fi'ance,  ils  la  mangent  en  guise  d'épinards; 


LA  PÉROUSE.  107 

mais  ils  n'ont  d'autre  manière  de  faire  cuire  leurs 
alimens  que  celle  des  îles  de  la  Société ,  en  creu- 
sant un  trou  en  terre,  et  en  couvrant  leurs  patates 
ou  leurs  ignames  de  pierres  brûlantes  et  de  char- 
bons mêlés  de  terre;  en  sorte  que  tout  ce  qu'ils 
mangent  est  cuit  comme  au  four. 

Le  soin  qu'ils  ont  pris  de  mesurer  mon  vais- 
seau m'a  prouvé  qu'ils  n'avaient  pas  vu  nos  arts 
comme  des  êtres  stupides  ;  ils  ont  examiné  nos  câ- 
bles, nos  ancres,  notre  boussole,  notre  roue  de 
gouvernail;  et  ils  sont  venus  le  lendemain  avec 
une  ficelle  pour  en  reprendre  la  mesure,  ce  qui 
m'a  fait  croire  qu'ils  avaient  eu  quelques  discus- 
sions à  terre  à  ce  sujet,  et  qu'il  leur  était  resté 
quelques  doutes.  Je  les  estime  beaucoup  moins  , 
parce  qu'ils  m'ont  paru  capables  de  réflexion.  Je 
leur  en  ai  laissé  une  à  faire,  et  peut-être  elle  leur 
échappera  :  c'est  que  nous  n'ayons  fait  contre  eux 
aucun  usage  de  nos  forces,  qu'ils  n'ont  pas  mé- 
connues, puisque  le  seul  geste  d'un  fusil  en  joue 
les  faisait  fuir  :  nous  n'avons,  au  contraire ,  abordé 
dans  leur  île  que  pour  leur  faire  du  bien  ;  nous 
les  avons  comblés  de  présens.  Nous  avons  accablé 
de  caresses  tous  les  êtres  faibles,  particulièrement 
les  enfans  à  la  mamelle;  nous  avons  semé  dans  leurs 
champs  toutes  sortes  de  graines  utiles;  nous  avons 
laissé  dans  leurs  habitations  des  cochons,  des 
chèvres  et  des  brebis  qui  y  multiplieront  vi'aiscm- 


108  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

blableinent;  nous  ne  leur  avons  rien  demandé  en 
échange  :  néanmoins,  ils  nous  ont  jeté  des  pierres, 
et  ils  nous  ont  volé  tout  ce  qu'il  leur  a  été  possible 
d'enlever.  Il  eût,  encore  une  fois ,  été  imprudent 
dans  d'autres  circonstances  de  nous  conduire  avec 
autant  de  douceur;  mais  j'étais  décidé  à  partir  dans 
la  nuit ,  et  je  me  flattais  qu'au  jour,  lorsqu'ils  n'a- 
percevraient plus  nos  vaisseaux,  ils  attribueraient 
notre  prompt  départ  au  juste  mécontentement  que 
nous  devions  avoir  de  leurs  procédés,  et  que  cette 
réflexion  pourrait  les  rendre  meilleurs  :  quoi  qu'il 
en  soit  de  cette  idée  peut-être  chimérique ,  les  na- 
vigateurs y  ont  un  très  petit  intérêt ,  cette  île  n'of- 
frant presque  aucune  ressource  aux  vaisseaux ,  et 
étant  peu  éloignée  des  îles  de  la  Société. 


§5. 

Voyage  de  M.  de  Langle  dans  l'intérieur  de  l'île  de  Pâques.  Nou- 
velles observations  sur  les  mœurs  et  les  arts  des  naturels,  sur  la 
qualité  et  la  culture  de  leur  sol ,  etc. 

Je  partis  à  huit  heures  du  matin ,  accompagné 
de  MM.  Dagelet,  de  Lamanon  ,  Dufresne,  Duché, 
de  l'abbé  Mongès,  du  père  Receveur  et  du  jardi- 
nier. Nous  fîmes  d'abord  deux  lieues  dans  l'est, 
vers  l'intérieur  de  l'île.  Le  marcher  était  très  péni- 
ble à  travers  des  collines  couvertes  de  pierres  vol- 
caniques; mais  je  m'aperçus  bientôt  qu'il  y  avait 


LA  PÉROUSE.  109 

des  sentiers  par  lesquels  on  pouvait  facilement 
communiquer  de  case  en  case  :  nous  en  profitâmes, 
et  nous  visitâmes  plusieurs  plantations  d'ignames 
et  de  patates.  Le  sol  de  ces  plantations  était  une 
terre  végétale  très  grasse  ,  que  le  jardinier  jugea 
propre  à  la  culture  de  nos  graines.  Il  sema  des 
choux,  des  carottes,  des  betteraves,  du  maïs,  des 
citrouilles ,  et  nous  cherchâmes  à  faire  compren- 
dre aux  insulaires  que  ces  graines  produiraient  des 
fruits  et  des  racines  qu'ils  pourraient  manger.  Ils 
nous  entendirent  parfaitement,  et  dès  lors  ils  nous 
désignèrent  les  meilleures  terres,  nous  indicjuant 
les  endroits  où  ils  désiraient  voir  nos  nouvelles 
productions.  Nous  ajoutâmes  aux  plantes  légumi- 
neuses des  graines  d'oranger ,  de  citronnier  et  de 
coton  ,  en  leur  faisant  comprendre  que  c'étaient 
des  arbres,  et  que  ce  que  nous  avions  semé  pré- 
cédemment était  des  plantes. 

Nous  ne  rencontrâmes  d'autre  arbuste  que  le 
mûrier  à  papier  *  et  le  mimosa.  Il  y  avait  aussi  des 
champs  assez  considérables  de  morelle ,  que  ces 
peuples  m'ont  paru  cultiver  dans  les  terres  épui- 
sées par  les  ignames  et  les  patates.  Nous  continuâ- 
mes notre  route  vers  les  montagnes ,  qui ,  quoique 

'  Moras  papyrifera,  abondant  au  Japon,  où  l'on  en  prépare  l'é- 
corce  pour  servir  de  papier.  Cette  écorce,  extrêmement  ligneuse 
sert  aux  femmes  de  la  Louisiane  à  faire  différens  ouvrages  avec 
la  soie  qu'elles  en  retirent;  la  feuille  en  est  bonne  poui^la  nourri- 
ture des  vers  à  soit».  Ce(  arbre  <MM)ît  maintenani  en  France. 


110  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

assez  élevées ,  se  terminent  toutes  en  une  pente 
facile ,  et  sont  couvertes  de  gramen  :  nous  n'aper- 
çûmes aucune  trace  de  ravin  ni  de  torrent.  Après 
avoir  fait  environ  deux  lieux  à  Test,  nous  retour- 
nâmes au  sud  vers  la  côte  du  sud-est  que  nous 
avions  prolongée  la  veille  avec  nos  vaisseaux,  et 
sur  laquelle,  à  l'aide  de  nos  lunettes,  nous  avions 
aperçu  beaucoup  de  monumens  ;  plusieurs  étaient 
renversés.  Il  paraît  que  ces  peuples  ne  s'occupent 
pas  de  les  réparer;  d'autres  étaient  debout,  leur 
plate-forme  à  moitié  ruinée.  Le  plus  grand  de  ceux 
que  j'ai  mesurés  avait  seize  pieds  dix  pouces  de 
hauteur,  en  y  comprenant  le  chapiteau,  qui  a  trois 
pieds  un  pouce ,  et  qui  est  une  lave  poreuse ,  fort 
légère  ;  sa  largeur  aux  épaules  était  de  six  pieds 
sept  pouces ,  et  son  épaisseur  à  la  base  de  deux 
pieds  sept  pouces. 

Ayant  ensuite  aperçu  quelques  cases  rassemblées, 
je  dirigeai  ma  route  vers  cette  espèce  de  village 
dont  une  des  maisons  avait  trois  cent  trente  pieds 
de  longueur,  et  la  forme  d'une  pirogue  renversée. 
Très  près  de  cette  case  nous  remarquâmes  les  fon- 
demens  de  plusieurs  autres  qui  n'existent  plus  :  ils 
sont  composés  de  pierres  de  lave  taillées ,  dans 
lesquelles  il  y  a  des  trous  d'environ  deux  pouces 
de  diamètre.  Il  nous  parut  que  cette  partie  de 
l'île  était  mieux  cultivée  et  plus  habitée  que  les 
environs  de  la  baie  de  Cook.  Les  monumens  et  les 


LA  PÉROUSE.  tu 

plates-formes  y  étaient  aussi  plus  multipliés.  PSous 
vîmes  sur  différentes  pierres,  dont  ces  plates-formes 
sont  composées,  des  squelettes  grossièrement  des- 
sinés, et  nous  y  aperçûmes  des  trous  bouchés  avec 
des  pierres ,  par  lesquels  nous  pensâmes  qu'on  de- 
vait communiquer  à  des  caveaux  qui  contenaient 
les  cadavres  des  morts.  Ln  Indien  nous  expliqua 
par  des  signes  bien  expressifs  qu'on  les  y  enterrait, 
et  qu'ils  montaient  ensuite  au  ciel.  INous  rencontrâ- 
mes sur  le  bord  de  la  mer  des  pyramides  de  pier- 
res rangées  à  peu  près  comme  des  boulets  dans 
un  parc  d'artillerie ,  et  nous  aperçûmes  quelques 
ossemens  humains  dans  îe  voisinage  de  ces  pvra- 
mides  et  de  ces  statues ,  qui  toutes  avaient  le  dos 
tourné  vers  la  mer,  Nous  visitâmes  dans  la  matinée 
sept  différentes  plates-formes  sur  lesquelles  il  y  avait 
des  statues  debout  ou  renversées;  elles  ne  diffé- 
raient que  par  leur  grandeur  :  le  temps  avait  fait 
sur  elles  plus  ou  moins  de  ravages,  suivant  leur 
ancienneté.  iNous  trouvâmes  auprès  de  la  dernière 
une  espèce  de  mannequin  de  jonc  qui  figurait  une 
statue  humaine  de  dix  pieds  de  hauteur;  il  était 
recouvert  d'une  étoffe  blanche  du  pays ,  la  tète 
de  grandeur  naturelle ,  et  le  corps  mince ,  les 
jambes  dans  des  proportions  assez  exactes  ;  à  son 
cou  pendait  vui  filet  en  forme  de  panier  revêtu 
d'étoffes  blanches  :  il  nous  parut  qu'il  contenait  de 
l'herbe.  A  côté  de  ce  sac  il  y  avait  une  figure  d'en- 


112  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

fant,  de  deux  pieds  de  longueur,  dont  les  bras 
étaient  en  croix  et  les  jambes  pendantes.  Ce  man- 
nequin ne  pouvait  exister  depuis  un  grand  nombre 
d'années  :  c'était  peut-être  un  modèle  des  statues 
qu'on  érige  aujourd'hui  aux  chefs  du  pays.  A  côté 
de  cette  même  plate-forme ,  on  voyait  deux  para- 
pets qui  formaient  une  enceinte  de  trois  cent  quatre- 
vingt-quatre  pieds  de  longueur  sur  trois  cent  vingt- 
quatre  pieds  de  largeur  :  nous  ne  pûmes  savoir  si 
c'était  un  réservoir  pour  l'eau,  ou  un  commence- 
ment de  forteresse  contre  des  ennemis  ;  mais  il 
nous  parut  que  cet  ouvrage  n'avait  jamais  été  fini. 

En  continuant  à  faire  route  au  couchant,  nous 
rencontrâmes  environ  vingt  enfans  qui  marchaient 
sous  la  conduite  de  quelques  femmes ,  et  qui 
paraissaient  aller  vers  les  maisons  dont  j'ai  déjà 
parlé. 

A  l'extrémité  de  la  pointe  sud  de  l'île  nous  vîmes 
le  cratère  d'un  ancien  volcan,  dont  la  grandeur, 
la  profondeur  et  la  régularité  excitèrent  notre  ad- 
miration :  il  a  la  forme  d'un  cône  tronqué;  sa  base 
supérieure,  qui  est  la  plus  large  ,  paraît  avoir  plus 
de  deux  tiers  de  lieue  de  circonférence.  On  peut 
estimer  l'étendue  de  la  base  inférieure,  en  suppo- 
sant que  le  côté  du  cône  fait  avec  la  verticale  un 
angle  d'environ  30  degrés  :  cette  base  inférieure 
forme  un  cercle  parfait.  Le  fond  est  marécageux; 
on    y    aperçoit    plusieurs   grandes    lagunes    d'eau 


LA  PÉROUSE.  ti3 

douce  ,  dont  ia  surface  nous  parut  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer.  La  profondeur  de  ce  cratère  est 
au  moins  de  huit  cents  pieds. 

«  Le  père  Receveur  qui  y  descendit  nous  rapporta 
que  ce  marais  était  bordé  des  plus  belles  planta- 
tions de  bananiers  et  de  mûriers.  Il  paraît ,  comme 
nous  l'avions  observé  en  naviguant  le  long  de  la 
côte ,  qu'il  s'est  fait  un  éboulement  considérable 
vers  la  mer.  qui  a  occasioné  une  grande  brèche 
à  ce  cratère  ;  la  hauteur  de  cette  brèche  est  d'un 
tiers  du  cône  entier,  et  sa  largeur  d'un  dixième 
de  la  circonférence  supérieure.  L'herbe  qui  a 
poussé  sur  les  côtes  du  cône,  les  marais  qui  sont 
au  fond,  et  la  fécondité  des  terrains  adjacens,  an- 
noncent que  les  feux  souterrains  sont  éteints  de- 
puis long-temps  '  :  nous  vîmes  au  fond  du  cratère 
les  seuls  oiseaux  que  nous  ayons  rencontrés  sur  l'île  ; 
c'étaient  des  hirondelles  de  mer.  La  nuit  me  força 
de  me  rapprocher  des  vaisseaux.  Nous  aperçûmes 
auprès  d'une  maison  une  grande  quantité  d'enfans 
qui  s'enfuirent  à  notre  approche;  il  nous  parut 
vraisemblable  que  cette  maison  logeait  tous  les  en- 
fans  du  district;  leur  âge  était  trop  peu  différent 
pour  qu'ils  pussent  appartenir  aux  deux  femmes 
qui  paraissaient  chargées  d  en  avoir  soin.  Il  y  avait 

'  Il  y  a  sur  le  bord  du  cratère,  du  côté  de  la  mer,  une  staUi< 
presque  entièrement  tlévorée  par  le  temps  ,  rjui  prouve  qu'il  y  a 
plusieurs  siècles  que  le  volcan  est  éteint. 

XII  S 


Ï14  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

auprès  de  cette  maison  irn  trou  en  terre  où  l'on 
cuisait  des  ignames  et  des  patates,  selon  la  manière 
pratiquée  aux  îles  de  la  Société. 

De  retour  à  latente,  je  donnai  à  trois  habitans 
les  trois  espèces  d'animaux  que  nous  leur  desti- 
nions; je  fis  choix  de  ceux  qui  me  parurent  les 
plus  propres  à  multiplier. 

Ces  insulaires  sont  hospitaliers  ;  ils  nous  ont 
présenté  plusieurs  fois  des  patates  et  des  cannes  à 
sucre  ;  mais  ils  n'ont  jamais  manqué  l'occasion  de 
nous  voler  lorsqu'ils  ont  pu  le  faire  impunément. 
A  peine  la  dixième  partie  de  lile  est-elle  cultivée  ; 
les  terrains  défrichés  ont  la  forme  d'un  carré  long 
très  régulier,  sans  aucune  espèce  de  clôture;  le 
reste  de  l'île,  jusqu'au  sommet  des  montagnes ,  est 
couvert  d'une  herbe  verte  fort  grossière.  Aous 
étions  dans  la  saison  humide;  nous  trouvâmes  la 
terre  humectée  à  un  pied  de  profondeur;  quelques 
trous  dans  les  collines  contenaient  un  peu  d'eau 
douce  ;  mais  nous  ne  rencontrâmes  nulle  part  une 
eau  courante  :  le  terrain  paraît  d'une  bonne  qua- 
lité; il  serait  d'une  végétation  encore  plus  forte, 
s'il  était  arrosé.  Nous  n'avons  connu  à  ces  peuples 
aucun  instrument  dont  ils  puissent  se  servir  pour 
cultiver  leurs  champs;  il  est  vraisemblable  qu'après 
les  avoir  nettoyés  ils  y  font  des  trous  avec  des 
piquets  de  bois,  et  qu'ils  plantent  ainsi  leurs  patates 
et  leurs  ignames.  On  rencontre  très  rarement  quel- 


LA  PÉROUSE.  115 

ques  buissons  de  mimosa  dont  les  plus  fortes  tiges 
n'ont  que  trois  pouces  de  diamètre.  Les  conjectures 
qu'on  peut  former  sur  le  gouvernement  de  ce  peu- 
ple sont  qu'ils  ne  composent  entre  eux  qu'une  seule 
nation  divisée  en  autant  de  districts  qu'il  y  a  de 
moraïs,  parce  que  les  hameaux  sont  bâtis  à  côté 
de  ces  cimetières.  Il  paraît  que  les  productions  de 
la  terre  sont  communes  à  tous  les  habitans  du 
même  district  ;  et  comme  les  hommes  offrent  sans 
aucune  délicatesse  les  femmes  aux  étrangers,  on 
pourrait  croire  qu'elles  n'appartiennent  à  aucun 
homme  en  particulier,  et  que  lorsque  les  enfans 
sont  sevrés ,  on  les  livre  à  d'autres  femmes  qui  sont 
chargées,  dans  chaque  district,  de  leur  éducation 
physique. 

On  rencontre  deux  fois  plus  d'hommes  que  de 
femmes.  Si  en  effet  elles  ne  sont  pas  en  moin- 
dre nombre,  c'est  parce  que,  plus  casanières  que 
les  hommes ,  elles  sortent  moins  de  leurs  maisons. 
La  population  entière  peut  être  évaluée  à  deux 
mille  personnes.  Plusieurs  maisons  que  nous  vîmes 
en  construction  et  le  nombre  des  enfans  doivent 
faire  penser  qu'elle  ne  diminue  pas;  cependant  il 
y  a  lieu  de  croire  que  cette  population  était  plus 
considérable  lorsque  l'île  était  boisée.  Si  ces  insu- 
laires avaient  l'industrie  de  construire  des  citernes, 
ils  remédieraient  par-là  à  l'un  des  plus  grands  mal- 
heurs de  leur  situation,  et  ils  prolongeraient  peut- 


116  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

être  le  cours  de  leur  vie.  On  ne  voit  pas  clans 
cette  île  un  seul  homme  qui  paraisse  à[jé  de  plus 
de  soixante-cinq  ans,  si  toutefois  on  peut  juger  de 
I  âge  d'un  peuple  que  l'on  connaît  si  peu  ,  et  dont  la 
manière  de  vivre  est  si  différente  de  la  nôtre. 

§6. 

Départ  de  l'ilo  do  Pâques.  Arrivée  aux  îles  Sandwich.  Mouillage 
dans  la  baie  dv.  Keiiporepo  de  l'île  de  Mowée.  Départ. 

En  partant  de  la  baie  de  Cook  dans  l'île  de  Pâ- 
ques, le  10  avril  1786,  au  soir,  je  fis  route  au 
nord,  et  prolongeai  la  côte  de  cette  île  à  une  lieue 
de  distance,  au  clair  de  la  lune  :  nous  ne  la  per- 
dîmes de  vue  que  le  lendemain  à  deux  heures  du 
soir,  et  nous  en  étions  à  vingt  lieues.  Les  vents 
jusqu'au  17  furent  constamment  du  sud-est  à  Test- 
sud-est  :  le  temps  était  extrêmement  clair.  Il  ne 
changea  et  ne  se  couvrit  que  lorsque  les  vents  pas- 
sèrent à  l'est-nord-est ,  où  ils  se  fixèrent  depuis  le 
\7  jusqu'au  20,  et  nous  commençâmes  alors  à 
prendre  des  bonites  qui  suivirent  constamment 
nos  frégates  jusqu'aux  îles  Sandwich,  et  fournirent 
presque  chaque  jour,  pendant  un  mois  et  demi, 
une  ration  complète  aux  équipages.  Cette  bonne 
nourriture  maintint  notre  santé  dans  le  meilleur 
état  ;  et  après  dix  mois  de  navigation  ,  pendant  les- 
quels il  n'y  eut  que  vingt-cinq  jours  de  relâche , 


LA  PEROUSE.  117 

nous  n'eûmes  pas  un  seul  malade  à  bord  des  deux 
bâtimens.  Nous  naviguions  dans  des  mers  incon- 
nues. Notre  route  était  à  peu  près  parallèle  à  celle 
du  capitaine  Cook  en  1777,  lorsqu'il  fit  voile  des 
îles  de  la  Société  pour  la  côte  du  nord-ouest  de 
l'Amérique  ;  mais  nous  étions  environ  huit  cents 
lieues  plus  à  l'est.  Je  me  flattais,  dans  un  trajet 
de  près  de  deux  mille  lieues,  de  faire  quelque 
découverte  ;  il  y  avait  sans  cesse  des  matelots  au 
haut  des  mâts,  et  j'avais  promis  un  prix  à  celui 
qui  le  premier  apercevrait  la  terre.  Afin  de  décou- 
vrir un  plus  grand  espace,  nos  frégates  marchaient 
de  front  pendant  le  jour,  laissant  entre  elles  un  in- 
tervalle de  trois  ou  quatre  lieues. 

Quoique  la  saison  fût  très  avancée ,  et  que  je 
n'eusse  pas  un  instant  à  perdre  pour  arriver  sur 
les  côtes  de  l'Amérique,  je  me  décidai  à  faire  une 
route  qui  portât  mon  opinion  jusqu'à  l'évidence, 
au  sujet  de  plusieurs  groupes  d'iles,  notamment 
celui  de  Sandwich ,  placé  par  Cook  par  la  latitude 
même  des  îles  indiquées  sur  la  carte  espagnole  que 
l'amiral  Anson  prit  k  bord  d'un  galion  espagnol, 
mais  16  ou  17  degrés  plus  à  l'est.  Le  résultat,  si 
j'étais  dans  l'erreur,  devait  être  de  rencontrer  un 
second  groupe  d'îles  oubliées  des  Espagnols  de- 
puis peut-être  plus  d'un  siècle,  de  déterminer  leur 
position  et  l'éloignement  précis  où  je  les  aurais 
trouvées  des  îles  Sandwich.   Ceux  ([u\  connaissent 


118  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

mon  caractère  ne  pourront  soupçonner  que  j'aie 
été  guidé  dans  cette  recherche  par  l'envie  d'enlever 
au  capitaine  Cook  l'honneur  de  la  découverte  de  ce 
dernier  archipel.  Plein  d'admiration  et  de  respect 
pour  la  mémoire  de  ce  grand  homme,  il  sera  tou- 
jours à  mes  yeux  le  premier  des  navigateurs  ;  et 
celui  qui  a  déterminé  la  position  précise  de  ces 
îles ,  qui  en  a  exploré  les  côtes,  qui  a  fait  con- 
naître les  mœurs ,  les  usages ,  la  religion  des  habi- 
tans,  et  qui  a  payé  de  son  sang  toutes  les  lumières 
que  nous  avons  aujourd'hui  sur  ces  peuples  ;  ce- 
lui-là ,  dis-je ,  est  le  vrai  Christophe  Colomb  de 
cette  contrée ,  de  la  côte  d'Alaska ,  et  de  presque 
toutes  les  îles  de  la  mer  du  Sud.  Le  hasard  fait 
découvrir  des  îles  aux  plus  ignorans;  mais  il  n'ap- 
partient qu'aux  grands  hommes  comme  lui  de  ne 
rien  laisser  à  désirer  sur  les  pays  qu'ils  ont  vus. 
Les  marins,  les  philosophes,  les  physiciens,  cha- 
cun trouve  dans  ses  voyages  ce  qui  fait  l'objet  de 
son  occupation;  tous  les  hommes  peut-être,    du 
moins  tous  les  navigateurs,  doivent  un  tribut  d'é- 
loges à  sa  mémoire;  comment  m'y  refuser  au  mo- 
ment d'aborder  le  groupe  d'îles  où  il  a  fini  si  mal- 
heureusement sa  carrière  ? 

Le  7  mai,  par  3  degrés  de  latitude  nord,  nous 
aperçûmes  beaucoup  d'oiseaux  de  l'espèce  des 
pétrels,  avec  des  frégates  et  des  paille-en-cul  :  ces 
deux  dernières  espèces  s'éloignent,  dit-on,  peu  de 


LA  PÉROUSE.  119 

terre.  Nous  voyions  aussi  beaucoup  de  tortues 
passer  le  long  du  bord  :  l Astrolabe  en  prit  deux , 
qu'elle  partagea  avec  nous ,  et  qui  étaient  fort 
bonnes.  Les  oiseaux  et  les  tortues  nous  suivirent 
jusque  par  les  14  degrés,  et  je  ne  doute  pas  que 
nous  n'ayons  passé  auprès  de  quelque  île  vraisem- 
blablement inhabitée,  car  un  rocher  au  milieu  des 
mers  sert  plutôt  de  repaire  à  ces  animaux  qu'un 
pays  cultivé.  Nous  étions  alors  fort  près  de  Rocca- 
Partida  et  de  la  Nublada  :  je  dirigeai  ma  route  pour 
passer  à  peu  près  à  vue  de  Rocca-Partida ,  si  sa 
longitude  était  bien  déterminée  ;  mais  je  ne  voulus 
pas  courir  par  sa  latitude,  n'ayant  pas,  relative- 
ment à  mes  autres  projets ,  un  seul  jour  à  donner 
à  cette  recherche  :  je  savais  très  bien  que  de  cette 
manière  il  était  probable  que  je  ne  la  rencontre- 
rais pas  ,  et  je  fus  peu  surpris  de  n'en  avoir  aucune 
connaissance.  Lorsque  sa  latitude  fut  dépassée  ,  les 
oiseaux  disparurent,  et,  jusqu'à  mon  arrivée  aux 
îles  Sandwich  ,  sur  un  espace  de  cinq  cents  lieues , 
nous  n'en  avons  jamais  vu  plus  de  deux  ou  trois 
dans  le  même  jour. 

Le  15,  j'étais  par  19  degrés  17  minutes  de  lati- 
tude nord,  et  130  degrés  de  longitude  occidentale, 
c'est-à-dire  par  la  même  latitude  que  le  groupe 
d'îles  placé  sur  les  cartes  espagnoles ,  ainsi  que  par 
celle  des  îles  Sandwich  ' ,  mais  cent  lieues  plus  à 

*  Un  jTroupe  analogue  aux  îles  Sandwicli  itail  placé,  comme  oji 


120  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Test  que  les  premières ,  et  quatre  cent  soixante  à 
l'es',  des  autres.  Croyant  rendre  un  service  impor- 
tant à  la  géographie,  si  je  parvenais  à  enlever  des 
cartes  ces  noms  oiseux  qui  désignent  des  îles  qui 
n'existent  pas,  et  éternisent  des  erreurs  très  pré- 
judiciables à  la  navigation,  je  voulus,  aiin  de  ne 
laisser  aucun  doute ,  prolonger  ma  route  jusqu'aux 
îles  Sandwich;  je  formai  même  le  projet  de  passer 
entre  l'île  d'Owhyhée  et  celle  de  Mowée ,  que  les 
Anglais  n'ont  pas  été  à  portée  d'explorer,  et  je  me 
proposai  de  descendre  à  terre  à  Mowée,  d'y  trai- 
ter de  quelques  comestibles ,   et  d'en  partir  sans 
perdre  un  instant.  Je  savais  qu'en  ne  suivant  que 
partiellement  mon  plan,  et  ne  parcourant  que  deux 
cents  lieues  sur  cette  ligne ,  il  resterait  encore  des 
incrédules ,  et  je  voulus  qu'on  n'eût  pas  la  plus 
légère  objection  à  me  faire. 

Le  18  mai  j'étais  par  20  degrés  de  latitude  nord, 
et  139  degrés  de  longitude  occidentale,  précisé- 
ment sur  nie  Desgraciada  des  Espagnols  '  ,  et  je 
n'avais  encore  aucun  indice  de  terre. 

J'a  dit  tout  à  l'heure ,  sur  !a  carte  trouvée  par  l'amiral  Anson  sur 
le  galion  espagnol  qu'il  avait  pris  aux  environs  des  Philippines  : 
d'où  il  faudrait  conclure  que  les  Espagnols  connaissaient  ce  groupe 
long-temps  avant  le  capitaine  Cook,  mais  conservaient  secrète  une 
telle  découverte  ,  sur  laquelle  ils  avaient  des  vues  toutes  politi- 
ques. Ceci ,  au  reste ,  ne  peut  être  accueilli  que  sous  une  forme 
hypothétique;  néanmoins  La  Péi'ouse  y  reviendra  plus  tard. 

I  Cette  île  figurait  sur  la  carte  trouvée  par  Anson  à  bord  du 
galion  espagnol;  il  en  est  de  même  du  groupe  de  los  Majos. 


LA  PÉROUSE.  121 

Le  20  j'avais  coupé  par  le  milieu  le  groupe 
entier  de  los  Majos,  et  je  n'avais  jamais  eu  moins 
d'apparence  d'être  dans  les  environs  d'aucune  île  : 
je  continuai  de  courir  à  l'ouest  sur  ce  parallèle 
entre  20  et  21  degrés;  enfin  le  28  au  matin  j'eus 
connaissance  des  montagnes  de  l'île  d'Owhybée, 
qui  étaient  couvertes  de  neige  ,  et  bientôt  après  de 
celles  de  Mowée,  un  peu  moins  élevées  que  celles 
de  l'autre  île  Je  forçai  de  voiles  pour  approcher 
de  terre ,  mais  j'en  étais  encore  à  sept  ou  huit 
lieues  à  l'entrée  de  la  nuit.  Je  la  passai  bord  sur 
bord ,  attendant  le  jour  pour  donner  dans  le  canal 
formé  par  ces  deux  îles ,  et  pour  chercher  un 
mouillage  sous  le  vent  de  Mowée,  auprès  de  l'île 
Morokinne.  Nos  longitudes  observées  furent  si  par- 
faitement d'accord  avec  celles  du  capitaine  Cook, 
que  ,  ayant  fait  cadrer  nos  relèvemens ,  pris  sur  le 
plan  anglais ,  avec  notre  point ,  nous  trouvâmes 
n'avoir  que  10  minutes  de  différence,  dont  nous 
étions  plus  à  l'est. 

A  neuf  heures  du  matin  je  relevai  la  pointe  de 
Mowée  à  l'ouest  15  degrés  nord;  j'apercevais,  à 
l'ouest  22  degrés  nord  ,  un  îlot  que  les  Anglais 
n'ont  pas  été  à  portée  de  voir,  et  qui  ne  se  trouve 
pas  sur  leur  plan,  qui,  dans  cette  partie,  est  très 
défectueux  ;  tandis  que  tout  ce  qu'ils  ont  tracé 
d'après  leurs  propres  observations  méi'ite  les  plus 
grands  éloges.  L'aspect  de  l'île  Mowée  était  ravis- 


122  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

sant;  j'en  prolongeai  la  côte  à  une  lieue;  elle  court 
dans  le  canal  au  sud -ouest -quart -ouest.  Nous 
voyions  l'eau  se  précipiter  en  cascades  de  la  cime 
des  montagnes,  et  descendre  à  la  mer  après  avoir 
arrosé  les  habitations  des  Indiens.  Elles  sont  si 
multipliées,  qu'on  pourrait  prendre  un  espace  de 
trois  à  quatre  lieues  pour  un  seul  village  ;  mais 
toutes  les  cases  sont  sur  le  bord  de  la  mer,  et  les 
montagnes  en  sont  si  rapprochées ,  que  le  terrain 
habitable  m'a  paru  avoir  moins  d'une  demi-lieue 
de  profondeur.  Il  faut  être  marin  et  réduit,  comme 
nous,  dans  ces  climats  brûlans,  à  une  bouteille 
d'eau  par  jour,  pour  se  faire  une  idée  des  sensa- 
.tions  que  nous  éprouvions.  Les  arbï^es  qui  cou- 
ronnaient les  montagnes  ,  la  verdure,  les  bananiers 
qu'on  apercevait  autour  des  habitations ,  tout  pro- 
duisait sur  nos  sens  un  charme  inexprimable;  mais 
la  mer  brisait  sur  la  côte  avec  la  plus  grande 
force,  et,  nouveaux  Tantales,  nous  étions  réduits 
à  désirer  et  à  dévorer  des  yeux  ce  qu'il  nous  était 
impossible  d'atteindre. 

La  brise  avait  forcé,  et  nous  faisions  deux  lieues 
par  heure.  Je  voulais  terminer  avant  la  nuit  le 
développement  de  cette  partie  de  File  jusqu'à  celle 
de  Morokinne,  auprès  de  laquelle  je  me  flattais  de 
trouver  un  mouillage  à  l'abri  des  vents  alises  :  ce 
plan  ,  dicté  par  les  circonstances  impérieuses  où  je 
me  trouvais,  ne  me  permit  pas  de  diminuer  de 


LA  PEROUSE.  123 

voiles  pour  attendre  environ  cent  cinquante  piro- 
gues qui  se  détachèrent  de  la  côte.  Elles  étaient 
chargées  de  fruits  et  de  cochons ,  que  les  Indiens 
nous  proposaient  d'échanger  contre  des  morceaux 
de  fer. 

Presque  toutes  les  pirogues  abordèrent  l'une  des 
deux  frégates  ;  mais  notre  vitesse  était  si  grande  , 
qu'elles  se  remplissaient  d'eau  le  long  du  bord  : 
les  Indiens  étaient  obligés  de  larguer  la  corde  que 
nous  leur  avions  filée;  ils  se  jetaient  à  la  nage;  ils 
couraient  d'abord  après  leurs  cochons,  et,  les 
rapportant  dans  leurs  bras  ,  ils  soulevaient  avec 
leurs  épaules  leurs  pirogues ,  en  vidaient  l'eau ,  et 
y  remontaient  gaiment ,  cherchant ,  à  force  de 
pagaies ,  à  regagner  auprès  de  nos  frégates  le  poste 
qu'ils  avaient  été  obligés  d'abandonner,  et  qui 
avait  été  dans  l'instant  occupé  par  d'autres  aux- 
quels le  même  accident  était  aussi  arrivé.  Nous 
vîmes  ainsi  renverser  successivement  plus  de  qua- 
rante pirogues;  et ,  quoique  le  commerce  que  nous 
faisions  avec  ces  bons  Indiens  convînt  infiniment 
aux  uns  et  aux  autres ,  il  nous  fut  impossible  de 
nous  procurer  plus  de  quinze  cochons  et  quelques 
fruits ,  et  nous  manquâmes  l'occasion  de  traiter 
de  près  de  trois  cents  autres. 

Les  pirogues  étaient  à  balancier;  chacune  avait 
de  trois  à  cinq  hommes.  Les  moyennes  pouvaient 
avoir  vingt-quatre  pieds  de  longueur,  un  pied  seu- 


124  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

lement  de  largeur,  et  à  peu  près  autant  de  pro- 
fondeur :  nous  en  pesâmes  une  de  cette  dimension, 
dont  le  poids  n'excédait  pas  cinquante  livres.  C'est 
avec  ces  frêles  bâtimens  que  les  habitans  de  ces 
îles  font  des  trajets  de  soixante  lieues,  traversent 
des  canaux  qui  ont  vingt  lieues  de  largeur ,  comme 
celui  entre  Atooi  et  Wohaou,  où  la  mer  est  fort 
grosse  ;  mais  ils  sont  si  bons  nageurs ,  qu'on  ne 
peut  leur*  comparer  que  les  phoques  et  les  loups 
marins. 

A  mesure  que  nous  avancions,  les  montagnes 
semblaient  s'éloigner  vers  l'intérieur  de  l'île,  qui  se 
montrait  à  nous  sous  la  forme  d'un  amphithéâtre 
assez  vaste,  mais  d'un  vert  jaune.  On  n'apercevait 
plus  de  cascades  ;  les  arbres  étaient  beaucoup  moins 
rapprochés  dans  la  plaine;  les  villages  étaient  com- 
posés de  dix  à  douze  cabanes  seulement,  très  éloi- 
gnées les  unes  des  autres.  A  chaque  instant  nous 
avions  un  juste  sujet  de  regretter  le  pays  que  nous 
laissions  derrière  nous;  et  nous  ne  trouvâmes  un 
abri  que  lorsque  nous  eûmes  sous  les  yeux  un  rivage 
affreux  où  la  lave  avait  autrefois  coulé ,  comme 
les  cascades  coulent  aujourd'hui  dans  l'autre  partie 
de  l'île. 

Après  avoir  gouverné  au  sud-ouest-quart- d'ouest 
jusqu'à  la  pointe  du  sud-ouest  de  l'île  Mowée,  je 
vins  à  l'ouest,  et  successivement  au  nord-ouest, 
pour  gagner  un  mouillage  que  I  Astrolabe  avait  déjà 


LA  PÉROUSE.  125 

pris,  par  vingt-trois  brasses,  fond  de  sable  gris, 
très  dur,  à  un  tiers  de  lieue  de  terre.  Nous  étions 
abrités  des  vents  du  large  par  un  gros  morne  coiffé 
de  nuages  qui,  de  temps  à  autre,  nous  donnaient 
des  rafales  très  fortes  :  les  vents  changeaient  à 
chaque  instant,  en  sorte  que  nous  chassions  sans 
cesse  sur  nos  ancres.  Cette  rade  était  d'autant  plus 
mauvaise,  que  nous  y  étions  exposés  à  des  courans 
qui  nous  empêchaient  de  venir  debout  au  vent , 
excepté  dans  les  rafales;  mais  elles  rendaient  la 
mer  si  grosse  que  nos  canots  avaient  toute  la  peine 
possible  à  naviguer.  J'en  détachai  cependant  un 
tout  de  suite  pour  sonder  autour  des  bàtimens. 
L'officier  me  rapporta  que  le  fond  était  le  même 
jusqu'à  terre,  qu'il  diminuait  graduellement,  et 
qu'il  y  avait  encore  sept  brasses  à  deux  encablures 
du  rivage;  mais  lorsque  nous  levâmes  l'ancre,  je 
vis  que  le  câble  était  absolument  hors  de  service, 
et  qu'il  devait  y  avoir  beaucoup  de  roches  recou- 
vertes par  une  très  légère  couche  de  sable. 

Les  Indiens  des  villages  de  cette  partie  de  Tile 
s'empressèrent  de  venir  à  bord  dans  leurs  piro- 
gues, apportant,  pour  commercer  avec  nous,  quel- 
ques cochons,  des  patates,  des  bananes,  des  racines 
de  pied  de  veau  que  les  Indiens  nomment  taro,  avec 
des  étoffes  et  quelques  autres  curiosités  faisant 
partie  de  leur  costume.  Je  ne  voulus  leur  permettre 
de  monter  à  bord  que  lorsque  la  frégate  fut  mouil- 


126  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

lée  et  que  les  voiles  furent  serrées;  je  leur  dis  que 
j'étais  tabou  S  et  ce  mot,  que  je  connaissais  d'après 
les  relations  anglaises,  eut  tout  le  succès  que  j'en 
attendais.  M.  de  Langle,  qui  n'avait  pas  piis  la  même 
précaution,  eut  un  instant  le  pont  de  sa  frégate 
très  embarrassé  par  une  multitude  de  ces  Indiens; 
mais  ils  étaient  si  dociles ,  ils  craignaient  si  fort  de 
nous  offenser,  qu'il  était  extrêmement  aisé  de  les 
faire  rentrer  dans  leurs  pirogues.  Lorsque  je  leur 
eus  permis  de  monter  sur  ma  frégate ,  ils  n'y  fai- 
saient pas  un  pas  sans  notre  agrément;  ils  avaient 
toujours  l'air  de  craindre  de  nous  déplaire  :  la  plus 
grande  fidélité  régnait  dans  leur  commerce.  Nos 
morceaux  de  vieux  cercles  de  fer  excitaient  infini- 
ment leurs  désirs.  Ils  ne  manquaient  pas  d'adresse 
pour  s'en  procurer,  en  faisant  bien  leurs  marchés. 
Jamais  ils  n'auraient  vendu  en  bloc  une  quantité 
d'étoffes  ou  plusieurs  cochons  :  ils  savaient  très 

I  Mot  qui ,  suivant  leur  religion  ,  exprime  une  chose  à  laquelle 
ils  ne  peuvent  toucher,  ou  un  lieu  consacré  dans  lequel  ils  ne  peu- 
vent entrer. 

On  doit  s'en  rapporter,  sur  la  signification  des  mots  de  la  lan- 
gue des  lies  Sandwich ,  au  vocabulaire  du  capitaine  Cook  qui  a 
fait  un  long  séjour  dans  ces  îles,  et  qui  a  eu  des  facilités  qu'aucun 
autre  navigateur  n'a  pu  se  procurer  pour  tirer  parti  de  ses  com- 
munications avec  les  insulaires.  On  peut  ajouter  à  ces  motifs  de 
confiance  les  talens  connus  d'Anderson  qui  l'a  si  bien  secondé. 

Dixon  donne  un  vocabulaire  de  la  langue  des  îles  Sandwich: 
on  v  voit  que  tabou  signifie  embargo,  quoique  dans  son  journal  il 
explique  la  cérémonie  de  mettre  le  tabou  de  la  même  manière 
que  le  capitaine  Cook.  {Note  de  Milet-Mureau.) 


•        LA  PÉROUSE.  127 

bien  qu'il  y  aurait  plus  de  profit  pour  eux  à  con- 
venir d'un  prix  particulier  pour  chaque  article. 

Cette  habitude  du  commerce ,  cette  connaissance 
du  fer  qu'ils  ne  doivent  pas  aux  Anglais ,  d'après 
leur  aveu,  sont  de  nouvelles  preuves  de  la  fré- 
quentation que  ces  peuples  ont  eue  anciennement 
avec  les  Espagnols  K  Cette  nation  avait,  il  y  a  un 

'  Il  paraît  certain  que  ces  îles  ont  été  découvertes  pour  la  pre- 
mière fois  par  Gaétan,  en  1542.  Ce  navigateur  partit  du  port  de 
la  Nativité  sur  la  côte  occidentale  du  Mexique,  par  20  deffrés  de 
latitude  nord.  Il  fit  route  à  l'ouest,  et,  après  avoir  parcouru  neuf 
cents  lieues  sur  cette  aire  de  vent  (sans  conséquemment  changer 
de  latitude),  il  eut  connaissance  d'un  groupe  d'îles  habitées  par 
des  sauvages  presque  nus.  Ces  îles  étaient  bordées  de  corail;  il  y 
avait  des  cocos  et  plusieurs  autres  fruits  ,  mais  ni  or  ni  argent.  Il 
les  nomma  les  iles  des  Rois ,  vraisemblablement  du  jour  où  il  fit 
cette  découverte;  et  il  nomma  îles  des  Jardins  celles  qu'il  trouva 
vingt  lieues  plus  à  l'ouest.  Il  eût  été  impossible  aux  géographes  , 
d'après  cette  relation  ,  de  ne  pas  placer  les  découvertes  de  Gaétan 
au  même  point  où  le  capitaine  Cook  a  retrouvé  depuis  les  îles 
Sandwich;  mais  le  rédacteur  espagnol  ajoute  que  ces  îles  sont  si- 
tuées entre  le  9^  et  le  (1^  degré  de  latitude,  au  lieu  de  dire  entre 
le  19^^  et  le  21*^,  comme  tous  les  marins  doivent  le  conclure,  d'a- 
près la  route  de  Gaétan.     * 

Cette  dizaine  oubliée  est-elle  une  erreur  de  chiffre  ou  un  trait 
de  politique  de  la  cour  d'Espagne,  qui  a\^it  un  grand  intérêt,  il 
y  a  un  siècle,  à  cacher  la  position  de  toutes  les  îles  de  cet  océan? 

Je  suis  porté  à  croire  que  c'est  une  erreur  de  chiffre,  parce 
qu'il  eût  été  maladroit  d'imprimer  que  Gaétan,  parti  des  20  degrés 
de  latitude  ,  fit  route  directement  à  l'ouest.  Si  l'on  avait  voulu 
tromper  sur  la  latitude,  il  n'eût  pas  été  plus  difficile  de  lui  faire 
parcourir  une  autre  aire  de  vent. 

Quoiqu'il  en  soit,  à  la  dizaine  près  qu'il  faut  ajouter  à  la  lati- 
tude de  Gaétan,  tout  se  rapporte  :  même  distance  de  la  côte  du 
Mexique,  même  peuple,  mêmes  productions  en  fruits,  côte  éga- 
lement bordée  en  corail,  même  étendue  enfin  du  nord  au  sud:  h 


128  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDK. 

siècle ,  de  très  fortes  raisons  pour  ne  pas  faire 
connaître  ces  îles,  parce  que  les  mers  occidentales 
de  l'Amérique  étaient  infestées  de  pirates  qui  au- 
raient trouvé  des  vivres  chez  ces  insulaires,  et 
qui,  au  contraire,  par  la  difficulté  de  s'en  procu- 
rer, étaient  oblif];és  de  courir  à  l'ouest  vers  les 
mers  des  Indes  ou  de  retourner  dans  la  mer  At- 
lantique par  le  cap  Horn.  Lorsque  la  navigation 
des  Espagnols  à  l'occident  a  été  réduite  au  seul 
galion  de  Manille,  je  crois  que  ce  vaisseau,  qui  était 
extrêmement  riche,  a  été  contraint  par  les  pro- 
priétaires à  faire  une  route  fixe  qui  diminuât  leurs 
risques.  Ainsi,  peu  à  peu,  cette  nation  a  perdu  peut- 
être  jusqu'au  souvenir  de  ces  îles ,  conservées  sur 
la  carte  générale  du  troisième  voyage  de  Cook , 
par  le  lieutenant  Roberts ,  avec  leur  ancienne  po- 
sition à  15  degrés  plus  à  l'est  que  les  îles  Sand- 
wich ;  mais  leur  identité  avec  ces  dernières  me  pa- 
raissant démontrée ,  j'ai  cru  devoir  en  nettoyer  la 
surface  de  la  mer. 

Il  était  si  tard  .lorsque  nos  voiles  furent  serrées, 
que  je  fus  obligé  de  remettre  au  lendemain  la 
descente  que  je  me  proposais  de  faire  sur  cetle  île 

gisement  des  iles  Sandwich  étant  à  peu  près  entre  le  19^  degré  *■ 
le  21  e^  comme  celles  de  Gaétan  entre  le  9^  et  le  11*^.  Cette  nouvelie 
preuve  me  paraît  porter  cette  discussion  de  géographie  au  der- 
nier degré  d'évidence.  J'aurais  pu  ajouter  encore  qu'il  n'existe 
aucun  groupe  d'îles  entre  le  9*^  degré  et  le  11*';  c'est  la  route  or- 
dinaire des  galions  d'Acapulco  à  Manille.  [Note  de  Milet-Mureau. 


LA  PEROUSE.  129 

où  rien  ne  pouvait  me  retenir  qu'une  aiguade  fa- 
cile :  mais  nous  nous  apercevions  déjà  que  cette 
partie  de  la  côte  était  absolument  privée  d'eau 
courante  ,  la  pente  des  montagnes  ayant  dirigé  la 
chute  de  toutes  les  pluies  vers  le  côté  du  vent.  Peut- 
être  un  travail  de  quelques  journées  sur  la  cime 
des  montagnes  suffirait  pour  rendre  commun  à 
toute  l'île  un  bien  si  précieux;  mais  ces  Indiens  ne 
sont  pas  encore  parvenus  à  ce  degré  d'industrie  : 
ils  sont  cependant  très  avancés  à  beaucoup  d'autres 
égards. 

On  connaît  par  les  relations  anglaises  la  forme 
de  leur  gouvernement  :  l'extrême  subordination 
qui  règne  parmi  eux  est  une  preuve  qu'il  y  a  une 
puissance  très  reconnue  qui  s'étend  graduellement 
du  roi  au  plus  petit  chef,  et  qui  pèse  sur  la  classe  du 
peuple.  Mon  imagination  se  plaisait  à  les  comparer 
aux  Indiens  de  l'île  de  Pâques,  dont  l'industrie  est 
au  moins  aussi  avancée.  Les  monumens  de  ces  der- 
niers naontrent  même  plus  d'intelligence  ;  leurs 
étoffes  sont  mieux  fabriquées,  leurs  maisons  mieux 
construites  ;  mais  leur  gouvernement  est  si  vi- 
cieux que  personne  n'a  droit  d'arrêter  le  désordre. 
Ils  ne  reconnaissent  aucune  autorité  ;  et  quoique  je 
ne  les  croie  pas  méchans,  il  n'est  que  trop  ordi- 
naire à  la  licence  d'entraîner  des  suites  fâcheuses 
et  souvent  funestes. 

En  faisant  le  rapprochement  de  ces  deux  peu- 
Ml.  9 


130  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

pies ,  tous  les  avantages  étaient  en  faveur  de  celui 
des  îles  Sandwich,  quoique  tous  mes  préjugés  Fus- 
sent contre  lui,  à  cause  de  la  mort  du  capitaine 
Cook.  11  est  plus  naturel  à  des  navigateurs  de  re- 
gretter un  aussi  grand  homme  que  d'examiner  de 
sang-froid  si  quelque  imprudence  de  sa  part  n'a 
pas,  en  quelque  sorte ,  contraint  les  habitans  d'Ow- 
hyhée  à  recourir  à  une  juste  défense  K 

•  Il  n'est  que  trop  prouvé  que  les  Anglais  ont  commencé  les 
hostilités;  c'est  une  vérité  qu'on  voudrait  en  vain  se  tairp.  Je 
n'en  veux  puiser  les  preuves  que  dans  la  relation  de  l'ami  du  ca- 
pitaine Cook,  de  celui  qui  le  regardait  comme  son  père,  et  que 
les  insulaires  croyaient  être  son  fils,  du  capitaine  King  enfin  qui 
nous  dit ,  après  la  narration  fidèle  des  événemens  qui  ont  amené 
sa  mort  ;  «J'avais  toujours  craint  qu'il  n'arrivât  une  heure  mal- 
heureuse où  cette  confiance  l'empêcherait  de  prendre  les  précau- 
tions nécessaires.  » 

Le  lecteur  pourra  d'ailleurs  juger  lui-même  par  le  rapproche- 
ment des  circonstances  suivantes. 

Cook  donna  d'autant  plus  légèrement  l'ordre  de  tirer  à  balles  si 
\ts  travailleurs  étaient  inquiétés,  qu'il  avait  par  devers  lui  I'cxt 
périence  du  massacre  de  dix  hommes  de  l'équipage  du  capitaine 
Furneaux ,  massacre  qui  fut  occasioné  par  deux  coups  de  fusil 
tirés  sur  les  Zélandais  qui  venaient  de  commettre  un  petit  vol  de 
pain  et  de  poisson. 

Pareca,  un  des  chefs,  réclamant  sa  pirogue  arrêtée  par  l'équi- 
page, fut  renversé  d'un  violent  coup  de  rame  qu'on  lui  asséna  sur 
la  tête  :  revenu  de  son  étourdissement ,  il  eut  la  générosité  d'ou- 
blier la  violence  qu'on  avait  exercée  à  son  égard;  il  revint  peu 
après;  il  rapporta  un  chapeau  volé,  et  il  parut  craindre  lui-même 
que  Cook  ne  le  tuât   ou  ne  le  punit. 

Avant  qu'aucun  autre  délit  que  celui  du  vol  de  la  chaloupe 
eût  été  commis,  deux  coups  de  canon  furent  tirés  sur  deux 
grandes  pirogues  qui  tâchaient  de  se  sauver. 

Néanmoins,  après  ces  événemens,  Cook  marcha  au  village  où 


LA   PÉROUSE.  131 

La  nuit  fut  fort  tranquille,  à  quelques  rafales 
près  qui  duraient  moins  de  deux  minutes.  A  la 
pointe  du  jour,  le  grand  canot  de  l'Astrolabe  fut 
détaché  avec  MM.  de  Vaujuas  ,  Boutin  et  Bernizet  : 
ils  avaient  ordre  de  sonder  une  baie  très  pro- 
fonde qui  nous  restait  au  nord-ouest ,  et  dans  la- 
quelle je  soupçonnais  un  meilleur  mouillage  que 
le  nôtre;  mais  ce  nouveau  mouillage,  quoique  pra- 

était  le  roi,  et  il  reçut  les  marques  de  respect  qu'on  avait  cou- 
tume de  lui  rendre  ;  les  habitans  se  prosternèrent  devant  lui. 

Rien  ne  pouvait  faire  prévoir  aucune  intention  hostile  de  la 
part  des  insulaires,  lorsque  les  canots,  placés  au  travers  de  la 
baie,  tirèrent  encore  sur  des  pirogues  qui  tentaient  de  s'échap- 
per, et  tuèrent  par  malheur  un  chef  du  premier  rang. 

Cette  mort  mit  les  insulaires  en  fureur  ;  un  d'eux  se  contenta 
de  défier  le  capitaine  Cook ,  et  de  le  menacer  de  lui  jeter  sa  pierre. 
Le  capitaine  Cook  tira  sur  lui  un  coup  de  fusil  à  plomb  qui  n'eut 
aucun  effet  à  cause  de  la  natte  dont  il  était  revêtu  :  ce  coup  de 
fusil  devint  le  signal  du  combat.  Philips  fut  au  moment  d'être 
poignardé.  Cook  tira  alors  son  second  coup  de  fusil  chargé  à 
balle ,  et  tua  linsulaire  le  plus  avancé  :  l'attaque  devint  sur-le- 
champ  plus  sérieuse;  les  soldats  et  les  matelots  firent  une  dé- 
charge de  mousqueterie.  Déjà  quatre  soldats  delà  marine  avaient 
été  tués,  trois  autres  et  le  lieutenant  avaient  été  blessés  lorsque 
le  capitaine  Cook ,  sentant  sa  position ,  s'approcha  du  bord  de 
l'eau  ;  il  cria  aux  canots  de  cesser  le  feu ,  et  d'aborder  le  rivage 
pour  embarquer  sa  petite  troupe  :  ce  fut  dans  cet  instant  qu'il 
fut  poignardé  par  derrière,  et  qu'il  tomba  le  visage  dans  la  mer. 

On  pourrait  encore  ajouter  que  Cook,  dans  l'intention  d'em- 
mener de  gré  ou  de  force  à  son  bord  le  roi  et  sa  famille  ,  et  ayant 
pour  cela  à  pénétrer  dans  le  pays,  fit  des  dispositions  beaucoup 
trop  faibles  en  ne  prenant  qu'un  détachement  de  dix  hommes. 

(  Note  de  Milet-Mureau.) 

Voir  notre  onzième  volume  pour  les  détails  de  ce  malheureux 
événenienl. 


132  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

ticable,  ne  valait  guère  mieux  que  celui  que  nous 
occupions.  Suivant  le  rapport  de  ces  officiers,  cette 
partie  de  l'île  de  Mowée  n'offrant  aux  navigateurs 
ni  eau  ni  bois  ,  et  n'ayant  que  de  très  mauvaises 
rades ,  doit  être  assez  peu  fréquentée. 

Le  30  mai,  à  huit  heures  du  matin,  quatre  ca- 
nots des  deux  frégates  étaient  prêts  à  partir  :  les 
deux  premiers  portaient  vingt  soldats  armés,  com- 
mandés par  M.  de  Pierrevert,  lieutenant  de  vais- 
seau. M.  de  Langle  et  moi,  suivis  de  tous  les  pas- 
sagers et  des  officiers  qui  n'avaient  pas  été  retenus 
à  bord  par  le  service ,  étions  dans  les  deux  autres. 
Cet  appareil  n'effraya  point  les  naturels ,  qui ,  dès 
la  pointe  du  jour,  étaient  le  long  du  bord  dans  leurs 
pirogues.  Ces  Indiens  continuèrent  leur  commerce: 
ils  ne  nous  suivirent  point  à  terre,  et  ils  conser- 
vèrent l'air  de  sécurité  que  leur  visage  n'avait  ja- 
mais cessé  d'exprimer.  Cent  vingt  personnes  envi- 
ron ,  hommes  ou  femmes ,  nous  attendaient  sur  le 
rivage.  Les  soldats  débarquèrent  les  premiers  avec 
leurs  officiers  ;  nous  fixâmes  l'espace  que  nous  vou- 
lions nous  réserver  :  les  soldats  avaient  la  baïon- 
nette au  bout  du  fusil ,  et  faisaient  le  service  avec 
autant  d'exactitude  qu'en  présence  de  l'ennemi.  Ces 
formes  ne  produisirent  aucune  impression  sur  les 
habitans  :  les  femmes  nous  témoignaient  par  les  ges- 
tes les  plus  expressifs  qu'il  n'était  aucune  marque 
de  liienveillance  quelles  ne  fussent  disposées  à  nous 


LAPÉROLÏSE.  133 

donner;  et  les  hommes,  dans  une  attitude  respec- 
tueuse, cherchaient  à  pénétrer  le  motif  de  notre 
visite,  afin  de  prévenir  nos  désirs. 

Deux  Indiens,  qui  paraissaient  avoir  quelque  au- 
torité sur  les  autres ,  s'avancèrent.  Ils  me  firent 
très  gravement  une  assez  longue  harangue  dont  je 
ne  compris  pas  un  mot,  et  ils  m'offrirent  chacun 
en  présent  un  cochon  que  j'acceptai.  Je  leur  don- 
nai,  à  mon  tour,  des  médailles,  des  haches  et 
d'autres  morceaux  de  fer,  objets  d'un  prix  inesti- 
mable pour  eux.  Mes  libéralités  firent  un  très 
grand  effet  :  les  femmes  redoublèrent  de  caresses, 
mais  elles  étaient  peu  séduisantes;  leurs  traits  n'a- 
vaient aucune  délicatesse,  et  leur  costume  permet- 
tait d'apercevoir,  chez  le  plus  grand  nombre  ,  les 
traces  des  ravages  occasionés  par  la  maladie  véné- 
rienne. Comme  aucune  femme  n'était  venue  à  bord 
dans  les  pjrogues ,  je  crus  qu'elles  attribuaient  aux 
Européens  les  maux  dont  elles  portaient  les  mar- 
ques; mais  je  m'aperçus  bientôt  que  ce  souvenir, 
en  le  supposant  réel,  n'avait  laissé  dans  leur  âme 
aucune  espèce  de  ressentiment. 

Qu'il  me  soit  permis  cependant  d'examiner  si 
les  navigateurs  modernes  sont  les  véritables  au- 
teurs de  ces  maux,  et  si  ce  crime,  qu'ils  se  repro- 
chent dans  leur  relation,  n'est  pas  plus  apparent 
que  réel.  Pour  donner  plus  de  poids  à  mes  con- 
jectures, je  les  appuierai  sur  les  observations  de 


134  VOYAGES  ALITOUR  DU  MONDE. 

M.  Rollin,  homme  très  éclairé,  et  chirurgien -major 
de  mon  équipage.  H  a  visité ,  dans  cette  île  ,  plu- 
sieurs individus  attaqués  de  la  maladie  vénérienne, 
et  il  a  remarqué  des  accidens  dont  le  développe- 
ment graduel  eût  exigé  en  Europe  un  intervalle  de 
douze  ou  quinze  ans;  il  a  vu  aussi  des  enfans  de 
sept  à  huit  ans  atteints  de  cette  maladie,  et  qui  ne 
pouvaient  Tavoir  contractée  que  dans  le  sein  de 
leur  mère.  Je  ferai  observer  de  plus  que  le  capi- 
taine Cook,  en  passant  aux  îles  Sandwich,  n'aborda 
la  première  fois  qu'à  Atooi  et  Oneeheow,  et  que , 
neuf  mois  après  ,  en  revenant  du  nord  ,  il  trouva 
que  les  habitans  de  Mowée  qui  vinrent  à  son  bord 
étaient  presque  tous  atteints  de  cette  maladie. 
Comme  Mowée  est  à  soixante  lieues  au  vent  d'Atooi, 
ce  progrès  m'a  semblé  trop  rapide  pour  ne  pas 
laisser  quelques  doutes  K  Si  l'on  joint  à  ces  diffé- 
rentes observations  celle  qui  résulte  de  l'ancienne 
communication  de  ces  insulaires  avec  les  Espa- 
gnols, il  paraîtra  sans  doute  probable  qu'ils  parta- 
gent depuis  long-temps  avec  les  autres  peuples  les 
malheurs  attachés  à  ce  fléau  de  l'humanité. 


»  Il  parut  au  capitaine  Cook  que  les  habitans  de  Mowée  avaient 
été  instruits  de  sa  relâche  à  Atooi  et  à  Oneeheow.  11  ne  serait 
donc  pas  étonnant  que  la  maladie  vénérienne  eut  franchi  cet  es- 
pace en  même  temps  que  cette  nouvelle  ;  d'ailleurs  Bougainville 
s'est  convaincu  que  les  habitans  des  îles  de  l'océan  Pacifique  com- 
muniquent entre  eux,  même  à  des  distances  considérables. 

{Note  de  Mikt-Mureau.  ^ 


LA  PÉROLSE.  135 

J'ai  cru  devoir  cette  discussion  aux  navigateurs 
modernes.  L'Europe  entière,  trompée  par  leur 
propre  relation,  leur  eût  à  jamais  reproché  un 
crime  que  les  chefs  de  cette  expédition  croient 
n'avoir  pu  empêcher.  Il  est  cependant  un  reproche 
auquel  ils  ne  peuvent  échapper  :  c'est  de  n'avoir 
pris  que  des  précautions  insuffisantes  pour  éviter 
le  mal  ;  et  s'il  est  à  peu  près  démontré  que  cette 
maladie  n'est  point  l'effet  de  leur  imprudence ,  il 
ne  l'est  pas  également  que  leur  communication 
avec  ces  peuples  ne  lui  ait  donné  une  plus  grande 
activité,  et  n'en  ait  rendu  les  suites  beaucoup  plus 
effrayantes  ^ 

Après  avoir  visité  le  village,  j'ordonnai  à  six 
soldats,  commandés  par  un  sergent,  de  nous  ac- 
compagner ;  je  laissai  les  autres  sur  le  bord  de  la 
mer,  aux  ordres  de  M.  de  Pierrevert  :  il  étaient 
chargés  de  la  garde  de  nos  canots  dont  aucun  ma- 
telot n'était  descendu. 

Quoique  les  Français  fussent  les  premiers  qui , 
dans  ces  derniers  temps ,  eussent  abordé  sur  File 
de  Mowée,  je  ne  crus  pas  devoir  en  prendre  pos- 
session au  nom  du  roi.  Les  usages  des  Européens 
sont,  à  cet  égard,  trop  complètement  ridicules. 
Les  philosophes  doivent  gémir  sans  doute  de  voir 

'  II  n'est  pas  douteux  que  les  navigateurs  modernes  n'aient  à 
se  reprocher  d'avoir  communiqué,  même  avec  connaissance  de 
cause,  la  «naladie  vénérienne  dans  les  îles  de  la  mer  du  Sud;  le 
capitaine  Cook  ne  le  défjuise  point  dans  ses  relations. 


t36  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

que  des  hommes,  par  cela  seul  qu'ils  ont  des  canons^ 
et  des  baïonnettes,  comptent  pour  rien  soixante 
mille  de  leurs  semblables  ;  que ,  sans  respect  pour 
leurs  droits  les  plus  sacrés,  ils  regardent  comme 
un  objet  de  conquête  une  terre  que  ses  habitans 
ont  arrosée  de  leur  sueur,  et  qui ,  depuis  tant  de 
siècles,  sert  de  tombeau  à  leurs  ancêtres.  Ces  peu^ 
pies  ont  heureusement  été  connus  à  une  époque 
où  la  religion  ne  servait  plus  de  prétexte  aux  vio- 
lences et  à  la  cupidité.  Les  navigateurs  modernes 
n'ont  pour  objet,  en  décrivant  les  mœurs  des  peu 
pies  nouveaux,  que  de  compléter  l'histoire  de 
l'homme  :  leur  navigation  doit  achever  la  recon- 
naissance du  globe,  et  les  lumières  qu'ils  cher- 
chent à  répandre  ont  pour  unique  but  de  rendre 
plus  heureux  les  insulaires  qu'ils  visitent,  et  d'aug- 
menter leurs  moyens  de  subsistance. 

C'est  par  une  suite  de  ces  principes  qu'ils  ont 
déjà  transporté  dans  leurs  îles  des  taureaux ,  des 
vaches ,  des  chèvres ,  des  brebis ,  des  béliers  ;  qu'ils 
y  ont  aussi  planté  des  arbres,  semé  des  graines  de 
tous  les  pays,  et  porté  des  outils  propres  à  accé- 
lérer les  progrès  de  l'industrie.  Pour  nous ,  nous 
serions  amplement  dédommagés  des  fatigues  ex- 
trêmes de  cette  campagne,  si  nous  pouvions  par- 
venir à  détruire  l'usage  des  sacrihces  humains  , 
qu'on  dit  être  généralement  répandu  chez  les  insu- 
laires de  la  mer  du  Sud.  Mais,  malgré  l'opinion  de 


LA  PÉROUSE.  137 

M.  Andersen  et  du  capitaine  Cook,  je  crois,  avec 
le  capitaine  Ring,  qu'un  peuple  aussi  bon,  aussi 
doux,  aussi  hospitalier,  ne  peut  être  anthropo- 
phage :  une  religion  atroce  s'associe  difficilement 
avec  des  mœurs  douces  :  et  puisque  le  capitaine 
Ring  dit ,  dans  sa  relation  ,  que  les  prêtres  d'Ow- 
hyhée  étaient  leurs  meilleurs  amis,  je  dois  en  con- 
clure que,  si  la  douceur  et  l'humanité  ont  déjà  fait 
des  progrès  dans  cette  classe  chargée  des  sacrifices 
humains ,  il  faut  que  le  reste  des  habitans  soit  en- 
core moins  féroce  :  il  parait  donc  évident  que  l'an- 
thropophagie n'existe  plus  parmi  ces  insulaires: 
mais  il  n'est  que  trop  vraisemblable  que  c'est  de- 
puis peu  de  temps  ^ 

Le  sol  de  l'ile  n'est  composé  que  de  détrimens  de 
lave  et  autres  matières  volcaniques;  les  habitans 
ne  boivent  que  de  l'eau  saumâtre,  puisée  dans  des 
puits  peu  profonds  et  si  peu  abondans  que  chacun 
ne  pourrait  pas  fournir  une  demi-barrique  d'eau 
par  jour.  jNous  rencontrâmes  dans  notre  prome- 
nade quatre  petits  villages  de  dix  à  douze  maisons; 
elles  sont  construites  et  couvertes  en  paille,  et  ont 

»  L'horreur  qu'ont  montrée  ces  insulaires  lorsqu'on  les  a  soup- 
çonnés d'anthropophagie,  celle  qu'ils  témoijrnèrent  lorsqu'on  leur 
demanda  s'ils  n'avaient  pas  mangé  le  corps  du  capitaine  Cook  . 
confirme  en  partie  l'opinion  de  La  Pérouse  :  cependant  Cook  lui- 
même  avait  acquis  la  certitude  de  l'anthropophagie  des  habitans  de 
la  Nouvelle-Zélande  ;  et  Ton  ne  peut  se  dissimuler  que  l'usage  de 
faire  des  sao'ifices  humains  et  de  manger  les  ennemis  tués  à  la 
guerre  ne  soit  répandu  dans  toutes  les  îles  de  la  mer  du  Sud. 


138  VOYAGES  ACTOLiR  DU  MONDE, 

la  forme  de  celles  de  nos  paysans  les  plus  pauvres  : 
les  toits  sont  à  deux  pentes  :  la  porte,  placée  dans 
le  pignon  ,  n'a  que  trois  pieds  et  demi  d'élévation  , 
et  l'on  ne  peut  y  entrer  sans  être  courbé  :  elle  est 
fermée  par  une  simple  claie  que  chacun  peut  ou- 
vrir. Les  meubles  de  ces  insulaires  consistent  dans 
des  nattes  qui ,  comme  nos  tapis,  forment  un  par- 
quet très  propre ,  et  sur  lequel  ils  couchent  ;  ils 
n'ont  d'ailleurs  d'autres  ustensiles  de  cuisine  que 
des  calebasses  très  grosses  auxquelles  ils  donnent 
les  formes  qu'ils  veulent  lorsqu'elles  sont  vertes. 
Us  les  vernissent  et  y  tracent  en  noir  toutes  sortes 
de  dessins  :  j'en  ai  vu  aussi  qui  étaient  collées  l'une  à 
l'autre,  et  qui  formaient  ainsi  des  vases  très  grands  : 
il  paraît  que  cette  colle  résiste  à  l'humidité,  et 
j'aurais  bien  désiré  d'en  connaître  la  composition. 
Les  étoffes ,  qu'ils  ont  en  très  grande  quantité,  sont 
faites  avec  le  mûrier  à  papier  comme  celles  des  au- 
tres insulaires  ;  mais  quoiqu'elles  soient  peintes 
avec  beaucoup  plus  de  variété,  la  fabrication  m'en 
a  paru  inférieure  à  toutes  les  autres.  A  mon  re- 
tour, je  fus  encore  harangué  par  des  femmes  qui 
m'attendaient  sous  des  arbres  :  elles  m'offrirent  en 
présent  plusieurs  pièces  d'étoffe  que  je  payai  avec 
des  haches  et  des  clous. 

Le  lecteur  ne  doit  pas  s'attendre  à  trouver  ici 
des  détails  sur  un  peuple  que  les  relations  anglaises 
nous  ont  si  bien   Fait   connaître  :  ces  navigateurs 


LA  PÉROUSE.  139 

ont  passé  dans  ces  îles  quatre  mois,  et  nous  n'y 
sommes  restés  que  quelques  heures  ;  ils  avaient  de 
plus  l'avantage  d'entendre  la  langue  du  pays  :  nous 
devons  donc  nous  borner  à  raconter  notre  propre 
histoire. 

Notre  rembarquement  se  fit  à  onze  heures,  en 
très  bon  ordre,    sans  confusion  et  sans  que  nous 
eussions  la  moindre  plainte  à  former  contre  per- 
sonne. Nous  arrivâmes  à  bord  à  midi.  M.  de  Clo- 
nard  y  avait  reçu  un  chef,  et  avait  acheté  de  lui 
un  manteau  et  un  beau  casque  recouvert  de  plu- 
mes  rouges;   il  avait  aussi  acheté   plus  de    cent 
cochons,  des  bananes,  des  patates,  du  taro,  beau- 
coup d'étoffes,  des  nattes,  une  pirogue  à  balan- 
cier, et  différens  autres  petits  meubles  en  plumes 
et  en  coquilles.  A  notre  arrivée  à  bord,  les  deux 
frégates  chassaient  sur  leurs  ancres  :  la  brise  était 
très  forte  de  l'est-sud-est  :  nous  tombions  sur  l'île 
Morokinne  qui  était  cependant  encore  assez  loin  de 
nous  pour  donner  le  temps  d'embarquer  nos  ca- 
nots. Je  fis  signal  d'appareiller;  mais  avant  d'avoir 
levé  l'ancre,  je  fus  obligé  de  faire  de  la  voile  et  de 
la  traîner  jusqu'à  ce  que  j'eusse  dépassé  l'île  Mo- 
rokinne, afin  que  la  dérive  ne  me  portât  plus  que 
dans  le  canal  :  si  l'ancre  avait  pris  malheureusement 
dans  quelque  roche  pendant  le  trajet ,  et  que  le 
fond    n'eût   pas  été  assez  dur  et  assez  uni    pour 
qu'elle  pût  glisser,  j'aurais  été  obligé  do  couper  le 
cable. 


140  VOYAGES  AUTOLiR  DU  MONDE. 

Nous  n'aclievàmes  de  lever  notre  ancre  qu'à  cinq 
heures  du  soir.  Il  était  trop  tard  pour  diriger  ma 
route  entre  l'ile  de  Ranai  et  la  partie  ouest  de  l'île 
Movvée  :  c'était  un  canal  nouveau  que  j'aurais  voulu 
reconnaître;  mais  la  prudence  ne  me  permettait 
pas  de  l'entreprendre  la  nuit.  Jusqu'à  huit  heures 
nous  eûmes  de  folles  brises  avec  lesquelles  nous  ne 
pûmes  faire  une  demi-lieue.  Enfin  le  vent  se  fixa 
au  nord-est;  je  dirigeai  ma  route  à  l'ouest,  passant 
à  égale  distance  de  la  pointe  du  nord-ouest  de  l'île 
Tahoorowa  et  de  la  pointe  du  sud-ouest  de  l'île 
ilanai.  Au  jour,  je  mis  le  cap  sur  la  pointe  du  sud- 
ouest  de  l'île  Morotoi  que  je  rangeai  à  trois  quarts 
de  lieue,  et  je  débouquai,  comme  les  Anglais,  par 
le  canal  qui  sépare  l'île  de  Wohaoo  de  celle  de 
Morotoi.  Cette  dernière  île  ne  m'a  point  paru  ha- 
bitée dans  cette  partie,  quoique,  suivant  les  rela- 
tions anglaises,  elle  le  soit  beaucoup  dans  l'autre. 
I!  est  remarquable  que,  dans  ces  îles,  les  parties 
les  plus  fertiles,  les  plus  saines,  et  conséquem- 
ment  les  plus  habitées,  sont  toujours  au  vent.  Nos 
lies  de  la  Guadeloupe,  de  la  Martinique,  etc.,  ont 
une  si  parfaite  ressemblance  avec  ce  nouveau 
groupe  que  tout  m'y  a  paru  absolument  égal,  au 
moins  relativement  à  la  navigation. 

MM.  Dagelet  et  Bernizet  ont  pris  avec  le  plus 
grand  soin  tous  les  relèvemens  de  la  partie  de 
Mowée  que  nous  avons  parcourue,   ainsi  que  de 


LA  PÉROUSE.  141 

rîle  Morokinne  :  il  a  été  impossible  aux  Anglais, 
qui  n'en  ont  jamais  approché  qu'à  la  distance  de 
dix  lieues,  de  donner  rien  d'exact.  M.  Bernizet  en 
a  tracé  un  très  bon  plan. 

Le  1^"^  juin,  à  six  heures  du  soir,  nous  étions  en 
dehors  de  toutes  les  îles;  nous  avions  employé 
moins  de  quarante-huit  heures  à  cette  reconnais- 
sance, et  quinze  jours  au  plus  pour  éclaircir  un 
point  de  géographie  qui  m'a  paru  très  important , 
puisqu'il  enlève  des  cartes  cinq  ou  six  îles  qui 
n'existent  pas.  Les  poissons  qui  nous  avaient  suivis 
depuis  les  environs  de  l'île  de  Pâques  jusqu'au 
mouillage  disparurent.  Un  fait  assez  digne  d'atten- 
tion, c'est  que- le  même  banc  de  poissons  a  fait 
quinze  cents  lieues  à  la  suite  de  nos  frégates  : 
plusieurs  bonites ,  blessées  par  nos  foènes  K  por- 
taient sur  le  dos  un  signalement  auquel  il  était 
impossible  de  se  méprendre;  et  nous  reconnais- 
sions ainsi ,  chaque  jour,  les  mêmes  poissons  que 
nous  avions  vus  la  veille.  Je  ne  doute  pas  que  , 
sans  notre  relâche  aux  îles  Sandwich,  ils  ne  nous 
eussent  suivis  encore  deux  ou  trois  cents  lieues , 
c'est-à-dire  jusqu'à  la  température  à  laquelle  ils 
n'auraient  pu  résister. 

•  Trident  avec  lequel  on  harponne  le  poisson. 


H2  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 


§7. 

Départ  des  iles  Sandwich.  Indices  de  l'approche  de  la  côte  d'A- 
mérique. Reconnaissance  du  mont  Saint-Elie.  Découverte  de  la 
baie  de  Monti.  Les  canots  vont  reconnaître  l'entrée  d'une 
grande  rivière,  à  laquelle  nous  conservons  le  nom  de  rivière 
de  Behring.  Reconnaissance  d'une  baie  très  profonde.  Rapport 
favorable  de  plusieurs  officiers  qui  nous  engage  à  y  relâcher. 
Risques  que  nous  courons  en  y  entrant.  Description  de  cette 
baie  à  laquelle  je  donne  le  nom  de  baie  ou  port  des  Français. 
Mœurs  et  coutumes  des  habitans. 


Les  venls  d'est  continuèrent  jusque  par  les  30 
degrés  de  latitude  nord  :  je  fis  route  au  nord  ;  le 
temps  fut  beau.  Les  provisions  Fraîches  que  nous 
.nous  étions  procurées  pendant  notre  courte  relâ- 
che aux  îles  Sandwich  assuraient  aux  équipages  des 
deux  frégates  une  subsistance  saine  et  agréable  pen- 
dant trois  semaines  :  il  nous  fut  cependant  impossi- 
ble de  conserver  nos  cochons  envie,  faute  d'eau  et 
d'alimens.  Je  fus  obligé  de  les  faire  saler  suivant  la 
méthode  du  capitaine  Cook;  mais  ces  cochons 
étaient  si  petits,  que  le  plus  grand  nombre  pesait 
moins  de  vingt  livres.  Cette  viande  ne  pouvait  être 
exposée  long-temps  à  l'activité  du  sel  sans  en  être 
corrodée  promptement  et  sa  substance  en  partie 
détruite;  ce  qui  nous  obligea  à  la  consommer  la 
première. 

Le  6  juin,  étant  par  30  degrés  de  latitude  nord, 
les  vents  passèrent  au  sud-est  ;  le  ciel  devint  blan- 


LA  PÉROUSE.  143 

châtre  et  terne  :  tout  annonçait  que  nous  étions 
sortis  de  la  zone  des  vents  alises,  et  je  craignais 
beaucoup  d'avoir  bientôt  à  regretter  ces  temps 
sereins  qui  avaient  maintenu  notre  bonne  santé, 
et  avec  lesquels  nous  avions,  presque  chaque  jour^ 
fait  des  observations  de  distance  de  la  lune  au  so~ 
leil ,  ou  au  moins  comparé  l'heure  vraie  du  méri- 
dien auquel  nous  étions  parvenus  avec  celle  de 
nos  horloges  marines. 

Mes  craintes  sur  les  brumes  se  réalisèrent  très 
promptement;  elles  commencèrent  le  9  juin  par 
34  degrés  de  latitude  nord,  et  il  n'y  eut  pas  une 
éclaircie  jusqu'au  14  du  même  mois,  par  41  de- 
grés. Je  crus  d'abord  ces  mers  plus  brumeuses 
que  celles  qui  séparent  l'Europe  de  l'Amérique.  Je 
me  serais  beaucoup  trompé,  si  j'eusse  adopté  cette 
opinion  d'une  manière  irrévocable  :  les  brumes  de 
l'Acadie,  de  Terre-Neuve,  de  la  baie  d'Hudson, 
ont,  par  leur  constante  épaisseur,  un  droit  de  préé- 
minence incontestable  sur  celles-ci;  mais  l'humi- 
dité était  extrême;  le  brouillard  ou  la  pluie  avaient 
pénétré  toutes  les  hardes  des  matelots;  nous  n'a- 
vions jamais  un  rayon  de  soleil  pour  les  séchei',  et 
j'avais  fait  la  triste  expérience ,  dans  ma  campagne 
de  la  baie  d'Hudson ,  que  l'humidité  froide  était 
peut-être  le  principe  le  plus  actif  du  scorbut.  Per- 
sonne n'en  était  encore  atteint;  mais,  après  un  si 
long  séjour  à  la  mer,  nous  devions  tous  avoir  une 


144  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

disposition  prochaine  à  cette  maladie.  J'ordonnai 
donc  de  mettre  des  bailles  pleines  de  braise  sous 
le  gaillard  et  dans  l'entrepont  où  couchaient  les 
équipages  ;  je  fis  distribuer  à  chaque  matelot  ou 
soldat  une  paire  de  bottes ,  et  on  rendit  les  gilets 
et  les  culottes  d'étoffe  que  j'avais  fait  mettre  en  ré- 
serve depuis  notre  sortie  des  mers  du  cap  Horn. 

Mon  chirurgien,  qui  partageait  avec  M.  de  Clo- 
nard  le  soin  de  tous  ces  détails ,  me  proposa  aussi 
de  mêler  au  grog  ^  du  déjeuner  une  légère  infu- 
sion de  quinquina  qui ,  sans  altérer  sensiblement 
le  goût  de  cette  boisson  ,  pouvait  produire  des 
effets  très  salutaires.  Je  fus  obligé  d'ordonner  que 
ce  mélange  fût  fait  secrètement  :  sans  ce  mystère , 
les  équipages  eussent  certainement  refusé  de  boire 
leur  grog;  mais  comme  personne  ne  s'en  aperçut, 
il  n'y  eut  point  de  réclamation  sur  ce  nouveau  ré- 
gime, qui  aurait  pu  éprouver  de  grandes  contra- 
riétés s'il  eût  été  soumis  à  l'opinion  générale. 

Ces  différentes  précautions  eurent  le  plus  grand 
succès  ;  mais  elles  n'occupaient  pas  seules  nos  loi- 
sirs pendant  une  aussi  longue  traversée  :  mon 
charpentier  exécuta  ,  d'après  le  plan  de  M.  de 
Langle,  un  moulin  à  blé  qui  nous  fut  de  la  plus 
grande  utilité. 

»  Liqueur  composée  d'une  partie  d'eau-de-vie  et  de  deux  parties 
d'eau,  beaucoup  plus  saine  pour  les  équipages  que  l'eau-de-vie 
pure. 


LA  PÉROUSE.  145 

Les  directeurs  de  vivres,  persuadés  que  le  grain 
étuvé  se  conserverait  mieux  que   la  farine  et  le 
biscuit,  nous  avaient  proposé  d'en  embarquer  une 
très  grande  quantité  ;  nous  l'avions  encore   aug- 
mentée au  Chili.  On  nous  avait  donné  des  meules 
de  vingt-quatre    pouces  de  diamètre  sur  quatre 
pouces  et  demi  d'épaisseur;  quatre  hommes  de- 
vaient les  mettre  en  mouvement.  On  assurait  que 
M.  de  Suffren  n'avait  point  eu  d'autre  moulin  pour 
pourvoir  aux  besoins  de  son  escadre  :  il  n'y  avait 
plus  dès  lors  à  douter  que  ces  meules  ne  fussent 
suffisantes  pour  un  aussi  petit  équipage  que  le  nô- 
tre ;  mais,  lorsque  nous  voulûmes  en  faire  usage, 
le  boulanger  trouva  que  le  grain  n'était  que  brisé 
et  point  moulu  ;  et  le  travail  d'une  journée  en- 
tière de  quatre  hommes  qu'on  relevait  toutes  les 
demi-heures,  n'avait  produit  que  vingt-cinq  livres 
de  cette  mauvaise  farine.  Comme  notre  blé  for- 
mait près  de  la  moitié  de  nos  moyens  de  subsis- 
tance, nous  eussions  été  dans  le  plus  grand  em- 
barras sans  l'esprit  d'invention  de  M.  de  Langle, 
qui,  aidé  d'un  matelot,  autrefois  garçon  meunier, 
imagina  d'adapter  à  nos  petites  meules  un  mouve- 
ment de  moulin  à  vent  :   il   essaya  d'abord  avec 
quelque  succès  des  ailes  que  le  vent  faisait  tour- 
ner; mais  bientôt  il  leur  substitua  une  manivelle. 

INous  obtînmes  par  ce  nouveau  moyen  une  farine 
XII.  10 


146  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

aussi  parfaite  que  celle  des  moulins  ordinaires,  et 
nous  pouvions  moudre  chaque  jour  deux  quintaux 
de  blé. 

Le  14  juin  les  venls  passèrent  à  l'ouest-sud-ouest. 
Les  observations  suivantes  ont  été  le  résultat  de 
notre  longue  expérience  :  le  ciel  s'éclaircit  assez 
généralement  lorsque  les  vents  ont  été  quelques 
degrés  seulement  de  l'ouest  au  nord,  et  le  soleil 
paraît  sur  l'horizon;  de  l'ouest  au  sud-ouest,  temps 
ordinairement  couvert  avec  un  peu  de  pluie  ;  du 
sud-ouest  au  sud-est,  et  jusqu'à  l'est,  horizon  bru- 
meux, et  une  humidité  extrême  qui  pénètre  dans 
les  chambres  et  dans  toutes  les  parties  du  vais- 
seau. Ainsi  un  simple  coup  d'œil  sur  la  table  des 
vents  indiquera  toujours  au  lecteur  l'état  du  ciel, 
et  servira  utilement  à  ceux  qui  nous  succéderont 
dans  cette  navigation  :  d'ailleurs,  ceux  qui  vou- 
dront joindre  au  plaisir  de  lire  les  événemens  de 
cette  campagne  un  peu  d'intérêt  pour  ceux  qui 
en  ont  essuyé  les  fatigues,  ne  penseront  peut-être 
pas  avec  indifférence  à  des  navigateurs  qui,  à 
l'extrémité  de  la  terre,  et  après  avoir  eu  à  lutter 
sans  cesse  contre  les  brumes ,  le  mauvais  temps 
et  le  scorbut,  ont  parcouru  une  côte  inconnue, 
théâtre  de  tous  les  romans  ^  de  géographie ,  trop 

'  Ces  romans  sont  le  voyage  de  l'amiral  Fuenles,  et  les  naviga- 
tions prétendues  des  Chinois  et  des  Japonais  sur  cette  côte. 


LA  PEROLSE.  147 

légèrement  adoptés  des  géographes  modernes  ^ 
Cette  partie  de  l'Amérique  jusqu'au  mont  Saint- 
Elie ,  par  60  degrés ,  n'a  été  qu'aperçue  par  le  ca- 
pitaine Cook,  à  l'exception  du  port  de  Nootka 
dans  lequel  il  a  relâché;  mais,  depuis  le  mont 
Saint-Elie  jusqu'à  la  pointe  d'Alaska,  et  jusqu'à 
celle  du  cap  Glacé,  ce  célèbre  navigateur  a  suivi  la 
côte  avec  l'opiniâtreté  et  le  courage  dont  toute 
l'Europe  sait  qu'il  était  capable.  Ainsi  l'exploration 
de  la  partie  de  l'Amérique  comprise  entre  le  mont 
Saint-Elie  et  le  port  de  Monterey  était  un  travail 
très  intéressant  pour  la  navigation  et  pour  le  com- 
merce; mais  il  exigeait  plusieurs  années,  et  nous 
ne  nous  dissimulions  pas  que,  n'ayant  que  deux 
ou  trois  mois  à  y  donner,  à  cause  de  la  saison  et 
plus  encore  du  vaste  plan  de  notre  voyage ,  nous 

*  Les  détails  du  voyage  de  l'amiral  Fuentes  ou  de  Fonte  sont 
sans  doute  très  extraordinaires,  maison  n'ose  les  rejeter  entière- 
ment lorsqu'on  rapproche  de  la  carte  de  ses  découvertes  celles 
de  Cook,  La  Pérousc,  Dixon  et  Meares.  Il  parait,  par  le  discours 
prononcé  par  Buache  ,  à  l'Académie  des  Sciences,  que  Loranzo 
Ferrer  de  Maldonado  a  trouvé  le  passage  au  nord,  en  entrant 
dans  un  détroit  de  la  baie  dHudson,  qui  est  celui  auquel  l'ami- 
ral de  Fonte  a  abouti  en  venant  de  la  mer  du  Sud,  et  qui  est 
marqué  sur  les  cartes  sous  le  nom  de  Repuise.  Le  voyage  de  Mal- 
donado paraît  authentique-,  il  date  de  l'année  1588  :  celui  de  l'a- 
miral de  Fonte  est  de  1610;  et  à  moins  qu'on  ne  prouve  que  ce 
dernier  a  eu  connaissance  du  voyage  de  Maldonado,  et  en  a  fait 
la  base  de  son  roman,  l'analogie  qu'on  trouve  dans  les  raj^proche- 
mens  laissera  toujours  quelques  doutes;  et  en  géographie ,  tout 
doit  être  conservé,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  détruit  par  des  preuves 
sans  réplique.  (  Note  dr  Milet-Mureau.) 


!Î8  VOYAGES  AIITOUR  DU  MONDE, 

laisserions  beaucoup  de  détails  aux  navigateurs  qui 
viendraient  après  nous.  Plusieurs  siècles  s'écoule- 
ront peut-être  avant  que  toutes  les  baies,  tous  les 
ports  de  cette  partie  de  l'Amérique  soient  parfaite- 
ment connus;  mais  la  vraie  direction  de  la  côte,  la 
détermination  en  latitude  et  en  longitude  des  points 
les  plus  remarquables,  assureront  à  notre  travail 
une  utilité  qui  ne  sera  méconnue  d'aucun  marin. 

Depuis  notre  départ  des  îles  Sandwich  jusqu'à 
notre  atterrage  sur  le  mont  Saint-Elie,  les  vents  ne 
cessèrent  pas  un  instant  de  nous  être  favorables. 
A  mesure  que  nous  avancions  au  nord  et  que  nous 
approchions  de  l'Amérique,  nous  voyions  passer 
des  algues  d'une  espèce  absolument  nouvelle  pour 
nous  :  une  boule  de  la  grosseur  d'une  orange  ter- 
minait un  tuyau  de  quarante  à  cinquante  pieds  de 
longueur.  Cette  algue  ressemblait ,  mais  très  en 
grand ,  à  la  tige  d'un  ognon  qui  est  monté  en 
graine.  Les  baleines  de  la  plus  grande  espèce,  les 
plongeons  et  les  canards  nous  annoncèrent  aussi 
l'approche  d'une  terre;  enfin  elle  se  montra  à  nous 
le  23  juin  à  quatre  heures  du  matin.  Le  brouillard, 
en  se  dissipant,  nous  permit  d'apercevoir  tout  d'un 
coup  une  longue  chaîne  de  montagnes  couvertes  de 
neige,  que  nous  aurions  pu  voir  de  trente  lieues 
plus  loin  si  le  temps  eût  été  clair.  Nous  reconnû- 
mes le  mont  Saint-Elie  de  Behring,  dont  la  pointe 
paraissait  au-dessus  des  nuages. 


LA  PÉROl  SE.  140 

La  vue  de  la  terre  qui ,  après  une  longue  navi- 
gation, procure  ordinairement  des  impressions  si 
agréables,  ne  produisit  pas  sur  nous  le  même  effet  : 
l'œil  se  reposait  avec  peine  sur  ces  masses  de  neige 
qui  couvraient  une  terre  stérile  et  sans  arbres; 
les  montagnes  paraissaient  un  peu  éloignées  de  la 
mer,  qui  brisait  contre  un  plateau  élevé  de  cent 
cinquante  ou  deux  cents  toises.  Ce  plateau  noir, 
comme  calciné  par  le  feu,  dénué  de  toute  verdure, 
contrastait  d'une  manière  frappante  avec  la  blan- 
cheur des  neiges  qu'on  apercevait  au  travers  des 
nuages,  il  siervait  de  base  à  une  longue  chaîne  de 
montagnes  qui  paraissait  s'étendre  quinze  lieues  de 
l'est  à  l'ouest.  iNous  crûmes  d'abord  en  être  très 
près;  la  cime  des  monts  paraissait  au-dessus  de  nos 
têtes,  et  la  neige  répandait  une  clarté  faite  pour 
tromper  les  yeux  qui  n'y  sont  pas  accoutumés; 
mais,  à  mesure  que  nous  avançâmes,  nous  aperçû- 
mes, en  avant  du  plateau,  des  terres  basses  cou- 
vertes d'arbres  que  nous  prîmes  pour  des  îles  : 
il  était  probable  que  nous  devions  y  trouver  un 
abri  pour  nos  vaisseaux ,  ainsi  que  de  l'eau  et  du 
bois.  Je  me  proposais  donc  de  reconnaîti'e  de  très 
près  ces  prétendues  îles,  à  l'aide  des  vents  d'est 
qui  prolongeaient  la  côte;  mais  ils  sautèrent  au 
sud  :  le  ciel  devint  très  noir  dans  cette  partie  de 
l'horizon.  Je  crus  devoir  attendre  une  circonstance 
plus  favorable  .  et  serrer  le   vent   qui   battait  en 


i50  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

côte.  Nous  avions  observé  a  midi  59  degrés  21  mi- 
nutes de  latitude  nord;  la  longitude  occidentale 
par  nos  horloges  marines  était  143  degrés  22  mi- 
nutes. Une  brume  épaisse  enveloppa  la  terre  pen- 
dant toute  la  journée  du  25;  mais,  le  26,  le  temps 
fut  très  beau  :  la  côte  parut  à  deux  heures  du  ma- 
tin avec  toutes  ses  formes.  Je  la  prolongeai  à  deux 
lieues:  la  sonde  rapportait  soixante-quinze  brasses, 
fond  de  vase  ;  je  désirais  beaucoup  trouver  un  port: 
j'eus  bientôt  l'espoir  de  l'avoir  rencontré. 

J'ai  déjà  parlé  d'un  plateau  de  cent  cinquante  à 
deux  cents  toises  d'élévation ,  servant  de  base  à 
des  montagnes  immenses,  reculées  de  quelques 
lieues  dans  l'intérieur  :  bientôt  nous  aperçûmes 
dans  l'est  une  pointe  basse  couverte  d'arbres  qui 
paraissait  joindre  le  plateau,  et  se  terminer  loin 
d'une  seconde  chaîne  de  montagnes  qu'on  aperce- 
vait plus  à  l'est.  Nous  crûmes  tous  assez  unanime- 
ment que  le  plateau  était  terminé  par  la  pointe 
basse  couverte  d'arbres,  qu'il  était  une  île  séparée 
des  montagnes  par  un  bras  de  mer,  dont  la  direc- 
tion devait  être  est  et  ouest  comme  celle  de  la 
côte ,  et  que  nous  trouverions  dans  le  prétendu  ca- 
nal un  abri  commode  pour  nos  vaisseaux. 

Je  dirigeai  ma  route  vers  cette  pointe,  sondant 
à  chaque  instant  :  le  petit  brassiage  fut  de  qua- 
rante-cinq brasses  fond  de  vase.  A  deux  heures 
après  raidi ,  je  fus  obligé  de  mouiller  à  cause  du 


LA  PÉROUSE.  151 

calme  :  la  brise  avait  été  très  faible  pendant  toute 
cette  journée ,  et  avait  varié  de  l'ouest  au  nord. 
Nous  avions  observé  à  midi  59  degrés  41  minutes 
de  latitude  nord,  et  nos  horloges  donnaient  143 
degrés  3  minutes  de  longitude  occidentale;  nous 
étions  à  trois  lieues  dans  le  sud-ouest  de  la  pointe 
boisée,  que  je  supposais  toujours  être  une  île.  J'a- 
vais, dès  dix  heures  du  matin,  détaché  le  grand 
canot  de  ma  frégate,  commandé  par  M.  Boutin, 
pour  aller  reconnaître  ce  canal  ou  cette  baie. 
MM.  de  Monti  et  de  Vaujuas  étaient  partis  de  l'As- 
trolabe pour  le  même  objet  ,  et  nous  attendîmes  à 
l'ancre  le  retour  de  ces  officiers.  1^  mer  était  très 
belle;  le  courant  faisait  une  demi-lieue  par  heure 
au  sud-sud-ouest,  ce  qui  acheva  de  me  confirmer 
dans  l'opinion  que,  si  la  pointe  boisée  n'était  pas 
celle  d'un  canal,  elle  formait  au  moins  Tembou- 
chure  d'une  grande  rivière. 

Le  baromètre  avait  baissé  de  six  lignes  dans  les 
vingt-quatre  heures;  le  ciel  était  très  noir;  tout 
annonçait  qu'un  mauvais  temps  allait  succéder  au 
calme  plat  qui  nous  avait  forcés  de  mouiller  ;  enfin 
à  neuf  heures  du  soir  nos  trois  canots  furent  de 
retour,  et  les  trois  officiers  rapportèrent  unanime- 
ment qu'il  n'y  avait  ni  canal  ni  rivière;  que  la  côte 
formait  seulement  un  enfoncement  assez  considé- 
rable dans  le  nord-est,  ayant  la  forme  d'un  demi- 
cercle;   que   la    sonde   avait    rap[)orlé   dans   cette 


152  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

anse  trente  brasses,  fond  de  vase;  mais  que  rien 
n'y  mettait  à  l'abri  des  vents  depuis  le  sud-sud- 
ouest  jusqu'à  l'est-sud-est,  qui  sont  les  plus  dan- 
gereux. La  mer  brisait  avec  force  sur  le  rivage  , 
qui  était  couvert  de  bois  flotté.  M.  de  Monti  avait 
débarqué  avec  une  extrême  difficulté  ;  et  comme 
il  était  le  commandant  de  cette  petite  division  de 
canots ,  j'ai  donné  à  cette  baie  le  nom  de  baie  de 
Monti.  Ils  ajoutèrent  que  notre  erreur  venait  de  ce 
que  la  pointe  boisée  joignait  une  terre  beaucoup 
plus  basse  encore ,  sans  aucun  arbre ,  ce  qui  la  fai- 
sait paraître  terminée.  MM.  de  Monti,  de  Vaujuas 
et  Boutin  avaient  relevé  au  compas  les  différentes 
pointes  de  cette  baie  :  leur  rapport  unanime  ne 
laissait  aucun  doute  sur  le  parti  que  nous  avions  à 
prendre.  Je  fis  signal  d'appareiller,  et   comme  le 
temps  paraissait  devenir  très  mauvais ,  je  profitai 
d'une  brise  du  nord-ouest  pour  courir  au  sud-est, 
et  pour  m'éloigner  de  la  côte  K 

'  Il  paraîtra  sans  doute  extraordinaire  que  je  combatte  le  rap- 
port des  trois  officiers,  pour  soutenir  que,  de  son  bord,  La  Pé- 
rouse  avait  mieux  jugé  la  côte;  c'est  au  lecteur  d'apprécier  les 
preuves  de  mon  assertion,  et,  s'il  lui  reste  quelques  doutes,  de 
consulter  le  Voyage  de  Dixon. 

J'avance  donc  que  la  baie  de  Monti  n'est  autre  chose  que  le 
mouillage  que  prit  Dixon  le  23  mai  dp  l'année  suivante,  mouillage 
abrité  de  tous  les  vents  par  le  retour  d'une  île  qui  forme  une  es- 
pèce de  jetée ,  auquel  il  donna  le  nom  de  port  Mulgrm>e. 

Dixon  dit  :  «  L'endroit  que  M.  Turner  avait  trouvé  le  plus  con- 
venable pour  jeter  l'ancre  se  trouvait  autour  d'une  pointe  basse 
qui  était  au  nord,  à  trois  milles  environ  de  l'entrée  de  la  baie. 


LA   PÉROUSE.  153 

La  nuit  fut  calme  ,  mais  brumeuse  ;  les  vents 

variaient  à  chaque  instant;  enfin  ils  se  fixèrent  à 

l'est,  et  il  venta  très  grand  frais  de  cette  partie 

pendant  vingt-quatre  heures. 

Le  28  le  temps  devint  plus  beau.  Nous  observâ- 
mes 59  degrés  19  minutes  de  latitude  nord,  et 
142  degrés  41  minutes  de  longitude  occidentale , 
suivant  nos  horloges.  La  côte  était  fort  embrumée  ; 
nous  ne  pouvions  reconnaître  les  points  que  nous 
avions  relevés  les  jours  précédens;  les  vents  étaient 
encore  à  l'est,  mais  le  baromètre  remontait,  et 
tout  annonçait  un  changement  favorable.  A  cinq 
heures  nous  n'étions  qu'à  trois  lieues  de  terre ,  par 
quarante  brasses ,  fond  de  vase ,  et  la  brume  s'é- 
tant  un  peu  dissipée,  nous  fîmes  des  relèvemens 
qui  formaient  une  suite  non  interrompue  avec 
ceux  des  jours  précédens,  et  qui  ont  servi,  ainsi 
que  ceux  faits  par  la  suite  avec  le  plus  grand  soin, 

«  Ces  îles ,  ainsi  que  le  reste  de  la, côte,  sont  totalement  cou- 
vertes de  pins  de  deux  ou  trois  espèces  différentes  ,  entremêlés 
çà  et  là  de  noisetiers  et  de  différentes  sortes  d'arbrisseaux.» 

Dixon  fixe  la  latitude  du  port  Mulgrave  à  59  degrés  33  mi- 
nutes, et  sa  longitude,  méridien  de  Londres,  à  140  degrés,  ce 
qui  fait,  méridien  de  Paris,  142  degrés  20  minutes. 

La  Pérouse  fixe  la  latitude  de  la  baie  de  Monli  à  59  degrés  43 
minutes,  et  sa  longitude  à  142  degrés  40  minutes. 

Si  les  trois  officiers  envoyés  par  La  Pérouse  n'ont  pas  été  jus- 
qu'au fond  de  la  baie,  il  est  peu  étonnani  qu'ils  aient  cru  voir  une 
continuation  de  côte,  et  que  le  nombre  de  petites  îles  qui  sont  au 
fond  leur  aient  masqué  le  passage  ^qui  sépare  ces  îles  du  conti- 
nent. {Note  (le  Milet-Murcau .  ' 


15Î  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

à  dresser  les  cartes  comprises  dans  l'atlas.  Les 
iiavijjateurs  et  ceux  qui  font  une  étude  particulière 
de  la  géograpîiie  seront  peut-être  bien  aises  de 
savoir  que,  pour  ajouter  encore  un  plus  grand 
degré  de  précision  aux  vues  et  à  la  configuration 
des  côtes  ou  des  points  les  plus  remarquables  , 
M.  Dagelet  a  eu  soin  de  vérifier  et  de  corriger  les 
relèvemens  faits  au  compas  de  variation,  par  la 
mesure  des  distances  réciproques  des  mornes,  en 
mesurant  avec  un  sextant  les  angles  relatifs  qu'ils 
font  entre  eux ,  et  en  déterminant  en  même  temps 
l'élévation  des  montagnes  au-dessus  du  niveau  de 
la  mer.  Cette  méthode ,  sans  être  rigoureuse ,  est 
assez  précise  pour  que  des  navigateurs  puissent 
juger  par  l'élévation  d'une  côte  de  la  distance  à 
laquelle  ils  en  sont  ;  et  c'est  de  cette  manière  que 
cet  académicien  a  déterminé  la  hauteur  du  mont 
Saint-Elie  à  dix-neuf  cent  quatre-vingts  toises,  et 
sa  position  à  huit  lieues  dans  l'intérieur  des  terres'. 
Le  29  juin  nous  observâmes  59  degrés  20  minu- 
tes de  latitude  nord;  la  longitude  occidentale  par 
nos  horloges  était  142  degrés  2  minutes;  nous 
avions  fait  pendant  vingt-quatre  heures  huit  lieues 
à  l'est.  Les  vents  du  sud  et  les  brumes  continuèrent 

'  Cook  dit,  dans  son  troisième  Voyage,  que  le  mont  Saint-Elie 
fçîl  à  douze  lieues  dans  Tintérieur  des  terres,  par  60  degrés  27 
minutes  de  latitude,  et  219  degrés  de  longitude,  méridien  de 
Greenwich. 


LA  PlÊROUSE.  155 

toute  la  journée  du  29,  et  le  temps  ne  s'éclaircit 
que  le  30  vers  midi  ;  mais  nous  aperçûmes  par 
instans  les  terres  basses  dont  je  ne  me  suis  jamais 
éloigné  de  plus  de  quatre  lieues.  Nous  étions,  sui- 
vant notre  point,  à  cinq  ou  six  lieues  dans  l'est  de 
la  baie  à  laquelle  le  capitaine  Cook  a  donné  le  nom 
de  baie  de  Behring;  la  sonde  rapporta  constam- 
ment de  soixante  à  soixante-dix  brasses,  fond  de 
vase.  Notre  hauteur  observée  était  de  58  degrés 
55  minutes,  et  nos  horloges  donnaient  141  degrés 
48  minutes  de  longitude.  Je  fis  route ,  toutes  voiles 
dehors ,  sur  la  terre ,  avec  de  petits  vents  de  l'ouest- 
sud-ouest.  Nous  aperçûmes  dans  l'est  une  baie  qui 
paraissait  très  profonde,  et  que  je  crus  d'abord 
être  celle  de  Behring  ;  j'en  approchai  à  une  lieue 
et  demie  :  je  reconnus  distinctement  que  les  terres 
basses  joignaient,  comme  dans  la  baie  de  Monti, 
des  terres  plus  hautes ,  et  qu'il  n'y  avait  point  de 
baie;  mais  la  mer  était  blanchâtre  et  presque  douce: 
tout  annonçait  que  nous  étions  à  l'emboucimre 
d'une  très  grande  rivière,  puisqu'elle  changeait  la 
couleur  et  la  salure  de  la  mer  à  deux  lieues  au 
large.  Je  fis  signal  de  mouiller  par  trente  brasses , 
fond  de  vase,  et  je  détachai  le  grand  canot  com- 
mandé par  M.  de  Clonard,  mon  second  ,  accompa- 
gné de  MM.  Monneron  et  Bernizet.  IM.  de  Langle 
avait  envoyé  aussi  le  sien  avec  sa  biscaïenne  aux 
ordres  de  MM.  Marchai nvi Ile  eï  Daigremont. 


I . 

t56  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Ces  ofliciers  étaient  de  retour  à  midi.  Ils  avaient 
prolongé  la  côte  aussi  près  que  les  brisans  le  leur 
avaient  permis,  et  ils  avaient  reconnu  un  banc  de 
sable  à  fleur  d'eau,  à  l'entrée  d'une  grande  rivière 
qui  débouchait  dans  la  mer  par  deux  ouvertures 
assez  larges;  mais  chacune  de  ces  embouchures 
avait  une  barre  comme  celle  de  la  rivière  de 
Bayonne,  sur  laquelle  la  mer  brisait  avec  tant  de 
force,  qu'il  fut  impossible  à  nos  canots  d'en  ap- 
procher. M.  de  Clonard  passa  cinq  ou  six  heures  à 
chercher  vainement  une  entrée  ;  il  vit  de  la  fumée , 
ce  qui  prouvait  que  le  pays  était  habité.  Nous 
aperçûmes  du  vaisseau  une  mer  tranquille  au-delà 
du  banc ,  et  un  bassin  de  plusieurs  lieues  de  lar- 
geur et  de  deux  lieues  d'enfoncement  :  ainsi ,  lors- 
que la  mer  est  belle,  il  est  à  présumer  que  des 
vaisseaux,  ou  au  moins  des  canots,  peuvent  entrer 
dans  ce  golfe  ;  mais  comme  le  courant  est  très 
violent,  et  que,  sur  les  barres.  la  mer,  d'un  instant 
à  l'autre ,  devient  très  agitée  ,  le  seul  aspect  de  ce 
lieu  doit  l'interdire  aux  navigateurs. 

En  voyant  cette  baie ,  j'ai  pensé  que  ce  pouvait 
être  celle  où  Behring  avait  abordé.  11  serait  alors 
plus  vraisemblable  d'attribuer  la  perte  de  l'équi- 
page de  son  canot  à  la  fureur  de  la  mer  qu'à  la 
barbarie  des  Indiens  ^  J'ai  conservé  à  cette  rivière 

'  Il  y  a   ici  double  erreur  :  d'abord   c'est  le  capitaine  Tscheri- 
kow.  et  non  le  capitaine  Behrinfr .  qui  perdit   ses  canots,  ensuite 


LA  PÉROUSE.  157 

1^  nom  de  rivière  de  Behring,  et  il  me  paraît  que  la 
baie  de  ce  nom  n'existe  pas,  et  que  le  capitaine 
Cook  l'a  plutôt  soupçonnée  qu'aperçue,  puisqu'il 
en  a  passé  à  dix  ou  douze  lieues  ^ 


il  éprouva  ce  malheur  par  56  degrés  de  latitude ,  ainsi  que  le  rap- 
porte Muller. 

'  Le  lieu  que  La  Pérouse  désigne  sous  le  nom  de  rivière  de  Beh- 
ring,  est  sans  contredit  la  baie  de  Behring  de  Cook;  il  reste  à  sa- 
voir si  le  changement  de  couleur  et  de  salure  de  l'eau  de  la  mer 
suffit  pour  décider  que  cet  enfoncement  dans  les  terres  soit  une 
rivière,  et  si  cette  cause  ne  peut  venir,  pour  la  salure,  de  la  quan- 
tité d'énormes  glaçons  qui  tombent  continuellement  du  sommet 
des  montagnes ,  et ,  pour  la  couleur,  du  terrain  de  la  cote  et  du 
rivage  où  la  mer  brise  avec  tant  de  fureur. 

Au  reste,  rivière  ou  baie  ,  et  peut-être  l'une  et  l'autre,  car  les 
baies  étant  formées  par  l'avancement  des  montagnes  dans  la  mer, 
il  est  probable  qu'il  doit  y  avoir  au  fond  une  rivière  ou  un  tor- 
rent, voici  la  preuve  de  l'identité  de  lieux.  Cook  détermine  l'ou- 
verture de  cette  baie  à  o9  degrés  18  minutes  de  latitude  ;  La  Pé- 
rouse était  dans  l'ouest  de  cette  baie  et  faisait  sa  latitude  à  59 
degrés  20  minutes. 

Cook  avait  pour  sa  longitude  orientale  à  bord  220  degrés  19 
minutes,  méridien  de  Greenwich  ,  ce  qui  fait  139  degrés  41  n)i- 
nutes  de  longitude  occidentale  ;  et  en  y  ajoutant  2  degrés  20  mi- 
nutes, différence  du  méridien  de  Greenwich  au  méridien  de  Pa  - 
ris,  on  aura,  pour  la  longitude  occidentale  de  Cook,  142  degrés 
1  minute,  méridien  de  Paris.  La  Pérouse  fixe  sa  longitude  à  142 
degrés  2  minutes,  ce  qui  ne  fait  qu'une  différence  d'une  minute, 
plus  deux  lieues,  dont  le  capitaine  Cook  était  plus  éloigné  de  la 
cote. 

Cook  voyait  l'ouverture  de  la  baie  au  nord  47  degrés  est  ;  La 
Pérouse,  plus  près  de  la  côte  de  deux  lieues,  voyait  cette  ouver- 
ture au  nord  33  degrés  est.  Cook  était  à  huit  lieues  de  la  côte  ,  et 
avait  soixante-dix  brasses,  fond  de  vase  ;  I^a  Pérouse  élait  à  cinq  ou 
six  lieues  de  la  côte,  et  avait  constamment  de  soixante  à  soixante- 
dix  brasses,  fond  de  vase.  {JSote  de  MUct-Mureau.) 


158  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Le  1"^'  juillet,  à  midi,  j'appareillai  avec  une  petite 
brise  du  sud-ouest,  prolongeant  la  terre  à  deux  ou 
trois  lieues.  jNous  avions  observé  au  mouillage  59 
degrés  7  minutes  de  latitude  nord,  et  141  degrés 
17  minutes  de  longitude  occidentale,  suivant  nos 
horloges;  l'entrée  de  la  rivière  me  restait  alors  au 
nord  17  degrés  est,  et  le  cap  Beau-Temps  à  l'est 
5  degrés  sud.  Nous  prolongeâmes  la  terre  avec  une 
petite  brise  de  l'ouest,  à  deux  ou  trois  lieues  de 
distance,  et  d'assez  près  pour  apercevoir,  à  l'aide 
de  nos  lunettes ,  des  hommes ,  s'il  y  en  eût  eu  sur 
le  rivage;  mais  nous  vîmes  des  brisans  qui  paru- 
rent rendre  le  débarquement  impossible. 

Le  2,  à  midi,  je  relevai  le  mont  Beau-Temps; 
nous  observâmes  58  degrés  36  minutes  de  latitude: 
la  longitude  des  horloges  était  de  140  degrés  31 
minutes,  et  notre  distance  de  terre  de  deux  lieues. 
A  deux  heures  après  midi  nous  eûmes  connaissance 
d'un  enfoncement,  un  peu  à  l'est  du  cap  Beau- 
Temps  ,  qui  parut  une  très  belle  baie  :  je  fis  route 
pour  en  approcher.  Nous  apercevions  du  bord  une 
grande  chaussée  de  roches ,  derrière  laquelle  la 
mer  était  très  calme.  Cette  chaussée  paraissait 
avoir  trois  ou  quatre  cents  toises  de  longueur  de 
l'est  à  l'ouest ,  et  se  terminait  à  deux  encablures 
environ  de  la  pointe  du  continent ,  laissant  une 
ouverture  assez  large  ;  en  sorte  que  la  nature  sem- 
blait avoir  fait  à  l'extrémité  de  l'Amérique  un  port 


LA  PÉROUSE.  159 

comme  celui  de  Toulon ,  mais  plus  vaste  dans  son 
plan  comme  dans  ses  moyens  :  ce  nouveau  port 
avait  trois  ou  quatre  lieues  d'enfoncement.  Je  me 
déterminai  à  faire  route  vers  la  passe  :  nos  canots 
sondaient,  et  avaient  ordre,  lorsque  nous  appro- 
cherions des  pointes ,  de  se  placer  chacun  sur  une 
des  extrémités  ,  de  manière  que  les  vaisseaux  n'eus- 
sent qu'à  passer  au  milieu. 

Nous  aperçûmes  bientôt  des  sauvages  qui  nous 
faisaient  des  signes  d'amitié  en  étendant  et  faisant 
voltiger  des  manteaux  blancs  et  différentes  peaux. 
Plusieurs  pirogues  de  ces  Indiens  péchaient  dans 
la  baie ,  où  l'eau  était  tranquille  comme  celle  d'un 
bassin,  tandis  qu'on  voyait  la  jetée  couverte  d'écume 
par  les  brisans  ;  mais  la  mer  était  très  calme  au- 
delà  de  la  passe,  nouvelle  preuve  pour  nous  qu'il 
y  avait  une  profondeur  considérable. 

Ce  port  n'avait  jamais  été  aperçu  par  aucun  na- 
vigateur :  il  est  situé  à  trente-trois  lieues  au  nord- 
ouest  de  celui  de  los  Remédies ,  dernier  terme  des 
navigations  espagnoles,  à  environ  deux  cent  vingt- 
quatre  lieues  de  Nootka,  et  à  cent  lieues  de  Wil- 
liams-Sound ^  La  tranquillité  de  l'intérieur  de  cette 

*  Depuis  que  La  Pérouse  a  exploré  la  cote  nord-ouest  de  l'A- 
mérique,  du  mont  Saint-Elie  jusqu'à  Monterey,  deux  navi(^ateurs 
anglais  ont  fait  à  pou  près  la  même  route  ,  mais  l'un  et  l'autre  dans 
des  vues  purement  commerciales. 

Dixon,  parti  d'An^rleterre  en  septembre  1785,  commandant  la 
Quecn  Charlotte,  et  de  conserve  avec  le  King  George ,  monté  par  le 


160  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

baie  était  bien  séduisante  pour  nous  qui  étions  dans 
l'alîsolue  nécessité  de  faire  et  de  changer  presque 
entièrement  notre  arrimage,  afin  d'en  arracher  six 
canons  placés  à  fond  de  cale ,  et  sans  lesquels  il  était 
imprudent  de  naviguer  dans  les  mers  de  la  Chine , 
fréquemment  infestées  de  pirates.  J'imposai  à  ce 
lieu  le  nom  de  port  des  Français. 

Pendant  notre  séjour  forcé  à  l'entrée  de  la  baie, 
nous  fûmes  sans  cesse  entourés  de  pirogues  de 
sauvages.  Ils  nous  proposaient,  en  échange  de  notre 
fer,  du  poisson,  des  peaux  de  loutre  ou  d'autres 
animaux,  ainsi  que  différens  petits  meubles  de  leur 
costume;  ils  avaient  l'air,  à  notre  grand  étonne- 
capitaine  Portiock,  mouilla  à  Owhyhée,  l'une  des  îles  Sandwich, 
le  26  mai  1 78G.  La  Pérouse  passa  devant  Owhyhée  le  28  du  même 
mois;  il  mouilla  à  Mowée  le  lendemain,  et  en  repartit  le  30.  Il  re- 
connut le  mont  Saint-Elie  le  23  juin  1786,  tandis  que  Dixon,  parti 
d'Owhyhée  le  13  juin  ,  et  ayant  dirigé  sa  route  vers  la  rivière  de 
Cook ,  n'atteignit  la  côte  nord-ouest  de  l*Amérique  que  le  8  sep- 
tembre. 11  la  prolongea  depuis  l'entrée  de  la  Croix  jusqu'à  celle 
de  Nootka  sans  pouvoir  mouiller  nulle  part  ;  il  l'abandonna  le  28 
du  même  mois  pour  retourner  aux  îles  Sandwich.  Ce  ne  fut  que  le 
23  mai  de  l'année  suivante  qu'il  reconnut  le  mont  Saint-Elie  ,  et 
qu'il  jeta  l'ancre  au  port  Mulgrave.  Ainsi  la  priorité  de  La  Pérouse 
est  bien  constatée. 

Dixon  avait  eu  connaissance,  avant  son  départ  de  Londres,  de 
l'expédition  qu'on  faisait  en  France  ;  mais  il  ne  rencontra  pas  les 
bàtimens  français ,  et  il  n'a  pu  connahre  leurs  découvertes. 

Le  capitaine  Meares,  commandant  le  senaut  le  Nootka,  partit  du 
Bengale  en  mars  1786;  il  toucha  à  Oonolaska  en  août,  et  se  ren_ 
dit,  à  la  fin  de  septembre,  à  l'entrée  du  Prince  Williams  ,  où  il  hi- 
verna :  ce  ne  fut  qu'en  1788  et  1789  qu'il  parcourut  la  côte  d'A 
mérique. 


LA  PÉROUSE.  161 

ment,  d'être  très  accoutumés  au  trafic,  et  ils  fai- 
saient aussi  bien  leur  marché  que  les  plus  habiles 
acheteurs  d'Europe.  De  tous  les  articles  de  com- 
merce, ils  ne  désiraient  ardemment  que  le  fer;  ils 
acceptèrent   aussi    quelques   rassades;   mais    elles 
servaient  plutôt  à  conclure  un  marché  qu'à  former 
la  base  de  l'échange.  Nous  parvînmes  dans  la  suite 
à  leur    faire   recevoir    des   assiettes   et   des  pots 
d'étain;  mais  ces    articles   n'eurent   qu'un   succès 
passager,  et  le  fer  prévalut  sur  tout.  Ce  métal  ne 
leur  était  pas  inconnu;  ils  en  avaient  tous  un  poignard 
pendu  au  cou.  La  forme  de  cet  instrument  ressem- 
blait à  celle  du  cry  des  Indiens  ;  mais  il  n'y  avait 
aucun  rapport  dans  le  manche  qui  n'était  que  le 
prolongement  de   la   lame  arrondie  et  sans  tran- 
chant. Cette  arme  était  enfermée  dans  un  fourreau 
de  peau  tannée,  et  elle  paraissait  être  leur  meuble 
le  plus  précieux.    Comme   nous   examinions   très 
attentivement  tous  ces  poignards,  ils  nous  firent 
signe  qu'ils  n'en  faisaient  usage  que  contre  les  ours 
et  les  autres  bétes  des  forets.  Quelques-uns  étaient 
aussi  en  cuivre  rouge,  et  ils   ne  paraissaient  pas 
les  préférer  aux  autres.  Ce  dernier  métal  est  assez 
commun  parmi  eux;  ils  l'emploient  plus  particu- 
lièrement en  colliers,  bracelets  et  différens  autres 
ornemens;  ils  en  arment  aussi  la  pointe  de  leurs 
flèches. 

C'était  une  grande  question  parmi  nous,  âv  sa- 
xil.  '  11 


iG2  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

voir  d'où  provenaient  ces  deux  métaux.  11  était 
possible  de  supposer  du  cuivre  natif  dans  cette 
partie  de  l'Anoérique,  et  les  Indiens  pouvaient  le 
réduire  en  lames  ou  en  lingots;  mais  le  fer  natif 
n'existe  peut-être  pas  dans  la  nature ,  ou  du  moins 
il  est  si  rare  que  le  plus  grand  nombre  des  miné- 
ralogistes n'en  ont  jamais  vu  ^  On  ne  pouvait  ad- 
mettre que  ces  peuples  connussent  les  moyens  de 
réduire  la  mine  de  fer  à  l'état  de  métal;  nous 
avions  vu  d'ailleurs,  le  jour  de  notre  arrivée,  des 
colliers  de  rassades  et  quelques  petits  meubles  en 
cuivre  jaune  qui,  comme  on  le  sait,  est  une  com- 
position de  cuivre  rouge  et  de  zinc  ^.  Ainsi  tout 
nous  portait  à  croire  que  les  métaux  que  nous 
avions  aperçus  provenaient  des  Russes  ou  des 
employés  de  la  compagnie  d'Hudson ,  ou  des  négo- 

»  Le  fer  vierge  ou  natif  ne  se  trouve  guère  qu'en  Suède  ,  en  Al- 
lemagne ,  au  Sénégal,  en  Sibérie  et  à  l'ile  d'Elbe. 

2  Le  cuivre  rouge ,  fondu  avec  le  zinc  pur,  donne  le  tombac  ou 
similor  ;  il  faut  le  fondre  avec  la  calamine  pour  obtenir  le  cuivre 
jaune- 
La  calamine  contient  sans  contredit  du  zinc  ;  mais  elle  contient 
aussi  de  la  terre,  du  sable,  de  l'ocre  martiale  et  souvent  de  la 
galène  de  plomb  ;  celle  qui  ne  contiendrait  que  peu  ou  point  de 
zinc  ne  serait  pas  propre  à  former  le  cuivre  jaune. 

Le  zinc,  demi-métal,  lorsqu'il  n'est  pas  pur,  peut  contenir  aussi 
des  pyrites  sulfureuses  et  martiales,  du  plomb,  de  la  fausse  ga- 
lène ,  et  une  matière  terreuse  fort  dure. 

Ainsi  on  doit  voir  qu'on  obtient  un  métal  bien  différent  en  fon- 
dant du  cuivre  rouge  avec  du  zinc  pur,  ou  en  le  fondant  avec  de 
la  calamine. 


LA    PÉROUSE.  163 

cians  américains  qui  voyagent  dans  l'intérieur  de 
l'Amérique ,  ou  enfin  des  Espagnols  ;  mais  je  ferai 
voir  dans  la  suite  qu'il  est  plus  probable  que  ces 
métaux  leur  viennent  des  Russes,  Nous  avons  ap- 
porté beaucoup  d'échantillons  de  ce  fer;  il  est  aussi 
doux  et  aussi  facile  à  couper  que  du  plomb  ^  Il 
n'est  peut-être  pas  impossible  aux  minéralogistes 
d'indiquer  le  pays  et  la  mine  qui  le  fournissent. 

L'or  n'est  pas  plus  désiré  en  Europe  que  le  fer 
dans  cette  partie  de  l'Amérique,   ce  qui  est  une 
nouvelle  preuve  de  la  rareté  de  ce  métal.  Chaque 
insulaire  en  possède,  à  la  vérité,  une  petite  quan- 
tité; mais  ils  en  sont  si  avides,  qu'ils  emploient 
toutes  sortes  de  moyens  pour  s'en  procurer.  Dès 
le  jour  de  notre  arrivée,  nous  fûmes   visités  par 
le  chef  du  principal  village.   Avant  de  monter  à 
bord,  il  parut  adresser  une  prière  au  soleil;  il  nous 
fit  ensuite  une  longue  harangue  qui  fut  terminée 
par  des  chants  assez  agréables,  et  qui  ont  beaucoup 
de  rapport  avec  le  plain-chant  de  nos  églises  :  les 
Indiens  de  sa  pirogue  l'accompagnaient,  en  répé- 
tant en  chœur  le  même  air.  Après  cette  cérémonie, 
ils  montèrent  presque  tous  à  bord  et   dansèrent 
pendant  une  heure  au  son  de  la  voix,  qu'ils  ont  très 
juste.  Je  fis  à  ce  chef  plusieurs  présens,  qui  le  ren- 
dirent  tellement  incommode  qu'il  passait  chaque 
jour  cinq  ou  six  heures  à  bord,  et  que  j'étais  obligé 

'  Cette  qualité  annoncerait  un  fer  vierge  ou  natif. 


164  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

de  les  renouveler  très  fréquemment,  ou  de  le  voir 
s'en  aller  mécontent  et  menaçant  ;  ce  qui  cependant 
n'était  pas  très  dangereux. 

Dès  que  nous  fûmes  établis  derrière  l'île ,  pres- 
que tous  les  sauvages  de  la  baie  s'y  rendirent.  Le 
bruit  de  notre  arrivée  se  répandit  bientôt  aux  en- 
virons: nous  vîmes  arriver  plusieurs  pirogues  char- 
gées d'une  quantité  très  considérable  de  peaux  de 
loutres  ,  que  ces  Indiens  échangèrent  contre  des 
haches,  des  herminettes  et  du  fer  en  barre.  Ils 
nous  donnaient  leurs  saumons  pour  des  morceaux 
de  vieux  cercles  ;  mais  bientôt  ils  devinrent  plus 
difficiles,  et  nous  ne  pûmes  nous  procurer  ce  pois- 
son qu'avec  des  clous  ou  quelques  petits  instru- 
mens  de  fer.  Je  crois  qu'il  n'est  aucune  contrée  où 
la  loutre  de  mer  soit  plus  commune  que  dans 
cette  partie  de  l'Amérique;  et  je  serais  peu  surpris 
qu'une  factorerie,  qui  étendrait  son  commerce  à 
qparante  ou  cinquante  lieues  sur  le  bord  de  la 
mer,  rassemblât  chaque  année  dix  mille  peaux  de 
cet  animal. 

La  loutre  de  mer  est  un  animal  amphibie,  plus 
connu  par  la  beauté  de  sa  peau  que  par  la  des- 
cription exacte  de  l'individu.  Les  Indiens  du  port  des 
Français  l'appellent  skecter;  les  Russes  lui  donnent  le 
nom  de  colry-morski  ^  et  ils  distinguent  les  femelles 

•  Selon  Coxe,  bobry-morsky,  on  castor  de  mer;  la  fcmflie.  matka, 
et  les  petit?  f}ui  n'ont  pas  cinq  mois,  med^ied/iy,  etc 


LA  PÉROUSE.  165 

par  le  mot  de  maska.  Quelques  naturalistes  en  ont 
parlé  sous  la  dénomination  de  saricovienne;\:i\di\%  la 
description  de  la  saricovienne  de  M.  de  Buffon  ne 
convient  nullement  à  cet  animal ,  qui  ne  ressemble 
ni  à  la  loutre  du  Canada  ni  à  celle  d'Europe. 

Dès  notre  arrivée  à  notre  second  mouillage,  nous 
établîmes  l'observatoire  sur  l'ile,  qui  n'était  distante 
de  nos  vaisseaux  que  d'une  portée  de  fusil.  Nous 
y  formâmes  un  établissement  pour  le  temps  de 
notre  relâche  dans  ce  port  ;  nous  y  dressâmes  des 
tentes  pour  nos  voiliers,  nos  forgerons,  et  nous  y 
mîmes  en  dépôt  les  pièces  à  eau  de  notre  arrimage 
que  nous  refîmes  entièrement.  Comme  tous  les 
villages  indiens  étaient  sur  le  continent,  nous  nous 
flattions  d'être  en  sûreté  sur  notre  île;  mais  nous 
fîmes  bientôt  l'expérience  du  contraire.  Nous 
avions  déjà  éprouvé  que  les  Indiens  étaient  très 
voleurs  ;  mais  nous  ne  leur  supposions  pas  une  ac- 
tivité et  une  opiniâtreté  capables  d'exécuter  les 
projets  les  plus  longs  et  les  plus  difficiles.  Nous  ap- 
prîmes bientôt  à  les  mieux  connaître. 

Ils  passaient  toutes  les  nuits  à  épier  le  moment 
favorable  pour  nous  voler;  mais  nous  faisions  bonne 
garde  à  bord  de  nos  vaisseaux ,  et  ils  ont  rarement 
trompé  notre  vigilance.  J'avais  d'ailleurs  établi  la 
loi  de  Sparte  :  le  volé  était  puni;  et  si  nous  n'ap- 
plaudissions pas  au  voleur,  du  moins  nous  ne 
réclamions  rien,  afin  d'éviter  toute  rixe  qui  aurait 


16(5  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

pu  avoir  des  suites  funestes.  Je  ne  me  dissimulais 
pas  que  cette  extrême  douceur  les  rendrait  inso- 
lens  ;  j'avais  cependant    tâché  de   les  convaincre 
de  la  supériorité  de  nos  armes  :  on   avait  tiré  de- 
vant eux  un  coup  de  canon  à  boulet,  afin  de  leur 
faire  savoir  qu'on  pouvait  les  atteindre  de  loin;  et 
un  coup  de  fusil  à  balle  avait  traversé ,  en  présence 
d'un  grand  nombre  de  ces  Indiens,  plusieurs  dou- 
bles d'une   cuirasse  qu'ils  nous  avaient  vendue , 
après  nous  avoir  fait  comprendre  par  signes  qu'elle 
était  impénétrable  aux  flèches  et  aux  poignards  ; 
enfin ,  nos  chasseurs,  qui  étaient  adroits,  tuaient  les 
oiseaux  sur  leur  tête.   Je  suis  bien  certain  qu'ils 
n'ont  jamais  cru  nous   inspirer  des  sentimens  de 
crainte;  mais  leur  conduite  m'a  prouvé  qu'ils  n'ont 
pas  douté  que  no4;re  patience  ne  fût  à  toute  épreuve. 
Bientôt  ils  m'obligèrent  à  lever  l'établissement  que 
j'avais  sur  l'île  :  ils  y  débarquaient  la  nuit,  du  côté 
du  large  ;  ils  traversaient  un  bois  très  fourré,  dans 
lequel  il  nous  était  impossible  de  pénétrer  le  jour, 
et,  se  glissant  sur  le  ventre  comme  des  couleuvres, 
sans  remuer  presque  une  feuille,  ils  parvenaient, 
malgré  nos  sentinelles,  à  dérober  quelques-uns  de 
leurs  effets.  Enfin  ils  eurent  l'adresse  d'entrer  de  nuit 
dans  la  tente  où  couchaient  MM.  de  Lauriston  et 
Darbaud  qui  étaient  de  garde  à  l'observatoire;  ils  en- 
levèrent un  fusil  garni  d'argent,  ainsi  que  les  habits 
de  ces  deux  officiers,  qui  les  avaient  placés  par  pré- 


LA  PÉROUSE.  167 

caution  sous  leur  chevet.  Une  garde  de  douze 
hommes  ne  les  aperçut  pas,  et  les  deux  officiers 
ne  furent  point  éveillés.  Ce  dernier  vol  nous  eût 
peu  inquiétés,  sans  la  perte  du  cahier  original  sur 
lequel  étaient  écrites  toutes  nos  observations  astro- 
nomiques depuis  notre  arrivée  dans  le  port  des 
Français. 

Ces  obstacles  n'empêchaient  pas  nos  canots  et  nos 
chaloupes  de  faire  l'eau  et  le  bois  :  tous  nos  officiers 
étaient  sans  cesse  en  corvée  à  la  tête  des  différens 
détachemens  de  travailleurs  que  nous  étions  obli- 
gés d'envoyer  à  terre;  leur  présence  et  le  bon  ordre 
contenaient  les  sauvages. 

Nous  avions  déjà  visité  le  fond  de  la  baie,  qui  est 
peut-être  le  lieu  le  plus  extraordinaire  de  la  terre. 
Pour  en  avoir  une  idée,  qu'on  se  représente  un 
bassin  d'eau  d'une  profondeur  qu'on  ne  peut  me- 
surer au  milieu ,  bordé  par  des  montagnes  à  pic , 
d'une  hauteur  excessive,  couvertes  de  neige,  sans 
un  brin  d'herbe  sur  cet  amas  immense  de  rochers 
condamnés  par  la  nature  à  une  stérilité  éternelle. 
Je  n'ai  jamais  vu  un  souffle  de  vent  rider  la  sur- 
face de  cette  eau;  elle  n'est  troublée  que  par  la 
chute  d'énormes  morceaux  de  glace  qui  se  déta- 
chent très  fréquemment  de  cinq  différens  glaciers, 
et  qui  font  en  tombant  un  bruit  qui  retentit  au 
loin  dans  les  montagnes.  L'air  y  est  si  tranquille 
et  le  silence  si  prolx)nd,  que    la  simple  voix  d'un 


168  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

homme  se  fait  entendre  à  une  demi-lieue,  ainsi  que 
le  bruit  de  quelques  oiseaux  de  mer  qui  déposent 
leurs  œufs  dans  le  creux  de  ces  rochers.  C'était  au 
fond  de  cette  baie  que  nous  espérions  trouver  des 
canaux  par  lesquels  nous  pourrions  pénétrer  dans 
l'intérieur  de  l'Amérique.  Nous  supposions  qu'elle 
devait  aboutir  à  une  grande  rivière  dont  le  cours 
pouvait  se  trouver  entre  deux  montagnes,  et  que 
cette  rivière  prenait  sa  source  dans  un  des  grands 
lacs  au  nord  du  Canada.  Voilà  notre  chimère,  et 
voici  quel  en  fut  le  résultat.  Nous  partîmes  avec  les 
deux  grands  canots  de  la  Boussole  et  de  V Astrolabe, 
Nous  entrâmes  dans  le  canal  de  l'Ouest  :  il  était' 
prudent  de  ne  pas  se  tenir  sur  les  bords  à  cause 
de  la  chute  des  pierres  et  des  glaces.  Nous  par- 
vînmes enfin,  après  avoir  fait  une  lieue  et  demie 
seulement,  à  un  cul-de-sac  qui  se  terminait  par 
deux  glaciers  immenses.  Nous  fûmes  obligés  d'é- 
carter les  glaçons  dont  la  mer  était  couverte ,  pour 
pénétrer  dans  cet  enfoncement  :  l'eau  en  était  si 
profonde,  qu'à  une  demî-encâblure  de  terre  je  ne 
trouvai  pas  fond  à  cent  vingt  brasses.  MM.  de  Lan- 
gle  ,  de  Mont!  et  Dagelet,  ainsi  que  plusieurs  autres 
officiers,  voulurent  gravir  le  glacier.  Après  des  fa- 
tigues inexprimables,  ils  parvinrent  jusqu'à  deux 
lieues,  obligés  de  franchir,  avec  beaucoup  de  ris- 
ques, des  crevasses  d'une  très  grande  profondeur; 
ils  n'aperçurent  qu'une  continuation  de  glaces  et  de 


LA   PÉROUSE.  169 

neige  qui  doit  ne  se  terminer  qu'au   sommet  du 
mont  Beau-Temps. 

Pendant  cette  course ,  mon  canot  était  resté  sur 
le  rivage;  un  morceau  de  glace  qui  tomba  dans 
l'eau  à  plus  de  quatre  cents  toises  de  distance  oc- 
casiona  sur  le  bord  de  la  mer  un  remous  si  consi- 
dérable, qu'il  en  fut  renversé  et  jeté  assez  loin  sur 
le  bord  du  glacier  :  cet  accident  fut  promptement 
réparé,  et  nous  retournâmes  tous  a  bord,  ayant 
achevé  en  quelques  heures  notre  voyage  dans  l'in- 
térieur de  l'Amérique, 


§  ^- 

Continuation  de  notre  séjour  au  port  des  Français.  Au  moment 
d'en  partir  nous  éprouvons  le  plus  affreux  malheur.  Précis  his- 
torique de  cet  événement.  Nous  reprenons  notre  premier  mouil- 
lafTe.  Départ. 

Le  lendemain  de  cette  course,  le  chef  arriva  à 
bord,  mieux  accompagné  et  plus  paré  qu'à  son  or- 
dinaire. Après  beaucoup  de  chansons  et  de  danses, 
il  proposa  de  me  vendre  l'île  sur  laquelle  était  mon 
observatoire,  se  réservant  sans  doute  tacitement, 
pour  lui  et  pour  les  autres  Indiens,  le  droit  de 
nous  y  voler.  Il  était  plus  que  douteux  que  le  chef 
fût  propriétaire  d'aucun  terrain  :  le  gouvernement 
de  ces  peuples  est  tel.  que  le  pays  doit  appartenir 
à  la  société  entière  :  cependant ,  comme  beaucoup 


170  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

de  sauvages  étaient  témoins  de  ce  marché,  j'avais 
droit  de  penser  qu'ils  y  donnaient  leur  sanction  ,  et 
j'acceptai  l'offre  du  chef,  convaincu  d'ailleurs  que 
le  contrat  de  cette  vente  pourrait  être  cassé  par 
plusieurs  tribunaux,  si  jamais  la  nation  plaidait 
contre  nous;  car  nous  n'avions  aucune  preuve  que 
les  témoins  fussent  ses  représentans,  et  le  chef  le 
vrai  propriétaire.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  lui  donnai 
plusieurs  aunes  de  drap  rouge,  des  haches,  des 
herminettes,  du  fer  en  barre,  des  clous  ;  je  fis  aussi 
des  présens  à  toute  sa  suite.  Le  marché  ainsi  con- 
clu et  soldé,  j'envoyai  prendre  possession  de  l'île 
avec  les  formalités  ordinaires;  je  fis  enterrer  au 
pied  d'une  roche  une  bouteille  qui  contenait  une 
inscription  relative  à  cette  prise  de  possession,  et 
je  mis  auprès  une  des  médailles  de  bronze  qui 
avaient  été  frappées  en  France  avant  notre  départ. 
Cependant  l'ouvrage  principal,  celui  qui  avait 
été  l'objet  de  notre  relâche ,  était  achevé  ;  nos  ca- 
nons étaient  en  place ,  notre  arrimage  réparé ,  et 
nous  avions  embarqué  une  aussi  grande  quantité 
d'eau  et  de  bois  qu'à  notre  départ  du  Chili.  Nul 
port  dans  l'univers  ne  peut  présenter  plus  de  com- 
modités pour  hâter  ce  travail,  qui  est  souvent  si 
difficile  dans  d'autres  contrées.  Des  cascades,  comme 
je  l'ai  déjà  dit,  tombant  du  haut  des  montagnes, 
versent  l'eau  la  plus  claire  dans  des  barriques  qui 
restent  dans  la  chaloupe;  le  bois,  tout  coupé,  est 


LA   PÉROUSE.  171 

épars  sur  le  rivage  bordé  par  une  mer  tranquille. 
Nous  nous  regardions  comme  les  plus  heureux  des 
navigateurs,  d'être  arrivés  à  une  si  grande  distance 
de  l'Europe,  sans  avoir  eu  un  seul  malade,  ni  un 
seul  homme  des  deux  équipages  atteint  du  scorbut. 
Mais  le  plus  grand  des  malheurs,  celui  qu'il  était 
le  plus  impossible  de  prévoir  nous  attendait  à  ce 
terme.  C'est  avec  la  plus  vive  douleur  que  je  vais 
tracer  l'histoire  d'un  désastre  mille  fois  plus  cruel 
que  les  maladies  et  tous  les  autres  événemens  des 
plus  longues  navigations.  Je  cède  au  devoir  rigou- 
reux que  je  me  suis  imposé  d'écrire  cette  relation, 
et  je  ne  crains  pas  de  laisser  connaître  que  mes 
regrets  ont  été ,  depuis  cet  événement ,  cent  fois 
accompagnés  de  mes  larmes  ;  que  le  temps  n'a  pu 
calmer  ma  douleur  :  chaque  objet ,  chaque  instant 
me  rappelle  la  perte  que  nous  avons  faite,  et  dans 
une  circonstance  où  nous  croyions  si  peu  avoir  à 
craindre  un  pareil  événement. 

J'avais  remis  à  M.  Boutin  mes  instructions,  pour 
ne  pas  exposer  les  canots  et  pour  éviter  les  bri- 
sans;  mais  il  les  regarda  comme  trop  minutieuses, 
quoique  je  lui  eusse  expliqué  le  motif  de  mes  or- 
dres. ÎNos  canots  partirent ,  comme  je  l'avais  or- 
donné, à  six  heures  du  matin;  c'était  autant  une 
j)artie  de  plaisir  que  d'instruction  et  d'utilité  :  on 
devait  chasser  et  déjeuner  sous  des  arbres. 
Les  sept  meilleurs  soldats  du  détachement  com- 


172  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

posaient  l'armement  de  la  biscayenne,  dans  laquelle 
le  maître-pilote  de  ma  frégate  s'était  aussi  embar- 
qué pour  sonder.  M.  Boulin  avait  pour  second  dans 
son  petit  canot  M.  Mouton  ,  lieutenant  de  frégate  : 
je  savais  que  le  canot  de  l'Astrolabe  était  commandé 
par  M.  de  Marchainville;  mais  j'ignorais  s'il  y  avait 
d'autres  officiers. 

A  dix  heures  du  matin  je  vis  revenir  notre  petit 
canot.  Un  peu  surpris,  parce  que  je  ne  l'attendais 
pas  sitôt,  je  demandai  à  M.  Boutin,  avant  qu'il  fût. 
monté  à  bord,  s'il  y  avait  quelque  chose  de  nou- 
veau; je  craignis  dans  ce  premier  instant  quel- 
que attaque  des  sauvages  :  l'air  de  M.  Boutin  n'était 
pas  propre  à  me  rassurer;  la  plus  vive  douleur 
était  peinte  sur  son  visage.  Il  m'apprit  bientôt  le 
naufrage  affreux  dont  il  venait  d'être  témoin ,  et 
auquel  il  n'avait  échappé  que  parce  que  la  fer- 
meté de  son  caractère  lui  avait  permis  de  voir 
toutes  les  ressources  qui  restaient  dans  un  si  ex- 
trême péril.  Entraîné ,  en  suivant  son  commandant, 
au  milieu  des  brisans  qui  portaient  dans  la  passe , 
pendant  que  la  marée  sortait  avec  Une  vitesse  de 
trois  ou  quatre  lieues  par  heure,  il  imagina  de 
présenter  à  la  lame  l'arrière  de  son  canot  qui ,  de 
cette  manière,  poussé  par  cette  lame,  et  lui  cé- 
dant ,  pouvait  ne  pais  se  remplir,  mais  devait  ce- 
pendant être  entraîné  au  dehors,  à  reculons,  par  la 
marée.  Bientôt  il  vit  les  brisans  de  l'avant  de  son 


LA  PÉROUSE.  173 

canot,  et  il  se  trouva  dans  la  grande  mer.  Plus  oc- 
cupé du  salut  de  ses  camarades  que  du  sien  pro- 
pre, il  parcourut  le  bord  des  brisans,  dans  l'espoir 
de  sauver  quelqu'un;  il  s'y  rengagea  même,  mais 
il  fut  repoussé  par  la  marée;  enfin ,  il  monta  sur 
les  épaules  de  M.  Mouton ,  afin  de  découvrir  un 
plus  grand  espace  :  vain  espoir,  tout  avait  été  en- 
glouti.... et  M.  Boutin  rentra  à  la  marée  étale.  La 
mer  étant  devenue  belle ,  cet  officier  avait  conservé 
quelque  espérance  pour  labiscayenne  que  comman- 
dait M.  d'Escures,  mon  premier  lieutenant;  il  n'a- 
vait vu  périr  que  la  nôtre.  M.  de  Marchainville 
était  dans  ce  moment  à  un  grand  quart  de  lieue 
du  danger,  c'est-à-dire,  dans  une  mer  aussi  par- 
faitement tranquille  que  celle  du  port  le  mieux 
fermé  ;  mais  ce  jeune  officier,  poussé  par  une  gé- 
nérosité sans  doute  imprudente,  puisque  tout  se- 
cours était  impossible  dans  ces  circonstances ,  ayant 
l'àme  trop  élevée,  le  courage  trop  grand  pour  faire 
cette  réflexion  lorsque  ses  amis  étaient  dans  un  si 
extrême  danger,  vola  à  leur  secours ,  se  jeta  dans 
les  mêmes  brisans,  et,  victime  de  sa  générosité  et 
de  la  désobéissance  formelle  de  son  chef,  périt 
comme  lui. 

Bientôt  M.  de  Langle  arriva  à  mon  bord,  aussi 
accablé  de  douleur  que  moi-même ,  et  m'apprit,  en 
versant  des  larmes ,  que  le  malheur  était  encore 
infiniment  plus  grand  que  je  ne  croyais.   Depuis 


174  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

notre  départ  de  France ,  il  s'était  fait  une  loi  in- 
violable de  ne  jamais  détacher  les  deux  frères  ^ 
pour  une  même  corvée  ,  et  il  avait  cédé,  dans  cette 
seule  occasion,  au  désir  qu'ils  avaient  témoigné 
d'aller  se  promener  et  chasser  ensemble;  car  c'était 
presque  sous  ce  point  de  vue  que  nous  avions  en- 
visagé, l'un  et  l'autre,  la  course  de  nos  canots, 
que  nous  croyions  aussi  peu  exposés  que  dans  la 
rade  de  Brest  lorsque  le  temps  est  très  beau. 

Les  pirogues  des  sauvages  vinrent  dans  ce 
même  moment  nous  annoncer  ce  funeste  événe- 
ment; les  signes  de  ces  hommes  grossiers  expri- 
maient qu'ils  avaient  vu  périr  les  deux  canots,  et 
que  tout  secours  avait  été  impossible  :  nous 
les  comblâmes  de  présens,  et  nous  tâchâmes  de 
leur  faire  comprendre  que  toutes  nos  richesses 
appartiendraient  à  celui  qui  aurait  sauvé  un  seul 
homme. 

Rien  n'était  plus  propre  à  émouvoir  leur  hu- 
manité; ils  coururent  sur  les  bords  de  la  mer,  et 
se  répandirent  sur  les  deux  côtés  de  la  baie.  J'avais 
déjà  envoyé  ma  chaloupe  ,  commandée  par  M.  de 
Clonard,  vers  l'est  où,  si  quelqu'un,  contre  toute 
apparence ,  avait  eu  le  bonheur  de  se  sauver,  il 
était  probable  qu'il  aborderait.  M.  de  Langle  se 
porta  sur  la  côte  de  l'ouest ,  afin  de  ne  rien  laisser 
à  visiter,  et  je  restai  à  bord ,  chargé  de  la  garde 

'  F^aborde  Marchainvillo  et  Laborde  Boutervilliers. 


LA    PÉROUSE.  175 

des  deux  vaisseaux,  avec  les  équipages  nécessaires 
pour  n'avoir  rien  à  craindre  des  sauvages,  contre 
lesquels  la  prudence  voulait  que  nous  fussions 
toujours  en  garde.  Presque  tous  les  officiers  et  plu- 
sieurs autres  personnes  avaient  suivi  MiM.  de  Langle 
et  Clonard  :  ils  firent  trois  lieues  sur  le  bord  de  la 
mer,  où  le  plus  petit  débris  ne  fut  pas  même  jeté. 
J'avais  cependant  conservé  un  peu  d'espoir  :  l'es- 
prit s'accoutume  avec  peine  au  passage  si  subit 
d'une  situation  douce  à  une  douleur  si  profonde; 
mais  le  retour  de  nos  canots  et  chaloupes  détruisit 
cette  illusion ,  et  acheva  de  me  jeter  dans  une  con- 
sternation que  les  expressions  les  plus  fortes  ne 
rendront  jamais  que  très  imparfaitement. 

Il  ne  nous  restait  plus  qu'à  quitter  promptement 
un  pays  qui  nous  avait  été  si  funeste  ;  mais  nous 
devions  encore  quelques  jours  aux  familles  de  nos 
malheureux  amis.  Un  départ  trop  précipité  aurait 
laissé  des  inquiétudes,  des  doutes  en  Europe;  on 
n'aurait  pas  réfléchi  que  le  courant  ne  s'étend  au 
plus  qu'à  une  lieue  en  dehors  de  la  passe  ;  que  ni 
les  canots  ni  les  naufragés  n'avaient  pu  être  en- 
traînés qu'à  cette  distance,  et  que  la  fureur  de  la 
mer  en  cet  endroit  ne  laissait  aucun  espoir  de  leur 
retour.  Si,  contre  toute  vraisemblance,  quelqu'un 
d'eux  avait  pu  y  revenir,  comme  ce  ne  pouvait  être 
que  dans  les  environs  de  la  baie,  je  formai  la  ré- 
solution d'attendre  encore  plusieurs  jours  ;  mais 


176  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

je  quittai  le  mouillage  de  l'île,  et  je  pris  celui  du 
platin  de  sable  qui  est  à  l'entrée,  sur  la  côte  de 
l'ouest.  Je  mis  cinq  jours  à  faire  ce  trajet  qui  n'est 
que  d'une  lieue,  pendant  lesquels  nous  essuyâmes 
un  coup  de  vent  d'est  qui  nous  aurait  mis  dans  un 
très  grand  danger  si  nous  n'eus&ions  été  mouillés 
sur  un  bon  fond  de  vase  :  heureusement  nos  ancres 
ne  chassèrent  pas ,  car  nous  étions  à  moins  d'une 
encablure  de  terre.  Les  vents  contraires  nous  retin- 
rent plus  long- temps  que  je  n'avais  projeté  de 
rester,  et  nous  ne  mîmes  à  la  voile  que  le  30  juillet, 
dix-huit  jours  après  Tévénement  qu'il  m'a  été  si 
pénible  de  décrire  ,  et  dont  le  souvenir  me  rendra 
éternellement  malheureux.  Avant  notre  départ, 
nous  érigeâmes  sur  l'île  du  milieu  de  la  baie ,  à  la- 
quelle je  donnai  le  nom  à'tle  du  Cénotaphe ^  un 
monument  à  la  mémoire  de  nos  malheureux  compa- 
gnons. M.  de  Lamanon  composa  l'inscription  sui- 
vante, qu'il  enterra  dans  une  bouteille,  au  pied  de 
ce  cénotaphe: 

a  A  l'entrée  du  port  ont  péri  vingt -un  braves  ma- 
«  rins  :  qui  que  vous  soyez,  mêlez  vos  larmes  aux 
«nôtres.  Le  4  juillet  1786,  les  frégates  la  Boussole 
«et  l'Astrolabe,  parties  de  Brest  le  l^'^  août  1785, 
M  sont  arrivées  dans  ce  port.  Par  les  soins  de  M.  de 
«  La  Pérouse ,  commandant  en  chef  l'expédition  ;  de 
«  M.  le  vicomte  de  Langle,  commandant  la  deuxième 


LA  PÉROUSE.  177 

tv frégate;  de  MM.  de  Clonard  et  de  Monti,  capi- 

«  taines  en  second  des  deux  bàtimens ,  et  des  autres 

«officiers  et  chirurgiens,  aucune  des  maladies  qui 

«sont  la  suite  des  longues  navigations  n'avait  at- 

«  teint  les  équipages.  M.  de  La  Pérouse  se  félici- 

«tait,  ainsi  que  nous  tous,  d'avoir  été  d'un  bout  du 

«monde  à  l'autre,  à  travers  toutes  sortes  de  dan- 

«gers,  ayant  fréquenté  des  peuples  réputés  bar- 

«bares,  sans  avoir  perdu  un  seul  homme  ni  versé 

«une  goutte  de  sang.  Le  13  juillet,  trois  canots 

«  partirent  à  cinq  heures  du  matin,  pour  aller  placer 

«des  sondes  sur  le  plan  de  la  baie  qui  avait  été 

«  dressé.  Ils  étaient  commandés  par  M.  d'Escures , 

«lieutenant  de  vaisseau,  chevalier  de  Saint-Louis: 

«  M.  de  La  Pérouse  lui  avait  donné  des  instructions 

«par  écrit,   pour   lui   défendre  expressément    de 

«s'approcher  du  courant;  mais  au  moment  qu'il 

«croyait  encore  en  être  éloigné,  il  s'y  trouva  en- 

«  gagé.  MM.  de  Laborde  frères  et  de  Flassan ,  qui 

«étaient  dans  le  canot  de  la  deuxième  frégate,  ne 

«  craignirent  pas  de  s'exposer  pour  voler  au  secours 

«de  leurs  camarades;   mais,  hélas!  ils  ont  eu  le 

«même  sort....  Le  troisième  canot  était  sous  les  or- 

«  dres  de  M.  Boutin ,  lieutenant  de  vaisseau.  Cet  of- 

«  ficier ,  luttant  avec  courage  contre  les  brisans , 

«  fit  pendant  plusieurs  heures  de  grands  mais  inu- 

utiles  efforts  pour  secourir  ses  amis,  et  ne  dut  lui- 

«même  son  salut  qu'à  la  meilleiu^e  construction  de 
XIL  12 


178  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

«son  canot,  à  sa  prudence  éclairée,  à  celle  de 
«M.  Laprise  Mouton,  lieutenant  de  frégate,  son 
«  second ,  et  à  l'activité  et  prompte  obéissance  de 
«son  équipage,  composé  de  quatre  matelots.  Les 
«  Indiens  ont  paru  prendre  part  à  notre  douleur  ; 
«elle  est  extrême.  Émus  par  le  malheur,  et  non 
«découragés,  nous  partons  le  30  juillet  pour  con- 
«  tinuer  notre  voyage.  » 

Notre  séjour  à  l'entrée  de  la  baie  nous  procura 
sur  les  mœurs  et  les  divers  usages  des  sauvages 
beaucoup  de  connaissances  qu'il  nous  eût  été  im- 
possible d'acquérir  dans  l'autre  mouillage  :  nos 
vaisseaux  étaient  à  l'ancre  auprès  de  leurs  villages  ; 
nous  les  visitions  plusieurs  fois  chaque  jour,  et 
chaque  jour  nous  avions  à  nous  en  plaindre,  quoi- 
que notre  conduite  à  leur  égard  ne  se  fût  jamais 
démentie  ,  et  que  nous  n'eussions  pas  cessé  de  leur 
donner  des  preuves  de  douceur  et  de  bienveil- 
lance. 

Le  22  juillet  ils  nous  apportèrent  des  débris  de 
nos  canots  naufragés ,  que  la  lame  avait  poussés 
sur  la  côte  de  l'est,  fort  près  de  la  baie,  et  ils 
nous  firent  entendre  par  des  signes  qu'ils  avaient 
enterré  un  de  nos  malheureux  compagnons  sur  le 
rivage  où  il  avait  été  jeté  par  la  lame.  Sur  ces  indi- 
ces, MM.  de  Glonard,  de  Monneron,  de  Monti 
partirent  aussitôt  et  dirigèrent  leur  course  vers 


LA  PÉROLSR.  179 

Test ,  accompagnés  des  mêmes  sauvages  qui  nous 
avaient  apporté  ces  débris,  et  que  nous  avions 
comblés  de  présens. 

jNos  officiers  firent  trois  lieues  sur  des  pierres 
dans  un  chemin  épouvantable  ;  à  chaque  demi- 
heure  les  guides  exigeaient  un  nouveau  paiement, 
ou  refusaient  de  suivre  ;  enfin  ils  s'enfoncèrent 
dans  le  bois  et  prirent  la  fuite.  INos  officiers  s'a- 
perçurent, mais  trop  tard,  que  leur  rapport  n'était 
qu'une  ruse  inventée  pour  obtenir  encore  des  pré- 
sens. Ils  virent  dans  cette  course  des  forets  im- 
menses de  sapin  de  la  plus  belle  dimension;  ils  en 
mesurèrent  de  cinq  pieds  de  diamètre,  et  qui  pa- 
raissaient avoir  plus  de  cent  quarante  pieds  de 
hauteur. 

Le  récit  qu'ils  nous  firent  de  la  manœuvre  des 
sauvages  ne  nous  surprit  pas  :  leur  adresse  en  fait 
de  vols  et  de  fourberies  ne  peut  trouver  aucun 
terme  de  comparaison.  ALM.  de  Langle  et  de  Lama- 
non,  avec  plusieurs  officiers  et  naturalistes,  avaient 
fait ,  deux  jours  auparavant  ,  dans  l'ouest  une 
course  qui  avait  également  pour  objet  ces  tristes 
recherches  :  elle  fut  aussi  infructueuse  que  l'autre; 
mais  ils  rencontrèrent  un  village  d'Indiens  sur  le 
bord  d'une  petite  rivière  entièrement  barrée  par 
des  piquets  pour  la  pèche  du  saumon  :  nous  soup- 
çonnions depuis  long-temps  que  ce  poisson  venait 
de  cette  partie  de  la  cote,  mais  nous  n'en  étions 


Ï80  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

pas  certains,  et  cette  découverte  satisfit  notre  cu- 
riosité. Le  saumon,  remontant  la  rivière,  rencon- 
tre des  piquets;  ne  pouvant  les  franchir,  il  cherche 
à  retourner  vers  la  mer,  et  trouve  sur  son  passage 
des  paniers  très  étroits  ,  fermés  par  le  bout,  et 
placés  dans  les  angles  de  cette  chaussée;  il  y  entre, 
et  ne  pouvant  s'y  retourner  ,  il  reste  pris.  La 
pêche  de  ce  poisson  est  si  abondante,  que  les  équi- 
pages des  deux  bâtimens  en  ont  eu  en  très  grande 
quantité  pendant  notre  séjour,  et  que  chaque  fré- 
gate en  a  fait  saler  deux  barriques. 

Nos  voyageurs  rencontrèrent  aussi  un  moraï  *  qui 
leur  prouva  que  ces  Indiens  étaient  dans  l'usage  de 
brûler  les  morts  et  d'en  conserver  la  tête  :  ils  en 
trouvèrent  une  enveloppée  dans  plusieurs  peaux. 
Ce  monument  consiste  en  quatre  piquets  assez  forts 
qui  portent  une  petite  chambre  en  planches ,  dans 
laquelle  reposent  les  cendres  contenues  dans  des 
coffres.  Ils  ouvrirent  ces  coffres ,  défirent  le  paquet 
de  peaux  qui  enveloppait  la  tête,  et  après  avoir 
satisfait  à  leur  curiosité  ils  remirent  scrupuleuse- 
ment chaque  chose  à  sa  place  ;  ils  y  ajoutèrent 
beaucoup  de  présens  en  instrumens  de  fer  et  en 
rassades.  Les  sauvages  qui  avaient  été  témoins  de 
cette  visite  montrèrent  un  peu  d'inquiétude,  mais 
ils  ne  manquèrent  pas  d'aller  enlever  très  promp- 

'  Le  nom  de  moraï,  mieux  que  celui  de  tombeau ,  exprime  une 
exposition  en  plein  air. 


LA  PÉROUSE.  1?I 

lement  les  présents  que  nos  voyageurs  avaient 
laissés.  D'autres  curieux ,  ayant  été  le  lendemain 
dans  le  même  lieu ,  n'y  trouvèrent  que  les  cendres 
et  la  tête;  ils  y  mirent  de  nouvelles  richesses  qui 
eurent  le  même  sort  que  celles  du  jour  précédent. 
Je  suis  certain  que  les  Indiens  auraient  désiré 
plusieurs  visites  par  jour;  mais  s'ils  nous  permi- 
rent, quoique  avec  un  peu  de  répugnance,  de  visiter 
leurs  tombeaux,  il  n'en  fut  pas  de  même  de  leurs 
cabanes;  ils  ne  consentirent  à  nous  en  laisser  ap- 
procher qu'après  en  avoir  écarté  leurs  femmes , 
qui  sont  les  êtres  les  plus  dégoûtans  de  l'univers. 
Nous  voyions  chaque  jour  entrer  dans  la  baie 
de  nouvelles  pirogues,  et  chaque  jour  des  villages 
entiers  en  sortaient  et  cédaient  leur  place  à  d'au- 
tres. Ces  Indiens  paraissaient  beaucoup  redouter 
la  passe,  et  ne  s'y  hasardaient  jamais  qu'à  la  mer 
étale  du  flot  ou  du  jusant.  Nous  apercevions  dis- 
tinctement, à  l'aide  de  nos  lunettes ,  que,  lorsqu'ils 
étaient  entre  les  deux  pointes,  le  chef  ou  du  moins 
l'Indien  le  plus  considérable  se  levait,  tendait  les 
bras  vers  le  soleil,  et  paraissait  lui  adresser  des 
prières,  pendant  que  les  autres  pagayaient  avec 
la  plus  grande  force.  Ce  fut  en  demandant  quel- 
ques éclaircissemens  sur  cette  coutume  que  nous 
apprîmes  que,  depuis  peu  de  temps,  sept  très 
grandes  pirogues  avaient  fait  naufrage  dans  la 
passe  :  la  huitième  s'était  sauvée.  Les  Indiens  qui 


{&  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

échappèrent  à  ce  malheur  la  conisacrèrent  ou  à  leur 
Dieu  ou  à  la  mémoire  de  leurs  compagnons  :  nous 
la  vîmes  à  côté  d'un  moraï  qui  contenait  sans  doute 
les  cendres  de  quelques  naufragés. 

Cette  pirogue  ne  ressemblait  point  à  celles  du 
pays,  qui  ne  sont  formées  que  d'un  arbre  creusé, 
relevé  de  chaque  côté  par  une  planche  cousue  au 
fond  de  la  pirogue  :  celle-ci  avait  des  couples ,  des 
lisses  comme  nos  canots;  et  cette  charpente,  très 
bien  faite,  avait  un  étui  de  peau  de  loup  marin 
qui  lui  servait  de  bordage;  il  était  si  parfaitement 
cousu,  que  les  meilleurs  ouvriers  d'Europe  au- 
raient de  la  peine  .à  imiter  ce  travail.  L'étui  dont 
je  parle,  que  nous  avons  mesuré  avec  la  plus 
grande  attention ,  était  déposé  dans  le  moraï  à  côté 
des  coffres  cinéraires;  et  la  charpente  de  la  piro- 
gue, élevée  sur  des  chantiers,  restait  nue  auprès 
de  ce  monument. 

J'aurais  désiré  emporter  cette  enveloppe  en 
Europe;  nous  en  étions  absolument  les  maîtres: 
cette  partie  de  la  baie  n'étant  pas  habitée ,  aucun 
Indien  ne  pouvait  y  mettre  obstacle  ;  d'ailleurs  je 
suis  très  persuadé  que  les  naufragés  étaient  étran- 
gers ,  et  j'expliquerai  mes  conjectures  à  cet  égard 
dans  le  chapitre  suivant;  mais  il  est  une  religion 
universelle  pour  les  asiles  des  morts,  et  j'ai  voulu 
que  ceux-ci  fussent  respectés.  Enfin,  le  30  juillet, 
nous  appareillâmes,  en  voguant  vers  le  nord. 


LA  PÉROUSE.  183 


§9- 


Description  du  port  des  Français.  Avantages  et  ineonvéniens  de 
ce  port.  Ses  productions  végétales  et  minérales.  Oiseaux,  pois- 
sons, coquilles,  quadrupèdes.  Mœurs  et  coutumes  des  Indiens. 
Leurs  arts,  leurs  armes,  leur  habillement,  leur  inclination  au 
vol.  Leur  musique ,  leur  danse ,  leur  passion  pour  le  jeu.  Leur 
langue. 

La  baie  ou  plutôt  le  port  auquel  j'ai  donné  le 
nom  de  port  des  Français  est  situé  par  ^d^  degrés 
37  minutes  de  latitude  nord,  et  139  degrés  50 
minutes  de  longitude  occidentale.  La  mer  y  monte 
de  sept  pieds  et  demi  aux  nouvelles  et  pleines 
lunes  :  elle  est  haute  à  une  heure.  Les  vents  du 
large ,  ou  peut-être  d'autres  causes  ,  agissent  si 
puissamment  sur  le  courant  de  la  passe,-  que  j'ai 
vu  le  flot  y  entrer  comme  le  fleuve  le  plus  rapide; 
et  dans  d'autres  circonstances ,  quoiqu'aux  mêmes 
époques  de  la  lune ,  il  pouvait  être  refoulé  par  un 
canot.  J'ai  mesuré  dans  mes  courses  la  laisse  de 
certaines  marées  à  quinze  pieds  au-dessus  du  ni- 
veau de  la  mer,  et  il  est  vraisemblable  que  ces 
marées  sont  celles  de  la  mauvaise  saison.  Lorsque 
les  vents  soufflent  avec  violence  de  la  partie  du 
sud ,  la  passe  doit  être  impraticable,  et  dans  tous 
les  temps  les  courans  rendent  l'entrée  difficile.  La 
sortie  exige  aussi  une  réunion  de  circonstances 
qui  peuvent  retarder   le  départ  d'un  vaisseau  de 


184  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

plusieurs  semaines;  on  ne  peut  appareiller  qu'au 
moment  de  la  pleine  mer;  la  brise  de  l'ouest  au 
nord-ouest  n'est  souvent  formée  que  vers  onze 
heures,  ce  qui  ne  permet  pas  de  profiter  des  ma- 
rées du  matin  ;  enfin  les  vents  d'est ,  qui  sont  con- 
traires ,  m'ont  paru  plus  fréquens  que  ceux  de 
l'ouest ,  et  la  hauteur  des  montagnes  environnantes 
ne  permet  jamais  aux  vents  de  terre  ou  du  nord 
de  pénétrer  dans  la  rade. 

Comme  ce  port  présente  de  grands  avantages , 
j'ai  cru  devoir  en  faire  connaître  aussi  tous  les 
inconvéniens.  Il  me  paraît  que  cette  relâche  ne 
convient  point  aux  bâtimens  qui  seraient  expédiés 
pour  traiter  des  pelleteries  à  l'aventure.  Ceux-ci 
doivent  mouiller  dans  beaucoup  de  baies  et  n'y 
faire  qu'un  très  court  séjour,  parce  que  les  Indiens 
ont  tout  vendu  dans  la  première  semaine ,  et  que 
toute  perte  de  temps  est  très  préjudiciable  aux 
intérêts  des  traiteurs  ;  mais  une  nation  qui  aurait 
des  projets  de  factorerie  sur  cette  côte,  à  l'instar 
de  celle  des  Anglais  dans  la  baie  d'Hudson,  ne 
pourrait  faire  phoix  d'un  lieu  plus  propre  à  un 
pareil  établissement  :  une  simple  batterie  de  quatre 
canons  de  gros  calibre,  placée  sur  la  pointe  du 
continent ,  suffirait  pour  défendre  une  entrée  aussi 
étroite  ,  et  que  les  courans  rendent  si  difficile. 
Cette  batterie  ne  pourrait  être  tournée  ni  enlevée 
par  terre,  parce  que  la  mer  brise  toujours  avec 


.   LA  PÉROUSE.  185 

fureur  sur  la  côte,  et  que  le  débarquement  y  est 
impossible.  Le  fort,  les  magasins  et  tous  les  éta- 
blissemens  de  commerce  seraient  élevés  sur  l'île 
du  Cénotaphe ,  dont  la  circonférence  est  à  peu 
près  d'une  lieue;  elle  est  susceptible  de  culture; 
on  y  trouve  de  l'eau  et  du  bois.  Les  vaisseaux , 
n'ayant  point  à  chercher  leur  cargaison,  et  certains 
de  la  trouver  rassemblée  dans  un  seul  point ,  ne 
seraient  exposés  à  aucun  retard;  quelques  corps 
morts ,  placM  pour  la  navigation  intérieure  de  la 
baie  ,  la  rendraient  extrêmement  facile  et  sûre  ;  il 
se  formerait  des  pilotes  qui ,  connaissant  mieux 
que  nous  la  direction  et  la  vitesse  du  courant  à 
certaines  époques  de  la  marée,  assureraient  l'entrée 
et  la  sortie  des  bâtimens;  enfin  notre  traite  de 
peaux  de  loutres  a  été  si  considérable ,  que  je  dois 
présumer  qu'on  ne  peut  en  rassembler  une  plus 
grande  quantité  dans  aucune  autre  partie  de  l'A- 
mérique. 

Le  climat  de  cette  côte  m'a  paru  infiniment  plus 
doux  que  celui  de  la  baie  d'Hudson  par  cette  même 
latitude.  Nous  avons  mesuré  des  pins  de  six  pieds 
de  diamètre,  et  de  cent  quarante  pieds  de  hauteur. 
Ceux  de  même  espèce  ne  sont ,  au  fort  de  W  aies  et 
au  fort  d'York,  que  d'une  dimension  à  peine  suffi- 
sante pour  des  boute-hors. 

La  végétation  est  aussi  très  vigoureuse  pendant 
trois  ou  quatre  mois  de  l'année  :  je  serais  peu  sur- 


186  VOYAGES  AUTOUR  DU  JMONDE. 

pris  d'y  voir  réussir  le  blé  de  Russie,  et  une  infi- 
nité de  plantes  usuelles.  Nous  avons  trouvé  en 
abondance  le  céleri ,  l'oseille  à  feuille  ronde,  le  lu- 
pin, le  pois  sauvage,  la  millefeuille,  la  chicorée,  le 
miniulus.  Chaque  jour  et  à  chaque  repas,  la  chau- 
dière de  l'équipage  en  était  remplie  ;  nous  en 
mangions  dans  la  soupe ,  dans  les  ragoûts ,  en 
salade,  et  ces  herbes  n'ont  pas  peu  contribué  à 
nous  maintenir  dans  notre  bonne  santé.  On  voyait 
parmi  ces  plantes  potagères  presqu^toutes  celles 
des  prairies  et  des  montagnes  de  France  :  l'angéli- 
que,  le  bouton  d'or,  la  violette,  plusieurs  espèces 
de  gramen  propres  aux  fourrages.  On  aurait  pu , 
sans  aucun  danger,  faire  cuire  et  manger  de  toutes 
ces  herbes,  si  elles  n'avaient  pas  été  mêlées  avec 
quelques  pieds  d'une  ciguë  très  vivace,  sur  laquelle 
nous  n'avons  fait  aiicune  expérience. 

Les  bois  sont  remplis  de  fraises,  de  framboises, 
de  groseilles  ;  on  y  trouve  le  sureau  à  grappes ,  le 
saule  nain,  différentes  espèces  de  bruyères  qui  crois- 
sent à  l'ombre ,  le  peuplier-baumier,  le  peuplier- 
liard,  le  saule-marsaut,  le  charme ,  et  enfin  de  ces 
superbes  pins  avec  lesquels  on  pourrait  faire  les 
mâtures  de  nos  plus  grands  vaisseaux.  Aucune 
production  végétale  de  cette  contrée  n'est  étrangère 
à  l'Europe. 

Les  rivières   étaient   remplies   de  truites  et  de 
saumons;  mais  nous  ne  prîmes  dans  la  baie  que 


LA   PÉKOUSE.  187 

des  flétans  ^  ,  dont  quelques-uns  pesaient  plus  de 
cent  livres ,  de  petites  vieilles  - ,  une  seule  raie , 
des  caplans  ^  et  quelques  plies.  Comme  nous  pré- 
férions les  saumons  et  les  truites  à  tous  ces  pois- 
sons ,  et  que  les  Indiens  nous  en  vendaient  en 
plus  grande  quantité  que  nous  ne  pouvions  en 
consommer,  nous  avons  très  peu  péché,  et  seule- 
ment à  la  ligne  :  nos  occupations  ne  nous  ont 
jamais  permis  de  jeter  la  seine  ,  qui  exigeait,  pour 
être  tirée  à  terre,  les  forces  réunies  de  vingt-cinq 
ou  trente  hommes.  Les  moules  sont  entassées  avec 
profusion  sur  la  partie  du  rivage  qui  découvre  à 
la  basse  mer,  et  les  rochers  sont  mailletés  de  petits 
lépas  assez  curieux.  On  trouve  aussi  dans  le  creux 
de  ces  rochers  différentes  espèces  de  buccins  et 
d'autres  limaçons  de  mer. 

Nos  chasseurs  virent  dans  les  bois  des  ours,  des 
martres,  des  écureuils;  et  les  Indiens  nous  ven- 
dirent des  peaux  d'ours  noirs  et  bruns,  de  lynx  du 
Canada  ,  d'hermines  ,  de  martres  ,  de  petit-gris  , 
d'écureuils ,  de  castors,  de  marmottes  du  Canada  ou 

'  Ou  Faitan ,  poisson  plat  ,  plus  allongé  et  moins  carré  que  le 
lurbot,  dont  la  peau  supérieure  est  couverte  de  j^etites  écailles. 
Ceux  qu'on  prend  en  Europe  sont  beaucoup  moins  gros. 

^  Poisson  qui,  au  coup  d'œil  et  au  goût ,  est  semblable  à  la  mo- 
rue; mais  ordinairement  plus  gros,  et  aussi  facile  à  prendre  a 
cause  de  son  avidité. 

^  Ce  poisson  ressemble  au  merlan,  quoiquun  peu  large;  sa 
rhair  est  molle,  de  lion  goût  .  c\  Facile  a  digeiei.  Il  abonde  sui- 
les  côtes  de  Provence,  où  il  csr  connu  sous  le  nom  de  capelan 


188  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

inonax,  et  de  renards  roux.  M.  de  Lamanon  prit 
aussi  une  musaraigne  ou  rat  d'eau  en  vie.  Nous 
vîmes  des  peaux  tannées  d'orignals  ou  d'élans .  et 
une  corne  de  bouquetin  ;  mais  la  pelleterie  la  plus 
précieuse  et  la  plus  commune  est  celle  de  la  lou- 
tre de  mer,  de  loup  et  d'ours  marins.  Les  oiseaux 
sont  peu  variés,  mais  les  individus  y  sont  assez 
multipliés.  Les  bois  taillis  étaient  pleins  de  fau- 
vettes, de  rossignols,  de  merles,  de  genilottes; 
nous  étions  dans  la  saison  de  leurs  amours,  et  leur 
chant  me  parut  fort  agréable.  On  voyait  planer 
dans  les  airs  l'aigle  à  tète  blanche ,  le  corbeau  de 
la  grande  espèce;  nous  surprîmes  et  tuâmes  un 
martin-pécheur,  et  nous  aperçûmes  un  très  beau 
geai  bleu ,  avec  quelques  colibris.  L'hirondelle  ou 
martinet  et  l'huîtrier  noir  font  leur  nid  dans  le 
creux  des  rochers  sur  le  bord  de  la  mer.  Le  goé- 
land, le  guillemot  à  pâtes  rouges,  les  cormorans, 
quelques  canards  et  des  plongeons  de  la  grande  es- 
pèce et  de  la  petite,  sont  les  seuls  oiseaux  de  mer 
que  nous  ayons  vus. 

Mais  si  les  productions  végétales  et  animales  de 
cette  contrée  la  rapprocheat  de  beaucoup  d'au- 
tres, son  aspect  ne  peut  être  comparé ,  et  je  doute 
que  les  profondes  vallées  des  Alpes  et  des  Pyrénées 
offrent  un  tableau  si  effrayant,  mais  en  même 
temps  si   pittoresque;   il  mériterait   d'être   visité 


LA  PÉROUSE.  189 

par  les  curieux,  s'il  n'était  pas  à  une  des  extrémités 
de  la  terre. 

Les  montagnes  primitives  de  granit  ou  de  schiste, 
couvertes  d'une  neige  éternelle  sur  lesquelles  on 
n'aperçoit  ni  arbres  ni  plantes ,  ont  leur  base  dans 
l'eau ,  et  forment  sur  le  rivage  une  espèce  de  quai. 
Leur  talus  est  si  rapide  qu'après  les  deux  ou  trois 
cents  premières  toises  les  bouquetins  ne  pour- 
raient les  gravir;  et  toutes  les  coulées  qui  les  sé- 
parent sont  des  glaciers  immenses  dont  le  sommet 
ne  peut  être  aperçu .  et  dont  la  base  est  baignée 
par  la  mer. 

Les  côtés  du  port  sont  formés  par  des  monta- 
gnes du  deuxième  ordre,  de  huit  à  neuf  cents  toises 
seulement  d'élévation  ;  elles  sont  couvertes  de  pins , 
tapissées  de  verdure,  et  l'on  n'aperçoit  la  neige  que 
sur  leur  sommet.  Elles  m'ont  paru  entièrement 
composées  de  schiste  qui  est  dans  un  commence- 
ment de  décomposition  ;  elles  ne  sont  pas  entière- 
ment inaccessibles  ,  mais  extrêmement  difficiles  à 
gravir. 

La  nature  devait  à  un  pays  aussi  affreux  des 
habitans  qui  différassent  autant  des  peuples  civili- 
sés que  le  site  que  je  viens  de  décrire  diffère  de 
nos  plaines  cultivées  :  aussi  grossiers  et  aussi  bar- 
bares que  le  sol  est  rocailleux  et  agreste,  ils  n'ha- 
bitent cette  terre  que  pour  la  dépeupler;  en  guerre 
avec  tous  les  animaux,  ils  méprisent  les  substances 


190  VOYAGES  AUTOUR  DU  MOiNDE. 

végétales  qui  naissent  autour  d'eux.  J'ai  vu  des 
femmes  et  des  enfans  manger  quelques  fraises  et 
quelques  framboises;  mais  c'est  sans  doute  un 
mets  insipide  pour  ces  hommes  qui  ne, sont  sur  la 
terre  que  comme  les  vautours  dans  les  airs,  ou 
les  loups  et  les  tigres  dans  les  forêts. 

Leurs  arts  sont  assez  avancés,  et  leur  civilisation 
à  cet  égard  a  fait  de  grands  progrès  ^  mais  celle 
qui  polit  les  mœurs,  adoucit  la  férocité,  est  encore 
dans  l'enfance.  La  manière  dont  ils  vivent,  excluant 
toute  subordination  ,  fait  qu'ils  sont  continuelle- 
ment agités  par  la  crainte  ou  par  la  vengeance  :  co- 
lères et  prompts  à  s'irriter,  je  les  ai  vus  sans  cesse 
ie  poignard  à  la  main  les  uns  contre  les  autres. 
Exposés  à  mourir  de  faim  l'hiver,  parce  que  la 
chasse  peut  n'être  pas  heureuse,  ils  sont  pendant 
Tété  dans  la  plus  grande  abondance,  pouvant 
prendre  en  moins  d'une  heure  le  poisson  néces- 
saire à  la  subsistance  de  leur  famille;  oisifs  le  reste 
de  la  journée,  ils  la  passent  au  jeu,  pour  lequel  ils 
ont  une  passion  aussi  violente  que  quelques  habi- 
tans  de  nos  grandes  villes  :  c'est  la  grande  source 
de  leurs  querelles.  Cette  peuplade  s'anéantirait  en- 
tièrement si  à  tous  ces  vices  destructeurs  elle 
joignait  le  malheur  de  connaître  l'usage  de  quelque 
liqueur  enivrante. 

Les  philosophes  se  récrieraient  en  vain  contre 
ce  tableau.   Us  font  leurs   livres  au  coin  de   leur 


LA  PÉROl  SE.  191 

i'eu,  et  je  voyage  depuis  trente  ans  :  je  suis  téncioiii 
des  injustices  et  de  la  fourberie  de  ces  peuples 
qu'on  nous  peint  si  bons,  parce  qu'ils  sont  très 
près  de  la  nature  ;  mais  cette  nature  n'est  sublime 
que  dans  ses  masses  ;  elle  néglige  tous  les  détails. 
11  est  impossible  de  pénétrer  dans  les  bois  que  la 
main  des  hommes  civilisés  n'a  point  élagués;  de 
traverser  les  plaines  remplies  de  pierres,  de  ro- 
chers, et  inondées  de  marais  impraticables;  de 
faire  société  enfin  avec  l'homme  de  la  nature . 
parce  qu'il  est  barbare ,  méchant  et  fourbe.  Con- 
firmé dans  cette  opinion  par  ma  triste  expérience, 
je  n'ai  pas  cru  néanmoins  devoir  user  des  forces 
dont  la  direction  m'était  confiée  pour  repousser 
l'injustice  de  ces  sauvages,  et  pour  leur  apprendre 
qu'il  est  un  droit  des  gens  qu'on  ne  viole  jamais 
impunément. 

Des  hidiens,  dans  leurs  pirogues,  étaient  sans 
cesse  autour  de  nos  frégates;  ils  y  passaient  trois 
ou  quatre  heures  avant  de  commencer  l'échange 
de  quelques  poissons  ou  de  deux  ou  trois  peaux 
de  loutres.  Ils  saisissaient  toutes  les  occasions  de 
nous  voler;  ils  arrachaient  le  fer  qui  était  facile 
à  enlever,  et  ils  examinaient  surtout  par  quel  moven 
ils  pourraient,  pendant  la  nuit ,  tromper  notie  vi- 
gilance. Je  faisais  monter  à  bord  de  ma  frégate 
les  principaux  personnages;  je  les  comblais  de  pré- 
sens;  et  ces  mêmes  hommes  que  je  distinguais  si 


192  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

particulièrement  ne  dédaignaient  jamais  le  vol  d'un 
clou  ou  d'une  vieille  culotte.  Lorsqu'ils  prenaient 
un  air  riant  et  doux,  j'étais  assuré  qu'ils  avaient 
volé  quelque  chose,  et  très  souvent  je  faisais  sem- 
blant de  ne  pas  m'en  apercevoir. 

J  avais  expressément  recommandé  d'accabler  de 
caresses  les  enfans ,  de  les  combler  de  petits  pré- 
sens :  les  parens  étaient  insensibles  à  cette  marque 
de  bienveillance  que  je  croyais  de  tous  les  pays  ; 
la  seule  réflexion  qu'elle  fit  naître,  c'est  qu'en  de- 
mandant à  accompagner  leurs  enfans,  lorsque  je 
les  faisais  monter  à  bord  ,  ils  auraient  une  occasion 
de  nous  voler;  et  pour  mon  instruction,  je  me  suis 
procuré  plusieurs  fois  le  plaisir  de  voirie  père  profi- 
ter du  moment  où  nous  paraissions  le  plus  occupés 
de  son  enfant,  pour  enlever  et  cacher,  sous  sa  couver- 
ture de  peau,  tout  ce  qui  lui  tombait  sous  la  main. 

J'ai  eu  l'air  de  désirer  de  petits  effets  de  peu  de 
valeur,  qui  appartenaient  à  des  Indiens  que  je  ve- 
nais de  combler  de  présens  :  c'était  un  essai  que  je 
faisais  de  leur  générosité,  mais  toujours  inutile- 
ment. 

J'admettrai  enfin ,  si  l'on  veut ,  qu'il  est  impos- 
sible qu'une  société  existe  sans  quelques  vertus  ; 
mais  je  suis  obhgé  de  convenir  que  je  n'ai  pas  eu 
la  sagacité  de  les  apercevoir  :  toujours  en  querelle 
entre  eux,  indifférens  pour  leurs  enfans,  vrais 
tyrans  de  leurs  femmes ,  qui  sont  condamnées  sans 


• 


LA  PÉROUSE.  193 

cesse  aux  travaux  les  plus  pénibles;  je  n'ai  rien 
observé  chez  ce  peuple  qui  m'ait  permis  d'adoucir 
les  couleurs  de  ce  tableau. 

Nous  ne  descendions  à  terre  qu'armés  et  en 
force.  Ils  craignaient  beaucoup  nos  fusils;  et  huit 
ou  dix  Européens  rassemblés  imposaient  à  tout  un 
village.  Les  chirurgiens-majors  de  nos  deux  fré- 
gates ayant  eu  l'imprudence  d'aller  seuls  à  la  chasse, 
furent  attaqués:  les  Indiens  voulurent  leur  arracher 
leurs  fusils,  mais  il  ne  pui^nt  y  réussir;  deux 
hommes  seuls  leur  imposèrent  assez  pour  les  faire 
reculer.  Le  même  événement  arriva  à  M.  de  Les- 
seps,  jeune  interprète  russe,  qui  fut  heureusement 
secouru  par  l'équipage  d'un  de  nos  canots.  Ces  com- 
mencemens  d'hostilité  leur  paraissaient  si  simples , 
qu'ils  ne  discontinuaient  pas  de  venir  à  bord  ,  et 
ils  ne  soupçonnèrent  jamais  qu'il  nous  fût  possible 
d'user  de  représailles. 

J'ai  donné  le  nom  de  village  à  trois  ou  quatre 
appentis  de  bois,  de  vingt-cinq  pieds  de  long  sur 
quinze  à  vingt  pieds  de  large,  couverts  seulement, 
du  côté  du  vent ,  avec  des  planches  ou  des  écorces 
d'arbre;  au  milieu  était  un  feu  au-dessus  duquel 
pendaient  des  flétans  et  des  saumons  qui  séchaient 
à  la  fumée.  Dix-huit  ou  vingt  personnes  logeaient 
sous  chacun  de  ces  appentis,  les  femmes  et  les  en- 
fans  d'un  côté ,  et  les  hommes  de  l'autre.  Il  m'a 

paru  que  chaque  cabane  constituait  une  petite  peu- 
XIJ.  13 


194  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

plade  indépendante  de  la  voisine  :  chacune  avait 
sa  piropyiie  et  une  espèce  de  chef;  elle  partait, 
sortait  de  la  baie,  emportait  son  poisson  et  ses 
planches ,  sans  que  le  reste  du  village  eût  l'air  d'y 
prendre  la  moindre  part. 

Je  crois  pouvoir  assurer  que  ce  port  n'est  habité 
que  pendant  la  belle  saison ,  et  que  les  Indiens  n'y 
passent  jamais  l'hiver;  je  n'ai  pas  vu  une  seule  ca- 
bane à  l'abri  de  la  pluie;  et,  quoiqu'il  n'y  ait  jamais 
eu  ensemble  dans  la  baie  trois  cents  Indiens ,  nous 
avons  été  visités  par  sept  ou  huit  cents  autres. 

Les  pirogues  entraient  et  sortaient  continuelle- 
ment ,  et  emportaient  ou  rapportaient  chacune  leur 
maison  et  leurs  meubles ,  qui  consistent  en  beau- 
coup de  petits  coffres,  dans  lesquels  ils  renfer- 
ment leurs  effets  les  plus  précieux.  Ces  coffres  sont 
placés  à  l'entrée  de  leurs  cabanes  qui  sont  d'ailleurs 
d'une  malpropreté  et  d'une  puanteur  à  laquelle  ne 
peut  être  comparée  la  tanière  d'aucun  animal 
connu.  Ils  ne  s'écartent  jamais  de  deux  pas  pour 
aucun  besoin  :  ils  ne  cherchent  dans  ces  occasions 
ni  l'ombre  ni  le  mystère;  ils  continuent  la  conver- 
sation qu'ils  ont  commencée  ,  comme  s'ils  n'avaient 
pas  un  instant  à  perdre;  et,  lorsque  c'est  pendant 
le  repas,  ils  reprennent  leur  place  dont  ils  n'ont 
jamais  été  éloignés  d'une  toise  ^  Les  vases  de  bois 

'  L'intérieur  de  ces  maisons  offie  ,  dit  le  capitaine  Dixon  ,  un 
tableau  parfait  de  la  malpropreté  et  de  l'indolence  de  ceux  qui 


LA  PÉROUSE.  195 

dans  lesquels  ils  font  cuire  leurs  poissons  ne  sont 
jamais  lavés;  ils  leur  servent  de  marmite,  de  plat 
et  d'assiette  :  comme  ces  vases  ne  peuvent  aller  au 
feu,  ils  font  bouillir  l'eau  avec  des  cailloux  rougis 
qu'ils  renouvellent  jusqu'à  l'entière  cuisson  de  leurs 
alimens.  Ils  connaissent  aussi  la  manière  de  les 
rôtir  :  elle  ne  diffère  pas  de  celle  de  nos  soldats 
dans  les  camps.  II  est  probable  que  nous  n'avons 
vu  qu'une  très  petite  partie  de  ces  peuples  qui  oc- 
cupent vraisemblablement  un  espace  assez  consi- 
dérable sur  le  bord  de  la  mer.  Ils  sont  errans  pen- 
dant l'été  dans  les  différentes  baies  ,  cherchant  leur 
pâture  comme  les  loups  marins;  et  l'hiver  ils  s'en- 
foncent dans  l'intérieur  du  pays  pour  chasser  les 
castors  et  les  autres  animaux  dont  ils  nous  ont  ap- 
porté les  dépouilles.  Quoiqu'ils  aient  toujours  les 
pieds  nus,  la  plante  n'en  est  point  calleuse,  et  ils 

les  habitent  :  ils  jettent  dans  un  coin  de  leurs  cabanes  les  os  et 
les  restes  des  viandes  qui  ont  servi  à  leur  repas;  dans  l'autre  ils 
conservent  des  amas  de  poissons  gâtés ,  des  morceaux  de  viande 
puans,  de  la  graisse  et  de  l'huile. 

Cook  nous  a  aussi  dépeint,  dans  son  troisième  Voyage  ,  la 
malpropreté  de  l'intérieur  des  maisons  des  h^bitans  de  l'entrée  de 
Nootka.  La  malpropreté  et  la  puanteur  de  leurs  habitations  éga- 
lent,  dit-il,  au  moins  le  désordre  qu'oh  y  remarque;  ils  y  sè- 
chent et  ils  y  vident  leurs  poissons,  dont  les  entrailles,  mêlées  aux 
os  et  aux  fragmens  qui  sont  la  suite  des  repas,  et  à  d'autres  vi- 
lenies, offrent  des  tas  d'ordures  qui,  je  crois,  ne  s'enlèvent  ja- 
mais, à  moins  que,  devenus  trop  volumineux,  ils  n'empèohen! 
de  marcher.  En  un  mol ,  leurs  cabanes  sont  aussi  sales  que  des 
éiables  à  cochons;  on  respire  parlout,  dans  les  environs,  une 
odeur  de  poisson,  d'huile  et  de  tuniée. 


196  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

ne  peuvent  marcher  sur  les  pierres,  ce  qui  prouve 
qu'ils  ne  voyagent  jamais  qu'en  pirogues,  ou  sur 
la  neige  avec  des  raquettes. 

Les  chiens  sont  les  seuls  animaux  avec  lesquels 
ils  aient  fait  alliance  :  il  y  en  a  assez  ordinairement 
trois  ou  quatre  par  cabane  ;  ils  sont  petits ,  et  res- 
semblent au  chien  de  berger  de  M.  de  Buffon: 
ils  n'aboient  presque  pas  ;  ils  ont  un  sifflement  fort 
approchant  de  l'adive  du  Bengale  \  et  ils  sont  si 
sauvages  qu'ils  paraissent  être  aux  autres  chiens 
ce  que  leurs  maîtres  sont  aux  peuples  civilisés. 

Les  hommes  se  percent  le  cartilage  du  nez  et 
des  oreilles  :  ils  y  attachent  différens  petits  orne- 
mens  ;  ils  se  font  des  cicatrices  sur  les  bras  et  sur 
la  poitrine  avec  un  instrument  de  fer  très  tranchant, 
qu'ils  aiguisent  en  le  passant  sur  leurs  dents  comme 
sur  une  pierre  :  ils  ont  les  dents  limées  jusqu'au 
ras  des  gencives ,  et  ils  se  servent,  pour  cette  opéra- 
tion ,  d'un  grès  arrondi  ayant  la  forme  d'une  lan- 
gue. L'ocre  ,  le  noir  de  fumée  ,  la  plombagine  , 
mêlés  avec  l'huile  de  loup  marin,  leur  servent  à 
se  peindre  le  visage  et  le  reste  du  corps  d'une  ma- 
nière effroyable.  Lorsqu'ils  sont  en  grande  céré- 
monie, leurs  cheveux  sont  longs,  poudrés  et  tressés 
avec  le  duvet  des  oiseaux  de  mer  :  c'est  leur  plus 

'  Animal  sauva^ ,  carnassier  et  danjçereux ,  tenant  du  loup  et 
du  chien.  Il  est  commun  en  Asie;  il  aboie  la  nuit  comme  le  chien, 
mais  avec  moins  de  force  ;  sa  peau  est  jaunâtre  ,  on  en  fait  de 
belles  fourrures. 


LA   PEROUSE.  197 

grand  luxe,  et  il  est  peut-être  réservé  aux  chefs 
de  famille.  Une  simple  peau  couvre  leurs  épaules; 
le  reste  du  corps  est  absolument  nu  ,  à  l'excep- 
tion de  la  tête  ,  qu'ils  couvrent  ordinairement  avec 
un  petit  chapeau  de  paille  très  artistement  tressé; 
mais  quelquefois  ils  placent  sur  leur  tète  des  bon- 
nets à  deux  cornes ,  des  plumes  d'aigle ,  et  enfin 
des  tètes  d'ours  entières,  dans  lesquelles  ils  ont 
enchâssé  une  calotte  de  bois.  Ces  différentes  coif- 
fures sont  extrêmement  variées;  mais  elles  ont 
pour  objet  principal ,  comme  presque  tous  leurs 
autres  usages,  de  les  rendre  effrayans,  peut-être 
afin  d'imposer  davantage  à  leurs  ennemis. 

Quelques  Indiens  avaient  des  chemises  entières 
de  peau  de  loutre,  et  l'habillement  ordinaire  du 
grand  chef  était  une  chemise  de  peau  d'orignal 
tannée ,  bordée  d'une  frange  de  sabots  de  daim  et 
de  becs  d'oiseaux ,'  qui  imitaient  le  bruit  des  gre- 
lots lorsqu'ils  dansaient  :  ce  même  habillement  est 
très  connu  des  sauvages  du  Canada,  et  des  autres 
nations  qui  habitent  les  parties  orientales  de  l'Amé- 


rique ^ 


Je  n'ai  vu  de  tatouage  que  sur  les  bras  de  quel- 
ques femmes  :  celles-ci  ont  un  usage  qui  les  rend 

'  Suivant  Dixon,  le  chef,  qui  dirige  toujours  le  concert  vocal, 
endosse  un  habit  large,  fait  de  peau  d'élan  tannée.  Autour  de  l'ex- 
trémité inférieure  de  col  liabit  se  trouvent  une  et  quelquefois 
<leux  rangées  de  grenailles  sèches  ou  de  i>ecs  d'oiseaux  qui  occa- 
sionent  un  cliquetis  à  chaque  pas  qu'il  fait. 


(98  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

hideuses,  et  que  j'aurais  peine  à  croire  si  je  n'en 
avais  été  le  témoin.  Toutes,  sans  exception  ,  ont  la 
lèvre  inférieure  fendue  au  ras  des  gencives,  dans 
toute  la  largeur  de  la  bouche  :  elles  portent  une 
espèce  d'écuelle  de  bois  sans  anses  qui  appuie  contre 
les  gencives,  à  laquelle  cette  lèvre  fendue  sert  de 
bourrelet  en  dehors,  de  manière  que  la  partie  in- 
férieure de  la  bouche  est  saillante  de  deux  ou  trois 
pouces  ^  Les  jeunes  lilles  n'ont  qu'une  aiguille  dans 

'  Cet  usage  paraît  général  parmi  les  peuplades  qui  habitent  sur 
la  côte  nord-ouest  de  l'Amérique  depuis  IcdO^  degré  jusqu'au  61^; 
il  s'étend  même  chez  les  sauvages  des  îles  aux  Renards  et  des  îles 
Aléoutienues. 

Au  port  Mulgrave ,  59  degrés  33  minutes  de  latitude  nord  , 
142  degrés  20  minutes  de  longitude  occidentale,  méridien  de 
Paris ,  les  insulaires  se  font  une  ouverture  dans  la  partie  épaisse 
de  la  lèvre  inférieure  qui  est  continuée  par  degrés  en  une  ligne 
para;llèle  à  la  bouche,  et  d'une  longueur  semblable  :  ils  insèrent 
dans  cette  ouverture  une  pièce  de  bois  de  forme  elliptique,  et 
d'environ  un  demi-pouce  d'épaisseur;  la  surface  en  est  creusée 
de  chaque  côté,  à  peu  près  comme  une  cuillère,  excepté  que  le 
creux  n'est  pas  aussi  profond.  Ces  deux  bouts  sont  aussi  creusés 
en  forme  de  poulie ,  pour  que  cet  ornement  précieux  soit  plus 
fortement  attaché  à  la  lèvre  qui,  parce  moyen,  élargit  d'au 
moins  trois  pouces  en  direction  horizontale ,  et  conséquemment 
défigure  tous  les  traits  de  la  partie  inférieure  du  visage.  Ce  mor- 
ceau de  bois  creux  n'est,  dit  le  capitaine  Dixon ,  porté  que  par 
les  femmes,  et  semble  être  regardé  comme  une  marque  de  dis- 
tinction ,  puisque  tout  le  sexe  ne  le  porte  pas  indifféremment , 
mais  seulement  celles  qui  paraissent  être  d'un  rang  supérieur  à 
celui  du  plus  grand  nombre. 

A  l'entrée  de  Norfolk,  57  degrés  3  minutes  de  latitude  nord  , 
137  degrés  5  minutes  de  longitude  occidentale,  méridien  de 
Paris,  suivant  le  même  Dixon,  les  femmes  ornenl  aussi,  ou  plu- 
tôt défigurent  leur  lèvre;  et  il  semble  que  celles  qui  sont  déco- 


LA   PÉROUSE.  199 

la  lèvre  inférieure,  et  les  femmes  mariées  ont 
seules  le  droit  de  l'écuelle  ^  Nous  les  avons  quel- 
quefois engagées  à  quitter  cet  ornement  :  elles  s'y 


rées  (l'une  large  pièce  de  bois  soient  plus  généralement  respec- 
tées par  leurs  amis  et  par  la  nation  en  général. 

A  l'ile  d'Yppa,  l'une  des  îles  de  la  Reine  Charlotte,  53  degrés 
48  minutes  de  latitude  nord  ,  135  degrés  20  minutes  de  longitude 
occidentale,  méridien  de  Paris  ,  le  même  capitaine  vit  plusieurs 
femmes  dont  les  lèvres  inférieures  étaient  défigurées  de  même 
que  celles  des  femmes  du  port  Mulgrave  et  de  l'entrée  de  Nor- 
folk, et  les  pièces  de  bois  qu'elles  portaient  au-dessous  étaient 
singulièrement  larges  :  une  de  ces  parures  de  lèvre  était  tra- 
vaillée d'une  manière  plus  recherchée  que  les  autres.  Cette  pa- 
rure curieuse  porte  trois  pouces  sept  huitièmes  de  long,  et,  dans 
sa  plus  grande  largeur  deux  pouces  cinq  huitièmes  :  il  y  a  une 
écaille  de  perle  incrustée  dans  cette  parure,  et  elle  est  entourée 
d'une  bordure  de  cuivre. 

On  peut  rapprocher  encore  ce  que  dit  Cook  des  usages  des 
sauvages  d'Oonalashka,  de  l'enti'ée  de  Norton,  par  64  degrés  31 
minutes  de  latitude  nord,  et  165  degrés  7  minutes  de  longitude 
occidentale,  méridien  de  Paris. 

I  Le  mariage  chez  ces  sauvages  ne  devant  être  sujet  à  d'autres 
formalités  qu'à  celles  qui  sont  prescrites  par  la  nature  ,  l'écuelle 
est  plutôt  une  marque  de  puberté  ou  de  maternité  qu'un  signe 
de  considération  ou  de  la  propriété  exclusive  d'un  seul  homme. 

Quand  les  filles  parviennent  à  l'âge  de  quatorze  ou  quinze  ans, 
on  commence  à  percer  le  centre  de  la  lèvre  inférieure  ,  dans  la 
partie  épaisse  et  voisine  de  la  bouche  ,  et  on  y  introduit  un  fil 
d'archal  pour  empêcher  l'ouverture  de  se  fermer.  Cette  incision 
est  ensuite  prolongée  de  temps  en  temps,  parallèlement  à  la  bou- 
che; et  le  morceau  de  bois  qu'on  y  attache  est  augmenté  en  pro- 
portion. On  en  voit  souvent  qui  ont  trois  et  même  quatre  pouces 
(le  longueur  sur  une  largeur  pres(|ue  semblable;  mais  cela  n'ar- 
rive en  général  que  cjuand  les  fenmiessont  avancées  en  Age,  et  (pic 
C()nsé(juemment  elles  ont  les  muscles  très  relâchés.  Il  en  résulte  , 
suivjuit  Dixon,  (jue  la  vieillesse  est  respectée  en  raison  de  la  lon- 
p,ueur  de  ce  très  singulier  ornement. 


200  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

déterminaient  avec  peine;  elles  faisaient  alors  le 
même  geste  et  témoignaient  le  même  embarras 
qu'une  femme  d'Europe  dont  on  découvrirait  la 
gorge.  La  lèvre  inférieure  tombait  alors  sur  le  men- 
ton ,  et  ce  second  tableau  ne  valait  guère  mieux  que 
le  premier. 

Ces  femmes,  les  plus  dégoûtantes  qu'il  y  ait  sur 
ia  terre,  couvertes  de  peaux  puantes  et  souvent 
point  tannées ,  ne  laissèrent  pas  d'exciter  des  désirs 
chez  quelques  personnes,  à  la  vérité  très  privilé- 
giées :  elles  firent  d'abord  des  difficultés  et  assu- 
rèrent par  des  gestes  qu'elles  s'exposaient  à  perdre 
la  vie;  mais,  vaincues  par  des  présens,  elles  vou- 
lurent avoir  le  soleil  pour  témoin  et  refusèrent  de 
se  cacher  dans  les  bois  *.  On  ne  peut  douter  que 

•  Les  détails  que  donne  Dixon  sont  si  conformes,  en  général,  à 
ceux  qu'a  donnés  La  Pérouse ,  qu'on  a  de  la  peine  à  concevoir 
d'où  peut  provenir  la  différente  manière  dont  ils  ont  apprécié  les 
charmes  du  sexe  féminin. 

Le  hasard  aurait-il  donc  présenté  à  Dixon  un  objet  unique 
dans  son  espèce  ,  ou  cette  différence  n'aurait-elle  d'autre  réalité 
que  l'indulgence  connue  d'un  marin,  surtout  après  une  campagne 
de  long  cours?  Quoiqu'il  en  soit,  voici  sa  narration  : 

«  Ils  aiment  à  se  peindre  le  visage  de  différentes  couleurs  ,  de 
sorte  qu'il  n'est  pas  aisé  de  découvrir  quel  est  leur  teint  réel, 
INous  parvînmes  cependant  à  engager  une  femme,  tant  à  force 
d'instances  que  de  présens  de  peu  de  valeur,  à  se  laver  le  visage 
et  les  mains  :  le  changement  que  cette  ablution  produisit  sur  sa 
figure  nous  causa  la  plus  grande  surprise.  Son  teint  avait  toute 
la  fraîcheur  et  le  coloris  de  nos  joyeuses  laitières  anglaises;  et 
l'incarnat  de  la  jeunesse  qui  brillait  sur  ses  joues  ,  contrastant 
avec  la  blancheur  de  son  cou,  lui  donnait  un  air  charmant.  Ses 


LA   PÉROLSE.  201 

cet  astre  ne  soit  le  dieu  de  ces  peuples  :  ils  lui 
adressent  très  fréquemment  des  prières;  mais  je 
n'ai  vu  ni  temple  ,  ni  prêtres,  ni  la  trace  d'aucun 
culte. 

La  taille  de  ces  Indiens  est  à  peu  près  comme  la 
nôtre;  les  traits  de  leur  visage  sont  très  variés,  et 
n'offrent  de  caractère  particulier  que  dans  l'expres- 
sion de  leurs  yeux,  qui  n'annoncent  jamais  un  sen- 
timent doux.  La  couleur  de  leur  peau  est  très  brune, 
parce  qu'elle  est  sans  cesse  exposée  à  l'air;  mais 
leurs  enfans  naissent  aussi  blancs  que  les  nôtres  : 
ils  ont  de  la  barbe,  moins  à  la  vérité  que  les  Eu- 
ropéens, mais  assez  cependant  pour  qu'il  soit  im- 
possible d'en  douter;  et  c'est  urie  erreur  trop  légè- 
rement adoptée  de  croire  que  tous  les  Américains 
sont  imberbes.  J'ai  vu  les  indigènes  de  la  Nouvelle- 
Angleterre,  du  Canada,  de  l'Acadie,  de  la  baie 
d'Hudson,  et  j'ai  trouvé  chez  ces  différentes  na- 
tions plusieurs  individus  ayant  de  la  barbe  ;  ce  qui 
m'a   porté    à  croire   que    les  autres  étaient  dans 

yeux  étaient  noirs  et  d'une  vivacité  singulière;  elle  avait  les  sour- 
cils de  la  même  couleur,  et  admirablement  bien  arqués;  son  front 
était  si  ouvert  qu'on  pouvait  y  suivre  les  veines  bleuâtres  jus- 
que dans  leurs  plus  petites  sinuosités  :  enfin  elle  aurait  pu  passer 
pour  une  beauté,  même  en  Angleterre;  mais  cette  proportion 
dans  les  traits  est  détruite  par  une  coutume  fort  singulière. 

Suivant  le  voyageur  espagnol  3Iaurelle ,  capitaine  en  second 
de  la  frégate  la  Favorite,  et  qui  visita  le  même  parage  en  1780, 
mieux  habillées,  plusieurs  d'enlre  les  femmes  sauvages  de  cette 
contrée  pourraient  dispul<'r  (ragiémenl  avec  les  plus  belles  fem- 
mes espagnoles. 


202  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Tusage  de  l'arracher  ^  La  charpente  de  leur  corps 
est  faible  ;  le  moins  fort  de  nos  matelots  aurait 
culbuté  à  la  lutte  le  plus  robuste  des  Indiens.  J'en 
ai  vu  dont  les  jambes  enflées  semblaient  annoncer 
le  scorbut  :  leurs  gencives  étaient  cependant  en 
bon  état;  mais  je  doute  qu'ils  parviennent  à  une 
(grande  vieillesse,  et  je  n'ai  aperçu  qu'une  seule 
femme  qui  parût  avoir  soixante  ans  :  elle  ne  jouis- 
sait d'aucun  privilège,  et  elle  était  assujettie,  comme 
les  autres,  aux  différens  travaux  de  son  sexe. 

Mes  voyages  m'ont  mis  à  portée  de  comparer 
les  différens  peuples,  et  j'ose  assurer  que  les  In- 
diens du  port  des  Français  ne  sont  point  Esqui- 

*  Les  jeunes  hommes  n'ont  pas  de  barbe  ,  ce  qui  me  fit  d'abord 
croire ,  dit  le  capitaine  Dixon,  que  c'était  un  défaut  naturel  à  ces 
peuples  :  mais  je  fus  bientôt  détrompé  à  cet  égard;  car  tous  les 
Indiens  avancés  en  âge  que  je  fus  à  portée  de  voir  avaient  le 
menton  entièrement  garni  de  barbe,  et  plusieurs  d'entre  eux 
portaient  une  moustache  de  chac^e  côté  de  la  lèvre  supérieure. 
La  différence  à  cet  égard  entre  les  jeunes  et  les  vieux  Indiens  , 
c'est  que  les  jeunes  hommes  s'arrachent  les  poils  de  la  barbe  pour 
s'en  débarrasser,  et  qu'ils  les  laissent  croître  quand  ils  avancent 
en  âge. 

11  n'y  a,  certes,  rien  d'étonnant,  observe  Carli,  auteur  des 
Lettres  américaines ,  à  voir  les  Américains  sans  barbe  et  sans  poils, 
puisque  les  Chinois  et  les  Tartares  en  sont  également  dépourvus, 
si  nous  en  croyons  les  historiens.  Hippocrate  nous  apprend  que 
les  Scythes  de  son  temps  n'avaient  non  plus  ni  barbe  ni  poils.  Les 
Huns  descendaient  peut-être  de  ces  Scythes;  car  Jornandès  nous 
rapporte  qu'ils  vieillissaient  sans  barbe ,  après  être  devenus  adul- 
tes sans  l'ornement  de  la  puberté.  L'histoire  d'Hyton  l'Arménien  , 
qui  se  sauva  de  la  Tartarie  en  1305,  et  vint  se  faire  moine  en 
Chypre,  assure  que  les  Tarlares,  ceux  de  Cataic  surtout,  n'a- 
vaient pas  de  barbe. 


LA  PÉROUSE.  203 

maux.  Ils  ont  évidemment  une  origine  commune 
avec  tous  les  habltans  de  l'intérieur  du  Canada  et 
des  parties  septentrionales  de  l'Amérique. 

Des  usages  absolument  différens,  une  physio- 
nomie très  particulière  distinguent  les  Esquimaux 
des  autres  Américains.  Les  premiers  me  paraissent 
ressembler  aux  Groënlandais;  ils  habitent  la  côte 
de  Labrador,  le  détroit  d'Hudson,  et  une  lisière  de 
terre  dans  toute  l'étendue  de  l'Amérique,  jusqu'à 
la  presqu'île  d'Alaska.  Il  est  fort  douteux  que  l'Asie 
ou  le  Groenland  aient  été  la  première  patrie  de  ces 
peuples  :  c'est  une  question  oiseuse  à  agiter,  et  le 
problème  ne  sera  jamais  résolu  d'une  manière  sans 
réplique.  Il  suffit  de  dire  que  les  Esquimaux  sont 
un  peuple  beaucoup  plus  pécheur  que  chasseur, 
préférant  l'huile  au  sang,  et  peut-être  à  tout ,  man- 
geant très  ordinairement  le  poisson  cru  :  leurs  pi- 
rogues sont  toujours  bordées  avec  des  peaux  de 
loups  marins  très  tendues;  ils  sont  si  adroits,  qu'ils 
ne  diffèrent  presque  pas  des  phoques.  Ils  se  retour- 
nent dans  l'eau  avec  la  même  agilité  que  les  am- 
phibies; leur  face  est  carrée,  leurs  yeux  et  leurs 
pieds  petits,  leur  poitrine  large,  leur  taille  courte. 
Aucun  de  ces  caractères  ne  paraît  convenir  aux  in- 
digènes de  la  baie  des  Français  :  ils  sont  beaucoup 
plusgi'ands,  maigres,  point  robustes,  et  maladroits 
dans  la  construction  de  leurs  pirogues,  qui  sont 


204  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

formées  avec  un  arbre  creusé,  relevé  de  chaque 
côté  par  une  planche. 

Us  pèchent,  comme  nous,  en  barrant  les  rivières^ 
ou  k  la  ligne  ;  mais  leur  manière  de  pratiquer  cette 
dernière  pêche  est  assez  ingénieuse  :  ils  attachent 
à  chaque  ligne  une  grosse  vessie  de  loup  marin, 
et  ils  l'abandonnent  ainsi  sur  l'eau.  Chaque  pirogue 
jette  douze  ou  quinze  lignes  :  à  mesure  que  le  pois- 
son est  pris,  il  entraîne  la  vessie,  et  la  pirogue 
court  après  :  ainsi  deux  hommes  peuvent  surveiller 
douze  ou  quinze  lignes  sans  avoir  l'ennui  de  les  tenir 
à  la  main. 

Ces  Indiens  ont  fait  beaucoup  plus  de  progrès 
dans  les  arts  que  dans  la  morale ,  et  leur  industrie 
est  plus  avancée  que  celle  des  habitans  des  îles  de 
la  mer  du  Sud  :  j'en  excepte  cependant  l'agricul- 
ture, qui,  en  rendant  l'homme  casanier,  assurant 
sa  subsistance  et  lui  laissant  la  crainte  de  voir  ra- 
vager la  terre  qu'il  a  plantée,  est  peut-être  plus 
propre  qu'aucun  autre  moyen  à  adoucir  ses  mœurs 
et  à  le  rendre  sociable. 

Les  Américains  du  port  des  Français  savent  forger 
le  fer,  façonner  le  cuivre,  filer  le  poil  de  différens 
animaux  et  fabriquer  à  l'aiguille,  avec  cette  laine, 
un  tissu  pareil  à  notre  tapisserie;  ils  entremêlent 
dans  ce  tissu  des  lanières  de  peau  de  loutre ,  ce  qui 
fait  ressembler  leui's  manteaux  à  la  peluche  de  soie 
la  plus  fine.  Nulle  part  on  ne  tresse  avec  plus  d'art 


LA   PÉROUSE.  205 

des  chapeaux  et  des  paniers  de  jonc  ;  ils  y  figurent 
des  dessins  assez  agréables;  ils  sculptent  aussi  très 
passablement  toutes  sortes  de  figures  d'hommes , 
d'animaux,  en  bois  ou  en  pierre,  marquettent,  avec 
des  opercules  de  coquilles,  des  coffres  dont  la 
forme  est  assez  élégante;  ils  taillent  en  bijoux  la 
pierre  serpentine  ,  et  lui  donnent  le  poli  du 
marbre. 

Leurs  armes  sont  le  poignard  que  j'ai  déjà  dé- 
crit, une  lance  de  bois  durci  au  feu,  ou  de  fer, 
suivant  la  richesse  du  propriétaire;  et  enfin  l'arc  et 
les  flèches,  qui  sont  ordinairement  armées  d'une 
pointe  de  cuivre  :  mais  les  arcs  n'ont  rien  de  parti- 
culier, et  ils  sont  beaucoup  moins  forts  que  ceux  de 
plusieurs  autres  nations. 

J'ai  trouvé  parmi  leurs  bijoux  des  morceaux 
d'ambre  jaune  ou  de  succin  ;  mais  j'ignore  si  c'est 
une  production  de  leur  pays ,  ou  si,  comme  le  fer , 
ils  l'ont  reçu  de  l'ancien  continent  par  leur  com- 
munication indirecte  avec  les  Russes. 

J'ai  déjà  dit  que  sept  grandes  pirogues  avaient 
fait  naufrage  à  l'entrée  du  port  :  ces  pirogues,  dont 
le  plan  est  pris  sur  la  seule  qui  se  soit  sauvée, 
avaient  trente-quatre  pieds  de  long,  quatre  de 
large  et  six  de  profondeur.  Ces  dimensions  consi- 
dérables les  rendaient  propres  à  faire  de  longs 
voyages  :  elles  étaient  bordées  avec  des  peaux  de 
Joups  marins,  à  la  manière  des  Esquimaux,  ce  qui 


206  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

nous  fit  croire  que  le  port  des  Français  était  un 
lieu  d'entrepôt,  habité  seulement  dans  la  saison  de 
la  pèche.  11  nous  parut  possible  que  les  Esquimaux 
des  environs  des  îles  Schumagin,  et  de  la  pres- 
qu'île parcourue  par  le  capitaine  Cook,  étendis- 
sent leur  commerce  jusque  dans  cette  partie  de 
l'Amérique ,  qu'ils  y  répandissent  le  fer  et  les  autres 
articles,  et  qu'ils  rapportassent,  avec  avantage  pour 
eux,  les  peaux  de  loutres  que  ces  derniers  recher- 
chent avec  tant  d'empressement. 

J'ai  parlé  de  la  passion  de  ces  Indiens  pour  le 
jeu  :  celui  auquel  ils  se  livrent  avec  une  extrême 
fureur  est  absolument  un  jeu  de  hasard.  Ils  ont 
trente  bûchettes,  ayant  chacune  des  marques  diffé- 
rentes comme  nos  dés  ;  ils  en  cachent  sept  :  chacun 
joue  à  son  tour,  et  celui  qui  approche  le  plus  du 
nombre  tracé  sur  les  sept  bûchettes  gagne  l'enjeu 
convenu,  qui  est  ordinairement  un  morceau  de 
fer  ou  une  hache.  Ce  jeu  les  rend  tristes  et  sérieux. 
Je  les  ai  cependant  entendus  chanter  très  souvent; 
et  lorsque  le  chef  venait  me  visiter,  il  faisait  ordi- 
nairement le  tour  du  bâtiment  en  chantant,  les 
bras  étendus  en  forme  de  croix  et  en  signe  d'a- 
mitié ;  il  montait  ensuite  à  bord  et  y  jouait  une 
pantomime  qui  exprimait  ou  des  combats ,  ou  des 
surprises ,  ou  la  mort.  L'air  qui  avait  précédé  cette 
danse  était  agréable  et  assez  harmonieux. 

Nos  caractères  ne  peuvent  exprimer  la  langue 


LA  PÉROUSE.  207 

de  ces  peuples  :  ils  ont  à  la  vérité  quelques  articu- 
lations semblables  aux  nôtres  ;  mais  plusieurs  nous 
sont  absolument  étrangères  :  ils  ne  font  aucun  usage 
des  consonnes  B ,  F ,  X ,  J ,  D ,  P ,  V  ;  et,  malgré  leur 
talent  pour  Timitation  ,  ils  n'ont  jamais  pu  pro- 
noncer les  quatre  premières.  11  en  a  été  de  même 
pour  l'L  mouillée  et  le  GiN  mouillé  :  ils  articulaient 
la  lettre  R  comme  si  elle  était  double,  et  en  gras- 
seyant beaucoup  ;  ils  prononcent  le  chr  des  Alle- 
mands, avec  autant  de  dureté  que  les  Suisses  de 
certains  cantons.  Ils  ont  aussi  un  son  articulé  très 
difficile  à  saisir  :  on  ne  pouvait  entreprendre  de 
rimiter  sans  exciter  leur  rire.  11  est  en  partie  re- 
présenté par  les  lettres  Khlrl ,  ne  faisant  qu'une 
syllabe ,  prononcée  en  même  temps  du  gosier  et 
de  la  langue  :  cette  syllabe  se  trouve  dans  le  mot 
khlrleies ,  qui  signifie  cheveux.  Leurs  consonnes  ini- 
tiales sont  R,  T,  j\,  S,  M;  les  premières  sont  celles 
qu'ils  emploient  le  plus  souvent  :  aucun  de  leurs 
mots  ne  commence  par  R  ,  et  ils  se  terminent 
presque  tous  par  ou ,  ouïs ,  oulch ,  ou  par  des  voyel- 
les. Le  grasseyement ,  le  grand  nombre  de  K ,  et 
les  consonnes  doubles  rendent  cette  langue  très 
dure.  Elle  est  moins  gutturale  chez  les  hommes 
que  chez  les  femmes,  qui  ne  peuvent  prononcer 
les  labiales  à  cause  de  la  rouelle  de  bois  nommée 
Kentaga y  qu'elles  enchâssent  dans  la  lèvre  infé- 
rieure. 


N 


208  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

On  s'aperçoit  moins  de  la  rudesse  de  leur  langue 
lorsqu'ils  chantent.  Ils  ont  des  interjections  pour 
exprimer  les  sentimens  d'admiration,  de  colère  ou 
de  plaisir;  je  ne  crois  pas  qu'ils  aient  des  articles, 
car  je  n'ai  point  trouvé  de  mots  qui  revinssent  son- 
vent  et  qui  servissent  à  lier  leurs  discours.  Ils 
connaissent  les  rapports  numériques;  ils  ont  des 
nombres,  sans  cependant  distinguer  le  pluriel  du 
singulier,  ni  par  aucune  différence  dans  la  termi- 
naison, ni  par  des  articles.  Leurs  noms  collectifs 
sont  en  très  petit  nombre;  ils  n'ont  pas  assez  gé- 
néralisé leurs  idées  pour  avoir  des  mots  un  peu 
abstraits,  ils  ne  les  ont  pas  assez  particularisées 
pour  ne  pas  donner  le  même  nom  à  des  choses  très 
distinctes  :  ainsi  chez  eux  kaaga  signifie  également 
tête  et  visage,  et  alcaou  chef  et  ami.  Je  n'ai  trouvé 
aucune  ressemblance  entre  les  mots  de  cette  langue 
et  celles  d'Alaska,  INorton,  INootka,  ni  celles  des 
Groënlandais.  des  Esquimaux,  des  Mexicains,  des 
Chipavas,  dont  j'ai  comparé  les  vocabulaires.  Je 
leur  ai  prononcé  des  mots  de  ces  différens  idiomes  : 
ils  n'en  ont  compris  aucun ,  et  j'ai  varié  ma  pro- 
nonciation autant  qu'il  m'a  été  possible  ;  mais  quoi- 
qu'il n'y  ait  peut-être  pas  une  idée  ou  une  chose 
qui  s'exprime  par  le  même  mot  chez  les  Indiens 
du  port  des  Français  et  chez  les  peuples  que  je 
viens  de  citer,  il  doit  y  avoir  une  grande  affinité 
de  son  entre  cette  langue  et  celle  de  l'entrée  de 


LA  PÉUOUSE.  200 

Nootka.  Le  K  est  dans  l'une  et  dans  l'autre  la  lettre 
dominante;  on  la  retrouve  dans  presque  tous  les 
mots.  Les  consonnes  initiales  et  les  terminaisons 
sont  assez  souvent  les  mêmes,  et  il  n'est  peut-être 
pas  impossible  que  cette  langue  ait  une  origine 
commune  avec  la  langue  mexicaine;  mais  cette 
origine,  si  elle  existe,  doit  remonter  à  des  temps 
bien  reculés,  puisque  ces  idiomes  n'ont  quelques 
rapports  que  dans  les  premiers  élémens  des  mots, 
et  non  dans  leur  signification. 

Je  finirai  l'article  de  ces  peuples  en  disant  que 
nous  n'avons  aperçu  chez  eux  aucune  trace  d'an- 
thropophagie; mais  c'est  une  coutume  si  générale 
chez  les  Indiens  de  l'Amérique,  que  j'aurais  peut- 
être  encore  ce  trait  à  ajouter  à  leur  tableau ,  s'ils 
eussent  été  en  guerre  et  qu'ils  eussent  fait  un  pri- 


sonnier ^ 


*  Le  capitaine  J.  Meares  a  prouvé,  parla  relation  de  ses  voya- 
ges, que  les  peuples  qui  habitent  la  côte  nord-ouest  de  l'Améri- 
que sont  des  cannibales. 


XII.  14 


210  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

» 

§10. 

Départ  du  port  des  Français.  Exploration  de  la  côte  d'Amérique. 
Baie  des  îles  du  capitaine  Cook.  Port  de  los  Remédies  et  de  Bu- 
carelli  du  pilote  Maurelle.  Iles  de  la  Croyère.  Iles  San-Carlos. 
Description  de  la  côte  depuis  Cross-Sound  jusqu'au  cap  Hec- 
tor. Reconnaissance  d'un  grand  golfe  ou  canal,  et  détermination 
exacte  de  sa  largeur.  Iles  Sartine.  Pointe  boisée  du  capitaine 
Cook.  Iles  Necker.  Arrivée  à  Monterey. 

Le  séjour  forcé  que  je  venais  de  faire  dans  le 
port  des  Français  m'avait  contraint  de  changer  le 
plan  de  ma  navigation  sur  la  côte  d'Amérique  : 
j'avais  encore  le  temps  de  la  prolonger  et  d'en  dé- 
terminer la  direction;  mais  il  m'était  impossible  de 
songer  à  aucune  autre  relâche,  et  moins  encore  a 
reconnaître  chaque  baie  :  toutes  mes  combinaisons 
devaient  être  subordonnées  à  la  nécessité  absolue 
d'arriver  à  Manille  à  la  fin  de  janvier,  et  à  la 
Chine  dans  le  courant  de  février,  afin  de  pouvoir 
employer  l'été  suivant  à  la  reconnaissance  des  côtes 
de  Tartarie ,  du  Japon ,  du  Kamtschatka  et  jusqu'aux 
îles  Aléoutiennes.  Je  voyais  avec  douleur  qu'un  plan 
si  vaste  ne  laissait  que  le  temps  d'apercevoir  les 
objets,  et  jamais  celui  d'éclaircir  aucun  doute;  mais 
obligé  de  naviguer  dans  des  mers  à  mousson,  il 
Fallait  ou  perdre  une  année,  ou  arriver  à  Monterey 
du  10  au  15  septembre ,  n'y  passer  que  six  ou  sept 
jours  pour  remplacer  l'eau  et  le  bois  que  nous  au- 


LA   PÉROUSE.  211 

rions  consommés  ,  et  traverser  ensuite  le  plus 
promptement  possible  le  Grand-Océan  sur  un  es- 
pace de  plus  de  120  degrés  de  longitude,  ou  près 
de  deux  mille  quatre  cents  lieues  marines ,  parce 
que,  entre  les  tropiques,  les  degrés  diffèrent  peu 
de  ceux  du  grand  cercle.  J'avais  la  crainte  la  plus 
fondée  de  n'avoir  pas  le  temps  de  visiter,  ainsi 
que  cela  m'était  ordonné,  les  îles  Carolines  et  celles 
au  nord  des  îlesMariannes.  L'exploration  des  Caro- 
lines devait  dépendre  du  plus  ou  du  moms  de  bon- 
heur de  notre  traversée ,  et  nous  devions  la  supposer 
très  longue,  vu  la  mauvaise  marche  de  nos  bâti- 
mens  :  d'ailleurs  la  position  géographique  de  ces 
îles,  qui  sont  beaucoup  à  l'ouest  ou  sous  le  vent, 
ne  me  permettait  que  bien  difficilement  de  les 
comprendre  dans  les  projets  ultérieurs  de  ma  na- 
vigation au  sud  de  la  ligne. 

Ces  différentes  considérations  me  déterminèrent 
à  donner  à  M.  de  Langle  de  nouveaux  rendez-vous 
en  cas  de  séparation.  Je  lui  avais  assigné  précé- 
demment les  ports  de  los  Remedios  et  de  Nootka  : 
il  fut  convenu  entre  nous  que  nous  ne  relâche- 
rions qu'à  Monterey,  et  ce  dernier  port  fut  pré- 
féré, parce  qu'étant  le  plus  éloigné,  nous  aurions 
une  plus  grande  quantité  d'eau  et  de  bois  à  y  rem- 
placer. 

Je   proposai    aux  officiers   et   passagers   de    ne 
vendre  nos  pelleteries  à  la  Chine  qu'au  profit  des 


212  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

matelots  :  ma  proposition  ayant  été  reçue  avec 
transport  et  unanimement,  je  donnai  un  ordre 
à  M.  Dufresne  pour  être  leur  subrécargue  :  il 
remplit  cette  commission  avec  un  zèle  et  une  in- 
telligence dont  je  ne  puis  trop  faire  l'éloge,  il  fut 
chargé  en  chef  de  la  traite,  de  l'embaliage,  du 
triage  et  de  la  vente  de  ces  différentes  fourrures; 
et  comme  je  suis  certain  qu'il  n'y  eut  pas  une  seule 
peau  de  traitée  en  particulier  ,  cet  arrangement 
nous  mit  à  même  de  connaître,  avec  la  plus  grande 
précision,  leur  prix  en  Chine,  qui  aurait  pu  varier 
par  la  concurrence  des  vendeurs  ;  il  fut  en  outre 
plus  avantageux  aux  matelots,  et  ils  furent  convain- 
cus que  leurs  intérêts  et  leur  santé  n'avaient  ja- 
mais cessé  d'être  l'objet  principal  de  notre  at- 
tention. 

Les  commencemens  de  notre  nouvelle  navigation 
ne  furent  pas  heureux,  et  ils  ne  répondirent  point 
à  mon  impatience.  Aous  ne  fîmes  que  six  lieues 
dans  les  premières  quarante-huit  heures.  Le  temps 
fut  couvert  et  brumeux;  nous  étions  toujours  à 
trois  ou  quatre  lieues,  et  en  vue  des  terres  basses, 
mais  nous  n'apercevions  les  hautes  montagnes  que 
par  intervalles.  C'était  assez  pour  lier  nos  relève- 
mens,  et  pour  déterminer  avec  précision  le  gise- 
ment de  la  côte, dont  nous  avions  soin  d'assujettir 
les  points  les  plus  remarquables  à  de  bonnes  dé- 
terminations de  latitude  et  de  longitude.  J'aurais 


LA   PÉROrSE.  213 

bien  désiré  que  les  vents  m'eussent  permis  d'ex- 
plorer rapidement  cette  côte  jusqu'au  cap  Edge- 
cumbe  ou  Enganno,  parce  qu'elle  avait  déjà  été 
vue  par  le  capitaine  Cook ,  qui,  à  la  vérité ,  en  avait 
passé  à  une  grande  distance  ;  mais  ses  observations 
étaient  si  exactes,  qu'il  ne  pouvait  avoir  commis 
que  d'infiniment  petites  erreurs ,  et  je  sentais  que , 
aussi  pressé  que  ce  célèbre  navigateur,  je  ne  pou- 
vais pas,  plus  que  lui,  soigner  les  détails  qui  auraient 
du  être  l'objet  dune  expédition  particulière,  et  à 
laquelle  il  eût  fallu  employer  plusieurs  saisons. 
J'avais  la  plus  vive  impatience  d'arriver  au  55^ 
degré,  et  d'avoir  un  peu  de  temps  à  donner  à 
cette  reconnaissance  jusqu'à  Nootka,  dont  un  coup 
de  vent  avait  éloigné  le  capitaine  Cook  de  cinquante 
ou  soixante  lieues.  C'est  dans  cette  partie  de  l'A- 
mérique que  des  Chinois  ont  dû  aborder ,  suivant 
M.  de  Guignes ,  et  c'est  aussi  par  ces  mêmes  lati- 
tudes que  l'amiral  Fuentes  a  trouvé  l'embouchure 
de  l'archipel  Saint-Lazare. 

.l'étais  bien  éloigné  de  croire  aux  conjectures  de 
INl.  do  Guignes,  ni  à  la  relation  de  l'amiral  espa- 
gnol, dont  je  pense  qu'on  peut  contester  jusqu'à 
l'existence  ;  mais  frappé  de  l'observation  que  j'ai 
déjà  faite,  qu'on  a  retrouvé  dans  ces  derniers  temps 
toutes  les  contrées  consignées  dans  les  anciennes 
relations  des  Espagnols,  quoique  très  mal  déter- 
minées en   latitude  et  en  longitude,  j'étais  porté  à 


214  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

croire  que  quelque  ancien  navigateur  de  cette  na- 
tion laborieuse  avait  trouvé  un  enfoncement  dont 
l'embouchure  pouvait  être  dans  cette  partie  de  la 
côte,  et  que  cette  seule  vérité  avait  servi  de  fon- 
dement au  roman  ridicule  de  Fuentes  et  de  Ber- 
narda.  Je  ne  me  proposais  pas  de  pénétrer  dans  ce 
canal,  si  je  le  rencontrais:  la  saison  était  trop  avan- 
cée; et  je  n'aurais  pu  sacrifier  à  cette  recherche 
le  plan  entier  de  mon  voyage ,  que  dans  l'espoir  de 
pouvoir  arriver  dans  la  mer  de  l'est  en  traversant 
l'Amérique. 

Le  4  août  1786,  nous  reconnûmes  parfaitement 
l'entrée  de  Cross-Sound,  qui  me  parut  former  deux 
baies  très  profondes,  où  il  est  vraisemblable  que 
les  vaisseaux  trouveraient  un  bon  mouillage. 

C'est  à  Cross-Sound  que  se  terminent  les  hautes 
montagnes  couvertes  de  neige,  dont  les  pics  ont 
de  treize  à  quatorze  cents  toises  d'élévation.  Les 
terres  qui  bordent  la  mer  au  sud -est  de  Cross- 
Sound,  bien  qu'encore  élevées  de  huit  ou  neuf 
cents  toises ,  sont  couvertes  d'arbres  jusqu'au  som- 
met ;  et  la  chaîne  de  montagnes  primitives  me 
parut  s'enfoncer  beaucoup  dans  l'intérieur  de 
l'Amérique.  Au  coucher  du  soleil,  je  relevai  la 
pointe  de  l'ouest  de  Cross -Sound:  le  mont  Beau- 
Temps  et  le  mont  Crillon  me  restaient  au  nord- 
ouest.  Cette  dernière  montagne ,  presque  aussi 
élevée  que  le  mont  Beau-Temps,  est  au  nord  de 


LA  PÉROUSE.  215 

Cross-Sound ,  comme  le  mont  Beau-Temps  est  au 
nord  de  la  baie  des  Français  :  elles  servent  de  re- 
connaissance au  port  qu'elles  avoisinent.  Il  serait 
aisé  de  prendre  l'une  pour  l'autre  en  venant  du 
sud ,  si  leur  latitude  ne  différait  pas  de  1 5  degrés  : 
d'ailleurs,  de  tous  les  points,  le  mont  Beau-Temps 
paraît  accompagné  de  deux  montagnes  moins  éle- 
vées, et  le  mont  Grillon,  plus  isolé,  a  sa  pointe 
inclinée  vers  le  sud. 

Je  relevai ,  le  5,  un  cap  qui  est  au  sud  de  l'entrée 
de  Cross-Sound;  je  l'appelai  cap  Cross  K  Nous 
avions  par  le  travers  une  infinité  de  petites  îles 
basses  très  boisées;  les  hautes  collines  paraissaient 
sur  le  second  plan,  et  nous  n'apercevions  plus  des 
montagnes  couvertes  de  neige.  J'approchai  les 
petites  îles,  jusqu'à  voir  de  dessus  le  pont  les  bri- 
sans  de  la  côte ,  et  je  reconnus  entre  elles  plusieurs 
passages  qui  devaient  former  de  bonnes  rades. 
C'est  à  cette  partie  de  l'Amérique  que  le  capitaine 
Cook  a  donné  le  nom  de  baie  des  Iles. 

Depuis  Cross-Sound  jusqu'au  cap  Enganno,  sur 
une  étendue  de  côte  de  vingt-cinq  lieues ,  je  suis 
convaincu  qu'on  trouverait  vingt  ports  différens. 
et  que  trois  mois  suffiraient  à  peine  pour  déve- 
lopper ce  labyrinthe.  Je  me  suis  borné,  suivant  le 

»  Cook  l'a  également  appelé  cap  Cross;  mais  il  en  fixe  la  latitude 
à  59  degrés  57  minutes.  Cette  différence  doit  provenir  de  la  con- 
figuration de  la  côte,  qui  ,  dans  cette  partie,  présente  plusieurs 
caps. 


216  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

plan  que  je  m'étais  fait  en  partant  du  port  des 
Français,  à  déterminer  bien  précisément  le  com- 
mencement et  la  fin  de  ces  îles,  ainsi  que  leur 
direction  le  lon^r  de  la  côte  avec  l'entrée  des  prin- 
cipales baies. 

Le  7  nous  apercevions  le  côté  du  cap  Enganno, 
opposé  à  celui  que  nous  avions  prolongé  la  veille. 
Le  mont  Saint-Hyacinthe  ^  était  parfaitement  pro- 
noncé, et  nous  découvrions,  à  l'est  de  ce  mont, 
une  large  baie  dont  un  brouillard  nous  cachait  la 
profondeur  ;  mais  elle  est  si  ouverte  aux  vents  du 
sud  et  de  sud-est,  qui  sont  les  plus  dangereux,  que 
les  navigateurs  doivent  craindre  d'y  mouiller^.  Les 
terres  sont  couvertes  d'arbres,  et  de  la  même  élé- 
vation que  celles  au  sud  de  Cross-Sound;  un  peu 
de  neige  en  couvre  les  sommets,  et  ils  sont  si  pointus 
et  si  multipliés,  qu'il  suffit  d'un  petit  déplacement 
pour  en  changer  l'aspect.  Ces  sommets  sont  à  quel- 
ques lieues  dans  l'intérieur,  et  paraissent  en  troi- 
sième plan  ;  des  collines  leur  sont  adossées ,  et 
celles-ci  sont  liées  à  une  terre  basse  et  ondulée  qui 
se  termine  à  la  mer. 

Des  îles  comme  celle  dont  j'ai  déjà  parlé  sont 

»  Le  mont  Saint-Hyacinthe  et  le  cap  En^anno  des  Espagnols  sont 
le  mont  Edgecumbe  et  le  cap  Edgecumbe  de  Cook. 

*  Dixon  y  jeta  l'ancre  pour  y  traiter  des  pelleteries;  il  lui  im- 
posa le  nom  à^entrée  de  Norfolk.  Sa  latitude  nord  est  de  57  degrés 
3  minutes ,  et  sa  longitude  occidentale  ,  réduite  au  méridien  de 
Paris,  de  138  degrés  16  minules. 


LA  PÉROUSE.  217 

en  avant  de  cette  côte  ondulée.  Nous  n'avons 
placé  que  les  plus  remarquables;  les  autres  sont 
jetées  au  hasard,  afin  d'indiquer  qu'elles  sont  très 
nombreuses  :  ainsi  au  nord  et  au  sud  du  cap  En- 
ganno,  sur  un  espace  de  dix  lieues,  la  côte  est 
bordée  d'îles.  Nous  les  eûmes  toutes  doublées  à 
dix  heures  du  matin  ;  les  collines  paraissaient  à  nu, 
et  nous  pûmes  en  saisir  les  contours.  A  six  heures 
du  soir  nous  relevâmes  au  nord-est  un  cap  qui 
avançait  beaucoup  à  l'ouest,  et  formait,  avec  le  cap 
Enganno,  la  pointe  du  sud-est  du  grand  enfonce- 
ment, dont  le  tiers,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  est  rem- 
pli de  petites  îles. 

Depuis  la  fin  de  ces  îles  jusqu'au  nouveau  cap, 
nous  vîmes  deux  larges  baies  ^  qui  paraissaient  d'une 
très  grande  profondeur;  je  donnai  a  ce  dernier  cap 
le  nom  de  cap  Tschirikow ,  en  l'honneur  du  célèbre 
navigateur  russe  qui,  en  1741,  aborda  dans  cette 
même  partie  de  l'Amérique.  Derrière  ce  cap,  on 
trouve,  à  l'est,  une  large  et  profonde  baie  que  je 
nommai  aussi  haie  Tschirikow. 

A  sept  heures  du  soir  j'eus  connaissance    d'un 

'  Ces  deux  baies,  que  La  Pérouse  a  nommées  port  JSecker  el  port 
Guibert ,  sont  si  rapprochées  qu'on  ne  peut  savoir  dans  laquelle  a 
relâché  Dixon  ;  mais  ce  navigateur  ayant  parcouru  la  cote  à  droite 
et  à  gauche  de  son  mouillage,  qu'il  a  appelé  port  Banks,  n'a  trouvé 
(|ue  des  baies  beaucoup  plus  petites  que  celle  où  il  était ,  et  en- 
tièrement inhabitées.  La  latitude  du  port  Ijanks  est  de  50  degrés 
o5  minutes,  et  sa  longitude  occidentale,  réduite  au  méridien  (U* 
Paris,  est  de  137  degrés  20  minutes. 


218  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

groupe  de  cinq  îlots  ^ ,  séparés  du  continent  par 
un  canal  de  quatre  ou  cinq  lieues,  et  dont  ni  le 
capitaine  Cook  ni  le  pilote  Maurelle  n'ont  fait  men- 
tion :  j'appelai  ce  groupe  tles  de  la  Crojère,  du  nom 
du  géographe  français  de  Llsle  de  la  Croyère,  qui 
s'était  embarqué  avec  le  capitaine  Tschirikow,  et 
qui  mourut  pendant  cette  campagne. 

Le  8  nous  aperçûmes  plusieurs  grandes  ouver- 
tures entre  des  îles  considérables  qui  se  montraient 
à  nous  sur  plusieurs  plans;  et  le  continent  était 
dans  un  si  grand  éloignement,  que  nous  ne  le 
voyions  plus.  Ce  nouvel  archipel,  très  différent  du 
premier,  commence  à  quatre  lieues  au  sud-est  du 
cap  Tschirikow ,  et  se  prolonge  vraisemblablement 
jusqu'au  cap  Hector  :  les  courans  étaient  très  forts 
aux  environs  de  ces  îles,  et  leur  influence  s'éten- 
dait jusqu'à  nous,  qui  en  étions  éloignés  de  trois 
lieues.  Le  port  Bucarelli  du  pilote  espagnol  Mau- 
relle est  dans  cette  partie. 

Le  9,  continuant  à  prolonger  la  terre  à  trois 
lieues,  j'ai  eu  connaissance  des  îles  San-Carlos  :  la 
plus  considérable  court  sud-est  et  nord-ouest,  et 
peut  avoir  dix  lieues  de  circonférence.  Une  longue 
chaîne  la  lie  à  d'autres  petits  îlots  très  bas  qui  s'a- 

'  Dixon  a  marqué  ces  cinq  îlots  sur  sa  carte  sous  le  nom  dV/e.v 
Brumeuses.  D'après  la  détermination  de  La  Pérouse,  elles  gisent 
par  55  degrés  50  minutes  de  latitude  nord,  et  137  degrés  11  mi- 
nutes de  longitude  ouest. 


LA  PÉROUSE.  219 

vaiicent  beaucoup  dans  le  canal.  Je  suis  persuadé 
cependant  qu'il  reste  un  passage  assez  large  ^  ; 
mais  je  n'en  étais  pas  assez  certain  pour  l'essayer, 
d'autant  qu'il  fallait  y  aller  vent  arrière  ;  et  si 
mes  conjectures  sur  ce  passage  n'eussent  pas  été 
fondées,  il  m'eût  été  très  difficile  de  doubler 
au  large  les  iles  San-Carlos,  et  j'aurais  perdu  un 
temps  très  précieux.  Je  rangeai  à  une  demi-lieue 
celle  qui  était  le  plus  en  dehors  ;  et  comme  à  midi 
j'en  étais  à  cette  distance,  est  et  ouest  de  la  pointe 
du  sud-est ,  nous  déterminâmes  sa  position ,  avec 
la  plus  grande  précision,  à  54  degrés  48  minutes  de 
latitude  nord,  et  136  degrés  19  minutes  de  longi- 
tude occidentale. 

Le  18  j'eus  connaissance  d'une  baie  si  profonde 
que  je  n'apercevais  pas  les  terres  qui  la  terminaient  : 
je  lui  donnai  le  nom  de  haie  de  la  Touche.  Elle  est 
située  par  52  degrés  39  minutes  de  latitude  nord , 
et  134  degrés  49  minutes  de  longitude  occidentale  : 
je  ne  doute  pas  qu'elle  n'offre  un  très  bon  mouillage. 

Une  lieue  et  demie  plus  à  l'est  nous  vîmes  un 
enfoncement  dans  lequel  il  serait  possible  de  trou- 
ver également  un  abri  pour  les  vaisseaux;  mais  ce 
lieu  me  parut  très  inférieur  à  la  baie  de  la  Tou- 
che. Depuis  le  55^  degré  jusqu'au  53%  la  mer  fut 
couverte  de  l'espèce  de  plongeon  nommé  par  Buf- 

'  Dixon  Ta  vu  ({q  même,  et  il  s'en  est  servi  pour  Iraoer.  en  par 
lie  au  hasard  ,  le  détroit  auquel  il  a  donné  son  nom 


220  VOYAGES  AUTOCR  DU  MONDE. 

ton  macareux  de  Kamtscliatka.  il  est  noir;  son  bec 
et  ses  pâtes  sont  roupies,  et  il  a  sur  la  tète  deux 
raies  blanches  qui  s'élèvent  en  huppes,  comme 
celles  du  kakatoès.  îNous  en  aperçûmes  quelques-uns 
au  sud;  mais  ils  étaient  rares,  et  l'on  voyait  que 
c'étaient  en  quelque  sorte  des  voyageurs.  Ces  oi- 
seaux ne  s'éloignent  jamais  déterre  de  plus  de  cinq 
à  six  lieues;  et  les  navigateurs  qui  les  rencontre- 
ront pendant  la  brume  doivent  être  à  peu  près 
certains  qu'ils  n^en  sont  qu'à  cette  distance  :  nous 
en  tuâmes  deux  qui  furent  empaillés.  Cet  oiseau 
n'est  connu  que  par  le  voyage  de  Behring  ^ 

Le  19  au  soir  nous  eûmes  connaissance  d'un  cap 
qui  paraissait  terminer  la  côte  d'Amérique.  L'ho- 
rizon était  très  clair,  et  nous  n'apercevions  au-delà 
que  quatre  ou  cinq  petits  îlots  auxquels  je  donnai 
le  nom  d'îles  Keroiiart ,  et  j'appelai  la  pointe  cap 
Hector  -.  La  côte  que  je  suivais  depuis  deux  cents 
lieues  finissait  ici ,  et  formait  vraisemblablement 
l'ouverture  d'un  golfe  ou  d'un  canal  fort  large, 
puisque  je  n'apercevais  point  de  terre  dans  l'est , 
quoique  le  temps  fût  très  clair.  Je  dirigeai  ma 
route  au  nord,  afin  de  découvrir  le  revers  des 
terres  que  je  venais  de  prolonger  à  l'est.  Je  rangeai 
à  une  lieue  les  îlots  Kerouart  et  le  cap  Hector,  et 
je  traversai  des  courans  très  forts;  ils  m'obligèrent 

•  Le  capitaine  Cook  l'a  aussi  rencontré  sur  la  cote  d'Alaska. 
2  C'est  le  cap  Saint-James  de  Dixon. 


LA   PÉROUSE.  221 

même  d'arriver,  et  de  m'éloi^ner  de  la  côte.  Le  cap 
Hector,  qui  forme  l'entrée  de  ce  nouveau  canal . 
me  parut  un  point  très  intéressant  à  déterminer  : 
sa  latitude  nord  est  par  51  degrés  57  minutes  20 
secondes;  et  sa  longitude  ouest,  suivant  nos  hor- 
loges marines,  par  133  degrés  37  minutes. 

La  nuit  ne  me  permit  pas  d'avancer  davantage 
vers  le  nord,  et  je  me  tins  bord  sur  bord.  Au  jour 
je  repris  ma  route  de  la  veille  :  le  temps  était  très 
clair.  Je  vis  le  revers  de  la  baie  de  la  Touche,  au- 
quel je  donnai  le  nom  de  cap  Biiache ,  et  plus  de 
vingt  lieues  de  la  côte  orientale  que  j'avais  prolon- 
gée les  jours  précédens.  Me  rappelant  alors  la  forme 
de  la  terre  depuis  Cross-Sound,  je  fus  assez  porté 
à  croire  que  cet  enfoncement  ressemblait  à  la  mer 
de  Californie,  et  s'étendait  jusque  par  57  degrés  de 
latitude  nord.  Ni  la  saison  ni  mes  projets  ulté- 
rieurs ne  me  permettaient  de  m'en  assurer;  mais 
je  voulus  au  moins  déterminer  avec  précision  la 
largeur  est  et  ouest  de  ce  canal  ou  golfe,  comme 
on  voudra  l'appeler  :  je  la  trouvai  de  la  largeur 
d'environ  trente  lieues  comprises  entre  le  cap  Hec- 
tor et  le  cap  Fleurieu  ^ ,  du  nom  que  j'avais  donné 
à  l'île  la  plus  sud-est  du  nouveau  groupe  que  je 
venais  de  découvrir  sur  la  côte  orientale  de  ce 
canal;  et  c'est  derrière  ce  groupe  d'îles  que  j'avais 

1 

•  Dixon  l'a  appelé  cap  Cos.  11  gît  par  51  degrés  45  minutes  de  la- 
titude nord  ,  et  131  degrés  15  minutes  de  longitude  ouest. 


222  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

aperçu  le  continent  dont  les  montagnes  primitives, 
sans  arbres  et  couvertes  de  neige,  se  montraient 
sur  plusieurs  plans,  ayant  des  pics  qui  paraissaient 
situés  à  plus  de  trente  lieues  dans  l'intérieur  des 
terres.  Nous  n'avions  vu  comparativement  que 
des  collines  depuis  Cross-Sound,  et  mes  conjec- 
tures sur  un  enfoncement  de  six  ou  sept  degrés  au 
nord  en  devinrent  plus  fortes.  La  saison  ne  me  per- 
mettait pas  d'éclaircir  davantage  cette  opinion  : 
nous  étions  déjà  à  la  fin  d'août  ;  les  brumes  étaient 
presque  continuelles,  les  jours  commençaient  aussi 
à  devenir  courts;  mais,  bien  plus  que  tous  ces  mo- 
tifs, la  crainte  de  manquer  la  mousson  de  la  Chine 
me  fit  abandonner  cette  recherche ,  à  laquelle  il 
aurait  fallu  sacrifier  au  moins  six  semaines,  à  cause 
des  précautions  nécessaires  dans  ces  sortes  de  na- 
vigations, qui  ne  peuvent  être  entreprises  que  pen- 
dant les  plus  longs  et  les  plus  beaux  jours  de 
l'année. 

Je  changeai  de  route  afin  de  ne  pas  m'enfoncer, 
en  courant  à  l'est  vent  arrière,  dans  un  golfe  dont 
j'aurais  eu  beaucoup  de  peine  à  sortir;  je  reconnus 
bientôt  que  cette  terre  du  sud-sud-est  sur  laquelle 
je  gouvernais  était  formée  de  plusieurs  groupes 
d'îles  qui  s'étendaient  du  continent  aux  îles  du 
large,  et  sur  lesquelles  je  n'aperçus  pas  un  buisson. 
J'en  passai  à  un  tiers  de  lieue  :  on  y  voyait  de  l'herbe 
et  du  bois  flotté  sur  la  côte.  La  latitude  et  la  longi- 


LA    PÉROUSE.  223 

tude  de  l'île  le  plus  à  l'ouest,  sont  50  degrés  5G 
minutes  et  130  degrés  38  minutes.  Je  nommai  ces 
différens  groupes  îles  Sartine  ^  Il  est  vraisemblable 
qu'on  trouverait  entre  elles  un  passage  ;  mais  il  ne 
serait  pas  prudent  de  s'y  engager  sans  précaution. 

Le  25  je  continuai  de  courir  à  l'est  vers  l'entrée 
de  Nootka.  Une  brume  très  épaisse ,  qui  s'éleva  à 
cinq  heures  du  soir,  me  cacha  entièrement  la  terre, 
et  je  dirigeai  ma  route  vers  la  pointe  des  brisans, 
quinze  lieues  au  sud  de  Nootka,  afin  de  reconnaître 
la  partie  de  côte  comprise  entre  le  cap  Flattery  et 
la  pointe  des  brisans,  que  le  capitaine  Cook  n'a 
pas  été  à  portée  d'explorer  :  cet  espace  est  d'en 
viron  trente  lieues. 

Le  1^*^  septembre,  à  midi,  j'eus  connaissance 
d'une  pointe  ou  d'un  cap  qui  me  restait  au  nord- 
nord-est  ,  à  environ  dix  lieues ,  précisément  d'après 
nos  relèvemens  par  47  degrés.  La  terre  s'étendait 
jusqu'à  l'est  :  je  l'approchai  jusqu'à  trois  ou  quatre 
lieues.  Elle  se  dessinait  mal,  la  brume  en  envelop- 
pait toutes  les  formes.  Ma  latitude  nord .  observée 
à  midi,  était  46  degrés  36  minutes  21  secondes,  et 
la  longitude  occidentale  par  nos  horloges  marines, 
127  degrés  2  minutes  5  secondes.  Celle  par  les  dis- 
tances ,  126  degrés  33  minutes.  Les  courans  sont, 

«  Iles  de  Berreford  do  Dixon  ,  dont  il  fixe  la  latitude  nord  à  50 
(leurrés  52  minutes,  et  la  lon(ijitnde  occidentale,  réduite  au  méri- 
dien de  Paris,  à  132  dep'és  3  minutes. 


224  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

sur  cette  côte,  d'une  violence  extraordinaire.  INous 
étions  dans  des  tourbillons  qui  ne  nous  permet- 
taient pas  de  gouverner  avec  un  vent  à  filer  trois 
nœuds ,  et  à  une  distance  de  cinq  lieues  de  terre. 

Le  3  il  ne  nous  restait  guère  que  cinq  ou  six 
lieues  de  côte  à  développer  jusqu'au  45*^  degré  . 
point  qui  a  été  reconnu  par  le  capitaine  Cook  :  le 
temps  était  trop  favorable  et  j'étais  trop  pressé 
pour  ne  pas  profiter  du  bon  vent  qui  soufflait.  Nous 
forçâmes  de  voiles ,  et  je  dirigeai  ma  route  vers  le 
sud-ouest,  presque  parallèlement  à  la  côte  qui 
court  nord  et  sud. 

Le  5  notre  latitude  était  42  degrés  5S  minutes 
56  secondes,  et  la  longitude  127  degrés  5  minutes 
20  secondes.  Nous  étions  par  le  travers  de  neuf 
petites  lies  ou  rochers  éloignés  d'environ  une  lieue 
du  cap  Blanc ,  qui  restait  au  nord-est  un  quart  est. 
Je  les  nommai  tles  Necker.  Je  continuai  à  prolonger 
la  terre ,  le  cap  au  sud-sud-est  :  à  trois  ou  quatre 
lieues  de  distance,  nous  n'apercevions  que  le  som- 
met des  montagnes  au-dessus  des  nuages;  elles 
étaient  couvertes  d'arbres ,  et  l'on  n'y  voyait  point 
de  neige.  A  la  nuit,  la  terre  s'étendait  jusqu'au  sud- 
est;  mais  nos  vigies  assuraient  l'avoir  vue  jusqu'au 
sud  un  quart  sud-est.  Incertain  de  la  direction  de 
cette  côte,  qui  n'avait  jamais  été  explorée,  je  fis 
petites  voiles  au  sud-sud-ouest.  Au  jour,  nous  aper- 
cevions encore  la  terre,  qui  s'étendait  du  nord  au 


LA  PÉROUSE.  225 

nord  un  quart  nord-est.  Je  fis  gouverner  au  sud- 
est  un  quart  est  pour  m'en  approcher  ;  mais  à  sept 
heures  du  matin,  le  6,  un  brouillard  épais  nous  la 
fit  perdre  de  vue.  Nous  trouvâmes  le  ciel  moins  pur 
dans  cette  partie  de  l'Amérique  que  dans  les  hautes 
latitudes,  où  les  navigateurs  jouissent,  au  moins 
par  intervalles,  de  la  vue  de  tout  ce  qui  se  trouve 
au-dessus  de  leur  horizon  :  la  terre  ne  s'y  montra 
pas  une  seule  fois  avec  toutes  ses  formes. 

Le  7,  le  brouillard  fut  encore  plus  épais  que  le 
jour  précédent  ;  il  s'éclaircit  cependant  vers  midi , 
et  nous  vîmes  des  sommets  de  montagnes  dans  l'est, 
à  une  assez  grande  distance.  Comme  notre  route 
avait  tourné  au  sud,  il  est  évident  que,  depuis  les 
42  degrés,   la  côte  commence  à  fuir  dans  l'est. 
Notre  latitude  nord  fut  observée  à  midi  :  elle  était 
de  40  degrés  48  minutes  30  secondes  :  notre  lon- 
gitude occidentale  était  de  126  degrés  59  minutes 
45  secondes.  Je  continuai  à  faire  route  pour  ap- 
procher la  terre  dont  je  n'étais  qu'à  quatre  lieues 
à  l'entrée   de  la  nuit.  Nous   aperçûmes  alors  un 
volcan  sur  la  cime  de  la  montagne  qui  nous  restait 
à  l'est.  La  flamme  en  était  très  vive;  mais  bientôt 
une  brume  épaisse  vint  nous  dérober  ce  spectacle: 
il  fallut  encore  s'éloigner  déterre.  Comme  je  crai- 
gnais, en  suivant  une  route  parallèle  à  la  côte,  de 
rencontrer  quelque  île  ou  rocher  un  peu  écarté  du 

XII.  15 


226  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

continent,  je  pris  la  bordée  du  large.  La  brume 
fut  très  épaisse. 

Le  13  nous  aperçûmes  la  terre  très  embrumée 
et  très  près  de  nous.  11  était  impossible  de  la  re- 
connaître :  j'en  approchai  à  une  lieue.  Je  vis  les  bri- 
sans  très  distinctement  ;  mais ,  quoique  je  fusse 
certain  d'être  dans  la  baie  de  Monterey,  il  était 
impossible  de  reconnaître  l'établissement  espagnol 
par  un  temps  aussi  embrumé.  A  l'entrée  de  la 
nuit,  je  repris  la  bordée  du  large,  et  au  jour  je 
portai  vers  la  terre,  avec  une  brume  épaisse  qui 
ne  se  dissipa  qu'à  midi.  Je  suivis  alors  la  côte  de 
très  près,  et,  à  trois  heures  après  midi,  nous  eûmes 
connaissance  du  fort  de  Monterey,  et  de  deux  bâ- 
timens  à  trois  mâts  qui  étaient  dans  la  rade.  Les 
vents  contraires  nous  forcèrent  de  mouiller  à  deux 
lieues  au  large,  et  le  lendemain  nous  laissâmes 
tomber  l'ancre  à  deux  encablures  de  terre. 

Il  est  remarquable  que,  pendant  cette  longue 
traversée,  au  milieu  des  brumes  les  plus  épaisses, 
[Astrolabe  navigua  toujours  à  la  portée  de  la  voix 
de  ma  frégate,  et  ne  s'en  écarta  que  lorsque  je  lui 
donnai  l'ordre  de  reconnaître  l'entrée  de  Monterey. 


LA  PÉROUSE.  227 

§  11. 

Description  de  la  baie  de  Monterey,  Détails  historiques  sur  les 
deux  Californies  et  sur  leurs  missions.  Mœurs  et  usages  des 
Indiens  convertis  et  des  Indiens  indépendans.  Grains,  fruits, 
légumes  de  toute  espèce.  Quadrupèdes ,  oiseaux ,  poissons ,  co 
quilles,  etc.  Détails  sur  le  commerce  ,  etc. 

La  baie  de  Monterey,  formée  par  la  pointe  du 
Nouvel-An  au  nord,  et  par  celle  des  Cyprès  au  sud, 
a  huit  lieues  d'ouverture  dans  cette  direction,  et  à 
peu  près  six  d'enfoncement  dans  l'est,  où  les  terres 
sont  basses  et  sablonneuses.  La  mer  y  roule  jusqu'au 
pied  des  dunes  de  sable  dont  la  côte  est  bordée , 
avec  un  bruit  que  nous  avons  entendu  de  plus 
d'une  lieue.  Les  terres  du  nord  et  du  sud  de  cette 
baie  sont  élevées  et  couvertes  d'arbres;  les  vais- 
seaux qui  veulent  y  relâcher  doivent  suivre  la  côte 
du  sud,  et  après  avoir  doublé  la  pointe  des  Pins 
qui  s'avance  au  nord,  ils  ont  connaissance  du  pre- 
sidio,  et  ils  peuvent  mouiller  par  dix  brasses  en 
dedans  et  un  peu  en  terre  de  cette  pointe,  qui  les 
met  à  l'abri  des  vents  du  large.  Les  bàtimens  qui 
se  proposent  de  faire  une  longue  relâche  à  Mon- 
terey sont  dans  l'usage  d'approcher  la  terre  à  une 
ou  deux  encablures,  par  six  brasses;  et  ils  s'amar- 
rent à  une  ancre  qu'ils  enfoncent  dans  le  sable  du 
rivage  :*  ils  n'ont  plus  à  craindre  alors  les  vents  de 
sud ,  qui  sont  quelquefois  assez  forts ,  mais  qui  n'ex- 


228  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

|)osent  à  aucun  danger,  puisqu'ils  viennent  de  la 
côte.  Nous  trouvâmes  fond  dans  toute  la  baie,  et 
nous  mouillâmes  à  quatre  lieues  de  terre ,  par 
soixante  brasses;  mais  la  mer  y  est  fort  grosse,  et 
on  ne  peut  rester  que  quelques  heures  dans  un  pa- 
reil mouillage,  en  attendant  le  jour  ou  une  éclaircie. 
La  marée  est  haute  aux  nouvelles  et  aux  pleines  lunes 
à  une  heure  et  demie  :  elle  y  monte  de  sept  pieds; 
et  comme  cette  baie  est  très  ouverte,  le  courant  y 
est  presque  insensible  :  je  ne  l'ai  jamais  vu  filer  un 
demi-nœud.  On  ne  peut  exprimer  ni  le  nombre 
de  baleines  dont  nous  fûmes  environnés,  ni  leur 
familiarité.  Elles  soufflaient  à  chaque  minute  à 
demi-portée  de  pistolet  de  nos  frégates,  et  occa- 
sionaient  dans  l'air  une  très  grande  puanteur.  Nous 
ne  connaissions  pas  cet  effet  des  baleines  ;  mais  les 
habitans  nous  apprirent  que  l'eau  qu'elles  lançaient 
était  imprégnée  de  cette  mauvaise  odeur,  et  qu'elle 
se  répandait  assez  au  loin  :  ce  phénomène  n'en  eût 
vraisemblablement  pas  été  un  pour  les  pêcheurs 
du  Groenland  ou  de  Nantuket. 

Des  brumes  presque  éternelles  enveloppent  les 
côtes  de  la  baie  de  Monterey,  ce  qui  en  rend  l'ap- 
proche assez  difficile  :  sans  cette  circonstance ,  il  y 
en  aurait  peu  de  plus  facile  à  aborder.  Aucune 
roche  cachée  sous  l'eau  ne  s'étend  à  une  encablure 
du  rivage;  et  si  la  brume  est  trop  épaisse,  'on  a  la 
ressource  d'y  mouiller,  et  d'y  attendre  une  éclarcie 


LAPEROISE.  229 

qui  permette  d'avoir  bonne  connaissance  de  l'éta- 
blissement situé  dans  l'angle  formé  par  la  côte  du 
sud  et  de  l'est. 

La  mer  était  couverte  de  pélicans.  Il  paraît  que 
ces  oiseaux  ne  s'éloignent  jamais  de  plus  de  cinq 
ou  six  lieues  de  terre ,  et  les  navigateurs  qui  les 
rencontreront  pendant  la  brume  doivent  être  cer- 
tains qu'ils  en  sont  tout  au  plus  à  cette  distance. 
Nous  en  aperçûmes  pour  la  première  fois  dans  la 
baie  de  Monterey,  et  j'ai  appris  depuis  qu'ils  étaient 
très  communs  sur  toute  la  côte  de  la  Californie  : 
les  Espagnols  les  appellent  alkatrœ. 

Les  Indiens  de  Monterey,  petits,  faibles  et  ap- 
prochant de  la  couleur  des  nègres,  sont  très  adroits 
à  tirer  de  l'arc.  Ils  tuèrent  devant  nous  les  oiseaux 
les  plus  petits.  Il  est  vrai  que  leur  patience  pour 
les  approcher  est  inexprimable  :  ils  se  cachent  et 
se  glissent  en  quelque  sorte  auprès  du  gibier,  et 
ne  le  tirent  guère  qu'à  quinze  pas. 

Leur  industrie  contre  la  grosse  bète  est  encore 
plus  admirable.  jNous  vîmes  un  Indien,  ayant  une 
tête  de  cerf  attachée  sur  la  sienne,  marcher  à 
quatre  pâtes,  avoir  Tair  de  brouter  l'herbe,  et 
jouer  cette  pantomime  avec  une  telle  vérité,  que 
tous  nos  chasseurs  l'auraient  tiré  à  trente  pas,  s'ils 
n'eussent  été  prévenus.  Ils  approchent  ainsi  le 
troupeau  de  cerfs  à  la  phis  petite  portée,  et  les 
tuent  à  coups  de  flèches. 


2A0  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Lorette  est  le  seul  presidio  de  rancienne  Calï- 
l'ornie  sur  la  côte  de  l'est  de  cette  presqu'île.  La 
garnison  est  de  cinquante-quatre  cavaliers,  qui 
fournissent  de  petits  détachemens  aux  quinze  mis- 
sions, desservies  par  des  pères  dominicains,  qui 
ont  succédé  aux  jésuites  et  aux  franciscains  :  ces 
derniers  sont  restés  seuls  possesseurs  des  missions 
de  la  nouvelle  Californie. 

Les  progrès  temporels  et  spirituels  de  ces  mis- 
sions sont  bien  lents  :  il  n'y  a  encore  qu'une  seule 
peuplade  espagnole.  11  est  vrai  que  le  pays  est 
malsain  ;  et  la  terre  de  la  province  de  Sonora ,  qui 
borde  la  mer  Vermeille  au  levant  et  la  Californie 
au  couchant ,  est  bien  plus  attrayante  pour  des 
Espagnols  :  ils  trouvent  dans  cette  contrée  un  sol 
fertile  et  des  mines  abondantes ,  objets  bien  plus 
précieux  à  leurs  yeux  que  la  pêcherie  des  perles  de 
la  presqu'île,  qui  exige  un  certain  nombre  d'esclaves 
plongeurs  qu'il  est  souvent  très  difficile  de  se  pro- 
curer. Mais  la  Californie  septentrionale,  malgré  son 
grand  éloignement  de  Mexico ,  me  paraît  réunir  in- 
finiment plus  d'avantages.  Son  premier  établisse- 
ment ,  qui  est  San -Diego,  ne  date  que  du  26 
juillet  1769  :  c'est  le  presidio  le  plus  au  sud,  comme 
Saint-François  le  plus  au  nord.  Celui-ci  fut  bâti  le 
0  octobre  1776;  le  canal  de  Sainte-Barbe  en  sep- 
tembre 1786;  et  enfin  Montercy,  aujourd'hui  capi- 
tale et  chef-lieu  des  deux  Californîes,  le  3  juin  1770. 


LA   PÉROLISE.  23t 

La  rade  de  ce  presidio  fut  découverte  en  1602  par 
Sébastien  Viscaino,  commandant  d'une  petite  es- 
cadre armée  à  Acapulco  par  ordre  du  vicomte  de 
Monterey,  vice-roi  du  Mexique.  Depuis  cette  épo- 
que, les  galions,  à  leur  retour  de  Manille,  avaient 
quelquefois  relâché  dans  cette  baie,  pour  s'y  pro- 
curer quelques  rafraîchissemens  après  leurs  lon- 
gues traversées;  mais  ce  n'est  qu'en  1770  que  les 
religieux  franciscains  y  ont  établi  la  première 
mission. 

Avant  l'établissement  des  Espagnols ,  les  Indiens 
de  la  Californie  ne  cultivaient  qu'un  peu  de  maïs, 
et  vivaient  presque  uniquement  de  pèche  et  de 
chasse.  Nul  pays  n'est  plus  abondant  en  poisson  et 
en  gibier  de  toute  espèce  :  les  lièvres ,  les  lapins  et 
les  cerfs  y  sont  très  communs  ;  les  loutres  de  mer 
et  les  loups  marins  s'y  trouvent  en  aussi  grande 
abondance  qu'au  nord ,  et  l'on  y  tue  pendant  l'hi- 
ver une  très  grande  quantité  d'ours,  de  renards,  de 
loups  et  de  chats  sauvages.  Les  bois  taillis  et  les 
plaines  sont  couverts  de  petites  perdrix  grises 
huppées ,  qui ,  comme  celles  d'Europe ,  vivent  en 
société,  mais  par  compagnies  de  trois  ou  quatre 
cents  :  elles  sont  grasses  et  de  fort  bon  goût. 

Les  arbres  servent  d'habitation  aux  plus  char- 
mans  oiseaux.  Parmi  les  oiseaux  de  proie,  on  voyait 
l'aigle  à  tête  blanche,  le  grand  faucon  et  le  petit. 
Tautour.  l'épervier,  le  vautour  noir,  le  grand-duc 


232  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

et  le  corbeau.  On  trouvait  sur  les  étangs  et  sur  le 
bord  de  la  mer  le  canard ,  le  pélican  gris  et  blanc 
à  huppe  jaune,  différentes  espèces  de  goélands, 
des  cormorans ,  des  courlis ,  des  pluviers  à  collier, 
de  petites  mouettes  de  mer  et  des  hérons  ;  enfin 
nous  tuâmes  et  empaillâmes  un  promérops,  que 
le  plus  grand  nombre  des  ornithologistes  croyaient 
appartenir  à  l'ancien  continent. 

Cette  terre  est  aussi  d'une  fertilité  inexprimable  : 
les  légumes  de  toute  espèce  y  réussissent  parfaite- 
ment. Nous  enrichîmes  les  jardins  du  gouverneur 
et  des  missions  de  différentes  graines  que  nous 
avions  apportées  de  Paris  :  elles  s'étaient  parfaite- 
ment conservées ,  et  leur  procureront  de  nouvelles 
jouissances. 

Les  récoltes  de  maïs,  d'orge,  de  blé  et  de  pois 
ne  peuvent  être  comparées  qu'à  celles  du  Chili. 
Nos  cultivateurs  d'Europe  ne  peuvent  avoir  aucune 
idée  d'une  pareille  fertilité  ;  le  produit  moyen  du 
blé  est  de  soixante-dix  à  quatre-vingts  pour  un  ;  les 
extrêmes  soixante  et  cent.  Les  arbres  fruitiers  y 
sont  encore  très  rares,  mais  le  climat  leur  convient 
infiniment.  11  diffère  peu  de  celui  de  nos  provinces 
méridionales  de  France,  du  moins  le  froid  n'y  est 
jamais  plus  vif;  mais  les  chaleurs  de  l'été  y  sont 
beaucoup  plus  modérées,  à  cause  des  brouillards 
continuels  qui  régnent  dans  ces  contrées,  et  qui 


LA  PÉROUSE.  233 

procurent  à  cette  terre  une  humidité  très  favora- 
ble à  la  végétation. 

Les  arbres  des  forêts  sont  le  pin  à  pignon,  le 
cyprès ,  le  chêne  vert  et  le  platane  d'occident  :  ils 
sont  clair-semés ,  et  une  pelouse ,  sur  laquelle  il 
est  très  agréable  de  marcher,  couvre  la  terre  de 
ces  forêts.  On  y  rencontre  des  lacunes  de  plusieurs 
lieues ,  formant  de  vastes  plaines  couvertes  de 
toute  sorte  de  gibier.  La  terre,  quoique  très  végé- 
tale, est  sablonneuse  et  légère,  et  doit,  je  crois, 
sa  fertilité  à  l'humidité  de  l'air,  car  elle  est  fort 
mal  arrosée.  Le  courant  d'eau  le  plus  à  portée  du 
presidio  en  est  éloigné  de  deux  lieues  :  ce  ruisseau , 
qui  coule  auprès  de  la  mission  de  Saint-Charles, 
est  appelé  par  les  anciens  navigateurs  rivière  du 
CarmeL  Cette  trop  grande  distance  de  nos  frégates 
ne  nous  permit  pas  d'y  faire  notre  eau  :  nous  la 
puisâmes  dans  des  mares  ,  derrière  le  fort ,  où  elle 
était  d'une  très  médiocre  qualité,  et  dissolvant  à 
peine  le  savon.  La  rivière  du  Carmcl ,  qui  procure 
une  boisson  saine  et  agréable  aux  missionnaires  et 
à  leurs  Indiens,  pourrait  encore,  avec  peu  de  tra- 
vail, arroser  leur  jardin. 

Les  cabanes  des  Indiens  de  Monterey  sont  les 
plus  misérables  qu'on  puisse  rencontrer  chez  aucun 
peuple.  Elles  sont  rondes,  de  six  pieds  de  diamètre 
sur  quatre  de  hauteur.  Quelques  piquets  de  la 
grosseur  du  bras,   fixés  en  terre,  et  qui  se  rap- 


234  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

prochent  en  voûte  par  le  haut,  en  composent  la 
charpente;  huit  ou  dix  bottes  de  paille  mal  arrangées 
sur  ces  piquets  garantissent  bien  ou  mal  les  habi- 
tant de  la  pluie  ou  du  vent ,  et  plus  de  la  moitié  de 
cette  cabane  reste  découverte  lorsque  le  temps  est 
beau  :  leur  seule  précaution  est  d'avoir  chacun 
près  de  leur  case  deux  ou  trois  bottes  de  paille  en 
réserve. 

Cette  architecture  générale  des  deux  Califbrnies 
n'a  jamais  pu  être  changée  par  les  exhortations  des 
missionnaires.  Les  Indiens  disent  qu'ils  aiment  le 
grand  air;  qu'il  est  commode  de  mettre  le  feu  à  sa 
maisQn  lorsqu'on  y  est  dévoré  par  une  trop  grande 
quantité  de  puces ,  et  d'en  pouvoir  construire  une 
autre  en  moins  de  deux  heures.  Les  Indiens  indé- 
pendans,  qui  changent  si  fréquemment  de  de- 
meure ,  comme  les  peuples  chasseurs ,  ont  un  motif 
de  plus. 

La  couleur  de  ces  Indiens ,  qui  est  celle  des 
nègres  ;  la  maison  des  religieux  ;  leurs  magasins 
qui  sont  bâtis  en  briques  et  enduits  en  mortier; 
Faire  du  sol  sur  lequel  on  foule  le  grain  ;  les  bœufs, 
les  chevaux ,  tout  enfin  nous  rappelait  une  habita- 
tion de  Saint-Domingue  ou  de  toute  autre  colonie. 
Les  hommes  et  les  femmes  sont  rassemblés  au  son 
de  la  cloche;  un  religieux  les  conduit  au  travail, 
à  l'église  et  à  tous  les  exercices.  Nous  le  disons  avec 
peine ,  la  ressemblance  est  si  parfaite ,  que  nous 


LA  PÉROLISE.  235 

avons  vu  des  hommes  et  des  femmes  chargés  de 
fers,  d'autres  au  bloc  '  ;  et  enfin  le  bruit  des  coups 
de  fouet  aurait  pu  frapper  nos  oreilles ,  cette  pu- 
nition étant  aussi  admise,  mais  exercée  avec  peu 
de  sévérité. 

Les  Indiens  de  Monterey  se  lèvent  avec  le  soleil, 
vont  à  la  prière  et  à  la  messe  des  missionnaires , 
qui  durent  une  heure;,  *et  pendant  ce  temps-là  on 
fait  cuire  au  milieu  de  la  place ,  dans  trois  grandes 
chaudières,  de  la  farine  d'orge,  dont  le  grain  a 
été  rôti  avant  d'être  moulu  :  cette  espèce  de  bouil- 
lie ,  que  les  Indiens  appellent  atole ,  et  qu'ils  ai- 
ment beaucoup ,  n'est  assaisonnée  ni  de  beurre  ni 
de  sel,  et  serait  pour  nous  un  mets  fort  insipide. 

Chaque  cabane  envoie  prendre  la  ration  de  tous 
ses  habitans  dans  un  vase  d'écorce  :  il  n'y  a  ni 
confusion  ni  désordre  ;  et  lorsque  les  chaudières 
sont  vides,  on  distribue  le  gratin  aux  enfans  qui 
ont  le  mieux  retenu  les  leçons  du  catéchisme. 

Ce  vepas  dure  trois  quarts  d'heure,  après  quoi  ils 
se  rendent  tous  au  travail.  Les  uns  vont  labourer  la 
terre  avec  des  bœufs,  d'autres  bêcher  le  jardin; 
chacun  enfin  est  employé  aux  différens  besoins  de 

'  Le  bloc  est  une  poutre  sciée  dans  le  sens  de  la  lon{^ueur  dans 
laquelle  on  a  creusé  un  trou  de  la  grosseur  d'une  janihe  ordi- 
naire :  une  charnière  de  fer  unit  une  des  extrémités  de  cette  pou- 
tre. On  l'ouvre  de  l'autre  côté  pour  y  faire  passer  la  jambe  du 
prisonnier,  et  on  la  referme  avec  un  cadenas,  ce  qui  rol)li(T(>  à 
rester  couché  et  dans  une  attitude  assez  gênante. 


230  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

l'habitation ,  et  toujours  sous  la  surveillance  d'un 
ou  de  deux  religieux. 

Les  femmes  ne  sont  guère  chargées  que  du  soin 
de  leur  ménage,  de  celui  de  leurs  enfans,  et  de 
faire  rôtir  et  moudre  les  grains  :  cette  dernière 
opération  est  très  pénible  et  très  longue  ,  parce 
qu'elles  n'ont  d'autres  moyens  pour  y  parvenir 
que  d'écraser  le  grain  sur-  une  pierre  avec  un  cy- 
lindre. 

A  midi  les  cloches  annoncent  le  dîner  :  les  Indiens 
laissent  alors  leur  ouvrage ,  et  envoient  prendre 
leur  ration  dans  le  même  vase  que  pour  le  déjeu- 
ner ;  mais  cette  seconde  bouillie  est  plus  épaisse 
que  la  première  :  on  y  mêle  au  blé  et  au  maïs  des 
pois  et  des  fèves.  Les  Indiens  lui  donnent  le  nom 
de  poussole.  Ils  retournent  au  travail  depuis  deux 
heures  jusqu'à  quatre  ou  cinq  ;  ils  font  ensuite  la 
prière  du  soir,  qui  dure  près  d'une  heure,  et  qui 
est  suivie  d'une  nouvelle  ration  d'atole,  pareille  à 
celle  du  déjeuner.  Ces  trois  distributions  suffisent 
à  la  subsistance  du  plus  grand  nombre  de  ces  In- 
diens. La  science  de  cette  cuisine  consiste  à  faire 
rôtir  le  grain  avant  de  le  réduire  en  farine.  Comme 
les  Indiennes  n'ont  point  de  vases  de  terre  ni  de 
métal  pour  cette  opération  ,  elles  la  font  dans  des 
corbeilles  d'écorce  sur  de  petits  charbons  allumés- 
Klles  tournent  ces  espèces  de  vases  avec  tant  d'a- 
dresse et  de  rapidité ,  qu'elles  parviennent  à  faire 


LA  PÉROISE.  237 

erjfler  et  crever  le  grain  sans  brûler  la  corbeille , 
quoiqu'elle  soit  d'une  matière  très  combustible  ; 
et  nous  pouvons  assurer  que  le  café  le  mieux  brûlé 
n'approche  pas  de  l'égalité  de  torréfaction  que  les 
Indiennes  savent  donner  à  leur  grain.  On  le  leur 
distribue  tous  les  matins,  et  la  plus  petite  infidélité, 
lorsqu'elles  le  rendent ,  est  punie  par  des  coups  de 
fouet  ;  mais  il  est  assez  rare  qu'elles  s'y  exposent. 
Ces  punitions  sont  ordonnées  par  des  magistrats 
indiens  appelés  caciques.  11  y  en  a  dans  chaque  mis- 
sion trois  choisis  par  le  peuple  parmi  ceux  que  les 
missionnaires  n'ont  pas  exclus  ;  mais,  pour  donner 
une  juste  idée  de  cette  magistrature,  nous  dirons 
que  ces  caciques  sont ,  comme  les  commandeurs 
d'habitation ,  des  êtres  passifs ,  exécuteurs  aveu- 
gles des  volontés  de  leurs  supérieurs ,  et  que  leurs 
principales  fonctions  consistent  à  servir  de  bedeaux 
dans  l'église ,  et  à  y  maintenir  le  bon  ordre  et  l'air 
de  recueillement.  Les  femmes  ne  sont  jamais  fouet- 
tées sur  la  place  publique,  mais  dans  un  lieu  fermé 
et  assez  éloigné,  peut-être  afin  que  leurs  cris  n'ex- 
citent pas  une  trop  vive  compassion,  qui  pourrait 
porter  les  hommes  à  la  révolte  :  ces  derniers  ,  au 
contraire ,  sont  exposés  aux  regards  de  tous  leurs 
concitoyens ,  afin  que  leur  punition  serve  d'exem- 
ple. Ils  demandent  ordinairement  grâce:  alors  l'exé- 
cuteur diminue  la  force  des  coups ,  mais  le  nombre 
en  est  toujours  irrévocablement  ^\é. 


238  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Les  récompenses  sont  de  petites  distributions 
particulières  de  grain ,  dont  ils  font  de  petites 
galettes  cuites  sous  la  braise;  et  les  jours  de  grandes 
fêtes,  la  ration  est  en  bœuf.  Plusieurs  le  mangent 
cru ,  surtout  la  graisse ,  qui  leur  paraît  un  mets  aussi 
délicieux  que  le  beurre  le  plus  frais  ou  le  meilleur 
fromage.  Us  dépouillent  tous  les  animaux  avec  la 
plus  grande  adresse;  et  lorsqu'ils  sont  gras,  ils  font 
comme  les  corbeaux  un  croassement  de  plaisir,  en 
dévorant  des  yeux  les  parties  dont  ils  sont  le  plus 
friands. 

On  leur  permet  souvent  de  chasser  et  de  pêcher 
pour  leur  compte ,  et  à  leur  retour  ils  font  assez 
ordinairement  aux  missionnaires  quelque  présent 
en  poisson  et  en  gibier;  mais  ils  en  proportionnent 
la  quantité  à  ce  qui  leur  est  rigoureusement  néces- 
saire, ayant  l'attention  de  l'augmenter,  s'ils  savent 
que  de  nouveaux  hôtes  sont  en  visite  chez  leurs 
supérieurs.  Les  femmes  élèvent  autour  de  leurs  ca- 
banes quelques  poules  dont  elles  donnent  les  œufs 
à  leurs  enfans  :  ces  poules  sont  la  propriété  des 
Indiens,  ainsi  que  leurs  habillemens  et  les  autres 
petits  meubles  de  ménage  et  de  chasse,  il  n'y  a  pas 
d'exemple  qu'ils  se  soient  jamais  volés  entre  eux , 
quoique  leur  fermeture  ne  consiste  qu'en  une  sim- 
ple botte  de  paille  qu'ils  mettent  en  travers  de 
l'entrée  lorsque  tous  les  liabitans  sont  absens. 

Ces  mœurs  paraîtront  patriarcales  à  quelques- 


LA    PÉROUSE.  239 

uns  de  nos  lecteurs;  ils  ne  considéreront  pas  que, 
dans  ces  habitations,  il  n'est  aucun  ménage  qui 
offre  des  objets  capables  de  tenter  la  cupidité  de 
la  cabane  voisine.  La  nourriture  des  Indiens  étant 
assurée,  il  ne  leur  reste  d'autre  besoin  que  celui 
de  donner  la  vie  à  des  êtres  qui  doivent  être  aussi 
stupides  qu'eux. 

Les  hommes  des  missions  ont  fait  de  plus  grands 
sacrifices  au  christianisme  que  les  femmes ,  parce 
que  la  polygamie  leur  était  permise,  et  qu'ils 
étaient  même  dans  l'usage  d'épouser  toutes  les 
sœurs  d'une  famille.  Les  femmes  ont  acquis ,  au 
contraire,  l'avantage  de  recevoir  exclusivement  les 
caresses  d'un  seul  homme.  J'avoue  cependant  que , 
malgré  le  rapport  unanime  des  missionnaires  sur 
cette  prétendue  polygamie ,  je  n'ai  jamais  pu  con- 
cevoir qu'elle  ait  pu  s'établir  chez  une  nation  sau- 
vage ,  car  le  nombre  des  hommes  y  étant  à  peu 
près  égal  à  celui  des  femmes ,  il  devait  en  résulter 
pour  plusieurs  une  continence  forcée,  à  moins  que 
la  fidélité  conjugale  n'y  fût  point  aussi  rigoureu- 
sement observée  que  dans  les  missions,  où  les  re- 
ligieux se  sont  constitués  les  gardiens  de  la  vertu 
des  femmes.  Une  heure  après  le  souper,  ils  ont 
soin  d'enfermer  sous  clef  toutes  celles  dont  les 
maris  sont  absens,  ainsi  que  les  jeunes  filles  au- 
dessus  de  neuf  ans,  et  pendant  le  jour  ils  en  con- 
fient la  surveillance  à  des  yiaîrones.  Tant  de  pré- 


240  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

cautions  sont  encore  insuffisantes,  et  nous  avons 
vu  des  hommes  au  bloc  et  des  femmes  aux  fers 
pour  avoir  trompé  la  vigilance  de  ces  argus  fe- 
melles, qui  n'ont  pas  assez  de  deux  yeux. 

Les  Indiens  convertis  ont  conservé  tous  les  an- 
ciens usages  que  leur  nouvelle  religion  ne  prohibe 
pas  :  mêmes  cabanes ,  mêmes  jeux ,  mêmes  habil- 
lemens.  Celui  du  plus  riche  consiste  en  un  manteau 
de  peau  de  loutre  qui  couvre  ses  reins  et  descend 
au-dessous  des  aines  ;  les  plus  paresseux  n'ont  qu'un 
simple  morceau  de  toile  que  la  mission  leur  four- 
nit pour  cacher  leur  nudité,  et  un  petit  manteau 
de  peau  de  lapin  couvre  leurs  épaules  et  descend 
jusqu'à  la  ceinture  :  il  est  attaché  avec  une  ficelle 
sous  le  menton.  Le  reste  du  corps  est  absolument 
nu,  ainsi  que  la  tète  ;  quelques-uns  cependant  ont 
des  chapeaux  de  paille  très  bien  nattés. 

L'habillement  des  femmes  est  un  manteau  de  peau 
de  cerf  mal  tannée.  Celles  des  missions  sont  dans 
l'usage  d'en  faire  un  petit  corset  à  manches  :  c'est 
leur  seule  parure,  avec  un  petit  tablier  de  jonc  et 
une  jupe  de  peau  de  cerf,  qui  couvre  leurs  reins  et 
descend  à  mi-jambe.  Les  jeunes  filles  au-dessous  de 
neuf  ans  n'ont  qu'une  simple  ceinture,  et  les  en- 
fans  de  l'autre  sexe  sont  tout  nus. 

Les  cheveux  des  hommes  et  des  femmes  sont 
coupés  à  quatre  ou  cinq  pouces  de  leur  racine. 


LA  PÉROUSE.  241 

Les  Indiens  des  rancheries  \  n'ayant  point  d'instru- 
mens  de  fer,  font  cette  opération  avec  des  tisons 
allumés.  Ils  sont  aussi  dans  l'usage  de  se  peindre 
le  corps  en  rouge  et  en  noir  lorsqu'ils  sont  en  deuil. 
Les  missionnaires  ont  proscrit  la  première  de  ces 
peintures,  mais  ils  ont  été  obligés  de  tolérer  l'autre, 
parce  que  ces  peuples  sont  vivement  attachés  à 
leurs  amis.  Ils  versent  des  larmes  lorsqu'on  leur  en 
rappelle  le  souvenir,  quoiqu'ils  les  aient  perdus 
depuis  long -temps;  ils  se  croient  même  offensés 
si  par  inadvertance  on  a  prononcé  leur  nom  devant 
eux.  Les  liens  de  la  famille  ont  moins  de  force  que 
ceux  de  l'amitié  :  les  enfans  reconnaissent  à  peine 
leur  père  ;  ils  abandonnent  sa  cabane  lorsqu'ils  sont 
capables  de  pourvoir  à  leur  subsistance  :  mais  ils 
conservent  un  plus  long  attachement  pour  leur 
mère  qui  les  a  élevés  avec  une  extrême  douceur, 
et  ne  les  a  battus  que  lorsqu'ils  ont  montré  de  la 
lâcheté  dans  leurs  petits  combats  contre  des  enfans 
du  même  âge. 

Les  vieillards  des  rancheries  qui  ne  sont  plus  en 
état  de  chasser  vivent  aux  dépens  de  tout  leur 
village,  et  sont  assez  généralement  considérés.  Les 
sauvages  indépendans  sont  très  fréquemment  en 
guerre  ;  mais  la  crainte  des  Espagnols  leur  fait  res- 
pecter les  missions ,  el  ce  n'est  peut-être  pas  un€ 
des  moindres  causes  de  l'augmentation  des  villages 

'  Nom  des  villages  des  Indiens  indépendans. 

XII.  JC 


242  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

chréliens.  Leurs  armes  sonl  lare  et  les  flèches 
armées  d'un  silex  très  artlstement  travaillé  :  ces 
arcs  en  bois  et  doublés  d'un  nerf  de  bœuf  sont 
très  supérieurs  à  ceux  des  habitans  de  la  baie  des 
Français. 

On  nous  assura  qu'ils  ne  mangeaient  ni  leurs 
prisonniers  ni  leurs  ennemis  tués  à  la  guerre;  que 
cependant,  lorsqu'ils  avaient  vaincu  Ct  mis  à  mort 
sur  le  champ  de  bataille  des  chefs  ou  des  hommes  très 
courageux,  ils  en  mangeaient  quelques  morceaux, 
moins  en  signe  de  haine  et  de  vengeance  que 
comme  un  hommage  qu'ils  rendaient  à  leur  valeur, 
et  dans  la  persuasion  que  cette  nourriture  était 
propre  à  augmenter  leur  courage.  Us  enlèvent , 
comme  au  Canada,  la  chevelure  des  vaincus,  et  ar- 
rachent leurs  yeux,  qu'ils  ont  l'art  de  préserver  de 
la  corruption,  et  qu'ils  conservent  précieusement 
comme  des  signes  de  leur  victoire.  Leur  usage  est 
de  brûler  les  morts,  et  d'en  déposer  les  cendres 
dans  des  moraïs. 

Ils  ont  deux  jeux  qui  occupent  tous  leurs  loisirs: 
le  premier,  auquel  ils  donnent  le  nom  de  takersia , 
consiste  à  jeter  et  à  faire  rouler  un  petit  cercle  de 
trois  pouces  de  diamètre  dans  un  espace  de  dix 
toises  en  carré,  nettoyé  d'herbe  et  entouré  de  fas- 
cines. Les  deux  joueurs  tiennent  chacun  une  ba- 
guette de  la  grosseur  d'une  canne  ordinaire,  et  de 
cinq  pieds  de  long  :  ils  cherchent  à  faire  passer  cette 


LA   PÉROUSE.  243 

baguette  dans  le  cercle  pendant  qu'il  est  en  mou- 
vement: s'ils  y  réussissent,  ils  gagnent  deux  points; 
et  si  le  cercle,  en  cessant  de  rouler,  repose  sim- 
plement sur  leur  bâton ,  ils  en  gagnent  un  :  la  partie 
est  en  trois  points.  Ce  jeu  leur  fait  faire  un  violent 
exercice ,  parce  que  le  cercle  ou  les  baguettes  sont 
toujours  en  action. 

L'autre  jeu,  nommé  loussi ,  est  plus  tranquille: 
on  le  joue  à  quatre ,  deux  de  chaque  côté.  Chacun 
à  son  tour  cache  dans  une  de  ses  mains  un  mor- 
ceau de  bois,  pendant  que  son  partenaire  fait  mille 
gestes  pour  occuper  l'attention  des  adversaires.  Il 
est  assez  curieux  pour  un  observateur  de  les  voir 
accroupis  les  uns  vis-à-vis  des  autres,  gardant  le 
plus  profond  silence ,  observant  les  traits  du  visage 
et  les  plus  petites  circonstances  qui  peuvent  les  aider 
à  deviner  la  main  qui  cache  le  morceau  de  bois. 
Ils  gagnent  ou  perdent  un  point  suivant  qu'ils 
ont  bien  ou  mal  rencontré;  et  ceux  qui  l'ont  gagné 
ont  droit  de  cacher  à  leur  tour.  La  partie  est  eu 
cinq  points:  l'enjeu  ordinaire  est  des  rassades,  et, 
chez  les  Indiens  indépendans,  les  faveurs  de  leurs 
femmes.  Ceux-ci  n'ont  aucune  connaissance  d'un 
dieu  ni  d'un  avenir,  à  l'exception  de  quelques  na- 
tions du  Sud  qui  en  avaient  une  idée  conFuse  avant 
l'arrivée  des  missionnaires.  Ils  plaçaient  leur  pa- 
radis au  milieu  des  mers,  où  les  élus  jouissaient 
d'une  fraîcheur  qu'ils  ne  rencontrent  jamais  dans 


214  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

leurs  sables  brûians,  et  ils  supposaient  l'enfer  dans 

le  creux  des  montagnes. 

La  Californie  septentrionale,  dont  rétablissement 
le  plus  au  nord  est  Saint-François,  par  37  degrés 
58  minutes  de  latitude,  n'a  de  bornes,  suivant  l'o- 
pinion du  gouverneur  de  Monterey,  que  celles  de 
l'Amérique;  et  nos  vaisseaux,  en  pénétrant  jusqu'au 
mont  Saint-Elie,  n'en  ont  pas  atteint  les  limites. 
Aux  motifs  de  piété  qui  avaient  déterminé  l'Espa- 
gne à  sacrifier  des  sommes  considérables  pour 
l'entretien  de  ses  presidios  et  des  missions,  se  joi- 
gnent aujourd'hui  de  puissantes  raisons  d'Etat,  qui 
peuvent  diriger  l'attention  du  gouvernement  vers 
cette  précieuse  partie  de  l'Amérique,  où  les  peaux 
de  loutre  sont  aussi  communes  qu'aux  îles  Aléou- 
tiennes  et  dans  les  autres  parages  fréquentés  par 
les  Russes. 

On  ne  peut  assez  s'étonner  que  les  Espagnols, 
ayant  des  rapports  si  prochains  et  si  fréquens  avec 
la  Chine  par  Manille,  aient  ignoré  jusqu'à  présent 
la  valeur  de  la  précieuse  fourrure  des  loutres.  C'est 
au  capitaine  Cook,  c'est  à  la  publication  de  son 
ouvrage  qu'ils  doivent  ce  trait  de  lumière  :  ainsi 
ce  grand  homme  a  voyagé  pour  toutes  les  nations, 
et  la  sienne  n'a  sur  les  autres  que  la  gloire  de  l'en 
treprise  et  celle  de  l'avoir  vu  naître. 

La  loutre  est  un  amphibie  aussi  commun  sur 
toute  la  côte  occidentale  de  l'Amérique,  depuis  le 


LA    PEROUSE.  245 

28*  degré  jusqu'au  60*,  que  les  loups  marins  sur 
la  côte  du  Labrador  et  de  la  baie  d'Hudson.  Les 
Indiens,  qui  ne  sont  pas  aussi  bons  marins  que  les 
Esquimaux,  et  dont  les  canots, à  Monterey,  ne  sont 
faits  que  de  joncs  * ,  les  prennent  à  terre  avec  des 
lacs ,  ou  les  assomment  à  coups  de  bâton  lorsqu'ils 
les  trouvent  éloignées  du  rivage.  Pour  cet  effet,  ils 
se  tiennent  cachés  derrière  des  roches,  car  au 
moindre  bruit  cet  animal  s'effraie  et  plonge  tout 
de  suite  dans  l'eau.  Avant  cette  année,  une  peau  de 
loutre  n'avait  pas  plus  de  valeur  que  deux  peaux 
de  lièvre.  Les  Espagnols  ne  soupçonnaient  pas 
qu'elle  pût  être  recherchée:  ils  n'en  avaient  jamais 
envoyé  en  Europe;  et  Mexico  était  un  pays  trop 
chaud  pour  qu'on  pût  supposer  qu'elles  y  fussent 
d'aucun  débit. 

La  JNouvelle-Californie ,  malgré  sa  fertilité,  ne 
compte  pas  encore  un  seul  habitant  -  ;  quelques 
soldats,  mariés  avec  des  Indiennes,  qui  demeurent 
dans  l'intérieur  des  forts  ou  qui  sont  répandus 
comme  des  escouades  de  maréchaussée  dans  les 
différentes  missions ,  constituent  jusqu'à  présent 
toute  la  nation  espagnole  de  cette  partie  de  l'Amé- 
rique. Elle  ne  le  céderait  en  rien  à  la  Virginie,  qui 

'  Ceux  du  canal  de  Sainte-Barbe  et  de  San-Die^ifo  ont  des  pi- 
rojTues  de  bois  construites  à  peu  près  comme  celles  des  habitans 
de  Mowée ,  mais  sans  balancier. 

*  Aujourd'hui ,  c'est-à-dire  en  1833,  la  Nouvelle- Californie 
compte  à  Monterey,  sa  capitale,  environ  3,000  indififènes. 


216  VOYAGES  AUTOUR  Dl    MONDE, 

lui  est  opposée,  si  elle  était  à  une  moindre  dis- 
tance de  l'Europe  ;  mais  sa  proximité  de  l'Asie 
pourrait  l'en  dédommager,  et  je  crois  que  de  bon- 
nes lois ,  et  surtout  la  liberté  du  commerce ,  lui 
procureraient  bientôt  quelque  population.  Le  grand 
nombre  de  célibataires  des  deux  sexes,  qui,  par 
principe  de  perfection,  se  sont  voués  à  cet  état,  et 
la  politique  constante  du  gouvernement  de  n'ad- 
mettre qu'une  religion  et  d'employer  les  moyens 
les  plus  violens  pour  la  maintenir,  ont  opposé 
jusqu'à  ce  jour  un  obstacle  à  tout  accroissement. 

Le  régime  des  peuplades  converties  au  christia- 
nisme serait  plus  favorable  à  la  population ,  si  la 
propriété  et  une  certaine  liberté  en  étaient  la 
base  :  cependant ,  depuis  l'établissement  des  diffé- 
rentes missions  de  la  Californie  septentrionale , 
les  Pères  y  ont  baptisé  sept  mille  sept  cent  un  In- 
diens des  deux  sexes,  et  enterré  seulement  deux 
mille  trois  cent  quatre-vingt-huit  ;  mais  il  faut  re- 
marquer que  ce  calcul  n'apprend  pas ,  comme  ceux 
de  nos  villes  d'Europe,  si  la  population  augmente 
ou  diminue,  parce  qu'ils  baptisent  tous  les  jours 
des  Indiens  indépendans  :  il  en  résulte  seulement 
que  le  christianisme  se  propage,  et  j'ai  déjà  dit  que 
les  affaires  de  l'autre  vie  ne  pouvaient  être  en  meil- 
leures mains. 

Dès  le  jour  de  notre  arrivée   nous  nous  étions 
occupés  du  soin  de  faire  notre  eau  et  notre  bois: 


LA  PÉROUSE.  247 

il  nous  était  permis  de  le  couper  le  plus  à  portée 
possible  de  nos  chaloupes.  Nos  botanistes,  de  leur 
côté,  ne  perdirent  pas  un  moment  pour  augmenter 
leur  collection  de  plantes;  mais  la  saison  n'était 
pas  Favorable  :  la  chaleur  de  l'été  les  avait  entière- 
ment desséchées ,  et  leurs  graines  étaient  répandues 
sur  la  terre.  Celles  que  M.  Collignon,  notre  jardi- 
nier ,  put  reconnaître  sont  la  grande  absinthe, 
l'absinthe  maritime,  l'aurone  mâle,  l'armoise,  le 
thé  du  Mexique,  la  verge  d'or  du  Canada,  l'aster 
(  œil  de  christ),  la  mille-feuille,  la  morelle  à  fruit 
noir,  la  perce-pierre  (criste-marine)  et  la  menthe 
aquatique.  Les  jardins  du  gouverneur  et  des  mis- 
sions étaient  remplis  d'une  infinité  de  plantes  po- 
tagères qui  furent  cueillies  pour  nous;  et  nos 
équipages  n'ont  eu,  dans  aucun  pays,  une  plus 
grande  quantité  de  légumes. 

Noslithologistes  n'étaient  pas  moins  zélés  que  les 
botanistes,  mais  ils  furent  encore  moins  heureux: 
ils  ne  rencontrèrent  sur  les  montagnes,  dans  les 
ravins,  sur  le  bord  de  la  mer,  qu'une  pierre  légère 
et  argileuse,  d'une  décomposition  facile,  et  qui  est 
une  espèce  de  marne,  ils  trouvèrent  aussi  des  blocs 
de  granit,  dont  les  veines  recelaient  du  feld-spath 
cristallisé,  quelques  morceaux  de  porphyre  et  de 
jaspe  roulés,  mais  nulle  trace  de  métal.  Les  coquilles 
n'y  sont  pas  plus  abondantes,  à  l'exception  de  su 
perbes  oreilles  de  mer,  dont  la  nacr-e  est  du  plus 


248  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

bel  orient.  Elles  ont  jusqu'à  neuf  pouces  de  lon- 
gueur, sur  quatre  de  largeur;  tout  le  reste  ne  \aut 
pas  le  soin  qu'on  se  donnerait  à  la  rassembler  K  La 
côte  orientale  et  méridionale  de  l'ancienne  Cali- 
fornie est  bien  plus  riche  dans  cette  partie  de  l'his- 
toire naturelle  :  on  y  trouve  des  huîtres  dont  les 
perles  égalent  en  beauté  et  en  grosseur  celles  de 
Geylan  ou  du  golfe  Persique.  Ce  serait  encore  un 
article  d'une  grande  valeur  et  d'un  débit  assuré  à 
la  Chine;  mais  il  est  impossible  aux  Espagnols  de 
suffire  à  tous  leurs  moyens  d'industrie. 

Le  22  au  soir  tout  était  embarqué  :  nous  prîmes 
congé  du  gouverneur  et  des  missionnaires.  Nous 
emportions  autant  de  provisions  qu'à  notre  sortie 
de  la  Conception.  Nous  avions  une  riche  basse- 
cour  ,  du  grain  ,  des  fèves ,  des  pois  ,  que  nous 
avaient  donnés  les  missionnaires.  Ils  ne  voulaient 
recevoir  aucun  paiement ,  et  ils  ne  cédèrent  qu'aux 
représentations  que  nous  leur  fîmes,  qu'ils  n'étaient 
qu'administrateurs  et  non  propriétaires  des  biens 
des  missions. 

r  On  y  trouve  de  petites  olives,  des  buccins  et  différens  lima- 
çons de  mer  qui  n'offrent  rien  de  curieux. 


LA  PEROUSE.  249 

§   12. 

Vocabulaire  de  la  langue  des  différentes  peuplades  qui  sont  aux 
environs  de  3Ionterey,  et  remarques  sur  leur  prononciation. 

Il  n'est  peut-être  aucun  pays  où  les  différens 
idiomes  soient  aussi  multipliés  que  dans  la  Cali- 
fornie septentrionale.  Les  nombreuses  peuplades 
qui  divisent  cette  contrée ,  quoique  très  près  les  unes 
des  autres ,  vivent  isolées  et  ont  chacune  une  lan- 
gue particulière.  C'est  la  difficulté  de  les  apprendre 
toutes  qui  console  les  missionnaires  de  n'en  savoir 
aucune  :  ils  ont  besoin  d'un  interprète  pour  leurs 
sermons  et  leurs  exhortations  à  l'heure  de  la  mort. 

Monterey  et  la  mission  de  San-Carlos  qui  en 
dépend  comprennent  le  pays  des  Achastliens  et 
des  Ecclemachs.  Les  deux  langues  de  ces  peu- 
ples ,  en  partie  réunis  dans  la  même  mission ,  en 
formeraient  bientôt  une  troisième ,  si  les  Indiens 
chrétiens  cessaient  de  communiquei*  avec  ceux  des 
rancheries.  La  langue  des  Achastliens  est  propor- 
tionnée au  faible  développement  de  leur  intelli- 
gence. Comme  ils  ont  peu  d'idées  abstraites ,  ils  ont 
peu  de  mots  pour  les  exprimer.  Ils  ne  nous  ont 
point  paru  distinguer  par  des  noms  différens  toutes 
les  espèces  d'animaux  :  ils  donnent  le  même  nom, 
ouakeche ,  aux  crapauds  et  aux  grenouille^  ;  ils  ne 
différencient  pas  davantage  les  végétaux  qu'ils  cm- 


250  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

ploient  à  un  même  usage.  Leurs  épitliètes,  pour 
qualifier  les  objets  moraux,  sont  presque  toutes 
empruntées  des  sensations  du  goût ,  qui  est  le  sens 
qu'ils  aiment  le  plus  à  satisfaire  :  c'est  ainsi  qu'ils 
se  servent  du  mot  missich  pour  désigner  un  homme 
bon  et  un  aliment  savoureux,  et  qu'ils  donnent  le 
nom  de  heches  à  un  homme  méchant  et  à  des  vian- 
des corrompues. 

Ils  distinguent  le  phiriel  du  singuher;  ils  con- 
juguent quelques  temps  de  verbes,  mais  ils  n'ont 
aucune  décHnaison.  Leurs  substantifs  sont  beau- 
coup plus  nombreux  que  leurs  adjectifs,  et  ils 
n'emploient  jamais  les  labiales  F,  B,  ni  la  lettre  X; 
ils  ont  le  chr  comme  au  port  des  Français  :  chrskon- 
der ,  oiseau;  chruh ,  cabane;  mais  leur  prononcia- 
îion  est  en  général  plus  douce. 

La  diphthongueoM  se  trouve  dans  plus  de  la  moitié 
des  mots:  choiiroui,  chanter;  touroiin ,  la  peau; 
touows ,  ongle;  et  les  consonnes  initiales  les  plus 
communes  sont  le  T  et  le  K  :  les  terminaisons  va- 
rient très  souvent. 

Us  se  servent  de  leurs  doigts  pour  compter  jus- 
qu'à dix  :  peu  d'entre  eux  peuvent  le  faire  de 
mémoire  et  indépendamment  de  quelque  signe 
matériel.  S'ils  veulent  exprimer  le  nombre  qui  suc- 
cède à  huit,  ils  commencent  par  compter  avec  leurs 
doigts,  un,  deux,  etc.,  et  s'arrêtent  lorsqu'ils  ont 


LA  PÉROCSE.  251 

prononcé  neuf  :  il  est  rare  qu'ils  parviennent  au 
nombre  cinq  sans  ce  secours. 

Le  pays  des  Ecclemachs's'étend  à  plus  de  vingt 
lieues  à  l'est  de  Monterey.  La  langue  de  ses  habi- 
tans  diffère  absolument  de  toutes  celles  de  leurs 
voisins  :  elle  a  même  plus  de  rapport  avec  nos  lan- 
gues européennes  qu'avec  celles  de  l'Amérique.  Ce 
phénomène  grammatical ,  le  plus  curieux  h  cet 
égard  qui  ait  encore  été  observé  sur  ce  continent , 
intéressera  peut-être  les  savans  qui  cherchent  dans 
la  comparaison  des  langues  l'histoire  de  la  trans- 
plantation des  peuples.  Il  paraît  que  les  langues  de 
l'Amérique  ont  un  caractère  distinctif  qui  les  sé- 
pare absolument  de  celles  4e  l'ancien  continent.  En 
les  rapprochant  de  celles  du  Brésil ,  du  Chili ,  d'une 
partie  de  la  Californie,  ainsi  que  des  nombreux 
vocabulaires  donnés  par  les  différens  voyageurs, 
on  voit  que  généralement  les  langues  américaines 
manquent  de  plusieurs  lettres  labiales,  et  plus 
particulièrement  de  la  lettre  F ,  que  les  Ecclemachs 
emploient  et  prononcent  comme  les  Européens. 
L'idiome  de  cette  nation  est  d'ailleurs  plus  riche 
que  cekii  des  autres  peuples  de  la  Californie, 
quoiqu'il  ne  puisse  être  comparé  aux  langues  des 
nations  civilisées.  Si  l'on  se  pressait  de  conclure  de 
ces  observations  que  les  Ecclemachs  sont  étrangers 
à  cette  partie  de  l'Amérique,  il  faudrait  admettre 
au  moins  qu'ils  l'habitent  depuis  long-temps;  car 


252  VOYAGES  AtSïOlJH  DU  MONDE, 

ils  ne  diffèrent  en  rien  par  la  couleur,  par  les 
traits,  et  généralement  par  toutes  les  formes  exté- 
rieures des  autres  peuples  de  cette  contrée. 

§  13. 

Départ  de  Monterey.  Projet  de  la  route  que  nous  nous  proposons 
de  suivre  en  traversant  l'Océan  occidental  jusqu'à  la  Chine. 
Vaine  recherche  de  l'île  de  Nostra-Segnora-de-la  Gorta  Décou- 
verte de  l'île  Necker.  Rencontre  pendant  la  nuit  d'une  vigie 
sur  laquelle  nous  faillîmes  nous  perdre.  Vaine  recherche  des 
îles  de  la  Mira  et  des  Jardins.  Nous  avons  connaissance  de  l'île 
de  l'Assomption  des  Mariannes.  Description  et  véritable  posi- 
tion de  cette  île  en  latitude  et  en  longitude.  Nous  déterminons 
la  longitude  et  la  latitude  des  îles  Bashées.  Nous  mouillons  dans 
la  rade  de  Macao. 

■r 

La  partie  du  Grand-Océan  que  nous  avions  à 
traverser  pour  nous  rendre  à  Macao  est  jusqu'à 
présent,  1786,  une  mer  presque  inconnue,  sur 
laquelle  nous  pouvions  espérer  de  rencontrer  quel- 
ques îles  nouvelles.  Les  Espagnols  ,  qui  seuls  la 
fréquentent,  n'ont  plus  depuis  long-temps  cette 
ardeur  des  découvertes  que  la  soif  de  l'or  avait 
peut-être  excitée,  mais  qui  leur  faisait  braver  tous 
les  dangers.  A  l'ancien  enthousiasme  a  succédé  le 
froid  calcul  de  la  sécurité.  Leur  route,  pendant 
la  traversée  d'Acapulco  à  Manille,  est  renfermée 
dans  un  espace  de  vingt  lieues,  entre  le  iS^  de- 
gré de  latitude  et  le  14^;  à  leur  retour,  ils  par- 
courenl    à  peu  près   le  quarantième   parallèle,    à 


LA  PÉROUSE.  253 

l'aide  des  vents  d'ouest  qui  sont  très  fréquens  dans 
ces  parages.  Certains,  par  une  longue  expérience, 
de  n'y  rencontrer  ni  vigies  ni  basses,  ils  peuvent 
naviguer  la  nuit  avec  aussi  peu  de  précaution  que 
dans  les  mers  d'Europe.  Leurs  traversées  étant  plus 
directes  sont  plus  courtes,  et  les  intérêts  de  leurs 
commettans  en  sont  moins  exposés  à  être  anéantis 
par  des  naufrages. 

Notre  campagne  ayant  pour  objet  de  nouvelles 
découvertes  et  le  progrès  de  la  navigation  dans  les 
mers  peu  connues ,  nous  évitions  les  routes  fré- 
quentées avec  autant  de  soin  que  les  galions  en 
mettent,  au  contraire,  à  suivre  en  quelque  sorte 
le  sillon  du  vaisseau  qui  les  a  précédés.  Nous  étions 
cependant  assujettis  à  naviguer  dans  la  zone  des 
vents  alises  :  nous  n'aurions  pu,  sans  leur  se- 
cours, nous  flatter  d'arriver  en  six  mois  à  la  Chine, 
et  conséquemment  de  suivre  le  plan  ultérieur  de 
notre  voyage. 

En  partant  de  Monterey ,  je  formai  le  projet  de 
diriger  ma  route  au  sud-ouest,  jusque  par  28  de- 
grés de  latitude ,  parallèle  sur  lequel  quelques  géo- 
graphes ont  placé  File  de  Nostra-Segnora-de-la- 
Gorta.  Toutes  mes  recherches,  pour  connaître  le 
voyageur  qui  a  fait  anciennement  cette  découverte 
ont  été  infructueuses  :  j'ai  en  vain  feuilleté  mes 
notes  et  tous  les  voyages  imprimés  qui  étaient  à 
bord  des  deux  frégates;  je  n'ai  trouvé  ni   l'histoire 


254  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

ni  le  roinan  de  cette  ile,  et  je  crois  que  c'est  seule- 
ment d'après  la  carte  prise  par  l'amiral  Anson  sur 
le  galion  de  Manille  que  les  géographes  ont  conti- 
nué de  lui  donner  une  place  dans  le  Grand-Océan. 

Je  m'étais  procuré  à  Monterey  une  carte  espa- 
gnole manuscrite  de  ce  même  océan.  Cette  carte 
diffère  très  peu  de  celle  que  l'éditeur  du  voyage  de 
l'amiral  Anson  a  fait  graver,  et  l'on  peut  assurer 
que,  depuis  la  prise  du. galion  de  Manille  par  cet 
amiral,  même  depuis  deux  siècles,  on  n'a  fait 
quelque  progrès  dans  la  connaissance  de  cette  mer 
qu'à  cause  de  la  rencontre  heureuse  des  îles  Sand- 
wich ,  la  Résolution  et  la  Découverte  étant ,  avec  la 
Boussole  et  l'Astrolabe ,  les  seuls  bàtimens  qui ,  de- 
puis deux  cents  ans ,  se  soient  écartés  des  routes 
tracées  par  les  galions  ^ 

Les  vents  contraires  et  les  calmes  nous  retinrent 
deux  jours  à  vue  de  Monterey  ;  mais  bientôt  ils  se 
fixèrent  au  nord-ouest,  et  me  permirent  d'atteindre 
le  vingt-huitième  parallèle,  sur  lequel  je  me  pro- 
posais de  parcourir  l'espace  de  cinq  cents  lieues, 
jusqu'à  la  longitude  assignée  à  l'île  de  Nostra= 
Segnora- de-la- Gor ta.  C'était  moins  dans  Tespoir 
de  la  rencontrer  que  pour  l'effacer  des  cartes , 
parce  qn  il  serait  à  désirer,  pour  le  bien  de  la  na- 
vigation, que  des  îles  mal  déterminées  en  latitude 

'  L'amiral  Anson  et  différens  flibustiers  n'ayant  eu  pour  objei 
que  de  faire  des  prises,  opl  toujours  suivi  la  route  ordinaire. 


LA  PÉROUSE.  255 

et  en  longitude  restassent  clans  l'oubli  et  Fussent 
ignorées  jusqu'au  moment  c^ii  des  observations 
exactes,  au  moins  en  latitud^eussent  marqué  leur 
véritable  place  sur  une  ligne,  si  toutefois  des  ob- 
servations de  longitude  n'avaient  pas  permis  de 
leur  assigner  le  point  précis  qu'elles  occupent  sur 
le  globe.  J'avais  le  projet  de  décliner  ensuite  vers 
le  sud-ouest,  et  de  couper  la  route  du  capitaine 
Clerke  au  20*^  degré  de  latitude,  et  par  le  179*"  de- 
gré de  longitude  orientale ,  méridien  de  Paris  : 
c'est  à  peu  près  le  point  où  ce  capitaine  anglais 
fut  obligé  d'abandonner  cette  route  pour  se  rendre 
au  Kamtschatka. 

Ma  traversée  fut  d'abord  très  heureuse  :  les  vents 
du  nord-est  succédèrent  au  vent  de  nord-ouest , 
et  je  ne  doutai  pas  que  nous  n'eussions  atteint  la 
région  des  vents  constans  :  mais  dès  le  18  octobre 
1786,  ils  passèrent  à  l'ouest,  et  ils  y  furent  aussi 
opiniâtres  que  dans  les  hautes  latitudes ,  ne  va- 
riant que  du  nord-ouest  au  sud-ouest.  Je  luttai 
pendant  huit  ou  dix  jours  contre  ces  obstacles, 
profitant  des  différentes  variations  pour  m'élever 
à  l'ouest ,  et  gagner  enfin  la  longitude  sur  laquelle 
je  m'étais  proposé  d'arriver. 

Les  pluies  et  les  orages  furent  presque  conti- 
nuels :  l'humidité  était  extrême  dans  nos  entre- 
ponts; toutes  les  bardes  des  matelots  étaient  mouil- 
lées ,  et  je  craignais  beaucoup  que  le  scorbut  ne 


256  VOYAGES  AUTOUR  DU   MONDE, 

fût  la  suite  de  ce  contre-temps  ;    mais  nous  n'a- 
vions plus  que  quelques  degrés  à  parcourir  pour 
parvenir   au  méridien   que  je   voulais  atteindre  : 
j'y  arrivai  le  27  octobre.  Nous  n'eûmes  d'autre  in- 
dice de  terre  que  deux  espèces  de  coulons-chauds  ^ 
qui   furent   pris    à  bord   de  Ustrolabe;  mais  ils 
étaient  si  maigres  qu'il  nous  parut  très  possible  qu'ils 
se  fussent  égarés  sur  les  mers  depuis  long-temps, 
et   ils    pouvaient  venir    des  îles  Sandwich,  dont 
nous  n'étions  éloignés  que   de  cent  vingt  lieues. 
L'île  Nostra-Segnora-de-la-Gorta  étant  portée  sur 
ma  carte  espagnole   45  minutes  plus  au  sud ,  et 
4  degrés  plus  à  l'ouest  que  sur  la  carte  de  l'amiral 
Anson,  je  dirigeai  ma  route  dans   le  dessein  de 
passer  sur  ce  second  point,  et  je  ne  fus  pas  plus 
heureux.  Les  vents  d'ouest  continuant  toujours  à 
souffler  dans  ces  parages,  je  cherchai  à  me  rap- 
procher du  tropique  pour  trouver  enfin  les  vents 
alises  qui  devaient  nous  conduire  en  Asie,  et  dont 
la  température  me  paraissait  plus  propre  à  main- 
tenir la  bonne  santé  de  nos  équipages.  Nous  n'a- 
vions encore  aucun  malade;  mais  notre  voyage  , 
quoique  déjà  très  long,  était  à  peine  commencé, 
relativement  à  l'espace  immense  qui  nous  restait 
à  parcourir.  Si  le  vaste  plan  de  notre  navigation 
n'effrayait  personne  ,  nos  voiles  et  nos  agrès  nous 

"  Ce  sont  des  oiseaux  de  rivage  plus  particulièrement  connus 
sous  le  nom  d'aloueltes  de  mer. 


LA  PÉROUSE.  257 

avertissaient  chaque  jour  que  nous  tenions  cons- 
tamment la  mer  depuis  seize  mois.  A  chaque  ins- 
tant nos  manœuvres  se  rompaient,  et  nos  voiliers 
ne  pouvaient  suffire  à  réparer  des  toiles  qui  étaient 
presque  entièrement  usées.  Nous  avions  à  la  vé- 
rité des  rechanges  à  bord ,  mais  la  longueur  pro- 
jetée de  notre  voyage  exigeait  la  plus  sévère  éco- 
nomie. Près  de  la  moitié  de  nos  cordages  était 
déjà  hors  de  service,  et  nous  étions  bien  loin  d'être 
à  la  moitié  de  notre  navigation. 

Le  3  novembre  ,  par  24  degrés  4  minutes  de  la- 
titude nord,  et  165  degrés  2  minutes  de  longitude 
occidentale,  nous  fûmes  environnés  d'oiseaux  du 
genre  des  fous ,  des  frégates  et  des  hirondelles  de 
mer,  qui  généralement  s'éloignent  peu  de  terre  : 
nous  naviguâmes  avec  plus  de  précaution ,  faisant 
petites  voiles  la  nuit;  et  le  4  novembre  au  soir  nous 
eûmes  connaissance  d'une  île  qui  nous  restait  à 
quatre  ou  cinq  lieues  dans  l'ouest.  Elle  paraissait 
peu  considérable ,  mais  nous  nous  flattions  qu'elle 
n'était  pas  seule. 

Je  fis  signal  de  tenir  le  vent  et  de  rester  bord 
sur  bord  toute  la  nuit ,  attendant  le  jour  avec  la 
plus  vive  impatience  pour  continuer  notre  décou- 
verte. A  cinq  heures  du  matin ,  le  5  novembre , 
nous  n'étions  qu'à  trois  lieues  de  l'île,  et  j'arrivai 
vent  arrière  pour  la  reconnaître. 

Cette  île,  très  petite,  n'est   en    quelque  sorte 
XII.  17 


2-38  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

i[u'un  rocher  de  cinq  cents  toises  environ  de  lon- 
gueur, et  tout  au  plus  de  soixante  d'élévation  : 
on  n'y  voit  pas  un  seul  arbre,  mais  il  y  a  beaucoup 
d'herbe  vers  le  sommet.  Le  roc  nu  est  couvert 
de  fiente  4'oiseaux ,  et  paraît  blanc ,  ce  qui  le  fait 
contraster  avec  différentes  taches  rouges  sur  les- 
quelles riierbe  n'a  point  poussé.  J'en  approchai  à 
un  tiers  de  lieue;  les  bords  étaient  à  pic  comme 
un  mur,  et  la  mer  brisait  partout  avec  force  :  ainsi 
il  ne  fut  pas  possible  de  songer  à  y  débarquer. 
INous  avons  presque  entièrement  fait  le  tour  de 
cette  île.  Sa  latitude  et  sa  longitude  sont  23  de- 
grés 34  minutes  nord,  et  166  degrés  52  minutes 
à  l'occident  de  Paris  :  je  l'ai  nommée  île  Necker  '. 
Si  sa  stérilité  la  rend  peu  importante,  sa  position 
précise  devient  très  intéressante  aux  navigateurs 
auxquels  elle  pourrait  devenir  funeste.  Il  m'a  paru 
évident  que  l'île  INecker  n'est  plus  aujourd'hui  que 
le  sommet,  ou  en  quelque  sorte  le  noyau  d'une 
île  beaucoup  plus  considérable  que  la  mer  a  mi- 
née peu  à  peu,  parce  qu'elle  était  vraisemblable- 
ment composée  d'une  substance  tendre  ou  disso- 
luble;  mais  le  rocher  qu'on  aperçoit  aujourd'hui 
est  très  dur  :  il  bravera  pendant  bien  des  siècles  la 
lime  du  temps  et  les  efforts  de  la  mer. 

Nous  avions  une  si  belle  nuit  que  je  crus  pou- 
voir faire  route.  Vers  une  heure  et  demie  du  matin 

^  Cette  flécou verte  appartient  exclusivement  à  La  Pérouse. 


LA  PÉROUSE.  259 

nous  aperçûmes  des  brisans  à  deux  encablures  de 
l'avant  de  notre  frégate  :  la  mer  était  si  belle,  qu'ils 
ne  faisaient  presque  pas  de  bruit  et  ne  déferlaient 
que  de  loin  en  loin  et  très  peu.  L Astrolabe  en  eut 
connaissance  en  même  temps  :  ce  bâtiment  en  était 
un  peu  plus  éloigné  que  la  Boussole.  Nous  revîn- 
mes   à  l'instant  l'un  et  l'autre  sur  bâbord ,  le  cap 
au  sud-sud-est;  et  comme  la  frégate  fit  du  chemin 
pendant  cette  manœuvre,  je  ne  crois  pas  qu'on 
puisse  estimer  à  plus  d'une  encablure  la  distance 
où  nous  avons  été  de  ces  brisans.  Nous  venions 
d'échapper  au  danger  le  plus  imminent  où  des 
navigateurs  aient  pu  se  trouver,  et  je  dois  à  mon 
équipage  la  justice  de  dire  qu'il  n'y  a  jamais  eu ,  en 
pareille  circonstance  ,   moins  de  désordre  et   de 
confusion  :  la  moindre  négligence  dans  l'exécution 
des  manœuvres  que  nous  avions  à  faire  pour  nous 
éloigner  des  brisans  eût  nécessairement  entraîné 
notre  perte.  Nous  aperçûmes  pendant  près  d'une 
heure  la  continuation  de  ces  brisans  ;  mais  ils  s'é- 
loignaient dans  l'ouest,  et  à  trois  heures  on  les 
avait  perdus  de  vue.  Je  continuai  cependant  la  bor- 
dée du  sud-sud-est  jusqu'au  jour.  Il  fut  très  beau  et 
très  clair,  et  nous  n'eûmes  connaissance  d'aucun 
brisant,    quoique    nous    n'eussions   fait   que  cinq 
lieues  depuis  le  moment  où  nous  avions  changé  de 
route. 

Je  suis  persuadé  que  si  nous  n'avions   p,)s  re- 


260  VOYAGES  AUTOUIi  DU  MOx\DE. 

connu  plus  particulièrement  cette  vigie,  elle  aurait 
laissé  beaucoup  de  doutes  sur  la  réalité  de  son 
existence;  mais  il  ne  suffisait  pas  d'en  être  cer- 
tain et  d'avoir  échappé  au  danger,  je  voulais  en- 
core que  les  navigateurs  n'y  fussent  plus  exposés  : 
en  conséquence ,  à  la  pointe  du  jour,  je  fis  signal 
de  virer  de  bord  pour  la  retrouver.  Nous  en  eûnaes 
connaissance  à  huit  heures  du  matin  dans  le  nord- 
nord-ouest.  Je  forçai  de  voiles  pour  en  approcher, 
et  bientôt  nous  aperçûmes  un  îlot  ou  rocher 
fendu  de  cinquante  toises  au  plus  de  diamètre ,  et 
de  vingt  ou  vingt-cinq  d'élévation.  Il  était  placé 
sur  l'extrémité  nord-ouest  de  cette  batture ,  dont 
la  pointe  du  sud-est,  sur  laquelle  nous  avions  été 
si  près  de  nous  perdre ,  s'étendait  à  plus  de  quatre 
lieues  dans  cette  aire  de  vent.  Entre  l'îlot  et  les 
brisans  du  sud-est  nous  vîmes  trois  bancs  de  sable 
qui  n'étaient  pas  élevés  de  quatre  pieds  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer.  Ils  étaient  séparés  entre  eux 
par  une  espèce  d'eau  verdâtre  qui  ne  paraissait 
pas  avoir  une  brasse  de  profondeur;  des  rochers 
à  fleur  d'eau,  sur  lesquels  la  mer  brisait  avec  force , 
entouraient  cet  écueil,  comme  un  cercle  de  dia- 
mans  entoure  un  médaillon  ,  et  le  garantissaient 
ainsi  des  fureurs  de  la  mer.  INous  le  côtoyâmes  à 
moins  d'une  lieue  de  distance  dans  la  partie  de 
l'est ,  et  dans  celles  du  sud  et  de  l'ouest.  Il  ne  nous 
jx?sta  d'incertitude  que  pour  la  partie  du  nord  qui 


LA  PÉROUSE.  261 

n'avait  pu  être  aperçue  que  du  haut  des  mâts  et 
à  vue  d'oiseau  :  ainsi  il  est  possible  qu'elle  soit 
beaucoup  plus  étendue  que  nous  ne  l'avons  jugé  ; 
mais  sa  longueur,  du  sud-est  au  nord-ouest,  ou 
depuis  l'extrémité  des  brisans  qui  avaient  failli 
nous  être  si  funestes  jusqu'à  l'îlot,  est  de  quatre 
lieues.  La  position  géographique  de  cet  îlot ,  qui 
est  le  seul  endroit  apparent,  est  par  23  degrés 
45  minutes  de  latitude  nord,  et  168  degrés  10 
minutes  de  longitude  occidentale;  il  est  distant  de 
vingt-trois  lieues,  à  Fouest-quart-nord-ouest ,  de 
l'île  Necker  :  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  la 
pointe  de  l'est  en  est  à  quatre  lieues  plus  près.  J'ai 
nommé  cet  écueil  Basse  des  Frégates  françaises , 
parce  qu'il  s'en  est  fallu  de  très  peu  qu'il  n'ait  été 
le  dernier  terme  de  notre  voyage. 

Ayant  déterminé  avec  toute  la  précision  dont 
nous  étions  capables  la  position  géographique  de 
cette  basse ,  je  dirigeai  ma  route  à  l'ouest-sud-ouest. 
J'avais  remarqué  que  tous  les  nuages  paraissaient 
s'amonceler  dans  cette  aire  de  vent ,  et  je  me  flat- 
tais d'y  trouver  enfin  une  terre  de  quelque  impor- 
tance. Une  grosse  houle  qui  venait  de  l'ouest-nord- 
ouest  me  faisait  présumer  qu'il  n'y  avait  point  d'île 
au  nord  ,  et  j'avais  de  la  peine  à  me  persuader  que 
l'île  INecker  et  la  Basse  des  Frégates  françaises  ne 
précédassent  pas  un  archipel  peut-être  habité,  ou 
au  moins  habitable;  mais  mes  conjectures  ne  se 


202  VOYxVGES  AUTOUU  DU  MONDE, 

réalisèrent  pas;   bientôt  les   oiseaux  disparurent, 
et  nous  perdîmes  tout  espoir  de  rien  rencontrer. 

Je  ne  changeai  pas  le  plan  que  je  m'étais  fait  de 
couper  la  route  du  capitaine  Clerke  au  179*"  degré 
de  longitude  orientale ,  et  j'atteignis  ce  point  le 
16  novembre;  mais,  quoiqu'au  sud  du  tropique 
de  plus  de  deux  degrés,  nous  ne  trouvâmes  pas  ces 
vents  alises  qui  dans  l'océan  Atlantique  n'éprouvent 
par  cette  latitude  que  des  variations  légères  et  mo- 
mentanées ;  et  dans  un  espace  de  plus  de  huit  cents 
lieues,  jusqu'aux  environs  des  Mariannes ,  nous 
avons  suivi  le  parallèle  de  20  degrés  avec  des  vents 
presque  aussi  variables  que  ceux  qu'on  éprouve 
aux  mois  de  juin  et  juillet  sur  les  côtes  de  France. 

La  marche  régulièrement  variable  des  vents  dans 
cette  saison  et  par  cette  latitude  me  paraît  contre- 
dire l'opinion  de  ceux  qui  expliquent  la  constance 
et  la  régularité  des  vents  entre  les  tropiques  par 
le  mouvement  de  rotation  de  la  terre.  Il  est  assez 
extraordinaire  que,  sur  la  plus  vaste  mer  du  globe, 
sur  un  espace  où  la  réaction  des  terres  ne  peut 
avoir  aucune  influence,  nous  ayons  éprouvé  des 
vents  variables  pendant  près  de  deux  mois,  et  que 
ce  ne  soit  qu'aux  environs  des  Mariannes  que  les 
vents  se  soient  fixés  à  l'est  ^  Quoique  nous  n'ayons 

î  Si  la  cause  des  vents  alises  est  incertaine,  la  connaissance  de 
leur  existence  et  de  l'époque  à  laquelle  ils  régnent  n'en  est  pas 
moins  infiniment  utile  aux  navigateurs.  Ce  ne  sera  qu'après  avoir 


LA  PÉROLISE.  263 

sillonné  qu'une  seule  route  sur  cet  océan  ^  ce  n'est 
pas  un  fait  entièrement  isolé  ,  parce  que  notre 
traversée  a  duré  près  de  deux  mois.  Je  conviens 
cependant  qu'on  ne  doit  pas  en  conclure  que  la 
zone  comprise  entre  le  tropique  du  nord  et  le 
19^  degré  n'est  pas  dans  la  ligne  des  vents  alises  aux 
mois  de  novembre  et  de  décembre  :  une  seule  na- 
vigation ne  suffit  pas  pour  changer  ainsi  les  opi- 
nions reçues;  mais  on  peut  assurer  que  les  lois 
sur  lesquelles  elles  se  fondent  ne  sont  pas  si  géné- 
rales, qu'elles  ne  souffrent  beaucoup  d'exceptions, 
et  qu'elles  ne  se  refusent  conséquemment  aux 
explications  de  ceux  qui  croient  avoir  deviné  tous 
les  secrets  de  la  nature. 

Nous  eûmes  connaissance  des  îles  Mariannes  le 
14  décembre.  J'avais  dirigé  ma  route  dans  le  des- 
sein de  passer  entre  l'île  de  la  Mira  et  les  îles  Déserte 
et  des  Jardins,  mais  leurs  noms  oiseux  occupent  sur 
les  cartes  des  espaces  où  il  n'y  eut  jamais  de  terre, 
et  trompent  ainsi  les  navigateurs  qui  les  rencontre- 
ront peut-être  un  jour  à  plusieurs  degrés  au  nord 
ou  au  sud.  L'île  de  l'Assomption  elle-même ,  qui 
fait  partie  d'un  groupe  d'îles  si  connues  ,  sur  les- 
quelles nous  avons  une  histoire  en  plusieurs  volu- 
mes ,  est  placée  sur  la  carte  des  jésuites ,  copiée 

traversé  la  mer  du  Sud  dans  toutes  les  saisons,  et  à  plusieurs  re- 
prises, qu'on  pourra  établir  une  rèj^le  sûre.  Néanmoins  les  voya- 
}{os  connus  jusqu'à  ce  jour  prouvent  que  les  vents  de  la  partie  de 
Test  régnent  sur  les  mers  désignées  par  La  Pérouse. 


264  VOYAGES  AUTOUR  OU  MONDE, 

par  tous  les  géographes ,  30  minutes  trop  au  nord. 
Sa  véritable  position  est  par  19  degrés  45  minutes 
de  latitude  nord,  et  143  degrés  15  minutes  de 
longitude  orientale. 

Comme  nous  avons  relevé  du  mouillage  les 
Mangs  28  degrés  ouest  à  environ  cinq  lieues,  nous 
avons  reconnu  que  les  trois  rochers  de  ce  nom 
sont  aussi  placés  30  minutes  trop  au  nord  ;  et  il  est 
à  peu  près  certain  que  la  même  erreur  existe  pour 
Uracas,  la  dernière  des  îles  Mariannes,  dont  l'ar- 
chipel ne  s'étendrait  que  jusqu'à  20  degrés  20  mi- 
nutes de  latitude  nord.  I^es  jésuites  ont  assez  bien 
estimé  leurs  distances  entre  elles ,  mais  ils  ont  fait 
à  cet  égard  de  très  mauvaises  observations  astro- 
nomiques. Ils  n'ont  pas  jugé  plus  heureusement 
de  la  grandeur  de  l'Assomption  ,  car  il  est  probable 
qu'ils  n'avaient  d'autre  méthode  que  leur  estime. 
Ils  lui  attribuent  six  lieues  de  circonférence  :  les 
angles  que  nous  avons  pris  la  réduisent  à  la  moitié, 
et  le  point  le  plus  élevé  est  à  environ  deux  cents 
toises  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  L'imagination 
la  plus  vive  se  peindrait  difficilement  un  lieu  plus 
horrible  :  l'aspect  le  plus  ordinaire,  après  une  aussi 
longue  traversée ,  nous  eût  paru  ravissant  ;  mais  un 
cône  parfait,  dont  le  pourtour,  jusqu'à  quarante 
toises  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  était  aussi 
noir  que  du  charbon,  ne  pouvait  qu'affliger  notre 
vue ,  en  trompant  nos  espérances  ;  car  depuis  plu- 


LA  PÉROUSE.  265 

sieurs  semaines  nous  nous  entretenions  des  tortues 
et  des  cocos  que  nous  nous  flattions  de  trouver 
sur  une  des  îles  Mariannes. 

Nous  apercevions,  à  la  vérité,  quelques  cocotiers, 
qui  occupent  à  peine  la  quinziènae  partie  de  la 
circonférence  de  l'île ,  sur  une  profondeur  de 
quarante  toises,  et  qui  étaient  tapis,  en  quelque 
sorte  ^  à  i'abri  des  vents  d'est  :  c'est  le  seul  endroit 
où  il  soit  possible  aux  vaisseaux  de  mouiller.  L'As- 
trolabe avait  gagné  ce  mouillage  ;  j'avais  aussi  laissé 
tomber  l'ancre  à  une  portée  de  pistolet  de  cette 
frégate;  mais,  ayant  chassé  une  demi-encàblure , 
nous  perdîmes  fond,  et  fûmes  obligés  de  la  rele- 
ver avec  cent  brasses  de  câble,  et  de  courir  deux 
bords  pour  rapprocher  la  terre.  Ce  petit  malheur 
m'affligea  peu,  parce  que  je  voyais  que  l'île  ne 
méritait  pas  un  long  séjour.  Mon  canot  était  à  terre, 
commandé  par  M.  Boutin,  lieutenant  de  vaisseau, 
ainsi  que  celui  de  l'Astrolabe,  dans  lequel  M.  de 
Langle  s'était  embarqué  lui-même,  avec  MM.  La- 
martinière,  Vaujuas,  Prévost  et  le  père  Receveur. 
J'avais  observé ,  à  l'aide  de  ma  lunette ,  qu'ils 
avaient  eu  beaucoup  de  peine  à  débarquer  :  la  mer 
brisait  partout,  et  ils  avaient  profité  d'un  intervalle 
en  se  jetant  à  l'eau  jusqu'au  cou.  Ma  crainte  était 
que  le  rembarquement  ne  fût  encore  plus  difficile, 
la  lame  pouvant  augmenter  d'un  instant  à  l'autre  : 
c'était  désormais  le  seul  événement  qui  pût  m'y 


266  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

faire  mouiller,  car  nous  étions  tous  aussi  pressés 
d'en  partir  que  nous  avions  été  ardens  à  désirer 
d'y  arriver. 

Heureusement ,  à  deux  heures,  je  vis  revenir  nos 
canots ,  et  l'Astrolabe  mit  sous  voile.  M.  Boutin  me 
rapporta  que  l'ile  était  mille  fois  plus  horrible 
qu'elle  ne  le  paraissait  d'un  quart  de  lieue.  La  lave 
qui  a  coulé  a  formé  des  ravins  et  des  précipices, 
bordés  de  quelques  cocotiers  rabougris,  très  clair- 
semés, et  entremêlés  de  lianes  et  d'un  petit  nombre 
de  plantes,  entre  lesquelles  il  est  presque  impos- 
sible de  faire  cent  toises  en  une  heure.  Quinze  ou 
seize  personnes  furent  employées  depuis  neuf  heures 
du  matin  jusqu'à  midi  pour  porter  aux  deux  canots 
environ  cent  noix  de  coco  ,  qu'elles  n'avaient  que 
la  peine  de  ramasser  sous  les  arbres  ;  mais  l'extrême 
difficulté  consistait  à  les  porter  sur  le  bord  de  la 
mer,  quoique  la  distance  fût  très  petite.  La  lave 
sortie  d'un  cratère  s'est  emparée  de  tout  le  pour- 
tour du  cône,  jusqu'à  une  lisière  d'environ  qua- 
rante toises  vers  la  mer.  Le  sommet  paraît  en  quel- 
que sorte  comme  vitrifié,  mais  d'un  verre  noir  et 
couleur  de  suie.  JNous  n'avons  jamais  aperçu  le 
haut  de  ce  sommet:  il  est  toujours  resté  coiffé  d'un 
nuage;  mais,  quoique  nous  ne  l'ayons  pas  vu  fumer, 
l'odeur  de  soufre  qu'il  répandait  jusqu'à  une  demi- 
lieue  en  mer  m'a  fait  soupçonner  qu'il  n'était  pas 
entièrement  éteint,  et  qu'il   était  possible  que  sa 


LA  PÉUOUSE.  2é7 

dernière  éruption  ne  fût  pas  ancienne,  car  il  ne 
paraissait  aucune  trace  de  décomposition  sur  la 
lave  du  milieu  de  la  montagne. 

Tout  annonçait  qu'aucune  créature  humaine,  au- 
cun quadrupède,  n'avait  jamais  été  assez  malheu- 
reux pour  n'avoir  que  cet  asile ,  sur  lequel  nous 
n'aperçûmes  que  des  crabes  de  la  plus  grande  es- 
pèce, qui  seraient  très  dangereux  la  nuit  si  l'on 
s'abandonnait  au  sommeil.  On  en  rapporta  un  à 
bord.  11  est  vraisemblable  que  ce  crustacé  a  chassé 
de  l'île  les  oiseaiux  de  mer,  qui  pondent  toujours  à 
terre,  et  dont  les  œufs  auront  été  dévorés.  Nous 
ne  vîmes  au  mouillage  que  trois  ou  quatre  fous  ; 
mais  lorsque  nous  approchâmes  des  Mangs,  nos 
vaisseaux  furent  environnés  d'une  quantité  innom- 
brable d'oiseaux.  M.  de  Langle  tua  sur  l'île  de  l'As- 
somption un  oiseau  noir,  ressemblant  à  un  merle, 
qui  n'augmenta  pas  notre  collection,  parce  qu'il 
tomba  dans  un  précipice.  Nos  naturalistes  y  trou- 
vèrent, dans  le  creux  des  rochers,  de  très  belles 
coquilles.  M.  de  la  Martinière  fit  une  ample  mois- 
son de  plantes ,  et  rapporta  à  bord  trois  ou  quatre 
espèces  de  bananiers ,  que  je  n'avais  jamais  vues 
dans  aucun  pays.  Nous  n'aperçûmes  d'autres  pois- 
sons qu'une  carangue  rouge,  de  petits  requins  ,  et 
un  serpent  de  mer  qui  pouvait  avoir  trois  pieds 
de  longueur  sur  trois  pouces  de  diamètre.  Les  cent 
noix  de  coco,   et  le  petit  nombie  d'objets  d'his- 


268  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

toire  naturelle  que  nous  avions  si  rapidement  dé- 
robés à  ce  volcan  ,  car  c'est  le  vrai  noni  de  l'île , 
avaient  exposé  nos  canots  et  nos  équipages  à  d'assez 
grands  dangers.  M.  Boutin ,  obligé  de  se  jeter  à  la 
mer  pour  débarquer  et  se  rembarquer,  avait  eu 
plusieurs  blessures  aux  mains;  il  avait  été  forcé  de 
les  appuyer  contre  les  roches  tranchantes  dont  l'île 
est  bordée.  M.  de  Langle  avait  aussi  couru  quel- 
ques risques  ;  mais  ils  sont  inséparables  de  tous  les 
débarquemens  dans  des  îles  aussi  petites,  et  sur- 
tout d'une  forme  aussi  ronde  :  la  mer,  qui  vient  du 
vent,  glisse  sur  la  côte ,  et  forme  sur  tous  les  points 
un  ressac  qui  rend  le  débarquement  très  dange- 
reux. 

Heureusement  nous  avions  assez  d'eau  pour  nous 
rendre  à  la  Chine;  car  il  eût  été  difficile  d'en  pren- 
dre à  l'Assomption  ,  si  toutefois  il  y  en  a  sur  cette 
île  :  nos  voyageurs  n'en  avaient  aperçu  que  dans 
le  creux  de  quelques  rochers,  où  elle  se  conservait 
comme  dans  un  vase,  et  le  plus  considérable  n'en 
contenait  pas  six  bouteilles. 

A  trois  heures,  l'Astrolabe  ayant  mis  sous  voile, 
nous  continuâmes  notre  route  à  l'ouest-quart-nord- 
ouest,  prolongeant,  à  trois  ou  quatre  lieues,  les 
Mangs  qui  nous  restaient  au  nord-est-quart-nord. 
J'aurais  bien  désiré  pouvoir  déterminer  la  position 
d'Uracas,  la  plus  septentrionale  des  îles  Mariannes; 
mais  il  fallait  perdre  une  nuit ,  et  j'étais  pressé  d'at- 


LA  PÉROUSE.  269 

teindre  la  Chine ,  dans  la  crainte  que  les  vaisseaux 
d'Europe  n'en  fussent  partis  avant  notre  arrivée. 
Je  souhaitais  ardemment  faire  parvenir  en  France 
les  détails  de  nos  travaux  sur  la  côte  de  l'Amé- 
rique ,  ainsi  que  la  relation  de  notre  voyage  jusqu'à 
Macao;  et  pour  ne  pas  perdre  un  instant,  je  fis 
route  toutes  voiles  dehors. 

Les  deux  frégates  furent  environnées  pendant  la 
nuit  d'une  innombrable  quantité  d'oiseaux,  lesquels 
me  parurent  être  des  habitans  des  Mangs  et  d'Ura- 
cas,  qui  ne  sont  que  des  rochers.  11  est  évident  que 
ces  oiseaux  ne  s'en  éloignent  que  sous  le  vent  ;  car 
nous  n'en  avons  presque  point  vu  dans  l'est  des 
Mariannes ,  et  ils  nous  ont  accompagnés  cinquante 
lieues  dans  l'ouest.  Le  plus  grand  nombre  étaient 
des  espèces  de  frégates  et  de  fous,  avec  quelques 
goélands ,  des  hirondelles  de  mer  et  des  paille-en- 
queue,  ou  oiseaux  du  tropique.  Les  brises  furent 
fortes  dans  le  canal  qui  sépare  les  Mariannes  des 
Philippines  ;  la  mer  très  grosse  et  les  courans  nous 
portèrent^constamment  au  sud  :  leur  vitesse  peut 
être  évaluée  à  un  demi-nœud  par  heure. 

Le  28  décembre  nous  eûmes  connaissance  des 
îles  Bashées  ^  dont  l'amiral  Byron  a  donné  une 
détermination  en  longitude  qui  n'est  point  exacte. 
Celle  du  capitaine  Wallis  approche  plus  de  la  vé- 

«  Iles  Bashées  ou  Bachi,  ainsi  nommées  par  Guillaume  Dampier, 
du  nom  d'une  liqueur  enivrante  qu'on  y  boil  abondamment. 


270  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

rite.  Nous  passâmes  à  une  lieue  des  deux  rochers 
qui  sont  le  plus  au  nord.  Ils  doivent  être  appelés 
îlots ,  malgré  l'autorité  de  Dampier,  parce  que  le 
moins  gros  a  une  demi-lieue  de  tour  ;  et  quoiqu'il 
ne  soit  point  boisé  ,  on  aperçoit  beaucoup  d'herbes 
du  côté  de  l'est.  La  longitude  orientale  de  cet  îlot 
est  par  119  degrés  41  minutes,  et  sa  latitude  nord 
par  21  degrés  9  minutes  13  secondes.  Je  ne  me 
proposai  pas  de  relâcher  à  ces  îles ,  les  Bashées 
ayant  déjà  été  visitées  plusieurs  fois  ,  et  rien  ne 
pouvant  nous  y  intéresser.  Après  en  avoir  déter- 
miné la  position ,  je  continuai  donc  ma  route  vers 
la  Chine  ,  et  le  1^'  janvier  1787,  je  trouvai  fond  par 
soixante  brasses.  Le  lendemain  nous  fûmes  envi- 
ronnés d'un  très  grand  nombre  de  bateaux  pêcheurs 
qui  tenaient  la  mer  par  un  très  mauvais  temps  :  ils 
ne  purent  faire  aucune  attention  à  nous.  Le  genre 
de  leur  pêche  ne  permet  pas  qu'ils  se  détournent 
pour  accoster  les  vaivSseaux  :  ils  draguent  sur  le 
fond  avec  des  filets  extrêmement  longs ,  et  qu'on  ne 
pourrait  pas  lever  en  deux  heures. 

Le  2  janvier  nous  eûmes  connaissance  de  la 
Pierre-Blanche.  Nous  mouillâmes  le  soir  au  nord 
de  l'île  Ling-ting ,  et  le  lendemain  dans  la  rade  de 
Macao  :  nous  avions  pris  des  pilotes  chinois  en 
dedans  de  l'île  Lamma. 


LA   PÉROOSE.  271 


§  14. 

Arrivée  à  Macao.  Séjour  dans  la  rade  du  Typa.  Description  de 
Macao.  Son  gouvernement.  Sa  population.  Ses  rapports  avec 
les  Chinois.  Départ  de  Macao.  Altérage  sur  l'ile  de  Luçon.  Des- 
cription du  village  de  3Iarivelle  ou  Mirabelle.  Nous  entrons  dans 
la  baie  de  Manille  par  la  passe  du  Sud.  Mouillage  à  Cavité. 

Les  Chinois  qui  nous  avaient  pilotés  devant  Ma- 
cao refusèrent  de  nous  conduire  au  mouillage  du 
Typa  :  ils  montrèrent  le  plus  grand  empressement 
de  s'en  aller  avec  leurs  bateaux ,  et  nous  avons  ap- 
pris depuis  que  ,  s'ils  avaient  été  aperçus ,  le  man- 
darin de  Macao  aurait  exigé  de  chacun  d'eux  la 
moitié  de  la  somme  qu'ils  avaient  reçue.  Ces  sortes 
de  contributions  sont  assez  ordinairement  précé- 
dées de  plusieurs  volées  de  coups  de  bâton.  Ce 
peuple  ,  dont  les  lois  sont  si  vantées  en  Europe  , 
est  peut-être  le  plus  malheureux ,  le  plus  vexé  et 
le  plus  arbitrairement  gouverné  qu'il  y  ait  sur  la 
terre,  si  toutefois  on  peut  juger  du  gouvernement 
chinois  par  le  despotisme  du  mandarin  de  Macao. 

Le  temps,  qui  était  très  couvert,  nous  avait  em- 
pêchés de  distinguer  la  ville.  Il  s'éclaircit  à  midi, 
et  nous  la  relevâmes  à  l'ouest  un  degré  sud  à  en- 
viron trois  lieues.  J'envoyai  à  terre  un  canot ,  com- 
mandé par  M.  Boulin ,  pour  prévenir  le  gouver- 
neur de  notre  arrivée,   et  hii  annoncer  que  nous 


272  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

nous  proposions  de  faire  quelque  séjour  dans  la 
rade,  afin  d'y  rafraîchir  et  d'y  reposer  nos  équi- 
pages. M.  Bernardo  Alexis  de  Lemos,  gouverneur 
de  Macao ,  reçut  cet  officier  de  la  manière  la  plus 
obligeante.  11  nous  offrit  tous  les  secours  qui  dé- 
pendaient de  lui ,  et  il  envoya  sur-le-champ  un  pi- 
lote more  pour  nous  conduire  au  mouillage  du 
Typa  :  nous  appareillâmes  le  lendemain  à  la  pointe 
du  jour,  et  nous  laissâmes  tomber  l'ancre  devant 
la  ville  de  Macao. 

Nous  mouillâmes  à  côté  d'une  flûte  française  qui 
venait  de  Manille;  elle  était  destinée  à  naviguer  sur 
les  côtes  de  l'est ,  et  à  y  protéger  notre  commerce. 
Nous  eûmes  donc  enfin ,  après  dix-huit  mois  ,  le 
plaisir  de  rencontrer,  non-seulement  des  compa- 
triotes, mais  même  des  camarades  et  des  connais- 
sances. M.  de  Richery,  commandant  du  navire,  avait 
accompagné  la  veille  le  pilote  more  ,  et  nous  avait 
apporté  une  quantité  très  considérable  de  fruits, 
de  légumes,  de  viande  fraîche,  et  généralement 
tout  ce  qu'il  avait  supposé  pouvoir  être  agréable  à 
des  navigateurs  après  une  longue  traversée. 

Mon  premier  soin ,  après  avoir  affourché  la  fré- 
gate ,  fut  de  descendre  à  terre  avec  M.  de  Langle , 
pour  remercier  le  gouverneur  de  l'accueil  obli- 
geant qu'il  avait  fait  à  M.  Boutin ,  et  lui  demander 
la  permission  d'avoir  un  établissement  à  terre,  afin 
d'y  dresser  un  observatoire,  et  de  faire  reposer 


LA  PÉROLSE.  27r> 

M.  Dagelet,  que  la  traversée  avait  beaucoup  fati- 
gué, ainsi  que  M.  Rollin,  notre  chirurgien-major, 
qui ,  après  nous  avoir  garantis  du  scorbut  et  de 
toutes  les  autres  maladies,  par  ses  soins  et  ses  con- 
seils, aurait  lui-même  succombé  aux  fatigues  de 
notre  longue  navigation,  si  notre  arrivée  eût  été 
retardée  de  huit  jours. 

M.  de  Lémos  nous  reçut  comme  des  compa- 
triotes. Toutes  les  permissions  furent  accordées 
avec  une  honnêteté  que  les  expressions  ne  peuvent 
rendre;  sa  maison  nous  fut  offerte,  et  comme  il 
ne  parlait  pas  français,  son  épouse,  jeune  portu- 
gaise de  Lisbonne  ,  lui  servait  d'interprète.  Elle 
ajoutait  aux  réponses  de  son  mari  une  grâce,  une 
amabilité  qui  lui  étaient  particulières,  et  que  des 
voyageurs  ne  peuvent  se  flatter  de  rencontrer  que 
très  rarement  dans  les  principales  villes  de  l'Europe. 

Comme  on  est  aussi  éloigné  de  la  Chine  à  Ma- 
cao  qu'en  Europe ,  par  l'extrême  difficulté  de  pé- 
nétrer dans  cet  empire,  je  n'imiterai  pas  les  voya- 
geurs qui  en  ont  parlé  sans  avoir  pu  le  connaître; 
et  je  me  bornerai  à  décrire  les  rapports  des  Euro- 
péens avec  les  Chinois ,  l'extrême  humiliation  qu'ils 
y  éprouvent,  la  faible  protection  qu'ils  peuvent 
retirer  de  l'établissement  portugais  sur  la  côte  de 
la  Chine,  l'importance  enfin  dont  pourrait  être  la 
ville  de  Macao  pour  une  nation  qui  se  conduirait 
avec  justice,  mais  avec  fermeté  et  dignité,  contre 

XII  18 


274  VOYAGES  ALTOLR  DU  MONDU 

le  gouvernement  peut-être  le  plus  injuste ,  le  plus 
oppresseur,  et  en  même  temps  le  plus  lâche  qui 
existe  dans  le  monde  K 

Les  Chinois  font  avec  les  Européens  un  com- 
merce de  cinquante  millions,  dont  les  deux  cin- 
quièmes sont  soldés  en  argent ,  le  reste  en  draps 
anglais  ,  en  câlin  de  Batavia  ou  de  Malac,  en  coton 
de  Surate  ou  du  Bengale,  en  opium  de  Patna,  en 
bois  de  sandal ,  et  en  poivre  de  la  côte  de  Malabar. 
On  apporte  aussi  d'Europe  quelques  objets  de  luxe, 
comme  glaces  de  la  plus  grande  dimension  ,  mon- 
tres de  Genève  ,  corail ,  perles  fines  ;  mais  ces  der- 
niers articles  doivent  à  peine  être  comptés,  et  ne 
peuvent  être  vendus  avec  quelque  avantage  qu'en 
très  petite  quantité.  On  ne  rapporte  en  échange 
de  toutes  ces  richesses  que  du  thé  vert  ou  noir, 
avec  quelques  caisses  de  soie  écrue  pour  les  manu- 
factures européennes;  car  je  compte  pour  rien  les 
porcelaines  qui  lestent  les  vaisseaux,  et  les  étoffes 
de  soie  qui  ne  procurent  presque  aucun  bénéfice. 
Aucune  nation  ue  fait  certainement  un  commerce 
aussi  avantageux  avec  les  étrangers,  et  il  n'en  est 
point  cependant  qui  impose  des  conditions  aussi 
dures  ,  qui  multiplie  avec  plus  d'audace  les  vexa- 
tions, les  gènes  de  toute  espèce  :  il  ne  se  boit  pas 

'  11  est  encore  à  peu  près  le  même;  seulement  la  Compagnie  an- 
rçlaise  des  Indes  est  parvenue  à  lui  imposer,  du  moins  à  le  ren- 
dre un  peu  plus  trailable  à  Canton. 


LA  PÉROUSE.  275 

une  tasse  de  thé  en  Europe  qui  n'ait  coûté  une  hu- 
miliation à  ceux  qui  l'ont  acheté  à  Canton ,  qui 
l'ont  embarqué,  et  ont  sillonné  la  moitié  du  globe 
pour  apporter  cette  feuille  dans  nos  marchés. 

11  m'est  impossible  de  ne  pas  rapporter  qu'un 
canonnier  anglais,  faisant  un  salut  par  ordre  de 
son  capitaine,  tua,  il  y  a  deux  ans,  un   pécheur 
chinois   dans  un  champan  qui  était  venu  impru- 
demment se  placer  sous  la  volée  de  son  canon  et 
qu'il  ne  pouvait  apercevoir.  Le  santoq  ou  gouver- 
neur de  Canton  réclama  le  canonnier,  et  ne  l'obtint 
enfin  qu'en  promettant  qu'il  ne  lui  serait  fait  au- 
cun mal,  ajoutant  qu'il  n'était   pas  assez  injuste 
pour  punir  un  homicide   involontaire.  Sur  cette 
assurance ,  ce  malheureux  lui  fut  livré ,  et  deux 
heures  après  il  était  pendu.  L'honneyr  national  eût 
exigé  une  vengeance  prompte  et   éclatante,  mais 
des    bàtimens    marchands    n'en    avaient    pas    les 
moyens;  et  les  capitaines  de  ces  navires,  accou- 
tumés à  l'exactitude,  à  la  bonne  foi  et  à  la  modé- 
ration qui  ne  compromet  pas  les  fonds  des  com- 
mettans,  ne  purent  entreprendre  une   résistance 
généreuse    qui    aurait    occasioné    une    perte     de 
quarante  millions   à  la  Compagnie  dont   les  vais- 
seaux seraient  revenus  à  vide. 

Les  Portugais  ont  encore  plus  que  tous  les  autres 
peuples  à  se  plaindre  des  Chinois  :  on  sait  à  quel 
titre  respectable  ils  sont  possesseurs  de  Macao.  Le 


276  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

don  de  remplacement  de  cette  ville  est  un  monument 
de  la  reconnaissance  de  Tempereur  Camhy  :  elle 
fut  donnée  aux  Portugais  pour  avoir  détruit,  dans 
les  îles  de  Canton ,  les  pirates  qui  infestaient  les 
mers  et  ravageaient  toutes  les  côtes  de  la  Chine.  C'est 
une  vaine  déclamation  d'attribuer  la  perte  de  leurs 
privilèges  à  Tabus  qu'ils  en  ont  fait  :  leurs  crimes 
sont  dans  la  faiblesse  de  leur  gouvernement.  Cha- 
que jour  les  Chinois  leur  ont  fait  de  nouvelles  in- 
jures ,  à  chaque  instant  ils  ont  annoncé  de  nouvelles 
prétentions  :  le  gouvernement  portugais  n'y  a  ja- 
mais opposé  la  moindre  résistance,  et  cette  place, 
d'où  une  nation  européenne  qui  aurait  un  peu 
d'énergie  imposerait  à  l'empereur  de  la  Chine  , 
n'est  plus  en  quelque  sorte  qu'une  ville  chinoise , 
dans  laquelle  les  Portugais  sont  soufferts,  quoi- 
qu'ils aient  le  droit  incontestable  d'y  commander 
et  les  moyens  de  s'y  faire  craindre,  s'ils  y  entrete- 
naient seulement  une  garnison  de  deux  mille  Eu- 
ropéens, avec  deux  frégates,  quelques  corvettes  et 
une  galiote  à  bombes. 

Macao,  situé  à  l'embouchure  du  Tigre,  peut 
recevoir  dans  sa  rade,  à  l'entrée  du  Typa,  des 
vaisseaux  de  soixante-quatre  canons,  et  dans  son 
port,  qui  est  sous  la  ville  et  communique  avec  la 
rivière  en  remontant  dans  l'est,  des  vaisseaux  de 
sept  à  huit  cents  tonneaux  à  moitié  chargés.  Sa  la- 
titude nord  est  de  22  degrés  1 2  minutes  40  secondes, 


LA  PÉROUSE.  277 

et  sa  longitude  orientale  de  1 1 1  degrés  19  minutes 
30  secondes. 

L'entrée  de  ce  port  est  défendue  par  une  forte- 
resse à  deux  batteries,  qu'il  faut  ranger  en  entrant 
à  une  portée  de  pistolet.  Trois  petits  forts,  dont 
deux  armés  de  douze  canons  et  un  de  six ,  garantis- 
sent la  partie  méridionale  de  la  ville  de  toute  en- 
treprise  chinoise.  Ces  fortifications,  qui  sont  dans 
le  plus  mauvais  état,  seraient  peu  redoutables  à 
des  Européens  ;  mais  elles  peuvent  imposer  à  toutes 
les  forces  maritimes  des  Chinois.  Il  y  a  de  plus 
une  montagne  qui  domine  la  plage  et  sur  laquelle 
un  détachement  pourrait  soutenir  un  très  long 
siège.  Les  Portugais  de  Macao ,  plus  religieux  que 
militaires ,  ont  bâti  une  église  sur  les  ruines  d'un 
fort  qui  couronnait  cette  montagne  et  formait  un 
poste  inexpugnable. 

Le  côté  de  terre  est  défendu  par  deux  forteres- 
ses :  Tune  est  armée  de  quarante  canons  et  peut 
contenir  mille  hommes  de  garnison.  Elle  a  une 
citerne ,  deux  sources  d'eau  vive ,  et  des  casemates 
pour  renfermer  les  munitions  de  guerre  et  de  bou- 
che. L'autre  forteresse,  sur  laquelle  on  compte  trente 
canons ,  ne  peut  comporter  plus  de  trois  cents 
liommes  ;  elle  a  une  source  qui  est  très  abondante 
et  ne  tarit  jamais.  Ces  deux  citadelles  commandent 
tout  le  pays.  Les  limites  portugaises  s'étendent  à 
peine  à  une  lieue  de  distance  de  la  ville.  Elles  sont 


278  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

bordées  d'une  muraille  gardée  par  un  mandarin 
avec  quelques  soldats.  Ce  mandarin  est  le  vrai  gou- 
verneur de  Macao  ,  celui  auquel  obéissent  les 
Chinois.  Il  n'a  pas  le  droit  de  coucher  dans  l'en- 
ceinte des  limites,  mais  il  peut  visiter  la  place 
et  même  les  fortifications ,  inspecter  les  doua- 
nes, etc.  Dans  ces  occasions,  les  Portugais  lui  doi- 
vent un  salut  de  cinq  coups  de  canon  ;  mais  aucun 
Européen  ne  peut  faire  un  pas  sur  le  territoire 
chinois  au-delà  de  la  muraille.  Une  imprudence  le 
mettrait  à  la  discrétion  des  Chinois  qui  pourraient, 
ou  le  retenir  prisonnier,  ou  exiger  de  lui  une  grosse 
somme  :  quelques  officiers  de  nos  frégates  s'y  sont 
cependant  exposés,  et  cette  petite  légèreté  n'a  eu 
aucune  suite  fâcheuse. 

La  population  entière  de  Macao  peut  être  évaluée 
à  vingt  mille  âmes ,  dont  cent  Portugais  de  nais- 
sance, sur  deux  mille  métis  ou  Portugais  indiens; 
autant  d'esclaves  cafres  qui  leur  servent  de  domes- 
tiques; le  reste  est  Chinois,  et  s'occupe  du  com- 
merce et  de  différens  métiers  qui  rendent  ces 
mêmes  Portugais  tributaires  de  leur  industrie. 
Ceux-ci,  quoique  presque  tous  mulâtres,  se  croi- 
raient déshonorés  s'ils  exerçaient  quelque  art  mé- 
canique et  faisaient  ainsi  subsister  leur  famille  ; 
mais  leur  amour-propre  niest  pas  révolté  de  solli- 
citer sans  cesse  et  avec  importunité  la  charité  des 
passans. 


LA  PÉROnSE.  27D 

Le  vice-roi  de  Goa  nomme  à  toutes  les  places 
civiles  et  militaires  de  Macao.  Le  gouverneur  est 
de  son  choix,  ainsi  que  tous  les  sénateurs  qui  par- 
tagent l'autorité  civile  :  la  garnison  est  de  cent 
quatre-vingts  cipayes  indiens  et  cent  vingt  hommes 
de  milice.  Le  service  de  cette  garde  consiste  à  faire 
la  nuit  des  patrouilles  :  les  soldats  sont  armés  de 
bâtons,  l'officier  seul  a  droit  d'avoir  une  épée;  mais, 
dans  aucun  cas,  il  ne  peut  en  faire  usage  contre  un 
Chinois.  Si  un  voleur  de  cette  nation  est  surpris 
enfonçant  une  porte,  ou  enlevant  quelque  effet,  il 
faut  l'arrêter  avec  la  plus  grande  précaution;  et  si 
le  soldat,  en  se  défendant  contre  le  voleur,  a  le 
malheur  de  le  tuer ,  il  est  livré  au  gouverneur  chi- 
nois, et  pendu  au  milieu  de  la  place  du  marché  , 
en  présence  de  cette  même  garde  dont  il  faisait 
partie,  d'un  magistrat  portugais  et  de  deux  man- 
darins chinois  qui,  après  l'exécution,  sont  salués 
du  canon  en  sortant  de  la  ville,  ainsi  qu'ils  l'ont  été 
en  y  entrant;  mais  si  au  contraire  un  Chinois  tue 
un  Portugais,  il  est  remis  entre  les  mains  des  juges 
de  sa  nation,  qui,  après  l'avoir  spolié,  font  sem- 
blant de  remplir  les  autres  formalités  de,  la  justice, 
mais  le  laissent  s'évader,  très  indifférens  sur  les 
réclamations  qui  leur  sont  faites ,  et  qui  n'ont  jamais 
été  suivies  d'aucune  satisfaction. 

Les  Portugais  ont  fait,  dans  ces  derniers  temps, 
un  acte  de  vigueur  qui  sera  gravé  sur  l'airain  dans 


280  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

les  fastes  du  sénat.  Un  cipaye  ayant  tué  un  Chi- 
nois, ils  le  firent  fusiller  eux-mêmes,  en  présence 
des  mandarins,  et  refusèrent  de  soumettre  la  dé- 
cision de  cette  affaire  au  jugement  des  Chinois. 

Le  sénat  de  Macao  est  composé  du  gouverneur, 
qui  en  est  le  président,  et  de  trois  vereadores ,  qui 
sont  les  vérificateurs  des  finances  de  la  ville ,  dont 
les  revenus  consistent  dans  les  droits  imposés  sur 
les  marchandises  qui  entrent  à  Macao,  par  les  seuls 
vaisseaux  portugais.  Ils  sont  si  peu  éclairés,  qu'ils 
ne  permettraient  à  aucune  autre  nation  de  débar- 
quer des  effets  de  commerce  dans  leur  ville ,  en 
payant  les  droits  établis,  comme  s'ils  craignaient 
d'augmenter  le  revenu  de  leur  fisc ,  et  de  diminuer 
celui  des  Chinois  à  Canton. 

Il  est  certain  que,  si  le  port  de  Macao  devenait 
franc ,  et  si  cette  ville  avait  une  garnison  qui  pût 
assurer  les  propriétés  commerciales  qu'on  y  dépo- 
serait, les  revenus  des  douanes  seraient  doublés, 
et  suffiraient  sans  doute  à  tous  les  frai^  de  gou- 
vernement; mais  un  petit  intérêt  particulier  s'op- 
pose à  un  arrangement  que  la  saine  raison  prescrit. 
Le  vice-roi  de  Goa  vend  aux  négocians  des  diffé- 
rentes nations  qui  font  le  commerce  d'Inde  en  Inde 
des  commissions  portugaises.  Ces  mêmes  armateurs 
font  au  sénat  de  Macao  quelques  présens ,  suivant 
l'importance  de  leur  expédition  ;  et  ce  motif  mer- 
cantile est  un  obstacle  peut-être  invincible  à  l'éta- 


LA  PÉROUSE.  281 

bllssement  d'une  franchise  qui  rendrait  Macao  une 
des  villes  les  plus  florissantes  de  l'Asie ,  et  cent 
fois  supérieure  à  Goa ,  qui  ne  sera  jamais  d'aucune 
utilité  à  sa  métropole. 

Après  les  trois  vereadores  dont  j'ai  parlé ,  viennent 
deux  juges  des  orphelins,  chargés  des  biens  vacans, 
de  l'exécution  des  testamens  ,  de  la  nomination 
des  tuteurs  et  curateurs ,  et  généralement  de  toutes 
les  discussions  relatives  aux  successions  :  on  peut 
appeler  de  leur  sentence  à  Goa. 

Les  autres  causes  civiles  ou  criminelles  sont  at- 
tribuées aussi,  en  première  instance,  à  deux  séna- 
teurs nommés  juges.  Un  trésorier  reçoit  le  produit 
des  douanes,  et  paie,  sur  les  ordonnances  du  sénat, 
les  appointemens  et  les  différentes  dépenses,  qui  ne 
peuvent  cependant  être  ordonnancées  que  par  le 
vice-roi  de  Goa  si  elles  excèdent  trois  mille  piastres. 

La  magistrature  la  plus  importante  est  celle  du 
procureur  de  la  ville.  Il  est  intermédiaire  entre  le 
gouvernement  portugais  et  le  gouvernement  chi- 
nois :  il  répond  à  tous  les  étrangers  qui  hivernent 
à  Macao,  reçoit  et  fait  parvenir  à  leur  gouverne- 
ment respectif  les  plaintes  réciproques  des  deux 
nations,  dont  un  greffier,  qui  n'a  point  voix  déli- 
bérative,  tient  registre,  ainsi  que  de  toutes  les 
délibérations  du  conseil.  Il  est  le  seul  dont  la  place 
soit  inamovible  :  celle  du  gouverneur  dure  trois 
ans,   les    autres   magistrats    sont   changés  chaque 


282  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

année.  Un  renouvellement  si  fréquent,  qui  s'oppose 
à  tout  système  suivi ,  n'a  pas  peu  contribué  à  l'a- 
néantissement des  anciens  droits  des  Portugais,  et 
il  ne  peut  sans  doute  être  maintenu  que  parce  que 
le  vice-roi  de  Goa  trouve  son  compte  à  avoir  beau- 
coup de  places  à  donner  ou  à  vendre;  car  les 
mœurs  et  les  usages  de  l'Asie  permettent  cette  con- 
jecture. 

On  peut  appeler  à  Goa  de  tous  les  jugemens  du 
sénat  :  l'incapacité  reconnue  de  ces  prétendus  sé- 
nateurs rend  cette  loi  extrêmement  nécessaire.  Les 
collègues  du  gouverneur,  homme  plein  de  mérite* 
sont  des  Portugais  de  Macao  ,  très  vains  ,  très 
orgueilleux  et  plus  ignorans  que  nos  magisters  des 
campagnes. 

L'aspect  de  cette  ville  est  très  riant.  Il  reste  de 
son  ancienne  opulence  plusieurs  belles  maisons 
louées  aux  subrécargues  des  différentes  compa- 
gnies, qui  sont  obligés  de  passer  l'hiver  à  Macao , 
les  Chinois  les  forçant  de  quitter  Canton  lorsque 
le  dernier  vaisseau  de  leur  nation  en  est  parti ,  et 
ne  leur  permettant  d'y  retourner  qu'avec  les 
vaisseaux  qui  arrivent  d'Europe  à  la  mousson  sui- 
vante. 

Le  séjour  de  Macao  est  très  agréable  pendant 
l'hivernage,  parce  que  les  différens  subrécargues 
sont  généralement  d'un  mérite  distingué,  très  ins- 
truits, et  qu'ils  ont  un  traitement  assez  considéra- 


LA  PÉROUSE.  •  283 

ble  pour  tenir  une  excellente  maison.  L'objet  de 
notre  mission  nous  a  valu  de  leur  part  l'accueil  le 
plus  obligeant  ;  nous  aurions  été  presque  orphelins 
si  nous  n'eussions  eu  que  le  titre  de  Français,  notre 
Compagnie  n'ayant  encore  aucun  représentant  à 
Macao. 

Nous  avions  mille  peaux  qu'un  négociant  portu- 
gais avait  achetées  neuf  mille  cinq  cents  piastres; 
mais,  au  moment  de  notre  départ  pour  Manille, 
lorsqu'il  fallut  compter  l'argent,  il  fit  difficulté  de 
les  recevoir,  sous  de  vains  prétextes.  Gomme  la 
conclusion  de  notre  marché  avait  éloigné  tous  les 
autres  concurrens,  qui  étaient  retournés  à  Canton, 
il  espérait  sans  doute  que  ,  dans  l'embarras  où  nous 
nous  trouverions ,  nous  les  céderions  au  prix  qu'on 
voudrait  en  donner,  et  nous  avons  lieu  de  soup- 
çonner qu'il  envoya  à  bord  de  nouveaux  mar- 
chands chinois,  qui  en  offrirent  une  beaucoup 
moindre  somme  ;  mais  ,  quoique  nous  fussions  peu 
accoutumés  à  ces  manœuvres,  elles  étaient  trop 
grossièrement  tissues  pour  n'être  pas  démêlées,  et 
nous  refusâmes  absolument  de  vendre. 

Il  n'y  avait  de  difficulté  que  pour  le  débarque- 
ment de  nos  pelleteries  et  leur  entrepôt  à  Macao. 
Le  sénat,  auquel  M.  Veilîard,  notre  consul,  s'a- 
dressa, refusa  la  permission;  mais  le  gouverneur, 
informé  que  c'était  une  propriété  de  nos  matelots , 
employés  à  une   expédition   qui   pouvait  devenir 


284  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

utile  à  tous  les  peuples  maritimes  de  l'Europe , 
crut  remplir  les  vues  du  gouvernement  portugais 
en  s'écartant  des  règles  prescrites,  et  se  conduisit, 
dans  cette  occasion  comme  dans  toutes  les  autres , 
avec  sa  délicatesse  ordinaire. 

11  est  inutile  de  dire  que  le  mandarin  de  Macao 
ne  demanda  rien  pour  notre  séjour  dans  la  rade 
du  Typa ,  qui  ne  fait  plus  partie  ,  ainsi  que  les  dif- 
férentes îles ,  des  possessions  portugaises.  Ses  pré- 
tentions, s'il  en  eût  montré,  eussent  été  rejetées 
avec  mépris;  mais  nous  apprîmes  qu'il  avait  exigé 
mille  piastres  du  comprador  qui  fournissait  nos 
vivres.  Cette  somme  n'était  pas  forte  relativement 
à  la  friponnerie  de  ce  comprador  ^ ,  dont  les  comp- 
tes des  cinq  ou  six  premiers  jours  se  montèrent  à 
plus  de  trois  cents  piastres;  mais,  convaincus  de 
sa  mauvaise  foi,  nous  le  renvoyâmes.  Le  commis 
du  munitionnaire  allait  chaque  jour  au  marché , 
comme  dans  une  ville  d'Europe ,  acheter  ce  qui 
était  nécessaire,  et  la  dépense  totale  d'un  mois 
entier  fut  moindre  que  celle  de  la  première  se- 
maine. 

11  est  vraisemblable  que  notre  économie  déplut 
au  mandarin;  mais  ce  fut  pour  nous  une  simple 

'  Tous  les  vaisseaux  étaient  approvisionnés  de  ce  dont  ils 
avaient  besoin  par  un  officier  appelé  crompador,  qui  demandait 
toujours  un  cumshau  ,  ou  fjratilication  de  trois  cents  piastres,  in- 
dépendamment du  bénéfice  qu'il  pouvait  faire  sur  les  marchan- 
dises fournies. 


LA  PÉROUSE.  285 

conjecture  :  nous  ne  pouvions  rien  avoir  à  démê- 
ler avec  lui.  Les  douanes  chinoises  n'ont  de  rapport 
avec  les  Européens  que  pour  les  articles  de  com- 
merce qui  viennent  de  l'intérieur  de  la  Chine  sur 
des  bateaux  chinois,  ou  qui  sont  embarqués  à  Ma- 
cao  sur  ces  mêmes  bateaux  pour  être  vendus  dans 
l'intérieur  de  l'empire  ;  mais  ce  que  nous  achetions 
à  Macao  pour  être  transporté  à  bord  de  nos  fré- 
gates par  nos  propres  chaloupes ,  n'était  sujet  à 
aucune  visite. 

Le  climat  de  la  rade  du  Typa  est  fort  inégal 
dans  cette  saison  :  le  thermomètre  variait  de  huit 
degrés  d'un  jour  à  l'autre.  Nous  eûmes  presque 
tous  la  fièvre  avec  de  gros  rhumes  ,  qui  cédèrent 
à  la  belle  température  de  l'île  de  Luçon  :  nous  l'a- 
perçûmes le  15  février  1787.  Nous  étions  partis  de 
Macao  le  5  à  huit  heures  du  matin ,  avec  un  vent 
de  nord  qui  nous  aurait  permis  de  passer  entre 
les  îles,  si  j'eusse  eu  un  pilote  ;  mais ,  voulant  épar- 
gner cette  dépense  ,  qui  est  assez  considérable ,  je 
suivis  la  route  ordinaire,  et  je  passai  au  sud  de  la 
grande  Ladrone.  Nous  avions  embarqué  sur  cha- 
que frégate  six  matelots  chinois ,  en  remplacement 
de  ceux  que  nous  avions  eu  le  malheur  de  perdre 
lors  du  naufrage  de  nos  canots. 

Ce  peuple  est  si  malheureux  que,  malgré  les 
lois  de  cet  empire,  qui  défendent,  sous  peine  de 
la  vie,  d'en  sortir,  nous  aurions  pu  enrôler  en  une 


286  VOYAGES  AUTOLR  DU  MONDE, 

semaine  deux  cents  hommes,  si  nous  en  eussions 
eu  besoin. 

Les  vents  du  nord  me  permirent  de  m'élever  à 
l'est,  et  j'aurais  pris  connaissance  de  Piedra-Blanca 
s'ils  n'eussent  bientôt  passé  à  l'est-sud-est.  Les  ren- 
seignemens  qu'on  m'avait  donnés  à  INIacao  sur  la 
meilleure  route  à  suivre  jusqu'à  Manille  ne  m'a- 
vaient point  appris  s'il  convenait  mieux  de  passer 
au  nord  ou  au  sud  du  banc  de  Patras;  mais  je  devais 
conclure  de  la  diversité  des  opinions  que  l'une  ou 
l'autre  de  ces  routes  était  indifférente.  Les  vents  d'est, 
qui  soufflèrent  avec  violence ,  me  déterminèrent  à 
courir  au  plus  près,  tribord  amures,  et  à  diriger  ma 
route  sous  le  vent  de  ce  banc  ,  mal  placé  sur  toutes 
les  cartes  jusqu'au  troisième  voyage  de  Cook.  Le 
capitaine  King,  en  ayant  déterminé  avec  précision 
la  latitude,  a  rendu  un  signalé  service  aux  navi- 
gateurs qui  font  le  cabotage  de  Macao  à  Manille. 

Comme  je  désirais  attérir  sur  l'ile  de  Luçon  par 
les  17  degrés  de  latitude  ,  afin  de  passer  au  nord 
du  banc  de  Bulinao ,  je  rangeai  le  banc  de  Patras 
le  plus  près  qu'il  me  fut  possible.  Nous  eûmes 
connaissance  de  l'île  de  Luçon  le  15  février  par 
18  degrés  14  minutes.  Nous  nous  flattions  de  n'a- 
voir plus  qu'à  descendre  la  côte  avec  des  vents  de 
nord-est  jusqu'à  l'entrée  de  Manille  :  mais  les  vents 
de  mousson  ne  pénétrèrent  pas  le  long  de  la  terre  : 
ils  furent  variables  du  nord-ouest  au  sud-ouest  pen- 


LA  PÉHOUSE.  287 

(lant  plusieurs  jours.  Les  courans  portèrent  aussi 
au  nord,  et  jusqu'au  19  février,  nous  n'avançâmes 
pas  d'une  lieue  par  jour.  Enfin,  les  vents  du  nord 
ayant  fraîchi ,  nous  longeâmes  la  côte  des  Illocos  à 
deux  lieues ,  et  nous  aperçûmes  le  port  de  Sainte- 
Croix.  Aous  doublâmes,  le  20,  le  cap  Bulinao,  et 
relevâmes,  le  21,  la  pointe  Capones.  Nous  prolon- 
geâmes notre  bordée  jusqu'au  sud  de  l'île  de  Mari- 
velle ,  et  nous  dirigeâmes  notre  route  entre  cette 
île  et  celle  de  laMonha,  et,  les  vents  nous  étant 
contraires ,  nous  prîmes  alors  le  parti  de  relâcher 
dans  le  port  de  Marivelle. 

Comme  nous  manquions  de  bois ,  et  que  je  sa- 
vais qu'il  est  très  cher  à  Manille,  je  me  décidai  à 
passer  vingt-quatre  heures  à  Marivelle  pour  en 
faire  quelques  cordes,  et  le  lendemain ,  à  la  pointe 
du  jour,  nous  envoyâmes  à  terre  tous  les  charpen- 
tiers des  deux  frégates  avec  nos  chaloupes.  Je  des- 
tinai en  même  temps  nos  petits  canots  à  sonder 
la  baie.  Le  reste  de  l'équipage,  avec  le  grand  canot, 
fut  réservé  pour  une  partie  de  pèche  dans  l'anse 
du  village,  qui  paraissait  sablonneuse  et  commode 
pour  étendre  la  seine  ;  mais  c  était  une  illusion  : 
nous  y  trouvâmes  des  roches  et  un  fond  si  plat  à 
deux  encablures  du  rivage,  qu'il  était  impossible 
(l'y  pêcher.  Nous  ne  retirâmes  d'autre  fruit  de  nos 
fatigues  que  quelques  bécasses  épineuses ,  assez 
bien  conservées,  que  nous  ajoutâmes  à  la  collection 


288  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

de  nos  coquilles.  Vers  midi,  je  descendis  au  village. 
Il  est  composé  d'environ  quarante  maisons  cons- 
truites en  bambou,  couvertes  en  feuilles,  et  élevées 
d'environ  quatre  pieds  au-dessus  de  la  terre.  Ces 
maisons  ont  pour  parquet  de  petits  bambous  qui 
ne  joignent  point  et  qui  font  assez  ressembler  ces 
cabanes  à  des  cages  d'oiseau.  On  y  monte  par  une 
échelle ,  et  je  ne  crois  pas  que  tous  les  matériaux 
'  d'une  pareille  maison,  le  faîtage  compris,  pèsent 
deux  cents  livres. 

En  face  de  la  principale  rue  est  un  grand  édifice 
en  pierre  de  taille,  mais  presque  entièrement  ruiné: 
on  voyait  cependant  encore  deux  canons  de  fonte 
à  des  fenêtres  qui  servaient  d'embrasures. 

Nous  apprîmes  que  cette  masure  était  la  maison 
du  curé ,  l'église  et  le  fort ,  mais  que  tous  ces  titres 
n'avaient  pas  imposé  aux  Mores  des  îles  méri- 
dionales des  Philippines,  qui  s'en  étaient  emparés 
en  1780,  avaient  brûlé  le  village,  incendié  et  dé- 
truit le  fort ,  l'église ,  le  presbytère ,  avaient  fait 
esclaves  tous  les  Indiens  qui  n'avaient  pas  eu  le 
temps  de  fuir,  et  s'étaient  retirés  avec  leurs  captifs 
sans  être  inquiétés.  Cet  événement  a  si  fort  effrayé 
cette  peuplade,  qu'elle  n'ose  se  livrer  à  aucun 
genre  d'industrie.  Les  terres  y  sont  presque  toutes 
en  friche,  et  cette  paroisse  est  si  pauvre  ,  que  nous 
n'y  avons  pu  acheter  qu'une  douzaine  de  poules 
avec  un  petit  cochon.  Le  curé  nous  vendit  un  jeune 


LÀ  PÉROUSE.  289 

bœuf,  en  nous  assurant  que  c'était  la  huitième 
j)artie  de  Tunique  troupeau  qu'il  y  eût  dans  la 
paroisse,  dont  les  terres  sont  labourées  par  des 
buffles. 

Ce  pasteur  était  un  jeune  mulâtre  indien ,  qui 
fort  nonchalamment   habitait  la  masure  que  j'ai 
décrite  :  quelques  pots  de  terre  et  un  grabat  com- 
posaient son  ameublement.  11  nous  dit  que  sa  pa- 
roisse contenait  environ  deux  cents  personnes  des 
deux  sexes  et  de  tout  âge,  prêtes  à  la  moindre 
alerte  à  s'enfoncer  dans  les  bois  pour  échapper  à 
ces  Mores,  qui  font  encore  sur  cette  côte  de  fré- 
quentes descentes.  Ils  sont  si  audacieux,  et  leurs 
ennemis    si    peu  vigilans  ,    qu'ils  pénètrent    sou-* 
vent  jusqu'au  fond  de  la  baie  de  Manille.  Pendant 
le  court  séjour  que  nous  avons  fait  depuis  à  Ca- 
vité ,  sept  ou  huit  Indiens  ont  été  enlevés  dans  leurs 
pirogues  à  moins  d'une  lieue  de  l'entrée  du  port. 
On   nous  a  assuré  que  des  bateaux  de  Cavité  à 
Manille  étalent  pris   par  ces  mêmes  Mores,  quoi- 
que ce  trajet  soit  en  tout  comparable  à  celui  de 
Brest  à  Landerneau  par  mer.  Ils  font  ces  expédi- 
tions dans  des  bàtimens  à  rames  très  légers.  Les 
Espagnols  leur  opposent  une  armadille  de  galères 
qui  ne  marchent  point,  et  ils  n'en  ont  jamais  pris 
aucun. 

Le  premier  officier,  après  le  curé  ,  est  un  Indien 

qui  porte  le  nom  pompeux  d'alcade,   et   qui  jouit 
XII.  \9 


290  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

du  suprême  honneur  de  porter  une  canne  à  pomme 
d'argent.  Il  paraît  exercer  une  grande  autorité  sur 
les  Indiens  :  aucun  n'avait  le  droit  de  nous  vendre 
une  poule  sans  permission ,  et  sans  qu'il  en  eût 
fixé  le  prix.  Il  jouissait  aussi  du  funeste  privilège 
de  vendre  seul,  au  compte  du  gouvernement,  le 
tabac  à  fumer  dont  ces  Indiens  font  un  très  grand 
et  presque  continuel  usage.  Cet  impôt  n'est  établi 
que  depuis  peu  d'années;  la  classe  la  plus  pauvre 
du  peuple  peut  à  peine  en  supporter  le  poids.  Il 
a  déjà  occasioné  plusieurs  révoltes ,  et  je  serais 
peu  surpris  qu'il  eût  un  jour  les  mêmes  suites  que 
celui  sur  le  thé  et  le  papier  timbré  dans  l'Améri- 
que septentrionale.  Nous  vîmes  chez  le  curé  trois 
petites  gazelles  qu'il  destinait  au  gouverneur  de 
Manille,  et  qu'il  refusa  de  nous  vendre  :  nous  n'a- 
vions d'ailleurs  aucun  espoir  de  les  conserver.  Ce 
petit  animal  est  très  délicat  :  il  n'excède  pas  la  gros- 
seur d'un  fort  lapin.  Le  mâle  et  la  femelle  sont 
absolument  la  miniature  du  cerf  et  de  la  biche. 

Nos  chasseurs  aperçurent  dans  les  bois  les  plus 
charmans  oiseaux,  variés  des  plus  vives  couleurs; 
mais  ces  forets  sont  impénétrables  à  cause  des 
lianes  dont  tous  les  arbres  sont  entrelacés  :  ainsi 
leur  chasse  fut  peu  abondante ,  parce  qu'ils  ne 
pouvaient  tirer  que  sur  la  lisière  du  bois.  Nous 
achetâmes  dans  le  village  des  tourterelles-à-coup- 
de-poignard  :  on  leur  a  donné  ce  nom  parce  qu'elles 


LA  PÉROUSE.  291 

ont  au  milieu  de  la  poitrine  une  tache  rouge,  qui 
ressemble  exactement  à  une  blessure  faite  par  un 
coup  de  couteau. 

Enfin,  à  l'entrée  de  la  nuit,  nous  nous  embar- 
quâmes et  disposâmes  tout  pour  l'appareillage  du 
lendemain.   Un  des  deux  bâtimens  espagnols  que 
nous  avions  aperçus  le  23  sur  la  pointe  Capones 
avait  pris  comme  nous  le  parti  de  relâcher  à  Mari- 
velle  et  d'attendre  des  brises  plus  modérées.  Je  lui 
fis  demander  un  pilote.  Le  capitaine  m'envoya  son 
contre-maître ,  vieil  Indien ,  qui  m'inspira  peu  de 
confiance  :  nous  convînmes  cependant  que  je  lui 
donnerais  quinze  piastres  pour  nous  conduire  à 
Cavité ,  et  le  25 ,  à  la  pointe  du  jour,  nous  mîmes 
à  la  voile  ,  et  fîmes  route  par  la  passe  du  sud,  le 
vieil  Indien  nous  ayant  assuré  que  nous  ferions  de 
vains  efforts  pour  entrer  par  celle  du  nord  ,  où  les 
courans  portent  toujours  à  l'ouest.  Quoique  la  dis- 
tance du  port  de  Marivelle  à  celui  de  Cavité  soit 
seulement  de  sept  lieues  ,  nous  ne  fîmes  ce  trajet 
qu'en  trois  jours,  mouillant  chaque  soir  dans  la 
baie  par  un  bon  fond  de  vase.  L'île  du  Fraile  et 
celle  de  Cavajô  forment  l'entrée  de  la  passe  du 
sud.  Le  28  nous  mouillâmes  dans  le  port  de  Cavité, 
à  deux  encablures  de  la  ville.  Notre  traversée  de 
Macao  à  Cavité  fut  de  vingt-trois  jours,  et  elle  eût 
été  bien  plus  longue  si,  suivant  l'usage  des  anciens 
navigateurs  portugais  et  espagnols ,  nous  nous  fus- 


202  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

sions  obstinés  à  vouloir  passer  au  nord  du  banc 

de  Pratas. 

§  15. 

Arrivée  à  Cavité.  Détails  sur  Cavité  et  sur  son  arsenal.  Descrip- 
tion de  Manille  et  de  ses  environs.  Sa  population.  Désavantages 
résultant  du  (gouvernement  qui  y  est  établi.  Pénitences  dont 
nous  sommes  témoins  pendant  la  semaine  sainte.  Impôt  sur  le 
tabac.  Nouvelle  Compagnie  des  Philippines.  Guerre  continuelle 
avec  les  Mores  ou  les  mahométans  de  ces  différentes  îles.  Sé- 
jour à  Manille.  Etat  militaire  de  l'île  de  Luçon. 

iNous  avions  à  peine  mouillé  à  l'entrée  du  port 
de  Cavité,  qu'un  officier  vint  à  bord,  de  la  part  du 
commandant  de  cette  place,  pour  nous  prier  de 
ne  pas  communiquer  avec  la  terre ,  jusqu'à  l'arrivée 
des  ordres  du  gouverneur  général,  auquel  il  se  pro- 
posait de  dépécher  un  courrier  dès  qu'il  serait  in- 
formé des  motifs  de  notre  relâche.  Nous  répon- 
dîmes que  nous  désirions  des  vivres  et  la  permission 
de  réparer  nos  frégates ,  pour  continuer  notre  cam- 
pagne le  plus  promptement  possible  :  mais  avant 
le  départ  de  l'officier  espagnol ,  le  commandant  de 
la  baie  '  arriva  de  Manille,  d'où  l'on  avait  aperçu 
nos  vaisseaux.  11  nous  apprit  qu'on  y  était  informé 
de  notre  arrivée  dans  les  mers  de  la  Chine,  et  que 
les  lettres  du  ministre  d'Espagne  nous  avaient  an- 

'  Le  commandant  de  la  baie  est,  en  Espagne,  le  chef  des  doua- 
niers. H  a  un  grade  militaire;  celui  de  Manille  a  rang  de  capi- 
tôine. 


LA   PÉROUSE.  293 

nonces  au  gouverneur  général  depuis  plusieurs 
mois.  Cet  officier  ajouta  que  la  saison  permettait 
de  mouiller  devant  Manille,  où  nous*  trouverions 
réunis  tous  les  agrémens  et  toutes  les  ressources 
qu'il  est  possible  de  se  procurer  aux  Philippines  ; 
mais  nous  étions  à  l'ancre  devant  un  arsenal,  à  une 
portée  de  fusil  de  terre,  et  nous  eûmes  peut-être 
l'impolitesse  de  laisser  connaître  à  cet  officier  que 
rien  ne  pouvait  compenser  ces  avantages.Jl  voulut 
bien  permettre  que  M.  Boutin,  lieutenant  de  vais- 
seau, s'embarquât  dans  son  canot,  pour  aller  ren- 
dre compte  de  notre  arrivée  au  gouverneur  géné- 
ral ,  et  le  prier  de  donner  des  ordres  afin  que  nos 
différentes  demandes  fussent  remplies  avant  le 
5  avril ,  le  plan  ultérieur  de  notre  voyage  exigeant 
que  les  deux  frégate*^  fussent  sous  voiles  le  10  du 
même  mois.  M.  Basco,  brigadier  des  armées  na- 
vales ,  gouverneur  général  de  Manille ,  fit  le  meil- 
leur accueil  à  l'officier  que  je  lui  avais  envoyé,  et 
donna  les  oi'dres  les  plus  formels  pour  que  rien 
ne  pût  retarder  notre  départ. 

Il  écrivit  aussi  au  commandant  de  Cavité  de  nous 
permettre  de  communiquer  avec  la  place,  et  de 
nous  y  procurer  les  secours  et  les  agrémens  qui  dé- 
pendaient de  lui.  I^c  retour  de  M.  Boutin,  chargé 
des  dépêches  de  M.  Basco,  nous  rendit  tous  ci- 
toyens de  Cavité.  Nos  vaisseaux  étaient  si  près  de 
terre ,  que  nous  pouvions  descendre  et  revenir  à 


294  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

bord  à  chaque  minute.  Nous  jouissions  d'une  liberté 
aussi  entière  que  si  nous  avions  été  à  la  cam- 
pagne ,  et  nous  trouvions  ,  au  marché  et  dans  l'ar- 
senal ,  les  mêmes  ressources  que  dans  un  des  meil- 
leurs ports  de  l'Europe. 

Cavité  ,  à  trois  lieues  dans  le  sud-ouest  de  Ma- 
nille ,  était  autrefois  un  lieu  assez  considérable  ; 
mais,  aux  Philippines  comme  en  Europe,  les  gran- 
des villes  pompent  en  quelque  sorte  les  petites;  et 
il  n'y  reste  plus  aujourd'hui  que  le  commandant 
de  l'arsenal,  un  contador,  deux  lieutenans  de  port, 
le  commandant  de  la  place,  cent  cinquante  hommes 
de  garnison,  et  les  officiers  attachés  à  cette  troupe  ^ 

Tous  les  autres  habitans  sont  métis  ou  Indiens, 
attachés  à  l'arsenal ,  et  forment ,  avec  leur  famille, 
qui  est  ordinairement  très  nombreuse ,  une  popu- 
lation d'environ  quatre  mille  âmes,  réparties  dans 
la  ville  et  dans  le  faubourg  Saint-Roch.  On  y 
compte  deux  paroisses ,  et  trois  couvens  d'hommes , 
occupés  chacun  par  deux  religieux ,  quoique  trente 
pussent  y  loger  commodément.  Les  jésuites  y  pos- 
sédaient autrefois  une  très  belle  maison  :  la  com- 
pagnie de  commerce  nouvellement  établie  par  le 
gouvernement  s'en  est  emparée.  En  général ,  on 
n'y  voit  plus  que  des  ruines.  Les  anciens  édifices 

'  Cavité  compte  aujourd'hui  (1833)  environ  3,000  habitans,  et 
Manille  38,000.  Rien  do  plus  romantique ,  rien  de  plus  riant  que 
le  point  de  vue  dont  on  jouit  du  chemin  qui  mène  de  Cavité  à 
Manille. 


LA  PÉROUSE.  295 

en  pierres  sont  abandonnés .  ou  occupés  par  des  In- 
diens qui  ne  les  réparent  point;  et  Cavité,  la  se- 
conde ville  des  Philippines,  la  capitale  d'une  pro- 
vince de  son  nom,  n'est  aujourd'hui  qu'un  méchant 
village  où  il  ne  reste  d'autres  Espagnols  que  des 
officiers  militair^j^  ou  d'administration  ^  :  mais  si 
la  ville  n'offre  aux  yeux  qu'un  monceau  de  ruines, 
il  n'en  est  pas  de  même  du  port  qui  est  bien  tenu. 
Tous  les  ouvriers  sont  Indiens,  et  il  y  a  absolu- 
ment les  mêmes  ateliers  que  ceux  qu'on  voit  dans 
nos  arsenaux  d'Europe. 

Le  surlendemain  de  notre  arrivée  à  Cavité,  nous 
nous  embarquâmes  pour  la  capitale  avec  M.  de 
Langle  :  nous  étions  accompagnés  de  plusieurs  of- 
ficiers. Nous  employâmes  deux  heures  et  demie  à 
faire  ce  trajet  dans  nos  canots  ,  qui  étaient  armés 
de  soldats,  à  cause  des  Mores  dont  la  baie  de  Ma- 
nille est  souvent  infestée.  Nous  fîmes  notre  pre- 
mière visite  au  gouverneur,  qui. nous  retint  à  dîner, 
et  nous  donna  son  capitaine  des  gardes  pour  nous 
conduire  chez  l'archevêque  ,  l'intendant  et  les  dif- 
férens  oidores.  Ce  ne  fut  pas  pour  nous  une  des 
journées  les  moins  fatigantes  de  la  campagne.  La 
chaleur  élait  extrême,  et  nous  étions  à  pied,  dans 
une  ville  où  tous  les  citoyens  ne  sortent  qu'en  voi- 
ture :  mais  on  n'en  trouve  pas  à  louer,  comme  à 

•  La  note  qui  précède  établit  que  Cavité  s'est  un  peu  relevé  de 
cette  décadence. 


296  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

Batavia;  et  sans  M.  Sebir,  négociant  français,  qui, 
informé  par  hasard  de  notre  arrivée  à  Manille , 
nous  envoya  son  carrosse  ,  nous  aurions  été  obligés 
de  renoncer  aux  différentes  visites  que  nous  nous 
étions  proposé  de  faire. 

La  ville  de  Manille ,  y  compi^s  ses  faubourgs  , 
est  très  considérable.  On  évalue  sa  population  à 
trente-huit  mille  âmes^  parmi  lesquelles  on  compte 
à  peine  mille  ou  douze  cents  Espagnols  :  les  autres 
sont  métis  ,  Indiens  ou  Chinois,  cultivant  tous  les 
arts  ,  et  s'exerçant  à  tous  les  genres  d'industrie. 
Les  familles  espagnoles  les  moins  riches  ont  une  ou 
plusieurs  voitures.  Deux  très  beaux  chevaux  coû- 
tent trente  piastres,  leur  nourriture  et  les  gages 
d'un  cocher  six  piastres  par  mois  :  ainsi,  il  n'est 
aucun  pays  où  la  dépense  d'un  carrosse  soit  moins 
considérable,  et  en  même  temps  plus  nécessaire. 
Les  environs  de  Manille  sont  ravissans  :  la  plus 
belle  rivière  y  serpente,  et  se  divise  en  différens 
canaux,  dont  les  deux  principaux  conduisent  à  cette 
fameuse  lagune  ou  lac  de  Bay,  qui  est  à  sept  lieues 
dans  l'intérieur,  bordé  de  plus  de  cent  villages  in- 


I  C'est  encore  en  1833  à  peu  près  le  même  nombre  d'habitans. 
Manille  est  vaste  :  elle  renferme  plusieurs  belles  églises.  Les  mai- 
sons sont  bâties  sur  pilotis,  à  cause  de  la  fréquence  des  tremble- 
mens  de  terre.  Les  maisons  des  indigènes  s'élèvent  sur  des  po- 
teaux à  six  pieds  de  terre  :  elles  sont  en  bambous  fendus,  et  cou- 
vertes de  feuilles  :  on  y  pénètre  au  moyen  d'une  échelle. 


LA  PÉROUSE.  297 

diens,  situés  au  milieu  du  territoire  le  plus  fer- 
tile ^ 

Manille,  bâtie  sur  le  bord  de  la  baie  de  son 
nom,  qui  a  plus  de  vingt-cinq  lieues  de  tour,  est  à 
l'embouchure  d'une  rivière,  navigable  jusqu'au  lac 
d'où  elle  tire  sa  source  :  c'est  peut-être  la  ville 
de  l'univers  le  plus  heureusement  située.  Tous  les 
comestibles  s'y  trouvent  dans  la  plus  grande  abon- 
dance et  au  meilleur  marché;  mais  les  habille- 
mens,  les  quincailleries  d'Europe,  les  meubles,  s'y 
vendent  à  un  prix  excessif.  Le  défaut  d'émulation, 
les  prohibitions,  les  gènes  de  toute  espèce  mises 
sur  le  commerce  y  rendent  les  productions  et  les 
marchandises  de  l'Inde  et  de  la  Chine  au  moins 
aussi  chères  qu'en  Europe. 

Je  ne  craindrai  pas  d'avancer  qu'une  très  grande 
nation  qui  n'aurait  pour  colonie  que  les  îles  Phi- 
lippines, et  qui  y  établirait  le  meilleur  gouverne- 
ment qu'elles  puissent  compter,  pourrait  voir  sans 
envie  tous  les  établissemens  européens  de  l'Afrique 
et  de  l'Amérique. 

Trois  millions  d'habitans  peuplent  ces  diffé- 
rentes îles,  et  celle  de  Luçon  en  contient  à  peu 


'  Les  environs  de  Manille  offrent  de  très  beaux  sites,  surtout 
entre  cette  capitale  des  Philippines  et  le  port  de  Cavité.  Les  ob- 
jets nécessaires  s'y  trouvent  en  grande  abondance;  les  chevaux  y 
sont  petits,  mais  infatigables  et  peu  chers:  ce  qui  permet  à  la  plu- 
part dos  familles  espagnoles  d'avoir  un  équipage. 


298  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

près  le  tiers  '.  Ces  peuples  ne  m'ont  paru  en  rien 
intérieurs  à  ceux  d'Europe  :  ils  cultivent  la  terre 
avec  intelligence,  sont  charpentiers,  menuisiers, 
forgerons,  orfèvres,  tisserands,  maçons,  etc.  J'ai 
parcouru  leurs  villages  :  je  les  ai  trouvés  bons, 
hospitaliers,  affables;  et  quoique  les  Espagnols  en 
parlent  avec  mépris  et  les  traitent  de  même,  j'ai 
reconnu  que  les  vices  qu'ils  mettent  sur  le  compte 
des  Indiens  doivent  être  imputés  au  gouvernement 
qu'ils  ont  établi  parmi  eux.  On  sait  que  l'avidité 
de  l'or,  et  l'esprit  de  conquête  dont  les  Espagnols 
et  les  Portugais  étaient  animés,  il  y  a  deux  siècles, 
faisaient  parcourir  à  des  aventuriers  de  ces  deux 
nations  les  différentes  mers  et  les  îles  des  deux 
hémisphères,  dans  la  seule  vue  d'y  rencontrer  ce 
riche  métal. 

Quelques  rivières  aurifères,  et  le  voisinage  des 
épiceries,  déterminèrent  sans  doute  les  premiers 
établissemens  des  Philippines;  mais  le  produit  ne 
répondit  pas  aux  espérances  qu'on  avait  conçues. 
A  l'avarice  de  ces  motifs  on  vit  succéder  l'enthou- 
siasme de  la  religion  :  un  grand  nombre  de  reli- 
gieux de  tous  les  ordres  furent  envoyés  pour  y 
prêcher  le  christianisme;  et  la  moisson  fut  si  abon- 
dante, que  l'on  compta  bientôt  huit  ou  neuf  cents 

'  Il  paraît  que  ce  nombre  est  aujourd'hui  double,  car  on  donne, 
en  1833,  aux  Philippines  six  millions  d'habitans  ,  répartis  sur  dix- 
neuf  mille  lieues  carrées. 


LA  PÉROUSE,  299 

chrétiens  dans  ces  différentes  îles.  Si  ce  zèle  avait 
été  éclairé  d'un  peu  de  philosophie,  c'était  sans 
doute  le  système  le  plus  propre  à  assurer  la  con- 
quête des  Espagnols,  et  à  rendre  cet  établissement 
utile  à  la  métropole;  mais  on  ne  songea  qu'à  faire 
des  chrétiens,  et  jamais  des  citoyens.  Ce  peuple 
fut  divisé  en  paroisses,  et  assujetti  aux  pratiques 
les  plus  minutieuses  et  les  plus  extravagantes  :  cha- 
que faute,  chaque  péché  est  encore  puni  de  coups 
de  fouet;  le  manquement  à  la  prière  et  à  la  messe 
est  tari fé ,  et  la  pu  nition  est  administrée  aux  hommes 
ou  aux  femmes,  à  la  porte  de  l'église,  .par  ordre 
du  curé.  Les  fêtes ,  les  confréries ,  les  dévotions 
particulières  occupent  un  temps  très  considérable; 
et  comme  dans  les  pays  chauds  les  têtes  s'exaltent 
encore  plus  que  dans  les  climats  tempérés,  j'ai  vu, 
pendant  la  semaine  sainte,  des  pénitens  masqués 
traîner  des  chaînes  dans  les  rues,  les  jambes  et  les 
reins  enveloppés  d'un  fagot  d'épines,  recevoir  ainsi 
à  chaque  station,  devant  la  porte  des  églises,  ou 
devant  des  oratoires ,  plusieurs  coups  de  discipline, 
et  se  soumettre  enfin  à  des  pénitences  aussi  rigou- 
reuses que  celles  des  faquirs  de  l'Inde.  Ces  prati- 
ques ,  plus  propres  à  faire  des  enthousiastes  que 
de  vrais  dévots ,  sont  aujourd'hui  défendues  par  lar- 
chevêque  de  Manille;  mais  il  est  vraisemblable  que 
certains  confesseurs  les  conseillent  encore,  s'ils  ne 
les  ordonnent  pas. 


300  VOYAGES  AÎJTOUR  DU  MONDE. 

A  ce  régime  monastique  qui  énerve  Fàme  et  per- 
suade un  peu  trop  à  ce  peuple,  déjà  paresseux  par 
rinfluence  du  climat  et  le  défaut  de  besoins,  que 
la  vie  n'est  qu'un  passage  et  les  biens  de  ce  monde 
des  inutilités,  se  joint  l'impossibilité  de  vendre  les 
fruits  de  la  terre  avec  un  avantage  qui  en  compense 
le  travail.  Ainsi,  lorsque  tous  les  habitans  ont  la 
quantité  de  riz,  de  sucre,  de  légumes  nécessaire  à 
leur  subsistance,  le  reste  n'est  plus  d'aucun  prix. 
On  a  vu,  dans  ces  circonstances,  le  sucre  être 
vendu  moins  d'un  sou  la  livre,  et  le  riz  rester  sur 
la  terre  sans  être  récolté.  Je  crois  qu'il  serait  diffi- 
cile à  la  société  la  plus  dénuée  de  lumières,  d'ima- 
giner un  système  de  gouvernement  plus  absurde 
que  celui  qui  régit  ces  colonies  depuis  deux  siècles. 
Le  port  de  Manille,  qui  devrait  être  franc  et  ouvert 
à  toutes  les  nations,  a  été,  jusque  dans  ces  der- 
niers temps,  fermé  aux  Européens,  et  ouvert  seu- 
lement à  quelques  Mores,  Arméniens,  ou  Portu- 
gais de  Goa.  L'autorité  la  plus  despotique  est  confiée 
au  gouverneur.  L'audience,  qui  devait  la  modérer, 
est  sans  pouvoir  devant  la  volonté  du  représentant 
du  gouvernement  espagnol  :  il  peut,  non  de  droit, 
mais  de  fait,  recevoir  ou  confisquer  les  marchan- 
dises des  étrangers  que  l'espoir  d'un  bénéfice  a 
conduits  à  Manille,  et  qui  ne  s'y  exposent  que  sur 
l'apparence  d'un  très  gros  profit,  ce  qui  est  rui- 
neux, h  la  vérité,  pour  les  consommateurs.  On  n'y 


LA   PÉROUSE.  301 

jouit  d'aucune  liberté  :  les  inquisiteurs  et  les  moines 
surveillent  les  consciences;  les  oidores  ,  toutes  les 
affaires  particulières;  le  gouverneur,  les  démar- 
ches les  plus  innocentes  :  une  promenade  dans  l'in- 
térieur de  l'île,  une  conversation,  sont  du  ressort 
de  sa  juridiction;  enfin,  le  plus  beau  et  le  plus 
charmant  pays  de  l'univers  est  certainement  le 
dernier  qu'un  homme  libre  voulut  habiter. 

J'ai  vu  à  Manille  cet  honnête  et  vertueux  gou- 
verneur des  Mariannes,  ce  M.  Tobias,  trop  célébré 
pour  son  repos  par  l'abbé  Raynal  ;  je  l'ai  vu  pour 
suivi  par  les  moines,  qui  ont  suscité  contre  lui  sa 
femme,  en  le  peignant  comme  un  impie  :  elle  a 
demandé  à  se  séparer  de  lui  pour  ne  pas  vivre 
avec  un  prétendu  réprouvé ,  et  tous  les  fanatiques 
ont  applaudi  à  cette  résolution.  M.  Tobias  est  lieu- 
tenant-colonel du  régiment  qui  forme  la  garnison 
de  Manille.  11  est  reconnu  pour  le  meilleur  officier 
du  pays;  le  gouverneur  a  cependant  ordonné  que 
ses  appointemens,  qui  sont  assez  considérables, 
resteraient  à  sa  pieuse  femme,  et  lui  a  laissé  vingt- 
six  piastres  seulement  par  mois,  pour  sa  subsis- 
tance et  celle  de  son  fils.  Ce  brave  militaire  ,  ré- 
duit au  désespoir,  épiait  le  moment  de  s'évader  de 
cette  colonie  pour  aller  demander  justice.  Une  loi 
très  sage,  mais  malheureusement  sans  effet,  qui 
devrait  modérer  cette  autorité  excessive,  est  celle 
qui  permet  à  chaque  citoyen  de  poursuivre  le  gou 


3^2  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

verneur  vétéran  devant  son  successeur  ;  mais  celui- 
ci  est  intéressé  à  excuser  tout  ce  qu'on  reproche  à 
son  prédécesseur,  et  le  citoyen  assez  téméraire 
pour  se  plaindre  est  exposé  à  de  nouvelles  et  à 
de  plus  fortes  vexations. 

Les  distinctions  les  plus  révoltantes  sont  établies 
et    maintenues  avec  la   plus  grande   sévérité.  Le 
nombre  des  chevaux  attelés  aux  voitures  est  fixé 
pour  chaque  état  ;    les  cochers  doivent  s'arrêter 
devant  le  plus  grand  nombre,  et  le  seul  caprice 
d'un  oidore  peut  retenir  en  file  derrière  sa  voiture 
toutes  celles  qui  ont  le  malheur  de  se  trouver  sur 
le  même  chemin.  Tant  de  vices  dans  ce  gouverne- 
ment, tant  de  vexations  qui  en  sont  la  suite,  n'ont 
cependant  pu  anéantir  entièrement  les  avantages 
du  climat  :  les  paysans  ont  encore  un  air  de  bon- 
heur, qu'on   ne  rencontre  pas  dans  nos   villages 
d'Europe  ;  leurs  maisons  sont  d'une  propreté  ad- 
mirable,  ombragées  par  des  arbres  fruitiers  qui 
croissent  sans  culture.   L'impôt  que  paie  chaque 
chef  de  famille  est  très  modéré  :  il  se  borne  à  cinq 
réaux  et  demi,  en  y  comprenant  les  droits  de  l'é- 
glise que  la  nation  perçoit;  tous  les  évêques,  cha- 
noines et  curés,  sont  salariés  par  le  gouvernement, 
mais  ils  ont  établi  un  casuel  qui  compense  la  mo- 
dicité de  leurs  traitemens. 

Le  peuple  a  une  passion  si  immodérée  pour  le 
tabac,  qu'il  n'est  pas  d'instant  dans  la  journée  où 


LA   PÉROUSE.  303 

un  homme  ou  une  femme  ait  un  cigarre  à  la 
bouche  :  les  enfans  à  peine  sortis  du  berceau  con- 
tractent cette  habitude.  Le  tabac  de  l'Ile  Luçon  est 
le  meilleur  de  l'Asie.  Chacun  en  cultivait  autour 
de  sa  maison  pour  sa  consommation ,  et  le  petit 
nombre  de  bàtimens  étrangers  qui  avaient  la  per- 
mission d'aborder  à  Manille  en  transportaient  dans 
toutes  les  parties  de  l'Inde. 

Une  loi  prohibitive  vient  d'être  promulguée  :  le 
tabac  de  chaque  particulier  a  été  arraché  et  con- 
finé dans  des  champs  où  on  ne  le  cultive  plus  qu'au 
profit  de  la  nation.  On  en  a  fixé  le  prix  à  une  demi- 
piastre  la  livre;  et  quoique  la  consommation  en 
soit  prodigieusement  diminuée ,  la  solde  de  la 
journée  d'un  manœuvre  ne  suffit  pas  pour  procurer 
à  sa  famille  le  tabac  qu'elle  consomme  chaque 
jour. 

La  terre  aux  Philippines  ne  se  refuse  à  aucune 
des  productions  les  plus  précieuses  :  neuf  cent 
mille  individus  des  deux  sexes,  dans  Tile  de  Luçon  , 
peuvent  être  encouragés  à  la  cultiver.  Ce  climat 
permet  de  faire  dix  récoltes  de  soie  par  an,  tandis 
que  celui  de  la  Chine  laisse  à  peine  l'espérance 
de  deux. 

Le  coton,  l'indigo,  les  cannes  à  sucre,  le  café, 
naissent  sans  culture  sous  les  pas  de  l'habitant  qui 
les  dédaigne.  Tout  annonce   que  les  épiceries  n'y 


304  VOYAGES  AITOLIR  DU  MONDE, 

seraient  pas  inférieures  à  celles  des  Moluques. 
Une  liberté  absolue  de  commerce  pour  toutes  les 
nations  assurerait  un  débit  qui  encouragerait  toutes 
les  cultures  ;  un  droit  modéré  sur  toutes  les  ex- 
portations suffirait,  dans  bien  peu  d'années,  à  tous 
les  frais  de  gouvernement  ;  la  liberté  de  religion 
accordée  aux  Chinois,  avec  quelques  privilèges, 
attirerait  bientôt  dans  cette  île  mille  habitans  des 
provinces  orientales  de  leur  empire  que  la  tyran- 
nie des  mandarins  en  chasse.  La  nouvelle  Compa- 
gnie des  Philippines  semble  annoncer  que  l'atten- 
tion du  gouvernement  s'est  enfin  tournée  vers  cette 
partie  du  monde  :  il  a  adopté,  mais  partiellement, 
le  plan  du  cardinal  Alberoni.  Ce  ministre  avait 
senti  que  l'Espagne ,  n'ayant  point  de  manufac- 
tures, ferait  mieux  d'enrichir  de  ses  métaux  les 
nations  asiatiques  que  celles  de  l'Europe,  ses  riva- 
les, dont  elle  alimentait  le  commerce  et  augmen- 
tait les  forces  en  consommant  les  objets  de  leur 
industrie  :  il  crut  donc  qu'il  devait  faire  de  Ma- 
nille une  foire  ouverte  à  toutes  les  nations,  et  il 
voulait  inviter  les  armateurs  de  différentes  pro- 
vinces d'Espagne  à  aller  se  pourvoir,  dans  ce  mar- 
ché ,  de  toiles  ou  d'autres  étoffes  de  la  Chine  et  des 
Indes ,  nécessaires  à  la  consommation  des  colonies 
€t  de  la  métropole. 

Ees  Espagnols  ont  quelques  établissemens  dans 
les  différentes  îles  an  sud  de  celle  de  Luçon;  mais 


LA  PÉROCSE.  305 

ils  semblent  n'y  être  que  soufferts,  et  leur  situa- 
tion à  Luçon  n'engage  pas  les  habitans  des  autres 
îles  à  reconnaître  leur  souveraineté  ;  ils  y  sont ,  au 
contraire,  toujours  en  guerre.  Les  prétendus  Mores 
qui  infestent  leurs  côtes,  qui  font  de  si  fréquentes 
descentes  et  amènent  en  esclavage  les  Indiens  des 
deux  sexes  soumis  aux  Espagnols,  sont  les  habi- 
tans de  Mindanao,  de  Mindoro,  de  Panay ,  les- 
quels ne  reconnaissent  que  l'autorité  de  leurs  prin- 
ces particuliers,  nommés  aussi  improprement  siil- 
taiu  que  ces  peuples  sont  appelés  Mores  :  ils  sont 
véritablement  iNIalais ,  et  ont  embrassé  le  maho- 
métisme  à  peu  près  à  la  même  époque  où  Ton  a 
commencé  à  prêcher  le  christianisme  à  Manille. 
Les  Espagnols  les  ont  appelés  Mores ,  et  leurs  sou- 
verains sultans,  à  cause  de  l'identité  de  leur  re- 
ligion avec  celle  des  peuples  d'Afrique  de  ce  nom, 
ennemis  de  l'Espagne  depuis  tant  de  siècles. 

Le  seul  établissement  militaire  des  Espagnols  dans 
les  Philippines  méridionales  est  celui  de  Samboan- 
gan  dans  l'île  de  Mindanao,  où  ils  entretiennent 
une  garnison  de  cent  cinquante  hommes,  com- 
mandée par  un  gouverneur  militaire  à  la  nomi- 
nation du  gouverneur  général  de  Manille.  11  n'y 
a  dans  les  autres  îles  que  quelques  villages  défen- 
dus par  de  mauvaises  batteries  servies  par  des 
milices  et  commandées  par  des  alcades  au  choix 
du  gouverneur   général,   mais   susceptibles  d'être 


306  VOYAGES  AUTOUR  DU  INIONDE. 

pris  parmi  toutes  les  classes  des  citoyens  qui  ne 
sont  pas  militaires.  Les  véritables  maîtres  des  di- 
férentes  îles  où  sont  situés  les  villages  espagnols 
les  auraient  bientôt  détruits,  s'ils  n'avaient  pas  un 
très  grand  intérêt  à  les  conserver. 

Les  Mores  sont  en  paix  dans  leurs  propres  îles  ; 
mais  ils  expédient  des  bàtimens  pour  pirater  sur 
les  côtes  de  celle  de  Luçon ,  et  les  alcades  achètent 
un  très  grand  nombre  des  esclaves  faits  par  ces 
pirates;  ce  qui  dispense  ceux-ci  de  les  apportera 
Batavia,  oii  ils  n'en  trouveraient  qu'un  beaucoup 
moindre  prix.  Ces  détails  peignent  mieux  la  fai- 
blesse du  gouvernement  des  Philippines  que  tous 
les  raisonnemens  des  différens  voyageurs.  Les  lec- 
teurs s'apercevront  que  les  Espagnols  sont  trop 
faibles  pour  protéger  le  commerce  de  leurs  pos- 
sessions :  tous  leurs  bienfaits  envers  ces  peuples 
n'ont  eu  jusqu'à  présent  pour  objet  que  leur  bon- 
heur dans  l'autre  vie. 

Nous  ne  passâmes  que  quelques  heures  à  Ma- 
nille ;  et  le  gouverneur  ayant  pris  congé  de  nous 
aussitôt  après  le  dîner  pour  faire  sa  sieste ,  nous 
eûmes  la  liberté  d'aller  chez  M.  Sebier,  qui  nous 
rendit  les  services  les  plus  essentiels  pendant  notre 
séjour  dans  la  baie  de  Manille.  Aous  rentrâmes  dans 
nos  canots  à  six  heures  du  soir,  et  fûmes  de  retour 
à  bord  de  nos  frégates  à  huit  heures;  mais,  crai- 
gnant que,  pendant  que  nous  nous  occuperions  à 


LA  PÉROUSE.  307 

Cavité  de  la  réparation  de  nos  bâtimens,  les  en- 
trepreneurs de  biscuit,  de  farine,  etc.,  ne  nous 
rendissent  victimes  de  la  lenteur  ordinaire  des  né- 
gocians  de  leur  nation,  je  crus  devoir  ordonner  à 
un  officier  de  s'établir  à  Manille,  et  d'aller  chaque 
jour  voir  les  différens  fournisseurs  auxquels  l'in- 
tendant nous  avait  adressés. 

Nous  reçûmes ,  huit  jours  après  notre  arrivée  à 
Manille,  une  lettre  du  premier  subrécargue  de  la 
Compagnie  de  Suède,  lettre  dans  laquelle  il  nous 
apprenait  qu'il  avait  vendu  nos  peaux  de  loutre 
dix  mille  piastres ,  et  nous  autorisait  à  tirer  pa- 
reille somme  sur  lui.  Je  désirais  beaucoup  de  me 
procurer  ces  fonds  à  Manille  pour  les  distribuer 
aux  équipages,  qui,  partis  de  Macao  sans  recevoir 
cet  argent ,  craignaient  de  ne  jamais  voir  réaliser 
leurs  espérances,  et  je  fus  assez  heureux  pour  pou- 
voir distribuer  aux  matelots,  avant  notre  départ, 
les  fonds  provenant  de  cette  vente. 

Les  grandes  chaleurs  de  Manille  commencèrent 
à  produire  quelques  mauvais  effets  sur  la  santé  de 
nos  équipages.  Plusieurs  matelots  furent  attaqués 
de  coliques,  qui  n'eurent  cependant  aucune  suite 
fâcheuse.  Mais  MM.  de  Lamanon  et  Daigremont , 
qui  avaient  apporté  de  Macao  un  commencement 
de  dyssenterie,  occasionée  vraisemblablement  par 
une  transpiration  supprimée ,  loin  de  trouver  à 
terre  un  soulagement  à  leur  maladie,  y  virent  leur 


308  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

état  empirer,  au  point  que  M.  Dalgremont  fut  sans 
espérance  le  vingt-troisième  jour  après  notre  ar- 
rivée, et  mourut  le  vingt-cinquième.  C'était  la  se- 
conde personne  morte  de  maladie  à  bord  de  l'Js- 
trolabe ,  et  un  malheur  de  ce  genre  n'avait  point 
encore  été  éprouvé  sur  la  Boiissoîe ,  quoique  peut- 
être  nos  équipages  eussent  en  général  joui  d'une 
moins  bonne  santé  que  ceux  de  l'autre  frégate.  Il 
faut   observer  que  le  domestique  qui  avait  péri 
dans  la  traversée  du  Chili  à  l'ile  de  Pâques    s'é- 
tait embarqué  poitrinaire  ;  et  M.  de  Langle  avait 
cédé  au  désir  de  son  maître,  qui  s'était  flatté  que 
l'air   de   la  mer  et  des  pays  chauds  opérerait  sa 
guérison.  Quant  à  M.  Daigremont ,  malgré  ses  mé- 
decins et  à  l'insu  de  ses  camarades  et  de  ses  amis, 
il  voulut  guérir  sa  maladie  avec   de  l'eau-de-vie 
brûlée ,  des  pimens  et  d'autres  remèdes  auxquels 
l'homme  le  plus  robuste  n'aurait  pu  résister,  et  il 
succomba  victime  de  son  imprudence  et  dupe  de 
la  trop  bonne  opinion  qu'il  avait  de  son  tempéra- 
ment. 

Le  21  mars  1787,  tous  nos  travaux  étaient  finis 
à  Cavité,  nos  canots  construits,  nos  voiles  réparées, 
le  gréement  visité,  les  frégates  calfatées  en  entier, 
et  nos  salaisons  mises  en  barils.  Nous  n'avions  pas 
voulu  confier  ce  dernier  travail  aux  fournisseurs 
de  Manille  :  nous  savions  que  les  salaisons  des  ga- 
lions ne  s'étaient  jamais  conservées  trois  mois;  et 


LA  PÉROU  SE.  30} 

notre  confiance  dans  la  méthode  du  capitaine  Cook 
était  très  grande  :  en  conséquence,  il  fut  remis  à 
chaque  saleur  une  copie  du  procédé  du  capitaine 
Cook,  et  nous  surveillâmes  ce  nouveau  genre  de 
travail.  Nous  avions  à  bord  du  sel  et  du  vinaigre 
d'Europe ,  et  nous  n'achetâmes  des  Espagnols  que 
des  cochons  à  un  prix  très  modéré. 

Les  communications  entre  Manille  et  la  Chine 
sont  si  fréquentes  que,  chaque  semaine,  nous  re- 
cevions des  nouvelles  de  Macao.  Nous  apprîmes 
avec  le  plus  grand  étonnement  l'arrivée  dans  la 
rivière  de  Canton  du  vaisseau  la  Résolution ,  com- 
mandé par  M.  d'Entrecasteaux,  et  celle  de  la  fré- 
gate la  Subtile  aux  ordres  de  M.  la  Croix  de  Cas- 
tries.  Ces  bàtimens,  partis  de  Batavia  lorsque  la 
mousson  du  nord-est  était  dans  sa  force,  s'étaient 
élevés  à  l'est  des  Philippines,  avaient  côtoyé  la 
Nouvelle-Guinée,  traversé  des  mers  remplies  d'é- 
cueils ,  dont  ils  n'avaient  aucune  carte,  et,  après 
une  navigation  de  soixante-dix  jours  depuis  Bata- 
via, étaient  parvenus  enfin  à  l'entrée  de  la  rivière 
de  Canton ,  où  ils  avaient  mouillé  le  lendemain  de 
notre  départ.  Les  observations  astronomiques  qu'ils 
ont 'faites  pendant  ce  voyage  seront  bien  impor- 
tantes pour  la  connaissance  de  ces  mers,  toujours 
ouvertes  aux  bàtimens  qui  ont  manqué  la  mousson. 

Nos  vivres  avaient  été  embarqués  à  l'époque  que 
nous  avions  déteiininée  :    mais  la  semaine  sainte , 


310  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

qui  suspend  toute  affaire  à  Manille,  occasiona 
quelques  retards  dans  nos  provisions  particulières, 
et  je  fus  forcé  de  fixer  mon  départ  au  lundi  d'a- 
près Pâques.  Comme  la  mousson  du  nord-est  était 
encore  très  forte  ,  le  sacrifice  de  trois  ou  quatre 
jours  ne  pouvait  nuire  au  succès  de  l'expédition. 
Le  3  avril  nous  embarquâmes  tous  nos  instrumens 
d'astronomie. 

Avant  de  mettre  à  la  voile,  je  crus  devoir  aller 
avec  M.  de  Langle  faire  nos  remercîmens  au  gou- 
verneur général ,  de  la  célérité  avec  laquelle  ses 
ordres  avaient  été  exécutés ,  et  plus  particulière- 
ment encore  à  l'intendant,  de  qui  nous  avions  reçu 
tant  de  marques  d'intérêt  et  de  bienveillance.  Ces 
devoirs  remplis,    nous  profitâmes  l'un  et  l'autre 
d'un  séjour  de  quarante-huit  heures  chez  M.  Se- 
bier  pour  aller  visiter  en  canot  ou  en  voiture  les 
environs  de  Manille.  On  n'y  rencontre  ni  superbes 
maisons,  ni  parcs,  ni  jardins;  mais  la  nature  y  est 
si  belle,  qu'un  simple  village  indien  sur  le  bord 
de  la  rivière,  une  maison  à  l'européenne,  entourée 
de  quelques  arbres ,  forment  un  coup  d'œil  plus 
pittoresque    que    celui    de  nos  plus   magnifiques 
châteaux;  et  l'imagination  la  moins  vive  se  peint 
toujours  le  bonheur  à  côté  de  cette  riante  simpli- 
cité. Les  Espagnols  sont  presque  tous  dans  l'usage 
d'abandonner  le  séjour  de  la  ville  après  les  fêtes 
de  Pâques,  et  de  passer  la   saison  brûlante  à  la 


LA  PÉROUSE.  311 

campagne.  Ils  n'ont  pas  cherché  à  embellir  un 
pays  qui  n'avait  pas  besoin  d'art  :  une  maison  propre 
et  spacieuse,  bâtie  sur  le  bord  de  l'eau,  avec  des 
bains  très  commodes,  d'ailleurs  sans  avenues,  sans 
jardins ,  mais  ombragée  de  quelques  arbres  frui- 
tiers :  voilà  la  demeure  des  citoyens  les  plus  riches; 
et  ce  serait  un  des  lieux  de  la  terre  les  plus  agréa- 
bles à  habiter,  si  un  gouvernement  plus  modéré 
et  quelques  préjugés  de  moins  assuraient  davan- 
tage la  liberté  civile  de  chaque  habitant. 

La  petite  garnison  de  Samboangan,  dans  l'île  de 
Mindanao  ,  n'est  pas  prise  sur  celle  de  l'ile  Luçon , 
qui  se  compose  d'un  régiment;  on  a  formé,  pour 
les  îles  Mariannes  et  pour  celle  de  Mindanao  ,  deux 
corps  de  cent  cinquante  hommes  chacun,  qui  sont 
invariablement  attachés  à  ces  colonies. 


312  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 


§  («. 

Départ  de  Cavile.  Rencontre  d'un  banc  au  milieu  du  canal  de 
Formose.  Latitude  et  lon^oitude  de  ce  banc.  Nous  mouillons  à 
deux  lieues  au  larj^e  de  l'ancien  fort  Zélande.  Nous  appareil- 
lons le  lendemain.  Détails  sur  les  îles  Pescadores  ou  Pong-Hou. 
Reconnaissance  de  File  Botol-Tabacoxima.  Nous  prolongeons 
l'île  Kumi,  qui  fait  partie  du  royaume  de  Likeu.  Les  frégates 
entrent  dans  la  mer  du  Japon  ,  et  prolongent  la  cote  de  Chine. 
Nous  faisons  route  pour  l'île  Quelpaert.  Nous  prolongeons  la 
côte  de  Corée.  Détails  sur  l'île  Quelpaert,  la  Corée,  etc.  Dé- 
couverte de  rîle  Dagelet.  Sa  longitude  et  sa  latitude. 

Le  9  avril ,  suivant  notre  manière  de  compter , 
et  le  10,  suivant  celle  des  Maniilois,  nous  mîmes 
sous  voile  avec  une  bonne  brise  du  nord-est,  qui 
nous  laissait  l'espérance  de  doubler,  pendant  le 
jour,  toutes  les  îles  des  différentes  passes  de  la  baie 
de  Manille.  Avant  notre  appareillage,  M.  de  Langle 
et  moi  reçûmes  la  visite  de  M.  Bermudès,  qui  nous 
assura  que  la  mousson  du  nord-est  ne  reverserait 
pas  d'un  mois,  et  qu'elle  était  encore  plus  tardive 
sur  la  côte  de  Formose ,  le  continent  de  la  Chine 
étant  en  quelque  sorte  la  source  des  vents  de  nord 
qui  régnent  pendant  plus  de  neuf  mois  de  l'année 
sur  les  côtes  de  cet  empire  :  mais  notre  impatience 
ne  nous  permit  pas  d'écouter  les  conseils  de  l'ex- 
périence. Nous  nous  flattâmes  de  quelque  heureuse 
exception;  chaque  année  pouvait  avoir  pour  le 
cliangement  de  moussons  des  époques  différentes. 


LA  PÉROrSE.  313 

et  nous  prîmes  congé  de  lui.  De  petites  variations 
de  vent  nous  permirent  de  gagner  bientôt  le  nord 
de  nie  de  Luçon. 

Nous  eûmes  à  peine  doublé  le  cap  Bujador,  que 
les  vents  se  fixèrent  au  nord-est,  avec  une  opiniâ- 
treté qui  ne  nous  prouva  que  trop  la  vérité  des 
conseils  de  M.  Bermudès.  Je  me  flattai ,  mais  fai- 
blement, de  trouver  sous  Formose  les  mêmes  va- 
riations que  sous  File  de  Luçon;  je  ne  me  dissimu- 
lais pas  que  la  proximité  du  continent  de  la  Chine 
rendait  cette  opinion  peu  probable.  Mais,  dans  tous 
les  cas,  il  ne  nous  restait  qu'à  attendre  le  reverse- 
ment de  la  mousson  :  la  mauvaise  marche  de  nos 
frégates,  doublées  en  bois  et  mailletées,  ne  nous 
laissait  pas  l'espoir  de  gagner  au  nord  avec  des 
vents  contraires.  jNous  eûmes  connaissance  de  Tile 
Formose  le  21  avril.  Nous  éprouvâmes ,  dans  le 
canal  qui  la  sépare  de  celle  de  Luçon ,  des  lits  de 
marée  très  violens.  Il  paraît  qu'ils  étaient  occasio- 
nés  par  une  marée  régulière ,  car  notre  estime  ne 
fut  jamais  différente  du  résultat  de  nos  observa- 
tions en  latitude  et  en  longitude.  Le  22  avril,  je 
relevai  l'île  de  Lamay ,  qui  est  à  ia  pointe  du  sud- 
ouest  de  Formose ,  à  l'est  un  quart  sud-est ,  à  la 
distance  d'environ  trois  lieues.  La  mer  était  très 
grosse,  et  l'aspect  de  la  côte  me  persuada  que  je 
m'élèverais  plus  facilement  au  nord,  si  je  pouvais 
apj) rocher  la  côte  de  la  Chine.  Les  vents  de  nord- 


3t4  VOYAGES  AUTOLK  DU  MONDE, 

nord-est  me  permirent  de  gouverner  au  nord- 
ouest,  et  de  gagner  ainsi  en  latitude;  mais  au  milieu 
du  canal  je  remarquai  que  la  mer  était  extrême- 
ment changée.  Nous  étions  alors  par  22  degrés  57 
minutes  de  latitude  nord,  et  à  l'ouest  du  méridien 
de  Cavité,  c'est-à-dire  par  116  degrés  41  minutes 
de  longitude  orientale.  Nous  trouvâmes  un  banc 
par  23  degrés  de  latitude  nord,  et  116  degrés  45 
minutes  de  longitude  orientale  :  son  extrémité  sud- 
est,  par  22  degrés  52  minutes  de  latitude,  et  117 
degrés  3  minutes  de  longitude.  11  peut  n'être  pas 
dangereux,  puisque  notre  moindre  brassiage  a  été 
de  onze  brasses;  mais  la  nature  et  l'inégalité  de  son 
fond  le  rendent  très  suspect,  et  il  est  à  remarquer 
que  ces  bas-fonds ,  très  fréquens  dans  les  mers  de 
Chine,  ont  presque  tous  des  pointes  à  fleur  d'eau, 
qui  ont  occasioné  beaucoup  de  naufrages. 

Notre  bordée  nous  ramena  sur  la  côte  de  For- 
mose,  vers  l'entrée  de  la  baie  de  l'ancien  fort  de 
Zélande,  où  est  la  ville  de  Taywan,  capitale  de  cette 
île.  La  mousson  du  nord-est  était  encore  dans  toute 
sa  force.  Je  mouillai  à  l'ouest  de  cette  baie,  mais  je 
n'ignorais  pas  qu'on  ne  pouvait  approcher  l'île  de 
très  près,  qu'il  n'y  avait  que  sept  pieds  d'eau  dans 
le  port  de  Tayw^an,  et  que,  dans  le  temps  où  les 
Hollandais  en  étaient  possesseurs,  leurs  vaisseaux 
étaient  obligés  de  rester  aux  îles  Pescadores ,  où  est 
un  très  bon  port  qu'ils  avaient  fortifié.  Cette  cir- 


LAPÉROUSE.  315 

constance  me  rendait  très  indécis  sur  le  parti 
d'envoyer  à  terre  un  canot  que  je  ne  pouvais  sou- 
tenir avec  mes  frégates ,  et  qui  aurait  vraisembla- 
blement paru  suspect,  dans  l'état  de  guerre  où  se 
trouvait  cette  colonie  chinoise.  Ce  que  je  pouvais 
présumer  de  plus  heureux,  était  qu'il  me  fût  ren- 
voyé sans  avoir  la  permission  d'aborder  :  si  au 
contraire  on  le  retenait,  ma  position  devenait  très 
embarrassante;  et  deux  ou  trois  champans  brûlés 
auraient  été  une  faible  compensation  de  ce  mal- 
heur. 

Je  pris  donc  le  parti  de  tacher  d'attirer  à  bord 
des  Chinois  qui  naviguaient  à  notre  portée  ;  je  leur 
montrai  des  piastres,  qui  m'avaient  paru  être  un 
puissant  aimant  pour  cette  nation  ;  mais  toute 
communication  avec  les  étrangers  est  apparemment 
interdite  à  ces  habitans.  11  était  évident  que  nous 
ne  les  effrayions  pas ,  puisqu'ils  passaient  à  portée 
de  nos  armes;  mais  ils  refusaient  d'aborder.  Un 
seul  eut  cette  audace  :  nous  lui  achetâmes  son  pois- 
son au  prix  qu'il  voulut,  afin  que  cela  nous  donnât 
une  bonne  réputation,  s'il  osait  convenir  d'avoir 
communiqué  avec  nous.  Il  nout  fut  impossible  de 
deviner  les  réponses  que  ces  pécheurs  firent  à  nos 
questions  qu'ils  ne  comprirent  certainement  point. 
Non-seulement  la  langue  de  ces  peuples  n'a  aucun 
rapport  avec  celles  des  Européens;  mais  cette  es- 
pèce   de   langage    pantomime    que    nous    cioyons 


316  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

universel  n'en  est  pas  mieux  entendu,  et  un  mou- 
vement de  tête  qui  signifie  oui  parmi  nous ,  a  peut- 
être  une  acception  diamétralement  opposée  chez 
eux.  Ce  petit  essai ,  supposé  même  que  l'on  fit  au 
canot  que  j'enverrais  la  réception  la  plus  heureuse, 
me  convainquit  encore  plus  de  l'impossibilité  qu'il 
y  avait  de  satisfaire  ma  curiosité  :  je  me  décidai  à 
appareiller  le  lendemain  avec  la  brise  de  terre. 

Différens  feux  allumés  sur  la  côte,  et  qui  me  pa- 
rurent des  signaux,  me  firent  croire  que  nous 
avions  jeté  l'alarme;  mais  il  était  plus  que  probable 
que  les  armées  chinoise  et  rebelle  n'étaient  pas  aux 
environs  de  Taywan,  où  nous  n'avions  vu  qu'un 
petit  nombre  de  bateaux  pêcheurs  qui ,  dans  le 
moment  d'une  action  de  guerre,  auraient  eu  une 
autre  destination. 

Ce  qui  n'était  pour  nous  qu'une  conjecture 
devînt  bientôt  une  certitude.  Le  lendemain ,  la 
brise  de  terre  et  du  large  nous  ayant  permis  de 
remonter  dix  lieues  vers  le  nord,  nous  aperçûmes 
l'armée  chinoise  ^  à  l'embouchure  d'une  grande 
rivière  qui  est  par  23  degrés  25  minutes  de  latitude 
nord  ,  et  dont  les  bancs  s'étendent  à  quatre  ou  cinq 
lieues  au  large.  Nous  mouillâmes  par  le  travers  de 
cette  rivière.  11  ne  nous  fut  pas  possible  de  comp- 
ter tous  les  bâtimens:  plusieurs  étaient  à  la  voile, 
d'autres  mouillés  en  pleine  côte,  et  on  en  voyait 

'  il  V  axait  une  révolte  à  Tavwan. 


LA  PÉROUSE.  317 

une  très  grande  quantité  dans  la  rivière.  L'anairal, 
couvert  de  différens  pavillons,  était  le  plus  au 
large.  11  mouilla  sur  l'accord  des  bancs,  à  une 
lieue  dans  l'est  de  nos  frégates.  Dès  que  la  nuit 
fut  venue,  il  mit  à  tous  ses  mâts  des  feux  qui  ser- 
virent de  point  de  ralliement  à  plusieurs  bâtimens 
qui  étaient  encore  au  vent.  Ces  bâtimens,  obligés 
de  passer  auprès  de  nos  frégates  pour  joindre  leur 
commandant,  avaient  grand  soin  de  ne  nous  ap- 
procher qu'à  la  plus  grande  portée  du  canon  , 
ignorant  sans  doute  si  nous  étions  amis  ou  enne 
mis.  La  clarté  de  la  lune  nous  permit  jusqu'à  mi- 
nuit de  faire  ces  observations  ,  et  nous  n'avons 
jamais  plus  ardemment  désiré  que  le  temps  fut 
beau  pour  voir  la  suite  des  événemens. 

Nous  avions  relevé  les  îles  méridionales  des 
Pescadores  à  l'ouest  un  quart  nord-ouest.  Il  est  pro- 
bable que  l'armée  chinoise,  partie  de  la  province  de 
Fokien,  s'était  rassemblée  dans  l'île  Poug-Hou,  la 
plus  considérable  des  Pescadores,  où  il  y  a  un  très 
bon  port,  et  qu'elle  était  partie  de  ce  point  de 
réunion  pour  commencer  ses  opérations.  Nous  ne 
pûmes  néanmoins  satisfaire  notre  curiosité ,  car  le 
temps  devint  si  mauvais  que  nous  fûmes  forcés 
d'appareiller  avant  le  jour,  afin  de  sauver  notre 
ancre,  qu'il  nous  eût  été  impossible  de  lever  si 
nous  eussions  retardé  d'une  heure  ce  travail.  Le 
ciel  s'obscurcit  à  quatre  heures  du  matin;  il  venta 


318  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

grand  frais  :  l'horizon  ne  nous  permit  plus  de  dis- 
tinguer la  terre.  Je  vis  cependant,  à  la  pointe  du 
jour,  le  vaisseau  amiral  chinois  courir  vent  arrière 
vers  la  rivière  avec  quelques  autres  champans 
que  j'apercevais  encore  à  travers  la  brume.  Je 
portai  au  large  ayant  les  quatre  voiles  majeures , 
tous  les  ris  pris  :  les  vents  étaient  au  nord-nord- 
est,  et  je  me  flattais  de  doubler  les  Pescadores,  le 
cap  au  nord-ouest.  Mais,  à  mon  grand  étonne- 
ment,  j'aperçus  à  neuf  heures  du  matin  plusieurs 
rochers,  faisant  partie  de  ce  groupe  d'îles,  qui  me 
restaient  au  nord-nord-ouest  :  le  temps  était  si  gros 
qu'il  n'avait  été  possible  de  les  distinguer  que  lors- 
que nous  en  fûmes  très  près.  Les  brisans  dont  ils 
étaient  entourés  se  confondaient  avec  ceux  qui 
étaient  occasionés  par  la  lame  :  de  ma  vie  je  n'a- 
vais vu  une  plus  grosse  mer.  Je  revirai  de  bord 
vers  Formose  à  neuf  heures  du  matin  ;  et  à  midi, 
l'Astrolabe  qui  était  devant  nous  signala  douze 
brasses ,  en  prenant  les  amures  sur  l'autre  bord  : 
je  sondai  dans  l'instant,  et  j'en  trouvai  quarante. 
Ainsi ,  à  moins  d'un  quart  de  lieue  de  distance,  on 
tombe  de  quarante  brasses  à  douze;  et  vraisem- 
blablement on  tomberait  de  douze  à  deux  en  bien 
peu  de  temps ,  puisque  l'Astrolabe  ne  trouva  que 
huit  brasses  pendant  qu'elle  virait  de  bord;  et  il 
était  probable  que  cette  frégate  n'avait  pas  encore 
quatre  minutes  à  courir  cette  courte  bordée. 


LA  PÉROLSE.  319 

Cet  événement  nous  apprit  que  le  canal,  entre 
les  îles  du  nord-est  des  Pescadores  et  les  bancs  de 
Formose ,  n'avait  pas  plus  de  quatre  lieues  de  lar- 
geur: il  eut  été  conséquemraent  dangereux  d'y  lou- 
voyer pendant  la  nuit  par  un  temps  épouvantable, 
avec  un  horizon  qui  avait  moins  d'une  lieue  d'é- 
tendue, et  une  si  grosse  mer,  qu'à  chaque  fois  que 
nous  virions  vent  arrière  nous  avions  à  craindre 
d'être  couverts  par  les  lames.  Ces  divers  motifs 
me  déterminèrent  à  prendre  le  parti  d'arriver, 
pour  passer  dans  l'est  de  Formose.  Mes  instructions 
ne  m'enjoignaient  point  de  diriger  ma  route  par  le 
canal  ;  il  ne  m'était  d'ailleurs  que  trop  prouvé  que 
je  n'y  réussirais  jamais  avant  le  changement  de 
mousson;  et  comme  cette  époque,  qui  ne  pouvait 
être  que  très  prochaine,  est  presque  toujours  pré- 
cédée d'un  très  fort  coup  de  vent,  je  crus  qu'il 
valait  mieux  essuyer  cette  bourrasque  au  large,  et 
je  dirigeai  ma  route  vers  les  îles  méridionales  des 
Pescadores,  qui  s'étendent  par  23  degrés  12  minutes 
latitude  nord. 

Ces  îles  sont  un  amas  de  rochers  qui  affectent 
toutes  sortes  de  figures  :  une  entre  autres  ressem- 
ble parfaitement  à  la  tour  de  Cordouan  qui  est  à 
l'entrée  de  la  rivière  de  Bordeaux,  et  l'on  jurerait 
que  ce  rocher  est  taillé  par  la  main  des  hommes. 
Parmi  ces  îlots  nous  avons  compté  cinq  îles  d'une 
hauteur    moyenne ,    qui    paraissaient    comme  des 


320  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

dunes  de  sable.  Nous  n'y  avons  aperçu  aucun 
arbre.  A  la  vérité ,  le  temps  affreux  de  cette  jour- 
née rend  cette  observation  très,  incertaine  ;  mais 
ces  îles  doivent  être  connues  par  les  relations  des 
Hollandais  ,  qui  avaient  fortifié  le  port  de  Pong- 
Hou  dans  le  temps  qu'ils  étaient  les  maîtres  de 
Formose.  On  sait  aussi  que  les  Chinois  y  entretien- 
nent une  garnison  de  cinq  à  six  cents  Tartares ,  qui 
sont  relevés  tous  les  ans. 

Je  revins  à  l'est-sud-est  pour  passer  dans  le  canal 
entre  Formose  et  les  îles  Bashées.  Le  V^  mai,  nous 
restâmes  à  mi-canal  entre  les  îles  Bashées  et  celle 
de  Botol  Tabaco-Xima.  Ce  canal  est  de  seize  lieues, 
nos  observations  ayant  placé  la  pointe  du  sud-est 
de  Botol  Tabaco-Xima  à  21  degrés  57  minutes  de 
latitude  nord,  et  119  degrés  32  minutes  de  longi- 
tude orientale.  Les  vents  nous  ayant  permis  d'ap- 
procher cette  île  à  deux  tiers  de  lieue,  j'aperçus 
distinctement  trois  villages  sur  la  côte  méridionale , 
et  une  pirogue  parut  faire  route  sur  nous. 

J'aurais  voulu  pouvoir  visiter  ces  villages  ha- 
bités probablement  par  des  peuples  semblables  à 
ceux  des  îles  Bashées,  que  Dampier  nous  peint  si 
bons  et  si  hospitaliers;  mais  la  seule  baie  qui  pa- 
raissait promettre  un  mouillage  était  ouverte  aux 
vents  de  sud-est,  qui  semblaient  devoir  souffler 
très  incessamment,  parce  que  les  nuages  chas- 
saient avec  force.  Vers  minuit  ils  se  fixèrent  en 


LA  PÉROUSE.  321 

effet  dans  cette  partie,  et  me  permirent  de  faire 
route  au  nord -est -quart- nord  ,  direction  que 
M.  Daprès  donne  à  l'île  Formose  jusque  par  les 
23  degrés  30  minutes.  Nous  avions  sondé  plusieurs 
fois  aux  approches  de  Botol  Tabaco-Xima,  et  jus- 
qu'à une  demi-lieue  de  distance  de  terre ,  sans 
trouver  fond  :  tout  annonce  que  s'il  y  a  un  mouil 
iage ,  c'est  à  une  très  grande  proximité  de  la  côte. 
Cette  île,  à  laquelle  aucun  voyageur  connu  n'a 
abordé,  peut  avoir  quatre  lieues  de  tour.  Elle  est 
séparée  par  un  canal  d'une  demi-lieue  d'un  îlot  ou 
très  gros  rocher,  sur  lequel  on  apercevait  un  peu 
de  verdure  avec  quelques  broussailles,  mais  qui 
n'est  ni  habité  ni  habitable. 

L'île,  au  contraire,  paraît  contenir  une  assez 
grande  quantité  d'habitans,  puisque  nous  avons 
compté  trois  villages  considérables  dans  l'espace 
d'une  lieue.  Elle  est  boisée  depuis  le  tiers  de  son 
élévation ,  prise  du  bord  de  la  mer,  jusqu'à  la  cime, 
qui  nous  parut  coiffée  des  plus  grands  arbres. 
L'espace  de  terrain  compris  entre  ces  forets  et  le 
sable  du  rivage  conserve  une  pente  encore  très 
rapide.  U  était  du  plus  beau  vert  et  cultivé  en  plu- 
sieurs endroits ,  quoique  sillonné  par  les  ravins  que 
forment  les  torrens  qui  descendent  des  montagnes. 
Je  crois  que  Botol  Tabaco-Xima  peut  être  aperçu 
de  quinze  lieues  lorsque  le  temps  est  clair;  mais 
cette  île  est  très  souvent  enveloppée  de  brouillards, 

XII.  21 


:i22  VOYAGES  AUTOUR  OU  MONDE, 

et  il  paraît  que  l'amiral  Anson  n'eut  d'abord  con- 
naissance que  de  Tîlot  dont  j'ai  parlé ,  qui  n'a  pas 
la  moitié  de  l'élévation  de  Botol. 

Après  avoir  doublé  cette  île ,  nous  dirigeâmes 
notre  route  au  nord-nord-est,  très  attentifs  pendant 
la  nuit  à  regarder  s'il  ne  se  présenterait  pas  quel- 
que terre  devant  nous.  Un  fort  courant  qui  portait  au 
nord  ne  nous  permettait  pas  de  connaître  avec  cer- 
titude la  quantité  de  chemin  que  nous  faisions; 
mais  un  très  beau  clair  de  lune  et  la  plus  grande 
attention  nous  rassuraient  sur  les  inconvéniens  de 
naviguer  au  milieu  d'un  archipel  très  peu  connu 
des  géographes ,  car  il  ne  l'est  que  par  la  lettre  du 
père  Gaubil ,  missionnaire ,  qui  avait  appris  quel- 
ques détails  du  royaume  de  Likeu  et  de  ses  trente- 
six  îles  par  un  ambassadeur  du  roi  de  Likeu ,  qu'il 
avait  connu  à  Pékin. 

On  sent  combien  des  déterminations  en  latitude 
et  en  longitude  faites  sur  de  telles  données  sont 
insuffisantes  pour  ia  navigation  ;  mais  c'est  toujours 
un  grand  avantage  de  savoir  qu'il  existe  des  îles 
et  des  écueils  dans  le  parage  où  Ton  se  trouve.  Le 
o  mai  nous  eûmes  connaissance,  k  une  heure  du 
matin,  d'une  île;  bientôt  nous  eûmes  la  certitude 
(ju'elle  était  habitée  :  nous  vîmes  des  feux  en  plu- 
sieurs endroits,  et  des  troupeaux  de  bœufs  qui 
paissaient  sur  le  bord  de  la  mer.  Lorsque  nous 
eûmes  doublé  sa  pointe  occidentale  .    qui   est  le 


LA   PEROCSE.  323 

côté  le  plus  beau  et  le  plus  habité ,  plusieurs  pi- 
rogues se  détachèrent  de  la  côte  pour  nous  obser- 
ver. Nous  paraissions  leur  inspirer  une  extrême 
crainte  :  leur  curiosité  les  faisait  avancer  jusqu'à  la 
portée  du  fusil,  et  leur  défiance  les  faisait  fuir 
aussitôt  avec  rapidité.  Enfin ,  nos  cris ,  nos  gestes , 
nos  signes  de  paix  et  la  vue  de  quelques  étoffes 
déterminèrent  deux  de  ces  pirogues  à  nous  abor- 
der. Je  fis  donner  à  chacune  une  pièce  de  nankin 
et  quelques  médailles.  On  voyait  que  ces  insulaires 
n'étaient  pas  partis  de  la  côte  avec  l'intention  de 
faire  aucun  commerce ,  car  ils  n'avaient  rien  à 
nous  offrir  en  échange  de  nos  présens  ;  et  ils  amar- 
rèrent à  une  corde  un  seau  d'eau  douce ,  en  nous 
faisant  signe  qu'ils  ne  se  croyaient  pas  acquittés 
envers  nous  ,  mais  qu'ils  allaient  à  terre  chercher 
des  vivres  :  ce  qu'ils  exprimaient  en  portant  la 
main  dans  leur  bouche. 

Avant  d'aborder  la  frégate ,  ils  avaient  posé  leurs 
mains  sur  la  poitrine ,  et  levé  les  bras  vers  le  ciel  : 
nous  répétâmes  ces  gestes ,  et  ils  se  déterminèrent 
alors  à  venir  à  bord  ;  mais  c'était  avec  une  défiance 
que  leur  physionomie  n'a  jamais  cessé  d'exprimer. 
Ils  nous  invitaient  cependant  à  approcher  de  la  terre, 
nous  faisant  connaître  que  nous  n'y  manquerions 
de  rien.  Ces  insulaires  ne  sont  ni  Chinois  ni  Japo- 
nais, mais,  situés  entre  ces  deux  empires,  ils  pa-  - 
raissent  tenir  des  deux  peuples.  Ils  étaient  vêtus 


324  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

d'une  chemise  et  d'un  caleçon  de  toile  de  coton; 
leurs  cheveux,  retroussés  sur  le  sommet  de  Ja  tête , 
étaient  roulés  autour  d'une  aiguille  qui  nous  a  paru 
d'or;  chacun  avait  un  poignard  dont  le  manche 
était  aussi  d'or.  Leurs  pirogues  n'étaient  construites 
qu'avec  des  arbres  creusés,  et  ils  les  manœuvraieni 
assez  mal.  J'aurais  désiré  aborder  à  cette  île: 
mais  comme  nous  avions  mis  en  panne  pour  atten- 
dre ces  pirogues  ,  et  que  îe  courant  portait  an 
nord  avec  une  extrême  vitesse ,  nous  étions  beau- 
coup tombés  sous  le  vent ,  et  nous  aurions  peut- 
être  fait  de  vains  efforts  pour  en  rapprocher  :  d'ail 
leurs  nous  n'avions  pas  un  moment  à  perdre  ,  ei 
il  nous  importait  d'être  sortis  des  mers  du  Japor 
avant  le  mois  de  juin  ,  époque  des  orages  et  dei 
ouragans  qui  rendent  ces  mers  les  plus  dangereu 
ses  de  l'univers. 

Il  est  évident  que  des  vaisseaux  qui  auraient  dei 
besoins  trouveraient  à  se  pourvoir  de  vivres ,  d'eai 
et  de  bois  dans  cette  île,  et  peut-être  même  à  i 
lier  quelque  petit  commerce;  mais  comme  elh 
n'a  guère  que  trois  ou  quatre  lieues  de  tour,  i 
n'est  pas  vraisemblable  que  sa  population  excède 
quatre  ou  cinq  cents  personne»,  et  quelques  ai 
guilles  d'or  ne  sont  pas  une  preuve  de  richesse.  J< 
lui  ai  conservé  le  nom  cVîle  Kiimi  :  c'est  ains 
qu'elle  est  nommée  sur  la  carte  du  père  Gaubil ,  oi 
elle  est  située  pai'  une  latitude  et  une  longitude 


LA  PÉROLSE.  325 

approchées  de  celles  que  donnent  nos  observations, 
qui  la  placent  par  24  déparés  33  minutes  de  lati- 
tude nord,  et  120  degrés  5i)  minutes  de  longitude 
orientale. 

L'île  Rumi  fait  partie ,  sur  cette  carte ,  d'un 
groupe  de  sept  ou  huit  îles  dont  elle  est  la  plus 
occidentale,  et  celle-ci  est  isolée,  ou  au  moins  sé- 
parée de  celles  qu'on  peut  lui  supposer  à  l'est  par 
des  canaux  de  huit  à  dix  lieues  ,  notre  horizon 
ayant  eu  cette  étendue  sans  que  nous  ayons  aperçu 
aucune  terre.  D'après  les  détails  du  père  Gaubil 
sur  la  grande  île  de  Likeu,  capitale  de  toutes  les 
îles  à  l'orient  de  Formose ,  je  suis  assez  porté  à 
croire  que  les  Européens  y  seraient  reçus,  et  qu'ils 
trouveraient  à  y  Faire  un  commerce  aussi  avanta- 
geux qu'au  Japon. 

A  une  heure  après  midi,  je  forçai  de  voiles  au 
nord  ,  sans  attendre  les  insulaires,  qui  nous  avaient 
exprimé  par  signes  qu'ils  seraient  bientôt  de  retour 
avec  des  comestibles.  Nous  étions  encore  dans  l'a- 
bondance, et  le  meilleur  vent  nous  invitait  à  ne 
pas  perdre  un  temps  si  précieux.  Je  continuai  ma 
route  au  nord ,  toutes  voiles  dehors,  et  nous  n'étions 
plus  en  vue  de  l'île  Kumi  au  coucher  du  soleil  ;  le 
ciel  était  cependant  clair,  notre  horizon  paraissait 
avoir  dix  lieues  d'étendue.  Je  fis  petites  voiles  la 
nuit,  et  je  mis  en  travers  à  deux  heures  du  matin, 
après  avoir  couru  cinq  lieues  ,  parce  que  je  suppo- 


326  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

sai  que  les  courans  avaient  pu  nous  porter  dix  à 
douze  milles  en  avant  de  notre  estime.  Au  jour, 
j'eus  connaissance  d'une  lie  dans  le  nord-nord-est, 
et  de  plusieurs  rochers  ou  îlots  plus  à  l'est.  Je  di- 
rigeai ma  route  pour  passer  à  l'ouest  de  cette  île, 
qui  est  ronde  et  bien  boisée  dans  la  partie  occi- 
dentale. Je  la  rangeai  à  un  tiers  de  lieue  sans 
trouver  fond ,  et  n'aperçus  aucune  trace  d'habi- 
tation. Elle  est  si  escarpée,  que  je  ne  la  crois  pas 
même  habitable  ;  son  étendue  peut  être  de  deux 
tiers  de  lieue  de  diamètre,  ou  de  deux  lieues  de 
tour.  Lorsque  nous  fûmes  par  son  travers,  nous 
eûmes  connaissance  d'une  seconde  île  de  même 
grandeur,  aussi  boisée ,  et  à  peu  près  de  même 
forme ,  quoiqu'un  peu  plus  basse.  Elle  nous  res- 
tait au  nord-nord-est ,  et  enti'c  ces  lies  il  y  avait 
cinq  groupes  de  rochers  autour  desquels  volait  une 
immense  quantité  d'oiseaux.  J'ai  conservé  à  cette 
dernière  le  nom  à'Ue  de  Hoapinsu ,  et  à  celle  plus 
au  nord  et  à  l'est  le  nom  de  Tiaoyu-Su ,  donnés 
par  le  même  père  Gaubil  à  des  îles  qui  se  trouvent 
dans  Test  de  la  pointe  septentrionale  de  Formose, 
et  qu'on  a  placées  sur  la  carte  beaucoup  plus  au 
sud  qu'elles  ne  le  sont  d'après  nos  observations  de 
latitude  ^  Quoi  qu'il   en   soit,   nos  déterminations 

I  La  carte  du  P.  Gaubil  présente  une  troisième  lie  au  noicJ- 
ouest  de  Hoapinsu,  sous  le  nom  de  Pong/dachan ,  et  qui  en  est  à 
peu  près  à  la  même  dislance  que  Tiaoyii-Su.  Si  celte  île  existe  >ii 


LA  PÉROUSE.  327 

placent  l'île  Hoapinsu  à  25  degrés  44  aiinutes  de 
latitude  nord,  et  121  degrés  14  minutes  de  longi- 
tude orientale  ,  et  celle  de  Tiaoyu-Su  à  25  degrés 
55  minutes  de  latitude,  et  121  degrés  27  minutes 
de  longitude. 

Nous  étions  enfin  sortis  de  l'archipel  des  iles  de 
Likeu,  et  nous  allions  entrer  dans  une  mer  plus 
vaste,  entre  le  Japon  et  la  Chine,  où  quelques  géo- 
graphes prétendent  qu'on  trouve  toujours  fond. 
Cette  observation  est  exacte;  mais  ce  n'a  guère  été 
que  par  24  degrés  4  minutes,  que  la  sonde  a  com- 
mencé à  rapporter  soixante-dix  brasses;  et  depuis 
cette  latitude  jusque  par-delà  le  canal  du  Japon , 
nous  n'avons  plus  cessé  de  naviguer  sur  le  fond: 
la  côte  de  Chine  est  même  si  .plate ,  que  ,  par  les  31 
degrés,  nous  n'avions  que  vingt-cinq  brasses  à  plus 
de  trente  lieues  de  terre.  Je  m'étais  proposé  ,  en 
partant  de  Manille,  de  reconnaître  l'entrée  de  la 
mer  Jaune ,  au  nord  de  Nankin  ,  si  les  circonstances 
de  ma  navigation  me  permettaient  d'y  employer 
quelques  semaines;  mais,  dans  tous  les  cas,  il  im 
portait  au  succès  de  mes  projets  ultérieurs  de  me 
présenter  à  l'entrée  du  canal  du  Japon  avant  le 
20  mai;  et  j'éprouvai  sur  la  côte  septentrionale  de 
la  Chine  des  contrariétés  qui  ne  me  permirent  que 
de  faire  sept  ou  huit  lieues  par  jour.  Les  brumes  y 

est  étonnant,  d'après   la  route  do  La   Peroust; ,  qn  il  nvu  ait  pas 
eu  connaissance. 


328  VOYAGIiS  AUTOUK  DU  MOi^DE. 

furent  aussi  épaisses  et  aussi  constantes  que  sur 
les  côtes  de  Labrador;  les  vents  très  faibles  n'y 
variaient  que  du  nord-est  à  l'est  :  nous  étions  sou- 
vent en  calme  plat,  obligés  de  mouiller,  et  de  faire 
des  signaux  pour  nous  conserver  à  l'ancre,  parce 
que  nous  n'apercevions  point  l  Àstmlabe ,  quoiqu'à 
portée  de  la  voix.  Les  courans  étaient  si  violens 
que  nous  ne  pouvions  tenir  un  plomb  sur  le  fond 
pour  nous  assurer  si  nous  ne  chassions  pas  :  la 
marée  n'y  filait  cependant  qu'une  lieue  par  heure, 
mais  sa  direction  était  incalculable  :  elle  changeait 
à  chaque  instant,  et  faisait  exactement  le  tour  du 
compas  dans  douze  heures,  sans  qu'il  y  eût  un  seul 
moment  de  mer  étale.  Dans  l'espace  de  dix  ou  douze 
jours,  nous  n'eûmes  qu'une  seule  belle  éclaircie  , 
qui  nous  permit  d'apercevoir  un  îlot  ou  rocher 
situé  par  30  degrés  45  minutes  de  latitude  nord  , 
et  121  degrés  20  minutes  de  longitude  orientale: 
bientôt  il  s'embruma  ,  et  nous  ignorons  s'il  est  con- 
tigu  au  continent ,  ou  s'il  en  est  séparé  par  un 
large  canal  ;  car  nous  n'eûmes  jamais  la  vue  de 
la  côte,  et  notre  moindre  fond  fut  de  vingt  brasses. 
Le  19  mai  1787,  après  un  calme  qui  durait  de- 
puis quinze  jours  avec  un  brouillard  très  épais  , 
les  vents  se  fixèrent  au  nord-ouest,  grand  frais  :  le 
temps  resta  terne  et  blanchâtre,  mais  l'horizon 
s'étendit  à  plusieurs  lieues.  La  mer,  qui  avait  été  si 
belle  jusqu'alors,  devint  extrêmement  grosse.  J'étais 


LA  PÉROCSE.  320 

à  l'ancre  par  vingt-cinq  brasses  au  moment  de  cette 
crise.  Je  fis  signal  d'appareiller,  et  je  dirigeai  ma 
route  ,  sans  perdre  un  instant,  au  nord-est-quart" 
est,  vers  l'ile  Quelpaert,  qui  était  le  premier  point 
de  reconnaissance  intéressant  avant  que  d'entrer 
dans  le  canal  du  Japon.  Cette  île,  qui  n'est  connue 
des  Européens  que  par  le  naufrage  du  vaisseau 
hollandais  Sparrow -hawk  en  1635,  était,  à  cette 
même  époque,  sous  la  domination  du  roi  de  Corée. 
Nous  en  eûmes  connaissance  le  21  mai ,  par  le  temps 
le  plus  beau  possible,  et  dans  les  circonstances  les 
plus  favorables  pour  les  observations  de  distance. 
Nous  déterminâmes  la  pointe  du  sud,  par  33  de- 
grés 14  minutes  de  latitude  nord,  et  124  degrés 
15  minutes  de  longitude  orientale.  Je  prolongeai, 
à  deux  iieues,  toute  la  partie  du  sud-est,  et  je  re- 
levai avec  le  plus  grand  soin  un  développement  de 
douze  lieues. 

Il  n'est  guère  possible  de  trouver  une  île  qui 
offre  un  plus  bel  aspect  :  un  pic  d'environ  mille 
toises,  qu'on  peut  apercevoir  de  dix-huit  à  vingt 
lieues,  s'élève  au  milieu  de  l'île,  dont  il  est  sans 
doute  le  réservoir;  le  terrain  descend  en  pente 
très  douce  jusqu'à  la  mer,  d'où  les  habitations  pa- 
raissent en  amphithéâtre.  Le  sol  nous  a  semblé  cul- 
tivé jusqu'à  une  très  grande  hauteur.  Nous  aper- 
cevions, à  l'aide  de  nos  lunettes,  les  divisions  des 
champs  :  ils  sont  très  morcelés,  ce  qui  prouve  une 


330  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

grande  population.  Les  nuances  très  variées  des 
différentes  cultures  rendaient  la  vue  de  cette  île 
encore  plus  agréable.  Elle  appartient  malheureu- 
sement à  un  peuple  à  qui  toute  communication  est 
interdite  avec  les  étrangers,  et  qui  retient  dans 
l'esclavage  ceux  qui  ont  le  malheur  de  faire  nau- 
frage sur  ces  côtes.  Quelques-uns  des  Hollandais 
du  vaisseau  Sparrow-hawk  y  trouvèrent  moyen  , 
après  une  captivité  de  dix-huit  ans,  pendant  la- 
quelle ils  reçurent  plusieurs  bastonnades,  d'enlever 
une  barque,  et  de  passer  au  Japon ,  d'où  ils  se  ren- 
dirent à  Batavia ,  et  enfin  à  Amsterdam.  Cette  his- 
toire ,  dont  nous  avions  la  relation  sous  les  yeux , 
n'était  pas  propre  à  nous  engager  à  envoyer  un 
canot  au  rivage.  Nous  avions  vu  deux  pirogues  s'en 
détacher;  mais  elles  ne  nous  approchèrent  jamais  à 
une  lieue,  et  il  est  vraisemblable  que  leur  objet 
était  seulement  de  nous  observer,  et  peut-être  de 
donner  l'alarme  sur  la  côte  de  Corée. 

Je  continuai  ma  route,  et  j'aperçus  bientôt  la 
pointe  du  nord-est  de  l'île  Queîpaert  à  l'ouest;  je 
fi5cai  ma  route  au  nord-nord-est  pour  approcher 
Corée.  Nous  vîmes  de  différentes  îles  ou  rochers 
qui  forment  une  chaîne  plus  de  quinze  lieues 
en  avant  du  continent  de  Corée,  par  35  degrés 
15  minutes  de  latitude  nord,  et  127  degrés  7  mi- 
nutes de  longitude  orientale.  Une  brume  épaisse 
nous  cachait  le  continent,  qui  n'en  est  pas  éloigné 


LA   PÉROUSE.  331 

de  plus  de  cinq  à  six  lieues.  Nous  en  eûmes  la  vue 
le  lendemain,  vers  onze  heures  du  matin  :  il  parais- 
sait derrière  les  îlots  ou  rochers  dont  il  était  encore 
bordé.  Nous  pûmes  faire  les  meilleures  observa- 
tions de  latitude  et  de  longitude,  ce  qui  était  bien 
important  pour  la  géographie ,  aucun  vaisseau  eu- 
ropéen connu  n'ayant  jamais  parcouru  ces  mers  , 
tracées  sur  nos  mappemondes  d'après  des  cartes 
japonaises  ou  coréennes,  publiées  par  les  jésuites. 

Le  25  mai  nous  passâmes  le  détroit  de  Corée. 
La  mer  paraissait  très  ouverte  au  nord-est ,  et 
une  assez  grosse  houle  qui  en  venait  achevait  de 
confirmer  cette  opinion  :  nos  relèvemens  ne  lais- 
sent rien  à  désirer  sur  leur  exactitude.  Comme  la 
côte  de  Corée  me  parut  plus  intéressante  à  suivre 
que  celle  du  Japon,  je  l'approchai  à  deux  lieues  , 
et  fis  une  route  parallèle  à  sa  direction. 

Le  canal  qui  sépare  la  côte  du  continent  de  celle 
du  Japon  peut  avoir  quinze  lieues;  mais  il  est  ré- 
tréci jusqu'à  dix  lieues,  par  des  rochers  qui,  de- 
puis l'ile  Quelpaert,  n'ont  pas  cessé  de  border  la 
côte  méridionale  de  Corée,  et  qui  ont  fini  seule- 
ment lorsque  nous  avons  eu  doublé  la  pointe  du 
sud-est  de  cette  presqu'île;  en  sorte  que  nous  avons 
pu  suivre  le  continent  de  très  près,  voir  les  mai- 
sons et  les  villes  qui  sont  sur  le  bord  de  la  mer, 
et  reconnaître  l'entrée  des  baies.  Nous  vîmes  sui' 
des  sommets  de  montagnes  quelques  fortifications 


o;i2  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

qui  ressetiiblent  parfaitement  à  des  forts  euro- 
péens; et  il  est  vraisemblable  que  les  plus  grands 
moyens  de  défense  des  Coréens  sont  dirigés  contre 
les  Japonais.  Cette  partie  de  la  côte  est  très  belle 
pour  la  navigation ,  car  on  n'y  aperçoit  aucun  dan- 
ger, et  l'on  y  trouve  soixante  brasses  fond  de  vase, 
à  trois  lieues  au  large  ;  mais  le  pays  est  montueux 
et  paraît  très  aride  :  la  neige  n'était  pas  entièrement 
fondue  dans  certaines  ravines ,  et  la  terre  semblait 
peu  susceptible  de  culture. 

Les  habitations  sont  cependant  très  multipliées  : 
nous  comptâmes  une  douzaine  de  champans  ou 
sommes  qui  naviguaient  le  long  de  la  côte.  Ces 
sommes  ne  paraissaient  différer  en  rien  de  celles 
des  Chinois;  leurs  voiles  étaient  pareillement  faites 
de  nattes.  La  vue  de  nos  vaisseaux  ne  sembla  leur 
causer  que  très  peu  d'effroi  :  il  est  vrai  qu'elles 
étaient  très  près  de  terre,  et  qu'elles  auraient  eu 
le  temps  d'y  arriver  avant  d'être  jointes ,  si  notre 
manœuvre  leur  eût  inspiré  quelque  défiance.  J'au- 
rais beaucoup  désiré  qu'elles  eussent  osé  nous  ac- 
coster; mais  elles  continuèrent  leur  route  sans 
s'occuper  de  nous,  et  le  spectacle  que  nous  leur 
donnions,  quoique  bien  nouveau,  n'excita  pas  leur 
attention.  Je  vis  cependant,  à  onze  heures,  deux 
bateaux  mettre  à  la  voile  pour  nous  reconnaître  , 
s'approcher  de  nous  à  une  lieue,  nous  suivre  pen- 
dant deux  heures,  et  retourner  ensuite   dans   le 


LA  PÉROUSE.  333 

port  d'où  ils  étaient  sortis  le  matin  :  ainsi  il  est 
d'autant  plus  probable  que  nous  avions  jeté  l'alarme 
sur  la  côte  de  Corée,  que,  dans  l'après-midi,  on 
vit  des  feux  allumés  sur  toutes  les  pointes. 

Cette  journée  du  26  fut  une  des  plus  belles  de 
notre  campagne  et  des  plus  intéressantes,  par  les 
relèvemens  que  nous  avions  faits  d'un  développe- 
ment de  côte  de  plus  de  trente  lieues. 

Après  avoir  dépassé  la  partie  la  plus  orientale 
et  déterminé  la  côte  la  plus  intéressante  de  Co- 
rée,  je  crus  devoir  diriger  ma  route  sur  la  pointe 
du  sud-ouest  de  l'île  Niphon  \  dont  le  capitaine 
King  avait  assujetti  la  pointe  nord-est  ou  le  cap 
Nabo  à  des  observations  exactes.  Ces  deux  points 
devront  enfin  fixer  les  incertitudes  des  géographes, 
à  qui  il  ne  restera  plus  qu'à  exercer  leur  imagina- 
tion sur  les  contours  des  côtes.  Le  27  j'aperçus 
dans  le  nord-nord-est  une  île  qui  n'était  portée  sur 
aucune  carte,  et  qui  paraissait  éloignée  de  la  côte 
de  Corée  d'environ  vingt  lieues  :  je  fis  route  afin 
de  reconnaître  cette  île,  que  je  nommai  île  Dagelet, 
du  nom  de  cet  astronome,  qui  la  découvrit  le  pre- 

^  La  grande  île  de  IViplion,  avec  celles  de  Kiusu  et  de  Sikohf. 
constitue  ce  qu'on  nomme  l'empire  du  Japon.  L'île  INiphon  a  trois 
cent  vingt-cinq  lieues  de  long  sur  huit  à  cinquante  de  large.  Sa 
capitale  est  ledo  ,  au  fond  d'un  golfe  du  même  nom,  dans  la  partie 
sud-est  de  l'île,  et  c'est  aussi  la  capitale  de  l'empire  jn])onais. 
L'île  Kiu-Siu  a  quatre-vingts  lieues  de  long  ,  et  celle  de  Sikohf  ou 
Sikoki,  soixante.  Des  traites  de  géographie  apprendront  le  sur 
plus  au  lerieur. 


331  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

mier.  Elle  n'a  guère  que  trois  lieues  de  circonfé- 
rence :  sa  pointe  nord -est  gît  par  37  degrés  25  mi- 
nutes de  latitude  nord ,  et  1 29  degrés  2  minutes  de 
longitude  orientale  ;  elle  est  très  escarpée  ,  mais 
couverte  depuis  la  cime  jusqu'au  bord  de  la  mer, 
des  plus  beaux  arbres.  Un  rempart  de  roc  vif,  et 
presque  aussi  à  pic  qu'une  muraille,  la  cerne  dans 
tout  son  contour,  à  l'exception  de  sept  petites  anses 
de  sable  sur  lesquelles  il  est  possible  de  débarquer: 
c'est  dans  ces  anses  que  nous  aperçûmes  sur  le 
chantier  des  bateaux  d'une  forme  tout-à-fait  chi- 
noise. La  vue  de  nos  vaisseaux  qui  passaient  à  une 
petite  portée  de  canon  avait  sans  doute  effrayé 
les  ouvriers,  et  ils  avaient  fui  dans  le  bois  dont 
leur  chantier  n'était  pas  éloigné  de  cinquante  pas  : 
nous  ne  vîmes  d'ailleurs  que  quelques  cabanes  , 
sans  village  ni  culture.  Ainsi  il  est  très  vraisem- 
blable que  des  charpentiers  coréens,  qui  ne  sont 
éloignés  de  l'île  Dagelet  que  d'une  vingtaine  de 
lieues,  passent  en  été  avec  des  provisions  dans 
cette  île,  pour  y  construire  des  bateaux,  qu'ils 
vendent  sur  le  continent.  Cette  opinion  est  presque 
une  certitude;  car,  après  que  nous  eûmes  doublé 
sa  pointe  occidentale,  les  ouvriers  d'un  autre  chan- 
tier qui  n'avaient  pas  pu  voir  venir  le  vaisseau ,  ca- 
ché par  cette  pointe,  furent  surpris  par  nous  au- 
près de  leurs  pièces  de  bois,  travaillant  à  leurs 
bateaux;  et  nous  les  vîmes  s'enfuir  dans  les  forets, 


LA  PÉROUSE.  335. 

à  l'exception  de  deux  ou  trois  auxquels  nous  ne 
parûmes  inspirer  aucune  crainte.  Je  désirais  trou- 
ver un  mouillage  pour  persuader  à  ces  peuples  , 
par  des  bienfaits,  que  nous  n'étions  pas  leurs  en- 
nemis ;  mais  des  courans  assez  violens  nous  éloi- 
gnaient de  terre. 


§  ^7. 

Route  vers  la  partie  du  nord-ouest  du  Japon.  Vue  du  cap  Noto 
et  de  l'île  Jootsi-Sima.  Détails  sur  cette  île.  Latitude  et  longi- 
tude de  cette  partie  du  Japon.  Rencontre  de  plusieurs  bâti- 
mens  japonais  et  chinois.  Nous  retournons  vers  la  côte  de  Tar- 
tarie ,  sur  laquelle  nous  attérissons  par  42  degrés  de  latitude 
nord.  Relâche  à  la  baie  de  Ternai.  Ses  productions.  Détails  sur 
ce  pays.  Nous  en  appareillons  après  y  avoir  resté  seulement 
trois  jours.  Relâche  à  la  baie  de  Suffren. 

Le  30  mai  1787,  je  dirigeai  ma  route  à  l'est  vers 
le  Japon  ;  mais  ce  ne  fut  qu'à  bien  petites  jour- 
nées que  j'approchai  de  la  côte.  Les  vents  nous  fu- 
rent si  constamment  contraires,  et  le  temps  était 
si  précieux  pour  nous  que,  sans  l'extrême  impor- 
tance que  je  mettais  k  déterminer  au  moins  un 
point  ou  deux  de  la  côte  occidentale  de  File  ]\i- 
phon ,  j'aurais  abandonné  cette  reconnaissance  et 
foit  route,  vent  arrière,  vers  la  côte  de  Tartarie.  Le 
2  juin  ,  par  37  degrés  38  minutes  de  latitude  nord  , 
et  132  degrés  10  minutes  de  longitude  orientale, 
suivant  nos  horloges  marines,    nous  eûmes    con- 


33G  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

naissance  de  deux  bâtimens  japonnais,  dont  un 
passa  à  la  portée  de  notre  voix  :  il  avait  vingt 
hommes  d'équipage,  tous  vêtus  de  soutanes  bleues  , 
de  la  forme  de  celles  de  nos  prêtres.  Ce  bâ- 
timent, du  port  d'environ  cent  tonneaux,  avait 
un  seul  mat  très  élevé,  planté  au  milieu,  et 
qui  paraissait  n'être  qu'un  fagot  de  màtereaux  réu- 
nis par  des  cercles  de  cuivre  et  des  rostures.  Sa 
voile  était  de  toile  :  les  lés  n'en  étaient  point  cou- 
sus ,  mais  lancés  dans  le  sens  de  la  longueur.  Cette 
voile  me  parut  immense;  et  deux  focs  avec  une  ci- 
vadière  composaient  le  reste  de  sa  voilure.  Une  pe- 
tite galerie  de  trois  pieds  de  largeur  régnait  en 
saillie  sur  les  deux  côtés  de  ce  bâtiment ,  et  se  pro- 
longeait depuis  l'arrière  jusqu'au  tiers  de  la  lon- 
gueur; elle  portait  sur  la  tête  des  baux  qui  étaient 
saillans  et  peints  en  vert.  Le  canot ,  placé  en  tra- 
vers de  l'avant,  excédait  de  sept  ou  huit  pieds  la 
largeur  du  vaisseau,  qui  avait  d'ailleurs  une  ton- 
ture  très  ordinaire ,  une  poupe  plate  avec  de  pe- 
tites fenêtres,  fort  peu  de  sculpture,  et  ne  res- 
semblait aux  sommes  chinoises  que  par  la  manière 
d'attacher  le  gouvernail  avec  des  cordes.  Sa  galerie 
latérale  n'était  élevée  que  de  deux  ou  trois  pieds 
au-dessus  de  la  flottaison,  et  les  extrémités  du  ca- 
not devaient  toucher  l'eau  dans  les  roulis.  Tout  me 
fit  juger  que  ces  bâtimens  n'étaient  pas  destinés  à 
s'éloigner  des  côtes  .  et  qu'on  n'y  serait  pas  sans 


LA   PÉROUSE.  337 

danger  dans  les  grosses  mers,  pendant  un  coup  de 
vent  :  il  est  vraisemblable  que  les  Japonais  ont 
pour  l'hiver  des  embarcations  plus  propres  à  bra- 
ver le  mauvais  temps.  Nous  passâmes  si  près  de  ce 
bâtiment,  que  nous  observâmes  jusqu'à  la  physio- 
nomie des  individus  :  elle  n'exprima  jamais  la 
crainte ,  pas  même  l'étonnement.  Ils  ne  changèrent 
de  route  que  lorsqu'à  portée  de  pistolet  de  l as- 
trolabe ils  craignirent  d'aborder  cette  frégate.  Ils 
avaient  un  petit  pavillon  japonais  blanc,  sur  le- 
quel on  lisait  des  mots  écrits  verticalement.  Le 
nom  du  vaisseau  était  sur  une  espèce  de  tambour 
placé  à  côté  du  mât  de  ce  pavillon.  L' Astrolabe 
le  héla  en  passant  :  nous  ne  comprîmes  pas  plus  sa 
réponse  qu'il  n'avait  compris  notre  question  ;  et 
il  continua  sa  route  au  sud,  bien  empressé  sans 
doute  d'aller  annoncer  la  rencontre  de  deux  vais- 
seaux étrangers  dans  des  mers  où  aucun  navire  eu- 
ropéen n'avait  pénétré  jusqu'à  nous. 

Le  4  au  matin,  par  133  degrés  17  minutes  de 
longitude  orientale,  et  37  degrés  13  minutes  de 
latitude  nord,  nous  crûmes  voir  la  terre;  mais  le 
temps  était  extrêmement  embrumé,  et  bientôt  no- 
tre horizon  s'étendit  à  un  quart  de  lieue  au  plus. 
Nous  aperçûmes,  à  différentes  époques  de  la  jour- 
née ,  sept  bâtimens  chinois,  matés  comme  celui 
que  j'ai  décrit,  mais  sans  galerie  latérale,  et,  quoi- 
que plus  petits,  d'une  construction  plus  propre  à 

Xn.  22 


338  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

soutenir  le  mauvais  temps,  lis  ressemblaient  ab- 
solument à  celui  qu'aperçut  le  capitaine  King  lors 
du  troisième  voyage  de  Cook,  ayant  de  même  les 
trois  bandes  noires  dans  la  partie  concave  de  leur 
voile;  du  port  également  de  trente  ou  quarante 
tonneaux,  avec  huit  hommes  d'équipage.  Pendant 
la  force  du  vent,  nous  en  vîmes  un  à  sec»  Son 
mât,  nu  comme  ceux  des  chasse-marées,  n'était  ar- 
rêté que  par  deux  haubans  et  un  étai  qui  portait 
sur  l'avant  :  car  ces  bâtimens  n'ont  point  de  beau- 
pré ,  mais  seulement  un  mâtereau  de  huit  ou  dix 
pieds  d'élévation,  posé  verticalement,  auquel  les 
Chinois  gréent  une  petite  misaine  comme  celle  d'un 
canot.  Ces  bâtimens  ne  naviguent  jamais  que  le 
long  des  côtes.  - 

La  journée  du  lendemain  fut  extrêmement  bru- 
meuse. Nous  aperçûmes  encore  deux  bâtimens  ja- 
ponais, et  ce  ne  fut  que  le  6  que  nous  eûmes 
connaissance  du  cap  Noto  et  de  l'île  Jootsi-Sima  ^, 
qui  en  est  séparée  par  un  canal  d'environ  cinq 
lieues.  Le  temps  était  clair  et  l'horizon  très  étendu; 

'  Tous  les  géographes  jusqu'à  ce  jour  ont  donné  le  nom  de 
Jootsi-Sima  à  l'île  qui  est  dans  le  nord-est  du  cap  Noto.  La  Pé- 
rouse  attribue  ici  ce  même  nom  à  une  autre  ile  qu'il  a  reconnue  à 
cinq  lieues  dans  le  nord-ouest  de  ce  cap,  et  qui  est  marquée  sur 
toutes  les  cartes  sans  y  être  nommée.  Cette  attribution  provient- 
elle  d'une  erreur  de  La  Pérouse?  c'est  ce  que  j'ignore;  mais  j'ai 
cru  devoir,  par  cette  observation,  éviter  l'équivoque  qui  pouvait 
naître  de  deux  îles  du  même  nom  aussi  rapprochées  du  même 
rap.  {Note  de  Milet-Mureau.) 


■^^ 


LA   PÉROUSE.  339 

quoiqu'à  six  lieues  de  la  terre,  nous  en  distinguions 
les  détails,  les  arbres ,  les  rivières  et  les  éboule- 
mens.  Des  îlots  ou  rochers  que  nous  côtoyâmes  à 
deux  lieues,  et  qui  étaient  liés  entre  eux  par  des 
cliaines  de  roches  à  fleur  d'eau,  nous  empêchèrent 
d'approcher  plus  près  de  la  côte,  A  deux  heures 
nous  aperçûmes  File  Jootsi-Sima  dans  le  nord-est  : 
je  dirigeai  ma  route  pour  en  prolonger  la  partie 
occidentale,  et  bientôt  nous  fûmes  obligés  de  ser- 
rer le  vent  pour  doubler  les  brisans,  bien  dange- 
reux pendant  la  brume  qui,  dans  cette  saison, 
dérobe  presque  toujours  à  la  vue  les  côtes  septen- 
trionales du  Japon.  Celte  lie  est  petite  ,  plate,  mais 
bien  boisée  et  d'un  aspect  fort  agréable.  Je  crois 
que  sa  circonférence  n'excède  pas  deux  lieues  :  elle 
nous  a  paru  très  habitée.  Nous  avons  remarqué 
entre  les  maisons  des  édifices  considérables  ,  et 
auprès  d'une  espèce  de  château  qui  était  à  la  pointe 
du  sud-ouest  nous  avons  distingué  des  fourches 
patibulaires,  ou  au  moins  des  piUers  avec  une 
large  poutre  posée  dessus  en  travers  :  peut-être 
ces  piliers  avaient-ils  une  tout  autre  destination. 
11  serait  assez  singulier  que  les  usages  des  Japo- 
nais, si  différens  des  nôtres,  s'en  fussent  rappro- 
chés sur  ce  point. 

Le  cap  Noto,  sur  la  côte  du  Japon,  donnera, 
avec  le  cap  Nabo  sur  la  côte  orientale,  la  largeur  de 
cet  empire  dans  la  partie  septentrionale.  Nos  dé- 


310  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

terminations  feront  connaître  la  largeur  de  la  mer 
de  Tartarie,  vers  laquelle  je  pris  le  parti  de  diriger 
ma  route.  La  côte  du  Japon  qui  fuit  au-delà  du 
cap  Noto,  à  soixante  lieues  dans  l'est ,  et  les  brumes 
continuelles  qui  enveloppent  ces  îles  auraient  peut- 
être  exigé  le  reste  de  la  saison  pour  pouvoir  pro- 
longer et  relever  l'île  Niphon  jusqu'au  cap  San- 
gaar  :  nous  avions  un  bien  plus  vaste  champ  de 
découvertes  à  parcourir  sur  la  côte  de  Tartarie  et 
dans  le  détroit  de  Tessoy.  Je  crus  donc  ne  pas  de- 
voir perdre  un  instant  pour  y  arriver  prompte- 
ment  :  je  n'avais  d'ailleurs  eu  d'autre  objet  dans 
ma  recherche  de  la  côte  du  Japon  que  d'assigner 
à  la  mer  de  Tartarie  ses  vraies  limites  du  nord 
au  sud- 

Nos  observations  placent  le  cap  Noto  par  37  de- 
grés 36  minutes  de  latitude  nord,  et  135  degrés  34 
minutes  de  longitude  orientale;  l'île  Jootsi-Sima  par 
37  degrés  51  minutes  de  latitude  ,  et  135  degrés  20 
minutes  de  longitude  ;  un  îlot  ou  rocher  qui  est  à 
l'ouest  du  cap  Noto  par  37  degrés  36  minutes 
de  latitude,  et  135  degrés  14  minutes  de  longi- 
tude; et  la  pointe  la  plus  sud  qui  était  à  notre 
vue,  sur  l'île  Niphon,  par  37  degrés  18  minutes 
de  latitude,  et  135  degrés  5  minutes  de  longitude. 
Ces  courtes  observations  nous  ont  coûté  dix  jours 
d'une  navigation  bien    laborieuse,  au  milieu  des 


LA  PÉROUSE.  341 

brumes:  nous  croyons  que  les  géographes  trouve- 
ront ce  temps  bien  employé. 

Nous  avons  relevé  la  côte  de  Corée  avec  la  plus 
grande  exactitude,  jusqu'au  point  où  elle  cesse  de 
courir  au  nord-est  et  où  elle  prend  une  direction 
vers  l'ouest,  ce  qui  nous  a  forcés  de  gagner  les 
37  degrés  nord.  Les  vents  de  sud  les  plus  cons- 
tans  et  les  plus  opiniâtres  s'étaient  opposés  au  pro- 
jet que  j'avais  formé  de  voir  et  de  déterminer  la 
pointe  la  plus  méridionale  et  la  plus  occidentale 
de  l'île  iNiphon  ;  ces  mêmes  vents  de  sud  nous  sui- 
virent jusqu'à  la  vue  de  la  côte  de  Tartarie ,  dont 
nous  eûmes  connaissance  le  1 1  juin.  Le  temps  s'était 
éclairci  la  veille  ;  le  baromètre ,  descendu  à  vingt- 
sept  pouces  sept  lignes,  y  demeurait  stationnaire ; 
et  c'est  pendant  que  le  baromètre  est  resté  à  ce 
point,  que  nous  avons  joui  des  deux  plus  beaux 
jours  de  cette  campagne. 

Le  point  de  la  côte  sur  lequel  nous  attérîmes 
est  précisément  celui  qui  sépare  la  Corée  de  la 
Tartarie  des  Mantchoux  :  c'est  une  terre  très  éle- 
vée que  nous  aperçûmes  le  1 1  à  vingt  lieues  de 
distance.  Les  montagnes,  sans  avoir  l'élévation  de 
celles  de  la  côte  de  l'Amérique ,  ont  au  moins  six 
ou  sept  cents  toises  de  hauteur.  Nous  ne  commen- 
çâmes à  trouver  fond  qu'à  quatre  lieues  de  terre , 
par  cent  quatre-vingts  brasses ,  sable  vaseux;  et ,  à 
une  lieue  du  rivage,  il  y  avait  encore  quatre-vingt- 


342  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

quatre  brasses.  J'approchai  la  côte  à  cette  distance  : 
elle  était  très  escarpée ,  mais  couverte  d'arbres  et 
de  verdure.  On  apercevait,  sur  la  cime  des  plus 
hautes  montagnes ,  de  la  neige  ,  mais  en  très  petite 
quantité  ;  on  n'y  voyait  d'ailleurs  aucune  trace  de 
culture  ni  d'habitation ,  et  nous  pensâmes  que  les 
Tartares  Mantchoux ,  qui  sont  nomades  et  pas- 
teurs ,  préféraient  à  ces  bois  et  à  ces  montagnes  des 
plaines  et  des  vallons  où  leurs  troupeaux  trouvaient 
une  nourriture  plus  abondante.  Dans  cette  longueur 
de  côte  de  plus  de  quarante  lieues ,  nous  ne  ren- 
contrâmes l'embouchure  d'aucune  rivière. 

Jusqu'à  ce  moment  la  côte  avait  couru  au  nord- 
est  un  quart  nord  ;  nous  étions  déjà  par  44  degrés 
de  latitude ,  et  nous  avions  atteint  celle  que  les  géo- 
graphes donnent  au  prétendu  détroit  de  Tessoy  ; 
mais  nous  nous  trouvions  Ô  degrés  plus  ouest  que 
la  longitude  donnée  à  ce  détroit  :  ces  5  degrés  doi- 
vent être  retranchés  de  la  Tartarie,  et  ajoutés  au 
canal  qui  la  sépare  des  lies  situées  au  nord  du 
Japon. 

Les  journées  du  15  et  du  16  furent  très  bru- 
meuses. Nous  nous  éloignâmes  peu  de  la  côte  de 
Tartarie,  et  nous  en  avions  connaissance  dans  les 
éclaircies  ;  mais  ce  dernier  jour  sera  marqué  dans 
notre  journal  par  l'illusion  la  plus  complète  dont 
j'aie  été  témoin  depuis  que  je  navigue. 

Le  plus  beau  ciel  succéda ,  à  quatre  heures  du 


LA  PÉROUSE.  343 

soir,  à  la  brume  la  plus  épaisse  :  nous  découvrîmes 
le  continent  qui  s'étendait  de  l'ouest  au  nord-est, 
et  peu  après,  dans  le  sud,  une  grande  terre  qui 
allait  rejoindre  la  Tartarie  vers  l'ouest,  ne  laissant 
pas  entre  elle  et  le  continent  une  ouverture  de  15 
degrés.  Nous  distinguions  les  montagnes,  les  ra- 
vins, enfin  tous  les  détails  du  terrain;  et  nous  ne 
pouvions  pas  concevoir  par  où  nous  étions  entrés 
dans  ce  détroit ,  qui  ne  pouvait  être  que  celui  de 
Tessoy ,  à  la  recherche  duquel  nous  avions  renoncé 
Dans  cette  situation ,  je  crus  devoir  serrer  le  vent 
et  gouverner  au  sud-sud-est;  mais  bientôt  ces  mor- 
nes, ces  ravins  disparurent.  Le  banc  de  brume  le 
plus  extraordinaire  que  j'eusse  jamais  vu  avait 
occasioné  notre  erreur.  Nous  le  vîmes  se  dissiper  : 
ses  formes,  ses  teintes  s'élevèrent,  se  perdirent  dans 
la  région  des  nuages ,  et  nous  eûmes  encore  assez 
de  jour  pour  qu'il  ne  nous  restât  aucune  incerti- 
tude sur  l'inexistence  de  cette  terre  fantastique.  Je 
fis  route  toute  la  nuit  sur  l'espace  de  mer  qu'elle 
avait  paru  occuper,  et,  au  jour,  rien  ne  se  montra 
à  nos  yeux  :  l'horizon  était  cependant  si  étendu , 
que  nous  voyions  parfaitement  la  côte  de  Taitarie, 
éloignée  de  plus  de  quinze  lieues.  Je  fis  roule  pour 
l'approcher;  mais  à  huit  heures  du  matin  la  brume 
nous  environna.  Nous  avions  heureusement  eu  le 
temps  de  faire  de  bons  relèvemcns  et  de  recon- 
naître les  pointes  de  la  veille.  Ainsi  il  n'y  a  aucune 


3i4  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

lacune  sur  notre  carte  de  Tartarie,  depuis  notre 
attérage  par  les  42  degrés  jusqu'au  détroit  de  Sé- 
galien. 

Depuis  que  nous  prolongions  la  terre ,  nous  n'a- 
vions vu  aucune  trace  d'habitation  :  pas  une  seule 
pirogue  ne  s'était  détachée  de  la  côte;  et  ce  pays, 
quoique  couvert  des  plus  beaux  arbres  qui  annon- 
cent un  sol  fertile ,  semble  être  dédaigné  des  Tar- 
tares  et  des  Japonais.  Ces  peuples  pourraient  y 
former  de  brillantes  colonies  ;  mais  la  politique  de 
ces  derniers  est  d'empêcher  toute  émigration  et 
toute  communication  avec  les  étrangers  :  ils  com- 
prennent souscettedénomination  les  Chinois  comme 
les  Européens. 

Le  23  je  fis  route  pour  une  baie  que  je  voyais 
dans  l'ouest-nord-ouest,  et  où  il  était  vraisembla- 
ble que  nous  trouverions  un  bon  mouillage.  Nous 
y  laissâmes  tomber  l'ancre  à  six  heures  du  soir ,  à 
une  demi-lieue  du  rivage.  Je  la  nommai  baie  de 
Ternai  :  elle  est  située  par  45  degrés  13  mi- 
nutes de  latitude  nord,  et  135  degrés  9  minutes 
de  longitude  orientale.  Quoiqu'elle  soit  ouverte 
aux  vents  d'est,  j'ai  lieu  de  croire  qu'ils  n'y  bat- 
tent jamais  en  côte ,  et  qu'ils  suivent  la  direction 
des  terres.  Le  fond  y  est  de  sable  :  il  diminue  gra- 
duellement jusqu'à  six  brasses  à  une  encablure  du 
rivage.  La  marée  y  monte  de  cinq  pieds;  son 
établissement ,  les  jours  de  nouvelle  et  pleine  lune. 


LA  PÉROUSE.  345 

est  à  huit  heures  quinze  minutes;  mais  le  fiux  et 
le  reflux  n'altèrent  pas  la  direction  du  courant  à 
une  demi-lieue  au  large  :  celui  que  nous  éprouvions 
au  mouillage  n'a  jamais  varié  que  du  sud-ouest  au 
sud-est,  et  sa  plus  grande  vitesse  a  été  d'un  mille 
par  heure. 

Partis  de  Manille  depuis  soixante-quinze  jours , 
nous  avions,  à  la  vérité,  prolongé  les  côtes  de  l'île 
Quelpaert,  de  Corée,  du  Japon;  mais  ces  con- 
trées, habitées  par  des  peuples  barbares  envers  les 
étrangers,  ne  nous  avaient  pas  permis  de  songer 
à  y  relâcher.  Nous  savions  au  contraire  que  les 
Tartares  étaient  hospitaliers,  et  nos  forces  suffi- 
saient d'ailleurs  pour  imposer  aux  petites  peu- 
plades que  nous  pouvions  rencontrer  sur  le  bord 
de  la  mer.  Nous  brûlions  d'impatience  d'aller  re- 
connaître cette  terre  dont  notre  imagination  était 
occupée  depuis  notre  départ  de  France  :  c'était  la 
seule  partie  du  globe  qui  eût  échappé  à  l'activité 
infatigable  du  capitaine  Cook;  et  nous  devons  peut- 
être  au  funeste  événement  qui  a  terminé  ses  jours 
le  petit  avantage  d'y  avoir  abordé  les  premiers.  Il 
nous  était  prouvé  que  le  Kastrikum  n'avait  jamais 
navigué  sur  la  côte  de  Tartarie  ;  et  nous  nous  flat- 
tions de  trouver  dans  le  cours  de  cette  campagne 
de  nouvelles  preuves  de  cette  vérité. 

Les  géographes  qui,  sur  le  rapport  du  père  des 
Anges  et  d'après  quelques  cartes  japonaises ,  avaient 


346  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

tracé  le  détroit  de  ïessoy,  déterminé  les  limites 
du  Jesso,  de  la  terre  de  la  Compagnie  et  de  celle 
des  Etats,  avaient  tellement  défiguré  la  géographie 
de  cette  partie  de  l'Asie ,  qu'il  était  nécessaire  de 
terminer  à  cet  égard  toutes  les  anciennes  discus- 
sions par  des  faits  incontestables  K  La  latitude  de 
la  baie  de  Ternai  était  précisément  la  même  que 
celle  du  port  d'Acqueis  où  avaient  abordé  les  Hol- 
landais :  néanmoins  le  lecteur  en  trouvera  la  des- 
cription bien  différente. 

Cinq  petites  anses,  semblables  aux  côtés  d'un 
polygone  régulier,  forment  le  contour  de  cette 
rade;  elles  sont  séparées  entre  elles  par  des  coteaux 
couverts  d'arbres  jusqu'à  la  cime.  Le  printemps  le 
plus  frais  n'a  jamais  offert  en  France  des  nuances 
d'un  vert  si  vigoureux  et  si  varié  ;  et  quoique  nous 
n'eussions  aperçu,  depuis  que  nous  prolongions  la 
côte,  ni  une  seule  pirogue  ni  un  seul  feu,  nous 
ne  pouvions  croire  qu'un  pays  qui  paraissait  aussi 
fertile,  à  une  si  grande  proximité  de  la  Chine,  fût 
sans  habitans.  Avant  que   nos  canots  eussent  dé- 

^  Presque  tous  les  géographes  qui  ont  tracé  ,  au  nord  du  Ja- 
pon, une  îie  sous  le  nom  de  Jeço,  Yeço  ou  Jesso,  l'ont  séparée  de 
la  Tartarie  par  un  détroit  auquel  ils  ont  donné  le  nom  de  Tessoy. 
Cette  erreur  s'est  perpétuée ,  et  l'on  voit  sur  toutes  les  cartes  an- 
ciennes ce  détroit  imaginaire  vers  le  43®  degré  de  latitude  nord. 
Sa  prétendue  existence  doit  avoir  eu  pour  origine  le  détroit  réel 
qui  sépare  rile  Ségalien  du  continent,  et  que  Guillaume  Delisle  a 
aussi  nommé  détroit  de  Tessoy  sur  une  carte  d'Asie  dressée  en 
1700.  [Noie  de  Milet-Mureau .) 


LA  PÉROLSE.  347 

barque ,  nos  lunettes  étaient  tournées  vers  le  ri- 
vage; mais  nous  n'apercevions  que  des  cerfs  et  des 
ours  qui  paissaient  tranquillement  sur  le  bord  de 
la  mer.  Cette  vue  augmenta  l'impatience  que  cha- 
cun avait  de  descendre.  Les  armes  furent  prépa- 
rées avec  autant  d'activité  que  si  nous  eussions  eu 
à  nous  défendre  contre  des  ennemis;  et,  pendant 
qu'on  faisait  ces  dispositions,  des  matelots  pécheurs 
avaient  déjà  pris  à  la  ligne  douze  ou  quinze  mo- 
rues. Les  habitans  des  villes  se  peindraient  diffici- 
lement les  sensations  que  les  navigateurs  éprouvent 
à  la  vue  d'une  pèche  abondante.  Les  vivres  frais 
sont  des  besoins  pour  tous  les  hommes;  et  les 
moins  savoureux  sont  bien  plus  salubres  que  les 
viandes  salées  le  mieux  conservées. 

Je  donnai  ordre  aussitôt  d'enfermer  les  salai- 
sons et  de  les  garder  pour  des  circonstances  moins 
heureuses;  je  fis  préparer  des  futailles  pour  les 
l'emplir  d'une  eau  fraîche  et  limpide  qui  coulait  en 
ruisseau  dans  chaque  anse ,  et  j'envoyai  chercher 
des  herbes  potagères  dans  les  prairies,  où  l'on 
trouva  une  immense  quantité  de  petits  ognons,  du 
céleri  et  de  l'oseille.  Le  sol  était  tapissé  des  mêmes 
plantes  qui  croissent  dans  nos  climats,  mais  plus 
vertes  et  plus  vigoureuses  :  la  phipart  étaient  en 
fleur.  On  rencontrait  à  cliaque  pas  des  roses ,  des 
lis  jaunes,  des  lis  rouges,  des  muguets  et  généra- 
lement toutes  nos  fleurs  des  prés.  Les  pins  courou- 


3i8  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

naient  le  sommet  des  montagnes;  les  chênes  ne 
commençaient  qu'à  mi-côte,  et  ils  diminuaient  de 
grosseur  et  de  vigueur  à  mesure  qu'ils  approchaient 
de  la  mer  :  les  bords  des  rivières  et  des  ruisseaux 
étaient  plantés  de  saules,  de  bouleaux,  d'érables; 
et  sur  la  lisière  des  grands  bois,  on  voyait  des 
pommiers  et  des  azeroliers  en  fleurs,  avec  des  mas- 
sifs de  noisetiers  dont  les  fruits  commençaient  à 
se  nouer. 

Notre  surprise  redoublait  lorsque  nous  songions 
qu'un  excédant  de  population  surcharge  le  vaste 
empire  de  la  Chine,  au  point  que  les  lois  n'y  sé- 
vissent pas  contre  les  pères  assez  barbares  pour 
noyer  et  détruire  leurs  enfans;  et  que  ce  peuple, 
dont  on  vante  tant  la  police,  n'ose  point  s'étendre 
au-delà  de  sa  muraille  pour  tirer  sa  subsistance 
d'une  terre  dont  il  faudrait  plutôt  arrêter  que  pro- 
voquer la  végétation.  Nous  trouvions,  à  la  vérité, 
à  chaque  pas,  des  traces  d'homme  marquées  par 
des  destructions  ;  plusieurs  arbres  coupés  avec  des 
instrumens  tranchans;  les  vestiges  des  ravages  du 
feu  paraissaient  en  vingt  endroits,  et  nous  aper- 
çûmes quelques  abris  qui  avaient  été  élevés  par 
des  chasseurs  au  coin  du  bois.  On  rencontrait  aussi 
de  petits  paniers  d'écorce  de  bouleau ,  cousus  avec 
du  fil,  et  absolument  semblables  à  ceux  des  Indiens 
du  Canada;  des  raquettes  propres  à  marcher  sur 
la  neige:  (oui  enfsn  tious  fit  juger  que  des  Tartares 


LA  PÉROCSE.  349 

s'approchent  des  bords  de  la  mer  dans  la  saison  de 
la  pêche  et  de  la  chasse;  qu'en  ce  moment  i!s 
étaient  rassemblés  en  peuplades  le  long  des  ri- 
vières ,  et  que  le  gros  de  la  nation  vivait  dans  l'in- 
térieur des  terres  sur  un  sol  peut-être  plus  propre 
à  la  multiplication  de  ses  immenses  troupeaux. 

Trois  canots  des  deux  frégates ,  remplis  d'officiers 
et  de  passagers,  abordèrent  dans  l'anse  aux  Ours 
à  six  heures  et  demie;  et  à  sept  heures,  ils  avaient 
déjà  tiré  plusieurs  coups  de  fusil  sur  différentes 
bêtes  sauvages  qui  s'étaient  enfoncées  très  promp- 
tement  dans  les  bois.  Trois  jeunes  faons  furent 
seuls  victimes  de  leur  inexpérience  :  la  joie  bruyante 
de  nos  nouveaux  débarqués  aurait  du  leur  faire 
gagner  des  bois  inaccessibles  dont  ils  étaient  peu 
éloignés.  Ces  prairies,  si  ravissantes  à  la  vue,  ne 
pouvaient  presque  pas  être  traversées  :  l'herbe 
épaisse  y  était  élevée  de  trois  ou  quatre  pieds,  en 
sorte  qu'on  s'y  trouvait  comme  noyé,  et  dans  l'im- 
possibilité de  diriger  sa  route.  On  avait  d'ailleurs 
à  craindre  d'y  être  piqué  par  des  serpens.  dont 
nous  avions  rencontré  un  grand  nombre  sur  le 
bord  des  ruisseaux,  quoique  nous  n'eussions  fait 
aucune  expérience  sur  la  qualité  de  leur  venin.  Cette 
terre  n'était  donc  pour  nous  qu'une  magnifique 
solitude;  les  plages  de  sable  du  rivage  étaient  seules 
praticables,  et  partout  ailleurs  on  ne  pouvait  qu'a- 
vec des  fatigues    incroyables    traverser   les    plus 


350  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

petits  espaces.  La  passion  de  la  chasse  les  fit  cepen- 
dant franchir  à  M.  de  Langle  et  à  plusieurs  autres 
officiers  ou  naturalistes,  mais  sans  aucun  succès; 
et  nous  pensâmes  qu'on  n'en  pouvait  obtenir  qu'avec 
une  extrême  patience,  dans  un  grand  silence,  et  en 
se  postant  à  l'affût  sur  le  passage  des  ours  et  des 
cerfs,  marqué  par  leurs  traces. 

Ce  plan  fut  arrêté  pour  le  lendemain;  il  était 
cependant  d'une  exécution  difficile ,  et  l'on  ne  fait 
guère  dix  mille  lieues  par  mer  pour  aller  se  mor- 
fondre dans  l'attente  d'une  proie  au  milieu  d'un 
marais  rempli  de  maringouins.  Nous  en  fîmes  néan- 
moins l'essai  le  25  au  soir ,  après  avoir  inutilement 
couru  toute  la  journée  :  mais  chacun  ayant  pris  son 
poste  à  neuf  heures ,  et  à  dix  heures ,  instant  au- 
quel, selon  nous ,  les  ours  auraient  dû  être  arrivés, 
rien  n'ayant  paru ,  nous  fûmes  obligés  d'avouer  gé- 
néralement que  la  pêche  nous  convenait  mieux  que 
la  chasse.  Nous  y  obtînmes  effectivement  plus  de 
succès.  Chacune  des  cinq  anses  qui  forment  le  con- 
tour de  la  baie  de  Ternai  offrait  un  lieu  commode 
pour  étendre  la  seine ,  et  avait  un  ruisseau  auprès 
duquel  notre  cuisine  était  établie  :  les  poissons  n'a- 
vaient qu'un  saut  à  faire  des  bords  de  la  mer  dans 
nos  marmites.  Nous  prîmes  des  morues,  des  gron- 
deurs, des  truites,  des  saumons,  des  harengs,  des 
plies  :  nos  équipages  en  eurent  abondamment  à 
chaque  repas.  Ce  poisson  et  les  différentes  herbes 


LA  PÉROUSR.  351 

qui  Tassaisonnèrent ,  pendant  les  trois  jours  de  no- 
tre relâche,  furent  au  moins  un  préservatif  contre 
les  atteintes  du  scorbut  ;  car  personne  de  l'équipage 
n'en  avait  eu  jusqu'alors  aucun  symptôme,  mal- 
gré l'humidité  froide  occasionée  par  des  brumes 
presque  continuelles,  que  nous  avions  combattue 
avec  des  brasiers  placés  sous  les  hamacs  des  ma- 
telote, lorsque  le  temps  ne  permettait  pas  de  faire 
branle-bas. 

Ce  fut  à  la  suite  d'une  de  ces  parties  de  pèche, 
que  nous  découvrîmes,  sur  le  bord  d'un  ruisseau, 
un  tombeau  tartare,  placé  à  côté  d'une  case  ruinée , 
et  presque  enterré  dans  l'herbe.  Notre  curiosité 
nous  porta  à  l'ouvrir,  et  nous  y  vîmes  deux  per- 
sonnes placées  l'une  à  côté  de  l'autre.  Leurs  têtes 
étaient  couvertes  d'une  calotte  de  taffetas  :  leurs 
corps,  enveloppés  dans  une  peau  d'ours,  avaient 
une  ceinture  de  cette  même  peau,  à  laquelle  pen- 
daient de  petites  monnaies  chinoises  et  différens 
bijoux  de  cuivre.  Des  rassades  bleues  étaient  ré- 
pandues et  comme  semées  dans  ce  tombeau.  Nous 
y  trouvâmes  aussi  dix  ou  douze  espèces  de  brace- 
lets d'argent,  du  poids  de  deux  gros  chacun,  que 
nous  apprîmes  par  la  suite  être  des  pendans  d'o- 
reilles; une  hache  de  fer,  un  couteau  du  même 
métal,  une  cuillère  de  bois,  un  peigne,  un  pe- 
tit sac  de  nankin  bleu,  plein  de  riz.  Rien  n'était 
encore  dans  l'état  de  décomposition  ,  et   l'on  ne 


352  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

pouvait  guère  donner  plus  d'un  an  d'ancienneté  à 
ce  monument.  Sa  construction  nous  parut  infé- 
rieure à  celle  des  tombeaux  de  la  baie  des  Fran- 
çais ;  elle  ne  consistait  qu'en  un  petit  mulon  formé 
de  tronçons  d'arbres ,  revêtu  décorée  de  bouleau  : 
on  avîîit  laissé  entre  eux  un  vide  pour  y  déposer 
les  deux  cadavres.  Nous  eûmes  grand  soin  de  les 
recouvrir,  remettant  religieusement  chaque  diose 
à  sa  place,  après  avoir  seulement  emporté  une  très 
petite  partie  des  divers  objets  contenus  dans  ce 
tombeau,  afin  de  constater  notre  découverte.  IVous 
ne  pouvions  pas  douter  que  les  Tartares  chasseurs 
ne  fissent  de  fréquentes  descentes  dans  cette  baie  : 
une  pirogue,  laissée  auprès  de  ce  monument,  nous 
annonçait  qu'ils  y  venaient  par  mer,  sans  doute  de 
l'embouchure  de  quelque  rivière  que  nous  n'avions 
pas  encore  aperçue. 

Les  monnaies  chinoises,  le  nankin  bleu,  le  taf 
fêtas,  les  calottes,  prouvent  que  ces  peuples  sont 
en  commerce  réglé  avec  ceux  de  la  Chine,  et  il 
est  vraisemblable  qu'ils  sont   sujets  aussi  de  cet 
empire. 

Le  riz  renfermé  dans  le  petit  sac  de  nankin  bleu , 
désigne  une  coutume  chinoise  fondée  sur  l'opinion 
d'une  continuation  de  besoins  dans  l'autre  vie  : 
enfin,  la  hache,  le  couteau,  la  tunique  de  peau 
d'ours,  le  peigne,  tous  ces  objets  ont  un  rapport 
très  marqué  avec  ceux  dont  se  servent  les  Indiens 


LA  PÉR  OUSE.  353 

de  l'Amérique;  et  comme  ces  peuples  n'ont  peut- 
être  jamais  communiqué  ensemble ,  de  tels  points 
de  conformité  entre  eux  ne  peuvent-ils  pas  faire 
conjecturer  que  les  hommes ,  dans  le  même  degré 
de  civilisation,  et  sous  les  mêmes  latitudes,  adop- 
tent presque  les  mêmes  usages,  et  que,  s'ils  étaient 
exactement  dans  les  mêmes  circonstances,  ils  ne 
différeraient  pas  plus  entre  eux  que  les  loups  du 
Canada  ne  diffèrent  de  ceux  de  l'Europe  ? 

Le  spectacle  ravissant  que  nous  présentait  cette 
partie  de  la  Tartarie  orientale  n'avait  cependant 
rien  d'intéressant  pour  nos  botanistes  et  nos  litho- 
logistes.  Les  plantes  y  sont  absolument  les  mêmes 
que  celles  de  France ,  et  les  substances  dont  le  sol 
est  composé  n'en  diffèrent  pas  davantage.  Des 
schistes ,  des  quartz ,  du  jaspe ,  du  porphyre  violet , 
de  petits  cristaux,  des  roches  roulées,  voilà  les 
échantillons  que  les  lits  des  rivières  nous  ont  of- 
ferts, sans  que  nous  ayons  pu  y  voir  la  moindre 
trace  de  métaux.  La  mine  de  fer,  qui  est  générale- 
ment répandue  sur  tout  le  globe ,  ne  paraissait  que 
décomposée  en  chaux  ,  servant,  comme  un  vernis, 
à  colorer  différentes  pierres.  Les  oiseaux  de  mer 
et  de  terre  étaient  aussi  fort  rares;  nous  vîmes 
cependant  des  corbeaux ,  des  tourterelles ,  des 
cailles,  des  bergeronnettes,  des  hirondelles,  des 
gobe-mouches,  des  albatros,  des  goélands,  des 
macareux,  des  butors  et  des  canards;  mais  la  nature 

XIF.  23 


354  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

n'était  point  animée  pai"  le  vol  d'oiseaux  innombra- 
bles qu'on  rencontre  en  d'autres  pays  inhabités. 
A  la  baie  de  Ternai,  ils  étaient  solitaires,  et  le  plus 
sombre  silence  régnait  dans  l'intérieur  des  bois. 
Les  coquilles  n'étaient  pas  moins  rares  :  nous  ne 
trouvâmes  sur  le  sable  que  des  détrimens  de  mou- 
les ,  de  lépas ,  de  limaçons  et  de  pourpres. 

Enfin,  le  27  juin  au  matin,  après  avoir  déposé 
à  terre  différentes  médailles  avec  une  bouteille  et 
une  inscription  qui  contenait  la  date  de  notre  ar- 
rivée,  les  vents  ayant  passé  au  sud,  je  mis  à  la 
voile,  et  je  prolongeai  la  côte  à  deux  tiers  de  lieue 
du  rivage,  assez  près  pour  distinguer  l'embouchure 
du  plus  petit  ruisseau.  Nous  fîmes  ainsi  cinquante 
lieues  avec  le  plus  beau  temps  que  des  navigateurs 
puissent  désirer.  Les  vents,  qui  passèrent  au  nord  le 
29,  à  onze  heures  du  soir,  m'obligèrent  de  prendre 
la  bordée  de  l'est,  et  de  m'éloigner  ainsi  de  terre  : 
nous  étions  alors  par  46  degrés  50  minutes  de  lati- 
tude nord.  Nous  nous  en  rapprochâmes  le  lende- 
main. Quoique  le  temps  fût  très  brumeux,  l'hori- 
zon ayant  cependant  trois  lieues  d'étendue,  nous 
relevâmes  la  même  côte  que  nous  avions  aperçue  la 
veille  dans  le  nord ,  et  qui  nous  restait  à  l'ouest  : 
elle  était  plus  basse  ,  plus  coupée  de  petits  mornes, 
et  nous  ne  trouvâmes  à  deux  lieues  au  large  que 
trente  brasses ,  fond  de  roche.  Nous  restâmes  en 
calme  plat  sur  cette  espèce  de  banc,  et  nous  prîmes 


LA   PÉROLSE.  355 

plus  de  quatre-vingts  morues.  Un  petit  vent  du  sud 
nous  pernait  de  nous  en  éloigner  pendant  la  nuit, 
et  au  jour  nous  revîmes  la  terre  à  quatre  lieues  : 
elle  ne  paraissait  s'étendre  que  jusqu'au  nord- 
nord-ouest;  mais  la  brume  nous  cachait  les  poin- 
tes plus  au  nord.  Nous  continuâmes  à  prolonger  de 
très  près  la  côte ,  dont  la  direction  était  nord- 
quart-nord-est. 

Le  l^'^ juillet,  une  brume  épaisse  nous  ayant  en- 
veloppés à  une  si  petite  distance  de  terre,  que  nous 
entendions  la  lame  déferler  sur  le  rivage,  je  fis 
signal  de  mouiller.  Le  temps  fut  si  brumeux  jus- 
qu'au 4,  qu'il  nous  fut  impossible  de  faire  aucun 
relèvement,  ni  d'envoyer  nos  canots  à  terre;  mais 
nous  prîmes  plus  de  huit  cents  morues.  J'ordonnai 
de  saler  et  de  mettre  en  barriques  l'excédant  de 
notre  consommation.  La  drague  rapporta  aussi  une 
assez  grande  quantité  d'huîtres ,  dont  la  nacre  était 
si  belle,  qu'il  paraissait  très  possible  qu'elles  con- 
tinssent des  perles,  quoique  nous  n'en  eussions 
trouvé  que  deux  à  demi  formées  dans  le  talon. 
Cette  rencontre  rend  très  vraisemblable  le  récit 
des  jésuites,  qui  nous  ont  appris  qu'il  se  fait  une 
pêche  de  perles  à  l'embouchure  de  plusieurs  rivières 
de  la  Tartarie  orientale;  mais  on  doit  supposer 
que  c'est  vers  le  sud,  aux  environs  de  Corée, 
car  plus  au  nord  le  pays  est  trop  dépourvu  d'ha- 
bitans  pour  qu'on  puisse  y  effectuer  un  pareil  tra- 


356  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

vail,  puisque  après  avoir  parcouru  deux  cents  lieues 
de  cette  côte  ,  souvent  à  la  portée  du  canon  ,  et 
toujours  à  une  petite  distance  de  terre,  nous  n'a- 
vons aperçu  ni  pirogues  ni  maisons;  et  nous  n'a- 
vons vu ,  lorsque  nous  sommes  descendus  à  terre , 
que  les  traces  de  quelques  chasseurs,  qui  ne  pa- 
raissent pas  s'établir  dans  les  lieux  que  nous  visi- 
tions. 

Le  4  nous  vîmes  une  grande  baie  dans  laquelle 
coulait  une  rivière  de  quinze  à  vingt  toises  de  lar- 
geur. Un  canot  de  chaque  frégate,  aux  ordres  de 
MM.  de  Vaujuas  et  Darbaud ,  fut  armé  pour  aller 
la  reconnaître.  La  descente  était  facile  ,  et  le  fond 
montait  graduellement  jusqu'au  rivage.  L'aspect  du 
pays  est  à  peu  près  le  même  que  celui  de  la  baie  de 
Ternai,  et  quoiqu'à  trois  degrés  plus  au  nord,  les 
productions  de  la  terre  et  les  substances  dont  elle 
est  composée  n'en  diffèrent  que  très  peu. 

Les  traces  d'habitans  étaient  ici  beaucoup  plus 
fraîches  :  on  voyait  des  branches  d'arbre  coupées 
avec  un  instrument  tranchant,  auxquelles  les  feuil- 
les vertes  tenaient  encore;  deux  peaux  d'élans,  très 
artistement  tendues  sur  de  petits  morceaux  de 
bois,  avaient  été  laissées  à  côté  d'une  petite  cabane 
qui  ne  pouvait  loger  une  famille,  mais  qui  suffi- 
sait pour  servir  d'abri  à  deux  ou  trois  chasseurs, 
et  peut-être  y  en  avait-il  un  petit  nombre  que  la 
crainte  avait  fait  fuir  dans  les  bois.  M.  de  Vaujuas 


LA  PÉROUSE.  357 

crut  devoir  emporter  une  de  ces  peaux  ;  mais  il 
laissa  en  échange  des  haches  et  d'autres  instrumens 
de  fer  d'une  valeur  centuple  de  la  peau  d'élan  qui 
me  fut  envoyée.  Le  rapport  de  cet  officier  et  celui 
des  différens  naturalistes  ne  me  donnèrent  aucune 
envie  de  prolonger  mon  séjour  dans  cette  baie,  à 
laquelle  je  donnai  le  nom  de  baie  de  Suffren. 


§  18. 

Nous  continuons  de  faire  route  au  nord.  Reconnaissance  d'un  pic 
dans  l'est.  Nous  nous  apercevons  que  nous  naviguons  dans  un 
canal.  Nous  dirigeons  noire  route  vers  la  côte  de  Tîle  Ségalien. 
Relâche  à  la  baie  de  Langle.  Mœurs  et  coutumes  des  habitans. 
Nous  prolongeons  la  côte  de  l'ile.  Relâche  à  la  baie  d'Estaing. 
Départ.  Nous  trouvons  que  le  canal  entre  l'ile  et  le  continent  de 
la  Tartarie  est  obstrué  par  des  bancs.  Arrivée  à  la  baie  de  Cas- 
tries  sur  la  côte  de  Tartarie. 

J'appareillai  de  la  baie  de  Suffren  avec  une  petite 
brise  du  nord-est,  à  l'aide  de  laquelle  je  crus 
pouvoir  m'éloigner  de  la  côte.  Cette  baie  est  située 
par  47  degrés  51  minutes  de  latitude  nord ,  et 
137  degrés  25  minutes  de  longitude  orientale.  Nous 
donnâmes  plusieurs  coups  de  drague  en  partant , 
et  nous  prîmes  dçs  huîtres,  auxquelles  étaieiit  atta- 
chées des  poulettes,  petites  coquilles  bivalves  que 
très  communément  on  rencontre  pétrifiées  en  Eu- 
rope,  et  dont  on  n'a  trouvé  l'analogue  que  depuis 
quelques  années  dans  les  mers  de  Provence  ;  de 


358  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

gros  buccins,  beaucoup  d'oursins  de  l'espèce  com- 
mune ,  une  grande  quantité  d'étoiles  et  d'holothu- 
ries ,  avec  de  très  petits  morceaux  d'un  joli  corail. 
La  brume  et  le  calme  nous  obligèrent  à  mouiller 
à  une  lieue  plus  au  large.  Nous  continuâmes  à  pren- 
dre des  morues,  mais  c'était  un  faible  dédommage- 
ment de  la  perte  du  temps  pendant  lequel  la  saison 
s'écoulait  trop  rapidement ,  eu  égard  au  désir  que 
nous  avions  d'explorer  entièrement  cette  mer.  Enfin, 
le  5 ,  malgré  la  brume  ,  la  brise  ayant  fraîchi  du 
sud-ouest,  je  mis  à  la  voile.  Nous  prolongeâmes 
la  côte.  Nous  nous  flattions  d'arriver  le  6 ,  avant  la 
nuit ,  au  50^  degré  de  latitude ,  terme  que  j  Wais 
fixé  pour  cesser  notre  navigation  sur  la  côte  de 
Tartarie ,  et  retourner  vers  le  Jesso  et  l'Oku-Jesso , 
bien  certain ,  s'ils  n'existaient  pas ,  de  rencontrer 
au  moins  les  Kuriles  en  avançant  vers  l'est;  mais  à 
huit  heures  du  matin  nous  eûmes  connaissance 
d'une  ile  qui  paraissait  très  étendue,  et  qui  formait 
avec  la  Tartarie  une  ouverture  de  30  degrés.  Nous 
ne  distinguions  aucune  pointe  de  l'île ,  et  ne  pou- 
vions relever  que  des  sommets ,  qui ,  s'étendant 
jusqu'au  sud-est,  annonçaient  que  nous  étions  déjà 
assez  avancés  dans  le  canal  qui  la  sépare  du  con- 
tinent. Notre  latitude  était  dans  ce  moment  de 
48  degrés  35  minutes,  et  celle  de  l Astrolabe ,  c\m 
avait  chassé  deux  lieues  en  avant ,  de  48  degrés 
40  minutes.  Je  pensai  d'abord  que  c'était  l'île  Se- 


LA    PÉROU  SE.  35Sr 

galien  ,  dont  la  partie  méridionale  avait  été  placée 
par  les  géographes  deux  degrés  trop  au  nord,  et 
je  jugeai  que  si  je  dirigeais  ma  route  dans  le  canal, 
je  serais  forcé  de  le  suivre  jusqu'à  sa  sortie  dans  la 
mer  d'Okhotsk ,  à  cause  de  l'opiniâtreté  des  vents 
de  sud ,  qui ,  pendant  cette  saison ,  régnent  cons- 
tamment dans  ces  parages.  Cette  situation  eût  mis 
un  obstacle  invincible  au  désir  que  j'avais  d'explo- 
rer entièrement  cette  mer ,  et ,  après  avoir  levé  la 
carte  la  plus  exacte  de  la  côte  de  Tartarie ,  il  ne 
me  restait  pour  effectuer  ce  plan  qu'à  prolonger  à 
l'ouest  les  premières  îles  que  je  rencontrerais  jus- 
qu'au 44^  degré  :  en  conséquence  je  dirigeai  ma 
route  vers  le  sud-est. 

L'aspect  de  cette  terre  était  bien  différent  de 
celui  de  la  Tartarie  :  on  n'y  apercevait  que  des  ro- 
chers arides ,  dont  les  cavités  conservaient  encore 
de  la  neige  ;  mais  nous  en  étions  à  une  trop  grande 
distance  pour  découvrir  les  terres  basses ,  qui  pou- 
vaient, comme  celles  du  continent,  être  couvertes 
d'arbres  et  de  verdure.  Je  donnai  à  la  plus  élevée 
de  ces  montagnes,  qui  se  termine  comme  le  sou- 
pirail d'un  fourneau ,  le  nom  de  pic  Lamanon ,  à 
cause  de  sa  forme  volcanique,  et  parce  que  le  phy- 
sicien de  ce  nom  a  fait  une  étude  particulière  de 
différentes  matières  mises  en  fusion  par  le  feu  des 
volcans. 

Les  vents  du  sud   me   forcèrent   de  louvoyer , 


3G0  VOYAGES  AUTOUK  DU  MONDE, 

toutes  voiles  dehors,  pour  doubler  l'extrémité  mé- 
ridionale de  la  nouvelle  terre,  dont  nous  n'avions 
pas  aperçu  la  fin.  11  ne  nous  avait  été  possible  que 
de  relever  des  sommets ,  durant  quelques  minutes, 
une  brume  épaisse  nous  ayant  enveloppés;  mais  la 
sonde  s'étendait  à  trois  ou  quatre  lieues  de  la  côte 
de  Tartarie  vers  l'ouest,  et,  en  courant  vers  l'est, 
je  virais  de  bord,  lorsque  nous  trouvâmes  qua- 
rante-huit brasses.  J'ignorais  à  quelle  distance  cette 
sonde  nous   mettait  de  l'île  nouvellement  décou- 
verte. Au  milieu  de  ces  ténèbres  nous  obtînmes 
cependant  le  9  juillet  une  latitude  avec  un  hori- 
zon de  moins  d'une  demi-lieue  :  elle  donnait  48  de- 
grés 15  minutes.  L'opiniâtreté  des  vents  du  sud  ne 
se  démentit   pas   pendant   les  journées   du   9   et 
du  10;   ils  étaient  accompagnés  d'une  brume  si 
épaisse ,  que  notre  horizon  ne  s'étendait  guère  qu'à 
une  portée  de  fusil.  Nous  naviguions  à  tâtons  dans 
ce  canal,  bien  certains  que  nous  avions  des  terres 
aux  environs-  Les  nouvelles  réflexions  que  ce  re- 
lèvement du  sud-sud-est  m'avait  fait  faire  me  por- 
taient assez  à  croire  que  nous  n'étions  pas  dans  le 
canal  de  l'île  Ségalien  ,  à  laquelle  aucun  géographe 
n'a  jamais  assigné  une  position  si  méridionale,  mais 
bien  dans  l'ouest  de  la  terre  du  Jesso,  dont  les 
Hollandais  avaient  vraisemblablement  parcouru  la 
partie  orientale ,  et  comme    nous  avions  navigué 
très  près  de  la  côte  de  Tartarie,  nous  étions  entrés, 


LA   PÉROUSE.  361 

sans  nous  en  apercevoir,  dans  le  p^olfe  que  la  terre 
de  Jesso  formait  peut-être  avec  cette  partie  de 
l'Asie.  11  ne  nous  restait  plus  qu'à  connaître  si  le 
Jesso  est  une  lie  ou  une  presqu'île  formant  avec 
la  Tartarie  chinoise  à  peu  près  la  même  figure  que 
le  Kamtschatka  forme  avec  la  Tartarie  russe.  J'at- 
tendais avec  la  plus  vive  impatience  une  éclaircie 
pour  prendre  le  parti  qui  devait  décider  cette 
question  :  elle  se  lit  le  11  après  midi. 

Ce  n'est  que  dans  ces  parages  à  brume  que  l'on 
voit ,  bien  rarement  à  la  vérité,  des  horizons  d'une 
très  grande  étendue,  comme  si  la  nature  voulait, 
en  quelque  sorte  ,  compenser  par  des  instans  de  la 
plus  vive  clarté  les  ténèbres  profondes  et  presque 
éternelles  qui  sont  répandues  sur  toutes  ces  mers. 
Le  rideau  se  leva  à  deux  heures  après  midi ,  et  nous 
relevâmes  des  terres  depuis  le  nord-quart-nord- 
est  jusqu'au  nord-quart-nord-ouest.  L'ouverture 
n'était  plus  que  de  22  degrés  et  demi ,  et  plusieurs 
personnes  assuraient  avoir  vu  des  sommets  qui  la 
fermaient  entièrement.  Cette  incertitude  d'opinions 
me  rendait  fort  indécis  sur  le  parti  que  je  devais 
prendre  :  il  y  avait  un  grand  inconvénient  à  arriver 
vingt  ou  trente  lieues  au  nord ,  si  nous  avions  réel- 
lement aperçu  le  fond  du  golfe ,  parce  que  la  sai- 
son s'écoulait,  et  que  nous  ne  pouvions  pas  nous 
flatter  de  remonter  ces  vingt  lieues,  contre  le  vent 
du  sud,  en  moins  de  huit  ou  dix  jours,   puisque 


362  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

nous  ne  nous  étions  élevés  que  de  douze  lieues 
depuis  cinq  jours  que  nous  courions  des  bordées 
dans  ce  canal.  D'un  autre  côté ,  le  but  de  notre 
mission  n'était  pas  rempli  si  nous  manquions  le 
détroit  qui  sépare  le  Jesso  de  la  Tartarie.  Je  crus 
donc  que  le  meilleur  parti  était  de  relâcher,  et  de 
chercher  à  nous  procurer  quelques  renseignemens 
des  naturels  du  pays.  Nous  approchâmes  la  côte 
de  l'ile  à  moins  d'une  lieue  :  elle  courait  absolu- 
ment nord  et  sud.  Je  désirais  trouver  un  enfonce- 
ment où  nos  vaisseaux  fussent  à  l'abri  ;  mais  cette 
côte  ne  formait  pas  le  plus  petit  creux ,  et  la  mer 
était  aussi  grosse  à  une  demi-lieue  de  terre  qu'au 
large  :  ainsi ,  quoique  nous  fussions  sur  un  fond  de 
sable  très  égal ,  qui  ne  variait ,  dans  l'espace  de  six 
lieues ,  que  de  dix-huit  brasses  à  trente ,  je  fus 
obligé  de  continuer  à  lutter,  toutes  voiles  dehors, 
contre  les  vents  du  sud. 

L'éloignement  où  j'étais  de  cette  côte  lorsque  je 
l'aperçus  pour  la  première  fois  m'avait  induit  en 
erreur;  mais  en  l'approchant  davantage  je  la  trou- 
vai aussi  boisée  que  celle  de  Tartarie.  Enfin  le  12 
juillet  j'accostai  la  terre ,  et  je  laissai  tomber  l'ancre 
à  deux  milles  d'une  petite  anse  dans  laquelle  coulait 
une  rivière.  M.  de  Langle ,  qui  avait  mouillé  une 
heure  avant  moi,  se  rendit  tout  de  suite  à  mon 
bord.  Il  avait  déjà  débarqué  ses  canots  et  ses  chalou- 
pes ,  et  il  me  proposa  de  descendre  avant  la  nuit 


LA  PÉROLSE.  363 

pour  reconnaître  le  terrain ,  et  savoir  s'il  y  avait 
espoir  de  tirer  quelques  informations  des  habitans. 
Nous  apercevions ,  à  l'aide  de  nos  lunettes ,  quel- 
ques cabanes  et  deux  insulaires  qui  paraissaient 
s'enfuir  vers  les  bois.  J'acceptai  la  proposition  de 
M.  de  Langle ,  et  j'autorisai  deux  autres  de  mes 
officiers  à  l'accompagner. 

Ils  trouvèrent  les  deux  seules  cases  de  cette  baie 
abandonnées ,  mais  depuis  très  peu  de  temps ,  car 
le  feu  y  était  encore  allumé  :  aucun  des  meubles 
n'en  avait  été  enlevé.  On  y  voyait  une  portée  de 
petits  chiens,  dont  les  yeux  n'étaient  pas  encore 
ouverts;  et  la  mère,  qu'on  entendait  aboyer  dans 
les  bois,  faisait  juger  que  les  propriétaires  de  ces 
cases  n'étaient  pas  éloignés.  M.  de  Langle  y  fit  dé- 
poser des  haches,  différens  outils  de  fer,  des  ras- 
sades,  et  généralement  tout  ce  qu'il  crut  utile  et 
agréable  à  ces  insulaires  ,  persuadé  qu'après  son 
rembarquement  les  habitans  y  retourneraient,  et 
que  nos  présens  leur  prouveraient  que  nous  n'é- 
tions pas  des  ennemis.  11  fit  en  même  temps  éten- 
dre la  seine,  et  prit,  en  deux  coups  de  filet,  plus 
de  saumons  qu'il  n'en  fallait  aux  équipages  pour 
la  consommation  d'une  semaine. 

Au  moment  où  il  allait  retourner  à  bord,  il  vit 
aborder  sur  le  rivage  une  pirogue  avec  sept  hommes, 
qui  ne  parurent  nullement  effrayés  de  notre  nom- 
bre. Ils  échouèrent  leur  petite  embarcation  sur  le 


304  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

sable,  et  s'assirent  sur  des  nattes  au  milieu  de  nos 
matelots,  avec  un  air  de  sécurité  qui  prévint  beau- 
coup en  leur  faveur.  Dans  ce  nombre  étaient  deux 
vieillards,  ayant  une  longue  barbe  blanche,  vêtus 
d'une  étoffe  d'écorce  d'arbre,  assez  semblable  aux 
pagnes  de  Madagascar.  Deux  des  sept  insulaires 
avaient  des  habits  de  nankin  bleu  ouatés,  et  la 
forme  de  leur  habillement  différait  peu  de  celui  des 
Chinois  :  d'autres  n'avaient  qu  une  longue  robe  qui 
fermait  entièrement  au  moyen  d'une  ceinture  et 
de  quelques  petits  boutons,  ce  qui  les  dispensait 
de  porter  des  caleçons.  Leur  tète  était  nue  et,  chez 
deux  ou  trois,  entourée  seulement  d'un  bandeau 
de  peau  d'ours.  Ils  avaient  le  toupet  et  les  faces 
rasés ,  tous  les  cheveux  du  derrière  conservés  dans 
la  longueur  de  huit  ou  dix  pouces ,  mais  d'une  ma- 
nière différente  des  Chinois,  qui  ne  laissent  qu'une 
touffe  de  cheveux  en  rond  qu'ils  appeWeni pentsec. 
Tous  avaient  des  bottes  de  peau  de  loup  marin, 
avec  un  pied  à  la  chinoise  très  artistement  tra- 
vaillé. Leurs  armes  étaient  des  arcs,  des  piques  et 
des  flèches  garnies  en  fer.  Le  plus  vieux  de  ces  in- 
sulaires, celui  auquel  les  autres  témoignaient  le 
plus  d'égards,  avait  les  yeux  dans  un  très  mauvais 
état  :  il  portait  autour.de  sa  tête  un  garde-vue  pour 
se  garantir  de  la  trop  grande  clarté  du  soleil.  Les 
manières  de  ces  habitans  étaient  graves,  nobles, 
et  très  affectueuses.  M.  de  Langle  leur  donna  le 


LA   PÉROUSE,  365 

surplus  de  ce  qu'il  avait  apporté  avec  lui,  et  leur 
fît  entendre,  par  signes,  que  la  nuit  l'obligeait  de 
retourner  à  bord,  mais  qu'il  désirait  beaucoup  les 
retrouver  le  lendemain  pour  leur  faire  de  nou- 
veaux présens.  Ils  firent  signe,  à  leur  tour,  qu'ils 
dormaient  dans  les  environs,  et  qu'ils  seraient 
exacts  au  rendez-vous. 

Nous  crûmes  généralement  qu'ils  étaient  les  pro- 
priétaires d'un  magasin  de  poissons  que  nous  avions 
rencontré  sur  le  bord  de  la  petite  rivière ,  et  qui 
était  élevé  sur  des  piquets ,  à  quatre  ou  cinq  pieds 
au-dessus  du  niveau  du  terrain.  M.  de  Langle,  en 
le  visitant,  l'avait  respecté  comme  les  cabanes  aban- 
données; il  y  avait  trouvé  du  saumon,  du  hareng, 
séché  et  fumé,  avec  des  vessies  remplies  d'huile, 
ainsi  que  des  peaux  de  saumons,  minces  comme  du 
parchemin.  Ce  magasin  était  trop  considérable  pour 
la  subsistance  d'une  famille,  et  il  jugea  que  ces 
peuples  faisaient  commerce  de  ces  divers  objets. 
Les  canots  ne  furent  de  retour  à  bord  que  vers  les 
onze  heures  du  soir  :  le  rapport  qui  me  fut  fait 
excita  vivement  ma  curiosité.  J'attendis  le  jour  avec 
impatience,  et  j'étais  à  terre  avec  la  chaloupe  et  le 
grand  canot  avant  le  lever  du  soleil.  Les  insulaires 
arrivèrent  dans  l'anse  peu  de  temps  après  :  ils  ve- 
naient du  nord,  où  nous  avions  jugé  que  leur  vil- 
lage était  situé.  Ils  furent  bientôt  suivis  d'une  se- 
conde   pirogue,     et    nous    comptâmes    vingt -un 


366  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

habitans.  Dans  ce  nombre  se  trouvaient  les  pro- 
priétaires des  cabanes,  que  les  effets  laissés  par 
M.  de  Langle  avaient  rassurés;  mais  pas  une  seule 
femme ,  et  nous  avons  lieu  de  croire  qu'ils  en  sont 
très  jaloux.  Nous  entendions  des  chiens  aboyer  dans 
les  bois  :  ces  animaux  étaient  vraisemblablement 
restés  auprès  des  femmes.  Nos  chasseurs  voulurent 
y  pénétrer;  mais  les  insulaires  nous  firent  les  plus 
vives  instances  pour  nous  détourner  de  porter  nos 
pas  vers  le  lieu  d'où  venaient  ces  aboiemens,  et 
dans  l'intention  où  j'étais  de  leur  faire  des  ques- 
tions importantes ,  voulant  leur  inspirer  de  la  con- 
fiance, j'ordonnai  de  ne  les  contrarier  sur  rien. 

M.  de  Langle,  avec  presque  tout  son  état- major, 
arriva  à  terre  bientôt  après  moi ,  et  avant  que  notre 
conversation  avec  les  insulaires  eût  commencé  :  elle 
fut  précédée  de  présens  de  toute  espèce.  Ils  pa- 
raissaient ne  faire  cas  que  des  choses  utiles  :  le  fer 
et  les  étoffes  prévalaient  sur  tout.  Ils  connaissaient 
les  métaux  comme  nous;  ils  préféraient  l'argent  au 
cuivre,  le  cuivre  au  fer,  etc.  Ils  étaient  fort  pau- 
vres :  trois  pu  quatre  seulement  avaient  des  pen- 
dans  d'oreilles  d'argent,  ornés  de  rassades  bleues, 
absolument  semblables  à  ceux  que  j'avais  trouvés 
dans  le  tombeau  de  la  baie  de  Ternai ,  et  que  j'avais 
pris  pour  des  bracelets.  Leurs  autres  petits  orne- 
raens  étaient  de  cuivre ,  comme  ceux  du  même 
tombeau  :  leurs  briquets  et  leurs  pipes  paraissaient 


LA  PEROUSE.  367 

chinois  jou  japonais.  Celles-ci  étaient  de  cuivre 
blanc  parfaitement  travaillé.  En  désignant  de  la 
main  le  couchant ,  ils  nous  firent  entendre  que  le 
nankin  bleu  dont  quelques-uns  étaient  couverts,  les 
rassades  et  les  briquets,  venaient  du  pays  des  Mant- 
choux,  et  ils  prononçaient  ce  nom  absolument 
comme  nous-mêmes. 

Voyant  ensuite  que  nous  avions  tous  du  papier 
et  un  crayon  à  la  main  pour  faire  un  vocabulaire  de 
leur  langue,  ils  devinèrent  notre  intention.  Ils  pré- 
vinrent nos  questions  ,  présentèrent  eux-mêmes  les 
différens  objets,  ajoutèrent  le  nom  du  pays,  et 
eurent  la  complaisance  de  le  répéter  quatre  ou 
cinq  fois ,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  certains  que  nous 
avions  bien  saisi  leur  prononciation.  La  facilité  avec 
laquelle  ils  nous  avaient  devinés  me  porte  à  croire 
que  l'art  de  l'écriture  leur  est  connu  ;  et  l'un  de 
ces  insulaires,  qui,  comme  l'on  va  voir,  nous  traça 
le  dessin  du  pays,  tenait  le  crayon  de  la  même 
manière  que  les  Chinois  tiennent  leur  pinceau.  Ils 
paraissaient  désirer  beaucoup  nos  haches  et  nos 
étoffes,  ils  ne  craignaient  même  pas  de  les  de- 
mander; mais  ils  étaient  aussi  scrupuleux  que  nous 
à  ne  jamais  prendre  que  ce  que  nous  leur  avions 
donné  :  il  était  évident  que  leurs  idées  sur  le  vol 
ne  différaient  pas  des  nôtres,  et  je  n'aurais  pas 
craint  de  leur  confier  la  garde  de  nos  effets.  Leur 
attention  à  cet  égard  s'étendait  jusqu'à  ne  pas  même 


368  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

ramasser  sur  le  sable  un  seul  des  saumons  que  nous 
avions  péchés,  quoiqu'ils  y  fussent  étendus  par 
milliers,  car  notre  pèche  avait  été  aussi  abondante 
que  celle  de  la  veille  :  nous  fûmes  obligés  de  les 
presser,  à  plusieurs  reprises,  d'en  prendre  autant 
qu'ils  voudraient. 

Nous  parvînmes  enfin  à  leur  faire  comprendre 
que  nous  désirions  qu'ils  figurassent  leur  pays  et 
celui  des  Mantchoux.  Alors  un  des  vieillards  se 
leva,  et  avec  le  bout  de  sa  pique,  il  traça  la  côte 
de  Tartarie,  à  l'ouest,  courant  à  peu  près  nord  et 
sud.  A  l'est,  vis-à-vis ,  et  dans  la  même  direction ,  il 
figura  son  île;  et  en  portant  la  main  sur  la  poi- 
trine, il  nous  fit  entendre  qu'il  venait  de  tracer^son 
propre  pays  :  il  avait  laissé  entre  la  Tartarie  et 
son  île  un  détroit,  et  se  tournant  vers  nos  vais- 
seaux ,  qu'on  apercevait  du  rivage ,  il  marqua  par 
un  trait  qu'on  pouvait  y  passer.  Au  sud  de  cette 
île,  il  en  avait  figuré  une  autre,  et  avait  laissé  un 
détroit,  en  indiquant  que  c'était  encore  une  route 
pour  nos  vaisseaux. 

Sa  sagacité  pour  deviner  nos  questions  était  très 
grande,  mais  moindre  encore  que  celle  d'un  autre 
insulaire,  âgé  à  peu  près  de  trente  ans ,  qui,  voyant 
que  les  figures  tracées  sur  le  sable  s'effaçaient  , 
prit  un  de  nos  crayons  avec  du  papier:  il  y  traça 
son  île,  qu'il  nomma  Tchoka,  et  il  indiqua  par  un 
trait  la  petite  rivière  sur  le  bord  de  laquelle  nous 


LA   PÉROIISE.  369 

étions,  qu'il  plaça  aux  deux  tiers  de  la  longueur  de 
l'île ,  depuis  le  nord  vers  le  sud  :  il  dessina  ensuite 
la  terre  des  Mantehoux,  laissant,  comme  le  vieil- 
lard, un  détroit  au  fond  de  l'entonnoir,  et,  à  notre 
grande  surprise ,   il  y    ajouta  le  fleuve    Ségalien , 
dont  ces  insulaires  prononçaient  le  nom  comme 
nous.  H  plaça  l'embouchure  de  ce  fleuve  un  peu 
au  sud  de  la  pointe  du  nord  de  son  île,  et  il  mar- 
qua par  des  traits,  au  nombre  de  sept,  la  quan- 
tité de  journées  de  pirogue  nécessaire  pour  se  ren- 
dre   du  lieu  où   nous  étions  à  l'embouchure   du 
Ségalien  ;  mais  comme  les  pirogues  de  ces  peuples 
ne  s'écartent  jamais  de  terre  d'une  portée  de  pis- 
tolet ,  en  suivant  le  contour  des  petites  anses ,  nous 
jugeâmes  qu'elles  ne  faisaient  guère  en  droite  ligne 
que  neuf  lieues  par  jour;  parce  que  la  côte  per- 
met de  débarquer  partout,  qu'on  mettait  à  terre 
pour  faire  cuire  les  alimens  et  prendre  ses  repas, 
et  qu'il  est  vraisemblable   qu'on  se  reposait  sou- 
vent :  ainsi  nous  évaluâmes  h  soixante-trois  lieues 
au  plus  notre  éloignement  de  l'extrémité  de  l'île. 
Ce  même  insulaire  nous  répéta  ce  qui  nous  avait 
été  dit,  qu'ils  se  procuraient  des  nankins  et  d'autres 
objets  de  commerce  par  leur  communication  avec 
les  peuples  qui  habitent  les  bords  du  fleuve  Séga- 
lien ;  et  il  marqua  également  par  des  traits  pen- 
dant combien  de  journées  de  pirogue  ils  remon- 
taient ce  fleuve  jusqu'aux  lieux  où  se  faisait  ce  com- 
XII.  24 


370  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

merce.  Tous  les  autres  insulaires  étaient  témoins 
de  cette  conversation ,  et  approuvaient  par  leurs 
£»estes  les  discours  de  leur  compatriote. 

Nous  voulûmes  ensuite  savoir  si  ce  détroit  était 
fort  large  :  nous  cherchâmes  à  lui  faire  comprendre 
notre  idée.  Il  la  saisit;  et,  plaçant  ses  deux  mains 
perpendiculairement  et  parallèlement  à  deux  ou 
trois  pouces  l'une  de  l'autre  ,  il  nous  fit  entendre 
qu'il  figurait  ainsi  la  largeur  de  la  petite  rivière  de 
notre  aiguade;  jen  les  écartant  davantage,  que  cette 
seconde  largeur  était  celle  du  fleuve  Ségalien;  et 
en  les  éloignant  enfin  beaucoup  plus,  que  c'était 
la  largeur  du  détroit  qui  sépare  son  pays  de  la 
Tartarie. 

Il  s'agissait  de  connaître  la  profondeur  de  l'eau  : 
nous  l'entraînâmes  sur  le  bord  de  la  rivière,  dont 
nous  n'étions  éloignés  que  de  dix  pas ,  et  nous  y 
enfonçâmes  le  bout  d'une  pique.  Il  parut  nous 
comprendre  :  il  plaça  une  main  au-dessus  de  l'au- 
tre, à  la  distance  de  cinq  ou  six  pouces  :  nous  crû- 
mes qu'il  nous  indiquait  ainsi  la  profondeur  du 
fleuve  Ségalien  ;  et  enfin  il  donna  à  ses  bras  toute 
leur  extension,  comme  pour  figurer  la  profondeur 
du  détroit. 

Il  nous  restait  à  savoir  s'il  avait  représenté  des 
profondeurs  absolues  ou  relatives;  car,  dans  le 
premier  cas,  ce  détroit  n'aurait  eu  qu'une  brasse; 
et  ce  peuple ,  dont  les  embarcations  n'avaient  ja- 


LA  PÉROUSE.  371 

mais  approché  de  nos  vaisseaux,  pouvait  croire  que 
trois  ou  quatre  pieds  d'eau  nous  suffisaient,  comme 
trois  ou  quatre  pouces  suffisent  à  leurs  pirogues  : 
mais  il  nous  fut  impossible  d'avoir  d'autres  éclair- 
cissemens  là-dessus.  M.  de  Langle  et  moi  crûmes 
que ,  dans  tous  les  cas  ,  il  était  de  la  plus  grande 
importance  de  reconnaître  si  l'île  que  nous  pro- 
longions était  celle  à  laquelle  les  géographes  ont 
donné  le  nom  d'île  Ségalien ,  sans  en  soupçonner 
l'étendue  au  sud.  Je  donnai  ordre  de  tout  disposer 
sur  les  deux  frégates  pour  appareiller  le  lendemain. 
La  baie  où  nous  étions  mouillés  reçut  le  nom  de 
baie  de  Langle ,  du  nom  de  ce  capitaine  qui  l'avait 
découverte  et  y  avait  mis  pied  à  terre  le  premier. 
Nous  employâmes  le  reste  de  la  journée  à  visiter 
le  pays  et  le  peuple  qui  l'habite.  Nous  n'en  avons 
pas  rencontré  depuis  notre  départ  de  France  qui 
ait  plus  excité  notre  curiosité  et  notre  admiration. 
Nous  savions  que  les  nations  les  plus  nombreuses, 
et  peut-être  le  plus  anciennement  policées,  habi- 
tent les  contrées  qui  avoisinent  ces  îles;  mais  il  ne 
paraît  pas  qu'elles  les  aient  jamais  conquises,  parce 
que  rien  n'a  pu  tenter  leur  cupidité  ;  et  il  était  très 
contraire  à  nos  idées  de  trouver  chez  un  peuple 
chasseur  et  pécheur,  qui  ne  cultive  aucune  produc- 
tion de  la  terre ,  et  qui  n'a  point  de  troupeaux,  des 
manières  en  général  plus  douces,  plus  graves,  et 
peut-être  une  intelligence  plus  étendue  que  chez 


372  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

aucune  nation  de  l'Europe.  Assurénnent  les  con- 
naissances de  la  classe  instruite  des  Européens 
l'emportent  de  beaucoup  dans  tous  les  points  sur 
celles  des  vingt-un  insulaires  avec  qui  nous  avons 
communiqué  dans  la  baie  de  Langle;  mais  chez  les 
peuples  de  ces  îles,  les  connaissances  sont  généra- 
lement plus  répandues  qu'elles  ne  le  sont  dans  les 
classes  communes  des  peuples  d'Europe  :  tous  les 
individus  y  paraissent  avoir  reçu  la  même  éduca- 
tion. Ce  n'était  plus  cet  étonnement  stupide  des  In- 
diens de  la  baie  des  Français  :  nos  arts,  nos  étoffes, 
attiraient  l'attention  des  insulaires  de  la  baie  de. Lan- 
gle; ils  retournaient  en  tout  sens  ces  étoffes,  ils  en 
causaient  entre  eux,  et  cherchaient  à  découvrir  par 
quel  moyen  on  était  parvenu  à  les  fabriquer.  La 
navette  leur  est  connue  :  j'ai  rapporté  un  métier 
avec  lequel  ils  font  des  toiles  absolument  sembla- 
bles aux  nôtres  ;  mais  le  fil  en  est  fait  avec  de  l'é- 
corce  d'un  saule  très  commun  dans  leur  île,  et 
qui  m'a  paru  différer  peu  de  celui  de  France. 

Quoiqu'ils  ne  cultivent  pas  la  terre ,  ils  profi- 
tent avec  la  plus  grande  intelligence  de  ses  pro- 
ductions spontanées.  Nous  avons  trouvé  dans  leurs 
cabanes  beaucoup  de  racines  d'une  espèce  de  lis 
que  nos  botanistes  ont  reconnue  être  le  lis  jaune 
ou  la  suranné  du  Kamtschatka.  Us  les  font  sécher, 
et  c'est  leur  provision  d'hiver.  Il  y  avait  aussi  beau- 


LA  PÉROUSE.  373 

coup  d'ail  et  d'angélique  :  on  trouve  ces  plantes  sur 
la  lisière  des  bois. 

Notre  court  séjour  ne  nous  permit  pas  de  recon- 
naître si  ces  insulaires  ont  une  forme  de  gouver- 
nement, et  nous  ne  pourrions  là-dessus  que  ha- 
sarder des  conjectures  ;  mais  on  ne  peut  douter 
qu'ils  n'aient  beaucoup  de  considération  pour  les 
vieillards,  et  que  leurs  mœurs  ne  soient  très  douces; 
et  certainement ,  s'ils  étaient  pasteurs ,  et  qu'ils 
eussent  de  nombreux  troupeaux  ,  je  ne  me  forme- 
rais pas  une  autre  idée  des  usages  et  des  mœurs 
des  patriarches.  Ils  sont  généralement  bien  faits , 
d'une  constitution  forte,  d'une  physionomie  assez 
agréable ,  et  velus  d'une  manière  remarquable. 
Leur  taille  est  petite,  je  n'en  ai  observé  aucun  de 
cinq  pieds  cinq  pouces,  et  plusieurs  avaient  moins 
de  cinq  pieds.  11  permirent  à  nos  peintres  de  les 
dessiner;  mais  ils  se  refusèrent  constamment  au  désir 
de  M.  Rollin.  notre  chirurgien,  qui  voulait  prendre 
la  mesure  des  différentes  dimensions  de  leur  corps: 
ils  crurent  peut-être  que  c'était  une  opération  ma- 
gique ;  car  on  sait  par  les  voyageurs  que  cette  idée 
de  magie  est  très  répandue  à  la  Chine  et  dans  la 
Tartarie,  et  qu'on  y  a  traduit  devant  les  tribunaux 
plusieurs  missionnaires  accusés  d'être  magiciens 
pour  avoir  imposé  les  mains  sur  des  enfans  lors- 
qu'ils les  baptisaient.  Ce  refus  et  leur  obstination 
à  cacher  et  à  éloigner  de  nous  leurs  femmes,  sont 


374  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

les  seuls  reproches  que  nous  ayons  à  leur   faire. 

Nous  pouvons  assurer  que  les  habitans  de  cette 
île  forment  un  peuple  policé ,  mais  si  pauvre  que , 
de  long-temps ,  ils  n'auront  à  craindre  ni  l'ambi- 
tion des  conquérans  ni  la  cupidité  des  négocians  : 
un  peu  d'huile  et  du  poisson  séché  sont  de  bien 
minces  objets  d'exportation.  Nous  ne  traitâmes  que 
de  deux  peaux  de  martres  ;  nous  vîmes  des  peaux 
d'ours  et  de  loups  marins,  morcelées  et  taillées  en 
habits,  mais  en  très  petit  nombre  :  les  pelleteries 
de  ces  îles  seraient  d'une  bien  petite  importance 
pour  le  commerce.  Nous  trouvâmes  des  morceaux 
de  charbon  de  terre  roulés  sur  le  rivage ,  mais  pas 
un  seul  caillou  qui  contînt  de  l'or,  du  fer  ou  du 
cuivre.  Je  suis  très  porté  à  croire  qu'ils  n'ont  au- 
cune mine  dans  leurs  montagnes.  Tous  les  bijoux 
d'argent  de  ces  vingt-un  insulaires  ne  pesaient  pas 
deux  onces  ;  et  une  médaille  avec  une  chaîne  d'ar- 
gent que  je  mis  au  cou  d'un  vieillard  qui  semblait 
être  le  chef  de  troupe ,  leur  parut  d'un  prix  ines- 
timable. 

Chacun  des  habitans  avait  au  pouce  un  fort 
anneau,  ressemblant  à  une  gimblette  :  ces  anneaux 
étaient  d'ivoire,  de  corne  ou  de  plomb.  Us  laissent 
croître  leurs  ongles  comme  les  Chinois  ;  ils  saluent 
comme  eux,  et  l'on  sait  que  ce  salut  consiste  à  se 
mettre  à  genoux  et  à  se  prosterner  jusqu'à  terre. 
Leur  manière  de  s'asseoir  sur  des  nattes  est  la  même: 


LA    PÉROLISE.  375 

ils  mangent ,  comme  eux,  avec  de  petites  baguettes. 
S'ils  ont  avec  les  Chinois  et  avec  les  Tartares  une 
origine  commune ,  leur  séparation  d'avec  ces  peu- 
ples est  bien  ancienne ,  car  ils  ne  leur  ressemblent 
en  rien  par  l'extérieur ,  et  bien  peu  par  les  habi- 
tudes morales. 

Les  Chinois  que  nous  avions  à  bord  n'çnten- 
daient  pas  un  seul  mot  de  la  langue  de  ces  insu- 
laires; mais  ih  comprirent  parfaitement  celle  de 
deux  Tartares  Mantchoux  qui ,  depuis  quinze  ou 
vingt  jours ,  avaient  passé  du  continent  sur  cette 
île,  peut-être  pour  faire  quelque  achat  de  poisson. 

Nous  ne  les  rencontrâmes  que  dans  l'après-midi. 
Leur  conversation  se  lit  de  vive  voix ,  avec  un  de 
nos  Chinois  qui  savait  très  bien  le  tartare  :  ils  lui 
firent  absolument  les  mêmes  détails  de  la  géogra- 
phie du  pays ,  dont  ils  changèrent  seulement  les 
noms,  parce  que  vraisemblablement  chaque  langue 
a  les  siens.  Les  vêtemens  de  ces  Tartares  étaient  de 
nankin  gris,  pareils  à  ceux  des  coulis  ou  porte-faix 
de  Macao.  Leur  chapeau  était  pointu  et  d'écorce  ; 
ils  avaient  la  touffe  de  cheveux  ou  le  pentsec  a  la 
chinoise  :  leurs  manières  et  leur  physionomie 
étaient  bien  moins  agréables  que  celles  des  habi- 
tans  de  l'île.  Ils  dirent  qu'ils  habitaient  à  huit  jour- 
nées dans  le  haut  du  fleuve  Ségalicn.  Tous  ces  rap- 
ports ,  joints  à  ce  que  nous  avions  vu  sur  la  côte 
de  Tartaric,  prolongée  de  si  près  par  nos  vaisseaux, 


376  VOYAGES  ALiTOUR  DU  MONDE, 

nous  firent  penser  que  les  bords  de  ia  mer  de  cette 
pai'tie  de  l'Asie  ne  sont  presque  pas  habités  de- 
puis les  42  degrés  ou  les  limites  de  Corée ,  jus- 
qu'au fleuve  Ségalien  ;  que  des  montagnes,  peut- 
être  inaccessibles,  séparent  cette  contrée  maritime 
du  reste  de  la  Tar tarie ,  et  qu'on  n'y  aborderait  que 
par  mer,  en  remontant  quelques  rivières,  quoique 
nous  n'en  eussions  aperçu  aucune  d'une  certaine 
étendue  *. 

Les  cabanes  de  ces  insulaires  sont   bâties  avec 
intelligence  :  toutes  les  précautions  y  sont  prises 
contre  le  froid.  Elles  sont  en  bois,  revêtues  d'é- 
corce  de  bouleau,  surmontées  d'une  charpente  cou- 
verte en  paille  séchée  et  arrangée  comme  le  chaume 
de  nos  maisons  de  paysans  ;  la  porte  est  très  basse  et 
placée  dans  le  pignon  ;  le  foyer  est  au  milieu ,  sous 
une  ouverture  du  toit  qui  donne  issue  à  la  fumée  : 
de  petites  banquettes  ou  planches  élevées  de  huit 
ou  dix  pouces  régnent  au  pourtour,  et  l'intérieur 
est  parqueté  avec  des  nattes.  La  cabane  que  je  viens 
de  décrire  était  située  au  milieu  d'un  bois  de  ro- 
siers, à  cent  pas  du  bord  de  la  mer.  Ces  arbustes 
étaient  en  fleur:  ils  exhalaient  une  odeur  délicieuse; 
mais  elle   ne  pouvait  compenser  la  puanteur    du 


'  Ces  insulaires  n'ont  jamais  donné  à  entendre  qu'ils  fissent 
quelque  commerce  avec  la  côte  de  Tartarie  connue  d'eux ,  puis- 
qu'ils l'ont  dessinée  ;  mais  seulement  avec  le  peuple  qui  habite  à 
huit  journées  dans  le  haut  du  fleuve  Ségalien. 


LA  PÉROUSE.  377 

poisson  et  de  l'huile  qui  aurait  prévalu  sur  tous 
les  parfums  de  l'Arabie. 

Nous  voulûmes  connaître  si  les  sensations  agréables 
de  l'odorat  sont,  comme  celles  du  goût,  dépendantes 
de  l'habitude.  Je  donnai  à  l'un  des  vieillards  dont  j'ai 
parlé  un  flacon  rempli  d'une  eau  de  senteur  très 
suave  :  il  le  porta  à  son  nez,  et  marqua  pour  cette 
eau  la  même  répugnance  que  nous  éprouvions  pour 
son  huile.  Ils  avaient  sans  cesse  la  pipe  à  la  bou- 
che; leur  tabac  était  d'une  bonne  qualité,  à  gran- 
des feuilles  :  j'ai  cru  comprendre  qu'ils  le  tiraient 
de  la  ïartarie;  mais  ils  nous  ont  expliqué  claire- 
ment que  leurs  pipes  venaient  de  l'île  qui  est  au 
sud,  sans  doute  du  Japon.  Notre  exemple  ne  put 
les  engager  à  respirer  du  tabac  en  poudre  ;  et  c'eut 
été  leur  rendre  un  mauvais  service  que  de  les  accou- 
tumer à  un  nouveau  besoin. Ce  n'est  pas  sans  étonne- 
raent  que  j'ai  entendu  dans  leur  langue,  le  mot  chip , 
pour  un  vaisseau,  toû ,  tri ,  pour  les  nombres  deux 
et  trois.  Ces  expressions  anglaises  ne  seraient-elles 
pas  une  preuve  que  quelques  mots  semblables  dans 
des  langues  diverses  ne  suffisent  pas  pour  indiquer 
une  origine  commune  ? 

Le  14  juillet  je  dirigeai  ma  route  au  nord- 
ouest,  vers  la  côte  de  Tartarie;  et  lorsque,  suivant 
notre  estime,  nous  fûmes  sur  le  point  d'où  nous 
avions  découvert  le  pic  Lamanon ,  nous  serrâmes 
le  vent  et  louvoyâmes  à  petites  voiles  dans  le  canal. 


378  VOYAGES  ALTOLR  DU  MONDE, 

attendant  la  fin  de  ces  ténèbres  auxquelles,  selon 
moi,  ne  peuvent  être  comparées  celles  d'aucune 
mer.  Le  brouillard  disparut  pour  un  instant.     ^ 

Le  19  au  matin  nous  vîmes  la  terre  de  l'île;  mais 
elle  était  encore  si  enveloppée  de  vapeurs ,  qu'il 
nous  fut  impossible  de  reconnaître  aucune  des 
pointes  que  nous  avions  relevées  les  jours  précé- 
dens.  Je  fis  route  pour  en  approcher  ;  mais  nous 
la  perdîmes  bientôt  de  vue.  Cependant,  guidés  par 
la  sonde,  nous  continuâmes  à  la  prolonger  jusqu'à 
deux  heures  après  midi,  que  nous  laissâmes  tomber 
l'ancre  à  l'ouest  d'une  très  bonne  baie,  à  deux  milles 
du  rivage.  A  quatre  heures  la  brume  se  dissipa ,  et 
nous  relevâmes  la  terre,  derrière  nous,  au  nord  un 
quart  nord-est. 

J'ai  nommé  cette  baie ,  la  meilleure  dans  laquelle 
nous  ayons  mouillé  depuis  notre  départ  de  Manille. 
baie  d'Estaing:  elle  est  située  par  48  deg.  59  min. 
de  latitude  nord,  et  140  degrés  32  minutes  de  lon- 
gitude orientale.  ]Nos  canots  y  abordèrent  à  quatre 
heures  du  soir,  au  pied  de  dix  ou  douze  cabanes . 
placées  sans  aucun  ordre ,  à  une  assez  grande  dis- 
tance les  unes  des  autres ,  et  à  cent  pas  environ  du 
bord  de  la  mer.  Elles  étaient  un  peu  plus  considé- 
rables que  celles  que  j'ai  décrites.  On  avait  em- 
ployé à  leur  construction,  les  mêmes  matériaux  ; 
mais  elles  étaient  divisées  en  deux  chambies :  celle 
du  fond  contenait  tous  les  petits  meubles  du  mé~ 


LA  PÉROUSE.  379 

nage,  le  foyer  et  la  banquette  qui  règne  autour; 
mais  celle  de  l'entrée,  absolument  nue,  paraissait 
destinée  à  recevoir  les  visites,  les  étrangers  n'étant 
pas  vraisemblablement  admis  en  présence  des 
femmes.  Quelques  officiers  en  rencontrèrent  deux 
qui  avaient  fui  et  s'étaient  cachées  dans  les  herbes. 
Lorsque  nos  canots  abordèrent  dans  l'anse ,  des 
femmes  effrayées  poussèrent  des  cris ,  comme  si 
elles  avaient  craint  d'être  dévorées  :  elles  étaient 
cependant  sous  la  garde  d'un  insulaire,  qui  les 
ramenait  chez  elles  et  semblait  vouloir  les  rassurer. 
Leur  physionomie  est  un  peu  extraordinaire,  mais 
assez  agréable  ;  leurs  yeux  sont  petits ,  leurs  lèvres 
grosses,  la  supérieure  peinte  ou  tatouée  en  bleu, 
car  il  n'a  pas  été  possible  de  s'en  assurer.  Leurs 
jambe  étaient  nues;  une  longue  robe  de  chambre 
de  toile  les  enveloppait.  Leurs  formes  sont  peu 
élégantes  :  leurs  cheveux  avaient  toute  leur  lon- 
gueur, et  le  dessus  de  la  tête  n'était  pas  rasé,  tandis 
qu'ils  l'était  chez  les  hommes. 

M.  de  Langle,  qui  débarqua  le  premier,  trouva 
les  insulaires  rassemblés  autour  de  quatre  pirogues 
chargées  de  poisson  fumé.  Ils  aidaient  à  les  pousser 
à  l'eau  ;  et  il  apprit  que  les  vingt-quatre  hommes 
qui  formaient  l'équipage  étaient  Mantchoux ,  et 
qu'ils  étaient  venus  des  bords  du  fleuve  Ségallcn 
pour  acheter  ce  poisson.  Il  eut  une  longue  con- 
versation avec  eux,  par  l'entremise  do  nos  Chinois, 


380  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

auxquels  ils  firent  le  meilleur  accueil.  Ils  dirent, 
comme  nos  premiers  géographes  de  la  baie  de 
Langle,  que  la  terre  que  nous  prolongions  était 
une  île  :  ils  lui  donnèrent  le  même  nom  ;  ils  ajou- 
tèrent que  nous  étions  encore  à  cinq  journées  de 
pirogue  de  son  extrémité ,  mais  qu'avec  un  bon 
vent  l'on  pouvait  faire  ce  trajet  en  deux  jours,  et 
coucher  tous  les  soirs  à  terre.  Ainsi  tout  ce  qu'on 
nous  avait  déjà  dit  dans  la  baie  de  Langle  fut  con- 
firmé dans  cette  nouvelle  baie,  mais  exprimé  avec 
moins  d'intelligence  par  le  Chinois  qui  nous  servait 
d'interprète. 

M.  de  Langle  rencontra  aussi  dans  un  coin  de 
l'île  une  espèce  de  cirque  planté  de  quinze  ou  vingt 
piquets,  surmontés  chacun  d'une  tête  d'ours  :  les 
ossemens  de  ces  animaux  étaient  épars  aux  environs. 
Comme  ces  peuples  n'ont  pas  l'usage  des  armes  à 
feu,  qu'ils  combattent  les  ours  corps  à  corps,  et 
que  leurs  flèches  ne  peuvent  que  les  blesser,  ce 
cirque  nous  parut  être  destiné  à  conserver  la  mé- 
moire de  leurs  exploits;  et  les  vingt  têtes  d'ours 
exposées  aux  yeux  devaient  retracer  les  victoires 
qu'ils  avaient  remportées  depuis  dix  ans,  à  en  ju- 
ger par  l'état  de  décomposition  dans  lequel  se 
trouvait  le  plus  grand  nombre. 

Les  productions  et  les  substances  du  sol  de  la 
baie  d'Estaing  ne  diffèrent  presque  point  de  celles 
de  la  baie  de  Langle.  Le  saumon  y  était  aussi  commun. 


LA   PÉROUSE.  381 

et  chaque  cabane  avait  son  magasin.  Nous  décou- 
vrîmes que  ces  peuples  consomment  la  tête,  la 
queue  et  l'épine  du  dos,  et  qu'ils  boucanent  et  font 
sécher,  pour  être  vendus  aux  Mantchoux,  les  deux 
côtés  du  ventre  de  ce  poisson,  dont  ils  ne  servent 
que  le  fumet,  qui  infecte  leurs  maisons,  leurs  meu- 
bles, leurs  habillemens  et  jusqu'aux  herbes  qui 
environnent  leurs  villages.  Nos  canots  partirent 
enfin ,  à  huit  heures  du  soir ,  après  que  nous  eûmes 
comblé  de  présens  les  Tartares  et  les  insulaires:  ils 
étaient  de  retour  à  huit  heures  trois  quarts ,  et 
j'ordonnai  de  tout  disposer  pour  l'appareillage  du 
lendemain. 

La  direction  de  la  côte  occidentale  de  cette  île, 
depuis  le  parallèle  de  47  degrés  39  minutes,  où 
nous  avions  aperçu  la  baie  de  Langle,  jusqu'au 
52^,  étant  absolument  nord  et  sud,  nous  la  prolon- 
geâmes à  une  petite  lieue;  et,  à  sept  heures  du 
soir,  une  brume  épaisse  nous  ayant  enveloppés, 
nous  mouillâmes  par  trente-sept  brasses.  La  côte 
était  beaucoup  plus  montueuse  et  plus  escarpée 
que  dans  la  partie  méridionale.  Nous  n'aperçûmes  ni 
feu  ni  habitation;  et  comme  la  nuit  approchait, 
nous  n'envoyâmes  point  de  canot  à  terre  ;  mais  nous 
prîmes,  pour  la  première  fois  depuis  que  nous 
avions  quitté  la  Tartarie,  huit  ou  dix  morues,  ce 
qui  semblait  annoncer  la  proximité  du  continent, 


382  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDK. 

que  nous  avions  perdu  de  vue  depuis  les  49  déférés 

de  latitude. 

Obligé  de  suivre  l'une  des  deux  côtes ,  j'avais 
donné  la  préférence  à  celle  de  l'Ile ,  afin  de  ne  pas 
manquer  le  détroit,  s'il  en  existait  un  vers  l'est,  ce 
qui  demandait  une  extrême  attention ,  à  cause  des 
brumes  qui  ne  nous  laissaient  que  de  très  courts 
intervalles  de  clarté  :  aussi  m'y  suis-je  en  quelque 
sorte  collé,  et  ne  m'en  suis-je  jamais  éloigné  de 
plus  de  deux  lieues,  depuis  la  baie  de  Langle,  jus- 
qu'au fond  du  canal.  Mes  conjectures  sur  la  proxi- 
mité de  la  Tartarie  étaient  tellement  fondées, 
qu'aussitôt  que  notre  horizon  s'étendait  un  peu 
nous  en  avions  une  parfaite  connaissance.  Le  canal 
commença  à  se  rétrécir  par  les  50  degrés,  et  il 
n'eut  plus  que  douze  ou  treize  lieues  de  largeur. 

Le  22  au  soir  je  mouillai  à  ime  lieue  de  terre, 
par  trente-sept  brasses,  fond  de  vase.  J'étais  par 
le  travers  d'une  petite  rivière.  On  voyait  à  trois 
lieues  au  nord  un  pic  très  remarquable.  Sa  base 
est  sur  le  bord  de  la  mer ,  et  son  sommet ,  de  qyel- 
que  côté  qu'on  l'aperçoive,  conserve  la  forme  la 
plus  régulière  :  il  est  couvert  d'arbres  et  de  ver- 
dure jusqu'à  la  cime.  Je  lui  ai  donné  le  nom  pic 
la  Martinière  ,  parce  qu'il  offre  im  beau  champ  aux 
recherches  de  la  botanique ,  enrichie  par  le  savant 
de  ce  nom. 

Comme ,  en  prolongeant  la  côte  de  l'île  depuis 


LA  PÉROUSE.  383 

la  baie  cVEstaing,  je  n'avais  aperçu  aucune  habita- 
tion ,  je  voulus  éclaireir  mes  doutes  à  ce  sujet.  Je 
fis  armer  quatre  canots  des  deux  fréfjates,  com- 
mandés par  M.  de  Clonard,  capitaine  de  vaisseau, 
et  je  lui  donnai  ordre  d'aller  reconnaître  l'anse  dans 
laquelle  coulait  la  petite  rivière  dont  nous  aperce- 
vions le  ravin.  11  était  de  retour  à  huit  heures  du 
soir,  et  il  ramena,  à  mon  grand  étonnement,  tous 
ses  canots  pleins  de  saumons,  quoique  les  équipa- 
ges n'eussent  ni  lignes  ni  filets.  Cet  officier  me 
rapporta  qu  il  avait  abordé  à  Tembouchure  dun 
ruisseau  dont  la  largeur  n'excédait  pas  quatre  toises, 
ni  la  profondeur  un  pied;  qu'il  l'avait  trouvé  telle- 
ment rempli  de  saumons,  que  le  lit  en  était  tout 
couvert,  et  que  nos  matelots,  à  coups  de  bâton, 
en  avaient  tué  douze  cents  dans  une  heure  :  il  n'a- 
vait d'ailleurs  rencontré  que  deux  ou  trois  abris 
abandonnés,  qu'il  supposait  avoir  été  élevés  par 
des  Tartares  Mantchoux,  venus,  suivant  leur  cou- 
tume, du  continent  pour  commercer  dans  le  sud 
de  cette  ile. 

La  végétation  était  encore  plus  vigoureuse  que 
dans  les  baies  où  nous  avions  abordé;  les  arbres 
étaient  d'une  plus  forte  dimension  ;  le  céleri  et  le 
cresson  croissaient  en  abondance  sur  les  bords  de 
cette  rivière  :  c'était  la  première  fois  que  nous  ren- 
contrions cette  dernière  plante  depuis  notre  départ 
de  Manille.  On  aurait  aussi  pu  ramasser  de  quoi  rem- 


384  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

plir  plusieurs  sacs  de  baies  de  genièvre;  mais  nous 
donnâmes  ia  préférence  aux  herbes  et  aux  pois- 
sons. Nos  botanistes  firent  une  ample  collection  de 
plantes  assez  rares  ;  et  nos  lithologlstes  apportèrent 
beaucoup  de  cristaux  de  spath  et  d'autres  pierres 
curieuses,  mais  ils  ne  rencontrèrent  ni  marcassites, 
ni  pyrites,  rien  enfin  qui  annonçât  que  ce  pays  eût 
aucune  mine  de  métal.  Les  sapins  et  les  saules 
étaient  en  beaucoup  plus  grand  nombre  que  le 
chêne  ,  l'érable ,  le  bouleau  et  l'azerolier  ;  et  si 
d'autres  voyageiu's  ont  descendu  un  mois  après 
nous  sur  les  bords  de  cette  rivière,  ils  y  auront 
cueilli  beaucoup  de  groseilles  ,  de  fraises  et  de 
framboises  qui  étaient  encore  en  fleur. 

Pendant  que  les  équipages  de  nos  canots  fai- 
saient à  terre  cette  abondante  moisson ,  nous  pre- 
nions à  bord  beaucoup  de  morues;  et  ce  mouillage 
de  quelques  heures  nous  donna  des  provisions 
fraîches  pour  une  semaine.  Je  nommai  cette  ri- 
vière le  ruisseau  du  Saumon,  et  j'appareillai  à  la 
pointe  du  jour.  Je  continuai  à  prolonger  de  très 
près  cette  île,  qui  ne  se  terminait  jamais  au  nord, 
quoique  chaque  pointe  un  peu  avancée  que  j'a- 
percevais m'en  laissât  l'espoir. 

Le  23  nous  observâmes  50  degrés  54  minutes 
de  latitude  nord,  et  notre  longitude  n'avait  presque 
pas  changé  depuis  la  baie  de  Langle.  Nous  rele- 
vâmes par  cette  latitude  une  très  bonne  baie,  la 


'     LA  PERDISSE.  38o 

seule,  depuis  que  nous  prolongions  cette  ile,  qui 
offrît  aux  vaisseaux  un  abri  assuré  contre  les  vents 
du  canal.  Quelques  habitations  paraissaient  çà  et 
là  sur  le  rivage ,  auprès  d'un  ravin  qui  marquait  le 
lit  d'une  rivière  un  peu  plus  considérable  que  celles 
que  nous  avions  déjà  vues  :  je  ne  jugeai  pas  à  pro° 
pos  de  reconnaître  plus  particulièrement  cette  baie, 
que  j'ai  nommée  baie  de  la  Jonquière  ;  j'en  ai  ce- 
pendant traversé  la  largeur. 

J'étais  si  pressé,  et  le  temps  clair  dont  nous 
jouissions  était  si  rare  et  si  précieux  pour  nous, 
que  je  crus  ne  devoir  l'employer  qu'à  m'avancer 
vers  le  nord.  Depuis  que  nous  avions  atteint  le 
50^  degré  de  latitude  nord ,  j'étais  revenu  entière- 
ment à  ma  première  opinion  :  je  ne  pouvais  plus 
douter  que  l'ile  que  nous  prolongions  depuis  les 
47  degrés ,  et  qui ,  d'après  le  rapport  des  natu- 
rels, devait  s'étendre  beaucoup  plus  au  sud,  ne  fût 
l'ile  Ségalien ,  dont  la  pointe  septentrionale  a  été 
fixée  par  les  Russes  à  54  degrés ,  et  qui  forme,  dans 
une  direction  nord  et  sud,  une  des  plus  longues 
îles  du  monde  :  ainsi  le  prétendu  détroit  de  Tessoy 
ne  serait  que  celui  qui  sépare  l'île  Ségalien  de  la 
Tartarie ,  à  peu  près  par  les  52  degrés.  J'étais  trop 
avancé  pour  ne  pas  vouloir  reconnaître  ce  détroit, 
et  savoir  s'il  est  praticable.  Je  commençai  à  craindre 
qu'il  ne  le  fut  pas,  parce  que  le  fond  diminuait 

avec  une  rapidité  extrême  en  avançant  vers  le  nord. 
Ml  25 


380  VOYAGES  AUTOt  H  DU  MONDE, 

et  que  les  terres  de  l'île  Ségalien  n'étaient  plus  que 
des  dunes  noyées  et  presque  à  fleur  d'eau ,  comme 
des  bancs  de  sable. 

Le  23  juillet,  au  soir,  je  mouillai  à  trois  lieues 
de  terre,  par  vingt-quatre  brasses,  fond  de  vase. 
J'avais  trouvé  le  même  brassiage  deux  lieues  plus 
à  l'est,  à  trois  milles  du  rivage;  et  depuis  le  cou- 
cher du  soleil  jusqu'au  moment  où  nous  laissâmes 
tomber  l'ancre,  j'avais  fait  deux  lieues  vers  l'ouest, 
perpendiculairement  à  la  direction  de  cette  côte  , 
afin  de  reconnaître  si ,  en  nous  éloignant  de  l'île 
Ségalien ,  le  fond  augmenterait  :  mais  il  fut  cons- 
tamment le  même;  et  je  commençais  à  soupçonner 
que  le  talus  était  du  sud  au  nord ,  dans  le  sens  de 
la  longueur  du  canal ,  à  peu  près  comme  un  fleuve 
dont  l'eau  diminue  en  avançant  vers  sa  source. 

Le  24,  à  la  pointe  du  jour,  nous  mîmes  à  la  voile, 
ayant  fixé  la  route  au  nord-ouest.  Le  fond  haussa 
jusqu'à  dix-huit  brasses  dans  trois  heures  :  je  fis 
gouverner  à  l'ouest,  et  il  se  maintint  dans  une 
égalité  parfaite.  Je  pris  le  parti  de  traverser  deux 
rois  ce  canal,  est  et  ouest,  afin  de  m'assurer  s'il  n'y 
avait  point  un  espace  plus  creux ,  et  trouver  ainsi 
le  chenal  de  ce  détroit,  s'il  y  en  avait  un.  Cette 
combinaison  était  la  seule  raisonnable  dans  la  cir- 
constance où  nous  nous  trouvions;  car  l'eau  dimi- 
nuait si  rapidement  lorsque  la  route  prenait  du 
nord,   qu'à  chaque  lieue  dans  cette  direction,   le 


LÂTÊhOnSE.  387 

fond  s'élevait  de  trois  brasses  :  ainsi ,  en  supposant 
un  atérissement  graduel,  nous  n'étions  plus  qu'à 
six  lieues  du  fond  du  golfe,  et  nous  n'apercevions 
aucun  courant.  Cette  stagnation  des  eaux  parais- 
sait être  une  preuve  qu'il  n'y  avait  point  de  chenal, 
et  était  la  cause  bien  certaine  de  l'égalité  parfaite 
du  talus.  Nous  mouiliàmes  le  soir  du  26,  sur  la 
côte  de  Tartarie;  et  le  lendemain  à  midi,  la  brume 
s'étant  dissipée,  je  pris  le  parti  de  courir  au  nord- 
nord-est  ,  vers  le  milieu  du  canal ,  afin  d'achever 
l'éclaircissement  de  ce  point  de  géographie  ,  qui 
nous  coûtait  tant  de  fatigues. 

iNous  naviguâmes  ainsi,  ayant  parfaitement  con- 
naissance des  deux  côtes.  Comme  je  m'y  étais  at- 
tendu, le  fond  haussa  de  trois  brasses  par  lieue; 
et  après  avoir  fait  quatre  lieues,  nous  laissâmes 
tomber  l'ancre  par  neuf  brasses ,  fond  de  sable.  Les 
vents  étaient  fixés  au  sud  avec  une  telle  constance  , 
que  depuis  près  d'un  mois  ils  n'avaient  pas  varié 
de  20  degrés;  et  nous  nous  exposions,  en  courant 
ainsi  vent  arrière  vers  le  fond  de  ce  golfe,  à  nous 
affaler  de  manière  à  être  obligés  peut-être  d'at- 
tendre le  reversement  de  la  mousson  pour  en 
sortir.  Mais  ce  n'était  pas  le  plus  grand  inconvé- 
nient :  celui  de  ne  pouvoir  tenir  à  l'ancre,  avec  une 
mer  aussi  grosse  que  celles  des  côtes  d'Europe  qui 
n'ont  point  d'abri,  était  d'une  bien  autre  impor- 
tance. Ces  vents  de  sud,  dont  la  racine,  si  on  peut 


388  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

s'exprimer  ainsi,  est  dans  les  mers  de  Chine,  par- 
viennent, sans  aucune  interruption,  jusqu'au  fond 
du  (]folfe  de  l'île  Ségalien.  Ils  y  agitent  la  mer  avec 
force,  et  ils  y  régnent  plus  fixement  que  les  vents 
alizés  entre  les  tropiques.  JNous  étions  si  avancés, 
que  je  désirais  toucher  ou  voir  le  sommet  de  cet 
attérissement  :  malheureusement  le    temps    était 
devenu  très  incertain  ,  et  la  mer  grossissait  de  plus 
en  plus  :  nous  mîmes  cependant  nos  canots  à  la 
mer  pour  sonder  autour  de  nous.  M.  Boutin  eut 
ordre  d'aller  vers  le  sud-est,  et  M.  de  Vaujuas  fut 
chargé  de   sonder  vers  le  nord,  avec  la  défense 
expresse  de  s'exposer  à  rendre  problématique  leur 
retour    à  bord.    Cette   opération  ne  pouvait   être 
confiée  qu'à  des  officiers  d'une  extrême  prudence, 
parce  que  la  mer  qui  grossissait,   et  le  vent,  qui 
forçait,  pouvaient  nous  contraindre  à  appareiller 
pour  sauver  nos  vaisseaux.  J'ordonnai  donc  à  ces 
officiers  de  ne  compromettre,  sous  quelque  pré- 
texte que  ce  pût  être,  ni  la  sûreté  de  nos  vais- 
seaux, si  nous   attendions  leurs  chaloupes,  ni  la 
leur,  si  les  circonstances  étaient  assez  impérieuses 
pour  nous  forcer  à  appareiller. 

Mes  ordres  furent  exécutés  avec  la  plus  grande 
exactitude.  INI.  Boutin  revint  bientôt  après  :  M.  de 
Vaujuas  fit  une  lieue  au  nord,  et  ne  trouva  plus 
que  six  brasses  ;  il  atteignit  le  point  le  plus  éloigné 
que  l'état  de  la  mer  et  du  temps   lui  permit  de 


LA  PÉROUSE.  389 

sonder  ^  Parti  à  sept  heures  du  soir,  Il  ne  fut  de 
retour  qu'à  minuit  :  déjà  la  mer  était  agitée;  et 
n'ayant  pu  oublier  le  malheur  que  nous  avions 
éprouvé  à  la  Baie  des  Français,  je  commençais  à 
être  dans  la  plus  vive  inquiétude.  Son  retour  me 
parut  une  compensation  de  la  très  mauvaise  situa- 
tion où  se  trouvaient  nos  vaisseaux  ;  car,  à  la  pointe 
du  jour,  nous  fûmes  forcés  d'appareiller.  La  mer 
était  si  grosse  que  nous  employâmes  quatre  heures 
à  lever  notre  ancre  :  la  tournevire,  la  marguerite, 
cassèrent;  le  cabestan  fut  brisé  :  par  cet  événe- 
ment, trois  hommes  furent  grièvement  blessés. 
Nous  fûmes  contraints ,  quoiqu'il  ventât  très  grand 
frais,  de  faire  porter  à  nos  frégates  toute  la  voile 
que  leurs  mâts  pouvaient  supporter.  Heureuse- 
ment, quelques  légères  variations  du  sud  au  sud- 
sud-ouest  et  au  sud-sud-est  nous  furent  favorables, 
et  nous  nous  élevâmes,  en  vingt-quatre  heures, 
de  cinq  lieues. 

Le  28  juillet,  au  soir,  la  brume  s'étant  dissipée, 
nous  nous  trouvâmes  sur  la  côte   de  Tartarie ,  à 

«  Il  est  1res  vraisemblajjle  que  le  détroit  de  Ségalien  a  été  pra- 
ticable jadis  pour  les  vaisseaux;  mais  tout  doit  faire  penser  qu'il 
sera  bientôt  attéri ,  au  point  que  l'ile  Ségalien  deviendra  une 
presqu'île.  Ce  changement  aura  Heu,  soit  par  les  immenses  allu- 
vions  que  doit  produire  le  fleuve  Séj^alien,  qui  parcourt  plus  de 
cinq  cents  lieues,  et  reçoit  d'autres  fleuves  considérables,  soit  par 
la  situation  de  son  embouchure  dans  le  point  presque  le  plus  res- 
serré d'une  lonfjue  manche,  si«ua(ion  très  f.ivorable  aux  attéri^- 
seoRMis.  ilSotc  de  MUet-Mureau.) 


31)0  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

l'ouverture  d'une  baie  qui  paraissait  très  p rotonde 
et  offrait  un  mouillage  sûr  et  commode  :  nous  man- 
quions absolument  de  bois ,  et  notre  provision  d'eau 
était  fort  diminuée.  Je  pris  le  parti  d'y  relâcher, 
et  je  fis  signal  à  F  Astrolabe  de  sonder  en  avant- 
Nous  mouillâmes  à  la  pointe  du  nord  de  cette  baie  * 
à  cinq  heures  du  soir,  par  onze  brasses ,  fond  de 
vase.  M.  de  Langle  ayant  de  suite  fait  mettre  son 
canot  à  la  mer ,  sonda  lui-même  cette  rade ,  et  me 
rapporta  qu'elle  offrait  le  meilleur  abri  possible, 
derrière  quatre  îles  qui  la  garantissaient  des  vents 
du  large.  Il  était  descendu  dans  un  village  de  Tar- 
tares  où  il  avait  été  très  bien  accueilli.  11  avait  dé- 
couvert une  aiguade  où  l'eau  la  plus  limpide  pou- 
vait tomber  en  cascade  dans  nos  chaloupes  ;  et  ces 
lies,  dont  le  bon  mouillage  ne  devait  être  éloigné 
que  de  trois  encablures,  étaient  couvertes  de  bois. 
D'après  le  rapport  de  M.  de  Langle,  je  donnai  ordre 
de  tout  disposer  pour  entrer  au  fond  de  la  baie 
à  la  pointe  du  jour;  et  nous  y  mouillâmes  à  huit 
heures  du  matin.  Cette  baie  fut  nommée  baie  de 
Castries. 


LA   PÉROnSE.  391 


§  19. 

Relâche  à  la  baie  de  Castries. Description  de  cette  baie  et  d'un  vil  - 
lage  tartare.  Mœurs  et  coutumes  des  habitans.  Leur  respect 
pour  les  tombeaux  et  les  propriétés.  Extrême  confiance  qu'ils 
nous  inspirent.  Leur  tendresse  pour  leurs  enfans.  Leur  union 
entre  eux.  Rencontre  de  quatre  piro{;çues  étrangères  dans  cette 
baie.  Détails  géographiques  que  nous  donnent  les  équipages. 
Productions  de  la  baie  de  Castries.  Ses  coquilles,  quadrupèdes, 
oiseaux,  pierres,  plantes. 

L'impossibilité  reconnue  de  débouqiier  au  nord 
de  l'île  Ségalien  ouvrait  un  nouvel  ordre  d'événe- 
mens  devant  nous  :  il  était  fort  douteux  que  nous 
pussions  arriver  cette  année  au  Kamtschatka. 

La  baie  de  Castries,  dans  laquelle  nous  venions 
de  mouiller,  est  située  au  fond  d'un  golfe ,  et  éloi- 
gnée de  deux  cents  lieues  du  détroit  de  Sangaar, 
la  seule  porte  dont  nous  fussions  certains  pour 
sortir  des  mers  du  Japon.  Les  vents  du  sud  étaient 
plus  fixes,  plus  constans ,  plus  opiniâtres  que  dans 
les  mers  de  Chine ,  d'où  ils  nous  étaient  envoyés, 
parce  que  ,  resserrés  entre  deux  terres ,  leur  plus 
grande  variation  n'était  que  de  deux  quarts  vers 
l'est  ou  vers  l'ouest.  Pour  peu  que  la  brise  fût 
fraîche,  la  mer  s'élevait  d'une  manière  alarmante 
pour  la  conservation  de  nos  mâts ,  et  nos  vaisseaux 
enfin  n'étaient  pas  assez  bons  voiliers  pour  nous 
laisser  l'espoir  de  gagner,  avant  la  fin  de  la  belle" 


39:>  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

saison,  deux  cents  lieues  au  vent  dans  un  canal  si 
étroit,  où  des  brumes  presque  continuelles  rendent 
le  louvoyage  extrêmement  difficile.  Cependant  le 
seul  parti  qui  nous  restât  à  prendre  était  de  le  ten- 
ter, à  moins  d'attendre  la  mousson  du  nord,  qui 
pouvait  être  retardée  jusqu'en  novembre.  Je  ne 
m'arrêtai  pas  un  instant  à  cette  dernière  idée  :  je 
crus,  au  contraire,  devoir  redoubler  d'activité,  en 
tâchant  de  pourvoir,  dans  le  plus  court  espace  de 
temps  possible  ,  à  nos  besoins  d'eau  et  de  bois , 
et  j'annonçai  que  notre  relâche  ne  serait  que  de  cinq 
jours.  Dès  que  nous  fûmes  affourchés,  les  canots 
et  les  chaloupes  des  deux  frégates  reçurent],  de 
M.  de  Langle  et  de  moi,  leur  destination  particu- 
lière :  elle  fut  invariable  pendant  tout  notre  sé- 
jour. La  chaloupe  fit  notre  eau ,  le  grand  canot 
notre  bois  ;  les  petits  canots  furent  donnés  à 
MM.  Blondelas,  Bellegarde,  Mouton,  Bernizet  et  Pré- 
vost le  jeune,  qui  avaient  ordre  de  lever  le  plan 
de  cette  baie  ;  nos  yoles ,  qui  tiraient  peu  d'eau , 
furent  affectées  à  la  pêche  du  saumon  dans  une 
petite  rivière  qui  en  était  remplie;  nos  biscaïennes 
enfin  nous  servirent,  à  M.  de  Langle  et  à  moi,  pour 
aller  surveiller  nos  différens  travaux,  et  nous  trans- 
porter avec  Icis  naturalistes  au  village  tartare,  dans 
les  différentes  îles,  et  en  général  sur  tous  les 
points  qui  paraissaient  susceptibles  d'être  observés. 
La  première  opération  ^  la  plus  importante,  était 


LA  PÉROLSE.  393 

la  vérification  de  la  marche  de  nos  horloges  ma- 
rines; et  nos  voiles  étaient  à  peine  serrées,  que 
MM.  Dagelet,  Lauriston  et  Darbaud  avaient  établi 
leurs  instrumens  sur  une  ile  située  à  une  très 
petite  distance  de  nos  vaisseaux:  je  lui  ai  donné  le 
nom  d'ile  de  l  Observatoire.  Elle  devait  aussi  four- 
nir à  nos  charpentiers  le  bois  dont  nous  étions 
presque  entièrement  dépourvus.  Une  perche  gra- 
duée fut  fixée  dans  l'eau  au  pied  de  l'observatoire 
pour  faire  connaître  la  hauteur  de  la  marée.  Le 
quart-de-cercle  et  la  pendule  à  secondes  furent  mis 
en  place  avec  une  activité  digne  d'un  meilleur  suc- 
cès. Les  travaux  astronomiques  se  suivaient  sans 
interruption.  Le  court  séjour  que  j'avais  annoncé 
ne  permettait  pas  de  prendre  un  instant  de  repos. 
Le  matin  et  l'après-midi  étaient  employés  à  des 
hauteurs  correspondantes;  la  nuit,  à  des  hauteurs 
d'étoiles.  La  comparaison  de  la  marche  de  nos  hor- 
loges était  déjà  commencée  ;  la  maladresse  d'un 
charpentier  détruisit  toutes  nos  espérances  :  il 
coupa,  auprès  de  la  tente  astronomique ,  un  arbre, 
qui  en  tombant  brisa  la  lunette  du  quart-de-cei'cle , 
dérangea  la  pendule  de  comparaison,  et  rendit 
presque  nuls  les  travaux  des  deux  jours  précédens: 
leur  produit  net  se  réduisit  à  la  latitude  de  notre 
mouillage  par  51  degrés  29  minutes  de  latitude 
nord,  et  139  degrés  41  minutes  de  longitude  orien- 
tale. L'heure  de  la  pleine  mer   aux    nouvelles  et 


394  VOYAGES  AUTOITR  DU  MONDE, 

pleines  lunes  fut  calculée  à  dix  heures;  sa  plus 
grande  hauteur  aux  mêmes  époques  à  cinq  pieds 
huit  pouces;  et  la  vitesse  du  courant  à  moins  d'un 
demi-nœud.  Les  astronomes  ,  forcés  par  cet  événe- 
ment de  se  livrer  à  des  observations  de  curiosité, 
nous  accompagnèrent  les  deux  derniers  jours  dans 
nos  différentes  courses. 

La  baie  de  Castries  est  la  seule  de  toutes  celles 
que  nous  avons  visitées  sur  la  côte  de  Tartarie  qui 
mérite  la  qualification  de  baie;  elle  assure  un  abri 
aux  vaisseaux  contre  le  mauvais  temps ,  et  il  sérail 
possible  d'y  passer  Thiver.  Le  fond  y  est  de  vase, 
et  monte  graduellement  de  douze  brasses  jusqu'à 
cinq ,  en  approchant  de  la  côte ,  dont  les  battures 
s'étendent  à  trois  encablures  au  large;  en  sorte 
qu'il  est  très  difficile  d'y  aborder,  même  en  canot, 
lorsque  la  marée  est  basse  :  on  a  d'ailleurs  à  lutter 
contre  des  herbes  ^ ,  entre  lesquelles  il  ne  reste  que 
deux  ou  trois  pieds  d'eau ,  et  qui  opposent  aux 
efforts  des  canotiers  une  résistance  invincible. 

Il  n'y  a  point  de  mer  plus  fertile  en  fucus  de 
différentes  espèces ,  et  la  végétation  de  nos  plus 
belles  prairies  n'est  ni  plus  verte  ni  plus  fourrée- 
Un  grand  enfoncement,  sur  le  bord  duquel  était  le 
village  tartare ,  et  que  nous  supposâmes  d'abord 

'  Ces  herbes  marines  ou  fucus  sont  absolument  les  mêmes  que 
(•elles  qui  servent  à  Marseille  à  emballer  les  difterentes  caisses 
d'huile  ou  de  liqueur  :  c'est  le  goémon,  goesmon  ou  goaesmon. 


LA   PÉROUSE.  395 

assez  profond  pour  recevoir  nos  vaisseaux,  parce 
que  la  mer  était  haute  lorsque  nous  mouillâmes  au 
fond  de  la  baie ,  ne  fut  plus  pour  nous ,  deux 
heures  après ,  qu'une  vaste  prairie  d'herbes  mari- 
nes :  on  y  voyait  sauter  des  saumons  qui  sortaient 
d'un  ruisseau  dont  les  eaux  se  perdaient  dans  ces 
herbes,  et  où  nous  en  avons  pris  plus  de  deux 
mille  en  un  jour. 

Les  habitans ,  dont  ce  poisson  est  la  subsistance 
la  plus  abondante  et  la  plus  assurée,  voyaient  les 
succès  de  notre  pêche  sans  inquiétude,  parce  qu'ils 
étaient  certains,  sans  doute,  que  la  quantité  en  est 
inépuisable.  Nous  débarquâmes  au  pied  de  leur 
village  le  lendemain  de  notre  arrivée  dans  la  baie  ; 
M.  de  Langle  nous  y  avait  précédés,  et  ses  présens 
nous  y  procurèrent  des  amis. 

On  ne  peut  rencontrer  dans  aucune  partie  du 
monde  une  peuplade  d'hommes  meilleurs.  Le  chef, 
ou  le  plus  vieux,  vint  nous  recevoir  sur  la  plage, 
avec  quelques  autres  habitans.  11  se  prosterna  jus- 
qu'à terre  en  nous  saluant  à  la  manière  des  Chi- 
nois ,  et  nous  conduisit  ensuite  dans  sa  cabane , 
où  étaient  sa  femme,  ses  belles-filles,  ses  enfans 
et  ses  petits-enfans.  Il  fit  étendre  une  natte  propre, 
sur  laquelle  il  nous  proposa  de  nous  asseoir;  cl 
une  petite  graine ,  que  nous  n'avons  pu  reconnaî- 
tre,  fut  mise  dans  une  chaudière  sur  le  feu,  avec 
du  saumon,  pour  nous  être  offerte.  Cette  graine 


39G  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

est  leur  mets  le  plus  précieux.  Ils  nous  firent  com- 
prendre qu'elle  venait  du  pays  des  Mantchoux  :  ils 
donnent  exclusivement  ce  nom  aux  peuples  qui 
habitent  à  sept  ou  huit  journées  dans  le  haut  du 
fleuve  Ségalien ,  et  qui  communiquent  directement 
avec  les  Chinois.  Ils  firent  comprendre  par  signes 
qu'ils  étaient  de  la  nation  des  Orotchys,  et,  nous 
montrant  quatre  pirogues  étrangères,  que  nous 
avions  vues  arriver  le  même  jour  dans  la  baie,  et 
qui  s'étaient  arrêtées  devant  leur  village,  ils  en 
nommèrent  les  équipages  des  Bitchys:  ils  nous  dé- 
signaient que  ces  derniers  habitaient  plus  au  sud , 
mais  peut-être  à  moins  de  sept  à  huit  lieues  ;  car 
ces  nations,  comme  celles  du  Canada,  changent  de 
nom  et  de  langage  à  chaque  bourgade.  Ces  étran- 
gers, dont  je  parlerai  plus  en  détail  dans  la  suite 
de  ce  chapitre  ,  avaient  allumé  du  feu  sur  le  sable , 
au  bord  de  la  mer,  auprès  du  village  des  Orotchys: 
ils  y  faisaient  cuire  leur  graine  et  leur  poisson  dans 
une  chaudière  de  fer  suspendue  par  un  crochet 
de  même  métal  à  un  trépied  formé  par  trois  bâtons 
liés  ensemble.  Ils  arrivaient  du  fleuve  Ségalien ,  et 
rapportaient  dans  leur  pays  des  nankins  et  de  la 
graine  qu'ils  avaient  eus  probablement  en  échange 
de  l'huile,  du  poisson  séché,  et  peut-être  de  quel- 
ques peaux  d'ours  ou  d'élans ,  seuls  quadrupèdes , 
avec  les  chiens  et  les  écureuils ,  dont  nous  ayons 
aperçu  les  dépouilles. 


LA  PÉROUSE.  397 

Ce  village  des  Oroteîiys  était  composé  de  quatre 
cabanes  solidement  construites  avec  des  tronçons 
de  sapin  dans  toute  leur  longueur,  proprement  en- 
taillés dans  les  angles;  une  charpente  assez  bien 
travaillée  soutenait  la  toiture ,  formée  par  des  écor- 
ces  d'arbre  ;  une    banquette ,   comme   celle    des 
cases  de  File  Ségalien  ,  régnait  autour  de  l'appar- 
tement, et  le  foyer  était  placé  de  même  au  milieu , 
sous  une  ouverture  assez  large  pour  donner  issue 
à  la  fumée.  Nous  avons  lieu  de  croire  que  ces  qua- 
tre maisons  appartiennent  à  quatre  familles  diffé- 
rentes, qui  vivent  entre  elles  dans  la  plus  grande 
union  et  la  plus  parfaite  confiance.  Nous  avons  vu 
partir  une  de  ces  familles  pour  un  voyage  de  quel- 
que durée,  car  elle  n'a  point  reparu  pendant  les 
cinq  jours  que  nous  avons  passés  dans  cette  baie. 
Les  propriétaires  mirent  quelques  planches  devant 
la  porte  de  leur  maison  pour  empêcher  les  chiens 
d'y  entrer,  et  la  laissèrent  remplie  de  leurs  effets. 
Nous  fûmes  bientôt  tellement  convaincus  de  l'invio- 
lable fidélité  de  ces  peuples  ,  et  du  respect,  pres- 
que religieux,  qu'ils  ont  pour  les  propriétés,  que 
nous  laissions  au  milieu  de  leurs  cabanes ,  et  sous 
le  sceau  de  leur  probité  ,  nos  sacs  pleins  d'étoffes, 
de  rassades ,  d'outils  de  fer,  et  généralement  de 
tout  ce  qui  servait  à  nos  échanges  ,  sans  que  jamais 
ils  aient  abusé  de  notre  extrême  confiance  ;  et  nous 
sommes  partis  de  cette  baie  avec  l'opinion  qu'ils 


;J98  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

ne  soupçonnaient  même   pas  que  le  vol  fût  un 

crime. 

Chaque  cabane  était  entourée  d'une  sécherie  de 
saumons  qui  restaient  exposés  sur  des  perches  à 
l'ardeur  du  soleil,  après  avoir  été  boucanés  pen- 
dant trois  ou  quatre  jours  autour  du  foyer  qui  est  au 
miHeu  de  leur  case.  Les  femmes  chargées  de  cette 
opération  ont  le  soin ,  lorsque  la  fumée  les  a  péné- 
trés ,  de  les  porter  en  plein  air,  où  ils  acquièrent 
la  dureté  du  bois. 

Ils  faisaient  leur  pêche  dans  la  même  rivière 
que  nous  avec  des  filets  ou  des  dards  ;  et  nous  leur 
voyions  manger  crus ,  avec  une  avidité  dégoûtante , 
le  museau,  les  ouïes,  les  osselets,  et  quelquefois 
la  peau  entière  du  saumon ,  qu'ils  dépouillaient 
avec  beaucoup  d'adresse  :  ils  suçaient  le  mucilage 
de  ces  parties  comme  nous  avalons  une  huître.  Le 
plus  grand  nombre  de  leurs  poissons  n'arrivaient 
à  l'habitation  que  dépouillés ,  excepté  lorsque  la 
pêche  avait  été  très  abondante  :  alors  les  femmes 
cherchaient  avec  la  même  avidité  les  poissons  en- 
tiers ,  et  en  dévoraient  d'une  manière  aussi  dégoû- 
tante les  parties  mucilagineuses,  qui  leur  parais- 
saient les  mets  les  plus  exquis.  C'est  à  la  baie  de 
Castries  que  nous  apprîmes  l'usage  du  bourrelet 
de  plomb  ou  d'os ,  que  ces  peuples ,  ainsi  que  ceux 
de  l'île  Ségalien,  portent  comme  une  bague  au 
pouce  :  11  leur  sert  de  point  d'appui  pour  couper 


LA  PÉROUSE.  399 

et  dépouiller  le  saumon  avec  un  couteau  tranchant 
qu'ils  portent  tous  pendu  à  leur  ceinture. 

Leur  village  était  construit  sur  une  langue  de 
terre  basse  et  marécageuse ,  exposée  au  nord ,  et 
qui  nous  a  paru  inhabitable  pendant  l'hiver;  mais 
à  l'opposite  et  de  l'autre  côté  du  golfe,  sur  un  en- 
droit plus  élevé ,  à  l'exposition  du  midi  et  à  l'en- 
trée d'un  bois  ,  était  un  second  village  composé  de 
huit  cabanes,  plus  vastes  et  mieux  construites  que 
les  premières.  Au-dessus,  et  à  une  très  petite  dis- 
tance, nous  avons  visité  trois  jourtes,  ou  maisons 
souterraines,  absolument  semblables  à  celles  des 
Kamtschadales  ,  décrites  dans  le  quatrième  volume 
du  dernier  voyage  de  Cook  :  elles  étaient  assez 
étendues  pour  contenir  pendant  la  rigueur  du 
froid  les  habitans  des  huit  cabanes.  Enfin  sur  une 
des  ailes  de  cette  bourgade  on  trouvait  plusieurs 
tombeaux ,  mieux  construits  et  aussi  grands  que 
les  maisons  :  chacun  d'eux  renfermait  trois  ,  quatre 
ou  cinq  bières,  proprement  travaillées,  ornées 
d'étoffes  de  Chine,  dont  quelques  morceaux  étaient 
de  brocart.  Des  arcs ,  des  flèches ,  des  filets ,  et 
généralement  les  meubles  les  plus  précieux  de  ces 
peuples ,  étaient  suspendus  dans  l'intérieur  de  ces 
monumens,  dont  la  porte,  en  bois,  se  fermait 
avec  une  barre  maintenue  à  ses  extrémités  par 
deux  supports. 

Les  maisons  étaient  remplies  d'effets  comme  les 


400  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

tombeaux  ;  rien  de  ce  qui  leur  sert  n'en  avait  été 
enlevé  :  les  habilleraens,  les  fourrures,  les  raquet- 
tes ,  les  arcs ,  les  flèches ,  les  piques ,  tout  était 
resté  dans  ce  village  désert,  qu'ils  n'habitent  que 
pendant  la  mauvaise  saison.  Ils  passent  l'été  de 
l'autre  côté  du  golfe,  où  ils  étaient,  et  d'où  ils 
nous  voyaient  entrer  dans  les  cases  ,  descendre 
même  dans  l'intérieur  des  tombeaux,  sans  que 
jamais  ils  nous  y  aient  accompagnés ,  sans  qu'ils 
aient  témoigné  la  moindre  crainte  de  voir  enlever 
leurs  meubles ,  qu'ils  savaient  cependant  exciter 
beaucoup  nos  désirs ,  parce  que  nous  avions  déjà 
fait  plusieurs  échanges  avec  eux.  Nos  équipages 
n'avaient  pas  moins  vivement  senti  que  les  offi- 
ciers le  prix  d'une  confiance  aussi  grande;  et  le 
déshonneur  et  le  mépris  eussent  couvert  l'homme 
qui  eut  été  assez  vil  pour  commettre  le  plus  léger 
vol. 

Il  était  évident  que  nous  n'avions  visité  les  Orot- 
chys  que  dans  leurs  maisons  de  campagne ,  où  ils 
faisaient  leur  récolte  de  saumon,  qui,  comme  le 
blé  en  Europe ,  fait  la  base  de  leur  subsistance.  J'ai 
vu  parmi  eux  si  peu  de  peaux  d'élans ,  que  je  suis 
porté  à  croire  que  la  chasse  y  est  peu  abondante. 
Je  compte  aussi  pour  une  très  petite  partie  de  leur 
nourriture  quelques  racines  de  lis  jaune  ou  de 
saranne,  que  les  femmes  arrachent  sur  la  lisière 
des  bois ,  et  qu'elles  font  sécher  auprès  de  leur 
foyer. 


LA  PÉROUSE.  ^01 

On  aurait  pu  penser  qu'une  si  grande  quantité 
de  tonabeaux  (  car  nous  en  trouvions  sur  toutes  les 
îles  et  dans  toutes  les  anses)  annonçait  une  épidé- 
mie récente  qui  avait  ravagé  ces  contrées  et  réduit 
la  génération  actuelle  à  un  très  petit  nombre 
d'hommes  ;  mais  je  suis  porté  à  croire  que  les  dif- 
férentes familles  dont  cette  nation  est  composée 
étaient  dispersées  dans  les  baies  vosines  pour  y 
pécher  et  sécher  du  saumon ,  et  qu'elles  ne  se  ras- 
semblent que  l'hiver  :  elles  apportent  alors  leur 
provision  de  poisson  pour  subsister  jusqu'au  retour 
du  soleil.  11  est  plus  vraisemblable  de  supposer 
que  le  respect  religieux  de  ces  peuples  pour  les 
tombeaux  de  leurs  ancêtres  les  porte  à  les  entre- 
tenir, à  les  réparer,  et  à  retarder  ainsi ,  peut-être 
pendant  plusieurs  siècles,  l'effet  inévitable  de  la 
lime  du  temps. 

Je  n'ai  aperçu  aucune  différence  extérieure  en- 
tre les  habitans.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  morts 
dont  les  cendres  reposent  d'une  manière  plus  ou 
moins  magnifique,  suivant  leurs  richesses,  il  est 
assez  probable  que  le  travail  d'une  longue  vie  suf- 
fit à  peine  aux  frais  d'un  des  somptueux  mausolées, 
qui  n'ont  cependant  qu'une  magnificence  relative, 
et  dont  on  se  ferait  une  très  fausse  idée  si  on  les 
comparait  aux  monumens  des  peuples  plus  civili- 
sés. Les  corps  des  habitans  les  plus  pauvres  sont 
exposés  en  plein  air  dans  une  bière  placée  sur  uu 
XII.  26 


402  VOYAGES  AnïOUR  DU  MONDE, 

théâtre  soutenu  par  des  piquets  de  quatre  pieds 
de  hauteur;  mais  tous  ont  leurs  arcs,  leurs  flèches, 
leurs  filets  et  quelques  morceaux  d'étoffe  auprès 
de  leurs  monumens,  et  ce  serait  vraisemblablement 
un  sacrilège  de  les  enlever. 

Ces  peuples  sembleraient,  ainsi  que  ceux  de 
rîle  Ségalien  ^  ne  reconnaître  aucun  chef,  et  n'être 
soumis  à  aucun  gouvernement.  La  douceur  de  leurs 
mœurs,  leur  respect  pour  les  vieillards,  peuvent 
rendre  parmi  eux  cette  anarchie  sans  inconvénient. 
INous  n'avons  jamais  été  témoins  de  la  plus  petite 
querelle.  Leur  affection  réciproque ,  leur  tendresse 
pour  leurs  enfans  offraient  à  nos  yeux  un  spec- 
tacle touchant  ;  mais  nos  sens  étaient  révoltés  par 
l'odeur  fétide  de  ce  saumon ,  dont  les  maisons , 
ainsi  que  leurs  environs ,  se  trouvaient  remplies. 
Les  os  en  étaient  épars,  et  le  sang  répandu  autour 
du  foyer  :  des  chiens  avides,  quoique  assez  doux 
et  familiers ,  léchaient  et  dévoraient  ces  restes. 

Ce  peuple  est  d'une  malpropreté  et  d'une  puan- 
teur révoltantes;  il  n'en  existe  peut-être  pas  de 
plus  faiblement  constitué,  ni  d'une  physionomie 
plus  éloignée  des  formes  auxquelles  nous  attachons 
l'idée  de  la  beauté.  Leur  taille  moyenne  est  au- 
dessous  de  quatre    pieds  dix  pouces  ;  leur  corps 

'  L'île  Ségalien  est  une  de  celles  dont  1<^  nom  a  le  plus  varié 
chez  les  géographes  ;  on  la  trouve  sur  les  cartes  anciennes  sous 
les  noms  suivans  :  Saiialicn,  Ula-Kata,  du  fleu^'e  JVoir,  Saghalien , 
Anga-Hnta,  Amur,  Amour,  etc. 


LA   PÉROUSE.  403 

est  grêle,  ieur  voix  faible  et  aiguë,  comme  celie 
des  enfans  ;  ils  ont  les  os  des  joues  saillans  ;  les 
yeux  petits ,  chassieux  et  fendus  diagonalement  ;  la 
bouche  large,  le  nez  écrasé,  le  menton  court,  pres- 
que imberbe ,  et  une  peau  olivâtre  vernissée 
d'huile  et  de  fumée.  Ils  laissent  croître  leurs  che- 
veux, et  ils  les  tressent  à  peu  près  comme  nous. 

Ceux  des  femmes  leur  tombent  épars  sur  les 
épaules,  et  le  portrait  que  je  viens  de  tracer  con- 
vient autant  à  leur  physionomie  qu'à  celle  des 
hommes,  dont  il  serait  difficile  de  les  distinguer,  si 
une  légère  différence  dans  l'habillement,  et  une 
gorge  qui  n'est  serrée  par  aucune  ceinture,  n'an- 
nonçaient leur  sexe.  Elles  ne  sont  cependant  assu- 
jetties à  aucun  travail  forcé  qui  ait  pu,  comme 
chez  les  Indiens  de  l'Amérique ,  altérer  l'élégance 
de  leurs  traits,  si  la  nature  les  eût  pourvues  de 
cet  avantage.  Tous  leurs  soins  se  bornent  à  tailler 
et  à  coudre  leurs  habits,  à  disposer  le  poisson  pour 
être  séché,  et  à  soigner  leurs  enfans,  à  qui  elles 
donnent  à  téter  jusqu'à  l'âge  de  trois  ou  quatrv^. 
ans.  Ma  surprise  fut  extrême  d'en  voir  un  de  cet 
âge  qui ,  après  avoir  bandé  un  petit  arc,  tiré  assez 
juste  une  flèche ,  donné  des  coups  de  bâton  à  un 
chien,  se  jeta  sur  le  sein  de  sa  mère,  et  y  prit  la 
place  d'un  enfant  de  cinq  à  six  mois  qui  s'était  en- 
dormi sur  ses  genoux. 

Ce  sexe  paraît  jouir  parmi  eux  d'une  assez  grande 


104  VOYAGES  AUTOLR  DU  MONDE, 

considéiatioii.  Ils  n'ont  jamais  conclu  aucun  mar- 
ché avec  nous  sans  le  consentement  de  leurs  fem- 
mes ;  les  pendans  d'oreilles  d'argent  et  les  bijoux 
de  cuivre  servant  à  orner  leurs  habits  sont  uni- 
quement réservés  aux  femmes  et  aux  petites  filles. 
Les  hommes  et  les  petits  garçons  sont  vêtus  d'une 
camisole  de  nankin  ,  ou  de  peau  de  chien  ou  de 
poisson  ,  taillée  comme  les  chemises  des  charretiers. 
Si  elle  descend  au-dessous  du  genou,  ils  n'ont 
point  de  caleçon  :  dans  le  cas  contraire,  ils  en  por- 
tent à  la  chinoise  qui  descendent  jusqu'au  gras  de 
la  jambe.  Tous  ont  des  bottes  de  peau  de  loup  ma- 
rin; mais  ils  les  conservent  pour  l'hiver,  et  ils  por- 
tent dans  tous  les  temps  et  à  tout  âge ,  même  à  la 
mamelle,  une  ceinture  de  cuir  à  laquelle  sont  at- 
tachés un  couteau  à  gaine,  un  briquet,  un  petit 
sac  pour  contenir  du  tabac  et  une  pipe. 

Le  costume  des  femmes  est  un  peu  différent  : 
elles  sont  enveloppées  d'une  large  robe  de  nankin 
ou  de  peau  de  saumon  qu'elles  ont  l'art  de  tanner 
parfaitement  et  de  rendre  extrêmement  souple. 
Cet  habillement  leur  descend  jusqu'à  la  cheville 
du  pied ,  et  il  est  quelquefois  bordé  d'une  frange 
de  petits  ornemens  de  cuivre  qui  font  un  bruit 
semblable  à  celui  des  grelots.  Les  saumons  dont 
la  peau  sert  à  leur  habillement  ne  se  pèchent  pas 
en  été ,  et  pèsent  trente  ou  quarante  livres.  Ceux 
que  nous  venions  de  prendre  au  mois  de  juillet 


LA  PÉROCSE.  405 

étaient  du  poids  de  trois  ou  quatre  livres  seule- 
ment; mais  leur  nombre  et  la  délicatesse  de  leur 
goût  compensaient  ce  désavantage  :  nous  croyons 
tous  n'en  avoir  jamais  mangé  de  meilleurs. 

Nous  ne  pouvons  parler  de  la  religion  de  ce  peu- 
ple, n'ayant  aperçu  ni  temples  ni  prêtres,  mais 
peut-être  quelques  idoles,  grossièrement  sculptées, 
suspendues  au  plancher  dq  leurs  cabanes  :  elles 
représentaient  des  enfans,  des  bras,  des  mains, 
des  jambes ,  et  ressemblaient  beaucoup  aux  ex-voto 
de  nos  chapelles  de  campagne.  Il  serait  possible 
que  ces  simulacres ,  que  nous  avons  peut-être 
faussement  pris  pour  des  idoles,  ne  servissent  qu'à 
leur  rappeler  le  souvenir  d'un  enfant  dévoré  par 
des  ours ,  ou  de  quelque  chasseur  blessé  par  ces 
animaux  :  il  n'est  cependant  guère  vraisemblable 
qu'un  peuple  si  faiblement  constitué  soit  exempt 
de  superstition.  Nous  avons  soupçonné  qu'ils  nous 
prenaient  quelquefois  pour  des  sorciers:  ils  répon- 
daient avec  inquiétude,  quoique  avec  politesse  ,  à 
nos  différentes  questions;  et  lorsque  nous  tracions 
des  caractères  sur  le  papier,  ils  semblaient  prendre 
les  mouvemens  de  la  main  qui  écrivait  pour  des 
signes  de  magie,  et  se  refusaient  à  répondre  à  ce 
que  nous  leur  demandions ,  en  faisant  entendre 
que  c'était  un  mal.  Ce  n'est  qu'avec  une  extrême 
difficulté  et  la  plus  grande  patience  que  M.  La  vaux . 
cliirurgien-major  de  l'Astrolabe ,  est  parvenu  à  foi- 


406  VOYAGES  ALÏOUR  DC  MONDE, 

mer  le  vocabulaire  des  Orotchys  et  celui  des  Bit- 
chys.  iNos  présens  ne  pouvaient  vaincre  leurs  pré- 
jugés à  cet  égard;  ils  ne  les  recevaient  même 
qu'avec  répugnance,  et  ils  les  refusèrent  souvent 
avec  opiniâtreté. 

Je  crus  m'apercevoir  qu'ils  désiraient  peut-être 
plus  de  délicatesse  dans  la  manière  de  les  leur  offrir, 
et,  pour  vérifier  si  ce  soupçon  était  fondé  ,  je  m'as- 
sis dans  une  de  leurs  cases  ;  et ,  après  avoir  fait  ap- 
procher de  moi  deux  petits  enfans  de  trois  ou  quatre 
ans,  et  leur  avoir  fait  quelques  légères  caresses,  je 
leur  donnai  une  pièce  de  nankin,  couleur  de  rose, 
que  j'avais  apportée  dans  ma  poche.  Je  vis  les 
yeux  de  toute  la  famille  témoigner  une  vive  satis- 
faction; et  je  suis  certain  qu'ils  auraient  refusé  ce 
présent,  si  je  le  leur  eusse  directement  adressé.  Le 
mari  sortit  de  sa  case,  et  rentra  bientôt  après  avec 
son  plus  beau  chien  qu'il  me  pria  d'accepter:  je  le 
lefusai,  en  cherchant  à  lui  faire  comprendre  qu'il  lui 
serait  plus  utile  qu'à  moi  ;  mais  il  insista,  et .  voyant 
que  c'était  sans  succès,  il  fit  approcher  les  deux 
enfans  qui  avaient  reçu  le  nankin  ,  et ,  appuyant 
leurs  petites  mains  sur  le  dos  du  chien ,  il  me  fit 
entendre  que  je  ne  devais  pas  refuser  ses  enfans. 

La  délicatesse  de  ces  manières  ne  peut  exister 
que  chez  un  peuple  très  policé.  Je  crois  que  la  ci- 
vilisation d'une  nation,  qui  n'a  ni  troupeaux  ni  cul- 
ture ,  ne  peut  aller  au-delà.  Je  dois  faire  observer 


LA   PÉROUSE.  407 

que  les  chiens  sont  leur  bien  le  plus  précieux  :  il  les 
attellent  à  de  petits  traîneaux  fort  légers,  très  bien 
laits,  absolument  semblables  à  ceux  des  Kamtscha- 
dales.  Ces  chiens,  de  l'espèce  des  chiens-loups,  sont 
forts,  quoique  d'une  taille  moyenne,  extrêmement 
dociles,  très  doux,  et  paraissent  avoir  le  caractère 
de  leurs  maîtres,  tandis  que  ceux  du  port  des 
Français,  beaucoup  plus  petits,  mais  delà  même 
espèce,  étaient  sauvages  et  féroces.  Un  chien  de  ce 
port,  que  nous  avions  pris  et  conservé  pendant 
plusieurs  mois  à  bord,  se  vautrait  dans  le  sang 
lorsqu'on  tuait  un  bœuf  ou  un  mouton  ;  il  courait 
sur  les  poules  comme  un  renard  :  il  avait  plutôt 
les  inclinations  d'un  loup  que  celles  d'un  chien  do- 
mestique. Il  tomba  à  la  mer  pendant  la  nuit ,  dans 
un  fort  roulis ,  poussé  peut-être  par  quelque  ma- 
telot dont  il  avait  dérobé  la  ration. 

Les  voyageurs  dont  les  quatre  pirogues  étaient 
échouées  devant  le  village  avaient  excité  notre 
curiosité,  ainsi  que  leur  pays  des  Bîtchys  au  sud  de 
la  baie  de  Castries..  Nous  employâmes  toute  notre 
adresse  à  les  questionner  sur  la  géographie  du 
pays;  nous  traçâmes  sur  du  papier  la  côte  de  Tar- 
tarie,  le  fleuve  Ségalien ,  l'île  de  ce  nom  qu'ils  ap- 
pellent aussi  Tchoka ,  vis-à-vis  de  cette  même  côte, 
et  nous  laissâmes  un  passage  entre  deux.  Ils  prirent 
le  crayon  de  nos  mains,  et  joignirent  par  un  trait 
l'île  au  continent;  poussant  ensuite   leur   piiogue 


408  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

sur  le  sable,  ils  nous  donnaient  à  entendre  que, 
après  être  sortis  du  fleuve,  ils  avaient  poussé  ainsi 
leur  embarcation  sur  le  banc  de  sable  qui  joint 
l'île  au  continent,  et  qu'ils  venaient  de  tracer,  puis 
arrachant,  au  fond  de  la  mer,  de  l'herbe  dont  j'ai 
déjà  dit  que  le  fond  de  ce  golfe  était  rempli,  ils 
la  plantèrent  sur  le  sable  pour  exprimer  qu'il  y 
avait  aussi  de  l'herbe  marine  sur  le  banc  qu'ils 
avaient  traversé.  Ce  rapport  fait  sur  les  lieux  par 
des  voyageurs  qui  sortaient  du  fleuve,  rapport  si 
conforme  au  résultat  de  ce  que  nous  avions  vu  , 
puisque  nous  ne  nous  étions  arrêtés  que  par  les 
six  brasses,  ne  nous  laissa  aucun  doute. 

Pour  qu'on  puisse  concilier  ce  récit  avec  celui 
des  peuples  de  la  baie  de  Langle ,  il  suffit  qu'à  mer 
haute  il  reste  dans  quelques  points  du  banc  des 
ouvertures  avec  trois  ou  quatre  pieds  d'eau,  quan- 
tité plus  que  suffisante  pour  leurs  pirogues.  Comme 
c'était  cependant  une  question  intéressante ,  et 
qu'elle  n'avait  point  été  résolue  directement  de- 
vant moi,  j'allai  à  terre  le  lendemain,  et  nous 
BÛmes  par  signes  une  conversation  dont  le  résultat 
fut  le  même.  Enfin  M.  de  Langle  et  moi  chargeâmes 
M.  Lavaux,  qui  avait  une  sagacité  particulière  pour 
s'exprimer  et  comprendre  les  langues  étrangères  , 
de  faire  de  nouvelles  recherches.  11  trouva  les  Bit- 
chys  invariables  dans  leur  rapport  :  j'abandon- 
nai alors  le  projet  que  j'avais  formé  d'envoyer  ma 


LA  PÉROUSE.  409 

chaloupe  jusqu'au  fond  du  golfe,  qui  ne  devait  être 
éloigné  de  la  baie  de  CastricvS  que  de  dix  ou  douze 
lieues. 

Ce  plan  aurait  d'ailleurs  eu  de  grands  inconvé- 
niens  :  la  plus  petite  brise  du  sud  fait  grossir  la 
mer,  dans  le  fond  de  cette  manche ,  au  point  qu'un 
bâtiment  qui  n'est  pas  ponté  court  risque  d'être 
rempli  par  les  lames,  qui  brisent  souvent  comme 
sur  une  barre  ;  d'ailleurs  ,  les  brumes  continuelles 
et  l'opiniâtreté  des  vents  du  sud  rendaient  l'époque 
du  retour  de  la  chaloupe  fort  incertaine;  et  nous 
n'avions  pas  un  instant  à  perdre  :  ainsi ,  au  lieu 
d'envoyer  la  chaloupe  éclaircir  un  point  de  géogra- 
phie sur  lequel  il  ne  pouvait  me  rester  aucun 
doute,  je  me  proposai  de  redoubler  d'activité  pour 
sortir  enfin  du  golFe  dans  lequel  nous  naviguions 
depuis  trois  mois,  que  nous  avions  exploré  pres- 
que entièrement  jusqu'au  fond,  traversé  plusieurs 
fois  dans  tous  les  sens,  et  sondé  constamment,  au- 
tant pour  notre  sûreté  que  pour  ne  laisser  rien  à 
désirer  aux  géographes. 

La  sonde  pouvait  seule  nous  guider  au  milieu 
des  brumes  dans  lesquelles  nous  avons  été  si  long- 
temps enveloppés  :  elles  nont  pas  lassé  du  moins 
notre  patience ,  et  nous  n'avons  pas  laissé  un  seul 
point  des  deux  côtes  sans  relèvement.  Il  ne  nous 
restait  plus  qu'un  point  intéressant  à  éclaircir,  celui 
de  l'extrémité  méridionale  de  Tile  Ségalien,  que 


410  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

nous  connaissions  seiilemenl  jusqu'à  la  baie  de  Lan- 
jjle,  par  47  degrés  49  minutes  ;  et  j'avoue  que  j'en 
aurais  peut-être  laissé  le  soin  à  d'autres,  s'il  m'eut 
été  possible  de  débouquer,  parce  que  la  saison  s'a- 
vançait, et  que  je  ne  me  dissimulais  pas  l'extrême 
difficulté  de  remonter  deux  cents  lieues  au  vent, 
dans  un  canal  aussi  étj^oit,  plein  de  brumes,  et  où 
les  vents  de  sud  n'avaient  jamais  varié  de  deux 
quarts  vers  l'est  ou  vers  l'ouest.  Je  savais,  à  la  vé- 
rité ,  par  la  relation  du  Kastricum ,  que  les  Hol- 
landais avaient  eu  des  vents  du  nord  au  mois 
d'août  ;  mais  il  faut  observer  qu'ils  avaient  navigué 
sur  la  côte  orientale  de  leur  prétendu  Jesso;  que 
nous,  au  contraire,  nous  étions  engolfés  entre 
deux  terres  dont  l'extrémité  se  trouvait  dans  les 
mers  à  mousson,  et  que  cette  mousson  règne  sur 
les  côtes  de  Chine  et  de  Corée  jusqu'au  mois  d'oc- 
tobre. 

il  nous  paraissait  que  rien  ne  pouvait  détourner 
les  vents  de  la  première  impulsion  qu'ils  avaient 
reçue  :  ces  réflexions  ne  me  rendaient  que  plus 
ardent  à  hâter  notre  départ,  et  j'en  avais  fixé  ir- 
révocablement l'époqu^au  2  août.  Le  temps  qui 
nous  restait  jusqu'à  ce  moment  fut  employé  à  re- 
connaître quelque  partie  de  la  baie,  ainsi  que  les 
différentes  îles  dont  elle  est  formée.  Nos  natura- 
listes firent  des  courses  sur  tous  les  points  de  la  côte 
qui    paraissaient  devoir  satisfaire    notre    curiosité 


LA   PÉROUIE.  4i< 

M.  *de  Laraanon,  lui-même,  qui  avait  essuyé  une 
longue  maladie,  et  dont  la  convalescence  était  très 
lente,  voulut  nous  accompagner.  Les  laves  et 
autres  matières  volcaniques  ,  dont  il  apprit  que  ces 
lies  étaient  formées,  ne  lui  permirent  pas  de  son- 
ger à  sa  faiblesse.  Il  reconnut  que  la  plus  grande 
partie  des  substances  tles  environs  de  la  baie  et 
des  îles  qui  en  forment  l'entrée  étaient  des  laves 
rouges,  compactes  ou  poreuses;  des  basaltes  gris, 
en  table  ou  en  boule;  et  enfin  des  trapps,  qui  pa- 
raissaient n'avoir  pas  été  attaqués  par  le  feu,  mais 
qui  avaient  fourni  la  matière  des  laves  et  des  ba- 
saltes qui  s'étaient  fondus  dans  le  fourneau  :  dif- 
férentes cristallisations  se  rencontraient  parmi  ces 
matières  volcaniques,  dont  l'éruption  était  jugée 
très  ancienne.  Ils  ne  purent  découvrir  les  cratères 
des  volcans  :  un  séjour  de  plusieurs  semaines  eût 
été  nécessaire  pour  étudier  et  suivre  les  traces  qui 
pouvaient  y  conduire. 

M.  de  la  Martinière  parcourut,  avec  son  acti- 
vité ordinaire,  les  ravins,  le  cours  des  rivières, 
pour  chercher  sur  les  bords  des  plantes  nouvelles; 
mais  il  ne  trouva  que  les  mêmes  espèces  qu'il  avait 
rencontrées  dans  les  baies  de  Ternai  et  de  Suf- 
f ren ,  et  en  moindre  quantité.  La  végétation  était  à 
peu  près  au  *point  où  on  la  voit  aux  environs  de 
Paris  vers  le  15  de  mai  :  les  fraises  et  les  fram- 
boises étaient  encore  en   fleurs,  le  fruit  des  gro- 


412  VOYAGESi^UTOUR  DU  MONDE, 

seilliers  commençait  à  rougir  ;  et  le  céleri,  ainsi  que 
le  cresson  ,  étaient  très  rares.  Nos  conchyliolo- 
gistes  furent  plus  heureux.  Ils  trouvèrent  des 
Imîtres  feuilletées,  extrêmement  belles,  d'une  cou- 
leur vineuse  et  noire,  mais  si  adhérentes  au  ro- 
cher, qu'il  fallait  beaucoup  d'adresse  pour  les  en 
détacher.  Leurs  feuilles  éttient  si  minces ,  qu'il 
nous  a  été  très  difficile  d'en  conserver  d'entières. 
Nous  prîmes  aussi  à  la  drague  quelques  buccins 
d'une  belle  couleur,  des  peignes ,  de  petites  moules 
de  l'espèce  la  plus  commune,  ainsi  que  différentes 
cames. 

Nos  chasseurs  tuèrent  plusieurs  gelinottes ,  quel- 
ques canards  sauvages,  des  cormorans,  des  guille- 
mots,  des  bergeronnettes  blanches  et  noires,  un 
petit  gobe-mouche  d'un  bleu  azuré ,  que  nous  n'a- 
vons trouvé  décrit  par  aucun  ornithologiste  :  mais 
toutes  ces  espèces  étaient  peu  répandues.  La  nature 
de  tous  les  êtres  vivans  est  comme  engourdie  dans 
ces  climats  presque  toujours  glacés,  et  les  familles 
y  sont  peu  nombreuses.  Le  cormoran,  le  goéland, 
qui  se  réunissent  en  société  sous  un  ciel  plus  heu- 
reux, vivent  ici  solitaires  sur  la  cime  des  rochers. 
Un  deuil  affligeant  et  sombre  semble  régner  sur 
le  bord  de  la  mer  et  dans  les  bois,  qui  ne  reten- 
tissent que  du  croassement  de  quelques  corbeaux, 
et  servent  de  retraite  à  des  aigles  à  tête  blanche , 
et  à  d'autres  oiseaux  de  proie.  Le  martinet,  l'hiron- 


LA  PÉROUSE.  413 

délie  de  rivage  paraissent  seuls  être  dans  leur 
vraie  patrie  :  on  en  voyait  des  nids  et  des  vols  sous 
tous  les  rochers  qui  forment  des  voûtes  au  bord 
de  la  mer.  Je  crois  que  l'oiseau  le  plus  générale- 
ment répandu  sur  tout  le  globe  est  Thirondelle  de 
cheminée ,  ou  de  rivage ,  ayant  rencontré  l'une  ou 
Fautre  de  ces  espèces  dans  tous  les  pays  où  j'ai 
abordé. 

Quoique  je  n'aie  point  fait  creuser  la  terre,  je 
crois  qu'elle  reste  gelée  pendant  l'été  à  une  cer- 
taine profondeur,  parce  que  l'eau  de  notre  aiguade 
n'avait  qu'un  degré  et  demi  de  chaleur  au-dessus 
de  la  glace ,  et  que  la  température  des  eaux  cou- 
rantes observée  avec  un  thermomètre,  n'a  jamais 
excédé  quatre  degrés  :  le  mercure  cependant  se  te- 
nait constamment  à  quinze  degrés  quoiqu'en  plein 
air.  Cette  chaleur  momentanée  ne  pénètre  point  , 
elle  hâte  seulement  la  végétation,  qui  doit  naître 
et  mourir  en  moins  de  trois  mois,  et  elle  multiplie 
en  peu  de  temps  à  l'infini  les  mouches,  les  mous- 
tiques ,  les  maringouins,  et  d'autres  insectes  incom- 
modes. 

Les  indigènes  ne  cultivent  aucune  plante  ;  ils  pa- 
raissent cependant  aimer  beaucoup  les  substances 
végétales  :  la  graine  des  Mantchoux,  qui  pourrait 
bien  être  un  petit  millet  mondé,  faisait  leurs  dé- 
lices. Ils  ramassent  avec  soin  différentes  racines 
spontanées,  qu'ils  font  sécher  pour  leur  provision 


414  VOYAGES  ALTOIJR  DU  MONDE, 

d'hiver,  entre  autres  celle  du  lis  jaune  ou  saranne, 
qui  est  un  véritable  ognon.  Très  inférieurs,  par 
leur  constitution  physique  et  par  leur  industrie  , 
auxhabitansde  l'île  Ségalien,  ils  n'ont  pas,  comme 
ces  derniers  ,  l'usage  de  la  navette,  et  ne  sont  vêtus 
que  des  étoffes  chinoises  les  plus  communes,  et  des 
dépouilles  de  quelques  animaux  terrestres  ou  de 
loups  marins.  Nous  avons  tué  un  de  ces  derniers  à 
coups  de  bâton  :  il  ne  différait  en  rien  de  ceux  de 
la  côte  du  Labrador  et  de  la  baie  d'Hudson.  No- 
tre jardinier  le  trouva  endormi  sur  le  bord  de  la 
mer.  Cette  rencontre  fut  suivie ,  pour  lui ,  d'un 
événement  malheureux  :  une  ondée  de  pluie  l'ayant 
surpris  dans  le  bois  pendant  qu'il  y  semait  des 
graines  d'Europe,  il  voulut  faire  du  feu  pour  se 
sécher,  et  fit  imprudemment  usage  de  poudre  pour 
l'allumer.  Le  feu  se  communiqua  à  sa  poire  à  pou- 
dre qu'il  tenait  à  la  main  :  l'explosion  lui  brisa  l'os 
du  pouce ,  et  il  fut  si  grièvement  blessé ,  qu'il  ne 
dut  la  conservation  de  son  bras  qu'à  l'habileté  de 
M.  Rollin ,  notre  chirurgien-major. 


LA  PÉROUSE.  4(5 


§20. 

Départ  de  la  baie  de  Castries.  Découverte  du  détroit  qui  sépare 
ie  Jesso  de  TOku-Jesso  ^  Relâche  à  la  baie  de  Grillon  sur  la 
pointe  de  l'île  Tchoka  ou  Ségalien.  Détails  sur  ses  habitans  et 
sur  leur  village.  ?fous  traversons  le  détroit  et  reconnaissons 
toutes  les  découvertes  parles  Hollandais  du  Kastricum.  Ile  des 
Etats.  Détroit  dX'riès.  Terre  de  la  Compagnie.  Ile  des  Quaire- 
Frères.  Ile  de  Marikan.  Nous  traversons  les  Kuriles  et  faisons 
route  pour  le  Kamtschatka. 

Le  2  août  1787.  ainsi  que  je  l'avais  annoncé, 
nous  mimes  à  la  voile  avec  une  petite  brise  de 
l'ouest ,  qui  ne  régnait  qu'au  fond  de  la  baie.  Les 
vents  de  sud  nous  attendaient  à  une  lieue  au  large 
de  la  pointe  de Clostercam;  ils  furent  dabord clairs 
et  très  modérés  :  nous  louvoyâmes  avec  assez  de 
succès,  et  les  bordées  nous  furent  favorables.  Je 
m'attachai  plus  particulièrement  à  reconnaître  la 
petite  partie  de  la  cote  de  Tartarie.  que  nous  avions 

•  Des  cartes  hydrographiques  nous  présentent  presque  tous  les 
noms  des  anciens  navigateurs  adaptés  à  quelques-unes  de  leurs 
découvertes.  Ces  dénominatrons  que  la  modestie  repousse  n'ont 
sans  doute  eu  lieu  qu'à  la  sollicitation  des  équipages  ou  des  états- 
majors  ;  mais  La  Pérouse,  plus  modeste  encore,  n'a  point  voidu 
suivre  cet  usage.  Son  nom,  trop  intimement  attaché  au  globe  ter- 
restre par  ses  découvertes  et  ses  malheurs,  n'a  pas  à  craindre  de 
tomber  dans  l'oubli.  Obligé  néanmoins,  pour  éviter  toute  équi- 
voque .  de  changer  le  nom  du  détroit  qu'il  a  découvert  entre  le 
Jesso  et  l'Oku-Jesso,  je  n'ai  pas  cru  pouvoir  le  remplacer  d'une 
manière  plus  conforme  à  l'opinion  nationale  qu'en  le  nommant 
détroit  de  La  Pemuse.  [Note  de  Milet-Mitreau.) 

I 


416  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

perdue  de  vue  depuis  le  49^  degré  jusqu'au  50*" 
parce  que  nous  avions  serré  de  très  près  l'ile  Sé- 
galien.  Je  prolongeai  donc,  au  retour,  la  côte  du 
continent,  jusqu'au  point  de  notre  dernier  relè- 
vement à  vue  du  pic  Laraanon.  Le  temps,  qui  avait 
été  très  beau ,  devint  très  mauvais  le  6  ;  nous  es- 
suyâmes un  coup  de  vent  du  sud,  moins  alarmant 
par  sa  violence  que  par  l'agitation  qu'il  causait  à 
la  mer.  Nous  fûmes  forcés  de  faire  porter  à  nos 
bâtimens  toute  la  voile  que  les  mâts  et  le  côté  des 
frégates  pouvaient  supporter,  afin  de  moins  déri- 
\^r,  et  de  ne  pas  perdre ,  en  un  jour,  ce  que  nous 
avions  gagné  dans  trois.  Le  baromètre  descendit 
jusqu'à  vingt-sept  pouces  cinq  lignes  ;  la  pluie ,  le 
vent,  la  position  où  nous  nous  trouvions  dans  un 
canal  dont  les  terres  nous  étaient  cachées  par  les 
brumes ,  tout  contribuait  à  rendre  notre  situation 
au  moins  extrêmement  fatigante. 

Mais  ces  bourrasques  dont  nous  murmurions 
étaient  les  avant-coureurs  des  vents  de  nord  sur 
lesquels  nous  n'avions  pas  compté.  Ils  se  décla- 
rèrent le  8,  après  un  orage,  et  nous  firent  at- 
teindre, le  9  au  soir,  la  latitude  de  la  baie  dcLan- 
gle  d'où  nous  étions  partis  depuis  le  14  juillet.  Ce 
point,  qui  avait  été  parfaitement  déterminé  en  lon- 
gitude à  notre  premier  passage,  était  fort  impor- 
tant à  retrouver,  après  l'accident  survenu  à  notre 
tente   astronomique  dans  la  baie   de  Castries.  11 


LA   PÉROUSE.  417 

(levait  noas  servir  à  vérifier  la  régularité  de  nos 
horloges  marines,  en  comparant  à  la  longitude  con- 
nue de  la  baie  de  Langle  celle  que  nos  horloges 
nous  donneraient  pour  ce  même  point.  Le  résultat 
de  nos  observations  fut  qu'après  vingt-sept  jours , 
le  n""  19  nous  plaçait  de  trente-quatre  minutes  de 
degré  trop  dans  l'est. 

Un  banc,  dont  le  fond  est  très  régulî^  et  sur 
lequel  il  n'y  a  aucun  danger,  se  prolonge  de  dix 
lieues  du  nord  au  sud,  devant  la  baie  de  Langle,  et 
se  porte  à  environ  huit  lieues  dans  l'ouest.  Nous 
le  ^passâmes  en  courant  au  sud,  et  je  mis  en 
panne  à  dix  heures  du  soir  jusqu'au  jour,  afin  de 
ne  pas  laisser  la  plus  petite  ouverture  sans  la  re- 
connaître. Le  lendemain  nous  continuâmes  à  pro- 
longer la  côte,  à  deux  lieues  de  distance,  et  nous 
aperçûmes  dans  le  sud-ouest  une  petite  île  plate, 
qui  formait,  avec  celle  de  Ségalien  ,  un  canal  d'en- 
viron six  lieues.  Je  l'appelai  tle  Monneron ,  du  nom 
de  l'officier  du  génie  employé  dans  cette  expé- 
dition. 

Nous  dirigeâmes  notre  route  entre  ces  deux  îles, 
et  bientôt  nous  eûmes  connaissance  d'un  pic  dont 
l'élévation  était  au  moins  de  mille  ou  douze  cents 
toises.  Il  paraissait  n'être  composé  que  d'un  roc 
vif,  et  consei'ver  de  la  neige  dans  ses  fentes;  on 
n'y  apercevait  ni  arbres  ni  verdure  :  je  l'ai  nommé 


418  VOYAGES  AUÏOLU  DL  MONDE. 

pic  de  Langle  ^  Nous  voyions  en  même  temps 
d'autres  terres  plus  basses.  La  côte  de  l'île  Ségalien 
se  terminait  en  pointe.  On  n'y  remarquait  plus  de 
doubles  montagnes  :  tout  annonçait  que  nous  tou- 
chions à  son  extrémité  méridionale,  et  que  les 
terres  du  pic  étaient  sur  une  autre  île.  Nous  mouil- 
lâmes le  soir  avec  cette  espérance,  qui  devint  une 
certitudlrle  lendemain,  où  le  calme  nous  força 
de  mouiller  à  la  pointe  méridionale  de  l'île  Séga- 
lien. 

Cette  pointe ,  que  j'ai  nommée  cap  Crillon ,  est 
située  par  45  degrés  57  minutes  de  latitude  n^d , 
et  140  degrés  34  minutes  de  longitude  orientale  : 
elle  termine  cette  île,  une  des  plus  étendues  du 
nord  au  sud  qui  soient  sur  le  globe,  séparée  de  la 
Tartarie  par  une  manche  qui  finit  au  nord  par  des 
bancs ,  entre  lesquels  il  n'y  a  point  de  passage  pour 
les  vaisseaux ,  mais  où  il  reste  vraisemblablement 
quelque  chenal  pour  des  pirogues ,  entre  ces  grandes 
herbes  marines  qui  obstruent  le  détroit.  Cette 
même  île  est  l'Oku-Jesso  ^  et  l'île  de  Chicha,  qui 

'  Ce  pic  est  par  45  degrés  15  minutes  de  latitude  nord.  Le  ca- 
pitaine Uriès,  commandant  le  Kastricum,  en  abordant  la  terre  de 
Jesso,  au  mois  de  juin  1G43,  aperçut  aussi  un  pic  remarquable 
par  44  degrés  50  minutes  de  latitude ,  qu'il  nomma  pic  Antoine. 
Ces  pics  sont  situés  au  sud  du  détroit  de  La  Pérouse.  Au  reste,  il 
parait  que  la  terre  marquée  sur  les  cartes  sous  le  nom  de  Jesso 
est  un  assemblage  de  plusieurs  îles. 

'  Oliu-Jesso  signifie  Haut-Jesso  ou  Jesso  du  nord.  Les  Chinois 
rappellent  Ta-Han. 


LA  PÉROl-SE.  419 

était  par  notre  travers,  séparée  de  celle  de  Séga- 
lien  par  un  canal  de  douze  lieues,  et  du  Japon 
par  le  détroit  de  Sangaar,  est  le  Jesso  des  Japo- 
nais, et  s'étend  au  sud  jusqu'au  détroit  de  San- 
gaar. 

La  chaîne  des  iles  Kuriles  est  beaucoup  plus 
orientale,  et  forme,  avec  le  Jesso  et  l'Oku- Jesso, 
une  seconde  mer  qui  communique  avec  celle  d'Ok- 
hotsk ,  et  d'où  on  ne  peut  pénétrer  sur  la  côte  de 
Tartarie ,  qu'en  traversant  ou  le  détroit  que  nous 
venions  de  découvrir  par  45  degrés  40  minutes, 
ou  celui  de  Sangaar,  après  avoir  débouqué  entre 
les  Kuriles.  Ce  point  de  géographie ,  le  plus  impor- 
tant de  ceux  que  les  voyageurs  modernes  avaient 
laissé  à  résoudre  à  leurs  successeurs  \  nous  coûtait 

'  Des  ténèbres  impénétrables  avaient  enveloppé  jusqu'à  ce  jour 
les  parties  du  globe  connues  sous  le  nom  de  Jesso  et  &  Oku- Jesso, 
dont  la  position  avait  tellement  varié  dans  l'opinion  des  géogra- 
phes ,  qu'on  eût  été  tenté  de  croire  que  leur  existence  était  roma- 
nesque. En  effet  si  l'on  consulte  les  cartes  d'Asie  des  auteurs  sui- 
vans,  on  voit  qu'en  1650  Sanson  nous  représente  la  Corée  comme 
une  île  ;  le  Jesso ,  l'Oku-Jesso ,  le  Kamtschatka  n'existent  point 
sur  sa  carte ,  et  l'on  y  voit  le  détroit  d'Anian  séparant  l'Asie  de 
l'Amérique  septentrionale. 

En  1 700  Guillavime  de  Lisle  joignait  le  Jesso  et  l'Oku-Jesso,  et 
prolongeait  cet  ensemble  jusqu'au  détroit  de  Sangaar,  sous  le 
nom  de  terre  de  Jesso. 

Banville  donna,  en  1732,  une  carte  de  cette  partie  de  l'Asie 
approchant  beaucoup  plus  de  la  vérité  que  celle  qu'il  nous  a 
donnée  vingt  ans  après,  et  dans  laquelle  le  golfe  et  le  cap  Aniva 
licnnent  au  continent,  et  le  cap  Patience  forme  la  pointe  méri- 
dionale de  l'île  Ségalien.  Ces  cartes,  et  une  partie  des  suivantes, 
présentent  la  même  erreur  sur  h*  déiroil  de  Tessov. 


420  VOVAGKS  AUTOUR   DU  MONDE, 

bien  des  fatigues ,  et  il  avait  nécessité  beaucoup  de 
précautions,  parce  que  les  brunries  rendent  cette 
navij^jation  extrêmement  difficile.  Depuis  le  1 0  avril , 
époque  de  notre  départ  de  Manille ,  jusqu'au  jour 
auquel  nous  traversâmes  le  détroit ,  nous  n'avons 

Desnos  a,  comme  Danville,  reculé  la  science  de  la  géograpliie 
par  sa  carte  de  1770,  bien  inférieure  à  celle  qu'il  avait  publiée  en 
1761. 

En  1744  Rasius  formait  du  Jesso,  du  cap  Aniva  et  du  cap  Pa- 
tience, une  presqu'île  tenant  à  la  Tartarie,  dont  elle  était  séparée 
par  un  {^olfe,  dans  lequel  on  entrait  par  le  détroit  de  Tessoy. 

Une  carte  d'Asie  ,  sans  date  et  sans  nom  d'auteur,  mais  qui  doit 
avoir  été  imprimée  après  le  voyage  du  Kastricum ,  représente  les 
deux  Jesso  comme  deux  îles  indépendamment  de  l'île  Ségalien.Le 
Jesso  intermédiaire,  vu  par  les  Hollandais,  comprend  le  golfe  et 
le  cap  Aniva;  mais  il  est  à  remarquer  qvie  ce  second  Jesso  est  sé- 
paré de  l'île  Ségalien  par  un  détroit  placé  à  44  degrés,  ce  quj 
prouve  que  déjà  l'on  conjecturait  l'existence  du  détroit  découvert 
par  La  Pérouse  ,  soupçonné  par  le  P.  du  Halde,  adopté,  ensuite 
rejeté  par  Danville. 

Robert,  en  1767,  Robert  de  Yaugondy  ,  en  1775,  Brion ,  en 
1784,  Guillaume  de  Lisle  et  Philippe  Buache  collectivement,  en 
1 788  ,  ont  successivement  copié  et  reproduit  les  mêmes  erreurs. 

Enfin  on  ne  peut  mieux  dépeindre  le  chaos  des  idées  sur  cette 
partie  du  globe  ,  dont  les  connaissances  anciennes  ont  été  si  sa- 
vamment discutées  et  rapprochées  par  Philippe  Buache,  que  par 
ces  mots  extraits  de  ses  Considérations  géographiques,  page  115  : 

«Le  Jesso,  après  avoir  été  transporté  à  l'orient,  attaché  au 
«  midi ,  ensuite  à  l'occident,  le  fut  enfin  au  nord » 

Ma  seule  intention  ,  dans  ces  rapprochemens,  a  été  d'établir, 
par  des  preuves  incontestables  ,  que  la  géographie  de  la  partie 
orientale  de  l'Asie  était  dans  son  enfance,  même  en  1788,  époque 
postérieure  au  départ  de  notre  infortuné  navigateur,  et  que  c'est 
à  sa  constance,  à  son  zèle  et  à  son  courage  que  nous  devons  en- 
tin  les  connaissances  qui  fixent  nos  incertitvides. 

{^Note  de  Milet-Mureau.) 


LA    PÉROUSE.  421 

relâché  que  trois  jours  dans  la  baie  de  Ternai,  un 
jour  dans  la  baie  de  Langle,  et  cinq  jours  dans  la 
baie  de  Castries;  car  je  ne  compte  pour  rien  les 
mouillages  en  pleine  côte  que  nous  avons  faits  , 
quoique  nous  ayons  envoyé  reconnaître  la  terre, 
et  que  ces  mouillages  nous  aient  procuré  du  pois- 
son. 

C'est  au  cap  Grillon  que  nous  reçûmes  à  bord, 
pour  la  première  fois,  la  visite  des  insulaires  ;  car,  sur 
l'une  ou  l'autre  des  côtes,  ils  avaient  reçu  la  nôtre 
sans  témoigner  la  moindre  curiosité  ou  le  moindre 
désir  dé  voir  nos  vaisseaux.  Ceux-ci  montrèrent 
d'abord  quelque  défiance,  et  ne  s'approchèrent 
que  lorsque  nous  leur  eûmes  prononcé  plusieurs 
mots  du  vocabulaire  que  M.  Lavaux  avait  fait  à  la 
baie  de  Langle.  Si  leur  crainte  fut  d'abord  assez 
grande,  leur  confiance  devint  bientôt  extrême.  Ils 
montèrent  sur  nos  vaisseaux  comme  s'ils  eussent 
été  chez  leurs  meilleurs  amis,  s'assirent  en  rond 
sur  le  gaillard,  y  fumèrent  leurs  pipes.  Nous  les 
comblâmes  de  présens  :  je  leur  fis  donner  des  nan- 
kins, des  étoffes  de  soie,  des  outils  de  fer,  des  ras- 
sades,  du  tabac,  et  généralement  tout  ce  qui  me 
paraissait  leur  être  agréable.  Mais  je  m'aperçus 
bientôt  que  l'eau-de-vic  et  le  tabac  étaient  pour 
eux  les  denrées  les  y)Uis  précieuses  :  ce  fut  néan- 
moins celles  que  je  leur  fis  distribuer  le  phis  so- 
brement, parce  que  le  tabac  était  nécessaire  à  nos 


422  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

équipages ,  et  que  je  craignais  les  suites  de  l'eau^ 
de-vie. 

Nous  remarquâmes  encore  plus  particulièrement 
dans  la  baie  de  Grillon,  que  les  figures  de  ces  in- 
sulaires sont  belles  et  d'une  proportion  de  traits 
fort  régulière  :  ils  étaient  fortement  constitués  et 
taillés  en  hommes  vigoureux.  Leur  barbe  descend 
sur  la  poitrine,  et  ils  ont  les  bras  ,  le  cou  et  le  dos 
couverts  de  poils  :  j'en  fais  la  remarque ,  parce  que 
c'est  un  caractère  général,  car  on  trouverait  faci- 
lement en  Europe  plusieurs  individus  aussi  velus 
que  ces  insulaires.  Je  crois  leur  taille  moyenne  in- 
férieure d'environ  un  pouce  à  celle  des  Français  ; 
mais  on  s'en  aperçoit  difficilement ,  parce  que  la 
juste  proportion  des  parties  de  leur  corps,  leurs 
différens  muscles  fortement  prononcés,  les  font 
paraître  en  général  de  beaux  hommes.  Leur  peau 
est  aussi  basanée  que  celle  des  Algériens  ou  des 
autres  peuples  de  la  côte  de  Barbarie. 

Leurs  manières  sont  graves,  et  leurs  remer- 
cîmens  étaient  exprimés  par  des  gestes  nobles  ; 
mais  leurs  instances  pour  obtenir  de  nouveaux 
présens  furent  répétées  jusqu'à  l'importunité. 
Leur  reconnaissance  n'alla  jamais  jusqu'à  nous  of- 
frir, à  leur  tour,  même  du  saumon ,  dont  leurs 
pirogues  étaient  remplies  ,  et  qu'ils  remportèrent 
en  partie  à  terre  ,  parce  que  nous  avions  refusé  le 
prix   excessif  qu'ils   en   demandaient  :  ils  avaient 


LA  PÉROUSE.  423 

cependant  reçu  en  pur  don  des  toiles,  des  étoiles, 
des  instrumens  de  fer,  des  rassades ,  etc.  La  joie 
d'avoir  rencontré  un  détroit  autre  que  celui  de 
Sangaar  nous  avait  rendus  généreux  :  nous  ne 
pûmes  nous  empêcher  de  remarquer  combien  ,  à 
1  égard  de  la  gratitude ,  ces  insulaires  différaient 
des  Orotchys  de  la  baie  de  Castries  ,  qui ,  loin  de 
solliciter  des  présens ,  les  refusaient  souvent  avec 
obstination,  et  faisaient  les  plus  vives  instances 
pour  qu'on  leur  permît  de  s'acquitter.  Si  leur 
morale  est  en  cela  bien  inférieure  à  celle  de  ces 
Tartares  ,  ils  ont  sur  eux,  par  le  physique  et  par 
leur  industrie ,  une  supériorité  bien  décidée. 

Tous  les  habits  de  ces  insulaires  sont  tissus  de 
leurs  propres  mains  ;  leurs  maisons  offrent  une 
propreté  et  une  élégance  dont  celles  du  continent 
n'approchent  pas;  leurs  meubles  sont  artistement 
travaillés,  et  presque  tous  de  fabrique  japonaise. 
Ils  ont  un  objet  de  commerce  très  important,  in- 
connu dans  la  manche  de  Tartarie,  et  dont  l'é- 
change leur  procure  toutes  leurs  richesses  :  c'est 
l'huile  de  baleine.  Ils  en  récoltent  des  quantités 
considérables.  Leur  manière  de  l'extraire  n'est  ce- 
pendant pas  la  plus  économique  :  elle  consiste  à 
couper  par  morceaux  la  chair  des  baleines  et  à  la 
laisser  pourir  en  plein  air  sur  un  talus  exposé  au 
soleil.  L'huile  qui  en  découle  est  reçue  dans  des 
vases  d'écorce  ou  dans  des  outres  de  peau  de  loup 


424  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

marin.  H  est  à  remarquer  que  nous  n'avons  pas  vu 
une  seule  baleine  sur  la  côte  occidentale  de  l'ile, 
et  que  ce  cétacé  abonde  sur  celle  de  Test.  11  est 
difficile  de  douter  que  ces  insulaires  ne  soient  une 
race  d'hommes  absolument  différente  de  celle  que 
nous  avons  observée  sur  le  continent,  quoiqu'ils 
n'en  soient  séparés  que  par  un  canal  de  trois  ou 
quatre  lieues ,  obstrué  par  des  bancs  de  sable  et  de 
goëmon.  Ils  ont  cependant  la  même  manière  de 
vivre  :  la  chasse,  et  plus  particulièrement  la  pêche, 
fournissent  presque  entièrement  à  leur  subsistance. 
Ils  laissent  en  friche  la  terre  la  plus  fertile,  et  ils 
ont  vraisemblablement,  les  uns  et  les  autres,  dé- 
daigné l'éducation  des  troupeaux,  qu'ils  auraient 
pu  faire  venir  du  haut  du  fleuve  Ségalien  ou  du 
Japon.  Mais  un  même  régime  diététique  a  formé 
des  constitutions  bien  différentes.  11  est  vrai  que 
le  froid  des  îles  est  moins  rigoureux  par  la  même 
latitude  que  celui  des  continens  :  cette  seule  cause 
ne  peut  cependant  avoir  produit  une  différence  si 
remarquable. 

Je  pense  donc  que  l'origine  des  Bitchys,  des 
Orotchys  et  des  autres  Tartares  du  bord  de  la  mer, 
jusqu'aux  environs  de  la  côte  septentrionale  du 
Ségalien,  leur  est  commune  avec  celle  des  Kam- 
tscliadales,  des  Kuriaques  et  de  ces  espèces  d'hom- 
mes qui,  comme  les  Lapons  et  les  Samoïèdes,  sont 
à  l'espèce  humaine  ce  que  leurs  bouleaux  et  leurs 


LA  PÉKOUSE.  425 

sapins  rabougris  sont  aux  arbres  des  forets  plus 
méricîionaies.  Les  habitans  de  l'île  Ségalien  sont, 
au  contraire,  très  supérieurs  par  leur  physique  aux 
Japonais,  aux  Chinois  et  aux  ïartares  Mantehoux; 
leurs  traits  sont  plus  réguliers  et  approchent  da- 
vantage des  formes  européennes.  Au  surplus,  il 
est  très  difficile  de  fouiller  et  de  savoir  lire  dans 
les  archives  du  monde,  pour  découvrir  l'origine 
des  peuples;  et  les  voyageurs  doivent  laisser  les 
systèmes  à  ceux  qui  lisent  leurs  relations. 

JNos  premières  questions  furent  sur  la  géogra- 
phie de  l'ile,  dont  nous  connaissions  une  partie 
mieux  qu'eux.  11  paraît  qu'ils  ont  l'habitude  do 
figurer  un  terrain;  car.  du  premier  coup,  ils  tra- 
cèrent la  partie  que  nous  venions  d'explorer,  jus- 
que vis-à-vis  le  fleuve  Ségalien ,  en  laissant  un 
passage  assez  étroit  pour  leurs  pirogues.  Us  mar- 
quèrent chaqae  couchée,  et  lui  donnèrent  un  nom: 
enfin,  on  ne  peut  pas  douter  que,  quoique  éloi- 
gnés de  l'embouchure  de  ce  fleuve  de  plus  de  cent 
cinquante  lieues,  ils  n'en  aient  tous  une  parfaite 
connaissance;  et  sans  cette  rivière,  formant  le 
point  de  communication  avec  les  Tartares  Mant- 
ehoux qui  commercent  avec  la  Chine,  les  Bitchys, 
les  Orotchys,  les  Ségaliens  et  généralement  tous 
les  peuples  de  ces  contrées  maritimes  auraient 
aussi  peu  de  connaissance  des  Chinois  et  de  leurs 
marchandises    quen    ont   les  habitans   de    la  cote 


42G  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE. 

d'Amérique.  Leur  sagacité  fut  en  défaut  lorsqu'il 
leur  fallut  d.essiner  la  côte  orientale  de  leur  île:  ils 
la  tracèrent  toujours  sur  la  même  ligne  nord  et 
sud,  et  parurent  ignorer  que  la  direction  en  fût 
différente  ;  en  sorte  qu'ils  nous  laissèrent  des  doutes, 
et  nous  crûmes  un  instant  que  le  cap  Grillon  nous 
cachait  un  golfe  profond,  après  lequel  l'île  Séga- 
lien  reprenait  au  sud.  Cette  opinion  n'était  guère 
vraisemblable.  Le  fort  courant  qui  venait  de  l'est 
annonçait  une  ouverture  ;  mais  comme  nous  étions 
en  calme  plat,  et  que  la  prudence  ne  nous  per- 
mettait pas  de  nous  laisser  dériver  à  ce  courant 
qui  aurait  pu  nous  entraîner  trop  près  de  la  pointe, 
M.  de  Langle  et  moi  crûmes  devoir  envoyer  à  terre 
un  canot,  commandé  par  M.  de  Vaujuas;  et  nous 
donnâmes  ordre  à  cet  officier  de  monter  sur  le 
point  le  plus  élevé  du  cap  Grillon ,  et  d'y  relever 
toutes  les  terres  qu'il  apercevrait  en  delà.  11  était 
de  retour  avant  la  nuit.  Son  rapport  confirma  notre 
première  opinion  ;  et  nous  demeurâmes  convain- 
cus qu'on  ne  saurait  être  trop  circonspect,  trop  en 
garde  contre  les  méprises,  lorsqu'on  veut  faire 
connaître  un  grand  pays  d'après  des  données  aussi 
vagues,  aussi  sujettes  à  illusion  que  celles  que  nous 
avions  pu  nous  procurer.  Ces  peuples  semblent 
n'avoir  aucun  égard,  dans  leur  navigation,  au  chan- 
gement de  direction.  Une  crique,  de  la  longueur 
de  trois  ou  quatre  pirogues,  leur  paraît  un  vaste 


LA  PÉROUSE.  m 

port,  et  une  brasse  d'eau  une  profondeur  presque 
incommensurable  :  leur  échelle  de  comparaison  est 
leur  pirogue  ,  qui  tire  quelques  pouces  d'eau  et 
n*a  que  deux  pieds  de  largeur. 

Avant  de  revenir  à  bord,  M.  de  Vaujuas  visita 
le  village  de  la  pointe,  où  il  fut  parfaitement  bien 
reçu.  Il  y  fit  quelques  échanges  et  nous  rapporta 
beaucoup  de  saumons.  Il  trouva  les  maisons  mieux 
bâties,  et  surtout  plus  richement  meublées  que 
celles  de  la  baie  d'Estaing:  plusieurs  étaient  dé- 
corées intérieurement  avec  de  grands  vases  vernis 
du  Japon.  Comme  l'île  Ségalien  n'est  séparée  de 
l'île  Chicha  que  par  un  détroit  de  douze  lieues  de 
largeur,  il  est  plus  aisé  aux  habitans  des  bords  du 
détroit  de  se  procurer  les  marchandises  du  Japon  , 
qu'il  ne  l'est  à  leurs  compatriotes  qui  sont  plus  au 
nord  ;  ceux-ci  à  leur  tour  sont  plus  près  du  fleuve 
Ségalien  et  des  Tartares  Mantchoux,  auxquels  ils 
vendent  l'huile  de  baleine,  qui  est  la  base  de  leurs 
échanges. 

Les  insulaires  qui  étaient  venus  nous  visiter  se 
retirèrent  avant  la  nuit  et  nous  firent  comprendre 
par  signes  qu'ils  reviendraient  le  lendemain.  Ils 
étaient  effectivement  à  bord  à  la  pointe  du  jour, 
avec  quelques  saumons  qu'ils  échangèrent  contre 
des  haches  et  des  couteaux.  Ils  nous  vendirent  aussi 
un  sabre,  un  habit  de  toile  de  leur  pays;  et  ils 
parurent  voir  avec  chagrin  que  nous  nous  prépn- 


428  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

rions  à  mettre  à  la  voile.  Ils  nous  engagèrent  fort 
à  doubler  le  cap  Grillon,  et  à  relâcher  dans  une 
anse  qu'ils  dessinaient,  et  qu'ils  appelaient  Ta- 
bouoro  :  c'était  le  golfe  d'Aniva. 

11  venait  de  se  lever  une  petite  brise  du  nord- 
est.  Je  fis  signal  d'appareiller,  et  je  dirigeai  d'a- 
bord la  route  au  sud-est,  pour  passer  au  large  du 
cap  Grillon,  qui  est  terminé  par  un  îlot  ou  une 
roche,  vers  laquelle  la  marée  portait  avec  la  plus 
grande  force.  Dès  que  nous  l'eûmes  doublée,  nous 
aperçûmes  du  haut  des  mâts  une  seconde  roche, 
qui  paraissait  à  quatre  lieues  de  la  pointe ,  vers  le 
sud-est.  Je  l'ai  nommée  la  Dangereuse,  pair  ce  qu'elle 
est  à  fleur  d'eau,  et  qu'il  est  possible  qu'elle  soit 
couverte  à  la  pleine  mer.  Je  fis  route  pour  passer 
sous  le  vent  de  cette  roche,  et  je  l'arrondis  à  une 
lieue.  La  mer  brisait  beaucoup  autour  d'elle,  mais 
je  n'ai  pu  savoir  si  c'était  l'effet  de  la  marée,  ou 
celui  des  battures  qui  l'environnent.  A  cette  dis- 
tance, la  sonde  rapporta  constamment  vingt-trois 
brasses;  et  lorsque  nous  l'eûmes  doublée,  l'eau 
augmenta,  et  nous  tombâmes  bientôt  sur  un  fond 
de  cinquante  brasses ,  où  le  courant  paraissait  mo- 
déré. Jusque-là  nous  avions  traversé  dans  ce 
canal  des  lits  de  marée  plus  forts  que  ceux  du 
Four  ou  du  Raz  de  Brest  :  on  ne  les  y  éprouve 
pourtant  que  sur  la  côte  de  l'île  Ségalien,  ou  dans 
la  pai'tie  soptentriohale  de  ce  détroit.  La  côte  mé- 


LA  PÉROUSE.  429 

ridionale,  vers  Tiie  Cliicha,  y  est  beaucoup  moins 
exposée;  mais  nous  y  Fûmes  ballottés  par  une  houle 
du  large  ou  de  l'est,  qui  nous  mit  toute  la  nuit 
dans  le  plus  grand  danger  d'aborder  l'Astrolabe , 
parce  qu'il  faisait  calme  plat,  et  que  ni  l'une  ni 
l'autre  des  frégates  ne  gouvernaient. 

Nous  nous  trouvâmes  ,  le  lendemain ,  un  peu 
plus  sud  que  notre  estime,  mais  de  dix  minutes 
seulement  ,  au  nord  du  village  d'Acqueis  ,  ainsi 
nommé  dans  le  voyage  du  Kastricum.  jNous  ve- 
nions de  traverser  le  détroit  qui  sépare  le  Jesso 
de  rOku-Jesso,  et  nous  étions  très  près  de  l'endroit 
où  les  Hollandais  avaient  mouillé  à  Acqueis.  Ce 
détroit  leur  avait  été  sans  doute  caché  par  des 
brumes;  et  il  est  vraisemblable  que  des  sommets 
de  montagnes  qui  sont  sur  les  deux  îles  leur 
avaient  fait  croire  qu'ils  étaient  liés  entre  eux  par 
des  terres  basses.  D'après  cette  opinion ,  ils  avaient 
tracé  une  continuation  de  côte  dans  l'endroit  même 
où  nous  avons  passé.  A  cette  erreur  près,  les  dé- 
tails de  leur  navigation  sont  assez  exacts.  INous  rele- 
vâmes le  cap  Aniva,  presque  au  même  rhumb  que 
celui  qui  est  indiqué  sur  les  cartes  hollandaises. 
Nous  aperçûmes  aussi  le  golfe  auquel  le  Kastricum 
a  donné  le  même  nom  d'Aniva  :  il  est  formé  par 
le  cap  de  ce  nom  et  le  cap  Grillon.  La  latitude  de 
ces  caps  ne  différait  que  de  dix  à  douze  minutes, 
et  leur  longitude,  depuis  le  cap  Nabo,  de  moins 


430  V0YAGEJ8  AUTOUR  DU  MONDE, 

d'un  degré,  de  celles  que  nous  avons  déterminées: 
précision  étonnante  pour  le  temps  où  fut  faite  la 
campagne  du  Kastricum.  Je  me  suis  imposé  la  loi 
de  ne  changer  aucun  des  noms  donnés  par  les  Hol- 
landais, lorsque  la  similitude  des  rapports  me  les  a 
fait  connaître  ;  mais  une  singularité  assez  remar- 
quable, c'est  que  les  Hollandais,  en  faisant  route 
d'Acqueis  au  golfe  d'Aniva,  passèrent  devant  le 
détroit  que  nous  venions  de  découvrir,  sans  se 
douter,  lorsqu'ils  furent  mouillés  à  Aniva,  qu'ils 
étaient  sur  une  autre  île  :  tant  sont  semblables  les 
formes  extérieures,  les  mœurs  et  les  manières  de 
vivre  de  ces  peuples. 

Le  temps  fut  très  beau  le  lendemain  ;  mais  nous 
fîmes  peu  de  chemin  à  l'est.  INous  relevâmes  le 
cap  Aniva  au  nord-ouest ,  et  nous  en  aperçûmes 
la  côte  orientale ,  qui  remonte  au  nord  vers  le  cap 
Patience ,  par  la  latitude  de  49  degrés.  Ce  point  fut 
le  terme  de  la  navigation  du  capitaine  Uriès;  et 
comme  ses  longitudes,  depuis  le  cap  INabo,  sont 
à  peu  près  exactes ,  la  carte  hollandaise ,  dont  nous 
avons  vérifié  un  nombre  de  points  suffisant  pour 
qu'elle  mérite  notre  confiance ,  nous  donne  la  lar- 
geur de  l'île  Ségalien  jusqu'au  49^  degré.  Le  temps 
continua  d'être  beau,  mais  les  vents  d'est-sud-est, 
qui  soufflaient  constamment  depuis  quatre  jours, 
retardèrent  notre  marche  vers  les  îles  des  Etats  et 
de  la  Compagnie.  Notre  latitude  nord   fut  obser- 


LA  PÉROCSE.  43! 

vée  le  15  de  46  degrés  9  minutes,  et  notre  longi- 
tude orientale  de  142  degrés  57  minutes.  Nous 
n'apercevions  aucune  terre ,  et  nous  essayâmes 
plusieurs  fois ,  et  toujours  vainement,  de  trouver 
fond  avec  une  ligne  de  deux  cents  brasses. 

Le  16  et  le  17  août,  le  ciel  fut  couvert,  blanchâ- 
tre, et  le  soleil  ne  parut  pas;  les  vents  passèrent  à 
Test,  et  je  pris  la  bordée  du  sud  pour  m'appro- 
cher  de  l'île  des  Etats ,  dont  nous  eûmes  une  par- 
faite connaissance.  Le  19  nous  relevâmes  le  cap 
Troun  au  sud,  et  le  cap  Uriès  au  sud-est-quart- 
est  :  c'était  l'aire  de  vent  où  ils  devaient  nous  res- 
ter, suivant  la  carte  hollandaise.  Les  navigateurs 
modernes  n'auraient  pu  en  déterminer  la  position 
avec  plus  d'exactitude. 

Le  20  nous  aperçûmes  l'île  de  la  Compagnie ,  et 
reconnûmes  le  détroit  d'Uriès,  qui  était  cependant 
très  embrumé.  Nous  prolongeâmes ,  à  trois  ou  qua- 
tre lieues ,  la  côte  septentrionale  de  l'île  de  la 
Compagnie  :  elle  est  aride,  sans  arbres  ni  verdure; 
elle  nous  parut  inhabitée  et  inhabitable.  Nous  re- 
marquâmes les  taches  blanches  dont  parlent  les 
Hollandais  :  nous  les  prîmes  d'abord  pour  de  la 
neige ,  mais  un  plus  mûr  examen  nous  fît  aperce- 
voir de  larges  fentes  dans  des  rochers  :  elles  avaient 
la  couleur  du  plâtre.  A  six  heures  du  soir  nous 
étions  par  le  travers  de  la  pointe  du  nord-est  de 
cette  île,   terminée  par  un  cap  très  escarpé,  que 


132  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

j'ai  nommée  cap  Kastricum  ,  du  nom  du  vaisseau  à 
qui  l'on  doit  cette  découverte.  INous  apercevions 
au-delà  quatre  petites  îles  ou  îlots ,  et  au  nord  un 
large  canal  qui  paraissait  ouvert  à  l'est-nord-est . 
et  formait  la  séparation  des  Kuriles  d'avec  l'île  de 
la  Compagnie,  dont  le  nom  doit  être  religieusement 
conservé,  et  prévaloir  sur  ceux  qui  ont  pu  lui  avoir 
été  imposés  par  les  Russes  plus  de  cent  ans  après  le 
voyage  du  capitaine  Uriès. 

Le  21,  le  22  et  le  23  août  furent  si  brumeux, 
qu'il  nous  fut  impossible  de  continuer  notre  route 
à  l'est,  à  travers  les  Kuriles,  que  nous  aurions  pu 
apercevoir  à  deux  encablures.  Nous  restâmes  bord 
sur  bord  à  l'ouverture  du  détroit,  où  la  mer  ne 
paraissait  agitée  par  aucun  courant;  mais  nos  ob- 
servations de  longitude  du  23  nous  firent  connaître 
que  nous  avions  été  portés  en  deux  jours  de  40 
minutes  vers  l'ouest.  jNous  vérifiâmes  cette  obser- 
vation le  24  en  relevant  les  mêmes  points  aperçus 
le  21,  précisément  où  ils  devaient  nous  rester  d'a- 
près notre  longitude  observée.  Le  temps,  quoique 
très  brumeux,  nous  avait  permis  de  faire  route 
pendant  une  partie  de  cette  journée,  parce  qu'il  y 
eut  de  fréquentes  éclaircies  ;  et  nous  aperçûmes  et 
relevâmes  la  plus  septentrionale  des  îles  des  Quatre- 
Frères,  et  deux  pointes  de  l'île  Marikan  ,  que  nous 
prenions  pour  deux  îles.  La  plus  méridionale  res- 


LA  PÉROLSE.  433 

tait  à  Test  15  degrés  sud.  Nous  n'avions  avancé 
depuis  trois  jours  que  de  quatre  lieues  vers  le 
nord-est;  et  les  brumes  s'étant  beaucoup  épaissies, 
et  ayant  continué  sans  aucune  éclaircie  le  24,  le  25 
et  le  26 ,  nous  fûmes  obligés  de  rester  bord  sur 
bord  entre  ces  îles,  dont  nous  ne  connaissions  ni 
l'étendue  ni  la  direction,  n'ayant  pas,  comme  sur 
les  côtes  de  la  Tartarie  et  de  l'Oku-Jesso ,  la  res- 
source de  sonder  pour  connaître  la  proximité  de 
la  terre ,  parce  qu'ici  l'on  ne  trouve  point  de 
fond. 

Cette  situation ,  une  des  plus  fatigantes  et  des 
plus  ennuyeuses  de  la  campagne,  ne  finit  que  le  29. 
Il  se  fit  une  éclaircie  ,  et  nous  aperçûmes  des  som- 
mets dans  l'est.  Je  fis  route  pour  les  approcher. 
Bientôt  les  terres  basses  commencèrent  à  se  décou- 
vrir, et  nous  reconnûmes  l'île  Marikan ,  que  je  re- 
garde comme  la  première  des  Kuriles  méridionales. 
Son  étendue ,  du  nord-est  au  sud-ouest ,  est  d'en- 
viron douze  lieues.  Un  gros  morne  la  termine  à 
chacune  de  ses  extrémités,  et  un  pic,  ou  plutôt 
un  volcan ,  à  en  juger  par  sa  forme ,  s'élève  au 
milieu. 

Comme  j'avais  le  projet  de  sortir  des  Kuriles  par 
la  passe  que  je  supposais  au  nord  de  l'île  Marikan , 
je  fis  route  pour  approcher  la  pointe  du  nord-est 
de  cette  île.  J'en  apercevais  deux  autres  à  l'est- 
nord-est,  mais  plus  éloignées,  et  elles  paraissaient 

Xil.  28 


434  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

laisser  entre  elles  et  la  première  un  canal  de  quatre 
à  cinq  lieues  ;  mais  à  huit  heures  du  soir  les  vents 
passèrent  au  nord  et  faiblirent.  La  mer  étant  fort 
houleuse  ,  je  fus  obligé  de  virer  de  bord  et  de 
porter  à  l'ouest  pour  ra'éloigner  de  la  côte ,  parce 
que  la  lame  nous  jetait  à  terre ,  et  que  nous  n'a- 
vions pas  trouvé  fond  à  une  lieue  du  rivage,  avec 
une  ligne  de  deux  cents  brasses.  Ces  vents  du  nord 
me  décidèrent  à  débouquer  par  le  canal  qui  est 
au  sud  de  l'île  Marikan  et  au  nord  des  Quatre- 
Frères.  Il  m'avait  paru  large;  sa  direction  était, 
au  sud  ,  parallèle  à  peu  près  à  celle  du  canal 
d'Uriès,  ce  qui  m'éloignait  de  ma  route;  mais  les 
vents  ne  me  laissaient  pas  le  choix  d'un  autre  parti  ; 
et  les  jours  clairs  étaient  si  rares ,  que  je  crus  de- 
voir profiter  du  seul  que  nous  eussions  eu  depuis 
dix  jours. 

JNous  forçâmes  de  voiles  pendant  la  nuit  pour 
arriver  à  l'entrée  de  ce  canal  :  il  ventait  fort  peu , 
et  la  mer  était  extrêmement  grosse.  Au  jour,  nous 
relevâmes  au  sud-est,  à  environ  deux  lieues  de  dis- 
tance, la  pointe  du  sud-ouest  de  Marikan,  que  j'ai 
nommée  cap  Rollin ,  du  nom  de  notre  chirurgien- 
major,  et  nous  restâmes  en  calme  plat,  sans  avoir 
la  ressource  de  mouiller  si  nous  étions  portés  à 
terre,  car  la  sonde  ne  rapportait  point  de  fond. 
Heureusement  le  courant  nous  entraînait  sensible- 
ment vers  le  milieu  du  canal ,  et  nous  avançâmes 


LA  PÉROUSE.  435 

d'environ  cinq  lieues  vers  l'est-sud-est,  sans  quil 
y  eût  assez  de  vent  pour  gouverner.  Nous  aperce- 
vions dans  le  sud-ouest  les  iles  des  Quatre-Frères  , 
et  comme  de  très  bonnes  observations  de  longitude 
nous  permettaient  d'en  déterminer  la  position  ,  ainsi 
que  celle  du  cap  Rollin  de  File  Marikan ,  nous 
nous  sommes  assurés  que  la  largeur  du  canal  est 
d'environ  quinze  lieues.  La  nuit  fut  très  belle  ;  les 
vents  se  fixèrent  à  l'est-nord-est,  et  nous  donnâmes 
dans  la  passe  au  clair  de  lune  :  je  l'ai  nommée 
canal  de  la  Boussole  y  et  je  crois  que  ce  canal  est 
le  plus  beau  de  tous  ceux  qu'on  peut  rencontrer 
entre  les  Kuriles.  Nous  fîmes  très  bien  de  sai- 
sir cet  intervalle,  car  le  temps  se  couvrit  à  mi- 
nuit, et  la  brume  la  plus  épaisse  nous  enveloppa 
le  lendemain  à  la  pointe  du  jour,  avant  que  nous 
eussions  la  certitude  d'être  entièrement  débouqués. 
Je  continuai  la  bordée  du  sud  au  milieu  de  ces 
brumes ,  avec  le  projet  d'approcher,  à  la  première 
éclaircie ,  les  îles  situées  au  nord ,  et  de  les  rele- 
ver, s'il  était  possible,  jusqu'à  la  pointe  de  Lopatka  ; 
mais  les  brumes  étaient  encore  plus  constantes  ici 
que  sur  la  côte  de  Tartarie.  Depuis  dix  jours,  nous 
n'avions  eu  de  clarté  que  pendant  vingt-quatre 
heures,  encore  ce  temps  fut-il  passé  en  calme  pres- 
que plat;  et  nous  fûmes  heureux  de  profiter  de 
la  moitié  d'une  belle  nuit  pour  débouquer. 
A  six  heures  du  soir,  je  pris  la  bordée  du  nord  , 


436  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

vers  la  terre,  dont  je  me  supposais  éloigné  de  douze 
lieues  :  la  brume  était  toujours  aussi  épaisse.  Vers 
minuit ,  les  vents  passèrent  à  l'ouest ,  et  je  lis  route 
à  l'est,  attendant  le  jour  pour  me  rapprocher  de 
la  côte. 

Le  jour  parut  sans  que  la  brume  se  dissi- 
pât; le  soleil  perça  cependant  deux  fois  dans  la 
matinée,  et  il  étendit  pendant  quelques  minutes 
seulement  notre  horizon  à  une  lieue  ou  deux  : 
nous  en  profitâmes  pour  prendre  des  hauteurs 
absolues  du  soleil,  afin  de  connaître  l'heure  et  d'en 
conclure  la  longitude.  Ces  observations  nous  lais- 
saient quelque  incertitude,  parce  que  l'horizon 
n'était  pas  terminé;  elles  nous  apprirent  néanmoins 
que  nous  avions  été  portés  d'environ  dix  lieues 
dans  le  sud-est,  ce  qui  était  très  conforme  aux 
résultats  des  différens  relèvemens  que  nous  avions 
faits  la  veille  pendant  le  calme.  La  brume  reprit 
avec  opiniâtreté  :  elle  fut  aussi  épaisse  le  lende- 
main ;  alors,  comme  la  saison  s'avançait,  je  me 
décidai  à  faire  route  pour  le  Kamtschatka,  et  à  aban- 
donner l'exploration  des  Kuriles  septentrionales. 
ISous  avions  déterminé  les  plus  méridionales  :  c'é- 
taient celles  qui  avaient  laissé  des  incertitudes  aux 
géographes.  La  position  géographique  de  l'île  Mari- 
kan  étant  bien  fixée,  ainsi  que  celle  de  la  pointe  de 
Lopatka  :  il  me  parut  impossible  qu'il  restât  une 
erreur  de  quelque  importance  dans   la  direction 


LA  PÉROUSE.  437 

des  îles  qui  sont  entre  ces  deux  points;  je  crus 
donc  ne  pas  devoir  sacrifier  à  une  recherche  pres- 
que inutile  la  santé  des  équipages ,  qui  commen- 
çaient à  avoir  besoin  de  repos  ,  et  que  les  brumes 
continuelles  entretenaient  dans  une  humidité  très 
malsaine  ,  malgré  les  précautions  que  nous  pre- 
nions pour  les  en  garantir. 

En  conséquence,  je  fis  route  à  Fest-nord-est , 
et  je  renonçai  au  projet  que  j'avais  de  mouiller  à 
l'une  des  Kuriles,  pour  y  observer  la  nature  du 
terrain  et  les  mœurs  des  habitans.  Je  suis  assuré 
qu'ils  sont  le  même  peuple  que  celui  de  Tchoka  et 
de  Chicha,  d'après  les  relations  des  Russes,  qui  ont 
donné  un  vocabulaire  de  la  langue  de  ces  insu- 
laires parfaitement  semblable  à  celui  que  nous 
avons  formé  à  la  baie  de  Langle.  La  seule  diffé- 
rence consiste  dans  la  manière  dont  nous  avons  en- 
tendu et  exprimé  leur  prononciation ,  qui  ne  peut 
pas  avoir  frappé  d'une  manière  pareille  des  oreilles 
russes  et  des  oreilles  françaises.  D'ailleurs,  l'aspect 
des  îles  méridionales,  que  nous  avons  prolongées 
de  très  près ,  est  horrible  ;  et  je  crois  que  la  terre 
de  la  Compagnie,  celle  des  Quatre-Frères ,  l'île 
Marikan  ,  etc.  ,  sont  inhabitables.  Des  rochers  ari- 
des sans  verdure,  sans  terre  végétale,  ne  peuvent 
que  servir  de  refuge  à  des  naufragés,  qui  n'au- 
raient ensuite  rien  de  mieux  à  faire  que  de  gagner 


438  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

proiiiptement  les  îles  de  Chîclia  ou  de  Tchoka ,  en 
traversant  les  canaux  qui  les  séparent. 

La  brume  fut  aussi  opiniâtre,  jusqu'au  5  sep- 
tembre 1787,  qu'elle  l'avait  été  précédemment; 
mais  comme  nous  étions  au  large  ,  nous  forçâmes 
dévoiles  au  milieu  des  ténèbres;  et,  à  six  heures 
du  soir  de  ce  même  jour,  il  se  fit  une  éclaircie  qui 
nous  laissa  voir  la  côte  du  Ramtschatka.  Elle  s'é- 
tendait de  l'ouest  un  quart  nord-ouest  au  nord  un 
quart  nord-ouest;  et  les  montagnes  que  nous  re- 
levâmes à  cette  aire  de  vent,  étaient  précisément 
celles  du  volcan  qui  est  au  nord  de  Saint-Pierre-et- 
Saint-Paul,  dont  nous  étions  cependant  éloignés 
de  plus  de  trente-cinq  lieues,  puisque  notre  latitude 
n'était  que  de  51  degrés  30  minutes.  Toute  cette 
côte  paraissait  hideuse;  l'œil  se  reposait  avec  peine, 
et  presque  avec  effroi ,  sur  ces  masses  énormes  de 
rochers  que  la  neige  couvrait  encore  au  commen- 
cement de  septembre,  et  qui  semblaient  n'avoir 
jamais  eu  aucune  végétation. 

INous  fhnes  route  au  nord.  Pendant  la  nuit,  les 
vents  passèrent  au  nord-ouest.  Le  lendemain  ,  le 
temps  continua  d'être  clair.  ISous  avions  approché 
de  la  terre  :  elle  était  agréable  à  voir  de  près ,  et  la 
base  de  ces  sommets  énormes ,  couronnés  de  glaces 
éternelles,  était  tapissée  de  la  plus  belle  verdure, 
du  milieu  de  laquelle  on  voyait  s*elever  différens 
bouquets  d'arbres. 


LA    PÉROUSE.  439 

Nous  eûmes  connaissance ,  le  6  au  soir,  de  l'en- 
trée de  la  baie  d'Avatscba  ou  Saint-Pierre-et-Saint- 
Paul.  Le  phare  que  les  Russes  ont  élevé  sur  la 
pointe  de  l'est  de  cette  entrée  ne  fut  point  allumé 
pendant  la  nuit  :  le  gouverneur  nous  dit ,  le  len- 
demain, qu'il  avait  fait  de  vains  efforts  pour  en 
entretenir  le  feu  ;  le  vent  avait  sans  cesse  éteint  la 
mèche  du  fanal,  qui  n'était  abritée  que  par  quatre 
planches  de  sapin  mal  jointes.  Le  lecteur  s'aper- 
cevra que  ce  monument ,  digne  du  Kamtschatka , 
n'a  été  calqué  sur  aucun  des  phares  de  l'ancienne 
Grèce  ,  de  l'Egypte  ou  de  l'Italie  ;  mais  aussi  fau- 
drait-il peut-être  remonter  aux  temps  héroïques 
qui  ont  précédé  le  siège  de  Troie ,  pour  trouver 
une  hospitalité  aussi  affectueuse  que  celle  qu'on 
exerce  dans  ce  pays  sauvage.  INous  entrâmes  dans 
la  baie  le  7,  à  deux  heures  après  midi.  Le  gouver- 
neur vint  à  cinq  lieues  au-devant  de  nous,  dans 
sa  pirogue  :  quoique  le  soin  du  fanal  l'eût  occupé 
toute  la  nuit,  il  s'imputait  la  faute  de  n'avoir  pu 
réussir  à  tenir  sa  mèche  allumée.  Il  nous  dit  que 
nous  étions  annoncés  depuis  long-temps,  et  qu'il 
croyait  que  le  gouverneur  général  de  la  presqu'île, 
qui  était  attendu  à  Saint-Pierre-et-Saint-Paul  dans 
cinq  jours,  avait  des  lettres  pour  nous. 

A  peine   avions-nous  mouillé,    que   nous  vîmes 
monter  à  bord  le  bon  curé  de  Paratounka.  avec 


440  VOYAGES  AUTOUR  DU  MONDE, 

sa  femme  et  tous  ses  en  fans.  Dès  lors  nous  pré- 
vîmes que  nous  pourrions  voir  paraître  et  qu'il 
nous  serait  facile  de  remettre  sur  la  scène  une 
partie  des  personnages  dont  il  est  question  dans  le 
dernier  voyage  de  Cook. 


FIN    DU    DOUZIEME    VOLUME. 


TABLE 


DES 


MATIÈRES  CONTENUES  DANS  LE  DOUZIÈME  VOLUME. 


Pages 

INTRODUCTION.  1 

LIVRE  CINQUIÉ3IE.  —  CHAPITRE  I«^  —  (1780-1790).  — 
Jean-François  de  La  Pérouse.  21 

§  1.  Objet  de  l'armement  des  deux  frégates.  Séjour  dans  la 
rade  de  Brest.  Traversée  de  Brest  à  Madère  et  à  Téné- 
riffe.  Séjour  dans  ces  deux  îles.  Voyage  au  Pic.  Arrivée 
à  la  Trinité.  Relâche  à  l'île  Sainte-Catherine  sur  la  côte 
du  Brésil.  ib, 

§2.  Description  de  l'île  Sainte -Catherine.  Observations  et 
événemens  pendant  notre  relâche.  Départ  de  l'île  Sainte- 
Catherine.  Arrivée  à  la  Conception.  45 

§  3.  Description  de  la  Conception.  Mœurs  et  coutumes  des 
habitans.  Départ  de  Talcaguana.  Arrivée  à  l'île  de  Pâ- 
ques. 70 

§  4.  Description  de  l'île  de  Pâques.   Evénemens  qui  nous  y 

sont  arrivés.  Mœurs  et  coutumes  des  habitans.  88 

§5.  Voyage  de  M.  de  Langle  dans  l'intérieur  de  l'île  de  Pâ- 
ques. Nouvelles  observations  sur  les  mœurs  et  les  arts 
des  naturels,  sur  la  qualité  et  la  culture  de  leur  sol,  etc.  108 

§  6.  Départ  de  l'île  de  Pâques.  Arrivée  aux  îles  Sandwich. 
Mouillage  dans  la  baie  de  Keriporepo  de  l'île  de  Mowée. 
Départ.  116 

S  7.  Départ  des  îles  Sandwich.  Indices  de  l'approche  de  la 
côte  d'Amérique.  Reconnaissance  du  mont  Saint-Elie. 
Découverte  de  la  baie  de  Monti.  Les  canots  vont  re- 
connaître l'entrée  d'une  grande  rivière,  à  laquelle  nous 
conservons  le  nom  de  rivière  de  Behring.  Reconnaissance 


412  TABLE  DES  MATIERES. 

Pages 

d'une  baie  très  profonde.  Rapport  favorable  de  plu- 
sieurs officiers  qui  nous  engage  à  y  relâcher.  Risques 
que  nous  courons  en  y  entrant.  Description  de  cette 
baie  à  laquelle  je  donne  le  nom  de  baie  ou  port  des  Fran- 
çais. Mœurs  et  coutumes  des  habitans.  142 

§  8.  Continuation  de  notre  séjour  au  port  des  Français.  Au 
moment  d'en  partir  nous  éprouvons  le  plus  affreux  mal- 
heur. Précis  historique  de  cet  événement.  Nous  repre- 
nons notre  premier  mouillage.  Départ.  169 

§9.  Description  du  port  des  Français.  Avantages  et  incon- 
véniens  de  ce  port.  Ses  productions  végétales  et  miné- 
rales. Oiseaux,  poissons,  coquilles,  quadrupèdes.  Mœurs 
et  coutumes  des  Indiens.  Leurs  arts,  leurs  armes,  leur 
habillement,  leur  inclination  au  vol.  Leur  musique  ,  leur 
danse,  leur  passion  pour  le  jeu.  Leur  langue.  183 

§  10.  Départ  du  port  des  Français.  Exploration  de  la  cote 
d'Amérique.  Baie  des  îles  du  capitaine  Cook.  Port  de  los 
Remedios  et  de  BucarelU  du  pilote  Maurelle.  îles  de  la 
Croyère.  Iles  San-Carlos.  Description  de  la  cote  depuis 
Cross-Sound  jusqu'au  cap  Hector.  Reconnaissance  d'un 
grand  golfe  ou  canal,  et  détermination  exacte  de  sa  lar- 
geur. Iles  Sartine.  Pointe  boisée  du  capitaine  Cook.  Iles 
Necker.  Arrivée  à  Monterey.  210 

§  11.  Description  de  la  baie  de  Monterey,  Détails  histori- 
ques sur  les  deux  Californies  et  sur  leurs  missions. 
Mœurs  et  usages  des  Indiens  convertis  et  des  Indiens 
indépendans.  Grains,  fruits,  légumes  de  toute  espèce. 
Quadrupèdes,  oiseaux,  poissons,  coquilles,  etc.  Détails 
sur  le  commerce  ,  etc.  227 

§  12.  Vocabulaire  de  la  langue  des  différentes  peuplades  qui 
sont  aux  environs  de  Monterey,  et  remarques  sur  leur 
prononciation.  240 

§  13.  Départ  de  Monterey.  Projet  de  la  route  que  nous  nous 
proposons  de  suivre  en  traversant  l'Océan  occidental 
jusqu'à  la  Chine.  Vaine  recherche  de  l'Ile  de  Nostra-Se- 
gnora-de-la-Gorta.  Découverte  de  l'Ile  Necker.  Rencon- 
tre pendant  la  nuit  d'une  vigie  sur  laquelle  nous  fail- 
lîmes  nous   perdre.   A'aine  recherche  des  îles  de  la  Mira 


TABLE  DES  MATIÈRES.  443 

Pages 

et  des  Jardins.  Nous  avons  connaissance  de  l'île  de  l'As- 
somption des  3Iariannes.  Description  et  véritable  posi- 
tion de  cette  lie  en  latitude  et  en  longitude.  ?yous  déter- 
minons la  longitude  et  la  latitude  des  îles  Bashées.  jNous 
mouillons  dans  la  rade  de  Macao.  252 

§  14.  Arrivée  à  3Iacao.  Séjour  dans  la  rade  du  Typa.  Des- 
cription de  Macao.  Son  gouvernement.  Sa  population. 
Ses  rapports  avec  les  Chinois.  Départ  de  Macao.  Attérage 
sur  l'île  de  Luçon.  Description  du  village  de  31arivelle  ou 
Mirabelle.  Aous  entrons  dans  la  baie  de  Manille  par  la 
passe  du  Sud.  Mouillage  à  Cavité.  271 

§  15.  Arrivée  à  Cavité.  Détails  sur  Cavité  et  sur  son  arsenal. 
Description  de  Manille  et  de  ses  environs.  Sa  population. 
Désavantages  résultant  du  gouvernement  qui  y  est  éta- 
bli. Pénitences  dont  nous  sommes  témoins  pendant  la 
semaine  sainte.  Impôt  sur  le  tabac.  IVouvelle  Compagnie 
des  Philippines.  Guerre  continuelle  avec  les  Mores  ou  les 
mahomélans  de  ces  différentes  îles.  Séjour  à  Manille. 
Etat  militaire  de  l'île  de  Luçon.  292 

§  16.  Départ  de  Cavité.  Rencontre  d'un  banc  au  milieu  du 
canal  de  Formose.  Latitude  et  longitude  de  ce  banc. 
Nous  mouillons  à  deux  lieues  au  large  de  l'ancien  fort 
Zélande.  Nous  appareillons  le  lendemain.  Détails  sur  les 
îles  Pescadores  ou  Pong-IIou.  Reconnaissance  de  l'île 
Botol-Tabacoxima.  Nous  prolongeons  l'île  Kumi,  qui  fail 
partie  du  royaume  de  Likeu.  Les  frégates  entrent  dans 
la  mer  du  Japon  ,  et  prolongent  la  côte  de  Chine.  Nous 
faisons  route  pour  l'île  Quelpaert.  Nous  prolongeons  la 
côte  de  Corée.  Détails  sur  l'île  Quelpaert,  la  Corée,  etc. 
Découverte  de  l'île  Dagelet.  Sa  longitude  et  sa  latitude.    3! 2 

§  17.  Route  vers  la  partie  du  nord -ouest  du  Japon.  Vue  du 
cap  Noto  et  de  l'île  Jootsi-siiHa.  Détails  sur  cette  île.  La- 
titude et  longitude  de  cette  partie  du  Japon.  Rencontre 
de  plusieurs  bàtimens  japonais  et  chinois.  Nous  retour- 
nons vers  la  côte  de  Tartarie ,  sur  laquelle  nous  attéris- 
sons  par  42  degrés  de  latitude  nord.  Relâche  à  la  baie 
de  Ternai.  Ses  productions.  Détails  sur  ce  pays.  Nous  en 
appareillons  après  y  être  restés  seulement  trois  jours. 
Relâche  à  la  bai»'  de  Suffren.  335 


444  TABLE  DES  MATIERES. 

Page». 

§18.  Nous  continuons  de  faire  route  au  nord.  Reconnais- 
sance d'un  pic  dans  l'est.  Nous  nous  apercevons  que 
nous  naviguons  dans  un  canal.  Nous  dirigeons  notre  route 
vers  la  côte  de  l'ile  Ségalien.  Relâche  à  la  baie  de  Lan- 
gle.  Mœurs  et  coutumes  des  habitans.  Nous  prolongeons 
la  côte  de  l'île.  Relâche  à  la  baie  d'Estaing.  Départ. 
Nous  trouvons  que  le  canal  entre  l'île  et  le  continent  de 
la  Tartarie  est  obstrué  par  des  bancs.  Arrivée  à  la  baie 
de  Castries  sur  la  côte  de  Tartarie.  357 

§  19.  Relâche  à  la  baie  de  Castries.  Description  de  cette  baie 
et  d'un  village  tartare.  Mœurs  et  coutumes  des  habitans. 
Leur  respect  pour  les  tombeaux  et  les  propriétés.  Ex- 
trême confiance  qu'ils  nous  inspirent.  Leur  tendresse 
pour  leurs  enfans.  Leur  union  entre  eux.  Rencontre  de 
quatre  pirogues  étrangères  dans  cette  baie.  Détails  géo- 
graphiques que  nous  donnent  les  équipages.  Productions 
de  la  baie  de  Castries.  Ses  coquilles,  quadrupèdes,  oi- 
seaux, pierres,  plantes.  391 

§  20.  Départ  de  la  baie  de  Castries.  Découverte  du  détroit 
qui  sépare  le  Jesso  de  l'Oku-Jesso.  Relâche  à  la  baie  de 
Crillon  sur  la  pointe  de  lîle  Tchoka  ou  Ségalien.  Détails 
sur  ses  habitans  et  sur  leur  village.  Nous  traversons  le 
détroit  et  reconnaissons  toutes  les  terres  découvertes 
par  les  Hollandais  du  Kastricum.  Ile  des  Etats.  Détroit 
d'Uriès.  Terre  de  la  Compagnie.  Ile  des  Quatre-Frères.  lie 
de  Marikan.  Nous  traversons  les  Kuriles  et  faisons  route 

t 

pour  le  Kamtschatka.  415 


FIN   DE  LA  TABLE  DU  TOME  DOUZIEJÏE. 


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