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ARMAND-AUBRÉÈ, ÉDITEUR,
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M DC.CC XXXllI.
•
lèl
ISS 3
\ ft R ^^ jQ V *
l',/'.Y / 1973
<">
INTRODUCTION
RENFERMANT QUELQUES MOTS
SUR LA VIE DE LA PÉROUSE.
Les relations des voyages de découvertes peu-
vent être comptées parmi les livres les plus in-
téressans de l'histoire moderne : l'homme, natu-
rellement ami du nouveau et de l'extraordinaire ,
se transporte par la pensée dans les régions loin-
taines; il s'identifie avec le navigateur; il partage
ses dangers, ses peines, ses plaisirs, et il en devient
le compagnon inséparable par la diversité des ob-
jets qui l'attachent et qui alimentent sa curiosité.
Sous ce dernier point de vue, nul doute que
des voyages, tels que nous en avaient donnés
Prévost et Laharpe, dégagés de tous les détails
fatigans et arides qui concernent l'astronomie et
la navigation , ne soient plus agréables à lire que
les originaux, source néanmoins où les marins et
les savans voudront toujours puiser de préférence,
parce que des matériaux ainsi passés au creuset
de l'homme de lettres, d'où ils sortent brillans et
légers, n'offrent plus le principe solide qui con-
XII.
2 INTRODUCTION,
stitue la science et qu'on détruit en l'altérant.
On peut toutefois jusquà un certain point sa-
tisfaire à ces deux exigences différentes, en don-
nant pour les gens du monde la partie pittoresque
des relations originales, et en y joignant pour les
adeptes quelques-unes des notions les plus im-
portantes de la science. Tel a été le double but
que nous nous sommes d'abord proposé dans l'en-
treprise actuelle : nous resterons renfermé dans ce
cadre, en la continuant par la publication du
voyage de l'illustre et infortuné La Pérouse, sur la
vie duquel nous offrirons préalablement quelques
détails fournis par feu M. Milet-Mureau, rédac-
teur de la relation originale.
Jean-François Galaup de La Pérouse , chef d'es-
cadre, naquit à Alby en 1741. Entré dès ses jeunes
ans dans l'école de la marine, ses premiers re-
gards se tournèrent vers les navigateurs célèbres
qui avaient illustré leur patrie, et il prit dès lors
la résolution de marcher sur leurs traces; mais
ne pouvant avancer qu'à pas lents dans cette route
difficile, il se prépara, en se nourrissant d'avance
de leurs travaux, à les égaler un jour. Il joignit de
bonne heure l'expérience à la théorie : il avait
déjà fait dix-huit campagnes quand le comman-
dement de la dernière expédition lui fut confié.
Garde de la marine le 19 novembre 1756, il fit
INTRODUCTION. 3
d'abord cinq campagnes de guerre , les quatre
premières sur le Célèbre , la Pomone , le Zéphyr
€t le Cerf , et îa cinquième sur le Formidable^ com-
mandé par Saint-André du Verger. Ce vaisseau
faisait partie de l'escadre aux ordres du maréchal
de Conflans , lorsqu'elle fut jointe à la hauteur de
Belle-Ile par l'escadre anglaise. Les vaisseaux de
l'arrière-garde, le Magnifique , le Héros et le For-
midable furent attaqués et environnés par huit
ou dix vaisseaux ennemis. Le combat s'engagea et
devint général: il fut si terrible, que huit vais-
seaux anglais ou français coulèrent bas pendant
l'action , ou allèrent se perdre et se brûler sur les
côtes de France. Le seul vaisseau le Formidable ,
plus maltraité que les autres, fut pris après la plus
vigoureuse défense. La Péroùse se conduisit avec
une grande bravoure dans ce combat, où il fut
grièvement blessé.
Rendu à sa patrie, il fit dans le même grade,
sur le vaisseau le Robuste, trois nouvelles cam-
pagnes : il s'y distingua dans plusieurs circons-
tances ; et son mérite naissant commença à fixer
les regards de ses chefs.
Le 1*" octobre 1764, il fut promu au grade
d'enseigne de vaisseau. Un homme moins actif eût
profité des douceurs de la paix; mais sa passion
pour son état ne lui permettait pas de prendre du
repos. Il suffit , pour juger de sa constante acti-
4 INTRODUCTION,
vite, de parcourir le simple tableau de son exis-
tence militaire depuis celle époque jusqu'en 1777.
Il était, en i 765 , sur la flûte l'Jdour; en 1 766 , sur
la flûte le Gave ; en 1767, commandant la flûte l'A-
dour; en 1768, commandant la Dorothée; en 1769,
commandant le Bugalet; en 1 77 1 , sur la Belle-Poule ;
en 1772, ibid.; en 1773, 74, 75, 76, 77, comman-
dant la flûte la Seine et les Deux-Jmis sur la côte
de Malabar ; lieutenant , depuis le 4 avril 1777.
L'année 1778 vit rallumer la guerre entre la
France et l'Angleterre : les hostilités commencèrent
le 17 juin, par le combat de la Belle-Poule.
En 1779, La Pérouse coxnuisxiàdAt l'Amazone ,
qui faisait partie de l'escadre aux ordres du vice-
amiral d'Estaing. Voulant protéger la descente des
troupes à la Grenade, il y mouilla à portée de pis-
tolet d'une batterie ennemie. Lors du combat de
cette escadre contre celle de Tamiral Byron, il fut
chargé de porter les ordres du général dans toute
la ligne. Enfin, il prit sur la côte de la Nouvelle-"
Angleterre la frégate l'Àriel, et contribua à la
prise de lExperiment.
Nommé capitaine le 4 avril 1780, il comman-
dait la frégate ï Asti^ée , lorsque, se trouvant en
croisière avec l Hennione , commandée par le capi-
taine la Touche, il livra, le 21 juillet, un combat
très opiniâtre à six bâtimens de guerre anglais , à
six lieues du cap nord de File Royale. Cinq de ces
INTRODUCTION. o
bâtimens, l Allégeance de vingt-quatre canons, le
Vernon de même force, le Charlestown de vingt -
huit , le Jach de quatorze , et le Faiitoiir de vingt ,
formèrent une ligne pour l'attendre ; le sixième , le
Thompson de dix-huit , resta hors de la portée du
canon. Les deux frégates coururent ensemble sur
l'ennemi , toutes voiles dehors. 11 était sept heures
du soir lorsqu'elles tirèrent le premier coup de
canon. Elles prolongèrent la ligne anglaise sous le
vent, pour lui ôter tout espoir de fuir. Le Thompson
restait constamment au vent. Les deux frégates ma-
nœuvrèrent avec tant d'habileté, que le désordre
se mit bientôt dans l'escadrille anglaise : au bout
d'une demi-heure, le Charlestown , frégate com-
mandante, et le Jack , furent obligés de se rendre ;
les trois autres bâtimens auraient éprouvé le
même sort, si la nuit ne les eût dérobés à la pour-
suite des deux frégates.
L'année suivante , le gouvernement français for-
ma le projet de prendre et de détruire les éta-
blissemens des Anglais dans la baie d'Hudson. La
Pérouse parut propre à remplir cette mission pé-
nible dans des mers difficiles : il reçut ordre de
partir du cap Français, le 31 mai 1782. Il com-
mandait le Sceptre, de soixante-quatorze canons , et
il était suivi des frégates V Astrée et l'Engageante ,
de trente-six canons chacune . commandées par les
capitaines de Langle et la Jaille ; il avait à bord de
(y INTRODUCTION.
CCS bâlimens deux cent cinquante hommes cl'in-
Fanterie , quarante hommes d'artillerie , quatre ca-
nons de campagne, deux mortiers et trois cents
bombes.
Le 17 juillet, il eut connaissance de l'île de la
Résolution; mais à peine eut -il fait vingt-cinq
lieues dans le détroit d'Hudson , que ses vaisseaux
se trouvèrent engagés dans les glaces, où ils furent
considérablement endommagés.
Le 30, après avoir constamment lutté contre
des obstacles de toute espèce , il vit le cap Wal-
singam, situé à la partie la plus occidentale du
détroit. Pour arriver promptement au fort du
Prince-de-Wales, qu'il se proposait d'attaquer d'a-
bord, il n'avait pas un instant à perdre, la rigueur
de la saison obligeant tous les vaisseaux d'aban-
donner cette mer dans les premiers jours de sep-
tembre : mais dès qu'il fut entré dans la baie
d'Hudson , les brumes l'enveloppèrent ; et le
3 août , à la première éclaircie , il se vit environné
de glaces à perte de vue, ce qui le força de
mettre à la cape. Cependant il triompha de ces
obstacles; et le 8 au soir, ayant découvert le pa-
villon du fort du Prince-de-Wales , les bàtimens
français s'en approchèrent en sondant jusqu'à une
lieue et demie, et y mouillèrent.
Un officier envoyé pour reconnaître les appro-
ches du fort rapporta que les bàtimens pouvaient
INTRODUCTION. 7
s'embosser à très peu de distance. La Pérouse, ne
doutant pas que le Sceptre seul ne pût facilement
réduire les ennemis s'ils résistaient, fit ses prépa-
ratifs pour effectuer une descente pendant la nuit.
Quoique contrariées par la marée et l'obscurité ,
les chaloupes abordèrent sans obstacle à trois quarts
de lieue du fort. La Pérouse, ne voyant aucune
disposition défensive quoique le fort parût en état
de faire une vigoureuse résistance, fit sommer
l'ennemi : les portes furent ouvertes , le gouver-
neur et la garnison se rendirent à discrétion.
Cette partie de ses ordres exécutée, il mit, le
1 1 août, à la voile , pour se rendre au fort d'York :
il éprouva, pour y parvenir, des difficultés plus
grandes encore que celles qu'il avait rencontrées
précédemment : il naviguait par six ou sept bras-
ses , sur une côte parsemée d'écueils. Après avoir
couru les plus grands risques, le Sceptre et les deux
frégates découvrirent l'entrée de la rivière de Nel-
son , et mouillèrent, le 20 août, à environ cinq
lieues de terre.
La Pérouse avait pris trois bateaux pontés au
fort du Prince-de-Wales : il les envoya, avec le
canot du Sceptre , prendre connaissance de la ri-
vière des Hayes, près de laquelle est le fort
d'York.
Le 21 août les troupes s'embarquèrent dans les
chaloupes; et La Pérouse, n'ayant rien à craindre
8 INTRODUCTION,
par mer des ennemis, crut devoir présider au dé-
barquement.
L'île des Hayes , où est le fort dTork , est située
à l'embouchure d'une grande rivière qu'elle divise
en deux branches : celle qui passe devant le fort
s'appelle la rwière des Hayes , et l'autre la rivière
Nelson, Le commandant français savait que tous les
moyens de défense étaient établis sur la première;
il y avait, de plus, un vaisseau de la Compagnie
d'Hudson, portant vingt -cinq canons de neuf,
mouillé à son embouchure. Il se décida à pénétrer
par la rivière Nelson , quoique ses troupes eussent
à faire de ce côté une marche d'environ quatre
lieues; mais il y gagnait l'avantage de rendre inu-
tiles les batteries placées sur la rivière des Hayes.
On arriva, le 21 au soir, à l'embouchure de la
rivière Nelson , avec deux cent cinquante hommes
de troupes, les mortiers, les canons, et des vivres
pour huit jours, afin de ne pas avoir besoin de re-
courir aux vaisseaux , avec lesquels il était très dif-
ficile de communiquer. La Pérouse donna ordre
aux chaloupes de mouiller par trois brasses à l'en-
trée de la rivière , et il s'avança dans son canot avec
son second de Langle, le commandant des troupes
de débarquement Rostaing, et le capitaine du génie
Monneron , pour sonder la rivière et en visiter les
bords, où il craignait que les ennemis n'eussent
préparé quelques moyens de défense.
INTRODUCTION. ^
Cette opération prouva que la rive était inabor-
dable : les plus petits canots ne pouvaient appro-
cher qu'à environ cent toises , et le fond qui restait
à parcourir était de vase molle. Il jugea donc à
propos d'attendre le jour et de rester à l'ancre ;
mais la marée perdant beaucoup plus qu'on ne l'a-
vait présumé, les chaloupes restèrent à sec à trois
heures du matin.
Irritées par cet obstacle , bien loin d'en être dé-
couragées , toutes les troupes débarquèrent ; et
après avoir fait un quart de lieue dans la boue
jusqu'à mi-jambe, elles arrivèrent enfin sur un pré,
où elles se rangèrent en bataille : de là elles mar-
chèrent vers un bois, où l'on comptait trouver un
sentier sec qui conduirait au fort. On n'en décou-
vrit aucun, et toute la journée fut employée à la
recherche de chemins qui n'existaient point.
La Pérouse ordonna au capitaine du génie Mon-
neron d'en tracer un à la boussole au milieu du
bois. Ce travail extrêmement pénible exécuté
servit à faire connaître qu'il y avait deux lieues de
marais à traverser, pendant lesquelles on enfon-
cerait souvent dans la vase jusqu'aux genoux. Un
coup de vent qui survint dans la nuit, força La
Pérouse inquiet à rejoindre ses bàtimens. Il se
rendit sur le rivage; mais la tempête continuant,
il ne put s'embarquer. Il profita d'un intervalle, et
parvint le lendemain à son bord, une heûrfe avant
10 INTRODUCTION,
un second coup de vent. Un officier, parti en même
temps que lui, fit naufrage; il eut, ainsi que les
gens de son équipage, le bonheur de gagner la terre;
mais ils ne purent revenir à bord qu'au bout de
trois jours, nus et mourant de faim.
Cependant les troupes arrivèrent devant le fort
le 24 au matin, après une marche des plus péni-
bles, et il fut rendu à la première sommation. La
Pérouse fit détruire le fort , et donna l'ordre aux
troupes de se rembarquer sur-le-champ.
Cet ordre fut contrarié par un nouveau coup de
vent, qui fit courir les plus grands dangers aux
vaisseaux. Enfin le beau temps revint, et les trou-
pes se rembarquèrent. La Pérouse, ayant à bord les
gouverneurs des forts du Prince -de -Wales et
d'York, mit à la voile pour s'éloigner de ces pa
rages, livrés aux glaces et aux tempêtes, où des
succès militaires obtenus sans éprouver la moindre
l'ésistance avaient été précédés de tant de peines,
de périls et de fatigues.
Si La Pérouse, comme militaire, fut obligé, pour
se conformer à des ordres rigoureux, de détruire
des possessions alors ennemies, il n'oublia pas en
même temps les égards qu'on doit au malheur.
Ayant su qu'à son approche des Anglais avaient
fui dans les bois, et que son départ, vu la destruc-
lion des établissemens, les exposait à mourir de
faim et à tomber sans défense entre les mains des
INTRODUCTION. Il
sauvages , il eut rhumanilé de leur laisser des vivres
et des armes.
Est-il à ce sujet un éloge plus flatteur que cet
aveu sincère d'un marin anglais, dans sa relation
d'wn voyage à Botany-Bay ! « On doit se rappeler
avec reconnaissance , en Angleterre surtout , cet
homme humain et généreux, pour la conduite qu'il
a tenue lorsque l'ordre fut donné de détruire notre
établissement de la baie d'Hudson, dans le cours de
la dernière guerre. »
Après un témoignage aussi juste et aussi vrai, et
lorsque l'Angleterre a si bien mérité des amis des
sciences et des arts par son empressement à publier
les résultats des voyages de découvertes qu'elle a
ordonnés , aurons-nous à reprocher à un autre mi-
litaire anglais d'avoir manqué à ses engagemens
envers La Pérou se !
Le gouverneur Hearn avait fait, en 1772, un
voyage par terre, vers le nord, en partant du fort
Churchill dans la baie d'Hudson ; le journal ma-
nuscrit en fut trouvé par LaPérouse dans les pa-
piers de ce gouverneur , qui insis.ta pour qu'il lui
fût laissé comme sa propriété particulière. Ce
voyage ayant été fait néanmoins par ordre de la
Compagnie d'Hudson dans la vue d'acquérir des
connaissances sur la partie du nord de l'Amérique,
le journal pouvait bien être censé appartenir à cette
(compagnie, et par conséquent être dévolu au
12 INTRODUCTION,
vainqueur : cependant La Pérouse céda par bonté
aux instances du gouverneur Hearn ; il lui ren-
dit le manuscrit, mais à la condition expresse
de le faire imprimer et publier dès qu'il serait de
retour en Angleterre. Cette condition ne fut point
remplie.
L'époque du rétablissement de la paix avec l'An-
gleterre en 1783 termina cette campagne. L'infa-
tigable La Pérouse ne jouit pas d'un long repos ; une
plus importante campagne l'attendait : hélas ! ce
devait être la dernière. Il était destiné à commander
l'expédition autour du monde, en 1785, dont les
préparatifs se faisaient à Brest.
Jusqu'ici on n'a considéré dans La Pérouse que
Je militaire et le navigateur ; mais il mérite égale-
ment d'être connu par ses qualités personnelles ,
car il n'était pas moins propre à se concilier les
hommes de tous les pays , ou à s'en faire respec-
ter , qu'à prévoir et à vaincre les obstacles qu'il est
donné à la sagesse humaine de surmonter.
Réunissant à la vivacité des habitans des pays
méridionaux un esprit agréable et un caractère
égal , sa douceur et son aimable gaîté le firent tou-
jours rechercher avec empressement : d'un autre
côté, mûri par une longue expérience, il joignait
à une prudence rare cette fermeté de caractère
qui est le partage d'une âme forte, et qui, aug-
mentée par le genre de vie pénible des marins, le
INTRODUCTION. 13
rendait capable de tenter et de conduire avec succès
les plus grandes entreprises.
D'après la réunion de ces diverses qualités, le
lecteur, témoin de sa patience rigoureuse dans les
travaux commandés par les circonstances, des con-
seils sévères que sa prévoyance lui dictait, des
mesures de précaution qu'il prenait avec les peu-
ples, sera peu étonné de la conduite bienfaisante et
modérée autant que circonspecte de La Pérouse à
leur égard, de la confiance, quelquefois même de
la déférence qu'il témoignait à ses officiers, et de
ses soins paternels envers ses équipages : rien de ce
qui pouvait les intéresser, soit en prévenant leurs
peines, soit en procurant leur bien-être, n'échap-
pait à sa surveillance , à sa sollicitude. Ne voulant
pas faire d'une entreprise scientifique une spécula-
tion mercantile, et laissant tout entier le bénéfice
des objets de traite au profit des seuls matelots de
l'équipage, il se réservait pour lui la satisfaction
d'avoir été utile à sa patrie et aux sciences. Secondé
parfaitement dans ses soins pour le maintien de
leur santé, aucun navigateur n'a fait une campagne
aussi longue, n'a parcouru un développement de
route si étendu, en changeant sans cesse de climat,
avec des équipages aussi sains, puisqu'à leur arri-
vée à la Nouvelle-Hollande, après trente mois de
campagne et plus de seize mille 4ieues de route, ils
étaient aussi bien portans qu'à leur départ de Brest.
14 INTRODUCTION.
Maître de lui-même, ne se laissant jamais aller
aux premières impressions, il fut à portée de pra-
tiquer, surtout dans cette campagne, les préceptes
d'une saine philosophie, amie de l'humanité ; s'at-
tachant à suivre cet article de ses instructions,
gravé dans son cœur, qui lui ordonnait d'éviter de
répandre une seule goutte de sang; l'ayant suivi
constamment dans un aussi long voyage, avec un
succès dû à ses principes; et, lorsque attaqué par
une horde barbare de sauvages, il eut perdu son
second, un naturaliste et dix hommes des deux
équipages, malgré les moyens puissans de ven-
geance qu'il avait entre les mains, et tant de mo-
tifs excusables pour en user, contenant la fureur
des équipages , et craignant de frapper une seule
victime innocente parmi des milliers de coupables.
Equitable et modeste autant qu'éclairé, on verra
avec quel respect il parlait de l'immortel Cook , et
comme il cherchait à rendre justice aux grands
hommes qui avaient parcouru la même carrière.
Egalement juste envers tous, La Pérouse, dans
son journal et sa correspondance, dispense avec
équité les éloges auxquels ont droit ses coopéra-
teurs. U cite aussi les étrangers qui, dans les dif-
férentes parties du monde , l'ont bien accueilli , et
lui ont procuré des secours. A son tour, justement
apprécié par les marins anglais qui avaient eu oc-
casion de le connaître , ils lui ont donné un té-
INTRODUCTION. 15
raoignage d'estime non équivoque dans leurs écrits.
La Pérouse . d'après ses dernières lettres de Bo-
tany-Bay, devait être rendu à ITle-de-France en
1788. Les deux années suivantes s'étant écoulées,
les événemens iraportans qui occupaient et fixaient
l'attention de la France entière ne purent la dé-
tourner du sort qui semblait menacer nos naviga-
teurs. Les premières réclamations à cet égard, les
premiers accens de la crainte et de la douleur, se
firent entendre à la barre de l'assemblée nationale,
par l'organe des membres de la Société d'histoire
naturelle.
La demande de la Société d'histoire naturelle ,
accueillie avec le plus vif intérêt, fut suivie de
près par la loi qui ordonna l'armement de deux
frégates pour aller à la recherche de La Pérouse.
Les motifs d'après lesquels le décret fut rendu ,
les termes mêmes du rapport, font connaître l'in-
térêt tendre et touchant qu'inspiraient nos naviga-
teurs , et l'empressement avec lequel , désirant les
retrouver, on saisissait une simple lueur d'espé-
rance, sans songer aux grands sacrifices que leur
recherche exigeait.
A peine les navires envoyés à la recherche de
La Pérouse furent-ils partis, que le bruit se répan-
dit qu'un capitaine hollandais, passant devant les
îles de l'Amirauté, à l'ouest de la Nouvelle-Irlande,
avait aperçu une pirogue montée par des naturels
16 INTRODUCTION,
qui lui avaient paru revêtus d'uniformes de la ma-
rine française.
Le général d'Entrecasteaux, qui commandait la
nouvelle expédition, ayant relâché au cap de Bonne-
Espérance, eut connaissance de ce rapport : mal-
gré son peu d'authenticité et de vraisemblance , il
n'hésita pas un seul instant ; il changea son projet
de route pour voler au lieu indiqué. Son empres-
sement n'ayant eu aucun succès, il recommença sa
recherche dans Tordre prescrit par ses instructions,
et il l'acheva sans pouvoir obtenir le moindre ren-
seignement ni acquérir la moindre probabilité sur
le sort de notre infortuné navigateur.
On a diversement raisonné en France sur la
cause de sa perte : les uns , ignorant la route qui
lui restait à parcourir depuis Botany-Bay, et qui
est tracée dans sa dernière lettre , ont avancé
que ses vaisseaux avaient été pris dans les gla-
ces , et que La Pérouse et tous ses compagnons
avaient péri de la mort la plus horrible ; d'autres
ont assuré que, devant arriver à l'île de France
vers la fin de 1788, il avait été victime du violent
ouragan qui devint si funeste à la frégate la Vénus
dont on n'a plus entendu parler, et qui avait entiè-
rement démâté la frégate la Résolution.
Quoiqu'on ne puisse combattre l'assertion de
ces derniers , on ne doit pas non plus l'admettre
sans preuve. Si elle n'est point la vraie, La Pérouse
INTRODUCTION. 17
a dû probablement périr, par un mauvais temps ,
sur les nombreux récifs dont les archipels qu'il
avait encore à explorer doivent être et ont en effet
été reconnus parsemés par le général d'Entrecas-
teaux. La manière dont les deux frégates ont tou-
jours navigué à la portée de la voix aura rendu
commun à toutes deux le même écueil; elles au-
ront éprouvé le malheur dont elles avaient été si
près le 6 novembre i 786 , et auront été englouties
sans pouvoir aborder à aucune terre ^
Voici le décret que l'assemblée nationale rendit
pour l'envoi de vaisseaux à la recherche de ceux de
La Pérouse.
Décret de l Assemblée nationale du 9 février 1 79 L
«L'Assemblée nationale, après avoir entendu ses
comités réunis d'agriculture, de commerce et de
marine , décrète :
«Que le roi sera prié de donner des ordres à
tous les ambassadeurs, résidens, consuls, agens de
* Ces conjectures ont été en quelque sorte pleinement vérifiées
par le voyage de l'Astrolabe, exécuté de 1826 à 1829 sous le com-
mandement de M. le capitaine Dumont-d'Urville, qui a retrouvé
plusieurs débris du naufrage de La Pérouse dans les récifs de l'Ile
Vanikoro , située entre l'archipel Salomon et les Nouvelles-Hé-
brides, à 10 ou 12 degrés de latitude sud, et vers le 165® de lon-
gitude est.'
Xll. 2
18 INTRODUCTION,
la nation auprès des différentes puissances, pour
qu'ils aient à engager, au nom de l'humanité , des
arts et des sciences, les divers souverains auprès
desquels ils résident, à charger tous les navigateurs
et agens quelconques qui sont dans leur dépen-
dance, en quelque lieu qu'ils soient, mais notam-
ment dans la partie australe de la mer du Sud, de
faire toute recherche des deux frégates françaises
la Boussole et l' Asti^olabe ^ commandées par M. de
La Pérouse, ainsi que de leurs équipages, de même
que toute perquisition qui pourrait constater leur
existence ou leur naufrage ; afin que, dans le cas où
M. de La Pérouse et ses compagnons seraient trou-
vés ou rencontrés , n'importe en quel lieu , il leur
soit donné toute assistance, et procuré tous les
moyens de revenir dans leur patrie, comme d'y
pouvoir rapporter tout ce qui serait en leur pos-
session; l'Assemblée nationale prenant l'engagement
d'indemniser et même de récompenser, suivant
l'importance du service, quiconque prêtera secours
à ces navigateurs, pourra procurer de leurs nou-
velles , ou ne ferait même qu'opérer la restitution
à la France des papiers et effets quelconques qui
pourraient appartenir ou avoir appartenu à leur
expédition.
«Décrète en outre que le roi sera prié de faire ar-
mer un ou plusieurs bâtimens , sur lesquels seront
embarqués des savans , des naturalistes et des des-
INTRODUCTION. 19
sinateurs , et de donner aux commandans de l'ex-
pédition la double mission de rechercher M. de
La Pérouse, d'après les documens, instructions et
ordres qui leur seront donnés, et de faire en même
temps des recherches relatives aux sciences et au
commerce, en prenant toutes les mesures pour
rendre , indépendamment de la recherche de
M. de La Pérouse , ou même après l'avoir recouvré
ou s'être procuré de ses nouvelles , cette expédi-
tion utile et avantageuse à la navigation , à la géo-
graphie, au commerce, aux arts et aux sciences.»
Autre décret de l Assemblée nationale ,
du 22 «m7 1791.
La même Assemblée nationale décréta que les
relations et cartes envoyées par La Pérouse , de la
partie de son voyage jusqu'à Botany-Bay, seraient
imprimées et gravées aux dépens de la nation, et
que cette dépense serait prise sur le fonds de deux
millions ordonné par l'article 14 du décret du
3 août 1790; elle décréta, en outre, qu'aussitôt
que l'édition serait finie, et qu'on en aurait retiré
les exemplaires dont le roi voudrait disposer, le
surplus serait adressé à madame de La Pérouse en
témoignage de satisfaction du dévouement de M. de
La Pérouse à la chose publique et à l'accroissement
des connaissances humaines et des découvertes
20 INTRODUCTION.
utiles; elle décréta enfin que La Pérouse resterait
porté sur l'état de la marine jusqu'au retour des
bàtimens envoyés à sa recherche, et que ses ap-
pointemens continueraient à être payés à sa femme ,
suivant la disposition qu'il en avait faite avant son
départ.
VOYAGES
AUTOUR DU MONDE.
LIVRE CINQUIÈME.
. PÉRIODE DE 1780 A 1800.
CHAPITRE r.
(1780-1790.)
JEAN-FRANCOlS DE LA PÉRQUSE,
(1785-1788.)
Objet de l'armement des deux frégates. Séjour dans la rade de
Brest. Traversée de Brest à Madère et à Ténériffe. Séjour dans
ces deux' îles. Voyage au Pic. Arrivée à la Trinité. Relâche à
l'île Sainte-Catherine sur la cote du Brésil.
L'ancien esprit de découvertes paraissait en-
tièrement éteint. Le voyage d'Ellis à la baie d'Hud-
son, en 1747, n'avait pas répondu aux espérances
de ceux qui avaient avancé des fonds pour cette
entreprise. Le capitaine Bouvet avait cru aperce-
22 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
voir, le 1" janvier 1739, une terre par les 54 de-
grés de latitude sud : il paraît aujourd'hui pro-
bable que ce n'était qu'un banc de glace ; et cette
méprise a retardé les progrès de la géographie.
Les faiseurs de systèmes, qui, du fond de leurs
cabinets, tracent la figure des continens et des
îles, avaient conclu que le prétendu cap de la Cir-
concision était la pointe septentrionale des terres
australes, dont l'existence leur paraissait démon-
trée comme nécessaire à l'équilibre du globe ^
Ces deux voyages devaient avec raison décou-
rager des particuliers qui , par un simple esprit
de curiosité, sacrifiaient des sommes considérables
- à un intérêt qui avait cessé depuis long-temps de
fixer les yeux des différentes puissances maritimes
de l'Europe.
En 1764 l'Angleterre ordonna une nouvelle
expédition dont le commandement fut confié au
Commodore Byron. Les relations de ce voyage ,
ainsi que celles des navigateurs Wallis , Carteret
et Cook, sont généralement connues ^.
I Néanmoins, sans prétendre que le cap de la Circoncision, de-
couvert par Lozier Bouvet , appartienne à un banc de glace plu-
tôt qu'à une île ; sans résoudre le problème oiseux de l'existence
d'un continent austral, puisqu'il ne peut être situé que par une
latitude qui l'isolera éternellement du reste du globe, nous dirons
que les premiers voyages de Cook autour du pôle austral ont assez
décidé la question.
' Nous les avons données à nos lecteurs dans les précédens vo-
lumes. 11 en est de même de celle de Bougainville.
LA PÉROUSE. 13
Au mois de novembre 1766, M. de Bougainville
partit de Nantes , avec la frégate la Boudeuse et la
flûte l'Etoile. 11 suivit à peu près la même route
que les navigateurs anglais; il découvrit plusieurs
îles; et son voyage, écrit avec intérêt, n'a pas geu
servi à donner aux Français ce goût des décou-
vertes, qui venait de renaître avec tant d'énergie
en Angleterre.
En 1771 M. de Kerguelen fut expédié pour un
voyage vers le continent austral dont l'existence,
à cette époque, n'était pas même contestée des
géographes. En décembre de la même année , il
eut connaissance d'une île : le mauvais temps l'em-
pêcha d'en achever la découverte. Plein des idées
de tous les savans de l'Europe, il ne douta pas
qu'il n'eût aperçu un cap des terres australes. Son
empressement à venir annoncer cette nouvelle
ne lui permit pas de différer un instant son re-
tour; il fut reçu en France comme un nouveau
Christophe Colomb. On équipa tout de suite un
vaisseau de guerre et une frégate pour continuer
cette importante découverte : ce choix extraordi-
naire de bâtimens suffirait seul pour démontrer
que l'enthousiasme exclut la réflexion. M. de Ker-
guelen eut ordre d'aller lever le plan du prétendu
continent qu'il avait aperçu : on sait le mauvais
succès de ce second voyage ; mais le capitaine Cook,
le premier des navigateurs, n'aurait pu réussir
24 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
dans une pareille entreprise avec un vaisseau de
soixante-quatre canons, une frégate de trente-deux,
et sept cents hommes d'équipage : peut-être n'au-
rait-il point accepté ce commandement, ou il au-
vàil fait adopter d'autres idées. Enfin , M. de Ker-
guelen revint en France aussi peu instruit que la
première fois. On ne s'occupa plus de découvertes.
Le roi mourut pendant le cours de cette expédi-
tion. La guerre de 1778 tourna tous les regards
vers des objets bien opposés : on n'oublia pas ce-
pendant que nos ennemis avaient en îner la Dé-
couverte et la Résolution , et que le capitaine Cook,
travaillant à l'agrandissement des connaissances
humaines, devait être l'ami de toutes les nations
de l'Europe ^
L'objet principal de la guerre de 1778 était d'as-
surer la tranquillité des mers : il fut rempli par la
paix de 1783. Ce même esprit de justice qui avait
fait prendre les armes, pour que les pavillons des
nations les plus faibles sur mer y fussent respectés
à l'égal de ceux de France et d'Angleterre, devait
pendant la paix se porter vers ce qui peut con-
' A l'époque des hostilités de 1778 contre l'Angleterre, il fut
ordonné à tout bâtiment français qui rencontrerait la Décou-
verte et la Résolution , commandées par le capitaine Cook , de les
laisser librement passer sans les visiter; et bien loin de les traiter
en ennemies, de leur fournir tous les secours dont elles pourraient
avoir besoin. C'est ainsi qu'une grande nation , dit M. Milet-Mu-
reau , montre un respect reliffieux pour les progrès des sciences
el des découvertes utiles.
LA PÉROUSE. 25
tribuer au plus grand bien-être de tous les hommes.
Les sciences, en adoucissant les mœurs, ont peut-
être plus que les bonnes lois contribué au bon-
heur de la société.
Les voyages de divers navigateurs anglais, en
étendant nos connaissances , avaient mérité la juste
admiration du monde entier : l'Europe avait ap-
précié les talens et le grand caractère du capitaine
Cook. Mais dans un champ aussi vaste, il restera
pendant bien des siècles de nouvelles connais-
sances à acquérir; des côtes à relever , des plantes,
des arbres, des poissons, des oiseaux à décrire;
des minéraux , des volcans à observer; des peu-
ples à étudier, et peut-être à rendre plus heureux :
car enfin , une plante farineuse , un fruit de plus ,
sont des bienfaits inestimables pour les habitans
des îles de la mer du Sud.
Ces différentes réflexions firent adopter le pro-
jet d'un voyage autour du monde : des savans de
tous les genres furent employés dans cette expé-
dition. M. Dagelet, de l'Académie des Sciences, et
M. Monge \ l'un et l'autre professeurs de mathé-
matiques à l'Ecole militaire, furent embarqués en
qualité d'astronomes, le premier sur la Boussole ,
et le second sur l Astrolabe. M. de Lamanon , de
' La santé de Monge devint si mauvaise de Brest à Ténéritfe ,
qu'il tut obligé de débarquer et de retourner <*n France, où il
devait dans le sanctuaire des sciences éterniser son nom.
23 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
l'Acadéaiie de Turin , correspondant de l'Académie
des Sciences, fut chargé de la partie de l'histoire
naturelle de la terre et de son atmosphère , con-
nue sous le nom de géologie. M. l'abbé Mongès ,
chanoine régulier de Sainte-Geneviève, rédacteur
du journal de physique , devait examiner les mi-
néraux, en faire l'analyse, et contribuer au pro-
grès des différentes parties de la physique. M. de
Jussieu désigna M. de la Martinière, docteur en
médecine de la faculté de Montpellier, pour la
partie de la botanique; il lui fut adjoint un jardi-
nier du Jardin du Roi pour cultiver et conserver
les plantes et graines de différentes espèces que
nous aurions la possibilité de rapporter en Eu-
rope : sur le choix qu'en fit M. Thouin , M. Col-
lignon fut embarqué pour remplir ces fonctions.
INIM. Prévost, oncle et neveu, fui'cnt chargés de
peindre tout ce qui concerne l'histoire naturelle.
M. Dufresne, grand naturaliste , et très habile dans
l'art de classer les différentes productions de la
nature, nous fut donné par M. le contrôleur gé-
néral. Enfin , M. Duché de Vancy reçut ordre de
s'embarquer pour peindre les costumes, les paysa-
ges, et généralement tout ce qu'il est souvent im-
possible de décrire. Les compagnies savantes du
royaume s'empressèrent de donner dans cette oc-
casion des témoignages de leur zèle et de leur
amour pour le progrès des sciences et des arts.
LA PÉROUSE. 27
L'Académie des Sciences, la Société de médecine
adressèrent chacune un mémoire à M. le maréchal
de Castries , sur les observations les plus impor-
tantes que nous aurions à faire pendant cette cam-
pagne.
M. l'abbé Tessier, de l'Académie des Sciences ,
proposa un moyen pour préserver l'eau douce de
la corruption. M. du Fourni, ingénieur-architecte,
nous fit part aussi de ses observations sur les ar-
bres et sur le nivellement des eaux de la mer. M. le
Dru nous proposa dans un mémoire de faire plu-
sieurs observations sur l'aimant, par différentes
latitudes et longitudes ; il y joignit une boussole
d'inclinaison de sa composition , qu'il nous pria de
comparer avec le résultat que nous donneraient
les deux boussoles d'inclinaison qui nous furent
prêtées par les commissaires du bureau des longi-
tudes de Londres. Je dois ici témoigner ma recon-
naissance au chevalier Banks, qui , ayant appris
que M. de Monneron ne trouvait point à Londres
de boussole d'inclinaison, voulut bien nous faire
prêter celles qui avaient servi au célèbre capitaine
Cook. Je reçus ces inslrumens avec un sentiment
de respect religieux pour la mémoire de ce grand
homme.
M. de Monneron , capitaine au corps du génie ,
qui m'avait suivi dans mon expédition de la baie
d'Hudson, fut embarqué en qualité d'ingénieur en
28 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
chef; son amitié pour moi , autant que son ^oût
pour les voyages, le déterminèrent à solliciter cette
place : il fut chargé de lever les plans, d'examiner
les positions. M. Bernizet, ingénieur-géographe,
lui fut adjoint pour cette partie.
Enfin M. de Fleurieu , ancien capitaine de vais-
seau, directeur des ports et arsenaux, dressa lui-
même les cartes qui devaient nous servir pendant
le voyage; il y joignit un volume entier des notes
les plus savantes, et des discussions sur les diffé-
ï'cns voyageurs, depuis Christophe Colomb jusqu'à
nos jours. Je lui dois un témoignage public de
reconnaissance pour les lumières que je tiens de
lui , et pour l'amitié dont il m'a si souvent donné
des preuves *.
M. le maréchal de Castries , ministre de la ma-
rine, qui m'avait désigné au roi pour ce comman-
dement, avait donné les ordres les plus formels
dans les ports, pour que tout ce qui pouvait con-
tribuer au succès de cette campagne nous fût
accordé. M. d'Hector, lieutenant général comman-
dant la marine à Brest, répondit à ses vues, et
suivit le détail de mon armement comme s'il avait
dû commander lui-même. J'avais eu le choix de
ï Les sciences et les arts doivent plus particulièrement partager
les regrets de l'Europe entière sur la perte de nos navigateurs;
l'immense collection faite par le» savans et une partie des mé*
nioires ont péri avec eux.
LA PÉROLSE. 29
tous les officiers; je désignai pour le commande-
ment de l'Astrolabe M. de Langle , capitaine de
vaisseau, qui montait l' Astrée dans mon expédition
de la baie d'Hudson , et qui m'avait, dans cette oc-
casion, donné les plus grandes preuves de talent
et de caractère. Cent officiers se proposèrent à
M. de Langle et à moi pour faire cette campagne ;
tous ceux dont nous fîmes choix étaient distingués
par leurs connaissances : enfin, le 26 juin 1785,
mes instructions me furent remises. Je partis le
l^'^ juillet pour Brest, où j'arrivai le 4; je trouvai
l'armement des deux frégates très avancé. On avait
suspendu l'embarquement de différens effets, parce
qu'il me fallait opter entre quelques articles pro-
pres aux échanges avec les sauvages, ou des vivres
dont j'aurais bien voulu me pourvoir pour plu-
sieurs années : je donnai la préférence aux effets de
traite, en songeant qu'ils pourraient nous procurer
des comestibles frais , et qu'à cette époque , ceux
que nous aurions à bord seraient presque entiè-
rement altérés.
Nous avions en outre à bord un bot ' ponté, en
pièces, d'environ vingt tonneaux, deux chaloupes
biscaïennes - , un grand mât , une mèche de gou-
' Ou boat ou bo^er, espèce de bâtiment très fort à varangues
plates, en usage en Flandre et en Hollande, très bon pour les
navigations intérieures.
* Barca longa, chaloupes longues, fort effilées dans les extré-
mités, propres à naviguer lorsque la mer est houleuse
30 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
vernail, un cabestan; enfin, ma frégate contenait
une incroyable quantité d'effets. M. de Clonard,
mon second, l'avait arrimée avec zèle et intelligence.
L Astrolabe avait embarqué exactement les mêmes
articles. Nous fûmes en rade le 1 1 : nos bâtimens
étaient tellement encombrés, qu'il était impossible
de virer au cabestan; mais nous partions dans la
belle saison, et nous avions l'espoir d'arriver à
Madère sans essuyer de mauvais temps.
Le 12 nous passâmes la revue. Ce même jour,
les horloges astronomiques qui devaient nous servir
pour vérifier dans les relâches le mouvement jour-
nalier des horloges marines furent embarquées
sur les deux bâtimens. Les vents d'ouest nous re-
tinrent en rade jusqu'au 1^*^ d'août : il y eut pendant
ce temps des brumes et de la pluie. Je craignis que
l'humidité ne nuisît à la santé de nos équipages :
nous ne débarquâmes cependant, dans l'espace de
dix-neuf jours, qu'un seul homme ayant la fièvre;
mais nous découvrîmes six matelots et un soldat
attaqués de la maladie vénérienne, et qui avaient
échappé à la visite de nos chirurgiens.
Je mis à la voile de la rade de Brest, le 1'''^ août.
Ma traversée jusqu'à Madère n'eut rien d'intéres-
sant; nous y mouillâmes le 13; les vents nous fu-
rent constamment favorables : cette circonstance
était bien nécessaire à nos vaisseaux qui , trop
chargés sur l'avant, gouvernaient fort mal. Pendant
LA PÉROUSE. 31
les belles nuits de cette traversée , M. de Lamanon
observa les points lumineux qui sont dans l'eau de
la mer, et qui proviennent, selon mon opinon, de
la dissolution des corps marins. Si des insectes
produisaient cette lumière, comme l'assurent plu-
sieurs physiciens , ils ne seraient pas répandus avec
cette profusion depuis le pôle jusqu'à Téquateur,
et ils afFecteraient certains climats ^
Nous n'étions pas encore mouillés à Madère , que
M. Johnston, négociant anglais, avait déjà envoyé
à bord de mon bâtiment un canot chargé de fruits.
Plusieurs lettres de recommandation de Londres
nous avaient précédés chez lui : ces lettres furent
un grand sujet d'étonnement pour moi , ne con-
naissant pas les personnes qui les avaient écrites.
L'accueil que nous fit M. Johnston fut tel , que
nous n'aurions pu en espérer un plus gracieux de
nos parens ou de nos meilleurs amis. Sans les cir-
constances impérieuses où nous nous trouvions , il
eût été bien doux de passer quelques jours à Ma-
dère, où nous étions accueillis d'une manière si
* On ne doute plus maintenant de l'existence des polypes ou
animaux lumineux dans l'eau de la mer. On a observé aux Mal-
dives et sur la côte du Malabar, lieux où la mer est plus lumineuse
que dans les parages dont parle notre navigateur, que l'eau était
parsemée de quantité de petits animaux vivans, lumineux, laissant
échapper une liqueur huileuse qui surnageait , et répandait une
lumière phosphorique quand elle était agitée. On a vu dans les
voyages antérieurs divers faits de ce genre.
32 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
obligeante; Fiiais l'objet de notre relâche ne pou-
vait y être rempli. Les Anglais ayant porté le vin
de cette île à un prix excessif, nous n'aurions pu
nous en procurer à moins de treize ou quatorze
cents livres le tonneau de quatre barriques, et cette
même quantité ne coûtait que six cents livres à
Ténériffe : j'ordonnai donc de tout disposer pour
partir le lendemain 16 août. La brise du large ne
cessa qu'à six heures du soir, et nous mîmes à la
voile tout de suite. Je reçus encore de M. Johnston
une prodigieuse quantité d'articles de toute espèce,
cent bouteilles de vin de Malvoisie , une demi-bar-
rique de vin sec, du rum et des citrons confits.
Notre traversée jusqu'à Ténériffe ne fut que
de trois jours; nous y mouillâmes le 19 août. J'eus
connaissance, le 18 au matin, de l'île Salvage, dont
je rangeai la partie de l'est à environ une demi-
lieue : elle est très saine. Cette île est entièrement
brûlée; il n'y a pas un seul arbre ; elle paraît for-
mée par des couches de lave et d'autres matières
volcaniques. Sa longitude occidentale est par 18
degrés 13 minutes, et sa latitude nord par 30 de-
grés 15 minutes.
Dès mon arrivée à Ténériffe, je m'occupai de
rétablissement d'un observatoire à terre; nos instru-
mens y furent placés le 22 août, et nous détermi-
nâmes la marche de nos horloges astronomiques ,
par des hauteurs correspondantes du soleil ou des
LA PÉROUSE. 33
étoiles , afin de vérifier le plus promptement pos-
sible le mouvement des horloges marines des deux
frégates.
Le 30 août au matin je mis à la voile avec un
vent de nord-nord-est assez frais. Nous avions pris
à bord de chaque bâtiment soixante pipes de vin :
cette opération nous avait obligés de désarrimer la
moitié de notre cale pour trouver les tonneaux vides
qui étaient destinés à le contenir. Ce vin venait
d'Orotava, petite ville qui est de l'autre côté de l'île.
Le gouverneur général de toutes les îles Cana-
ries ne cessa, pendant notre séjour dans sa rade, de
nous donner les plus grandes marques d'amitié.
Nous ne pûmes faire route qu'à trois heures après
midi du 30 août. Nous étions encore plus encombrés
d'effets qu'à notre départ de Brest ; mais chaque jour
devaitles diminuer, et nous n'avions plus que du bois
et de l'eau à trouver jusqu'à notre arrivée aux îles
de la mer du Sud. Je comptais me pourvoir de ces
deux articles à la Trinité; car j'étais décidé à ne pas
relâcher aux îles du Cap-Vert , qui , dans cette sai-
son, sont très malsaines, et la santé de nos équi-
pages était le premier des biens : c'est pour la leur
conserver que j'ordonnai de parfumer les entre-
ponts, de faire branle -bas tous les jours, depuis
huit heures du matin jusqu'au soleil couchant. Mais,
afin que chacun eût assez de temps pour dormir,
l'équipage fut mis à t rois-quart s ; en sorte que huit
XII. 3
34 VOYAGES AllTOl R DC MONDE,
heures de repos succédaient à quatre lieures de
service. Comme je n'avais à bord que le nombre
d'hommes rigoureusement nécessaire, cet arran-
gement ne put avoir lieu que dans les belles mers,
et j'ai été contraint de revenir à l'ancien usage lors-
que j'ai navigué dans les parages orageux. La traver-
sée jusqu'à la ligne n'eut rien de remarquable. Les
vents alises nous quittèrent par les 14 degrés nord,
et furent constamment de l'ouest au sud -ouest
jusqu'à la ligne ; ils me forcèrent de suivre la côte
d'Afrique, que je prolongeai à environ soixante
lieues de distance.
JNous coupâmes l'équateur le 29 septembre, par
18 degrés de longitude occidentale : j'aurais désiré,
d'après mes instructions, pouvoir le passer beau-
coup plus à l'ouest; mais heureusement les vents
nous portèrent toujours vers l'est. Sans cette cir-
constance , il m'eût été impossible de prendre con-
naissance de la Trinité ; car nous trouvâmes les vents
de sud-est à la ligne , et ils m'ont constamment
suivi jusque par les 20 deg. 25 min. de latit. sud ;
en sorte que j'ai toujours gouverné au plus près,
et que je n'ai pu me mettre en latitude de la Trinité
qu'à environ vingt-cinq lieues dans l'est. Si j'eusse
pris connaissance de Penedo de San-Pedro*, j'au-
* La reconnaissance de cette île ne m'était pas ordonnée, mais
simplement indiquée, si je n'avais presque pas à me détourner de
ma route.
LA PÉROUSE. 35
rais eu bien de la peine à doubler la pointe orientale
du Brésil.
J'ai passé, suivant mon point, sur le bas-fond où
le vaisseau le Prince crut avoir touché en 1747.
Nous n'avons eu aucun indice de terre , à l'excep-
tion de quelques oiseaux connus sous le nom de fré-
gates, qui nous ont suivis en assez grand nombre,
depuis 8 degrés de latit. nord, jusqu'à 3 degrés de
latit. sud. Nos bâtimens ont été pendant ce même
temps environnés de thons; mais nous en avons
très peu pris , parce qu'ils étaient si gros qu'ils cas-
saient toutes nos lignes : chacun de ceux que nous
avons péchés pesait au moins soixante livres.
Les marins qui craignent de trouver dans cette
saison des calmes sous la ligne sont dans la plus
grande erreur : nous n'avons pas été un seul jour
sans vent, et nous n'avons eu de la pluie qu'une
fois ; elle fut à la vérité assez abondante pour nous
permettre de remplir vingt-cinq barriques.
La crainte d'être porté trop à l'est dans l'enfon-
cement du golfe de Guinée est aussi chimérique.
On trouve les vents de sud-est de très bonne heure:
ils ne portent que trop rapidement à l'ouest ; et si
j'avais mieux connu cette navigation , j'aurais couru
plus largue avec les vents de sud-ouest qui ont ré-
gné constamment au nord de la ligne, que j'aurais
pu couper par 10 degrés, ce qui m'eût permis
d'allei' vent largue sur le parallèle de la Trinité.
36 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
Peu de jours après notre départ de Ténériffe, nous
perdîmes de vue ces beaux ciels qu'on ne trouve
que dans les zones tempérées : une blancheur terne ,
qui tenait le milieu entre la brume et les nuages,
dominai't toujours. L'horizon avait moins de trois
lieues d'étendue ; mais, après le coucher du soleil ,
cette vapeur se dissipait et les nuits étaient cons-
tamment très belles.
Le 1 1 octobre nous fîmes un très grand nombre
d'observations de distances de la lune au soleil ,
pour déterminer la longitude , et nous assurer de
la marche de nos horloges marines. Par un terme
moyen entre dix observations de distances prises
avec des cercles et des sextans, nous trouvâmes
notre longitude occidentale de 25 degrés 1 5 minutes.
Le 12, vers les quatre heures du soir, le résultat
moven donnait, pour la longitude occidentale de
la frégate , 26 degrés 21 minutes du méridien
de Paris ; et la montre , 26 degrés 33 minutes.
C'est d'après ces opérations que nous avons déter-
miné la position en longitude des îles Martin-Vas
et de rîle de la Trinité. Nous avons aussi déter-
miné très soigneusement les latitudes, non-seule-
ment en observant avec exactitude la hauteur mé-
ridienne du soleil , mais en prenant un très grand
nombre de hauteurs près du méridien , et en les
réduisant toutes à l'instant du midi vrai, conclu
par des hauteurs correspondantes.
LA PÉROUSE. 37
Le 16 octobre, à dix heures du matin, nous aper-
çûmes les îles Martin-Vas , dans le nord-ouest , à
cinq lieues : elles auraient dû nous rester à l'ouest,
mais les courans nous avaient portés 13 minutes
dans le sud pendant la nuit. Malheureusement les
vents ayant été constamment au sud-est jusqu'alors,
me forcèrent de courir plusieurs bords pour me
rapprocher de ces îles, dont je passai à environ
une lieue et demie. Après avoir bien déterminé
leur position , et après avoir fait des relèvemens
pour pouvoir tracer sur le plan leur position entre
elles, je fis route au plus près, vers l'île de la Tri-
nité , distante de Martin-Vas d'environ neuf lieues
dans l'ouest - quart - sud - ouest. Ces îles Martin-
Vas ne sont, à proprement parler, que des ro-
chers ; le plus gros peut avoir un quart de lieue de
tour : il y a trois îlots séparés entre eux par de
très petites distances, lesquels, vus d'un peu loin,
paraissent comme cinq têtes.
Au coucher du soleil, je vis l'île de la Trinité,
qui me restait à l'ouest 8 degrés nord. Le vent était
toujours au nord-nord-ouest : je passai toute la
nuit à courir de petits bords, me tenant dans la
partie de l'est-sud-est de cette île. Lorsque le jour
parut , je continuai ma bordée vers la terre , espé-
rant trouver une mer plus calme à l'abri de l'île.
A dix heures du matin je n'étais plus qu'à deux
lieues et demie de la pointe du sud-est, qui me res-
38 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
tait au nord-nord-ouest, et j'aperçus, au fond de
l'anse formée par cette pointe, un pavillon portu-
gais hissé, au milieu d'un petit fort autour duquel
il y avait cinq ou six maisons en bois. La vue de
ce pavillon piqua ma curiosité : je me décidai à
envoyer un canot à terre , afin de m'informer de
l'évacuation et de la cession des Anglais; car je
commençais déjà à voir que je ne pourrais me pro-
curer à la Trinité ni l'eau ni le bois dont j'avais
besoin : nous n'apercevions que quelques arbres
sur le sommet des montagnes. La mer brisait par-
tout avec tant de force, que nous ne pouvions
supposer que notre chaloupe pût y aborder avec
quelque facilité. Je pris donc le parti de courir des
bordées toute la journée, afin de me trouver le
lendemain, à la pointe du jour, assez au vent pour
pouvoir gagner le mouillage, ou du moins envoyer
mon canot à terre. Je hélai le soir à l'Astrolabe la
manœuvre que je me proposais de faire , et j'ajoutai
que nous n'observerions aucun ordre dans nos bor-
dées, notre point de réimion devant être, au lever
du soleil , l'anse de l'établissement portugais. Je dis
à M. de Langle que celui des deux bàtimens qui
se trouverait le plus à portée enverrait son canot
pour s'informer des ressources que nous pourrions
trouver dans cette relâche.
Le lendemain 18 octobre au matin, l Astrolabe ,
n'étant qu'à une demi-lieue de terre, détacha la
LA PÉROUSE. 39
biscaïenne commandée par M. de Vaujuas, lieute-
nant de vaisseau. M. de la Martinière et le père
Receveur, naturaliste infatigable, accompagnèrent
cet officier : ils descendirent au fond de l'anse ,
entre deux rochers ; mais la lame était si grosse ,
que le canot et son équipage auraient infaillible-
ment péri sans les secours prompts que les Por-
tugais lui donnèrent : ils tirèrent le canot sur la
grève pour le mettre à l'abri de la fureur de la
mer : on en sauva tous les effets , à l'exception du
grapin, qui fut perdu.
Dès la pointe du jour, j'avais aussi envoyé à terre
un canot commandé par M. Boutin , lieutenant de
vaisseau , accompagné de MM. de Lamanon et Mon-
neron; mais j'avais défendu à M. Boutin de des-
cendre, si la biscaïenne de l'Astrolabe était arrivée
avant lui : dans ce cas , il devait sonder la rade ,
et en tracer le plan le mieux qu'il lui serait possible
dans un si court espace de temps. M. Boutin ne
s'approcha en conséquence que jusqu'à une portée
de fusil du rivage. Toutes les sondes lui rappor-
tèrent un fond de roc, mêlé d'un peu de sable.
M. de Monneron dessina le fort tout aussi bien que
s'il avait été sur la plage, et M. de Lamanon fut
à portée de voir que les rochers n'étaient que du
basalte ', ou des matières fondues, restes de quel-
' Pierre d'un tissu serré, brillanUî dans ses haclures, taisaiK
feu au bri(]uel, pouvant servir de pierre de touebe.
40 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
ques volcans éteints. Cette opinion fut confirmée
par le père Receveur, qui nous apporta à bord un
grand nombre de pierres toutes volcaniques , ainsi
que le sable , qu'on voyait seulement mêlé de dé-
trimens de coquilles et de corail.
D'après le rapport de M. de Vaujuas et de
M. Boutin, il était évident que nous ne pouvions
trouver à la Trinité l'eau et le bois qui nous man-
quaient. Je me décidai tout de suite à faire route
pour l'île Sainte-Catherine , sur la côte du Brésil.
C'était l'ancienne relâche des bàtimens français qui
allaient dans la mer du Sud. Frézier et l'amiral
Anson y trouvèrent abondamment à se pourvoir de
tous leurs besoins. Ce fut pour ne pas perdre un
seul jour, que je donnai la préférence à File Sainte-
Catherine sur Rio-Janeiro, où les différentes for-
malités auraient exigé plus de temps qu'il n'en
fallait pour faire l'eau et le bois qui nous man-
quaient. Mais en dirigeant ma route vers l'Ile Sainte-
Catherine, je voulus m'assurer de l'existence de
riTe de l'Ascençaon, que M. Daprès place à cent
lieues dans l'ouest de la Trinité, et 15 minutes seu-
lement plus sud. Suivant le journal de M. Poncel
de la Haye , qui commandait la frégate la Renom-
mée , j'étais certain que différens navigateurs , entre
autres Frézier, homme très éclairé , avaient cru
aborder à l'Ascençaon , et qu'ils n'avaient été réel-
lement qu'à la Trinité. Malgré l'autorité de M. Pon-^
LA PÉROUSE. 41
cel de la Haye, je crus que ce point de géographie
demandait un nouvel éclaircissement. Les deux
jours que nous passâmes vers la partie sud de l'Ile
de la Trinité nous mirent à portée de faire les re-
lèvemens d'après lesquels M. Bernizet traça le plan
de la partie sud de l'île. Cette île n'offre aux yeux
qu'un rocher presque stérile ; on ne voit de la ver-
dure et quelques arbustes que dans les gorges
très étroites des montagnes : c'est dans une de ces
vallées, au sud-est de l'île, qui n'a qu'environ trois
cents toises de largeur, que les Portugais ont for-
mé leur établissement.
La nature n'avait certainement pas destiné ce ro-
cher à être habité, les hommes ni les animaux
n'y pO'Uvant trouver leur subsistance ; mais les
Portugais ont craint que quelque nation de l'Eu-
rope ne profitât de ce voisinage pour établir un
commerce interlope avec le Brésil : c'est à ce seul
motif, sans doute, qu'on doit attribuer l'empres-
sement qu'ils ont montré d'occuper une île qui,
à tout autre égard, leur est entièrement à charge.
Latitude sud du gros îlot des îles ^lartin-Vas ,
20 degrés 30 minutes 35 secondes; longitude oc-
cidentale par des distances, 30 degrés 30 minutes;
latitude sud de la pointe sud-est de l'île de la Tri-
nité, 20 degrés 31 minutes; longitude occidentale
par des distances, 30 degrés 57 minutes.
Le 18 octobre à midi , je fis route à l'ouest pour
42 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
l'Ascençaon jusqu'au 24 au soir, que je pris le parti
d'abandonner cette recherche : j'avais fait alors
cent quinze lieues à l'ouest, et le temps était assez
clair pour découvrir dix lieues en avant. Ainsi je
puis assurer qu'ayant dirigé ma route par le pa-
rallèle de 20 degrés 32 minutes, avec une vue nord
et sud de 20 minutes au moins, et qu'ayant mis
en panne, chaque nuit, après les premières soixante
lieues, lorsque j'avais parcouru l'espace aperçu au
coucher du soleil; je puis, dis-je, assurer que l'île
de l'Ascençaon n'existe pas jusqu'à 7 degrés environ
de longitude occidentale du méridien de la Trinité ,
entre les latitudes sud de 20 degrés 10 minutes ,
et de 20 degrés 50 minutes , ma vue ayant pu em-
brasser tout cet espace K
' LaPërousc peut avoir raison en avançant que des navigateurs
ont cru aborder à l'Ascençaon , tandis qu'ils n'ont véritablement
touché qu'à la Trinité. Sans avoir égard à la ressemblance des
descriptions qu'ils ont données de ces deux îles, la preuve en
existe dans la fausse position qu'on leur a assignée sur les cartes
françaises, et qui permettait de croire indifféremment qu'on était
sur l'une ou sur l'autre, leur latitude étant à peu près la même,
et la détermination des longitudes étant alors très fautive.
Si LaPérouse eut eu plus de confiance dans les notes qui lui
furent remises, il eût fait un calcul fort simple. La longitude oc-
cidentale de l'île de la Trinité, côte du nord, y est déterminée à
32 degrés 15 minutes. !1 a reconnu lui-même qu'elle n'était que
de 30 degrés 57 minutes à la pointe du sud-est. La côte d'Amé-
rique, par ce parallèle, peut, d'après le méridien de Rio-Janeiro,
déterminé à 45 degrés 5 minutes, être évaluée à 43 degrés 30 mi-
nutes. Daprès fixe la longitude de l'île de l'Ascension à 38 degrés,
parce qu'il la croit à cent vingt lieues de la côte. J'ai lieu de
LA PÉROUSE. 43
Le 25 octobre nous essuyâmes un orage des plus
violens. A huit heures du soir nous étions au centre
d'un cercle de feu : les éclairs partaient de tous les
points de l'horizon. Le feu Saint-Elme se posa sur
la pointe du paratonnerre, mais ce phénomène ne
nous fut pas particulier : l'Astrolabe, qui n'avait
point de paratonnerre , eut également le feu Saint-
Elme sur la tète de son mât ^ Depuis ce jour, le
penser qu'elle en est plus rapprochée. Ainsi , il est évident que
La Pérouse n'a pas poussé sa recherche assez loin, et qu'ayant par-
couru environ 7 degrés sur ce parallèle, en partant de la Trinité ;
il l'a abandonnée au moment d'atteindre le but.
Le hasard m'a fait rencontrer un navigateur qui a relâché sur
cesdeuxiles, et qui, dépourvu dinslrumens pour en déterminer la
longitude avec précision, a fixé seulement leur latitude : celle de
la Trinité à 20 degrés 22 minutes , et celle de l'Ascençaon à 20
degrés 38 minutes du méridien de Paris. Il croit cette dernière à
120 lieues de la côte du Brésil. {Note de Mdet-Mureau.)
Il ne s'agit évidemment pas ici de l'île de l'Ascension que le ca-
pitaine Morrell a visitée en 1829, et qu'il place par 7 degrés 55 mi-
nutes de latitude sud, et 14 degrés 23 minutes de longitude ouest
du méridien de Greenwich, au nord-ouest de l'île Sainte-Hélène.
' Le feu Saint-Elme n'est autre chose que le feu électrique ou
la matière du tonnerre : tout le monde sait que, lorsque le fluide
électrique entre par une pointe , il s'y montre comme un point
lumineux; mais au contraire, quand il en sort, il a l'apparence
d'une gerbe ou d'un cône lumineux. La terre est le grand réser-
voir de l'électricité , et l'eau est le meilleur conducteur; je pense
donc que, lorsqu'un nuage bas, électrisé négativement , passe au
dessus d'un vaisseau , les mâts et les vergues doivent servir de
conducteurs, et qu'on doit voir des gerbes de feu de toutes les
extrémités se diriger vers ce nuage. 11 est évident que le bâti-
ment qui a un paratonnerre doit avoir à sa pointe une gerbe
beaucoup plus belle, à raison de son conducteur de fer qui com-
munique directement à la mer; tandis que celui qui n'en a pas
44 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
temps fut constamment mauvais jusqu'à notre ar-
rivée à l'île Sainte-Catherine; nous fûmes enve-
loppés d'une brume plus épaisse que celle que nous
aurions pu trouver sur les côtes de Bretagne au
milieu de l'hiver. Nous mouillâmes le 6 de no-
vembre entre l'Ile Sainte-Catherine et le continent.
Après quatre-vingt-seize jours de navigation
nous n'avions pas un seul malade : la différence
des climats, les pluies, les brumes, rien n'avait
altéré la santé des équipages; mais nos vivres
étaient d'une excellente qualité. Je n'avais négligé
aucune des précautions que l'expérience et la pru-
dence pouvaient m'indiquer : nous avions eu en
outre le plus grand soin d'entretenir la gaîté, en
faisant danser les équipages chaque soir, lorsque
le temps le permettait, depuis huit heures jusqu'à
dix.
ne peut communiquer le fluide électrique que par du bois gou-
dronné, qui est très mauvais conducteur. Par le même principe
on doit voir aussi quelquefois le feu Saint-Elme à la surface de
la mer. [Note de Milet'Mureau)
LA PEROUSE. 45
§2.
Description de l'Ile Sainte-Catherine. Observations et événemens
pendant notre relâche. Départ de l'ile Sainte-Catherine. Arrivée
à la Conception.
L'île Sainte-Catherine s'étend depuis les 27 degrés
19 minutes 10 secondes de latitude sud , jusqu'aux
27 degrés 49 minutes; sa largeur de l'est à l'ouest
n'est que de deux lieues; elle n'est séparée du con-
tinent, dans l'endroit le plus resserré, que par un
canal de deux cents toises. C'est sur la pointe de
ce goulet qu'est bâtie la ville de Nostra-Senhora do-
Desterro , capitale de cette capitainerie , où le gou-
verneur fait sa résidence; elle contient au plus trois
milles âmes et environ quatre cents maisons : l'as-
pect en est fort agréable. Suivant la relation de
Frézier , cette île servait , en 1712, de retraite à
des vagabonds qui s'y sauvaient des différentes
parties du Brésil ; ils n'étaient sujets du Portugal
que de nom, et ils ne reconnaissaient aucune au-
torité. Le pays est si fertile , qu'ils pouvaient sub-
sister sans aucun secours des colonies voisines ; et
ils étaient si dénués d'argent qu'ils ne pouvaient
tenter la cupidité du gouverneur général du Brésil,
ni lui inspirer l'envie de les soumettre. Les vais-
seaux qui relâchaient chez eux ne leur donnaient ,
en échange de leurs provisions, que des habits et
46 VOYAGES ACTOIIR DU MONDE,
des chemises dont ils manquaient absolument. Ce
n'est que vers 1740 que la cour de Lisbonne éta-
blit un gouvernement régulier dans l'île Sainte
Catherine et les terres adjacentes du continent.
Ce gouvernement s'étend soixante lieues du nord
au sud, depuis la rivière San-Francisco jusqu'à
Rio-Grande; sa population est de vingt railles âmes.
J'ai vu dans les familles un si grand nombre d'en-
fans que je crois qu'elle sera bientôt plus considé-
rable. Le terrain est extrêmement fertile, et pro-
duit presque de lui-même toutes sortes de fruits, de
légumes et de grains : il est couvert d'arbres tou-
jours verts ; mais ils sont tellement entremêlés de
ronces et de lianes qu'il n'est pas possible de tra-
verser ces forêts, à moins d'y pratiquer un sen-
tier avec des haches : on a d'ailleurs à craindre
les serpens dont la morsure est mortelle. Les ha-
bitations, tant sur l'île que sur le continent, sont
toutes sur le bord de la mer : les bois qui les en-
vironnent ont une odeur délicieuse par la grande
quantité d'orangers , d'arbres et d'arbustes aroma-
tiques dont ils sont remplis.
Malgré tant d'avantages, le pays est fort pauvre
et manque absolument d'objets manufacturés ; en
sorte que les paysans y sont presque nus ou cou-
verts de haillons. Leur terrain, qui serait très pro-
pre à la culture du sucre, n'y peut être employé
faute d'esclaves, qu'ils ne sont pas assez riches
LA PÉROUSE. Î7
pour acheter. La pèche de la baleine est très abon-
dante ; mais c'est une propriété de la couronne ,
affermée à une compagnie de Lisbonne : cette
compagnie a, sur cette côte, trois grands établis-
semens dans lesquels on pèche chaque année en-
viron quatre cents baleines, dont le produit, tant
en huile qu'en spermaceti, est envoyé à Lisbonne
par Rio-Janeiro K Les habitans ne sont que simples
spectateurs de cette pèche , qui ne leur procure
aucun profit. Si le gouvernement ne vient à leur
secours, et ne leur accorde des franchises ou au-
tres encouragemens qui puissent y appeler le com-
merce, un des plus beaux pays de la terre languira
éternellement , et ne sera d'aucune utilité à la mé-
tropole.
L'attérage de Sainte-Catherine est très facile :
on trouve fond de vase par soixante-dix brasses à
dix-huit lieues au large , et ce fond monte graduel-
lement jusqu'à quatre encablures du rivage, où il
y a encore quatre brasses.
La passe ordinaire est entre l'ile d'Alvarado et
la pointe du nord de l'île Sainte-Catherine. 11 y a
aussi un passage entre l'île de Gai et l'île d'Alva-
rado, mais il faut le connaître : nos canots furent
si occupés pendant cette relâche que je ne pus le
faire sonder. Le meilleur mouillage est à une demi-
Lo produit de cette pêche reste aujourd'hui à Rio-Janeiro,
capitale ch? l'empire brésilien.
48 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
lieue de l'île de la Forteresse. On y est au milieu
de plusieurs aiguades, tant sur l'Ile que sur le con-
tinent; et, selon les vents, on peut faire choix de
l'anse dont l'abord est le plus facile. Cette consi-
dération est d'une grande importance; car la na-
vigation des chaloupes est très difficile dans ce ca-
nal, qui a deux lieues de largeur jusqu'au goulet
de la ville : la lame y est fatigante , et y brise tou-
jours sur la côte opposée au vent. Les marées sont
très irrégulières : le flot entre par les deux passes
nord et sud jusqu'au goulet de la ville ; il ne monte
que de trois pieds.
Il me parut que notre arrivée avait jeté une
grande terreur dans le pays : les différens forts
tirèrent plusieurs coups de canon d'alarme, ce qui
me détermina à mouiller de bonne heure et à en-
voyer mon canot à terre avec un officier, pour
faire connaître nos intentions très pacifiques et
nos besoins d'eau, de bois et de rafraîchissemens.
M. de Pierrevert, que je chargeai de cette naviga-
tion, trouva la petite garnison de la citadelle sous
les armes : elle consistait en quarante soldats com-
mandés par un capitaine qui dépêcha sur-le-champ
un exprès à la ville vers le gouverneur don Fran-
cisco de Barros , brigadier d'infanterie. Il avait eu
connaissance de notre expédition par la gazette de
Lisbonne, et une médaille en bronze que je lui
envoyai ne lui laissa aucun doute sur l'objet de
LA PÉROLSE. 49
notre relâche. Les ordres les plus précis et les
plus prompts furent donnés pour qu'on nous
vendît, au plus juste prix, ce qui nous était né-
cessaire : un officier fut destiné à chaque fré-
gate; il était entièrement à nos ordres; nous l'en-
voyions avec les commis du munitionnaire pour
acheter des provisions chez les habitans. Le 9 de
novembre, je me rapprochai de la forteresse dont
j'étais un peu éloigné. J'allai le même jour, avec
M. de Langle et plusieurs officiers , faire ma visite
au commandant de ce poste qui me fit saluer de
onze coups de canon : ils lui furent rendus de mon
bord. J'envoyai le lendemain mon canot , com-
mandé par M. Boutin, lieutenant de vaisseau à la
ville de Nostra-Senhora-do-Desterro pour faire mes
remercîmens au gouverneur, de l'extrême abon-
dance où nous étions par ses soins. Don Francisco
de Barros , gouverneur de cette capitainerie, par-
lait parfaitement français , et ses vastes connaissan-
ces inspiraient la plus grande confiance. Nos Fran-
çais dînèrent chez lui : il leur dit pendant le dîner
que l'île de l'Ascension n'existait pas ; que cepen-
dant, sur le témoignage de M. Daprès, le gouver-
neur général du Brésil avait expédié l'année dernière
un bâtiment pour parcourir toutes les positions
assignées précédemment à cette île; et que le ca-
pitaine de ce bâtiment n'ayant rien trouvé, on l'a-
vait effacée des cartes, afin de ne pas éterniser une
XII 4
50 VOYAGKS AUTOLiU DU MONDE,
ancienne erreur ^ Il ajouta que l'île de la Trinité
avait toujours fait partie des possessions portu-
gaises, et que les Anglais l'avaient évacuée à la
première réquisition qui leur en avait été faite par
la reine de Portugal, le ministre du roi d'Angle-
terre ayant de plus répondu que la nation n'avait
jamais donné sa sanction à cet établissement qui
n'était qu'une entreprise de particuliers.
Le lendemain les canots de l'Astrolabe et de la
Boussole étaient de retour à onze heures ; ils m'an-
noncèrent la visite très prochaine du major général
de la colonie, don Antonio de Gama; il n'arriva ce-
pendant que le 13, et il m'apporta la lettre la plus
obligeante de son commandant. La saison était si
avancée que je n'avais pas un instant à perdre : nos
équipages jouissaient de la meilleure santé. Je m'é-
tais flatté en arrivant d'avoir pourvu à tous nos
' Il serait dangereux pour les progrès de la navigation', et fu-
neste aux navigateurs , qu'on adoptât la méthode d'effacer des
cartes des îles anciennement découvertes , sous le prétexte qu'on
en a fait une vaine recherche, et que leur position est au moins
incertaine, par le peu de moyens qu'on avait de les placer d'une
manière précise çur les cartes à l'époque de leur découverte.
Je dois d'autant plus m' élever contre une pareille méthode que
j'ai prouvé plus haut l'existence de l'Ascençaon , et qu'en effaçant
une île du globe on devient en quelque sorte responsable des
dangers que pourraient courir les navigateurs qui la rencontre-
raient, dans la sécurité que leur donneraient les cartes, tandis
que sa position, quoique incertaine, en éveillant l'attention des
marins, peut servir à la faire retrouver plus facilement.
{Note de Milet-Mureau.)
LA PÉROUSE. ôl
besoins, et d'être en état de mettre à la voile sous
cinq ou six jours ; mais les vents de sud et les
courans furent si violens que la communication
avec la terre fut souvent interrompue : cela retarda
mon départ.
J'avais donné la préférence à l'île Sainte-Cathe-
rine sur Rio-Janeiro, pour éviter seulement les for-
malités des grandes villes qui occasionent toujours
une perte de temps ; mais l'expérience m'apprit
que cette relâche réunissait bien d'autres avanta-
ges. Les vivres de toute espèce y étaient dans la
plus grande abondance; un gros bœuf coûtait huit
piastres, un cochon, pesant cent cinquante livres,
en coûtait quatre ; on avait deux dindons pour une
piastre ; il ne fallait que jeter le filet pour le retirer
plein de poissons ; on apportait à bord et on nous
y vendait cinq cents oranges pour moins d'une
demi -piastre , et les légumes étaient aussi à un
prix très modéré. Le fait suivant donnera une idée
de l'hospitalité de ce bon peuple. Mon canot ayant
été renversé par la lame dans une anse où je fai-
sais couper du bois, les habitans qui aidèrent à
le sauver forcèrent nos matelots naufragés à se
mettre dans leurs lits, et couchèrent à terre sur
des nattes au milieu de la chambre où ils exer-
çaient cette touchante hospitalité. Peu de jours
après ils rapportèrent à mon bord les voiles , les
mâts, le grapin et le pavillon de ce canot, objets
52 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
très précieux pour eux, et qui leur auraient été de
la plus grande utilité dans leurs pirogues. Leurs
mœurs sont douces; ils sont bons, polis, obligeans,
mais superstitieux et jaloux de leurs femmes qui
ne paraissent jamais en public.
Nos officiers tuèrent à la chasse plusieurs oi-
seaux variés des plus brillantes couleurs, entre
autres un rollier d'un très beau bleu, qui n'a point
été décrit par M. de Buffon : il est très commun dans
ce pays.
Suivant nos observations, la pointe la plus est et
la plus nord de l'île Sainte-Catherine peut être
fixée par 49 degrés 49 minutes de longitude occi-
dentale, et 27 degrés 19 minutes de latitude sud.
Le 16 au soir, tout étant embarqué, j'envoyai
mes paquets au gouverneur qui avait bien voulu
se charger de les faire parvenir à Lisbonne , où je
les adressai à M. de Saint-Marc, notre consul gé-
néral : chacun eut la permission d'écrire à sa famille
et à ses amis. Nous nous flattions de mettre à la
voile le lendemain; mais les vents de nord, qui nous
auraient été si favorables si nous eussions été en
pleine mer, nous retinrent au fond de la baie jus-
qu'au 19 novembre. J'appareillai à la pointe du
jour; le calme me força de remouiller pendant quel-
ques heures, et je ne fus en dehors de toutes les îles
qu'à l'entrée de la nuit.
Nous avions acheté à Sainte-Catherine assez de
LA PÉROUSE. 53
bœufs, de cochons et de volailles pour nourrir l'équi-
page en mer pendant plus d'un mois, et nous avions
ajouté des orangers et des citronniers à notre col-
lection d'arbres, qui, depuis notre départ de Brest,
s'était parfaitement conservée dans les caisses faites
à Paris sous les yeux et par les soins de M. Thouin.
Notre jardinier était aussi pourvu de pépins d'o-
ranges et de citrons, de graines de coton , de maïs,
de riz, et généralement de tous les comestibles
qui , d'après les relations des navigateurs, manquent
aux habitans des îles de la mer du Sud, et sont plus
analogues à leur climat et à leur manière de vi-
vre que les plantes potagères de France , dont
nous portions aussi une iuimense quantité de
graines.
Le jour de mon départ, je remis à l'Astrolabe de
nouveaux signaux beaucoup plus étendus que ceux
qui nous avaient servi jusqu'alors : nous devions
naviguer au milieu des brumes, dans des mers très
orageuses ; et ces circonstances exigeaient de nou-
velles précautions. Nous convînmes aussi avec M. de
Langle que, en cas de séparation, notre premier
rendez-vous serait le port de Bon-Succès, dans le
détroit de Le Maire, en supposant que nous n'eus-
sions pas dépassé sa latitude le 1^' janvier; et le
second, la pointe de Vénus, dans l'île de Taïti. Je
l'informai de plus que j'allais borner mes recher-
ches dans la mer Atlantique à l'île Grande de la
54 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
Roche , n'ayant plus le temps de chercher un pas-
safje au sud des terres de Sandwich. Je regrettai
fort alors de ne pouvoir commencer ma campagne
par l'est ; mais je n'osai changer aussi diamétrale-
ment le plan qui avait été adopté en France , parce
que je n'aurais reçu nulle part les lettres du minis-
tre qui m'avaient été annoncées, et par lesquelles
les ordres les plus importans pouvaient me par-
venir.
Le temps fut très beau jusqu'au 28 novembre ^
que nous eûmes un coup de vent très violent de la
partie de l'est : c'était le premier depuis notre dé-
part de France. Je vis avec grand plaisir que, si nos
bâtimens marchaient fort mal , ils se comportaient
très bien dans les mauvais temps, et qu'ils pou-
vaient résister aux grosses mers que nous aurions à
parcourir. Nous étions alors par 35 degrés 24 mi-
nutes de latitude sud , et 43 degrés 40 minutes de
longitude occidentale; je faisais route à l'est-sud-
est, parce que je me proposais, dans ma recherche
de l'île Grande, de me mettre en latitude à environ
10 degrés dans l'est du point qui lui a été assigné
sur les différentes cartes. Je ne me dissimulais pas
l'extrême difficulté que j'aurais à remonter ; mais
dans tous les cas j'étais obligé de faire beaucoup
de chemin à l'ouest pour arriver au détroit de Le
Maire; et tout le chemin que je ferais à cette aire
de vent, en suivant le parallèle de l'île Grande,
LA PÉROLSE. 55
m'approchait de la côte des Patagons , dont j'étais
forcé d'aller prendre la sonde avant de doubler le
cap Horn. Je croyais de plus que la latitude de l'île
Grande n'étant pas parfaitement déterminée, il
était plus probable que je la rencontrerais en lou-
voyant entre les 44 et les 45 degrés de latitude ,
que si je suivais une ligne droite par 44 degrés 30
minutes, comme j'aurais pu le faire en faisant route
de l'ouest à l'est, les vents d'ouest étant aussi cons-
tans dans ces parages que ceux de l'est entre les
tropiques.
On verra bientôt que je n'ai retiré aucun avan-
tage de mes combinaisons, et qu'après quarante
jours de recherches infructueuses, pendant lesquels
j'ai essuyé cinq coups de vent, j'ai été obligé de
faire route pour ma destination ultérieure.
Le 7 décembre j'étais sur le parallèle prétendu
de l'ile Grande, par 44 degrés 38 minutes de lati-
tude sud, et 34 degrés de longitude occidentale .
suivant une observation de distances faite le jour
précédent. INous voyions passer des goémons , et
nous étions depuis plusieurs jours entourés d'oi-
seaux, mais de l'espèce des albatros et des pétrels,
qui n'approchent jamais des terres que dans la sai-
son de la ponte.
Ces faibles indices de terre entretenaient cepen-
dant nos espérances, et nous consolaient des mers
al'Frcuses dans lesquelles nous naviguions ; mais je
56 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
n'étais pas sans inquiétude en considérant que
j'avais encore 35 degrés à remonter dans l'ouest
jusqu'au détroit de Le Maire, où il m'importait
beaucoup d'arriver avant la fin de janvier.
Je courus des bords entre 44 et 45 degrés de
latitude jusqu'au 24 décembre ; je parcourus sur ce
parallèle 15 degrés de longitude, et le 27 décem-
bre j'abandonnai ma recherche, bien convaincu
que l'île de la Roche n'existait pas, et que les goé-
mons et les pétrels ne prouvent point le voisinage
d'une terre, puisque j'ai vu des algues et des oi-
seaux jusqu'à mon arrivée sur la côte des Pata-
gons. Je suis convaincu que les navigateurs qui me
succéderont dans cette recherche ne seront pas
plus heureux que moi ; mais on ne doit s'y livrer
que lorsqu'on fait route pour aller à l'est vers la
mer des Indes : il n'est pas alors plus pénible ni
plus long de parcourir 30 degrés sur ce parallèle
que sur tout autre; et si l'on n'a point trouvé la
terre, on a du moins fait une route qui a approché
du but. Je suis dans la ferme persuasion que l'ile
Grande est, comme l'île Pepis, une terre fantasti-
que ^ ; le rapport de la Roche, qui prétend y avoir
' Je sais qu'on a retrouvé la Nouvelle-Géorgie indiquée dans
le journal de la Roche , mais je suis fort dans le doute si l'on doit
lui attribuer l'honneur de cette découverte. Suivant son journal»
il y a un canal de dix lieues entre l'ile des Oiseaux et la Géorgie,
tandis que ce canal n'a réellement qu'une lieue : méprise un peu
li'op forte pour que le marin le moins exercé puisse la faire s'il a
LA PÉROUSE, 57
VU de grands arbres, est dénué de toute vraisem-
blance : il est bien certain que, par 45 degrés, on
ne peut trouver que des arbustes sur une lie
placée au milieu de l'océan méridional , puisqu'on
ne rencontre pas un seul grand arbre sur les îles
de Tristan d'Acunha, situées dans une latitude infi-
niment plus favorable à la végétation.
Le 25 décembre, les vents se fixèrent au sud-
ouest et durèrent plusieurs jours; ils me contrai-
gnirent de prendre la route à l'ouest-nord-ouest ,
et de m'écarter du parallèle que je suivais cons-
tamment depuis vingt jours. Comme j'avais alors
dépassé le point assigné sur toutes les cartes à l'île
Grande de la Roche, et que la saison était très
avancée, je me déterminai à ne plus faire que la
route qui m'approchait le plus de l'ouest , craignant
beaucoup de m'être exposé à doubler le cap Horn
dans la mauvaise saison. Mais les temps furent plus
favorables que je n'avais osé l'espérer : les coups
de vent cessèrent avec le mois de décembre , et le
mois de janvier fut à peu près aussi beau que celui
de juillet sur les côtes d'Europe.
Nous eûmes quelques jours de calme et de belle
mer, pendant lesquels les oFficiers des deux fré-
gates firent des parties de chasse en canot et tuè-
parlé du même endroit. C'est cependant de cette première terre
qu'il faut partir pour placer File Grande enlre les 43^ et 44® degrés
de longitude; j'ai coupé tous les méridiens de 35 à 40 degrés sans
)a découvrir.
58 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
rent une quantité considérable d'oiseaux dont nous
étions presque toujous environnés. Ces chasses ,
assez ordinairement abondantes, procuraient des
rafraîchissemens en viande à nos équipages , et il
nous est arrivé plusieurs fois d'en tuer une assez
grande quantité pour en faire des distributions
générales : les matelots les préféraient à la viande
salée, et je crois qu'elles contribuaient infiniment
davantage à les maintenir dans leur bonne santé.
Nous ne tuâmes dans nos différentes excursions
que des albatros de la grande espèce et de la petite,
avec quatre variétés de pétrels ; ces oiseaux écor-
chés, et accommodés avec une sauce piquante,
étaient à peu près aussi bons que les macreuses
qu'on mange en Europe. Ils ont été si bien décrits
par les naturalistes qui ont accompagné le capitaine
Cook, que je ne crois pas devoir en donner une
nouvelle description.
Le 14 janvier 1786 , nos eûmes enfin la sonde de
la côte des Patagons, par 47 degrés 50 minutes de
latitude sud, et 64 degrés 37 minutes de longitude
occidentale, suivant nos dernières observations de
distances : nous n'avons jamais laissé échapper l'oc-
casion d'en faire lorsque le temps a été favorable.
Les officiers de la frégate y étaient tellement exer-
cés, et secondaient si bien M. Degelet, que je ne
crois pas que notre plus grande erreur en longitude
puisse être évaluée à plus d'un demi-degré.
LA PÉROLSE. 59
Le 21 nous eûmes connaissance du cap Beau-
Temps, ou de la pointe du nord de la rivière de
Gallegos, sur la côte des Patagons : nous étions à
environ trois lieues de terre. Nous prolongeâmes
cette côte à trois et cinq lieues de distance.
Le 22 nous relevâmes à midi le cap des Vierges,
à quatre lieues dans l'ouest : cette terre est basse ,
sans aucune verdure. Le capitaine Cook a déter-
miné avec la plus grande précision la latitude et la
longitude des différens caps de cette terre.
Le gisement des côtes entre ces caps a été tracé
d'après de bons relèvemens; mais les détails qui
font la sûreté de la navigation n'ont pu être soi-
gnés. Le capitaine Cook et tous les autres naviga-
teurs ne peuvent répondre que des routes qu'ils
ont faites ou des sondes qu'ils ont prises ; et il est
possible qu'avec de belles mers, ils aient passé à
côté de bancs ou battures qui ne brisaient point :
ainsi cette navigation demande beaucoup plus de
précautions que celles de nos continens d'Europe.
Le 25, à deux heures, je relevai à une lieue au
sud le cap San-Diego qui forme la pointe occiden-
tale du détroit de Le Maire. J'avais prolongé depuis
le matin la terre à cette distance, et j'avais suivi,
sur la carte du capitaine Cook , la baie où iM. Banks
débarqua pour aller chercher des plantes pendant
que la Résolution l'attendait sous voiles.
Le temps nous était si Favorable qu'il me fut im-
60 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
possible d'avoir la même complaisance pour nos
naturalistes. A trois heures je donnai dans le détroit,
ayant arrondi à trois quarts de lieue de la pointe
San-Diego , où il y a des brisans qui ne s'étendent, je
crois, qu'à un mille : mais ayant vu la mer briser
beaucoup plus au large, je gouvernai au sud-est,
afin de m'éloigner de ces brisans ; je m'aperçus
bientôt qu'il étaient occasionés par les courans,
et que les récifs du cap de San-Diego étaient fort
loin de moi.
Comme il ventait bon frais du nord, j'étais le
maître de me rapprocher de la Terre de Feu : je la
prolongeai à une petite demi-lieue. Je trouvai le
vent si favorable et la saison si avancée que je me
déterminai tout de suite à abandonner la relâche
de la baie de Bon-Succès, et à faire route sans
perdre un instant pour doubler le cap Horn. Je
considérai qu'il m'était impossible de pourvoir à
tous mes besoins sans y employer dix ou douze
jours; que ce temps m'avait été rigoureusement
nécessaire à Sainte-Catherine, parce que, dansées
baies ouvertes , où la mer brise avec force sur le
rivage , il y a une moitié des jours pendant les-
quels les canots ne peuvent pas naviguer. Si à cet
inconvénient s'étaient joints des vents de sud qui
m'eussent arrêté pendant quelque temps dans la
baie de Bon-Succès, la belle saison se serait écoulée,
et j'aurais exposé mon vaisseau à des avaries et
LA PÉROUSE. 61
mon équipage à des fatigues très préjudiciables au
succès du voyage.
Ces considérations me déterminèrent à faire
route pour l'île Juan-Fernandez, qui était sur mon
chemin, et où je devais trouver de l'eau et du
bois avec quelques rafraîchissemens bien supérieurs
aux pinguins du détroit. Je n'avais pas à cette épo-
que un seul malade; il me restait quatre-vingts
barriques d'eau ; et la Terre de Feu a été si sou-
vent visitée et décrite, que je ne pouvais me flatter
de rien ajouter à ce qui en avait déjà été dit.
Pendant notre route dans le détroit de Le Maire ,
les sauvages allumèrent de grands feux, suivant
leur usage , pour nous engager à mouiller ; il y
en avait un sur la pointe du nord de la baie de
Bon-Succès , et un autre sur la pointe du nord de
la baie de Valentin. Je suis persuadé , comme le ca-
pitaine Cook, qu'on peut mouiller indifféremment
dans toutes ces baies : on y trouve de l'eau et du
bois, mais moins de gibier sans doute qu'au port
Noël, à cause des sauvages qui Les habitent une
grande partie de l'année.
Durant notre navigation dans le détroit, h une
demi-lieue de la Terre de Feu , nous fûmes entourés
de baleines. On s'apercevait qu'elles n'avaient ja-
mais été inquiétées; nos vaisseaux ne les effrayaient
point ; elles nageaient majestueusement à la portée
du pistolet de nos frégates : elles seront souveraines
62 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
de ces mers jusqu*au moment où des pêcheurs
iront leur faire la même guerre qu'au Spitzberg ou
au Groenland. Je doute qu'il y ait un meilleur en-
droit dans le monde pour cette pêche : les bâti-
mens seraient mouillés dans de bonnes baies,
ayant de l'eau, du bois, quelques herbes antiscor-
butiques et des oiseaux de mer ; les canots de ces
mêmes bâtimèns, sans s'éloigner d'une lieue, pour-
raient prendre toutes les baleines dont ils auraient
besoin pour composer la cargaison de leurs vais-
seaux. Le seul inconvénient serait la longueur du
voyage qui exigerait à peu près cinq mois de navi-
gation pour chaque traversée; et je crois qu'on ne
peut fréquenter ces parages que pendant les mois
de décembre, janvier et février.
Nous n'avons pu faire aucune observation sur les
courans du détroit; nous y sommes entrés à trois
heures après midi , ayant vingt-quatre jours de
lune ; ils nous ont portés avec violence au sud ju-
qu'à cinq heures : la marée a renversé alors ; mais
comme il ventait bon frais du nord, nous l'avons
refoulée avec facilité.
L'horizon était si embrumé dans la partie de
l'est, que nous n'avions pas aperçu la Terre des
États , dont nous étions cependant à moins de cinq
lieues , puisque c'est la largeur totale du détroit.
Nous avons serré la Terre de Feu d'assez près pour
apercevoir, avec nos lunettes, des sauvages qui at-
LA PÉROUSE. 63
lisaient de grands feux, seule manière qu'ils aient
d'exprimer leurs désirs de voir relâcher les vais-
seaux.
Un autre motif plus «puissant encore m'avait dé-
terminé à abandonner la relâche de la baie de
Bon-Succès : je combinais depuis long-temps un
nouveau plan de campagne, sur lequel cependant
je ne pouvais rien décider qu'après avoir doublé
le cap Horn.
Ce plan était de me rendre cette année sur la
côte nord-ouest de l'Amérique : je savais que, si je
n'en avais pas reçu l'ordre , c'était dans la seule
crainte que je n'eusse pas le temps de faire une
aussi longue course avant l'hiver, car ce projet
réunissait une infinité d'avantages : le premier, de
faire une route nouvelle, et de couper des paral-
lèles sur lesquels il était possible de rencontrer
plusieurs îles inconnues; le second, de parcourii*,
d'une manière plus expéditive , tous les lieux qui
m'étaient indiqués, en employant deux ans dans
l'hémisphère nord. Comme mes instructions por-
taient expressément qu'il m'était permis d'exécuter
les ordres du roi de la manière qui me paraîtrait
la plus convenable au succès de ma campagne , je
n'attendais, pour adopter entièrement ce nouveau
plan , que de savoir l'époque où je serais enfin
dans la mer du Sud.
Je doublai le cap Horn avec beaucoup plus de
04 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
facilité que je n'avais osé l'imaginer. Je suis con-
vaincu aujourd'hui que cette navigation est comme
celle de toutes les latitudes élevées : les difficultés
qu'on s'attend à rencontre^ sont l'effet d'un an-
cien préjugé qui doit disparaître , et que la lecture
du voyage de l'amiral Anson n'a pas peu contribué
à conserver parmi les marins.
Le 9 de février 1786, j'étais par le travers du
détroit de Magellan dans la mer du Sud, faisant
route pour l'île de Juan-Fernandez : j'avais passé ,
suivant mon estime, sur la prétendue terre de
Drake ; mais j'avais perdu peu de temps à cette re-
cherche, parce que j'étais convaincu qu'elle n'exis-
tait pas. Depuis mon départ d'Europe, toutes mes
pensées n'avaient eu pour objet que les routes des
anciens navigateurs : leurs journaux sont si mal
faits qu'il faut en quelque sorte les deviner ; et les
géographes, qui ne sont pas marins, sont généra-
lement si ignorans en hydrographie qu'ils n'ont pu
porter les lumières d'une saine critique sur des
journaux qui en avaient grand besoin : ils ont en
conséquence tracé des îles qui n'existaient pas, et
qui , comme des fantômes , ont disparu devant les
nouveaux navigateurs.
En 1578, l'amiral Drake, cinq jours après sa
sortie du détroit de Magellan , fut assailli, dans le
Grand-Océan occidental , par des coups de vent
très forts qui durèrent près d'un mois : il est dif-
LA PÉROUSE. 65
iicile de le suivre dans ses différentes routes ; mais
enfin il eut connaissance d'une île par les 5)7 de-
Ijrés de latitude sud; il y relâcha et y vit beau-
coup d'oiseaux : courant ensuite au nord l'espace
de vingt lieues, il trouva d'autres îles habitées par
des sauvages qui avaient des pirogues : ces îles
produisaient du bois et des plantes antiscorbuti-
ques. Comment méconnaître à cette relation la
Terre de Feu sur laquelle Drake a relâché , et vrai-
semblablement l'île Diego-Ramirez, située à peu
près par la latitude de la prétendue île de Drake?
A cette époque, la Terre de Feu n'était pas con-
nue. Le Maire et Schouten ne trouvèrent le détroit
qui porte leur nom qu'en 1616; et toujours per-
suadés qu'il y avait dans l'hémisphère sud , comme
dans l'hémisphère nord , des terres qui s'étendent
jusqu'aux environs des pôles, ils crurent que la
partie du sud de l'Amérique était coupée par des
canaux, et qu'ils en avaient trouvé un second comme
Magellan. Ces fausses idées étaient bien propres à
jeter dans l'erreur l'amiral Drake, qui fut porté
par les courans 12 ou 15 degrés dans l'est de son
estime, ainsi qu'il est arrivé depuis, dans les mêmes
parages, à cent autres navigateurs : cette proba-
bilité devient une certitude lorsqu'on réfléchit
qu'un vaisseau de cette escadre, qui prit la bordée
du nord pendant que son général courait celle du
sud, rentra dans le même détroit de Magellan
XII. 5
OG VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
dont il venait de sortir, preuve évidente qu'il n'a
vait guère fait de cheuiin à l'ouest, et que l'amiral
Drake avait dépassé la longitude de l'Amérique.
On pourrait ajouter qu'il est contre toute vraisem-
blance qu'une île fort éloignée du continent, et par
57 degrés de latitude, soit couverte d'arbres , lors-
qu'on ne trouve pas même une plante ligneuse sur
les îles Malouines, qui ne sont que par 53 degrés;
qu'il n'y a aucun habitant sur ces mêmes îles , pas
même sur celle des Etats, qui n'est séparée du
continent que par un canal de cinq lieues ; et qu'en-
fin la description que Drake fait des sauvages, des
pirogues, des arbres et des plantes, convient si fort
aux Pécherais, et généralement à tous les autres
détails que nous avons sur la Terre de Feu, que je
suis à concevoir comment l'île de Drake peut
encore exister sur les cartes.
Les vents d'ouest-sud-ouest m'étant favorables
pour gagner au nord, je ne perdis pas à cette
vaine recherche un temps si précieux , et je con-
tinuai ma route vers l'île de Juan-Fernandez. Mais
ayant examiné la quantité de vivres que j'avais à
bord , je vis qu'il nous restait très peu de pain et
de farine , parce que j'avais été obligé , ainsi que
M. de Larigle , d'en laisser cent quarts à Brest ,
faute d'espace pour les contenir : les vers d'ailleurs
s'étaient mis dans le biscuit; ils ne le rendaient pas
immangeable, mais ils en diminuaient la quantité
LA PÉROUSE. 67
d'environ un cinquième. Ces différentes considé-
rations me déterminèrent à préférer la Concep-
tion à Fîle de Juan-Fernandez. Je savais que cette
partie du Chili était très abondante en grains , qu'ils
y étaient à meilleur marché que dans aucune con-
trée de l'Europe, et que j'y trouverais en abon-
dance , et au prix le plus modéré , tous les autres
comestibles : je dirigeai en conséquence ma route
un peu plus à l'est.
Le 22 au soir j'eus connaissance de l'île Mocha,
qui est environ à cinquante lieues dans le sud de
la Conception. La crainte d'être porté au nord par
les courans m'avait fait rallier la terre ; mais je
crois que c'est une précaution inutile, et qu'il suffit
de se mettre en latitude de l'ile Sainte-Marie qu'il
faut reconnaître, ayant attention de ne l'approcher
qu'à la distance d'environ trois lieues, parce qu'il
y a des roches sous l'eau qui s'étendent fort au
large de la pointe du nord-ouest de cette île.
Lorsqu'elle est doublée, on peut ranger la terre:
tous les dangers sont alors hors de l'eau et à une
petite distance du rivage. On a en même temps
connaissance des Mamelles de Biobio : ce sont deux
montagnes peu élevées dont le nom indique la
forme. Il faut gouverner un peu au nord des Ma-
melles sur la pointe de Talcaguana : cette pointe
forme l'entrée occidentale de la baie de la Concep-
tion, qui s'étend environ trois lieues de l'est à
08 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
l'ouest, et autant en profondeur du nord au sud;
mais cette entrée est rétrécie par l'île de Quiqui-
rine, qui est placée au milieu et forme deux entrées.
Celle de l'est est la plus sûre et la seule pratiquée ;
elle a environ une lieue de large : celle de l'ouest,
entre Tîle de Quiquirine et la pointe de Talcaguana
n'a guère qu'un quart de lieue : elle est remplie de
rochers, et on ne doit y passer qu'avec un bon
pilote.
On trouve fond sur la côte depuis l'île Sainte-
Marie jusqu'à l'entrée de la baie de la Conception :
à trois lieues au large la sonde a rapporté soixante^
dix brasses fond de vase noire , et trente brasses
lorsque nous étions en dedans de la baie, est et
ouest. De la pointe du nord de l'île de Quiquirine,
le brassiage va en diminuant jusqu'à sept brasses
à deux portées de fusil de terre : il y a un excel-
lent mouillage dans toute cette baie ; mais on n'est
à l'abri des vents du nord que devant le village
de Talcaguana.
A deux heures après midi nous doublâmes la
pointe de l'île de Quiquirine; mais les vents du sud,
qui nous avaient été si favorables jusque-là, nous
furent contraires : nous courûmes différens bords,
ayant l'attention de sonder sans cesse. Nous cher-
chions avec nos lunettes la ville de la Conception,
que nous savions, d'après le plan de Frézier, devoir
être au fond de la baie, dans la partie du sud-est
LA PÉROLISE. 69
mais nous n'apercevions rien. A cinq heures du
soir, il nous vint des pilotes qui nous apprirent
que cette ville avait été ruinée par un tremblement
de terre en 1751, qu'elle n'existait plus, et que
la nouvelle ville avait été bâtie à trois lieues de la
mer sur les bords de la rivière de Biobio. Nous
apprîmes aussi, par ces pilotes, que nous étions
attendus à la Conception , et que les lettres du mi-
nistre d'Espagne nous y avaient précédés. Nous
continuâmes à louvoyer pour approcher le fond
de la baie ; et à neuf heures du soir nous mouil-
lâmes par neuf brasses, à environ une lieue dans
le nord-est du mouillage de Talcuguana que nous
devions prendre le lendemain. Vers dix heures du
soir, M. Postigo, capitaine de frégate de la marine
d'Espagne, vint à mon bord , dépéché par le com-
mandant de la Conception. Il y coucha, et il par-
tit à la pointe du jour pour aller rendre compte
de sa commission : il désigna auparavant au pilote
du pays l'ancrage où il convenait de nous mouiller;
et, avant de monter à cheval, il envoya à bord de
îa viande fraîche, des fruits, des légumes en plus
grande abondance que nous n'en avions besoin pour
tout l'équipage dont la bonne santé parut le sur
prendre. Jamais peut-être aucun vaisseau n'avait
doublé le cap Horn, et n'était arrivé au Chili sans
avoir des malades; et il n'y en avait pas un seul
sur nos deux bâtimens.
70 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
A sept heures du matin nous appareillâmes .
nous faisant remorquer par nos canots et chaloupes ;
nous mouillâmes dans l'anse de Talcaguana à onze
heures , le 24 du mois de février.
Depuis notre arrivée sur la côte du Chili, nous
avions fait chaque jour des observations de distan
ces : nous avons reconnu la pointe du nord de l'ile
Sainte-Marie, située par 37 degrés 1 minute de la-
titude sud , et 75 degrés 55 minutes 45 secondes de
longitude occidentale; le milieu du village de Tal-
caguana , par 36 degrés 42 minutes 21 secondes de
latitude, et 75 degrés 20 minutes de longitude.
§ 3.
Description de la Conception. Mœurs et coutumes des habitans.
Départ de Talcaguana Arrivée à l'île de Pâques.
La baie de la Conception est une des plus com-
modes qu'on puisse rencontrer dans aucune par-
tie du monde ; la mer y est tranquille ; il n'y a
presque point de courans, quoique la marée y
monte de six pieds trois pouces; elle est haute les
jours de nouvelle et de pleine lune , à une heure
45 minutes. Cette baie n'est ouverte qu'au vent du
nord, qui n'y souffle que pendant l'hiver de ces
climats , c'est-à-dire depuis la fin de mai jusqu'en
octobre : c'est la saison des pluies qui sont conti-
LA PÉROUSE. 71
nuelks durant cette mousson ; car on peut donner
ce nom à ces vents constans auxquels succèdent
des vents de sud qui durent le reste de l'année,
et sont suivis du plus beau temps. Le seul mouil-
lage où l'on soit à l'abri des vents de nord-est pen-
dant l'hiver est- devant le village de Talcaguana,
sur la côte du sud-ouest : c'est d'ailleurs aujour-
d'hui le seul établissement espagnol de cette baie ,
l'ancienne ville de la Conception, comme je l'ai
déjà dit , ayant été renversée par un tremblement
de terre en 1751. Elle était bâtie à l'embouchure
de la rivière de Saint-Pierre, dans l'est de Tal-
caguana : on en voit encore les ruines qui ne du-
reront pas autant que celles de Palmire, tous les
bâtimens du pays n'étant construits qu'en torchis
ou en briques cuites au soleil : les couvertures
sont en tuiles creuses, comme dans plusieurs pro-
vinces méridionales.
Après la destruction de cette ville , qui fut
plutôt engloutie par la mer que renversée par les
secousses de la terre, les habitans se dispersèrent
et campèrent sur les hauteurs des environs. Ce
ne fut qu'en 1763 qu'ils firent choix d'un nouvel
emplacement à un quart de lieue de la rivière de
Biobio, et à trois lieues de l'ancienne Conception
et du village de Talcahuano. Ils y bâtirent une
nouvelle ville; l'évêché , la cathédrale , les maisons
religieuses y furent transférés. Elle a une grande
72 VOYAGES AUTO(jR DU MONDE,
étendue, parce que les maisons n'ont qu'un seul
étage , afin de mieux résister aux tremblemens de
terre qui se renouvellent presque tous les ans.
Cette nouvelle ville contient environ dix mille
habitans : c'est la demeure de l'évêque et du mes-
tre-de-camp , gouverneur militaire. Cet évéclié
confine au nord avec celui de Santiago , capitale
du Chili , où le gouverneur général fait sa rési-
dence ^ Il est borné à l'est par les Cordilières, et
s'étend au sud jusqu'au détroit de Magellan ; mais
ses vraies limites sont la rivière de Biobio, à un
quart de lieue de la ville. Tout le pays au sud de
ladite rivière appartient aux Indiens , à l'exception
de l'ile Chiloé et d'un petit arrondissement autour
de Baldivia -.
Il n'est point dans l'univers de terrain plus fer-
tile que celui de cette partie du Chili : le blé y
rapporte soixante pour un ; la vigne produit avec
la même abondance ; les campagnes sont couvertes
de troupeaux innombrables qui , sans aucun soin ,
y multiplient au-delà de toute expression. Le seul
travail est d'enclore de barrières les propriétés de
chaque particulier, et de laisser dans ces enceintes
les bœufs , les chevaux , les mules et les moutons.
• On sait que depuis dix-huit ou dix-neuf ans le Chili forme une
république, plusieurs fois modifiée, et que sont venues affermir
les autres républiques américaine» fondées ou consolidées par le
ffénie de Bolivar.
* Ou Valdivia.
LA PÉROUSE. 73
l^e prix ordinaire d'un gros bœuf est de huit
piastres ; celui d'un mouton de trois quarts de
piastre ; mais il n'y a point d'acheteurs , et les
habitans sont dans l'usage de faire tuer tous les
ans une grande quantité de bœufs dont on conserve
les cuirs et le suif : ces deux articles sont envoyés à
l.ima. On boucane aussi quelques viandes pour la
consommation des équipages qui naviguent sur les
petits bâtimens caboteurs de la mer du Sud.
Aucune maladie n'est particulière à ce pays ;
mais il en est une qui y est assez commune et que
je n'ose nommer. Ceux qui sont assez heureux
pour s'en garantir parviennent à un âge très avancé :
il y a à la Conception plusieurs centenaires.
Ce pays produit un peu d'or. Presque toutes les
rivières y sont aurifères. L'habitant, en lavant de
la terre , peut , dit-on , gagner chaque jour une
demi-piastre ; mais , comme les comestibles sont
très abondans , il n'est excité au travail par aucun
vrai besoin. Sans communication avec les étran-
gers, il ne connaît ni nos arts ni notre luxe, et il
ne peut rien désirer avec assez de force pour
vaincre son inertie. Les terres restent en friche.
Les plus actifs sont ceux qui donnent quelques
heures au lavage du sable des rivières , ce qui les
dispense d'apprendre aucun métier : aussi les mai-
sons des habitans les phis riches sont-elles sans
74 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
aucun meuble , et tous les ouvriers de la Concep-
tion sont étrangers K
La parure des femmes consiste en une jupe plis-
sée de ces anciennes étoffes d'or ou d'argent qu'on
fabriquait autrefois à Lyon. Ces jupes, qui sont
l'éservées pour les grandes occasions , peuvent ,
comme les diamans, être substituées dans les fa-
milles , et passer des grand'mères aux petites-filles :
d'ailleurs ces parures sont à la portée d'un petit
nombre de citoyennes ; les autres ont à peine de
quoi se vêtir.
La paresse, bien plus que la crédulité et la su-
perstition, a peuplé ce royaume de couvens de filles
et d'hommes : ceux-ci jouissent d'une beaucoup
plus grande liberté que dans aucun autre pays ; et
le malheur de n'avoir rien à faire, de ne tenir à
aucune famille, d'être célibataires par état sans
être séparés du monde , et de vivre retirés dans
leurs cellules, les a rendus et devait les rendre les
plus mauvais sujets de l'Amérique. Leur effronte-
rie ne peut être exprimée : j'en ai vu rester au
bal jusqu'à minuit, à la vérité éloignés de la bonne
compagnie, et placés parmi les valets. Personne
plus que ces mêmes religieux ne donnait à nos
• N«us verrons, par les voyafjes récens que nous donnerons en
traitant spécialement de l'Amérique , les progrès que la civilisa-
tion a faits dans ce pays depuis le passage de La Pérouse. La rela-
tion du capitaine Basile Hall offrira surtout un puissant aliment
à la curiosité du lecteur.
LA PEROLSf:. 75
jeunes gens des renseigneraens plus exacts sur des
endroits que des prêtres n'auraient dû connaître
que pour en interdire l'entrée.
Le peuple de la Conception est très voleur, et
les femmes y sont extrêmement complaisantes.
C'est une race dégénérée mêlée d'Indiens; mais
les liabitans du premier état, les vrais Espagnols,
sont extrêmement polis et obligeans. Je manque-
rais à toute reconnaissance si je ne les peignais
avec les vraies couleurs qui conviennent à leur
caractère. Je tacherai de le faire connaître en ra-
contant notre propre histoire.
J'étais à peine mouillé devant le village de Tal-
cahuano, qu'un dragon vint m'apporter une lettre
de M. Ouexada, commandant par intérim ; il m'an-
nonçait que nous serions reçus comme des com-
patriotes, ajoutant avec la plus extrême politesse
que les ordres qu'il avait reçus étaient dans cette
occasion bien conformes aux sentimens de son
cœur et à ceux de tous les hahitans de la Concep-
tion. Cette lettre était accompagnée de rafraîchis-
semens de toute espèce que chacun s'empressait
d'envoyer en présent à bord ; nous ne pouvions
consommer tant d'objets, et nous ne savions où
les placer.
Obligé de donner mes premiers soins aux répa-
rations de mon vaisseau, à l'établissement de nos
horloges astronomiques à terre, et à celui de nos
70 VOYAGES.AUTOUR DU MONDE,
quarts de cercle , je ne pus tout de suite aller
faire mes reinercîmens à ce []^ouverneur: j'attendais
avec impatience le moment de remplir ce devoir;
mais il me prévint, et il arriva à mon bord, suivi
des principaux officiers de la colonie. Le lendemain
je rendis cette visite , accompagné de M. de Langle,
de plusieurs officiers et passagers. Nous étions
précédés par un détachement de dragons , dont le
commandant avait cantonné une demi-compagnie
à Talcahuano : depuis notre arrivée elle était à
nos ordres, ainsi que leurs chevaux. M. Quexada,
M. Sabatero , commandant l'artillerie, et le major
de la place , vinrent au-devant de nous à une lieue
de la Conception. Nous descendîmes tous chez
M. Sabatero , où l'on nous servit un très bon dîner;
et à la nuit il y eut un grand bal , où furent invi-
tées les principales dames de la ville.
Le costume de ces dames , très différent de celui
auquel nos yeux étaient accoutumés, consiste en
une jupe plissée qui laisse à découvert la moitié
de la jambe , et qui est attachée fort au-dessous de
la ceinture; des bas rayés de rouge, de bleu et de
blanc; des souliers si courts que tous les doigts
sont repliés, en sorte que le pied est presque rond.
Leurs cheveux sont sans poudre, ceux de derrière
divisés en petites tresses qui tombent sur leurs
épaules. Leur corset est ordinairement d'une étoffe
d'or ou d'argent; il est recouvert de deux man-
LA PEROUSE. 77
tilles, la première de mousseline, et la seconde,
qui est par-dessus, de laine de différentes couleurs,
jaune, bleue ou rose : ces mantilles de laine enve-
loppent la tête des dames lorsqu'elles sont dans la
rue et qu'il fait froid; mais, dans les appartemens,
elles ont Tusage de les mettre sur leurs genoux; et
il y a un jeu de mantille de mousseline qu'on place
et replace sans cesse, auquel les dames de la Con-
ception ont beaucoup de grâce. Elles sont généra-
lement jolies et d'une politesse si aimable, qu'il
n'est certainement aucune ville maritime en Europe
où des navigateurs étrangers puissent être reçus
avec autant d'affection et d'aménité.
Vers minuit le bal cessa. La maison du comman-
dant et de M. Sabatero ne pouvant contenir tous
les officiers et passagers français , chaque habitant
sempressa de nous offrir des lits; et nous fûmes
ainsi répartis dans les différens quartiers de la
ville.
Avant le dîner nous avions été faire des visites
aux principaux citoyens et à l'évêque, homme d'es-
prit, d'une conversation agréable et d'une charité
dont les évêques d'Espagne donnent de fréquens
exemples. Il est créole du Pérou; il n'a jamais été
en Europe, et il ne doit son élévation qu'à ses
vertus. Il nous entretint du chagrin qu'aurait
M. Higuins, le mestre-de-camp , d'être retenu par
les Indiens sur la frontière, pendant notre court
78 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
séjour dans son (gouvernement. Le bien que chacun
disait de ce militaire , l'estime générale qu'on avait
pour lui me faisaient regretter que les circons-
tances le tinssent éloigné. On lui avait dépêché un
Courier ; sa réponse, qui arriva pendant que nous
étions encore à la ville , annonçait son prochain re-
tour. 11 venait de conclure une paix glorieuse , et
surtout bien nécessaire aux peuples de son gouver-
nement , dont les habitations éloignées sont expo-
sées aux ravages de ces sauvages qui massacrent les
hommes, les enfans et emmènent les femmes en
captivité.
Les Indiens du Chili ne sont plus ces anciens
Américains auxquels les armes des Européens ins-
piraient la terreur : la multiplication des chevaux
qui se sont répandus dans l'intérieur des déserts
immenses de l'Amérique , celle des bœufs et des
moutons, qui est aussi extrêmement considérable,
ont fait de ces peuples de vrais Arabes, que l'on
peut comparer en tout à ceux qui habitent les
déserts de l'Arabie. Sans cesse à cheval, des courses
de deux cents lieues sont pour eux de très petits
voyages; ils marchent avec leurs troupeaux ; ils se
nourrissent de leur chair, de leur lait et quelque-
fois de leur sang ^ ; ils se couvrent de leur peau
dont ils se font des casques , des cuirasses et des
• On m'a assuré qu'ils saifçnaient quelquefois leurs bœufs et
leurs chevaux, et qu'ils en buvaient le sang.
LA PÉROUSE. 70
boucliers. Ainsi l'introduction de deux animaux
domestiques en Amérique a eu l'influence la plus
marquée sur les mœurs de tous les peuples qui
habitent depuis Santiago jusqu'au détroit de Ma-
gellan; ils ne suivent presque plus aucun de leurs
anciens usages ; ils ne se nourrissent plus des mêmes
fruits; ils n'ont plus les mêmes vêtemens; et ils ont
une ressemblance bien plus marquée avec les Tar-
tares ou avec les habitans des bords de la mer
Rouge, qu'avec leurs ancêtres qui vivaient il y a
deux siècles.
M. Higuins a réussi à capter la bienveillance de
ces sauvages. Comme les Indiens, je lui avais donné
ma confiance après une heure de conversation. Son
retour à la ville suivit de bien près sa lettre : j'en
étais à peine informé, qu'il arriva à Talcaguana,
et je fus encore prévenu. Un mestre-de-camp de
cavalerie est plutôt à cheval qu'un navigateur
français; et M. Higuins, chargé de la défense du
pays, était d'une activité difficile à égaler. Il ren-
chérit encore, s'il est possible, sur les politesses de
M. Quexada : elles étaient si vraies, si affectueuses
pour tous les Français, que nulle expression ne
pouvait rendre nos sentimens de reconnaissance.
Comme nous en devions à tous les habitans , nous
.résolûmes de donner une fête générale avant notre
départ, et d'y inviter toutes les dames de la Con-
ception. Une grande tente fut dressée sur le bord
80 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
de la mer. Nous y donnâmes à dîner à cinquante
personnes, homme^ ou femmes qui avaient eu la
complaisance de faire trois lieues pour se rendre à
notre invitation. Ce repas fut suivi d'un bal, d'un
petit feu d'artifice , et enfin d'un ballon de papier ,
assez grand pour faire spectacle.
Le lendemain, la même tente nous servit pour
donner un grand dîner aux équipages des deux
frégates ; nous mangeâmes tous à la même table ,
M. de Langle et moi à la tête , chaque officier, jus-
qu'au dernier matelot, placés suivant le rang qu'ils
occupaient à bord : nos plats étaient des gamelles de
bois. La gaîté était peinte sur le visage de tous les
matelots; ils paraissaient mieux portans et mille
fois plus heureux que le jour de notre sortie de
Brest.
Le mestre-de-camp voulut à son tour donner une
fête : nous nous rendîmes tous à la Conception ,
excepté les officiers de service. M. Higuins vint au-
devant de nous, et conduisit notre cavalcade chez
lui , où une table de cent couverts était dressée :
tous les officiers et habitans de marque y étaient
invités ainsi que plusieurs dames. A chaque ser-
vice un franciscain improvisateur récitait des vers
espagnols pour célébrer l'union qui régnait entre
les deux nations. Il y eut grand bal pendant la
nuit: toutes les dames s'y rendirent, parées de leurs
plus beaux habits; des officiers masqués y donné-
LA PÉROUSE. 81
rent un très joli ballet. On ne peut dans aucune
partie du monde voir une plus charmante fête :
elle était donnée par un homme adoré dans le pays,
et à des étrangers qui avaient la réputation d'être
de la nation la plus galante de l'Europe.
Mais ces plaisirs et cette bonne réception ne me
faisaient pas perdre de vue mon objet principal.
J'avais annoncé, le jour de mon arrivée, que je met-
trais à la voile le 15 de mars, et que si, avant cette
époque, les bâti mens étaient réparés, nos vivres,
notre eau et notre bois embarqués, chacun aurait
la liberté d'aller se promener à terre : rien n'était
plus propre à hâter le travail que cette promesse,
dont je craignais autant l'effet que les matelots le
désiraient, parce que le vin est très commun au
Chili , que chaque maison du village de Talcaguana
est un cabaret, et que les femmes y sont presque
aussi complaisantes qu'à Taïti : il n'y eut cependant
aucun désordre, et mon chirurgien ne m'a point
annoncé que cette liberté eût eu des suites fâ-
cheuses.
Le 15 mars, à la pointe du jour, je fis signal de
se préparer à appareiller; mais les vents se fixèrent
au nord ; ils avaient été constamment du sud-sud-
ouest au sud-ouest depuis notre séjour dans cette
rade. La brise commençait ordinairement à dix
heures du matin, et finissait à la même heure de
la nuit, cessant de meilleure heure si elle avait
XII 6
82 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
commencé plus tôt , et, réciproquement, durant jus-
qu'à minuit si elle n'avait commencé qu'à midi ,
en sorte qu'il y avait à peu près douze heures de
brise et autant de calme. Cette règle eut lieu cons-
tamment jusqu'au 15, que les vents, après un calme
absolu et une chaleur excessive, se fixèrent au
nord. Il venta très grand frais de cette partie, avec
beaucoup de pluie pendant la nuit du 15 au 16;
et le 17, vers midi, il y eut une légère brise du
sud-ouest avec laquelle j'appareillai. Elle était très
faible, et elle ne nous conduisit qu'à deux lieues en
dehors de la baie, où nous restâmes en calme plat,
la mer fort houleuse des derniers vents du nord.
Nous fûmes toute la nuit environnés de baleines ,
elles nageaient si près de nos frégates, qu'elles je-
taient l'eau à bord en soufflant. Il est à remarquer
qu'aucun habitant du Chili n'en a jamais harponné
une seule : la nature a accumulé tant de biens sur
ce pays , qu'il faut plusieurs siècles avant que cette
branche d'industrie y soit cultivée.
Le 19 les vents de sud me permirent de m'é-
loigner de terre; je dirigeai ma route à l'est de
Juan-Fernandez dont je ne pris pas connaissance,
parce que sa position avait été fixée d'après les
observations du père Feuillée à la Conception.
Le 23 j'étais par 30 degrés 29 minutes de lati-
tude sud , et 85 degrés 51 minutes de longitude
occidentale.
LA PÉROliSE. 83
Le 24 les vents se fixèrent à l'est : ils ne varièrent
pas de 5 degrés jusqu'à cent vingt lieues environ
de l'île de Pâques.
Le 3 avril, par 27 degrés 5 minutes de latitude
sud et 101 de longitude occidentale, nous eûmes
des vents du nord-est au nord-ouest; nous vîmes
aussi quelques oiseaux, les seuls que nous eussions
rencontrés depuis que nous avions dépassé l'île de
Juan-Fernandez ; car je ne compte pas un ou deux
taillevents qui avaient été vus quelques instans
dans un trajet de six cents lieues. Cette variété des
vents est l'indice le plus certain de terre ; mais les
physiciens auront peut-être quelque peine à expli-
quer comment l'influence d'une petite île , au mi-
lieu d'une mer immense, peut s'étendre jusqu'à
cent lieues : au surplus, il ne suffit pas à un na-
vigateur de présumer qu'il est à cette distance
d'une île, si rien ne lui indique dans quelle aire
de vent il peut la rencontrer. La direction du vol
des oiseaux , après le coucher du soleil , ne m'a
jamais rien appris; et je suis bien convaincu qu'ils
sont déterminés dans tous leurs mouvemens en l'air
par l'appât d'une proie. J'ai vu , à l'entrée de la
nuit, des oiseaux de mer diriger leur vol vers dix
points différens de l'horizon , et je crois que les
augures les plus enthousiastes n'auraient osé en
rien conclure.
Le 4 avril je n'étais plus qu'à soixante lieues de
84 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
, l'île de Pâques : je ne voyais point d'oiseaux; les
vents étaient au nord-nord-ouest. Il est vraisem-
blable que, si je n'eusse connu avec certitude la
position de cette île , j'aurais cru l'avoir dépassée ,
et j'aurais reviré de bord. J'ai fait ces réflexions
sur les lieux , et je suis contraint d'avouer que les
découvertes des îles ne sont dues qu'au hasard , et
que très souvent des combinaisons fort sages en
apparence en ont écarté les navigateurs.
I.e 8 avril, à deux heures après midi, j'eus con-
naissance de l'îie de Pâques, qui me restait à douze
lieues dans l'ouest 5 degrés sud. La mer était fort
grosse , les vents au nord : ils ne s'étaient pas fixés
depuis quatre jours, et ils avaient varié du nord
au sud par l'ouest. Je crois que la proximité d'une
petite île ne fut pas la seule cause de cette variété ,
et il est vraisemblable que les vents alises ne sont
pas constans , dans cette saison , au 27^ degré. La
pointe que j'apercevais était celle de l'est : j'étais
précisément au même endroit où le capitaine Davis
avait rencontré, en 1686 y une île de sable, et,
douze lieues plus loin , une terre à l'ouest que le
capitaine Cook et M. Dalrymple ont cru être l'île
de Pâques, retrouvée en 1722 par Roggewin; mais
ces deux marins , quoique très éclairés , n'ont pas
assez discuté ce que rapporte Waffer : il dit que
« le capitaine Davis, partant des Gallapagos, dans le
dessein de retourner en Europe par le cap Horn,
LA PEROUSE. 85
et de ne relâcher qu'à l'ile de Juan Fernandez , res-
sentit par les 12 degrés de latitude sud un choc
terrible, et crut avoir touché sur un rocher ; il
avait constamment dirigé sa route au sud, et esti-
mait être à cent cinquante lieues du continent de
l'Amérique : il sut depuis qu'à cette même époque
il y avait eu un tremblement de terre à Lima. Re-
venu de sa frayeur, il continua à courir au sud, au
sud-quart-sud-est , et au sud-est , jusque par les
27 degrés 20 minutes; et il rapporte qu'à deux
heures du matin on entendit, sur l'avant de son
vaisseau, le bruit d'une mer qui brise sur un ri-
vage. Il mit en panne jusqu'au jour, et il vit une
petite île de sable qui n'était environnée d'aucun
rocher. Il en approcha à un quart de mille, et il
aperçut plus loin , à douze lieues dans l'ouest , une
grosse terre qui fut prise pour un groupe d'îles ,
à cause des intervalles existant entre les différens
caps. Davis ne la reconnut point, et continua sa
route vers l'île de Juan Fernandez ; mais Waffer
dit que cette petite île de sable se trouve à cinq
cents lieues de Copiapo et à six cents des Galla-
pagos. »
On n'a pas assez remarqué que ce résultat est
impossible. Si Davis, par 12 degrés de latitude
méridionale, et à cent cinquante lieues des côtes
de l'Amérique , a présenté sa route vers le sud-sud-
est, ainsi que le rapporte Waffer, connne il est
8b- VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
évident que ce capitaine flibustier a dû faire gou-
verner avec les vents d'est , qui sont très fréquens
dans ces parages, pour exécuter le projet qu'il
avait d'aller à l'île de Juan-Fernandez, on doit en
conclure, avec M. Pingre, qu'il y a une erreur de
chiffre dans la citation de Dampier, et que la terre
de Davis, au lieu d'être à cinq cents lieues de Co-
piapo, n'en est qu'à deux cents lieues : il serait
alors vraisemblable que les deux îles de Davis sont
celles de Saint- Ambroise et de Saint-Félix, un peu
plus nord que Copiapo; mais les pilotes des fli-
bustiers n'y regardaient pas de si près , et n'obte-
naient guère la latitude qu'à 30 ou 40 minutes
près. J'aurais épargné à mes lecteurs cette petite
discussion de géographie, si je n'avais eu à com-
battre l'opinion de deux hommes justement célè-
bres. Je dois cependant dire que le capitaine Cook
était dans le doute, et qu'il rapporte qu'il eut dé-
cidé la question s'il avait eu le temps de s'élever
à l'est de l'île de Pâques. Comme j'ai parcouru trois
cents lieues sur ce parallèle, et que je n'ai point
vu l'île de Sable, je crois qu'il ne doit plus rester
aucun doute, et le problème me paraît entière-
ment résolu.
Je prolongeai pendant la nuit du 8 au 9 avril la
côte de l'île de Pâques , à trois lieues de distance ;
le temps était clair, et les vents avaient fait le tour
du nord au sud-est, dans moins de trois heures.
LA PÉROUSE 87
Au jour, je fis route pour la baie de Cook : c'est
celle de lile qui est le plus à l'abri des vents du
nord au sud, par l'est; elle n'est ouverte qu'aux
vents d'ouest ; et le temps était si beau , que j'avais
l'espoir qu'ils ne souffleraient pas de plusieurs jours.
A onze heures du matin je n'étais plus qu'à une
lieue du mouillage : l'Astrolabe avait déjà laissé
tomber son ancre. Je mouillai très près de cette
frégate ; mais le fond était si rapide, que les ancres
de nos deux bàtimens ne prirent point; nous fûmes
obligés de les relever et de courir deux bords pour
regagner le naouillage.
Cette contrariété ne ralentit pas l'ardeur des In-
diens : ils nous suivirent à la nage jusqu'à une
lieue au large; ils montèrent à bord avec un air
riant et une sécurité qui me donnèrent la meilleure
opinion de leur caractère. Des hommes plus soup-
çonneux eussent craint, lorsque nous remîmes à
la voile, de se voir enlever et arracher à leur
terre natale; mais l'idée d'une perfidie ne parut
pas même se présenter à leur esprit : ils étaient
au milieu de nous, nus et sans aucune arme; une
simple ficelle, autour des reins, servait à fixer un
paquet d'herbes qui cachaient leurs parties natu-
relles.
M. Hodges, peintre, qui avait accompagné le
capitaine Cook dans son second voyage , a fort
mal rendu leur physionomie : elle est généiale-
88 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
nient agréable, mais très variée, et n'a point,
comnae celle des Malais, des Chinois, des Chiliens,
un caractère qui lui soit propre.
Je fis divers présens à ces Indiens; ils préfé-
raient des morceaux de toile peinte, d'une demi-
aune , aux clous , aux couteaux et aux rassades ;
mais ils désiraient encore davantage les chapeaux :
nous en avions une trop petite quantité pour en
donner à plusieurs. A huit heures du soir je pris
congé de mes nouveaux hôtes, leur faisant en-
tendre, par signes, qu'à la pointe du jour je des-
cendrais à terre : ils s'embarquèrent dans le canot
en dansant, et ils se jetèrent à la mer à deux por-
tées de fusil du rivage , sur lequel la lame brisait
avec force. Ils avaient eu la précaution de faire
de petits paquets de mes présens, et chacun avait
posé le sien sur sa tète pour le garantir de l'eau-
§4.
Description de l'ile de Pâques. Evénemens qui nous y sont arri-
vés. Mœurs et coutumes des habitans.
La baie de Cook, dans l'île d'Easter ou de Pâques,
est située par 27 degrés 1 1 minutes de latitude
sud , et 111 degrés 55 minutes 30 secondes de
longitude occidentale. C'est le seul mouillage à
l'abri des vents de sud-est et d'est , qui sont les
vents ordinaires dans ces parages. On y serait en
LA PÉROLISE. 89
très grand danger avec des vents d'ouest, mais ils
ne soufflent janaais de cette partie de l'horizon
qu'après avoir passé de l'est au nord-est, au nord ,
et successivement à l'ouest : on a donc le temps
d'appareiller, et il suffit d'être a un quart de lieue
au large pour n'en avoir rien à craindre. Cette
baie est facile à reconnaître : après avoir doublé
les deux rochers de la pointe du sud de l'île, on
doit ranger la terre à un- mille de distance ; on
aperçoit bientôt une petite anse de sable , qui est
la reconnaissance la plus certaine. Lorsque cette
anse reste à l'est-quart-sud-est , et que les deux
rochers dont j'ai parlé sont fermés par la pointe,
on peut laisser tomber son ancre par vingt brasses,
fond de sable, à un quart de lieue du rivage. Si
l'on est plus au large , on ne trouve le fond que par
trente-cinq ou quarante brasses , et il augmente si
rapidement , que l'ancre ne tient point. Le débar-
quement est assez facile au pied d'une des statues
dont je parlerai bientôt.
A la pointe du jour, je fis tout disposer pour
notre descente à terre. Je devais me flatter d'y
trouver des amis , puisque j'avais comblé de pré-
sens tous ceux qui étaient venus à bord la veille ;
mais j'avais trop médité les relations des différens
voyageurs pour ne pas savoir que ces Indiens sont
de grands enfans, dont la vue de nos différens
meubles excite si fort les désirs, qu'ils mettent tout
90 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
en iisa^je pour s'en emparer. Je crus donc qu'il
fallait les retenir par la crainte, et j'ordonnai
qu'on mît à cette descente un petit appareil guer-
rier : nous la fîmes en effet avec quatre canots et
douze soldats armés. M. de Langle et moi nous
étions suivis de tous les passagers et officiers , à
l'exception de ceux qui étaient nécessaires à bord
des deux frégates pour le service; nous compo-
sions , en y comprenant l'équipage de nos bàti-
mens à rames, environ soixante-dix personnes.
Quatre ou cinq cents Indiens nous attendaient
sur le rivage : ils étaient sans armes , quelques-uns
couverts de pièces d'étoffes blanches ou jaunes,
mais le plus grand nombre était nu ; plusieurs
étaient tatoués et avaient le visage peint d'une cou-
leur rouge ; leurs cris et leur physionomie expri-
maient la joie : ils s'avancèrent pour nous donner
la main et faciliter notre descente.
L'île, dans cette partie, est élevée d'environ vingt
pieds; les montagnes sont à sept ou huit cents
toises dans l'intérieur, et du pied de ces monta-
gnes le terrain s'abaisse en pente douce vers la
mer. Cet espace est couvert d'une herbe que je
crois propre à nourrir les bestiaux; cette herbe
recouvre de grosses pierres qui ne sont que posées
sur la terre. Elles m'ont paru absolument les mêmes
que celles de l'IIe-de-France, appelées dans le pays
f^iraiimons , parce que le plus grand nombi'C est de
LA PÉROUSE. 91
)a grosseur de ce fruit; et ces pierres, que nous
trouvions si incommodes en marchant, sont un
bienfait de la nature : elles conservent à la terre
sa fraîcheur et son humidité, et suppléent en
partie à l'ombre salutaire des arbres que ces ha-
bitans ont eu l'imprudence de couper, dans des
temps sans doute très reculés , ce qui a exposé leur
sol à être calciné par l'ardeur du soleil , et les a
réduits à n'avoir ni ravins, ni ruisseaux, ni sources,
ils ignoraient que, dans les petites îles, au milieu
d'un océan immense , la fraîcheur de la terre cou-
verte d'arbres peut seule arrêter, condenser les
nuages et entretenir ainsi sur les montagnes une
pluie presque continuelle, qui se répand en sources
ou en ruisseaux dans les différens quartiers. Les îles
qui sont privées de cet avantage sont réduites à
une sécheresse horrible , qui peu à peu en détruit
les plantes, les arbustes, et les rend presque inha-
bitables. M. de Langle et moi ne doutâmes pas que
ce peuple ne dût le malheur de sa situation à l'im-
prudence de ses ancêtres; et il est vraisemblable
que les autres îles de la mer du Sud ne sont arro-
sées que parce que, très heureusement, il s'y est
trouvé des montagnes inaccessibles où il a été
impossible de couper du bois : ainsi la nature n'a
été plus libérale pour ces derniers insulaires qu'en
leur paraissant pins avare, puisqu'elle s'est réservé
des endroits où ils n'ont pu atteindre. Un long se-
92 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
jour à rUe-de-France, qui ressemble si fort à l'ile
de Pâques, m'a appris que les arbres n'y repoussent
jamais à moins d'être abrités des vents de mer par
d'autres arbres ou par des enceintes de murailles ;
et c'est cette connaissance qui m'a découvert la cause
de la dévastation de l'île de Pâques.
Les habitans de cette île ont bien moins à se
plaindre des éruptions de leurs volcans, éteints
depuis long-temps, que de leur propre imprudence.
Mais comme Fliomme est de tous les êtres celui
qui s'habitue le plus à toutes les situations, ce peu-
ple m'a paru moins malheureux qu'au capitaine
Cook et à M. Forster. Ceux-ci arrivèrent dans cette
île après un voyage long et pénible , manquant de
tout, malades du scorbut; ils n'y trouvèrent ni
eau, ni bois, ni cochons : quelques poules, des ba-
nanes et des patates sont de bien faibles ressources
dans ces circonstances. Leurs relations portent
l'empreinte de cette situation. La nôtre était infini-
ment meilleure : les équipages jouissaient de la
plus parfaite santé ; nous avions pris au Chili ce
qui' nous était nécessaire pour plusieurs mois, et
nous ne désirions de ce peuple que la faculté de
lui faire du bien : nous lui apportions des chèvres,
des brebis, des cochons; nous avions des graines
d'oranger, de citronnier , de coton , de maïs, et gé-
néralement toutes les espèces qui pouvaient réussir
dans son île.
LA PÉROUSE. 93
Notre premier soin, après avoir débarqué, fut
de former une enceinte avec des soldats armés ,
rangés en cercle. Nous enjoignîmes aux habitans de
laisser cet espace vide; nous y dressâmes une tente;
je fis descendre à terre les présens que je leur des-
tinais , ainsi que les différens bestiaux : mais comme
j'avais expressément défendu de tirer, et que mes
ordres portaient de ne pas même éloigner à coups
de crosse de fusil les Indiens qui seraient trop in-
commodes, bientôt les soldats furent eux-mêmes
exposés à la rapacité de ces insulaires, dont le
nombre s'était accru : ils étaient au moins huit
cents, et dans ce nombre il y avait bien certaine-
ment cent cinquante femmes. La physionomie de
beaucoup de ces femmes était agréable; elles of-
fraient leurs faveurs à tous ceux qui voulaient
leur faire quelque présent.
Les Indiens nous engageaient à les accepter :
quelques-uns d'entre eux donnèrent l'exemple des
plaisirs qu'elles pouvaient procurer. Ils n'étaient
séparés des spectateurs que par une simple cou-
verture d'étoFfe du pays ; et pendant les agaceries
de ces femmes, on enlevait nos chapea\ix sur nos
têtes et les mouchoirs de nos poches. Tous parais-
saient complices des vols qu'on nous faisait; car, à
peine étaient-ils commis, que, comme une volée
d'oiseaux, ils s'enfuyaient au même instant; mais
voyant que nous ne faisions aucun usage de nos
94 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
fusils, ils revenaient quelques minutes après ; ils
recommençaient leurs caresses, et épiaient le mo-
ment de faire un nouveau larcin : ce manège dura
toute la matinée. Gomme nous devions partir dans
la nuit, et qu'un si court espace de temps ne nous
permettait pas de nous occuper de leur éducation ,
nous prîmes le parti de nous amuser des ruses que
ces insulaires employaient pour nous voler; et afin
d'ôter tout prétexte à aucune voie de fait qui au-
rait pu avoir des suites funestes, j'annonçai que je
ferais rendre aux soldats et aux matelots les cha-
peaux qui seraient enlevés. Ces Indiens étaient sans
armes : trois ou quatre, sur un si grand nombre ,
avaient une espèce de massue de bois très peu re-
doutable : quelques-uns paraissaient avoir une lé-
gère autorité sur les autres. Je les pris pour des
chefs, et leur distribuai des médailles que j'attachai
à leur cou avec une chaîne : mais je m'aperçus
bientôt qu'ils étaient précisément les plus insignes
voleurs; et quoiqu'ils eussent l'air de poursuivre
ceux qui enlevaient nos mouchoirs , il était facile de
voir que c'était avec l'intention la plus décidée de
ne pas les joindre.
Nous n'avions que huit ou dix heures à rester sur
l'île, et nous ne voulions pas perdre ce temps : je
confiai donc la garde de la tente et de tous nos
effets à M. d'Escures. mon premier lieutenant; je
le chargeai en outre du commandement de tous les
LA PÉROUSE. 95
soldats et matelots qui étaient à terre. Nous nous
divisâmes ensuite en deux troupes :1a première, aux
ordres de M. de Langle, devait pénétrer le plus
possible dans l'intérieur de Tîle , semer des graines
dans tous les lieux qui paraîtraient susceptibles de
les propager, examiner le sol, les plantes, la cul-
ture, la population, les moniimens et générale-
ment tout ce qui peut intéresser chez ce peuple
très extraordinaire. Ceux qui se sentirent la force
de faire beaucoup de chemin s'enrôlèrent avec lui :
il fut suivi de MM. Dagelet , de Lamanon , Duché ,
Dufresne, de la Martinière, du père Receveur, de
l'abbé Mongès et du jardinier. La seconde, dont je
faisais partie, se contenta de visiter les monumens,
les plates-formes, les maisons et les plantations à
une lieue autour de notre établissement.
M. Forster croit que ces monumens sont l'ou-
vrage d'un peuple beaucoup plus considérable que
celui qui existe aujourd'hui; mais son opinion ne
me paraît pas fondée. Le plus grand des bustes
grossiers qui sont sur ces plates-formes, et que nous
avons mesurés , n'a que quatorze pieds six pouces
de hauteur, sept pieds six pouces de largeur aux
épaules , trois pieds d'épaisseur au ventre , six
pieds de largeur et cinq pieds d'épaisseur à la base:
ces bustes, dis-je, pourraient être l'ouvrage de la
génération actuelle , dont je crois pouvoir, sans
aucune exagération, porter la population à deux
96 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
mille personnes. Le nombre des femmes m'a paru
fort approchant de celui des hommes; j'ai vu au-
tant d'enfans que dans aucun autre pays; et quoi-
que , sur environ deux cents habitans que notre
arrivée a rassemblés aux environs de la baie , il y
eût au plus trois cents femmes, je n'en ai tiré d'au-
tre conjecture que celle de supposer que les insu-
laires de l'extrémité de l'île étaient venus voir nos
vaisseaux, et que les femmes, ou plus délicates,
ou plus occupées de leur ménage et de leurs en-
fans, étaient restées dans leurs maisons : en sorte
que nous n'avons vu que celles qui habitent dans
le voisinage de la baie.
La relation de iVL de Langle confirme cette opi-
nion; il a rencontré dans l'intérieur de l'île beau-
coup de femmes et d'enfans, et nous sommes tous
entrés dans ces cavernes où M. Forster et quelques
officiers du capitaine Cook crurent d'abord que
les femmes pouvaient être cachées. Ce sont des
maisons souterraines, de même forme que celles
que je décrirai tout à l'heure, et dans lesquelles
nous avons trouvé de petits fagots dont le plus
gros morceau n'avait pas cinq pieds de longueur
et n'excédait pas six pouces de diamètre. On ne
peut cependant révoquer en doute que les habitans
n'eussent caché leurs femmes lorsque le capitaine
Cook les visita; mais il m'est impossible d'en de-
viner la raison , et nous devons peut-être à la ma-
LA PÉROLSE. 97
nière généreuse dont il se conduisit envers ce peu-
ple la confiance qu'il nous a montrée, et qui nous
a mis à portée de mieux juger de sa population.
Tous les monumens qui existent aujourd'hui
paraissent très anciens : ils sont placés dans des
moraïs, autant qu'on en peut juger par la grande
quantité d'ossemens qu'on trouve à côté. On ne peut
douter que la forme de leur gouvernement actuel
n'ait tellement égalisé les conditions qu'il n'existe
plus de chef assez considérable pour qu'un grand
nombre d'hommes s'occupent du soin de conser-
ver sa mémoire en lui érigeant une statue. On a
substitué à ces colosses de petits monceaux de
pierres en pyramide ; celle du sommet est blanchie
d'une eau de chaux. Ces espèces de mausolées qui
sont l'ouvrage d'une heure pour un seul homme,
sont empilés sur le bord de la mer; et un Indien ,
en se couchant à terre, nous a désigné clairement
que ces pierres couvraient un tombeau : levant
ensuite les mains vers le ciel , il a voulu évidem-
ment exprimer qu'ils croyaient à une autre vie.
J'étais fort en garde contre cette opinion , et j'a-
voue que je les croyais très éloignés de cette idée :
mais ayant vu répéter ce signe à plusieurs, et
M. de Langle, qui a voyagé dans l'intérieur de l'île,
m'ayant rapporté le même fait, je n'ai plus eu
de doute là-dessus , et je crois que tous nos offi-
ciers et passagers ont partagé cette opinion. Nous
XII. 7
98 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
n'avons cependant vu la trace d'aucun culte ; car
je ne crois pas que personne puisse prendre les
statues pour des idoles , quoique ces Indiens aient
montré une espèce de vénération pour elles.
Ces bustes de taille colossale, dont j'ai donné les
dimensions, et qui prouvent bien le peu de pro-
grès qu'ils ont faits dans la sculpture , sont d'une
production volcanique , connue des naturalistes
sous le nom de lapillo : c'est une pierre si tendre
et si légère que quelques officiers du capitaine
Cook ont cru qu'elle pouvait être factice et com-
posée d'une espèce de mortier qui s'était durci à
l'air. Il ne reste plus qu'à expliquer comment on
est parvenu à élever sans point d'appui un poids
aussi considérable : mais nous sommes certains que
c'est une pierre volcanique fort légère, et qu'avec
des leviers de cinq ou six toises, et glissant des
pierres dessous, on peut, comme l'explique très
bien le capitaine Cook, parvenir à élever un poids
encore plus considérable, et cent hommes suffisent
pour cette opération : il n'y aurait pas d'espace
pour le travail d'un plus grand nombre.
Ainsi le merveilleux disparaît; on rend à la na-
ture sa pierre de lapillo, qui n'est point factice; et
on a lieu de croire que, s'il n'y a plus de nouveaux
monumens dans l'île, c'est que toutes les conditions
y sont égales, et qu'on est peu jaloux d'être roi
d'un peuple qui est presque nu, qui vit de patates
LA PÉROUSE. 99
et d'ignames; et réciproquement, ces Indiens ne
pouvant être en guerre, puisqu'ils n'ont pas de
voisins, n'ont pas besoin d'un chef qui ait une au-
torité un peu étendue.
Je ne puis que hasarder des conjectures sur les
mœurs de ce peuple dont je n'entendais pas la lan-
gue , et que je n'ai vu qu'un jour ; mais j'avais l'ex-
périence des voyageurs qui m'avaient précédé : je
connaissais parfaitement leurs relations, et je pou-
vais y joindre mes propres réflexions.
La dixième partie de la terre y est à peine cul-
tivée, et je suis persuadé que trois jours de travail
suffisent à chaque Indien pour se procurer la sub-
sistance d'une année. Cette facilité de pourvoir aux
besoins de la vie m'a fait croire que les produc-
tions de la terre étaient en commun, d'autant que
je suis à peu près certain que les maisons sont
communes au moins à tout un village ou district.
J'ai mesuré une de ces maisons auprès de notre
établissement ^ : elle avait trois cents dix pieds de
longueur, dix pieds de largeur et dix pieds de
hauteur au milieu. Sa forme était celle d'une pi-
rogue renversée ; on n'y pouvait entrer que par
deux portes de deux pieds d'élévation et en se glis-
sant sur les mains. Cette maison peut contenir plus
de deux cents personnes : ce n'est pas la demeure du
' Cette maison n'était pas encoie finie ; ainsi le capitaine Cot)k
n'avait pu la voir.
100 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
chef, puisqu'il n'y a aucun meuble, et qu'un aussi
grand espace lui serait inutile. Elle forme à elle
seule un village avec deux ou trois autres petites
maisons peu éloignées.
Il y a vraisemblablement dans chaque district
un chef qui veille plus particulièrement aux plan-
tations. Le capitaine Cook a cru que ce chef en
était le propriétaire; mais si ce célèbre navigateur
a eu quelque peine à se procurer une quantité
considérable de patates et d'ignames, on doit
moins l'attribuer à la disette de ces comestibles
qu'à la nécessité de réunir un consentement pres-
que général pour les vendre.
Quant aux femmes, je n'ose prononcer si elles
sant communes à tout un district, et les enfans
à la république : il est certain qu'aucun Indien ne
paraissait avoir sur aucune femme l'autorité d'un
mari ; et si c'est le bien particulier de chacun , ils
en sont très prodigues.
Quelques maisons sont souterraines, comme je
l'ai déjà dit; mais les autres sont construites avec
des joncs , ce qui prouve qu'il y a dans l'intérieur
de l'île des endroits marécageux : ces joncs sont
très artistement arrangés , et garantissent parfaite-
ment de la pluie. L'édifice est porté sur un socle
de pierres de taille * de dix-huit pouces d'épais-
seur, dans lequel on a creusé , à distances égales
• Ct's pierres ne sont pas du ffrès , mais des laves solides»
LA PÉROUSE. 101
* des trous où entrent des perches qui forment la
charpente en se repliant en voûte : des paillassons
de jonc garnissent l'espace qui est entre ces perches.
On ne peut douter, comme le fait observer le
capitaine Cook , de l'identité de ce peuple avec ce-
lui des autres îles de la mer du Sud , même langage,
même physionomie ; leurs étoffes sont aussi fabri-
^ quées avec l'écorce du mûrier; mais elles sont très
rares, parce que la sécheresse a détruit ces arbres.
Ceux de cette espèce qui ont résisté n'ont que
trois pieds de hauteur ; on est même obligé de les
entourer de murailles pour les garantir des vents :
il est à remarquer que ces arbres n'excèdent jamais
la hauteur des murs qui les abritent.
Je ne doute pas qu'à d'autres époques ces insu-
laires n'aient eu les mêmes productions qu'aux îles
de la Société. Les arbres à fruit auront péri par la
sécheresse, ainsi que les cochons et les chiens, aux-
quels l'eau est absolument nécessaire. Mais l'homme,
qui, au détroit d'Hudson, boit de l'huile de ba-
leine, s'accoutume à tout; et j'ai vu les naturels de
l'île de Pâques boire de l'eau de mer comme les
albatros du cap Horn. Nous étions dans la saison
humide; on trouvait un peu d'eau saumàtre dans
des trous au bord de la mer : ils nous l'offraient
dans des calebasses, mais elle rebutait les plus al-
térés. Je ne me flatte pas que les cochons dont je
leur ai fait présent nuiUipliont ; mais j'espère que
102 \OYAGES AUTOUR DU MONDE.
Jes chèvres et les brebis, qui boivent peu et ai-
ment le sel, y réussiront.
A une heure après midi je revins à la tente dans
le dessein de retourner à bord , afin que M. de Clo-
nard , mon second , pût à son tour descendre à
terre. J'y trouvai presque tout le monde sans cha-
peau et sans mouchoir : notre douceur avait en-
hardi les voleurs, et je n'avais pas été distin^^ué des
autres. Un Indien , qui m'avait aidé à descendre
d'une plate-forme, après m'avoir rendu ce service,
m'enleva mon chapeau et s'enfuit à toutes jambes,
suivi, comme à l'ordinaire, de tous les autres. Je
ne le fis pas poursuivre, et ne voulus pas avoir le
droit exclusif d'être garanti du soleil , vu que nous
étions presque tous sans chapeau. Je continuai à
examiner cette plate-forme : c'est le monument qui
m'a donné la plus haute opinion des anciens talens
de ce peuple pour la bâtisse ; car le mot pompeux
dî' architecture ne convient point ici. Il paraît qu'il
n'a jamais connu aucun ciment ; mais il coupait et
taillait parfaitement les pierres : elle étaient pla-
cées et jointes suivant toutes les règles de l'art.
J'ai rassemblé des échantillons de ces pierres :
ce sont des laves de différente densité. La plus lé-
gère, qui doit conséquemment se décomposer la
première, forme le revêtement du côté de l'inté-
rieur de l'île. Celui qui est tourné vers la mer est
construit avec une lave infiniment plus compacte.
LA PÉROUSE. 103
afin de résister plus long-temps; et je ne connais à
ces insulaires aucun instrument ni matière assez
dure pour tailler ces dernières pierres : peut-être
un plus long séjour dans 1 ile m'eût donné quel-
ques éclaircissemens à ce sujet. A deux heures
je revins à bord, et M. de Clonard descendit à
terre. Bientôt deux officiers de l'Astrolabe arri-
vèrent pour me rendre compte que les Indiens
venaient de commettre un vol nouveau qui avait
occasioné une rixe un peu plus forte : des plon-
geurs avaient coupé sous l'eau le câblot du canot
de l'Astrolabe , et avaient enlevé son grapin : on ne
s'en aperçut que lorsque les voleurs furent assez
loin dans l'intérieur de l'île. Comme ce grapin
nous était nécessaire, deux officiers et plusieurs
soldats les poursuivirent; mais ils furent accablés
d'une grêle de pierres. Un coup de fusil à poudre
tiré en l'air ne fit aucun effet : ils furent enfin con-
traints de tirer un coup de fusil à petit plomb ,
dont quelques grains atteignirent sans doute un de
ces Indiens; car la lapidation cessa, et nos offi-
ciers purent regagner tranquillement notre tente;
mais il fut impossible de rejoindre les voleurs, qui
durent rester étonnés de n'avoir pu lasser notre
patience.
Us revinrent bientôt autour de notre établisse-
ment; ils recommencèrent à offrir leurs femmes,
et nous Fûmes aussi bons amis qu'à notre première
104 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
entrevue : enfin, à six heures du soir tout fut rem-
barqué ; les canots revinrent à bord , et je fis signal
de se préparer à appareiller. M. de Langle me
rendit compte, avant notre appareillage , de son
voyage dans l'intérieur de l'île; je le rapporterai
dans le chapitre suivant. Il avait semé des graines
sur toute sa route, et il avait donné à ces insu-
laires les marques de la plus extrême bienveillance.
Je crois cependant achever leur portrait, en rap-
portant qu'une espèce de chef auquel M. de Lan-
gle faisait présent d'un bouc et d'une chèvre , les
recevait d'une main, et lui volait son mouchoir de
l'autre.
Il est certain que ces peuples n'ont pas sur le
vol les mêmes idées que nous; ils n'y attachent
vraisemblablement aucune honte; mais ils savent
très bien qu'ils commettent une action injuste,
puisqu'ils prenaient la fuite à l'instant , pour évi-
ter le châtiment qu'ils craignaient sans doute , et
que nous n'aurions pas manqué de leur infliger, en
le proportionnant au délit, si nous eussions eu
quelque séjour à faire dans cette île ; car notre
extrême douceur aurait fini par avoir des suites
fâcheuses.
Il n'y a personne qui, ayant lu les relations des
derniers voyageurs, puisse prendre les Indiens de
la mer du Sud pour des sauvages; ils ont au con-
traire fait de très grands progrès dans la civilisa-
LA PÉROUSE. 105
tion , et je les crois aussi corrompus qu'ils peuvent
l'être relativement aux circonstances où ils se trou-
vent : mon opinion là-dessus nest pas fondée sur
les différens vols qu'ils ont commis , mais sur la
manière dont ils s'y prenaient. Les plus effrontés
coquins de l'Europe sont moins hypocrites que ces
insulaires ; toutes leurs caresses étaient feintes ;
leur physionomie n'exprimait pas un seul senti-
ment vrai : celui dont il fallait le plus se défier
était l'Indien auquel on venait de faire un présent,
et qui paraissait le plus empressé à rendre mille
petits services.
Ils faisaient violence à de jeunes filles de treize
à quatorze ans pour les entraîner auprès de nous .
dans l'espoir d'en recevoir le salaire; la répugnance
de ces jeunes Indiennes était une preuve qu'on vio-
lait à leur égard la loi du pays. Aucun Français
n'a usé du droit barbare qu'on lui donnait : et
s'il y a eu quelques momens donnés à la nature ,
le désir et le consentement étaient réciproques,
et les femmes en ont fait les premiers frais.
J'ai retrouvé dans ce pays tous les arts des îles
de la Société , mais avec beaucoup moins de moyens
de les exercer, faute de matières premières. Les pi-
rogues ont aussi la même forme ; mais elles ne
sont composées que de bouts de [)lanches fort
étroites, de quatre ou cinq pieds de longueui', el
elles peuvent porter quatre hommes au plus, ^c
106 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
n'en ai vu que trois dans cette partie de l'ile, et je
serais peu surpris que bientôt, faute de bois, il
n'y en restât pas une seule : ils ont d'ailleurs ap-
pris à s'en passer ; et ils nagent si parfaitement ,
qu'avec la plus grosse mer ils vont à deux lieues
au large, et cherchent par plaisir, en retournant
à terre, l'endroit où la lame brise avec le plus de
force.
La côte m'a paru peu poissonneuse , et je crois
que presque tous les comestibles de ces habitans
sont tirés du règne végétal : ils vivent de patates ,
d'ignames, de bananes, de cannes à sucre, et d'un
petit fruit qui croît sur les rochers , au bord de la
mer, semblable aux grappes de raisin qu'on trouve
aux environs du tropique, dans la mer Atlan-
tique. On ne peut regarder comme une ressource
quelques poules qui sont très rares sur cette île :
nos voyageurs n'ont aperçu aucun oiseau de terre,
et ceux de mer n'y sont pas communs.
Les champs sont cultivés avec beaucoup d'in-
telligence. Ces insulaires arrachent les herbes , les
amoncellent, les brûlent, et ils fertilisent ainsi la
terre de leurs cendres. Les bananiers sont alignés
au cordeau. Ils cultivent aussi le solanum ou la
morelle; mais j'ignore à quel usage ils l'emploient:
si je leur connaissais des vases qui pussent résister
au feu , je croirais que, comme à Madagascar ou à
rUe-de-Fi'ance, ils la mangent en guise d'épinards;
LA PÉROUSE. 107
mais ils n'ont d'autre manière de faire cuire leurs
alimens que celle des îles de la Société , en creu-
sant un trou en terre, et en couvrant leurs patates
ou leurs ignames de pierres brûlantes et de char-
bons mêlés de terre; en sorte que tout ce qu'ils
mangent est cuit comme au four.
Le soin qu'ils ont pris de mesurer mon vais-
seau m'a prouvé qu'ils n'avaient pas vu nos arts
comme des êtres stupides ; ils ont examiné nos câ-
bles, nos ancres, notre boussole, notre roue de
gouvernail; et ils sont venus le lendemain avec
une ficelle pour en reprendre la mesure, ce qui
m'a fait croire qu'ils avaient eu quelques discus-
sions à terre à ce sujet, et qu'il leur était resté
quelques doutes. Je les estime beaucoup moins ,
parce qu'ils m'ont paru capables de réflexion. Je
leur en ai laissé une à faire, et peut-être elle leur
échappera : c'est que nous n'ayons fait contre eux
aucun usage de nos forces, qu'ils n'ont pas mé-
connues, puisque le seul geste d'un fusil en joue
les faisait fuir : nous n'avons, au contraire , abordé
dans leur île que pour leur faire du bien ; nous
les avons comblés de présens. Nous avons accablé
de caresses tous les êtres faibles, particulièrement
les enfans à la mamelle; nous avons semé dans leurs
champs toutes sortes de graines utiles; nous avons
laissé dans leurs habitations des cochons, des
chèvres et des brebis qui y multiplieront vi'aiscm-
108 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
blableinent; nous ne leur avons rien demandé en
échange : néanmoins, ils nous ont jeté des pierres,
et ils nous ont volé tout ce qu'il leur a été possible
d'enlever. Il eût, encore une fois , été imprudent
dans d'autres circonstances de nous conduire avec
autant de douceur; mais j'étais décidé à partir dans
la nuit , et je me flattais qu'au jour, lorsqu'ils n'a-
percevraient plus nos vaisseaux, ils attribueraient
notre prompt départ au juste mécontentement que
nous devions avoir de leurs procédés, et que cette
réflexion pourrait les rendre meilleurs : quoi qu'il
en soit de cette idée peut-être chimérique , les na-
vigateurs y ont un très petit intérêt , cette île n'of-
frant presque aucune ressource aux vaisseaux , et
étant peu éloignée des îles de la Société.
§5.
Voyage de M. de Langle dans l'intérieur de l'île de Pâques. Nou-
velles observations sur les mœurs et les arts des naturels, sur la
qualité et la culture de leur sol , etc.
Je partis à huit heures du matin , accompagné
de MM. Dagelet, de Lamanon , Dufresne, Duché,
de l'abbé Mongès, du père Receveur et du jardi-
nier. Nous fîmes d'abord deux lieues dans l'est,
vers l'intérieur de l'île. Le marcher était très péni-
ble à travers des collines couvertes de pierres vol-
caniques; mais je m'aperçus bientôt qu'il y avait
LA PÉROUSE. 109
des sentiers par lesquels on pouvait facilement
communiquer de case en case : nous en profitâmes,
et nous visitâmes plusieurs plantations d'ignames
et de patates. Le sol de ces plantations était une
terre végétale très grasse , que le jardinier jugea
propre à la culture de nos graines. Il sema des
choux, des carottes, des betteraves, du maïs, des
citrouilles , et nous cherchâmes à faire compren-
dre aux insulaires que ces graines produiraient des
fruits et des racines qu'ils pourraient manger. Ils
nous entendirent parfaitement, et dès lors ils nous
désignèrent les meilleures terres, nous indicjuant
les endroits où ils désiraient voir nos nouvelles
productions. Nous ajoutâmes aux plantes légumi-
neuses des graines d'oranger , de citronnier et de
coton , en leur faisant comprendre que c'étaient
des arbres, et que ce que nous avions semé pré-
cédemment était des plantes.
Nous ne rencontrâmes d'autre arbuste que le
mûrier à papier * et le mimosa. Il y avait aussi des
champs assez considérables de morelle , que ces
peuples m'ont paru cultiver dans les terres épui-
sées par les ignames et les patates. Nous continuâ-
mes notre route vers les montagnes , qui , quoique
' Moras papyrifera, abondant au Japon, où l'on en prépare l'é-
corce pour servir de papier. Cette écorce, extrêmement ligneuse
sert aux femmes de la Louisiane à faire différens ouvrages avec
la soie qu'elles en retirent; la feuille en est bonne poui^la nourri-
ture des vers à soit». Ce( arbre <MM)ît maintenani en France.
110 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
assez élevées , se terminent toutes en une pente
facile , et sont couvertes de gramen : nous n'aper-
çûmes aucune trace de ravin ni de torrent. Après
avoir fait environ deux lieux à Test, nous retour-
nâmes au sud vers la côte du sud-est que nous
avions prolongée la veille avec nos vaisseaux, et
sur laquelle, à l'aide de nos lunettes, nous avions
aperçu beaucoup de monumens ; plusieurs étaient
renversés. Il paraît que ces peuples ne s'occupent
pas de les réparer; d'autres étaient debout, leur
plate-forme à moitié ruinée. Le plus grand de ceux
que j'ai mesurés avait seize pieds dix pouces de
hauteur, en y comprenant le chapiteau, qui a trois
pieds un pouce , et qui est une lave poreuse , fort
légère ; sa largeur aux épaules était de six pieds
sept pouces , et son épaisseur à la base de deux
pieds sept pouces.
Ayant ensuite aperçu quelques cases rassemblées,
je dirigeai ma route vers cette espèce de village
dont une des maisons avait trois cent trente pieds
de longueur, et la forme d'une pirogue renversée.
Très près de cette case nous remarquâmes les fon-
demens de plusieurs autres qui n'existent plus : ils
sont composés de pierres de lave taillées , dans
lesquelles il y a des trous d'environ deux pouces
de diamètre. Il nous parut que cette partie de
l'île était mieux cultivée et plus habitée que les
environs de la baie de Cook. Les monumens et les
LA PÉROUSE. tu
plates-formes y étaient aussi plus multipliés. PSous
vîmes sur différentes pierres, dont ces plates-formes
sont composées, des squelettes grossièrement des-
sinés, et nous y aperçûmes des trous bouchés avec
des pierres , par lesquels nous pensâmes qu'on de-
vait communiquer à des caveaux qui contenaient
les cadavres des morts. Ln Indien nous expliqua
par des signes bien expressifs qu'on les y enterrait,
et qu'ils montaient ensuite au ciel. INous rencontrâ-
mes sur le bord de la mer des pyramides de pier-
res rangées à peu près comme des boulets dans
un parc d'artillerie , et nous aperçûmes quelques
ossemens humains dans îe voisinage de ces pvra-
mides et de ces statues , qui toutes avaient le dos
tourné vers la mer, Nous visitâmes dans la matinée
sept différentes plates-formes sur lesquelles il y avait
des statues debout ou renversées; elles ne diffé-
raient que par leur grandeur : le temps avait fait
sur elles plus ou moins de ravages, suivant leur
ancienneté. iNous trouvâmes auprès de la dernière
une espèce de mannequin de jonc qui figurait une
statue humaine de dix pieds de hauteur; il était
recouvert d'une étoffe blanche du pays , la tète
de grandeur naturelle , et le corps mince , les
jambes dans des proportions assez exactes ; à son
cou pendait vui filet en forme de panier revêtu
d'étoffes blanches : il nous parut qu'il contenait de
l'herbe. A côté de ce sac il y avait une figure d'en-
112 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
fant, de deux pieds de longueur, dont les bras
étaient en croix et les jambes pendantes. Ce man-
nequin ne pouvait exister depuis un grand nombre
d'années : c'était peut-être un modèle des statues
qu'on érige aujourd'hui aux chefs du pays. A côté
de cette même plate-forme , on voyait deux para-
pets qui formaient une enceinte de trois cent quatre-
vingt-quatre pieds de longueur sur trois cent vingt-
quatre pieds de largeur : nous ne pûmes savoir si
c'était un réservoir pour l'eau, ou un commence-
ment de forteresse contre des ennemis ; mais il
nous parut que cet ouvrage n'avait jamais été fini.
En continuant à faire route au couchant, nous
rencontrâmes environ vingt enfans qui marchaient
sous la conduite de quelques femmes , et qui
paraissaient aller vers les maisons dont j'ai déjà
parlé.
A l'extrémité de la pointe sud de l'île nous vîmes
le cratère d'un ancien volcan, dont la grandeur,
la profondeur et la régularité excitèrent notre ad-
miration : il a la forme d'un cône tronqué; sa base
supérieure, qui est la plus large , paraît avoir plus
de deux tiers de lieue de circonférence. On peut
estimer l'étendue de la base inférieure, en suppo-
sant que le côté du cône fait avec la verticale un
angle d'environ 30 degrés : cette base inférieure
forme un cercle parfait. Le fond est marécageux;
on y aperçoit plusieurs grandes lagunes d'eau
LA PÉROUSE. ti3
douce , dont ia surface nous parut au-dessus du
niveau de la mer. La profondeur de ce cratère est
au moins de huit cents pieds.
« Le père Receveur qui y descendit nous rapporta
que ce marais était bordé des plus belles planta-
tions de bananiers et de mûriers. Il paraît , comme
nous l'avions observé en naviguant le long de la
côte , qu'il s'est fait un éboulement considérable
vers la mer. qui a occasioné une grande brèche
à ce cratère ; la hauteur de cette brèche est d'un
tiers du cône entier, et sa largeur d'un dixième
de la circonférence supérieure. L'herbe qui a
poussé sur les côtes du cône, les marais qui sont
au fond, et la fécondité des terrains adjacens, an-
noncent que les feux souterrains sont éteints de-
puis long-temps ' : nous vîmes au fond du cratère
les seuls oiseaux que nous ayons rencontrés sur l'île ;
c'étaient des hirondelles de mer. La nuit me força
de me rapprocher des vaisseaux. Nous aperçûmes
auprès d'une maison une grande quantité d'enfans
qui s'enfuirent à notre approche; il nous parut
vraisemblable que cette maison logeait tous les en-
fans du district; leur âge était trop peu différent
pour qu'ils pussent appartenir aux deux femmes
qui paraissaient chargées d en avoir soin. Il y avait
' Il y a sur le bord du cratère, du côté de la mer, une staUi<
presque entièrement tlévorée par le temps , rjui prouve qu'il y a
plusieurs siècles que le volcan est éteint.
XII S
Ï14 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
auprès de cette maison irn trou en terre où l'on
cuisait des ignames et des patates, selon la manière
pratiquée aux îles de la Société.
De retour à latente, je donnai à trois habitans
les trois espèces d'animaux que nous leur desti-
nions; je fis choix de ceux qui me parurent les
plus propres à multiplier.
Ces insulaires sont hospitaliers ; ils nous ont
présenté plusieurs fois des patates et des cannes à
sucre ; mais ils n'ont jamais manqué l'occasion de
nous voler lorsqu'ils ont pu le faire impunément.
A peine la dixième partie de lile est-elle cultivée ;
les terrains défrichés ont la forme d'un carré long
très régulier, sans aucune espèce de clôture; le
reste de l'île, jusqu'au sommet des montagnes , est
couvert d'une herbe verte fort grossière. Aous
étions dans la saison humide; nous trouvâmes la
terre humectée à un pied de profondeur; quelques
trous dans les collines contenaient un peu d'eau
douce ; mais nous ne rencontrâmes nulle part une
eau courante : le terrain paraît d'une bonne qua-
lité; il serait d'une végétation encore plus forte,
s'il était arrosé. Nous n'avons connu à ces peuples
aucun instrument dont ils puissent se servir pour
cultiver leurs champs; il est vraisemblable qu'après
les avoir nettoyés ils y font des trous avec des
piquets de bois, et qu'ils plantent ainsi leurs patates
et leurs ignames. On rencontre très rarement quel-
LA PÉROUSE. 115
ques buissons de mimosa dont les plus fortes tiges
n'ont que trois pouces de diamètre. Les conjectures
qu'on peut former sur le gouvernement de ce peu-
ple sont qu'ils ne composent entre eux qu'une seule
nation divisée en autant de districts qu'il y a de
moraïs, parce que les hameaux sont bâtis à côté
de ces cimetières. Il paraît que les productions de
la terre sont communes à tous les habitans du
même district ; et comme les hommes offrent sans
aucune délicatesse les femmes aux étrangers, on
pourrait croire qu'elles n'appartiennent à aucun
homme en particulier, et que lorsque les enfans
sont sevrés , on les livre à d'autres femmes qui sont
chargées, dans chaque district, de leur éducation
physique.
On rencontre deux fois plus d'hommes que de
femmes. Si en effet elles ne sont pas en moin-
dre nombre, c'est parce que, plus casanières que
les hommes , elles sortent moins de leurs maisons.
La population entière peut être évaluée à deux
mille personnes. Plusieurs maisons que nous vîmes
en construction et le nombre des enfans doivent
faire penser qu'elle ne diminue pas; cependant il
y a lieu de croire que cette population était plus
considérable lorsque l'île était boisée. Si ces insu-
laires avaient l'industrie de construire des citernes,
ils remédieraient par-là à l'un des plus grands mal-
heurs de leur situation, et ils prolongeraient peut-
116 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
être le cours de leur vie. On ne voit pas clans
cette île un seul homme qui paraisse à[jé de plus
de soixante-cinq ans, si toutefois on peut juger de
I âge d'un peuple que l'on connaît si peu , et dont la
manière de vivre est si différente de la nôtre.
§6.
Départ de l'ilo do Pâques. Arrivée aux îles Sandwich. Mouillage
dans la baie dv. Keiiporepo de l'île de Mowée. Départ.
En partant de la baie de Cook dans l'île de Pâ-
ques, le 10 avril 1786, au soir, je fis route au
nord, et prolongeai la côte de cette île à une lieue
de distance, au clair de la lune : nous ne la per-
dîmes de vue que le lendemain à deux heures du
soir, et nous en étions à vingt lieues. Les vents
jusqu'au 17 furent constamment du sud-est à Test-
sud-est : le temps était extrêmement clair. Il ne
changea et ne se couvrit que lorsque les vents pas-
sèrent à l'est-nord-est , où ils se fixèrent depuis le
\7 jusqu'au 20, et nous commençâmes alors à
prendre des bonites qui suivirent constamment
nos frégates jusqu'aux îles Sandwich, et fournirent
presque chaque jour, pendant un mois et demi,
une ration complète aux équipages. Cette bonne
nourriture maintint notre santé dans le meilleur
état ; et après dix mois de navigation , pendant les-
quels il n'y eut que vingt-cinq jours de relâche ,
LA PEROUSE. 117
nous n'eûmes pas un seul malade à bord des deux
bâtimens. Nous naviguions dans des mers incon-
nues. Notre route était à peu près parallèle à celle
du capitaine Cook en 1777, lorsqu'il fit voile des
îles de la Société pour la côte du nord-ouest de
l'Amérique ; mais nous étions environ huit cents
lieues plus à l'est. Je me flattais, dans un trajet
de près de deux mille lieues, de faire quelque
découverte ; il y avait sans cesse des matelots au
haut des mâts, et j'avais promis un prix à celui
qui le premier apercevrait la terre. Afin de décou-
vrir un plus grand espace, nos frégates marchaient
de front pendant le jour, laissant entre elles un in-
tervalle de trois ou quatre lieues.
Quoique la saison fût très avancée , et que je
n'eusse pas un instant à perdre pour arriver sur
les côtes de l'Amérique, je me décidai à faire une
route qui portât mon opinion jusqu'à l'évidence,
au sujet de plusieurs groupes d'iles, notamment
celui de Sandwich , placé par Cook par la latitude
même des îles indiquées sur la carte espagnole que
l'amiral Anson prit k bord d'un galion espagnol,
mais 16 ou 17 degrés plus à l'est. Le résultat, si
j'étais dans l'erreur, devait être de rencontrer un
second groupe d'îles oubliées des Espagnols de-
puis peut-être plus d'un siècle, de déterminer leur
position et l'éloignement précis où je les aurais
trouvées des îles Sandwich. Ceux ([u\ connaissent
118 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
mon caractère ne pourront soupçonner que j'aie
été guidé dans cette recherche par l'envie d'enlever
au capitaine Cook l'honneur de la découverte de ce
dernier archipel. Plein d'admiration et de respect
pour la mémoire de ce grand homme, il sera tou-
jours à mes yeux le premier des navigateurs ; et
celui qui a déterminé la position précise de ces
îles , qui en a exploré les côtes, qui a fait con-
naître les mœurs , les usages , la religion des habi-
tans, et qui a payé de son sang toutes les lumières
que nous avons aujourd'hui sur ces peuples ; ce-
lui-là , dis-je , est le vrai Christophe Colomb de
cette contrée , de la côte d'Alaska , et de presque
toutes les îles de la mer du Sud. Le hasard fait
découvrir des îles aux plus ignorans; mais il n'ap-
partient qu'aux grands hommes comme lui de ne
rien laisser à désirer sur les pays qu'ils ont vus.
Les marins, les philosophes, les physiciens, cha-
cun trouve dans ses voyages ce qui fait l'objet de
son occupation; tous les hommes peut-être, du
moins tous les navigateurs, doivent un tribut d'é-
loges à sa mémoire; comment m'y refuser au mo-
ment d'aborder le groupe d'îles où il a fini si mal-
heureusement sa carrière ?
Le 7 mai, par 3 degrés de latitude nord, nous
aperçûmes beaucoup d'oiseaux de l'espèce des
pétrels, avec des frégates et des paille-en-cul : ces
deux dernières espèces s'éloignent, dit-on, peu de
LA PÉROUSE. 119
terre. Nous voyions aussi beaucoup de tortues
passer le long du bord : l Astrolabe en prit deux ,
qu'elle partagea avec nous , et qui étaient fort
bonnes. Les oiseaux et les tortues nous suivirent
jusque par les 14 degrés, et je ne doute pas que
nous n'ayons passé auprès de quelque île vraisem-
blablement inhabitée, car un rocher au milieu des
mers sert plutôt de repaire à ces animaux qu'un
pays cultivé. Nous étions alors fort près de Rocca-
Partida et de la Nublada : je dirigeai ma route pour
passer à peu près à vue de Rocca-Partida , si sa
longitude était bien déterminée ; mais je ne voulus
pas courir par sa latitude, n'ayant pas, relative-
ment à mes autres projets , un seul jour à donner
à cette recherche : je savais très bien que de cette
manière il était probable que je ne la rencontre-
rais pas , et je fus peu surpris de n'en avoir aucune
connaissance. Lorsque sa latitude fut dépassée , les
oiseaux disparurent, et, jusqu'à mon arrivée aux
îles Sandwich , sur un espace de cinq cents lieues ,
nous n'en avons jamais vu plus de deux ou trois
dans le même jour.
Le 15, j'étais par 19 degrés 17 minutes de lati-
tude nord, et 130 degrés de longitude occidentale,
c'est-à-dire par la même latitude que le groupe
d'îles placé sur les cartes espagnoles , ainsi que par
celle des îles Sandwich ' , mais cent lieues plus à
* Un jTroupe analogue aux îles Sandwicli itail placé, comme oji
120 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
Test que les premières , et quatre cent soixante à
l'es', des autres. Croyant rendre un service impor-
tant à la géographie, si je parvenais à enlever des
cartes ces noms oiseux qui désignent des îles qui
n'existent pas, et éternisent des erreurs très pré-
judiciables à la navigation, je voulus, aiin de ne
laisser aucun doute , prolonger ma route jusqu'aux
îles Sandwich; je formai même le projet de passer
entre l'île d'Owhyhée et celle de Mowée , que les
Anglais n'ont pas été à portée d'explorer, et je me
proposai de descendre à terre à Mowée, d'y trai-
ter de quelques comestibles , et d'en partir sans
perdre un instant. Je savais qu'en ne suivant que
partiellement mon plan, et ne parcourant que deux
cents lieues sur cette ligne , il resterait encore des
incrédules , et je voulus qu'on n'eût pas la plus
légère objection à me faire.
Le 18 mai j'étais par 20 degrés de latitude nord,
et 139 degrés de longitude occidentale, précisé-
ment sur nie Desgraciada des Espagnols ' , et je
n'avais encore aucun indice de terre.
J'a dit tout à l'heure , sur !a carte trouvée par l'amiral Anson sur
le galion espagnol qu'il avait pris aux environs des Philippines :
d'où il faudrait conclure que les Espagnols connaissaient ce groupe
long-temps avant le capitaine Cook, mais conservaient secrète une
telle découverte , sur laquelle ils avaient des vues toutes politi-
ques. Ceci , au reste , ne peut être accueilli que sous une forme
hypothétique; néanmoins La Péi'ouse y reviendra plus tard.
I Cette île figurait sur la carte trouvée par Anson à bord du
galion espagnol; il en est de même du groupe de los Majos.
LA PÉROUSE. 121
Le 20 j'avais coupé par le milieu le groupe
entier de los Majos, et je n'avais jamais eu moins
d'apparence d'être dans les environs d'aucune île :
je continuai de courir à l'ouest sur ce parallèle
entre 20 et 21 degrés; enfin le 28 au matin j'eus
connaissance des montagnes de l'île d'Owhybée,
qui étaient couvertes de neige , et bientôt après de
celles de Mowée, un peu moins élevées que celles
de l'autre île Je forçai de voiles pour approcher
de terre , mais j'en étais encore à sept ou huit
lieues à l'entrée de la nuit. Je la passai bord sur
bord , attendant le jour pour donner dans le canal
formé par ces deux îles , et pour chercher un
mouillage sous le vent de Mowée, auprès de l'île
Morokinne. Nos longitudes observées furent si par-
faitement d'accord avec celles du capitaine Cook,
que , ayant fait cadrer nos relèvemens , pris sur le
plan anglais , avec notre point , nous trouvâmes
n'avoir que 10 minutes de différence, dont nous
étions plus à l'est.
A neuf heures du matin je relevai la pointe de
Mowée à l'ouest 15 degrés nord; j'apercevais, à
l'ouest 22 degrés nord , un îlot que les Anglais
n'ont pas été à portée de voir, et qui ne se trouve
pas sur leur plan, qui, dans cette partie, est très
défectueux ; tandis que tout ce qu'ils ont tracé
d'après leurs propres observations méi'ite les plus
grands éloges. L'aspect de l'île Mowée était ravis-
122 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
sant; j'en prolongeai la côte à une lieue; elle court
dans le canal au sud -ouest -quart -ouest. Nous
voyions l'eau se précipiter en cascades de la cime
des montagnes, et descendre à la mer après avoir
arrosé les habitations des Indiens. Elles sont si
multipliées, qu'on pourrait prendre un espace de
trois à quatre lieues pour un seul village ; mais
toutes les cases sont sur le bord de la mer, et les
montagnes en sont si rapprochées , que le terrain
habitable m'a paru avoir moins d'une demi-lieue
de profondeur. Il faut être marin et réduit, comme
nous, dans ces climats brûlans, à une bouteille
d'eau par jour, pour se faire une idée des sensa-
.tions que nous éprouvions. Les arbï^es qui cou-
ronnaient les montagnes , la verdure, les bananiers
qu'on apercevait autour des habitations , tout pro-
duisait sur nos sens un charme inexprimable; mais
la mer brisait sur la côte avec la plus grande
force, et, nouveaux Tantales, nous étions réduits
à désirer et à dévorer des yeux ce qu'il nous était
impossible d'atteindre.
La brise avait forcé, et nous faisions deux lieues
par heure. Je voulais terminer avant la nuit le
développement de cette partie de File jusqu'à celle
de Morokinne, auprès de laquelle je me flattais de
trouver un mouillage à l'abri des vents alises : ce
plan , dicté par les circonstances impérieuses où je
me trouvais, ne me permit pas de diminuer de
LA PEROUSE. 123
voiles pour attendre environ cent cinquante piro-
gues qui se détachèrent de la côte. Elles étaient
chargées de fruits et de cochons , que les Indiens
nous proposaient d'échanger contre des morceaux
de fer.
Presque toutes les pirogues abordèrent l'une des
deux frégates ; mais notre vitesse était si grande ,
qu'elles se remplissaient d'eau le long du bord :
les Indiens étaient obligés de larguer la corde que
nous leur avions filée; ils se jetaient à la nage; ils
couraient d'abord après leurs cochons, et, les
rapportant dans leurs bras , ils soulevaient avec
leurs épaules leurs pirogues , en vidaient l'eau , et
y remontaient gaiment , cherchant , à force de
pagaies , à regagner auprès de nos frégates le poste
qu'ils avaient été obligés d'abandonner, et qui
avait été dans l'instant occupé par d'autres aux-
quels le même accident était aussi arrivé. Nous
vîmes ainsi renverser successivement plus de qua-
rante pirogues; et , quoique le commerce que nous
faisions avec ces bons Indiens convînt infiniment
aux uns et aux autres , il nous fut impossible de
nous procurer plus de quinze cochons et quelques
fruits , et nous manquâmes l'occasion de traiter
de près de trois cents autres.
Les pirogues étaient à balancier; chacune avait
de trois à cinq hommes. Les moyennes pouvaient
avoir vingt-quatre pieds de longueur, un pied seu-
124 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
lement de largeur, et à peu près autant de pro-
fondeur : nous en pesâmes une de cette dimension,
dont le poids n'excédait pas cinquante livres. C'est
avec ces frêles bâtimens que les habitans de ces
îles font des trajets de soixante lieues, traversent
des canaux qui ont vingt lieues de largeur , comme
celui entre Atooi et Wohaou, où la mer est fort
grosse ; mais ils sont si bons nageurs , qu'on ne
peut leur* comparer que les phoques et les loups
marins.
A mesure que nous avancions, les montagnes
semblaient s'éloigner vers l'intérieur de l'île, qui se
montrait à nous sous la forme d'un amphithéâtre
assez vaste, mais d'un vert jaune. On n'apercevait
plus de cascades ; les arbres étaient beaucoup moins
rapprochés dans la plaine; les villages étaient com-
posés de dix à douze cabanes seulement, très éloi-
gnées les unes des autres. A chaque instant nous
avions un juste sujet de regretter le pays que nous
laissions derrière nous; et nous ne trouvâmes un
abri que lorsque nous eûmes sous les yeux un rivage
affreux où la lave avait autrefois coulé , comme
les cascades coulent aujourd'hui dans l'autre partie
de l'île.
Après avoir gouverné au sud-ouest-quart- d'ouest
jusqu'à la pointe du sud-ouest de l'île Mowée, je
vins à l'ouest, et successivement au nord-ouest,
pour gagner un mouillage que I Astrolabe avait déjà
LA PÉROUSE. 125
pris, par vingt-trois brasses, fond de sable gris,
très dur, à un tiers de lieue de terre. Nous étions
abrités des vents du large par un gros morne coiffé
de nuages qui, de temps à autre, nous donnaient
des rafales très fortes : les vents changeaient à
chaque instant, en sorte que nous chassions sans
cesse sur nos ancres. Cette rade était d'autant plus
mauvaise, que nous y étions exposés à des courans
qui nous empêchaient de venir debout au vent ,
excepté dans les rafales; mais elles rendaient la
mer si grosse que nos canots avaient toute la peine
possible à naviguer. J'en détachai cependant un
tout de suite pour sonder autour des bàtimens.
L'officier me rapporta que le fond était le même
jusqu'à terre, qu'il diminuait graduellement, et
qu'il y avait encore sept brasses à deux encablures
du rivage; mais lorsque nous levâmes l'ancre, je
vis que le câble était absolument hors de service,
et qu'il devait y avoir beaucoup de roches recou-
vertes par une très légère couche de sable.
Les Indiens des villages de cette partie de Tile
s'empressèrent de venir à bord dans leurs piro-
gues, apportant, pour commercer avec nous, quel-
ques cochons, des patates, des bananes, des racines
de pied de veau que les Indiens nomment taro, avec
des étoffes et quelques autres curiosités faisant
partie de leur costume. Je ne voulus leur permettre
de monter à bord que lorsque la frégate fut mouil-
126 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
lée et que les voiles furent serrées; je leur dis que
j'étais tabou S et ce mot, que je connaissais d'après
les relations anglaises, eut tout le succès que j'en
attendais. M. de Langle, qui n'avait pas piis la même
précaution, eut un instant le pont de sa frégate
très embarrassé par une multitude de ces Indiens;
mais ils étaient si dociles , ils craignaient si fort de
nous offenser, qu'il était extrêmement aisé de les
faire rentrer dans leurs pirogues. Lorsque je leur
eus permis de monter sur ma frégate , ils n'y fai-
saient pas un pas sans notre agrément; ils avaient
toujours l'air de craindre de nous déplaire : la plus
grande fidélité régnait dans leur commerce. Nos
morceaux de vieux cercles de fer excitaient infini-
ment leurs désirs. Ils ne manquaient pas d'adresse
pour s'en procurer, en faisant bien leurs marchés.
Jamais ils n'auraient vendu en bloc une quantité
d'étoffes ou plusieurs cochons : ils savaient très
I Mot qui , suivant leur religion , exprime une chose à laquelle
ils ne peuvent toucher, ou un lieu consacré dans lequel ils ne peu-
vent entrer.
On doit s'en rapporter, sur la signification des mots de la lan-
gue des lies Sandwich , au vocabulaire du capitaine Cook qui a
fait un long séjour dans ces îles, et qui a eu des facilités qu'aucun
autre navigateur n'a pu se procurer pour tirer parti de ses com-
munications avec les insulaires. On peut ajouter à ces motifs de
confiance les talens connus d'Anderson qui l'a si bien secondé.
Dixon donne un vocabulaire de la langue des îles Sandwich:
on v voit que tabou signifie embargo, quoique dans son journal il
explique la cérémonie de mettre le tabou de la même manière
que le capitaine Cook. {Note de Milet-Mureau.)
• LA PÉROUSE. 127
bien qu'il y aurait plus de profit pour eux à con-
venir d'un prix particulier pour chaque article.
Cette habitude du commerce , cette connaissance
du fer qu'ils ne doivent pas aux Anglais , d'après
leur aveu, sont de nouvelles preuves de la fré-
quentation que ces peuples ont eue anciennement
avec les Espagnols K Cette nation avait, il y a un
' Il paraît certain que ces îles ont été découvertes pour la pre-
mière fois par Gaétan, en 1542. Ce navigateur partit du port de
la Nativité sur la côte occidentale du Mexique, par 20 deffrés de
latitude nord. Il fit route à l'ouest, et, après avoir parcouru neuf
cents lieues sur cette aire de vent (sans conséquemment changer
de latitude), il eut connaissance d'un groupe d'îles habitées par
des sauvages presque nus. Ces îles étaient bordées de corail; il y
avait des cocos et plusieurs autres fruits , mais ni or ni argent. Il
les nomma les iles des Rois , vraisemblablement du jour où il fit
cette découverte; et il nomma îles des Jardins celles qu'il trouva
vingt lieues plus à l'ouest. Il eût été impossible aux géographes ,
d'après cette relation , de ne pas placer les découvertes de Gaétan
au même point où le capitaine Cook a retrouvé depuis les îles
Sandwich; mais le rédacteur espagnol ajoute que ces îles sont si-
tuées entre le 9^ et le (1^ degré de latitude, au lieu de dire entre
le 19^^ et le 21*^, comme tous les marins doivent le conclure, d'a-
près la route de Gaétan. *
Cette dizaine oubliée est-elle une erreur de chiffre ou un trait
de politique de la cour d'Espagne, qui a\^it un grand intérêt, il
y a un siècle, à cacher la position de toutes les îles de cet océan?
Je suis porté à croire que c'est une erreur de chiffre, parce
qu'il eût été maladroit d'imprimer que Gaétan, parti des 20 degrés
de latitude , fit route directement à l'ouest. Si l'on avait voulu
tromper sur la latitude, il n'eût pas été plus difficile de lui faire
parcourir une autre aire de vent.
Quoiqu'il en soit, à la dizaine près qu'il faut ajouter à la lati-
tude de Gaétan, tout se rapporte : même distance de la côte du
Mexique, même peuple, mêmes productions en fruits, côte éga-
lement bordée en corail, même étendue enfin du nord au sud: h
128 VOYAGES AUTOUR DU MONDK.
siècle , de très fortes raisons pour ne pas faire
connaître ces îles, parce que les mers occidentales
de l'Amérique étaient infestées de pirates qui au-
raient trouvé des vivres chez ces insulaires, et
qui, au contraire, par la difficulté de s'en procu-
rer, étaient oblif];és de courir à l'ouest vers les
mers des Indes ou de retourner dans la mer At-
lantique par le cap Horn. Lorsque la navigation
des Espagnols à l'occident a été réduite au seul
galion de Manille, je crois que ce vaisseau, qui était
extrêmement riche, a été contraint par les pro-
priétaires à faire une route fixe qui diminuât leurs
risques. Ainsi, peu à peu, cette nation a perdu peut-
être jusqu'au souvenir de ces îles , conservées sur
la carte générale du troisième voyage de Cook ,
par le lieutenant Roberts , avec leur ancienne po-
sition à 15 degrés plus à l'est que les îles Sand-
wich ; mais leur identité avec ces dernières me pa-
raissant démontrée , j'ai cru devoir en nettoyer la
surface de la mer.
Il était si tard .lorsque nos voiles furent serrées,
que je fus obligé de remettre au lendemain la
descente que je me proposais de faire sur cetle île
gisement des iles Sandwich étant à peu près entre le 19^ degré *■
le 21 e^ comme celles de Gaétan entre le 9^ et le 11*^. Cette nouvelie
preuve me paraît porter cette discussion de géographie au der-
nier degré d'évidence. J'aurais pu ajouter encore qu'il n'existe
aucun groupe d'îles entre le 9*^ degré et le 11*'; c'est la route or-
dinaire des galions d'Acapulco à Manille. [Note de Milet-Mureau.
LA PEROUSE. 129
où rien ne pouvait me retenir qu'une aiguade fa-
cile : mais nous nous apercevions déjà que cette
partie de la côte était absolument privée d'eau
courante , la pente des montagnes ayant dirigé la
chute de toutes les pluies vers le côté du vent. Peut-
être un travail de quelques journées sur la cime
des montagnes suffirait pour rendre commun à
toute l'île un bien si précieux; mais ces Indiens ne
sont pas encore parvenus à ce degré d'industrie :
ils sont cependant très avancés à beaucoup d'autres
égards.
On connaît par les relations anglaises la forme
de leur gouvernement : l'extrême subordination
qui règne parmi eux est une preuve qu'il y a une
puissance très reconnue qui s'étend graduellement
du roi au plus petit chef, et qui pèse sur la classe du
peuple. Mon imagination se plaisait à les comparer
aux Indiens de l'île de Pâques, dont l'industrie est
au moins aussi avancée. Les monumens de ces der-
niers naontrent même plus d'intelligence ; leurs
étoffes sont mieux fabriquées, leurs maisons mieux
construites ; mais leur gouvernement est si vi-
cieux que personne n'a droit d'arrêter le désordre.
Ils ne reconnaissent aucune autorité ; et quoique je
ne les croie pas méchans, il n'est que trop ordi-
naire à la licence d'entraîner des suites fâcheuses
et souvent funestes.
En faisant le rapprochement de ces deux peu-
Ml. 9
130 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
pies , tous les avantages étaient en faveur de celui
des îles Sandwich, quoique tous mes préjugés Fus-
sent contre lui, à cause de la mort du capitaine
Cook. 11 est plus naturel à des navigateurs de re-
gretter un aussi grand homme que d'examiner de
sang-froid si quelque imprudence de sa part n'a
pas, en quelque sorte , contraint les habitans d'Ow-
hyhée à recourir à une juste défense K
• Il n'est que trop prouvé que les Anglais ont commencé les
hostilités; c'est une vérité qu'on voudrait en vain se tairp. Je
n'en veux puiser les preuves que dans la relation de l'ami du ca-
pitaine Cook, de celui qui le regardait comme son père, et que
les insulaires croyaient être son fils, du capitaine King enfin qui
nous dit , après la narration fidèle des événemens qui ont amené
sa mort ; «J'avais toujours craint qu'il n'arrivât une heure mal-
heureuse où cette confiance l'empêcherait de prendre les précau-
tions nécessaires. »
Le lecteur pourra d'ailleurs juger lui-même par le rapproche-
ment des circonstances suivantes.
Cook donna d'autant plus légèrement l'ordre de tirer à balles si
\ts travailleurs étaient inquiétés, qu'il avait par devers lui I'cxt
périence du massacre de dix hommes de l'équipage du capitaine
Furneaux , massacre qui fut occasioné par deux coups de fusil
tirés sur les Zélandais qui venaient de commettre un petit vol de
pain et de poisson.
Pareca, un des chefs, réclamant sa pirogue arrêtée par l'équi-
page, fut renversé d'un violent coup de rame qu'on lui asséna sur
la tête : revenu de son étourdissement , il eut la générosité d'ou-
blier la violence qu'on avait exercée à son égard; il revint peu
après; il rapporta un chapeau volé, et il parut craindre lui-même
que Cook ne le tuât ou ne le punit.
Avant qu'aucun autre délit que celui du vol de la chaloupe
eût été commis, deux coups de canon furent tirés sur deux
grandes pirogues qui tâchaient de se sauver.
Néanmoins, après ces événemens, Cook marcha au village où
LA PÉROUSE. 131
La nuit fut fort tranquille, à quelques rafales
près qui duraient moins de deux minutes. A la
pointe du jour, le grand canot de l'Astrolabe fut
détaché avec MM. de Vaujuas , Boutin et Bernizet :
ils avaient ordre de sonder une baie très pro-
fonde qui nous restait au nord-ouest , et dans la-
quelle je soupçonnais un meilleur mouillage que
le nôtre; mais ce nouveau mouillage, quoique pra-
était le roi, et il reçut les marques de respect qu'on avait cou-
tume de lui rendre ; les habitans se prosternèrent devant lui.
Rien ne pouvait faire prévoir aucune intention hostile de la
part des insulaires, lorsque les canots, placés au travers de la
baie, tirèrent encore sur des pirogues qui tentaient de s'échap-
per, et tuèrent par malheur un chef du premier rang.
Cette mort mit les insulaires en fureur ; un d'eux se contenta
de défier le capitaine Cook , et de le menacer de lui jeter sa pierre.
Le capitaine Cook tira sur lui un coup de fusil à plomb qui n'eut
aucun effet à cause de la natte dont il était revêtu : ce coup de
fusil devint le signal du combat. Philips fut au moment d'être
poignardé. Cook tira alors son second coup de fusil chargé à
balle , et tua linsulaire le plus avancé : l'attaque devint sur-le-
champ plus sérieuse; les soldats et les matelots firent une dé-
charge de mousqueterie. Déjà quatre soldats delà marine avaient
été tués, trois autres et le lieutenant avaient été blessés lorsque
le capitaine Cook , sentant sa position , s'approcha du bord de
l'eau ; il cria aux canots de cesser le feu , et d'aborder le rivage
pour embarquer sa petite troupe : ce fut dans cet instant qu'il
fut poignardé par derrière, et qu'il tomba le visage dans la mer.
On pourrait encore ajouter que Cook, dans l'intention d'em-
mener de gré ou de force à son bord le roi et sa famille , et ayant
pour cela à pénétrer dans le pays, fit des dispositions beaucoup
trop faibles en ne prenant qu'un détachement de dix hommes.
( Note de Milet-Mureau.)
Voir notre onzième volume pour les détails de ce malheureux
événenienl.
132 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
ticable, ne valait guère mieux que celui que nous
occupions. Suivant le rapport de ces officiers, cette
partie de l'île de Mowée n'offrant aux navigateurs
ni eau ni bois , et n'ayant que de très mauvaises
rades , doit être assez peu fréquentée.
Le 30 mai, à huit heures du matin, quatre ca-
nots des deux frégates étaient prêts à partir : les
deux premiers portaient vingt soldats armés, com-
mandés par M. de Pierrevert, lieutenant de vais-
seau. M. de Langle et moi, suivis de tous les pas-
sagers et des officiers qui n'avaient pas été retenus
à bord par le service , étions dans les deux autres.
Cet appareil n'effraya point les naturels , qui , dès
la pointe du jour, étaient le long du bord dans leurs
pirogues. Ces Indiens continuèrent leur commerce:
ils ne nous suivirent point à terre, et ils conser-
vèrent l'air de sécurité que leur visage n'avait ja-
mais cessé d'exprimer. Cent vingt personnes envi-
ron , hommes ou femmes , nous attendaient sur le
rivage. Les soldats débarquèrent les premiers avec
leurs officiers ; nous fixâmes l'espace que nous vou-
lions nous réserver : les soldats avaient la baïon-
nette au bout du fusil , et faisaient le service avec
autant d'exactitude qu'en présence de l'ennemi. Ces
formes ne produisirent aucune impression sur les
habitans : les femmes nous témoignaient par les ges-
tes les plus expressifs qu'il n'était aucune marque
de liienveillance quelles ne fussent disposées à nous
LAPÉROLÏSE. 133
donner; et les hommes, dans une attitude respec-
tueuse, cherchaient à pénétrer le motif de notre
visite, afin de prévenir nos désirs.
Deux Indiens, qui paraissaient avoir quelque au-
torité sur les autres , s'avancèrent. Ils me firent
très gravement une assez longue harangue dont je
ne compris pas un mot, et ils m'offrirent chacun
en présent un cochon que j'acceptai. Je leur don-
nai, à mon tour, des médailles, des haches et
d'autres morceaux de fer, objets d'un prix inesti-
mable pour eux. Mes libéralités firent un très
grand effet : les femmes redoublèrent de caresses,
mais elles étaient peu séduisantes; leurs traits n'a-
vaient aucune délicatesse, et leur costume permet-
tait d'apercevoir, chez le plus grand nombre , les
traces des ravages occasionés par la maladie véné-
rienne. Comme aucune femme n'était venue à bord
dans les pjrogues , je crus qu'elles attribuaient aux
Européens les maux dont elles portaient les mar-
ques; mais je m'aperçus bientôt que ce souvenir,
en le supposant réel, n'avait laissé dans leur âme
aucune espèce de ressentiment.
Qu'il me soit permis cependant d'examiner si
les navigateurs modernes sont les véritables au-
teurs de ces maux, et si ce crime, qu'ils se repro-
chent dans leur relation, n'est pas plus apparent
que réel. Pour donner plus de poids à mes con-
jectures, je les appuierai sur les observations de
134 VOYAGES ALITOUR DU MONDE.
M. Rollin, homme très éclairé, et chirurgien -major
de mon équipage. H a visité , dans cette île , plu-
sieurs individus attaqués de la maladie vénérienne,
et il a remarqué des accidens dont le développe-
ment graduel eût exigé en Europe un intervalle de
douze ou quinze ans; il a vu aussi des enfans de
sept à huit ans atteints de cette maladie, et qui ne
pouvaient Tavoir contractée que dans le sein de
leur mère. Je ferai observer de plus que le capi-
taine Cook, en passant aux îles Sandwich, n'aborda
la première fois qu'à Atooi et Oneeheow, et que ,
neuf mois après , en revenant du nord , il trouva
que les habitans de Mowée qui vinrent à son bord
étaient presque tous atteints de cette maladie.
Comme Mowée est à soixante lieues au vent d'Atooi,
ce progrès m'a semblé trop rapide pour ne pas
laisser quelques doutes K Si l'on joint à ces diffé-
rentes observations celle qui résulte de l'ancienne
communication de ces insulaires avec les Espa-
gnols, il paraîtra sans doute probable qu'ils parta-
gent depuis long-temps avec les autres peuples les
malheurs attachés à ce fléau de l'humanité.
» Il parut au capitaine Cook que les habitans de Mowée avaient
été instruits de sa relâche à Atooi et à Oneeheow. 11 ne serait
donc pas étonnant que la maladie vénérienne eut franchi cet es-
pace en même temps que cette nouvelle ; d'ailleurs Bougainville
s'est convaincu que les habitans des îles de l'océan Pacifique com-
muniquent entre eux, même à des distances considérables.
{Note de Mikt-Mureau. ^
LA PÉROLSE. 135
J'ai cru devoir cette discussion aux navigateurs
modernes. L'Europe entière, trompée par leur
propre relation, leur eût à jamais reproché un
crime que les chefs de cette expédition croient
n'avoir pu empêcher. Il est cependant un reproche
auquel ils ne peuvent échapper : c'est de n'avoir
pris que des précautions insuffisantes pour éviter
le mal ; et s'il est à peu près démontré que cette
maladie n'est point l'effet de leur imprudence , il
ne l'est pas également que leur communication
avec ces peuples ne lui ait donné une plus grande
activité, et n'en ait rendu les suites beaucoup plus
effrayantes ^
Après avoir visité le village, j'ordonnai à six
soldats, commandés par un sergent, de nous ac-
compagner ; je laissai les autres sur le bord de la
mer, aux ordres de M. de Pierrevert : il étaient
chargés de la garde de nos canots dont aucun ma-
telot n'était descendu.
Quoique les Français fussent les premiers qui ,
dans ces derniers temps , eussent abordé sur File
de Mowée, je ne crus pas devoir en prendre pos-
session au nom du roi. Les usages des Européens
sont, à cet égard, trop complètement ridicules.
Les philosophes doivent gémir sans doute de voir
' II n'est pas douteux que les navigateurs modernes n'aient à
se reprocher d'avoir communiqué, même avec connaissance de
cause, la «naladie vénérienne dans les îles de la mer du Sud; le
capitaine Cook ne le défjuise point dans ses relations.
t36 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
que des hommes, par cela seul qu'ils ont des canons^
et des baïonnettes, comptent pour rien soixante
mille de leurs semblables ; que , sans respect pour
leurs droits les plus sacrés, ils regardent comme
un objet de conquête une terre que ses habitans
ont arrosée de leur sueur, et qui , depuis tant de
siècles, sert de tombeau à leurs ancêtres. Ces peu^
pies ont heureusement été connus à une époque
où la religion ne servait plus de prétexte aux vio-
lences et à la cupidité. Les navigateurs modernes
n'ont pour objet, en décrivant les mœurs des peu
pies nouveaux, que de compléter l'histoire de
l'homme : leur navigation doit achever la recon-
naissance du globe, et les lumières qu'ils cher-
chent à répandre ont pour unique but de rendre
plus heureux les insulaires qu'ils visitent, et d'aug-
menter leurs moyens de subsistance.
C'est par une suite de ces principes qu'ils ont
déjà transporté dans leurs îles des taureaux , des
vaches , des chèvres , des brebis , des béliers ; qu'ils
y ont aussi planté des arbres, semé des graines de
tous les pays, et porté des outils propres à accé-
lérer les progrès de l'industrie. Pour nous , nous
serions amplement dédommagés des fatigues ex-
trêmes de cette campagne, si nous pouvions par-
venir à détruire l'usage des sacrihces humains ,
qu'on dit être généralement répandu chez les insu-
laires de la mer du Sud. Mais, malgré l'opinion de
LA PÉROUSE. 137
M. Andersen et du capitaine Cook, je crois, avec
le capitaine Ring, qu'un peuple aussi bon, aussi
doux, aussi hospitalier, ne peut être anthropo-
phage : une religion atroce s'associe difficilement
avec des mœurs douces : et puisque le capitaine
Ring dit , dans sa relation , que les prêtres d'Ow-
hyhée étaient leurs meilleurs amis, je dois en con-
clure que, si la douceur et l'humanité ont déjà fait
des progrès dans cette classe chargée des sacrifices
humains , il faut que le reste des habitans soit en-
core moins féroce : il parait donc évident que l'an-
thropophagie n'existe plus parmi ces insulaires:
mais il n'est que trop vraisemblable que c'est de-
puis peu de temps ^
Le sol de l'ile n'est composé que de détrimens de
lave et autres matières volcaniques; les habitans
ne boivent que de l'eau saumâtre, puisée dans des
puits peu profonds et si peu abondans que chacun
ne pourrait pas fournir une demi-barrique d'eau
par jour. jNous rencontrâmes dans notre prome-
nade quatre petits villages de dix à douze maisons;
elles sont construites et couvertes en paille, et ont
» L'horreur qu'ont montrée ces insulaires lorsqu'on les a soup-
çonnés d'anthropophagie, celle qu'ils témoijrnèrent lorsqu'on leur
demanda s'ils n'avaient pas mangé le corps du capitaine Cook .
confirme en partie l'opinion de La Pérouse : cependant Cook lui-
même avait acquis la certitude de l'anthropophagie des habitans de
la Nouvelle-Zélande ; et Ton ne peut se dissimuler que l'usage de
faire des sao'ifices humains et de manger les ennemis tués à la
guerre ne soit répandu dans toutes les îles de la mer du Sud.
138 VOYAGES ACTOLiR DU MONDE,
la forme de celles de nos paysans les plus pauvres :
les toits sont à deux pentes : la porte, placée dans
le pignon , n'a que trois pieds et demi d'élévation ,
et l'on ne peut y entrer sans être courbé : elle est
fermée par une simple claie que chacun peut ou-
vrir. Les meubles de ces insulaires consistent dans
des nattes qui , comme nos tapis, forment un par-
quet très propre , et sur lequel ils couchent ; ils
n'ont d'ailleurs d'autres ustensiles de cuisine que
des calebasses très grosses auxquelles ils donnent
les formes qu'ils veulent lorsqu'elles sont vertes.
Us les vernissent et y tracent en noir toutes sortes
de dessins : j'en ai vu aussi qui étaient collées l'une à
l'autre, et qui formaient ainsi des vases très grands :
il paraît que cette colle résiste à l'humidité, et
j'aurais bien désiré d'en connaître la composition.
Les étoffes , qu'ils ont en très grande quantité, sont
faites avec le mûrier à papier comme celles des au-
tres insulaires ; mais quoiqu'elles soient peintes
avec beaucoup plus de variété, la fabrication m'en
a paru inférieure à toutes les autres. A mon re-
tour, je fus encore harangué par des femmes qui
m'attendaient sous des arbres : elles m'offrirent en
présent plusieurs pièces d'étoffe que je payai avec
des haches et des clous.
Le lecteur ne doit pas s'attendre à trouver ici
des détails sur un peuple que les relations anglaises
nous ont si bien Fait connaître : ces navigateurs
LA PÉROUSE. 139
ont passé dans ces îles quatre mois, et nous n'y
sommes restés que quelques heures ; ils avaient de
plus l'avantage d'entendre la langue du pays : nous
devons donc nous borner à raconter notre propre
histoire.
Notre rembarquement se fit à onze heures, en
très bon ordre, sans confusion et sans que nous
eussions la moindre plainte à former contre per-
sonne. Nous arrivâmes à bord à midi. M. de Clo-
nard y avait reçu un chef, et avait acheté de lui
un manteau et un beau casque recouvert de plu-
mes rouges; il avait aussi acheté plus de cent
cochons, des bananes, des patates, du taro, beau-
coup d'étoffes, des nattes, une pirogue à balan-
cier, et différens autres petits meubles en plumes
et en coquilles. A notre arrivée à bord, les deux
frégates chassaient sur leurs ancres : la brise était
très forte de l'est-sud-est : nous tombions sur l'île
Morokinne qui était cependant encore assez loin de
nous pour donner le temps d'embarquer nos ca-
nots. Je fis signal d'appareiller; mais avant d'avoir
levé l'ancre, je fus obligé de faire de la voile et de
la traîner jusqu'à ce que j'eusse dépassé l'île Mo-
rokinne, afin que la dérive ne me portât plus que
dans le canal : si l'ancre avait pris malheureusement
dans quelque roche pendant le trajet , et que le
fond n'eût pas été assez dur et assez uni pour
qu'elle pût glisser, j'aurais été obligé do couper le
cable.
140 VOYAGES AUTOLiR DU MONDE.
Nous n'aclievàmes de lever notre ancre qu'à cinq
heures du soir. Il était trop tard pour diriger ma
route entre l'ile de Ranai et la partie ouest de l'île
Movvée : c'était un canal nouveau que j'aurais voulu
reconnaître; mais la prudence ne me permettait
pas de l'entreprendre la nuit. Jusqu'à huit heures
nous eûmes de folles brises avec lesquelles nous ne
pûmes faire une demi-lieue. Enfin le vent se fixa
au nord-est; je dirigeai ma route à l'ouest, passant
à égale distance de la pointe du nord-ouest de l'île
Tahoorowa et de la pointe du sud-ouest de l'île
ilanai. Au jour, je mis le cap sur la pointe du sud-
ouest de l'île Morotoi que je rangeai à trois quarts
de lieue, et je débouquai, comme les Anglais, par
le canal qui sépare l'île de Wohaoo de celle de
Morotoi. Cette dernière île ne m'a point paru ha-
bitée dans cette partie, quoique, suivant les rela-
tions anglaises, elle le soit beaucoup dans l'autre.
I! est remarquable que, dans ces îles, les parties
les plus fertiles, les plus saines, et conséquem-
ment les plus habitées, sont toujours au vent. Nos
lies de la Guadeloupe, de la Martinique, etc., ont
une si parfaite ressemblance avec ce nouveau
groupe que tout m'y a paru absolument égal, au
moins relativement à la navigation.
MM. Dagelet et Bernizet ont pris avec le plus
grand soin tous les relèvemens de la partie de
Mowée que nous avons parcourue, ainsi que de
LA PÉROUSE. 141
rîle Morokinne : il a été impossible aux Anglais,
qui n'en ont jamais approché qu'à la distance de
dix lieues, de donner rien d'exact. M. Bernizet en
a tracé un très bon plan.
Le 1^"^ juin, à six heures du soir, nous étions en
dehors de toutes les îles; nous avions employé
moins de quarante-huit heures à cette reconnais-
sance, et quinze jours au plus pour éclaircir un
point de géographie qui m'a paru très important ,
puisqu'il enlève des cartes cinq ou six îles qui
n'existent pas. Les poissons qui nous avaient suivis
depuis les environs de l'île de Pâques jusqu'au
mouillage disparurent. Un fait assez digne d'atten-
tion, c'est que- le même banc de poissons a fait
quinze cents lieues à la suite de nos frégates :
plusieurs bonites , blessées par nos foènes K por-
taient sur le dos un signalement auquel il était
impossible de se méprendre; et nous reconnais-
sions ainsi , chaque jour, les mêmes poissons que
nous avions vus la veille. Je ne doute pas que ,
sans notre relâche aux îles Sandwich, ils ne nous
eussent suivis encore deux ou trois cents lieues ,
c'est-à-dire jusqu'à la température à laquelle ils
n'auraient pu résister.
• Trident avec lequel on harponne le poisson.
H2 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
§7.
Départ des iles Sandwich. Indices de l'approche de la côte d'A-
mérique. Reconnaissance du mont Saint-Elie. Découverte de la
baie de Monti. Les canots vont reconnaître l'entrée d'une
grande rivière, à laquelle nous conservons le nom de rivière
de Behring. Reconnaissance d'une baie très profonde. Rapport
favorable de plusieurs officiers qui nous engage à y relâcher.
Risques que nous courons en y entrant. Description de cette
baie à laquelle je donne le nom de baie ou port des Français.
Mœurs et coutumes des habitans.
Les venls d'est continuèrent jusque par les 30
degrés de latitude nord : je fis route au nord ; le
temps fut beau. Les provisions Fraîches que nous
.nous étions procurées pendant notre courte relâ-
che aux îles Sandwich assuraient aux équipages des
deux frégates une subsistance saine et agréable pen-
dant trois semaines : il nous fut cependant impossi-
ble de conserver nos cochons envie, faute d'eau et
d'alimens. Je fus obligé de les faire saler suivant la
méthode du capitaine Cook; mais ces cochons
étaient si petits, que le plus grand nombre pesait
moins de vingt livres. Cette viande ne pouvait être
exposée long-temps à l'activité du sel sans en être
corrodée promptement et sa substance en partie
détruite; ce qui nous obligea à la consommer la
première.
Le 6 juin, étant par 30 degrés de latitude nord,
les vents passèrent au sud-est ; le ciel devint blan-
LA PÉROUSE. 143
châtre et terne : tout annonçait que nous étions
sortis de la zone des vents alises, et je craignais
beaucoup d'avoir bientôt à regretter ces temps
sereins qui avaient maintenu notre bonne santé,
et avec lesquels nous avions, presque chaque jour^
fait des observations de distance de la lune au so~
leil , ou au moins comparé l'heure vraie du méri-
dien auquel nous étions parvenus avec celle de
nos horloges marines.
Mes craintes sur les brumes se réalisèrent très
promptement; elles commencèrent le 9 juin par
34 degrés de latitude nord, et il n'y eut pas une
éclaircie jusqu'au 14 du même mois, par 41 de-
grés. Je crus d'abord ces mers plus brumeuses
que celles qui séparent l'Europe de l'Amérique. Je
me serais beaucoup trompé, si j'eusse adopté cette
opinion d'une manière irrévocable : les brumes de
l'Acadie, de Terre-Neuve, de la baie d'Hudson,
ont, par leur constante épaisseur, un droit de préé-
minence incontestable sur celles-ci; mais l'humi-
dité était extrême; le brouillard ou la pluie avaient
pénétré toutes les hardes des matelots; nous n'a-
vions jamais un rayon de soleil pour les séchei', et
j'avais fait la triste expérience , dans ma campagne
de la baie d'Hudson , que l'humidité froide était
peut-être le principe le plus actif du scorbut. Per-
sonne n'en était encore atteint; mais, après un si
long séjour à la mer, nous devions tous avoir une
144 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
disposition prochaine à cette maladie. J'ordonnai
donc de mettre des bailles pleines de braise sous
le gaillard et dans l'entrepont où couchaient les
équipages ; je fis distribuer à chaque matelot ou
soldat une paire de bottes , et on rendit les gilets
et les culottes d'étoffe que j'avais fait mettre en ré-
serve depuis notre sortie des mers du cap Horn.
Mon chirurgien, qui partageait avec M. de Clo-
nard le soin de tous ces détails , me proposa aussi
de mêler au grog ^ du déjeuner une légère infu-
sion de quinquina qui , sans altérer sensiblement
le goût de cette boisson , pouvait produire des
effets très salutaires. Je fus obligé d'ordonner que
ce mélange fût fait secrètement : sans ce mystère ,
les équipages eussent certainement refusé de boire
leur grog; mais comme personne ne s'en aperçut,
il n'y eut point de réclamation sur ce nouveau ré-
gime, qui aurait pu éprouver de grandes contra-
riétés s'il eût été soumis à l'opinion générale.
Ces différentes précautions eurent le plus grand
succès ; mais elles n'occupaient pas seules nos loi-
sirs pendant une aussi longue traversée : mon
charpentier exécuta , d'après le plan de M. de
Langle, un moulin à blé qui nous fut de la plus
grande utilité.
» Liqueur composée d'une partie d'eau-de-vie et de deux parties
d'eau, beaucoup plus saine pour les équipages que l'eau-de-vie
pure.
LA PÉROUSE. 145
Les directeurs de vivres, persuadés que le grain
étuvé se conserverait mieux que la farine et le
biscuit, nous avaient proposé d'en embarquer une
très grande quantité ; nous l'avions encore aug-
mentée au Chili. On nous avait donné des meules
de vingt-quatre pouces de diamètre sur quatre
pouces et demi d'épaisseur; quatre hommes de-
vaient les mettre en mouvement. On assurait que
M. de Suffren n'avait point eu d'autre moulin pour
pourvoir aux besoins de son escadre : il n'y avait
plus dès lors à douter que ces meules ne fussent
suffisantes pour un aussi petit équipage que le nô-
tre ; mais, lorsque nous voulûmes en faire usage,
le boulanger trouva que le grain n'était que brisé
et point moulu ; et le travail d'une journée en-
tière de quatre hommes qu'on relevait toutes les
demi-heures, n'avait produit que vingt-cinq livres
de cette mauvaise farine. Comme notre blé for-
mait près de la moitié de nos moyens de subsis-
tance, nous eussions été dans le plus grand em-
barras sans l'esprit d'invention de M. de Langle,
qui, aidé d'un matelot, autrefois garçon meunier,
imagina d'adapter à nos petites meules un mouve-
ment de moulin à vent : il essaya d'abord avec
quelque succès des ailes que le vent faisait tour-
ner; mais bientôt il leur substitua une manivelle.
INous obtînmes par ce nouveau moyen une farine
XII. 10
146 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
aussi parfaite que celle des moulins ordinaires, et
nous pouvions moudre chaque jour deux quintaux
de blé.
Le 14 juin les venls passèrent à l'ouest-sud-ouest.
Les observations suivantes ont été le résultat de
notre longue expérience : le ciel s'éclaircit assez
généralement lorsque les vents ont été quelques
degrés seulement de l'ouest au nord, et le soleil
paraît sur l'horizon; de l'ouest au sud-ouest, temps
ordinairement couvert avec un peu de pluie ; du
sud-ouest au sud-est, et jusqu'à l'est, horizon bru-
meux, et une humidité extrême qui pénètre dans
les chambres et dans toutes les parties du vais-
seau. Ainsi un simple coup d'œil sur la table des
vents indiquera toujours au lecteur l'état du ciel,
et servira utilement à ceux qui nous succéderont
dans cette navigation : d'ailleurs, ceux qui vou-
dront joindre au plaisir de lire les événemens de
cette campagne un peu d'intérêt pour ceux qui
en ont essuyé les fatigues, ne penseront peut-être
pas avec indifférence à des navigateurs qui, à
l'extrémité de la terre, et après avoir eu à lutter
sans cesse contre les brumes , le mauvais temps
et le scorbut, ont parcouru une côte inconnue,
théâtre de tous les romans ^ de géographie , trop
' Ces romans sont le voyage de l'amiral Fuenles, et les naviga-
tions prétendues des Chinois et des Japonais sur cette côte.
LA PEROLSE. 147
légèrement adoptés des géographes modernes ^
Cette partie de l'Amérique jusqu'au mont Saint-
Elie , par 60 degrés , n'a été qu'aperçue par le ca-
pitaine Cook, à l'exception du port de Nootka
dans lequel il a relâché; mais, depuis le mont
Saint-Elie jusqu'à la pointe d'Alaska, et jusqu'à
celle du cap Glacé, ce célèbre navigateur a suivi la
côte avec l'opiniâtreté et le courage dont toute
l'Europe sait qu'il était capable. Ainsi l'exploration
de la partie de l'Amérique comprise entre le mont
Saint-Elie et le port de Monterey était un travail
très intéressant pour la navigation et pour le com-
merce; mais il exigeait plusieurs années, et nous
ne nous dissimulions pas que, n'ayant que deux
ou trois mois à y donner, à cause de la saison et
plus encore du vaste plan de notre voyage , nous
* Les détails du voyage de l'amiral Fuentes ou de Fonte sont
sans doute très extraordinaires, maison n'ose les rejeter entière-
ment lorsqu'on rapproche de la carte de ses découvertes celles
de Cook, La Pérousc, Dixon et Meares. Il parait, par le discours
prononcé par Buache , à l'Académie des Sciences, que Loranzo
Ferrer de Maldonado a trouvé le passage au nord, en entrant
dans un détroit de la baie dHudson, qui est celui auquel l'ami-
ral de Fonte a abouti en venant de la mer du Sud, et qui est
marqué sur les cartes sous le nom de Repuise. Le voyage de Mal-
donado paraît authentique-, il date de l'année 1588 : celui de l'a-
miral de Fonte est de 1610; et à moins qu'on ne prouve que ce
dernier a eu connaissance du voyage de Maldonado, et en a fait
la base de son roman, l'analogie qu'on trouve dans les raj^proche-
mens laissera toujours quelques doutes; et en géographie , tout
doit être conservé, jusqu'à ce qu'il soit détruit par des preuves
sans réplique. ( Note dr Milet-Mureau.)
!Î8 VOYAGES AIITOUR DU MONDE,
laisserions beaucoup de détails aux navigateurs qui
viendraient après nous. Plusieurs siècles s'écoule-
ront peut-être avant que toutes les baies, tous les
ports de cette partie de l'Amérique soient parfaite-
ment connus; mais la vraie direction de la côte, la
détermination en latitude et en longitude des points
les plus remarquables, assureront à notre travail
une utilité qui ne sera méconnue d'aucun marin.
Depuis notre départ des îles Sandwich jusqu'à
notre atterrage sur le mont Saint-Elie, les vents ne
cessèrent pas un instant de nous être favorables.
A mesure que nous avancions au nord et que nous
approchions de l'Amérique, nous voyions passer
des algues d'une espèce absolument nouvelle pour
nous : une boule de la grosseur d'une orange ter-
minait un tuyau de quarante à cinquante pieds de
longueur. Cette algue ressemblait , mais très en
grand , à la tige d'un ognon qui est monté en
graine. Les baleines de la plus grande espèce, les
plongeons et les canards nous annoncèrent aussi
l'approche d'une terre; enfin elle se montra à nous
le 23 juin à quatre heures du matin. Le brouillard,
en se dissipant, nous permit d'apercevoir tout d'un
coup une longue chaîne de montagnes couvertes de
neige, que nous aurions pu voir de trente lieues
plus loin si le temps eût été clair. Nous reconnû-
mes le mont Saint-Elie de Behring, dont la pointe
paraissait au-dessus des nuages.
LA PÉROl SE. 140
La vue de la terre qui , après une longue navi-
gation, procure ordinairement des impressions si
agréables, ne produisit pas sur nous le même effet :
l'œil se reposait avec peine sur ces masses de neige
qui couvraient une terre stérile et sans arbres;
les montagnes paraissaient un peu éloignées de la
mer, qui brisait contre un plateau élevé de cent
cinquante ou deux cents toises. Ce plateau noir,
comme calciné par le feu, dénué de toute verdure,
contrastait d'une manière frappante avec la blan-
cheur des neiges qu'on apercevait au travers des
nuages, il siervait de base à une longue chaîne de
montagnes qui paraissait s'étendre quinze lieues de
l'est à l'ouest. iNous crûmes d'abord en être très
près; la cime des monts paraissait au-dessus de nos
têtes, et la neige répandait une clarté faite pour
tromper les yeux qui n'y sont pas accoutumés;
mais, à mesure que nous avançâmes, nous aperçû-
mes, en avant du plateau, des terres basses cou-
vertes d'arbres que nous prîmes pour des îles :
il était probable que nous devions y trouver un
abri pour nos vaisseaux , ainsi que de l'eau et du
bois. Je me proposais donc de reconnaîti'e de très
près ces prétendues îles, à l'aide des vents d'est
qui prolongeaient la côte; mais ils sautèrent au
sud : le ciel devint très noir dans cette partie de
l'horizon. Je crus devoir attendre une circonstance
plus favorable . et serrer le vent qui battait en
i50 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
côte. Nous avions observé a midi 59 degrés 21 mi-
nutes de latitude nord; la longitude occidentale
par nos horloges marines était 143 degrés 22 mi-
nutes. Une brume épaisse enveloppa la terre pen-
dant toute la journée du 25; mais, le 26, le temps
fut très beau : la côte parut à deux heures du ma-
tin avec toutes ses formes. Je la prolongeai à deux
lieues: la sonde rapportait soixante-quinze brasses,
fond de vase ; je désirais beaucoup trouver un port:
j'eus bientôt l'espoir de l'avoir rencontré.
J'ai déjà parlé d'un plateau de cent cinquante à
deux cents toises d'élévation , servant de base à
des montagnes immenses, reculées de quelques
lieues dans l'intérieur : bientôt nous aperçûmes
dans l'est une pointe basse couverte d'arbres qui
paraissait joindre le plateau, et se terminer loin
d'une seconde chaîne de montagnes qu'on aperce-
vait plus à l'est. Nous crûmes tous assez unanime-
ment que le plateau était terminé par la pointe
basse couverte d'arbres, qu'il était une île séparée
des montagnes par un bras de mer, dont la direc-
tion devait être est et ouest comme celle de la
côte , et que nous trouverions dans le prétendu ca-
nal un abri commode pour nos vaisseaux.
Je dirigeai ma route vers cette pointe, sondant
à chaque instant : le petit brassiage fut de qua-
rante-cinq brasses fond de vase. A deux heures
après raidi , je fus obligé de mouiller à cause du
LA PÉROUSE. 151
calme : la brise avait été très faible pendant toute
cette journée , et avait varié de l'ouest au nord.
Nous avions observé à midi 59 degrés 41 minutes
de latitude nord, et nos horloges donnaient 143
degrés 3 minutes de longitude occidentale; nous
étions à trois lieues dans le sud-ouest de la pointe
boisée, que je supposais toujours être une île. J'a-
vais, dès dix heures du matin, détaché le grand
canot de ma frégate, commandé par M. Boutin,
pour aller reconnaître ce canal ou cette baie.
MM. de Monti et de Vaujuas étaient partis de l'As-
trolabe pour le même objet , et nous attendîmes à
l'ancre le retour de ces officiers. 1^ mer était très
belle; le courant faisait une demi-lieue par heure
au sud-sud-ouest, ce qui acheva de me confirmer
dans l'opinion que, si la pointe boisée n'était pas
celle d'un canal, elle formait au moins Tembou-
chure d'une grande rivière.
Le baromètre avait baissé de six lignes dans les
vingt-quatre heures; le ciel était très noir; tout
annonçait qu'un mauvais temps allait succéder au
calme plat qui nous avait forcés de mouiller ; enfin
à neuf heures du soir nos trois canots furent de
retour, et les trois officiers rapportèrent unanime-
ment qu'il n'y avait ni canal ni rivière; que la côte
formait seulement un enfoncement assez considé-
rable dans le nord-est, ayant la forme d'un demi-
cercle; que la sonde avait rap[)orlé dans cette
152 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
anse trente brasses, fond de vase; mais que rien
n'y mettait à l'abri des vents depuis le sud-sud-
ouest jusqu'à l'est-sud-est, qui sont les plus dan-
gereux. La mer brisait avec force sur le rivage ,
qui était couvert de bois flotté. M. de Monti avait
débarqué avec une extrême difficulté ; et comme
il était le commandant de cette petite division de
canots , j'ai donné à cette baie le nom de baie de
Monti. Ils ajoutèrent que notre erreur venait de ce
que la pointe boisée joignait une terre beaucoup
plus basse encore , sans aucun arbre , ce qui la fai-
sait paraître terminée. MM. de Monti, de Vaujuas
et Boutin avaient relevé au compas les différentes
pointes de cette baie : leur rapport unanime ne
laissait aucun doute sur le parti que nous avions à
prendre. Je fis signal d'appareiller, et comme le
temps paraissait devenir très mauvais , je profitai
d'une brise du nord-ouest pour courir au sud-est,
et pour m'éloigner de la côte K
' Il paraîtra sans doute extraordinaire que je combatte le rap-
port des trois officiers, pour soutenir que, de son bord, La Pé-
rouse avait mieux jugé la côte; c'est au lecteur d'apprécier les
preuves de mon assertion, et, s'il lui reste quelques doutes, de
consulter le Voyage de Dixon.
J'avance donc que la baie de Monti n'est autre chose que le
mouillage que prit Dixon le 23 mai dp l'année suivante, mouillage
abrité de tous les vents par le retour d'une île qui forme une es-
pèce de jetée , auquel il donna le nom de port Mulgrm>e.
Dixon dit : « L'endroit que M. Turner avait trouvé le plus con-
venable pour jeter l'ancre se trouvait autour d'une pointe basse
qui était au nord, à trois milles environ de l'entrée de la baie.
LA PÉROUSE. 153
La nuit fut calme , mais brumeuse ; les vents
variaient à chaque instant; enfin ils se fixèrent à
l'est, et il venta très grand frais de cette partie
pendant vingt-quatre heures.
Le 28 le temps devint plus beau. Nous observâ-
mes 59 degrés 19 minutes de latitude nord, et
142 degrés 41 minutes de longitude occidentale ,
suivant nos horloges. La côte était fort embrumée ;
nous ne pouvions reconnaître les points que nous
avions relevés les jours précédens; les vents étaient
encore à l'est, mais le baromètre remontait, et
tout annonçait un changement favorable. A cinq
heures nous n'étions qu'à trois lieues de terre , par
quarante brasses , fond de vase , et la brume s'é-
tant un peu dissipée, nous fîmes des relèvemens
qui formaient une suite non interrompue avec
ceux des jours précédens, et qui ont servi, ainsi
que ceux faits par la suite avec le plus grand soin,
« Ces îles , ainsi que le reste de la, côte, sont totalement cou-
vertes de pins de deux ou trois espèces différentes , entremêlés
çà et là de noisetiers et de différentes sortes d'arbrisseaux.»
Dixon fixe la latitude du port Mulgrave à 59 degrés 33 mi-
nutes, et sa longitude, méridien de Londres, à 140 degrés, ce
qui fait, méridien de Paris, 142 degrés 20 minutes.
La Pérouse fixe la latitude de la baie de Monli à 59 degrés 43
minutes, et sa longitude à 142 degrés 40 minutes.
Si les trois officiers envoyés par La Pérouse n'ont pas été jus-
qu'au fond de la baie, il est peu étonnani qu'ils aient cru voir une
continuation de côte, et que le nombre de petites îles qui sont au
fond leur aient masqué le passage ^qui sépare ces îles du conti-
nent. {Note (le Milet-Murcau . '
15Î VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
à dresser les cartes comprises dans l'atlas. Les
iiavijjateurs et ceux qui font une étude particulière
de la géograpîiie seront peut-être bien aises de
savoir que, pour ajouter encore un plus grand
degré de précision aux vues et à la configuration
des côtes ou des points les plus remarquables ,
M. Dagelet a eu soin de vérifier et de corriger les
relèvemens faits au compas de variation, par la
mesure des distances réciproques des mornes, en
mesurant avec un sextant les angles relatifs qu'ils
font entre eux , et en déterminant en même temps
l'élévation des montagnes au-dessus du niveau de
la mer. Cette méthode , sans être rigoureuse , est
assez précise pour que des navigateurs puissent
juger par l'élévation d'une côte de la distance à
laquelle ils en sont ; et c'est de cette manière que
cet académicien a déterminé la hauteur du mont
Saint-Elie à dix-neuf cent quatre-vingts toises, et
sa position à huit lieues dans l'intérieur des terres'.
Le 29 juin nous observâmes 59 degrés 20 minu-
tes de latitude nord; la longitude occidentale par
nos horloges était 142 degrés 2 minutes; nous
avions fait pendant vingt-quatre heures huit lieues
à l'est. Les vents du sud et les brumes continuèrent
' Cook dit, dans son troisième Voyage, que le mont Saint-Elie
fçîl à douze lieues dans Tintérieur des terres, par 60 degrés 27
minutes de latitude, et 219 degrés de longitude, méridien de
Greenwich.
LA PlÊROUSE. 155
toute la journée du 29, et le temps ne s'éclaircit
que le 30 vers midi ; mais nous aperçûmes par
instans les terres basses dont je ne me suis jamais
éloigné de plus de quatre lieues. Nous étions, sui-
vant notre point, à cinq ou six lieues dans l'est de
la baie à laquelle le capitaine Cook a donné le nom
de baie de Behring; la sonde rapporta constam-
ment de soixante à soixante-dix brasses, fond de
vase. Notre hauteur observée était de 58 degrés
55 minutes, et nos horloges donnaient 141 degrés
48 minutes de longitude. Je fis route , toutes voiles
dehors , sur la terre , avec de petits vents de l'ouest-
sud-ouest. Nous aperçûmes dans l'est une baie qui
paraissait très profonde, et que je crus d'abord
être celle de Behring ; j'en approchai à une lieue
et demie : je reconnus distinctement que les terres
basses joignaient, comme dans la baie de Monti,
des terres plus hautes , et qu'il n'y avait point de
baie; mais la mer était blanchâtre et presque douce:
tout annonçait que nous étions à l'emboucimre
d'une très grande rivière, puisqu'elle changeait la
couleur et la salure de la mer à deux lieues au
large. Je fis signal de mouiller par trente brasses ,
fond de vase, et je détachai le grand canot com-
mandé par M. de Clonard, mon second , accompa-
gné de MM. Monneron et Bernizet. IM. de Langle
avait envoyé aussi le sien avec sa biscaïenne aux
ordres de MM. Marchai nvi Ile eï Daigremont.
I .
t56 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
Ces ofliciers étaient de retour à midi. Ils avaient
prolongé la côte aussi près que les brisans le leur
avaient permis, et ils avaient reconnu un banc de
sable à fleur d'eau, à l'entrée d'une grande rivière
qui débouchait dans la mer par deux ouvertures
assez larges; mais chacune de ces embouchures
avait une barre comme celle de la rivière de
Bayonne, sur laquelle la mer brisait avec tant de
force, qu'il fut impossible à nos canots d'en ap-
procher. M. de Clonard passa cinq ou six heures à
chercher vainement une entrée ; il vit de la fumée ,
ce qui prouvait que le pays était habité. Nous
aperçûmes du vaisseau une mer tranquille au-delà
du banc , et un bassin de plusieurs lieues de lar-
geur et de deux lieues d'enfoncement : ainsi , lors-
que la mer est belle, il est à présumer que des
vaisseaux, ou au moins des canots, peuvent entrer
dans ce golfe ; mais comme le courant est très
violent, et que, sur les barres. la mer, d'un instant
à l'autre , devient très agitée , le seul aspect de ce
lieu doit l'interdire aux navigateurs.
En voyant cette baie , j'ai pensé que ce pouvait
être celle où Behring avait abordé. 11 serait alors
plus vraisemblable d'attribuer la perte de l'équi-
page de son canot à la fureur de la mer qu'à la
barbarie des Indiens ^ J'ai conservé à cette rivière
' Il y a ici double erreur : d'abord c'est le capitaine Tscheri-
kow. et non le capitaine Behrinfr . qui perdit ses canots, ensuite
LA PÉROUSE. 157
1^ nom de rivière de Behring, et il me paraît que la
baie de ce nom n'existe pas, et que le capitaine
Cook l'a plutôt soupçonnée qu'aperçue, puisqu'il
en a passé à dix ou douze lieues ^
il éprouva ce malheur par 56 degrés de latitude , ainsi que le rap-
porte Muller.
' Le lieu que La Pérouse désigne sous le nom de rivière de Beh-
ring, est sans contredit la baie de Behring de Cook; il reste à sa-
voir si le changement de couleur et de salure de l'eau de la mer
suffit pour décider que cet enfoncement dans les terres soit une
rivière, et si cette cause ne peut venir, pour la salure, de la quan-
tité d'énormes glaçons qui tombent continuellement du sommet
des montagnes , et , pour la couleur, du terrain de la cote et du
rivage où la mer brise avec tant de fureur.
Au reste, rivière ou baie , et peut-être l'une et l'autre, car les
baies étant formées par l'avancement des montagnes dans la mer,
il est probable qu'il doit y avoir au fond une rivière ou un tor-
rent, voici la preuve de l'identité de lieux. Cook détermine l'ou-
verture de cette baie à o9 degrés 18 minutes de latitude ; La Pé-
rouse était dans l'ouest de cette baie et faisait sa latitude à 59
degrés 20 minutes.
Cook avait pour sa longitude orientale à bord 220 degrés 19
minutes, méridien de Greenwich , ce qui fait 139 degrés 41 n)i-
nutes de longitude occidentale ; et en y ajoutant 2 degrés 20 mi-
nutes, différence du méridien de Greenwich au méridien de Pa -
ris, on aura, pour la longitude occidentale de Cook, 142 degrés
1 minute, méridien de Paris. La Pérouse fixe sa longitude à 142
degrés 2 minutes, ce qui ne fait qu'une différence d'une minute,
plus deux lieues, dont le capitaine Cook était plus éloigné de la
cote.
Cook voyait l'ouverture de la baie au nord 47 degrés est ; La
Pérouse, plus près de la côte de deux lieues, voyait cette ouver-
ture au nord 33 degrés est. Cook était à huit lieues de la côte , et
avait soixante-dix brasses, fond de vase ; I^a Pérouse élait à cinq ou
six lieues de la côte, et avait constamment de soixante à soixante-
dix brasses, fond de vase. {JSote de MUct-Mureau.)
158 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
Le 1"^' juillet, à midi, j'appareillai avec une petite
brise du sud-ouest, prolongeant la terre à deux ou
trois lieues. jNous avions observé au mouillage 59
degrés 7 minutes de latitude nord, et 141 degrés
17 minutes de longitude occidentale, suivant nos
horloges; l'entrée de la rivière me restait alors au
nord 17 degrés est, et le cap Beau-Temps à l'est
5 degrés sud. Nous prolongeâmes la terre avec une
petite brise de l'ouest, à deux ou trois lieues de
distance, et d'assez près pour apercevoir, à l'aide
de nos lunettes , des hommes , s'il y en eût eu sur
le rivage; mais nous vîmes des brisans qui paru-
rent rendre le débarquement impossible.
Le 2, à midi, je relevai le mont Beau-Temps;
nous observâmes 58 degrés 36 minutes de latitude:
la longitude des horloges était de 140 degrés 31
minutes, et notre distance de terre de deux lieues.
A deux heures après midi nous eûmes connaissance
d'un enfoncement, un peu à l'est du cap Beau-
Temps , qui parut une très belle baie : je fis route
pour en approcher. Nous apercevions du bord une
grande chaussée de roches , derrière laquelle la
mer était très calme. Cette chaussée paraissait
avoir trois ou quatre cents toises de longueur de
l'est à l'ouest , et se terminait à deux encablures
environ de la pointe du continent , laissant une
ouverture assez large ; en sorte que la nature sem-
blait avoir fait à l'extrémité de l'Amérique un port
LA PÉROUSE. 159
comme celui de Toulon , mais plus vaste dans son
plan comme dans ses moyens : ce nouveau port
avait trois ou quatre lieues d'enfoncement. Je me
déterminai à faire route vers la passe : nos canots
sondaient, et avaient ordre, lorsque nous appro-
cherions des pointes , de se placer chacun sur une
des extrémités , de manière que les vaisseaux n'eus-
sent qu'à passer au milieu.
Nous aperçûmes bientôt des sauvages qui nous
faisaient des signes d'amitié en étendant et faisant
voltiger des manteaux blancs et différentes peaux.
Plusieurs pirogues de ces Indiens péchaient dans
la baie , où l'eau était tranquille comme celle d'un
bassin, tandis qu'on voyait la jetée couverte d'écume
par les brisans ; mais la mer était très calme au-
delà de la passe, nouvelle preuve pour nous qu'il
y avait une profondeur considérable.
Ce port n'avait jamais été aperçu par aucun na-
vigateur : il est situé à trente-trois lieues au nord-
ouest de celui de los Remédies , dernier terme des
navigations espagnoles, à environ deux cent vingt-
quatre lieues de Nootka, et à cent lieues de Wil-
liams-Sound ^ La tranquillité de l'intérieur de cette
* Depuis que La Pérouse a exploré la cote nord-ouest de l'A-
mérique, du mont Saint-Elie jusqu'à Monterey, deux navi(^ateurs
anglais ont fait à pou près la même route , mais l'un et l'autre dans
des vues purement commerciales.
Dixon, parti d'An^rleterre en septembre 1785, commandant la
Quecn Charlotte, et de conserve avec le King George , monté par le
160 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
baie était bien séduisante pour nous qui étions dans
l'alîsolue nécessité de faire et de changer presque
entièrement notre arrimage, afin d'en arracher six
canons placés à fond de cale , et sans lesquels il était
imprudent de naviguer dans les mers de la Chine ,
fréquemment infestées de pirates. J'imposai à ce
lieu le nom de port des Français.
Pendant notre séjour forcé à l'entrée de la baie,
nous fûmes sans cesse entourés de pirogues de
sauvages. Ils nous proposaient, en échange de notre
fer, du poisson, des peaux de loutre ou d'autres
animaux, ainsi que différens petits meubles de leur
costume; ils avaient l'air, à notre grand étonne-
capitaine Portiock, mouilla à Owhyhée, l'une des îles Sandwich,
le 26 mai 1 78G. La Pérouse passa devant Owhyhée le 28 du même
mois; il mouilla à Mowée le lendemain, et en repartit le 30. Il re-
connut le mont Saint-Elie le 23 juin 1786, tandis que Dixon, parti
d'Owhyhée le 13 juin , et ayant dirigé sa route vers la rivière de
Cook , n'atteignit la côte nord-ouest de l*Amérique que le 8 sep-
tembre. 11 la prolongea depuis l'entrée de la Croix jusqu'à celle
de Nootka sans pouvoir mouiller nulle part ; il l'abandonna le 28
du même mois pour retourner aux îles Sandwich. Ce ne fut que le
23 mai de l'année suivante qu'il reconnut le mont Saint-Elie , et
qu'il jeta l'ancre au port Mulgrave. Ainsi la priorité de La Pérouse
est bien constatée.
Dixon avait eu connaissance, avant son départ de Londres, de
l'expédition qu'on faisait en France ; mais il ne rencontra pas les
bàtimens français , et il n'a pu connahre leurs découvertes.
Le capitaine Meares, commandant le senaut le Nootka, partit du
Bengale en mars 1786; il toucha à Oonolaska en août, et se ren_
dit, à la fin de septembre, à l'entrée du Prince Williams , où il hi-
verna : ce ne fut qu'en 1788 et 1789 qu'il parcourut la côte d'A
mérique.
LA PÉROUSE. 161
ment, d'être très accoutumés au trafic, et ils fai-
saient aussi bien leur marché que les plus habiles
acheteurs d'Europe. De tous les articles de com-
merce, ils ne désiraient ardemment que le fer; ils
acceptèrent aussi quelques rassades; mais elles
servaient plutôt à conclure un marché qu'à former
la base de l'échange. Nous parvînmes dans la suite
à leur faire recevoir des assiettes et des pots
d'étain; mais ces articles n'eurent qu'un succès
passager, et le fer prévalut sur tout. Ce métal ne
leur était pas inconnu; ils en avaient tous un poignard
pendu au cou. La forme de cet instrument ressem-
blait à celle du cry des Indiens ; mais il n'y avait
aucun rapport dans le manche qui n'était que le
prolongement de la lame arrondie et sans tran-
chant. Cette arme était enfermée dans un fourreau
de peau tannée, et elle paraissait être leur meuble
le plus précieux. Comme nous examinions très
attentivement tous ces poignards, ils nous firent
signe qu'ils n'en faisaient usage que contre les ours
et les autres bétes des forets. Quelques-uns étaient
aussi en cuivre rouge, et ils ne paraissaient pas
les préférer aux autres. Ce dernier métal est assez
commun parmi eux; ils l'emploient plus particu-
lièrement en colliers, bracelets et différens autres
ornemens; ils en arment aussi la pointe de leurs
flèches.
C'était une grande question parmi nous, âv sa-
xil. ' 11
iG2 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
voir d'où provenaient ces deux métaux. 11 était
possible de supposer du cuivre natif dans cette
partie de l'Anoérique, et les Indiens pouvaient le
réduire en lames ou en lingots; mais le fer natif
n'existe peut-être pas dans la nature , ou du moins
il est si rare que le plus grand nombre des miné-
ralogistes n'en ont jamais vu ^ On ne pouvait ad-
mettre que ces peuples connussent les moyens de
réduire la mine de fer à l'état de métal; nous
avions vu d'ailleurs, le jour de notre arrivée, des
colliers de rassades et quelques petits meubles en
cuivre jaune qui, comme on le sait, est une com-
position de cuivre rouge et de zinc ^. Ainsi tout
nous portait à croire que les métaux que nous
avions aperçus provenaient des Russes ou des
employés de la compagnie d'Hudson , ou des négo-
» Le fer vierge ou natif ne se trouve guère qu'en Suède , en Al-
lemagne , au Sénégal, en Sibérie et à l'ile d'Elbe.
2 Le cuivre rouge , fondu avec le zinc pur, donne le tombac ou
similor ; il faut le fondre avec la calamine pour obtenir le cuivre
jaune-
La calamine contient sans contredit du zinc ; mais elle contient
aussi de la terre, du sable, de l'ocre martiale et souvent de la
galène de plomb ; celle qui ne contiendrait que peu ou point de
zinc ne serait pas propre à former le cuivre jaune.
Le zinc, demi-métal, lorsqu'il n'est pas pur, peut contenir aussi
des pyrites sulfureuses et martiales, du plomb, de la fausse ga-
lène , et une matière terreuse fort dure.
Ainsi on doit voir qu'on obtient un métal bien différent en fon-
dant du cuivre rouge avec du zinc pur, ou en le fondant avec de
la calamine.
LA PÉROUSE. 163
cians américains qui voyagent dans l'intérieur de
l'Amérique , ou enfin des Espagnols ; mais je ferai
voir dans la suite qu'il est plus probable que ces
métaux leur viennent des Russes, Nous avons ap-
porté beaucoup d'échantillons de ce fer; il est aussi
doux et aussi facile à couper que du plomb ^ Il
n'est peut-être pas impossible aux minéralogistes
d'indiquer le pays et la mine qui le fournissent.
L'or n'est pas plus désiré en Europe que le fer
dans cette partie de l'Amérique, ce qui est une
nouvelle preuve de la rareté de ce métal. Chaque
insulaire en possède, à la vérité, une petite quan-
tité; mais ils en sont si avides, qu'ils emploient
toutes sortes de moyens pour s'en procurer. Dès
le jour de notre arrivée, nous fûmes visités par
le chef du principal village. Avant de monter à
bord, il parut adresser une prière au soleil; il nous
fit ensuite une longue harangue qui fut terminée
par des chants assez agréables, et qui ont beaucoup
de rapport avec le plain-chant de nos églises : les
Indiens de sa pirogue l'accompagnaient, en répé-
tant en chœur le même air. Après cette cérémonie,
ils montèrent presque tous à bord et dansèrent
pendant une heure au son de la voix, qu'ils ont très
juste. Je fis à ce chef plusieurs présens, qui le ren-
dirent tellement incommode qu'il passait chaque
jour cinq ou six heures à bord, et que j'étais obligé
' Cette qualité annoncerait un fer vierge ou natif.
164 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
de les renouveler très fréquemment, ou de le voir
s'en aller mécontent et menaçant ; ce qui cependant
n'était pas très dangereux.
Dès que nous fûmes établis derrière l'île , pres-
que tous les sauvages de la baie s'y rendirent. Le
bruit de notre arrivée se répandit bientôt aux en-
virons: nous vîmes arriver plusieurs pirogues char-
gées d'une quantité très considérable de peaux de
loutres , que ces Indiens échangèrent contre des
haches, des herminettes et du fer en barre. Ils
nous donnaient leurs saumons pour des morceaux
de vieux cercles ; mais bientôt ils devinrent plus
difficiles, et nous ne pûmes nous procurer ce pois-
son qu'avec des clous ou quelques petits instru-
mens de fer. Je crois qu'il n'est aucune contrée où
la loutre de mer soit plus commune que dans
cette partie de l'Amérique; et je serais peu surpris
qu'une factorerie, qui étendrait son commerce à
qparante ou cinquante lieues sur le bord de la
mer, rassemblât chaque année dix mille peaux de
cet animal.
La loutre de mer est un animal amphibie, plus
connu par la beauté de sa peau que par la des-
cription exacte de l'individu. Les Indiens du port des
Français l'appellent skecter; les Russes lui donnent le
nom de colry-morski ^ et ils distinguent les femelles
• Selon Coxe, bobry-morsky, on castor de mer; la fcmflie. matka,
et les petit? f}ui n'ont pas cinq mois, med^ied/iy, etc
LA PÉROUSE. 165
par le mot de maska. Quelques naturalistes en ont
parlé sous la dénomination de saricovienne;\:i\di\% la
description de la saricovienne de M. de Buffon ne
convient nullement à cet animal , qui ne ressemble
ni à la loutre du Canada ni à celle d'Europe.
Dès notre arrivée à notre second mouillage, nous
établîmes l'observatoire sur l'ile, qui n'était distante
de nos vaisseaux que d'une portée de fusil. Nous
y formâmes un établissement pour le temps de
notre relâche dans ce port ; nous y dressâmes des
tentes pour nos voiliers, nos forgerons, et nous y
mîmes en dépôt les pièces à eau de notre arrimage
que nous refîmes entièrement. Comme tous les
villages indiens étaient sur le continent, nous nous
flattions d'être en sûreté sur notre île; mais nous
fîmes bientôt l'expérience du contraire. Nous
avions déjà éprouvé que les Indiens étaient très
voleurs ; mais nous ne leur supposions pas une ac-
tivité et une opiniâtreté capables d'exécuter les
projets les plus longs et les plus difficiles. Nous ap-
prîmes bientôt à les mieux connaître.
Ils passaient toutes les nuits à épier le moment
favorable pour nous voler; mais nous faisions bonne
garde à bord de nos vaisseaux , et ils ont rarement
trompé notre vigilance. J'avais d'ailleurs établi la
loi de Sparte : le volé était puni; et si nous n'ap-
plaudissions pas au voleur, du moins nous ne
réclamions rien, afin d'éviter toute rixe qui aurait
16(5 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
pu avoir des suites funestes. Je ne me dissimulais
pas que cette extrême douceur les rendrait inso-
lens ; j'avais cependant tâché de les convaincre
de la supériorité de nos armes : on avait tiré de-
vant eux un coup de canon à boulet, afin de leur
faire savoir qu'on pouvait les atteindre de loin; et
un coup de fusil à balle avait traversé , en présence
d'un grand nombre de ces Indiens, plusieurs dou-
bles d'une cuirasse qu'ils nous avaient vendue ,
après nous avoir fait comprendre par signes qu'elle
était impénétrable aux flèches et aux poignards ;
enfin , nos chasseurs, qui étaient adroits, tuaient les
oiseaux sur leur tête. Je suis bien certain qu'ils
n'ont jamais cru nous inspirer des sentimens de
crainte; mais leur conduite m'a prouvé qu'ils n'ont
pas douté que no4;re patience ne fût à toute épreuve.
Bientôt ils m'obligèrent à lever l'établissement que
j'avais sur l'île : ils y débarquaient la nuit, du côté
du large ; ils traversaient un bois très fourré, dans
lequel il nous était impossible de pénétrer le jour,
et, se glissant sur le ventre comme des couleuvres,
sans remuer presque une feuille, ils parvenaient,
malgré nos sentinelles, à dérober quelques-uns de
leurs effets. Enfin ils eurent l'adresse d'entrer de nuit
dans la tente où couchaient MM. de Lauriston et
Darbaud qui étaient de garde à l'observatoire; ils en-
levèrent un fusil garni d'argent, ainsi que les habits
de ces deux officiers, qui les avaient placés par pré-
LA PÉROUSE. 167
caution sous leur chevet. Une garde de douze
hommes ne les aperçut pas, et les deux officiers
ne furent point éveillés. Ce dernier vol nous eût
peu inquiétés, sans la perte du cahier original sur
lequel étaient écrites toutes nos observations astro-
nomiques depuis notre arrivée dans le port des
Français.
Ces obstacles n'empêchaient pas nos canots et nos
chaloupes de faire l'eau et le bois : tous nos officiers
étaient sans cesse en corvée à la tête des différens
détachemens de travailleurs que nous étions obli-
gés d'envoyer à terre; leur présence et le bon ordre
contenaient les sauvages.
Nous avions déjà visité le fond de la baie, qui est
peut-être le lieu le plus extraordinaire de la terre.
Pour en avoir une idée, qu'on se représente un
bassin d'eau d'une profondeur qu'on ne peut me-
surer au milieu , bordé par des montagnes à pic ,
d'une hauteur excessive, couvertes de neige, sans
un brin d'herbe sur cet amas immense de rochers
condamnés par la nature à une stérilité éternelle.
Je n'ai jamais vu un souffle de vent rider la sur-
face de cette eau; elle n'est troublée que par la
chute d'énormes morceaux de glace qui se déta-
chent très fréquemment de cinq différens glaciers,
et qui font en tombant un bruit qui retentit au
loin dans les montagnes. L'air y est si tranquille
et le silence si prolx)nd, que la simple voix d'un
168 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
homme se fait entendre à une demi-lieue, ainsi que
le bruit de quelques oiseaux de mer qui déposent
leurs œufs dans le creux de ces rochers. C'était au
fond de cette baie que nous espérions trouver des
canaux par lesquels nous pourrions pénétrer dans
l'intérieur de l'Amérique. Nous supposions qu'elle
devait aboutir à une grande rivière dont le cours
pouvait se trouver entre deux montagnes, et que
cette rivière prenait sa source dans un des grands
lacs au nord du Canada. Voilà notre chimère, et
voici quel en fut le résultat. Nous partîmes avec les
deux grands canots de la Boussole et de V Astrolabe,
Nous entrâmes dans le canal de l'Ouest : il était'
prudent de ne pas se tenir sur les bords à cause
de la chute des pierres et des glaces. Nous par-
vînmes enfin, après avoir fait une lieue et demie
seulement, à un cul-de-sac qui se terminait par
deux glaciers immenses. Nous fûmes obligés d'é-
carter les glaçons dont la mer était couverte , pour
pénétrer dans cet enfoncement : l'eau en était si
profonde, qu'à une demî-encâblure de terre je ne
trouvai pas fond à cent vingt brasses. MM. de Lan-
gle , de Mont! et Dagelet, ainsi que plusieurs autres
officiers, voulurent gravir le glacier. Après des fa-
tigues inexprimables, ils parvinrent jusqu'à deux
lieues, obligés de franchir, avec beaucoup de ris-
ques, des crevasses d'une très grande profondeur;
ils n'aperçurent qu'une continuation de glaces et de
LA PÉROUSE. 169
neige qui doit ne se terminer qu'au sommet du
mont Beau-Temps.
Pendant cette course , mon canot était resté sur
le rivage; un morceau de glace qui tomba dans
l'eau à plus de quatre cents toises de distance oc-
casiona sur le bord de la mer un remous si consi-
dérable, qu'il en fut renversé et jeté assez loin sur
le bord du glacier : cet accident fut promptement
réparé, et nous retournâmes tous a bord, ayant
achevé en quelques heures notre voyage dans l'in-
térieur de l'Amérique,
§ ^-
Continuation de notre séjour au port des Français. Au moment
d'en partir nous éprouvons le plus affreux malheur. Précis his-
torique de cet événement. Nous reprenons notre premier mouil-
lafTe. Départ.
Le lendemain de cette course, le chef arriva à
bord, mieux accompagné et plus paré qu'à son or-
dinaire. Après beaucoup de chansons et de danses,
il proposa de me vendre l'île sur laquelle était mon
observatoire, se réservant sans doute tacitement,
pour lui et pour les autres Indiens, le droit de
nous y voler. Il était plus que douteux que le chef
fût propriétaire d'aucun terrain : le gouvernement
de ces peuples est tel. que le pays doit appartenir
à la société entière : cependant , comme beaucoup
170 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
de sauvages étaient témoins de ce marché, j'avais
droit de penser qu'ils y donnaient leur sanction , et
j'acceptai l'offre du chef, convaincu d'ailleurs que
le contrat de cette vente pourrait être cassé par
plusieurs tribunaux, si jamais la nation plaidait
contre nous; car nous n'avions aucune preuve que
les témoins fussent ses représentans, et le chef le
vrai propriétaire. Quoi qu'il en soit, je lui donnai
plusieurs aunes de drap rouge, des haches, des
herminettes, du fer en barre, des clous ; je fis aussi
des présens à toute sa suite. Le marché ainsi con-
clu et soldé, j'envoyai prendre possession de l'île
avec les formalités ordinaires; je fis enterrer au
pied d'une roche une bouteille qui contenait une
inscription relative à cette prise de possession, et
je mis auprès une des médailles de bronze qui
avaient été frappées en France avant notre départ.
Cependant l'ouvrage principal, celui qui avait
été l'objet de notre relâche , était achevé ; nos ca-
nons étaient en place , notre arrimage réparé , et
nous avions embarqué une aussi grande quantité
d'eau et de bois qu'à notre départ du Chili. Nul
port dans l'univers ne peut présenter plus de com-
modités pour hâter ce travail, qui est souvent si
difficile dans d'autres contrées. Des cascades, comme
je l'ai déjà dit, tombant du haut des montagnes,
versent l'eau la plus claire dans des barriques qui
restent dans la chaloupe; le bois, tout coupé, est
LA PÉROUSE. 171
épars sur le rivage bordé par une mer tranquille.
Nous nous regardions comme les plus heureux des
navigateurs, d'être arrivés à une si grande distance
de l'Europe, sans avoir eu un seul malade, ni un
seul homme des deux équipages atteint du scorbut.
Mais le plus grand des malheurs, celui qu'il était
le plus impossible de prévoir nous attendait à ce
terme. C'est avec la plus vive douleur que je vais
tracer l'histoire d'un désastre mille fois plus cruel
que les maladies et tous les autres événemens des
plus longues navigations. Je cède au devoir rigou-
reux que je me suis imposé d'écrire cette relation,
et je ne crains pas de laisser connaître que mes
regrets ont été , depuis cet événement , cent fois
accompagnés de mes larmes ; que le temps n'a pu
calmer ma douleur : chaque objet , chaque instant
me rappelle la perte que nous avons faite, et dans
une circonstance où nous croyions si peu avoir à
craindre un pareil événement.
J'avais remis à M. Boutin mes instructions, pour
ne pas exposer les canots et pour éviter les bri-
sans; mais il les regarda comme trop minutieuses,
quoique je lui eusse expliqué le motif de mes or-
dres. ÎNos canots partirent , comme je l'avais or-
donné, à six heures du matin; c'était autant une
j)artie de plaisir que d'instruction et d'utilité : on
devait chasser et déjeuner sous des arbres.
Les sept meilleurs soldats du détachement com-
172 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
posaient l'armement de la biscayenne, dans laquelle
le maître-pilote de ma frégate s'était aussi embar-
qué pour sonder. M. Boulin avait pour second dans
son petit canot M. Mouton , lieutenant de frégate :
je savais que le canot de l'Astrolabe était commandé
par M. de Marchainville; mais j'ignorais s'il y avait
d'autres officiers.
A dix heures du matin je vis revenir notre petit
canot. Un peu surpris, parce que je ne l'attendais
pas sitôt, je demandai à M. Boutin, avant qu'il fût.
monté à bord, s'il y avait quelque chose de nou-
veau; je craignis dans ce premier instant quel-
que attaque des sauvages : l'air de M. Boutin n'était
pas propre à me rassurer; la plus vive douleur
était peinte sur son visage. Il m'apprit bientôt le
naufrage affreux dont il venait d'être témoin , et
auquel il n'avait échappé que parce que la fer-
meté de son caractère lui avait permis de voir
toutes les ressources qui restaient dans un si ex-
trême péril. Entraîné , en suivant son commandant,
au milieu des brisans qui portaient dans la passe ,
pendant que la marée sortait avec Une vitesse de
trois ou quatre lieues par heure, il imagina de
présenter à la lame l'arrière de son canot qui , de
cette manière, poussé par cette lame, et lui cé-
dant , pouvait ne pais se remplir, mais devait ce-
pendant être entraîné au dehors, à reculons, par la
marée. Bientôt il vit les brisans de l'avant de son
LA PÉROUSE. 173
canot, et il se trouva dans la grande mer. Plus oc-
cupé du salut de ses camarades que du sien pro-
pre, il parcourut le bord des brisans, dans l'espoir
de sauver quelqu'un; il s'y rengagea même, mais
il fut repoussé par la marée; enfin , il monta sur
les épaules de M. Mouton , afin de découvrir un
plus grand espace : vain espoir, tout avait été en-
glouti.... et M. Boutin rentra à la marée étale. La
mer étant devenue belle , cet officier avait conservé
quelque espérance pour labiscayenne que comman-
dait M. d'Escures, mon premier lieutenant; il n'a-
vait vu périr que la nôtre. M. de Marchainville
était dans ce moment à un grand quart de lieue
du danger, c'est-à-dire, dans une mer aussi par-
faitement tranquille que celle du port le mieux
fermé ; mais ce jeune officier, poussé par une gé-
nérosité sans doute imprudente, puisque tout se-
cours était impossible dans ces circonstances , ayant
l'àme trop élevée, le courage trop grand pour faire
cette réflexion lorsque ses amis étaient dans un si
extrême danger, vola à leur secours , se jeta dans
les mêmes brisans, et, victime de sa générosité et
de la désobéissance formelle de son chef, périt
comme lui.
Bientôt M. de Langle arriva à mon bord, aussi
accablé de douleur que moi-même , et m'apprit, en
versant des larmes , que le malheur était encore
infiniment plus grand que je ne croyais. Depuis
174 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
notre départ de France , il s'était fait une loi in-
violable de ne jamais détacher les deux frères ^
pour une même corvée , et il avait cédé, dans cette
seule occasion, au désir qu'ils avaient témoigné
d'aller se promener et chasser ensemble; car c'était
presque sous ce point de vue que nous avions en-
visagé, l'un et l'autre, la course de nos canots,
que nous croyions aussi peu exposés que dans la
rade de Brest lorsque le temps est très beau.
Les pirogues des sauvages vinrent dans ce
même moment nous annoncer ce funeste événe-
ment; les signes de ces hommes grossiers expri-
maient qu'ils avaient vu périr les deux canots, et
que tout secours avait été impossible : nous
les comblâmes de présens, et nous tâchâmes de
leur faire comprendre que toutes nos richesses
appartiendraient à celui qui aurait sauvé un seul
homme.
Rien n'était plus propre à émouvoir leur hu-
manité; ils coururent sur les bords de la mer, et
se répandirent sur les deux côtés de la baie. J'avais
déjà envoyé ma chaloupe , commandée par M. de
Clonard, vers l'est où, si quelqu'un, contre toute
apparence , avait eu le bonheur de se sauver, il
était probable qu'il aborderait. M. de Langle se
porta sur la côte de l'ouest , afin de ne rien laisser
à visiter, et je restai à bord , chargé de la garde
' F^aborde Marchainvillo et Laborde Boutervilliers.
LA PÉROUSE. 175
des deux vaisseaux, avec les équipages nécessaires
pour n'avoir rien à craindre des sauvages, contre
lesquels la prudence voulait que nous fussions
toujours en garde. Presque tous les officiers et plu-
sieurs autres personnes avaient suivi MiM. de Langle
et Clonard : ils firent trois lieues sur le bord de la
mer, où le plus petit débris ne fut pas même jeté.
J'avais cependant conservé un peu d'espoir : l'es-
prit s'accoutume avec peine au passage si subit
d'une situation douce à une douleur si profonde;
mais le retour de nos canots et chaloupes détruisit
cette illusion , et acheva de me jeter dans une con-
sternation que les expressions les plus fortes ne
rendront jamais que très imparfaitement.
Il ne nous restait plus qu'à quitter promptement
un pays qui nous avait été si funeste ; mais nous
devions encore quelques jours aux familles de nos
malheureux amis. Un départ trop précipité aurait
laissé des inquiétudes, des doutes en Europe; on
n'aurait pas réfléchi que le courant ne s'étend au
plus qu'à une lieue en dehors de la passe ; que ni
les canots ni les naufragés n'avaient pu être en-
traînés qu'à cette distance, et que la fureur de la
mer en cet endroit ne laissait aucun espoir de leur
retour. Si, contre toute vraisemblance, quelqu'un
d'eux avait pu y revenir, comme ce ne pouvait être
que dans les environs de la baie, je formai la ré-
solution d'attendre encore plusieurs jours ; mais
176 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
je quittai le mouillage de l'île, et je pris celui du
platin de sable qui est à l'entrée, sur la côte de
l'ouest. Je mis cinq jours à faire ce trajet qui n'est
que d'une lieue, pendant lesquels nous essuyâmes
un coup de vent d'est qui nous aurait mis dans un
très grand danger si nous n'eus&ions été mouillés
sur un bon fond de vase : heureusement nos ancres
ne chassèrent pas , car nous étions à moins d'une
encablure de terre. Les vents contraires nous retin-
rent plus long- temps que je n'avais projeté de
rester, et nous ne mîmes à la voile que le 30 juillet,
dix-huit jours après Tévénement qu'il m'a été si
pénible de décrire , et dont le souvenir me rendra
éternellement malheureux. Avant notre départ,
nous érigeâmes sur l'île du milieu de la baie , à la-
quelle je donnai le nom à'tle du Cénotaphe ^ un
monument à la mémoire de nos malheureux compa-
gnons. M. de Lamanon composa l'inscription sui-
vante, qu'il enterra dans une bouteille, au pied de
ce cénotaphe:
a A l'entrée du port ont péri vingt -un braves ma-
« rins : qui que vous soyez, mêlez vos larmes aux
«nôtres. Le 4 juillet 1786, les frégates la Boussole
«et l'Astrolabe, parties de Brest le l^'^ août 1785,
M sont arrivées dans ce port. Par les soins de M. de
« La Pérouse , commandant en chef l'expédition ; de
« M. le vicomte de Langle, commandant la deuxième
LA PÉROUSE. 177
tv frégate; de MM. de Clonard et de Monti, capi-
« taines en second des deux bàtimens , et des autres
«officiers et chirurgiens, aucune des maladies qui
«sont la suite des longues navigations n'avait at-
« teint les équipages. M. de La Pérouse se félici-
«tait, ainsi que nous tous, d'avoir été d'un bout du
«monde à l'autre, à travers toutes sortes de dan-
«gers, ayant fréquenté des peuples réputés bar-
«bares, sans avoir perdu un seul homme ni versé
«une goutte de sang. Le 13 juillet, trois canots
« partirent à cinq heures du matin, pour aller placer
«des sondes sur le plan de la baie qui avait été
« dressé. Ils étaient commandés par M. d'Escures ,
«lieutenant de vaisseau, chevalier de Saint-Louis:
« M. de La Pérouse lui avait donné des instructions
«par écrit, pour lui défendre expressément de
«s'approcher du courant; mais au moment qu'il
«croyait encore en être éloigné, il s'y trouva en-
« gagé. MM. de Laborde frères et de Flassan , qui
«étaient dans le canot de la deuxième frégate, ne
« craignirent pas de s'exposer pour voler au secours
«de leurs camarades; mais, hélas! ils ont eu le
«même sort.... Le troisième canot était sous les or-
« dres de M. Boutin , lieutenant de vaisseau. Cet of-
« ficier , luttant avec courage contre les brisans ,
« fit pendant plusieurs heures de grands mais inu-
utiles efforts pour secourir ses amis, et ne dut lui-
«même son salut qu'à la meilleiu^e construction de
XIL 12
178 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
«son canot, à sa prudence éclairée, à celle de
«M. Laprise Mouton, lieutenant de frégate, son
« second , et à l'activité et prompte obéissance de
«son équipage, composé de quatre matelots. Les
« Indiens ont paru prendre part à notre douleur ;
«elle est extrême. Émus par le malheur, et non
«découragés, nous partons le 30 juillet pour con-
« tinuer notre voyage. »
Notre séjour à l'entrée de la baie nous procura
sur les mœurs et les divers usages des sauvages
beaucoup de connaissances qu'il nous eût été im-
possible d'acquérir dans l'autre mouillage : nos
vaisseaux étaient à l'ancre auprès de leurs villages ;
nous les visitions plusieurs fois chaque jour, et
chaque jour nous avions à nous en plaindre, quoi-
que notre conduite à leur égard ne se fût jamais
démentie , et que nous n'eussions pas cessé de leur
donner des preuves de douceur et de bienveil-
lance.
Le 22 juillet ils nous apportèrent des débris de
nos canots naufragés , que la lame avait poussés
sur la côte de l'est, fort près de la baie, et ils
nous firent entendre par des signes qu'ils avaient
enterré un de nos malheureux compagnons sur le
rivage où il avait été jeté par la lame. Sur ces indi-
ces, MM. de Glonard, de Monneron, de Monti
partirent aussitôt et dirigèrent leur course vers
LA PÉROLSR. 179
Test , accompagnés des mêmes sauvages qui nous
avaient apporté ces débris, et que nous avions
comblés de présens.
jNos officiers firent trois lieues sur des pierres
dans un chemin épouvantable ; à chaque demi-
heure les guides exigeaient un nouveau paiement,
ou refusaient de suivre ; enfin ils s'enfoncèrent
dans le bois et prirent la fuite. INos officiers s'a-
perçurent, mais trop tard, que leur rapport n'était
qu'une ruse inventée pour obtenir encore des pré-
sens. Ils virent dans cette course des forets im-
menses de sapin de la plus belle dimension; ils en
mesurèrent de cinq pieds de diamètre, et qui pa-
raissaient avoir plus de cent quarante pieds de
hauteur.
Le récit qu'ils nous firent de la manœuvre des
sauvages ne nous surprit pas : leur adresse en fait
de vols et de fourberies ne peut trouver aucun
terme de comparaison. ALM. de Langle et de Lama-
non, avec plusieurs officiers et naturalistes, avaient
fait , deux jours auparavant , dans l'ouest une
course qui avait également pour objet ces tristes
recherches : elle fut aussi infructueuse que l'autre;
mais ils rencontrèrent un village d'Indiens sur le
bord d'une petite rivière entièrement barrée par
des piquets pour la pèche du saumon : nous soup-
çonnions depuis long-temps que ce poisson venait
de cette partie de la cote, mais nous n'en étions
Ï80 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
pas certains, et cette découverte satisfit notre cu-
riosité. Le saumon, remontant la rivière, rencon-
tre des piquets; ne pouvant les franchir, il cherche
à retourner vers la mer, et trouve sur son passage
des paniers très étroits , fermés par le bout, et
placés dans les angles de cette chaussée; il y entre,
et ne pouvant s'y retourner , il reste pris. La
pêche de ce poisson est si abondante, que les équi-
pages des deux bâtimens en ont eu en très grande
quantité pendant notre séjour, et que chaque fré-
gate en a fait saler deux barriques.
Nos voyageurs rencontrèrent aussi un moraï * qui
leur prouva que ces Indiens étaient dans l'usage de
brûler les morts et d'en conserver la tête : ils en
trouvèrent une enveloppée dans plusieurs peaux.
Ce monument consiste en quatre piquets assez forts
qui portent une petite chambre en planches , dans
laquelle reposent les cendres contenues dans des
coffres. Ils ouvrirent ces coffres , défirent le paquet
de peaux qui enveloppait la tête, et après avoir
satisfait à leur curiosité ils remirent scrupuleuse-
ment chaque chose à sa place ; ils y ajoutèrent
beaucoup de présens en instrumens de fer et en
rassades. Les sauvages qui avaient été témoins de
cette visite montrèrent un peu d'inquiétude, mais
ils ne manquèrent pas d'aller enlever très promp-
' Le nom de moraï, mieux que celui de tombeau , exprime une
exposition en plein air.
LA PÉROUSE. 1?I
lement les présents que nos voyageurs avaient
laissés. D'autres curieux , ayant été le lendemain
dans le même lieu , n'y trouvèrent que les cendres
et la tête; ils y mirent de nouvelles richesses qui
eurent le même sort que celles du jour précédent.
Je suis certain que les Indiens auraient désiré
plusieurs visites par jour; mais s'ils nous permi-
rent, quoique avec un peu de répugnance, de visiter
leurs tombeaux, il n'en fut pas de même de leurs
cabanes; ils ne consentirent à nous en laisser ap-
procher qu'après en avoir écarté leurs femmes ,
qui sont les êtres les plus dégoûtans de l'univers.
Nous voyions chaque jour entrer dans la baie
de nouvelles pirogues, et chaque jour des villages
entiers en sortaient et cédaient leur place à d'au-
tres. Ces Indiens paraissaient beaucoup redouter
la passe, et ne s'y hasardaient jamais qu'à la mer
étale du flot ou du jusant. Nous apercevions dis-
tinctement, à l'aide de nos lunettes , que, lorsqu'ils
étaient entre les deux pointes, le chef ou du moins
l'Indien le plus considérable se levait, tendait les
bras vers le soleil, et paraissait lui adresser des
prières, pendant que les autres pagayaient avec
la plus grande force. Ce fut en demandant quel-
ques éclaircissemens sur cette coutume que nous
apprîmes que, depuis peu de temps, sept très
grandes pirogues avaient fait naufrage dans la
passe : la huitième s'était sauvée. Les Indiens qui
{& VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
échappèrent à ce malheur la conisacrèrent ou à leur
Dieu ou à la mémoire de leurs compagnons : nous
la vîmes à côté d'un moraï qui contenait sans doute
les cendres de quelques naufragés.
Cette pirogue ne ressemblait point à celles du
pays, qui ne sont formées que d'un arbre creusé,
relevé de chaque côté par une planche cousue au
fond de la pirogue : celle-ci avait des couples , des
lisses comme nos canots; et cette charpente, très
bien faite, avait un étui de peau de loup marin
qui lui servait de bordage; il était si parfaitement
cousu, que les meilleurs ouvriers d'Europe au-
raient de la peine .à imiter ce travail. L'étui dont
je parle, que nous avons mesuré avec la plus
grande attention , était déposé dans le moraï à côté
des coffres cinéraires; et la charpente de la piro-
gue, élevée sur des chantiers, restait nue auprès
de ce monument.
J'aurais désiré emporter cette enveloppe en
Europe; nous en étions absolument les maîtres:
cette partie de la baie n'étant pas habitée , aucun
Indien ne pouvait y mettre obstacle ; d'ailleurs je
suis très persuadé que les naufragés étaient étran-
gers , et j'expliquerai mes conjectures à cet égard
dans le chapitre suivant; mais il est une religion
universelle pour les asiles des morts, et j'ai voulu
que ceux-ci fussent respectés. Enfin, le 30 juillet,
nous appareillâmes, en voguant vers le nord.
LA PÉROUSE. 183
§9-
Description du port des Français. Avantages et ineonvéniens de
ce port. Ses productions végétales et minérales. Oiseaux, pois-
sons, coquilles, quadrupèdes. Mœurs et coutumes des Indiens.
Leurs arts, leurs armes, leur habillement, leur inclination au
vol. Leur musique , leur danse , leur passion pour le jeu. Leur
langue.
La baie ou plutôt le port auquel j'ai donné le
nom de port des Français est situé par ^d^ degrés
37 minutes de latitude nord, et 139 degrés 50
minutes de longitude occidentale. La mer y monte
de sept pieds et demi aux nouvelles et pleines
lunes : elle est haute à une heure. Les vents du
large , ou peut-être d'autres causes , agissent si
puissamment sur le courant de la passe,- que j'ai
vu le flot y entrer comme le fleuve le plus rapide;
et dans d'autres circonstances , quoiqu'aux mêmes
époques de la lune , il pouvait être refoulé par un
canot. J'ai mesuré dans mes courses la laisse de
certaines marées à quinze pieds au-dessus du ni-
veau de la mer, et il est vraisemblable que ces
marées sont celles de la mauvaise saison. Lorsque
les vents soufflent avec violence de la partie du
sud , la passe doit être impraticable, et dans tous
les temps les courans rendent l'entrée difficile. La
sortie exige aussi une réunion de circonstances
qui peuvent retarder le départ d'un vaisseau de
184 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
plusieurs semaines; on ne peut appareiller qu'au
moment de la pleine mer; la brise de l'ouest au
nord-ouest n'est souvent formée que vers onze
heures, ce qui ne permet pas de profiter des ma-
rées du matin ; enfin les vents d'est , qui sont con-
traires , m'ont paru plus fréquens que ceux de
l'ouest , et la hauteur des montagnes environnantes
ne permet jamais aux vents de terre ou du nord
de pénétrer dans la rade.
Comme ce port présente de grands avantages ,
j'ai cru devoir en faire connaître aussi tous les
inconvéniens. Il me paraît que cette relâche ne
convient point aux bâtimens qui seraient expédiés
pour traiter des pelleteries à l'aventure. Ceux-ci
doivent mouiller dans beaucoup de baies et n'y
faire qu'un très court séjour, parce que les Indiens
ont tout vendu dans la première semaine , et que
toute perte de temps est très préjudiciable aux
intérêts des traiteurs ; mais une nation qui aurait
des projets de factorerie sur cette côte, à l'instar
de celle des Anglais dans la baie d'Hudson, ne
pourrait faire phoix d'un lieu plus propre à un
pareil établissement : une simple batterie de quatre
canons de gros calibre, placée sur la pointe du
continent , suffirait pour défendre une entrée aussi
étroite , et que les courans rendent si difficile.
Cette batterie ne pourrait être tournée ni enlevée
par terre, parce que la mer brise toujours avec
. LA PÉROUSE. 185
fureur sur la côte, et que le débarquement y est
impossible. Le fort, les magasins et tous les éta-
blissemens de commerce seraient élevés sur l'île
du Cénotaphe , dont la circonférence est à peu
près d'une lieue; elle est susceptible de culture;
on y trouve de l'eau et du bois. Les vaisseaux ,
n'ayant point à chercher leur cargaison, et certains
de la trouver rassemblée dans un seul point , ne
seraient exposés à aucun retard; quelques corps
morts , placM pour la navigation intérieure de la
baie , la rendraient extrêmement facile et sûre ; il
se formerait des pilotes qui , connaissant mieux
que nous la direction et la vitesse du courant à
certaines époques de la marée, assureraient l'entrée
et la sortie des bâtimens; enfin notre traite de
peaux de loutres a été si considérable , que je dois
présumer qu'on ne peut en rassembler une plus
grande quantité dans aucune autre partie de l'A-
mérique.
Le climat de cette côte m'a paru infiniment plus
doux que celui de la baie d'Hudson par cette même
latitude. Nous avons mesuré des pins de six pieds
de diamètre, et de cent quarante pieds de hauteur.
Ceux de même espèce ne sont , au fort de W aies et
au fort d'York, que d'une dimension à peine suffi-
sante pour des boute-hors.
La végétation est aussi très vigoureuse pendant
trois ou quatre mois de l'année : je serais peu sur-
186 VOYAGES AUTOUR DU JMONDE.
pris d'y voir réussir le blé de Russie, et une infi-
nité de plantes usuelles. Nous avons trouvé en
abondance le céleri , l'oseille à feuille ronde, le lu-
pin, le pois sauvage, la millefeuille, la chicorée, le
miniulus. Chaque jour et à chaque repas, la chau-
dière de l'équipage en était remplie ; nous en
mangions dans la soupe , dans les ragoûts , en
salade, et ces herbes n'ont pas peu contribué à
nous maintenir dans notre bonne santé. On voyait
parmi ces plantes potagères presqu^toutes celles
des prairies et des montagnes de France : l'angéli-
que, le bouton d'or, la violette, plusieurs espèces
de gramen propres aux fourrages. On aurait pu ,
sans aucun danger, faire cuire et manger de toutes
ces herbes, si elles n'avaient pas été mêlées avec
quelques pieds d'une ciguë très vivace, sur laquelle
nous n'avons fait aiicune expérience.
Les bois sont remplis de fraises, de framboises,
de groseilles ; on y trouve le sureau à grappes , le
saule nain, différentes espèces de bruyères qui crois-
sent à l'ombre , le peuplier-baumier, le peuplier-
liard, le saule-marsaut, le charme , et enfin de ces
superbes pins avec lesquels on pourrait faire les
mâtures de nos plus grands vaisseaux. Aucune
production végétale de cette contrée n'est étrangère
à l'Europe.
Les rivières étaient remplies de truites et de
saumons; mais nous ne prîmes dans la baie que
LA PÉKOUSE. 187
des flétans ^ , dont quelques-uns pesaient plus de
cent livres , de petites vieilles - , une seule raie ,
des caplans ^ et quelques plies. Comme nous pré-
férions les saumons et les truites à tous ces pois-
sons , et que les Indiens nous en vendaient en
plus grande quantité que nous ne pouvions en
consommer, nous avons très peu péché, et seule-
ment à la ligne : nos occupations ne nous ont
jamais permis de jeter la seine , qui exigeait, pour
être tirée à terre, les forces réunies de vingt-cinq
ou trente hommes. Les moules sont entassées avec
profusion sur la partie du rivage qui découvre à
la basse mer, et les rochers sont mailletés de petits
lépas assez curieux. On trouve aussi dans le creux
de ces rochers différentes espèces de buccins et
d'autres limaçons de mer.
Nos chasseurs virent dans les bois des ours, des
martres, des écureuils; et les Indiens nous ven-
dirent des peaux d'ours noirs et bruns, de lynx du
Canada , d'hermines , de martres , de petit-gris ,
d'écureuils , de castors, de marmottes du Canada ou
' Ou Faitan , poisson plat , plus allongé et moins carré que le
lurbot, dont la peau supérieure est couverte de j^etites écailles.
Ceux qu'on prend en Europe sont beaucoup moins gros.
^ Poisson qui, au coup d'œil et au goût , est semblable à la mo-
rue; mais ordinairement plus gros, et aussi facile à prendre a
cause de son avidité.
^ Ce poisson ressemble au merlan, quoiquun peu large; sa
rhair est molle, de lion goût . c\ Facile a digeiei. Il abonde sui-
les côtes de Provence, où il csr connu sous le nom de capelan
188 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
inonax, et de renards roux. M. de Lamanon prit
aussi une musaraigne ou rat d'eau en vie. Nous
vîmes des peaux tannées d'orignals ou d'élans . et
une corne de bouquetin ; mais la pelleterie la plus
précieuse et la plus commune est celle de la lou-
tre de mer, de loup et d'ours marins. Les oiseaux
sont peu variés, mais les individus y sont assez
multipliés. Les bois taillis étaient pleins de fau-
vettes, de rossignols, de merles, de genilottes;
nous étions dans la saison de leurs amours, et leur
chant me parut fort agréable. On voyait planer
dans les airs l'aigle à tète blanche , le corbeau de
la grande espèce; nous surprîmes et tuâmes un
martin-pécheur, et nous aperçûmes un très beau
geai bleu , avec quelques colibris. L'hirondelle ou
martinet et l'huîtrier noir font leur nid dans le
creux des rochers sur le bord de la mer. Le goé-
land, le guillemot à pâtes rouges, les cormorans,
quelques canards et des plongeons de la grande es-
pèce et de la petite, sont les seuls oiseaux de mer
que nous ayons vus.
Mais si les productions végétales et animales de
cette contrée la rapprocheat de beaucoup d'au-
tres, son aspect ne peut être comparé , et je doute
que les profondes vallées des Alpes et des Pyrénées
offrent un tableau si effrayant, mais en même
temps si pittoresque; il mériterait d'être visité
LA PÉROUSE. 189
par les curieux, s'il n'était pas à une des extrémités
de la terre.
Les montagnes primitives de granit ou de schiste,
couvertes d'une neige éternelle sur lesquelles on
n'aperçoit ni arbres ni plantes , ont leur base dans
l'eau , et forment sur le rivage une espèce de quai.
Leur talus est si rapide qu'après les deux ou trois
cents premières toises les bouquetins ne pour-
raient les gravir; et toutes les coulées qui les sé-
parent sont des glaciers immenses dont le sommet
ne peut être aperçu . et dont la base est baignée
par la mer.
Les côtés du port sont formés par des monta-
gnes du deuxième ordre, de huit à neuf cents toises
seulement d'élévation ; elles sont couvertes de pins ,
tapissées de verdure, et l'on n'aperçoit la neige que
sur leur sommet. Elles m'ont paru entièrement
composées de schiste qui est dans un commence-
ment de décomposition ; elles ne sont pas entière-
ment inaccessibles , mais extrêmement difficiles à
gravir.
La nature devait à un pays aussi affreux des
habitans qui différassent autant des peuples civili-
sés que le site que je viens de décrire diffère de
nos plaines cultivées : aussi grossiers et aussi bar-
bares que le sol est rocailleux et agreste, ils n'ha-
bitent cette terre que pour la dépeupler; en guerre
avec tous les animaux, ils méprisent les substances
190 VOYAGES AUTOUR DU MOiNDE.
végétales qui naissent autour d'eux. J'ai vu des
femmes et des enfans manger quelques fraises et
quelques framboises; mais c'est sans doute un
mets insipide pour ces hommes qui ne, sont sur la
terre que comme les vautours dans les airs, ou
les loups et les tigres dans les forêts.
Leurs arts sont assez avancés, et leur civilisation
à cet égard a fait de grands progrès ^ mais celle
qui polit les mœurs, adoucit la férocité, est encore
dans l'enfance. La manière dont ils vivent, excluant
toute subordination , fait qu'ils sont continuelle-
ment agités par la crainte ou par la vengeance : co-
lères et prompts à s'irriter, je les ai vus sans cesse
ie poignard à la main les uns contre les autres.
Exposés à mourir de faim l'hiver, parce que la
chasse peut n'être pas heureuse, ils sont pendant
Tété dans la plus grande abondance, pouvant
prendre en moins d'une heure le poisson néces-
saire à la subsistance de leur famille; oisifs le reste
de la journée, ils la passent au jeu, pour lequel ils
ont une passion aussi violente que quelques habi-
tans de nos grandes villes : c'est la grande source
de leurs querelles. Cette peuplade s'anéantirait en-
tièrement si à tous ces vices destructeurs elle
joignait le malheur de connaître l'usage de quelque
liqueur enivrante.
Les philosophes se récrieraient en vain contre
ce tableau. Us font leurs livres au coin de leur
LA PÉROl SE. 191
i'eu, et je voyage depuis trente ans : je suis téncioiii
des injustices et de la fourberie de ces peuples
qu'on nous peint si bons, parce qu'ils sont très
près de la nature ; mais cette nature n'est sublime
que dans ses masses ; elle néglige tous les détails.
11 est impossible de pénétrer dans les bois que la
main des hommes civilisés n'a point élagués; de
traverser les plaines remplies de pierres, de ro-
chers, et inondées de marais impraticables; de
faire société enfin avec l'homme de la nature .
parce qu'il est barbare , méchant et fourbe. Con-
firmé dans cette opinion par ma triste expérience,
je n'ai pas cru néanmoins devoir user des forces
dont la direction m'était confiée pour repousser
l'injustice de ces sauvages, et pour leur apprendre
qu'il est un droit des gens qu'on ne viole jamais
impunément.
Des hidiens, dans leurs pirogues, étaient sans
cesse autour de nos frégates; ils y passaient trois
ou quatre heures avant de commencer l'échange
de quelques poissons ou de deux ou trois peaux
de loutres. Ils saisissaient toutes les occasions de
nous voler; ils arrachaient le fer qui était facile
à enlever, et ils examinaient surtout par quel moven
ils pourraient, pendant la nuit , tromper notie vi-
gilance. Je faisais monter à bord de ma frégate
les principaux personnages; je les comblais de pré-
sens; et ces mêmes hommes que je distinguais si
192 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
particulièrement ne dédaignaient jamais le vol d'un
clou ou d'une vieille culotte. Lorsqu'ils prenaient
un air riant et doux, j'étais assuré qu'ils avaient
volé quelque chose, et très souvent je faisais sem-
blant de ne pas m'en apercevoir.
J avais expressément recommandé d'accabler de
caresses les enfans , de les combler de petits pré-
sens : les parens étaient insensibles à cette marque
de bienveillance que je croyais de tous les pays ;
la seule réflexion qu'elle fit naître, c'est qu'en de-
mandant à accompagner leurs enfans, lorsque je
les faisais monter à bord , ils auraient une occasion
de nous voler; et pour mon instruction, je me suis
procuré plusieurs fois le plaisir de voirie père profi-
ter du moment où nous paraissions le plus occupés
de son enfant, pour enlever et cacher, sous sa couver-
ture de peau, tout ce qui lui tombait sous la main.
J'ai eu l'air de désirer de petits effets de peu de
valeur, qui appartenaient à des Indiens que je ve-
nais de combler de présens : c'était un essai que je
faisais de leur générosité, mais toujours inutile-
ment.
J'admettrai enfin , si l'on veut , qu'il est impos-
sible qu'une société existe sans quelques vertus ;
mais je suis obhgé de convenir que je n'ai pas eu
la sagacité de les apercevoir : toujours en querelle
entre eux, indifférens pour leurs enfans, vrais
tyrans de leurs femmes , qui sont condamnées sans
•
LA PÉROUSE. 193
cesse aux travaux les plus pénibles; je n'ai rien
observé chez ce peuple qui m'ait permis d'adoucir
les couleurs de ce tableau.
Nous ne descendions à terre qu'armés et en
force. Ils craignaient beaucoup nos fusils; et huit
ou dix Européens rassemblés imposaient à tout un
village. Les chirurgiens-majors de nos deux fré-
gates ayant eu l'imprudence d'aller seuls à la chasse,
furent attaqués: les Indiens voulurent leur arracher
leurs fusils, mais il ne pui^nt y réussir; deux
hommes seuls leur imposèrent assez pour les faire
reculer. Le même événement arriva à M. de Les-
seps, jeune interprète russe, qui fut heureusement
secouru par l'équipage d'un de nos canots. Ces com-
mencemens d'hostilité leur paraissaient si simples ,
qu'ils ne discontinuaient pas de venir à bord , et
ils ne soupçonnèrent jamais qu'il nous fût possible
d'user de représailles.
J'ai donné le nom de village à trois ou quatre
appentis de bois, de vingt-cinq pieds de long sur
quinze à vingt pieds de large, couverts seulement,
du côté du vent , avec des planches ou des écorces
d'arbre; au milieu était un feu au-dessus duquel
pendaient des flétans et des saumons qui séchaient
à la fumée. Dix-huit ou vingt personnes logeaient
sous chacun de ces appentis, les femmes et les en-
fans d'un côté , et les hommes de l'autre. Il m'a
paru que chaque cabane constituait une petite peu-
XIJ. 13
194 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
plade indépendante de la voisine : chacune avait
sa piropyiie et une espèce de chef; elle partait,
sortait de la baie, emportait son poisson et ses
planches , sans que le reste du village eût l'air d'y
prendre la moindre part.
Je crois pouvoir assurer que ce port n'est habité
que pendant la belle saison , et que les Indiens n'y
passent jamais l'hiver; je n'ai pas vu une seule ca-
bane à l'abri de la pluie; et, quoiqu'il n'y ait jamais
eu ensemble dans la baie trois cents Indiens , nous
avons été visités par sept ou huit cents autres.
Les pirogues entraient et sortaient continuelle-
ment , et emportaient ou rapportaient chacune leur
maison et leurs meubles , qui consistent en beau-
coup de petits coffres, dans lesquels ils renfer-
ment leurs effets les plus précieux. Ces coffres sont
placés à l'entrée de leurs cabanes qui sont d'ailleurs
d'une malpropreté et d'une puanteur à laquelle ne
peut être comparée la tanière d'aucun animal
connu. Ils ne s'écartent jamais de deux pas pour
aucun besoin : ils ne cherchent dans ces occasions
ni l'ombre ni le mystère; ils continuent la conver-
sation qu'ils ont commencée , comme s'ils n'avaient
pas un instant à perdre; et, lorsque c'est pendant
le repas, ils reprennent leur place dont ils n'ont
jamais été éloignés d'une toise ^ Les vases de bois
' L'intérieur de ces maisons offie , dit le capitaine Dixon , un
tableau parfait de la malpropreté et de l'indolence de ceux qui
LA PÉROUSE. 195
dans lesquels ils font cuire leurs poissons ne sont
jamais lavés; ils leur servent de marmite, de plat
et d'assiette : comme ces vases ne peuvent aller au
feu, ils font bouillir l'eau avec des cailloux rougis
qu'ils renouvellent jusqu'à l'entière cuisson de leurs
alimens. Ils connaissent aussi la manière de les
rôtir : elle ne diffère pas de celle de nos soldats
dans les camps. II est probable que nous n'avons
vu qu'une très petite partie de ces peuples qui oc-
cupent vraisemblablement un espace assez consi-
dérable sur le bord de la mer. Ils sont errans pen-
dant l'été dans les différentes baies , cherchant leur
pâture comme les loups marins; et l'hiver ils s'en-
foncent dans l'intérieur du pays pour chasser les
castors et les autres animaux dont ils nous ont ap-
porté les dépouilles. Quoiqu'ils aient toujours les
pieds nus, la plante n'en est point calleuse, et ils
les habitent : ils jettent dans un coin de leurs cabanes les os et
les restes des viandes qui ont servi à leur repas; dans l'autre ils
conservent des amas de poissons gâtés , des morceaux de viande
puans, de la graisse et de l'huile.
Cook nous a aussi dépeint, dans son troisième Voyage , la
malpropreté de l'intérieur des maisons des h^bitans de l'entrée de
Nootka. La malpropreté et la puanteur de leurs habitations éga-
lent, dit-il, au moins le désordre qu'oh y remarque; ils y sè-
chent et ils y vident leurs poissons, dont les entrailles, mêlées aux
os et aux fragmens qui sont la suite des repas, et à d'autres vi-
lenies, offrent des tas d'ordures qui, je crois, ne s'enlèvent ja-
mais, à moins que, devenus trop volumineux, ils n'empèohen!
de marcher. En un mol , leurs cabanes sont aussi sales que des
éiables à cochons; on respire parlout, dans les environs, une
odeur de poisson, d'huile et de tuniée.
196 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
ne peuvent marcher sur les pierres, ce qui prouve
qu'ils ne voyagent jamais qu'en pirogues, ou sur
la neige avec des raquettes.
Les chiens sont les seuls animaux avec lesquels
ils aient fait alliance : il y en a assez ordinairement
trois ou quatre par cabane ; ils sont petits , et res-
semblent au chien de berger de M. de Buffon:
ils n'aboient presque pas ; ils ont un sifflement fort
approchant de l'adive du Bengale \ et ils sont si
sauvages qu'ils paraissent être aux autres chiens
ce que leurs maîtres sont aux peuples civilisés.
Les hommes se percent le cartilage du nez et
des oreilles : ils y attachent différens petits orne-
mens ; ils se font des cicatrices sur les bras et sur
la poitrine avec un instrument de fer très tranchant,
qu'ils aiguisent en le passant sur leurs dents comme
sur une pierre : ils ont les dents limées jusqu'au
ras des gencives , et ils se servent, pour cette opéra-
tion , d'un grès arrondi ayant la forme d'une lan-
gue. L'ocre , le noir de fumée , la plombagine ,
mêlés avec l'huile de loup marin, leur servent à
se peindre le visage et le reste du corps d'une ma-
nière effroyable. Lorsqu'ils sont en grande céré-
monie, leurs cheveux sont longs, poudrés et tressés
avec le duvet des oiseaux de mer : c'est leur plus
' Animal sauva^ , carnassier et danjçereux , tenant du loup et
du chien. Il est commun en Asie; il aboie la nuit comme le chien,
mais avec moins de force ; sa peau est jaunâtre , on en fait de
belles fourrures.
LA PEROUSE. 197
grand luxe, et il est peut-être réservé aux chefs
de famille. Une simple peau couvre leurs épaules;
le reste du corps est absolument nu , à l'excep-
tion de la tête , qu'ils couvrent ordinairement avec
un petit chapeau de paille très artistement tressé;
mais quelquefois ils placent sur leur tète des bon-
nets à deux cornes , des plumes d'aigle , et enfin
des tètes d'ours entières, dans lesquelles ils ont
enchâssé une calotte de bois. Ces différentes coif-
fures sont extrêmement variées; mais elles ont
pour objet principal , comme presque tous leurs
autres usages, de les rendre effrayans, peut-être
afin d'imposer davantage à leurs ennemis.
Quelques Indiens avaient des chemises entières
de peau de loutre, et l'habillement ordinaire du
grand chef était une chemise de peau d'orignal
tannée , bordée d'une frange de sabots de daim et
de becs d'oiseaux ,' qui imitaient le bruit des gre-
lots lorsqu'ils dansaient : ce même habillement est
très connu des sauvages du Canada, et des autres
nations qui habitent les parties orientales de l'Amé-
rique ^
Je n'ai vu de tatouage que sur les bras de quel-
ques femmes : celles-ci ont un usage qui les rend
' Suivant Dixon, le chef, qui dirige toujours le concert vocal,
endosse un habit large, fait de peau d'élan tannée. Autour de l'ex-
trémité inférieure de col liabit se trouvent une et quelquefois
<leux rangées de grenailles sèches ou de i>ecs d'oiseaux qui occa-
sionent un cliquetis à chaque pas qu'il fait.
(98 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
hideuses, et que j'aurais peine à croire si je n'en
avais été le témoin. Toutes, sans exception , ont la
lèvre inférieure fendue au ras des gencives, dans
toute la largeur de la bouche : elles portent une
espèce d'écuelle de bois sans anses qui appuie contre
les gencives, à laquelle cette lèvre fendue sert de
bourrelet en dehors, de manière que la partie in-
férieure de la bouche est saillante de deux ou trois
pouces ^ Les jeunes lilles n'ont qu'une aiguille dans
' Cet usage paraît général parmi les peuplades qui habitent sur
la côte nord-ouest de l'Amérique depuis IcdO^ degré jusqu'au 61^;
il s'étend même chez les sauvages des îles aux Renards et des îles
Aléoutienues.
Au port Mulgrave , 59 degrés 33 minutes de latitude nord ,
142 degrés 20 minutes de longitude occidentale, méridien de
Paris , les insulaires se font une ouverture dans la partie épaisse
de la lèvre inférieure qui est continuée par degrés en une ligne
para;llèle à la bouche, et d'une longueur semblable : ils insèrent
dans cette ouverture une pièce de bois de forme elliptique, et
d'environ un demi-pouce d'épaisseur; la surface en est creusée
de chaque côté, à peu près comme une cuillère, excepté que le
creux n'est pas aussi profond. Ces deux bouts sont aussi creusés
en forme de poulie , pour que cet ornement précieux soit plus
fortement attaché à la lèvre qui, parce moyen, élargit d'au
moins trois pouces en direction horizontale , et conséquemment
défigure tous les traits de la partie inférieure du visage. Ce mor-
ceau de bois creux n'est, dit le capitaine Dixon , porté que par
les femmes, et semble être regardé comme une marque de dis-
tinction , puisque tout le sexe ne le porte pas indifféremment ,
mais seulement celles qui paraissent être d'un rang supérieur à
celui du plus grand nombre.
A l'entrée de Norfolk, 57 degrés 3 minutes de latitude nord ,
137 degrés 5 minutes de longitude occidentale, méridien de
Paris, suivant le même Dixon, les femmes ornenl aussi, ou plu-
tôt défigurent leur lèvre; et il semble que celles qui sont déco-
LA PÉROUSE. 199
la lèvre inférieure, et les femmes mariées ont
seules le droit de l'écuelle ^ Nous les avons quel-
quefois engagées à quitter cet ornement : elles s'y
rées (l'une large pièce de bois soient plus généralement respec-
tées par leurs amis et par la nation en général.
A l'ile d'Yppa, l'une des îles de la Reine Charlotte, 53 degrés
48 minutes de latitude nord , 135 degrés 20 minutes de longitude
occidentale, méridien de Paris , le même capitaine vit plusieurs
femmes dont les lèvres inférieures étaient défigurées de même
que celles des femmes du port Mulgrave et de l'entrée de Nor-
folk, et les pièces de bois qu'elles portaient au-dessous étaient
singulièrement larges : une de ces parures de lèvre était tra-
vaillée d'une manière plus recherchée que les autres. Cette pa-
rure curieuse porte trois pouces sept huitièmes de long, et, dans
sa plus grande largeur deux pouces cinq huitièmes : il y a une
écaille de perle incrustée dans cette parure, et elle est entourée
d'une bordure de cuivre.
On peut rapprocher encore ce que dit Cook des usages des
sauvages d'Oonalashka, de l'enti'ée de Norton, par 64 degrés 31
minutes de latitude nord, et 165 degrés 7 minutes de longitude
occidentale, méridien de Paris.
I Le mariage chez ces sauvages ne devant être sujet à d'autres
formalités qu'à celles qui sont prescrites par la nature , l'écuelle
est plutôt une marque de puberté ou de maternité qu'un signe
de considération ou de la propriété exclusive d'un seul homme.
Quand les filles parviennent à l'âge de quatorze ou quinze ans,
on commence à percer le centre de la lèvre inférieure , dans la
partie épaisse et voisine de la bouche , et on y introduit un fil
d'archal pour empêcher l'ouverture de se fermer. Cette incision
est ensuite prolongée de temps en temps, parallèlement à la bou-
che; et le morceau de bois qu'on y attache est augmenté en pro-
portion. On en voit souvent qui ont trois et même quatre pouces
(le longueur sur une largeur pres(|ue semblable; mais cela n'ar-
rive en général que cjuand les fenmiessont avancées en Age, et (pic
C()nsé(juemment elles ont les muscles très relâchés. Il en résulte ,
suivjuit Dixon, (jue la vieillesse est respectée en raison de la lon-
p,ueur de ce très singulier ornement.
200 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
déterminaient avec peine; elles faisaient alors le
même geste et témoignaient le même embarras
qu'une femme d'Europe dont on découvrirait la
gorge. La lèvre inférieure tombait alors sur le men-
ton , et ce second tableau ne valait guère mieux que
le premier.
Ces femmes, les plus dégoûtantes qu'il y ait sur
ia terre, couvertes de peaux puantes et souvent
point tannées , ne laissèrent pas d'exciter des désirs
chez quelques personnes, à la vérité très privilé-
giées : elles firent d'abord des difficultés et assu-
rèrent par des gestes qu'elles s'exposaient à perdre
la vie; mais, vaincues par des présens, elles vou-
lurent avoir le soleil pour témoin et refusèrent de
se cacher dans les bois *. On ne peut douter que
• Les détails que donne Dixon sont si conformes, en général, à
ceux qu'a donnés La Pérouse , qu'on a de la peine à concevoir
d'où peut provenir la différente manière dont ils ont apprécié les
charmes du sexe féminin.
Le hasard aurait-il donc présenté à Dixon un objet unique
dans son espèce , ou cette différence n'aurait-elle d'autre réalité
que l'indulgence connue d'un marin, surtout après une campagne
de long cours? Quoiqu'il en soit, voici sa narration :
« Ils aiment à se peindre le visage de différentes couleurs , de
sorte qu'il n'est pas aisé de découvrir quel est leur teint réel,
INous parvînmes cependant à engager une femme, tant à force
d'instances que de présens de peu de valeur, à se laver le visage
et les mains : le changement que cette ablution produisit sur sa
figure nous causa la plus grande surprise. Son teint avait toute
la fraîcheur et le coloris de nos joyeuses laitières anglaises; et
l'incarnat de la jeunesse qui brillait sur ses joues , contrastant
avec la blancheur de son cou, lui donnait un air charmant. Ses
LA PÉROLSE. 201
cet astre ne soit le dieu de ces peuples : ils lui
adressent très fréquemment des prières; mais je
n'ai vu ni temple , ni prêtres, ni la trace d'aucun
culte.
La taille de ces Indiens est à peu près comme la
nôtre; les traits de leur visage sont très variés, et
n'offrent de caractère particulier que dans l'expres-
sion de leurs yeux, qui n'annoncent jamais un sen-
timent doux. La couleur de leur peau est très brune,
parce qu'elle est sans cesse exposée à l'air; mais
leurs enfans naissent aussi blancs que les nôtres :
ils ont de la barbe, moins à la vérité que les Eu-
ropéens, mais assez cependant pour qu'il soit im-
possible d'en douter; et c'est urie erreur trop légè-
rement adoptée de croire que tous les Américains
sont imberbes. J'ai vu les indigènes de la Nouvelle-
Angleterre, du Canada, de l'Acadie, de la baie
d'Hudson, et j'ai trouvé chez ces différentes na-
tions plusieurs individus ayant de la barbe ; ce qui
m'a porté à croire que les autres étaient dans
yeux étaient noirs et d'une vivacité singulière; elle avait les sour-
cils de la même couleur, et admirablement bien arqués; son front
était si ouvert qu'on pouvait y suivre les veines bleuâtres jus-
que dans leurs plus petites sinuosités : enfin elle aurait pu passer
pour une beauté, même en Angleterre; mais cette proportion
dans les traits est détruite par une coutume fort singulière.
Suivant le voyageur espagnol 3Iaurelle , capitaine en second
de la frégate la Favorite, et qui visita le même parage en 1780,
mieux habillées, plusieurs d'enlre les femmes sauvages de cette
contrée pourraient dispul<'r (ragiémenl avec les plus belles fem-
mes espagnoles.
202 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
Tusage de l'arracher ^ La charpente de leur corps
est faible ; le moins fort de nos matelots aurait
culbuté à la lutte le plus robuste des Indiens. J'en
ai vu dont les jambes enflées semblaient annoncer
le scorbut : leurs gencives étaient cependant en
bon état; mais je doute qu'ils parviennent à une
(grande vieillesse, et je n'ai aperçu qu'une seule
femme qui parût avoir soixante ans : elle ne jouis-
sait d'aucun privilège, et elle était assujettie, comme
les autres, aux différens travaux de son sexe.
Mes voyages m'ont mis à portée de comparer
les différens peuples, et j'ose assurer que les In-
diens du port des Français ne sont point Esqui-
* Les jeunes hommes n'ont pas de barbe , ce qui me fit d'abord
croire , dit le capitaine Dixon, que c'était un défaut naturel à ces
peuples : mais je fus bientôt détrompé à cet égard; car tous les
Indiens avancés en âge que je fus à portée de voir avaient le
menton entièrement garni de barbe, et plusieurs d'entre eux
portaient une moustache de chac^e côté de la lèvre supérieure.
La différence à cet égard entre les jeunes et les vieux Indiens ,
c'est que les jeunes hommes s'arrachent les poils de la barbe pour
s'en débarrasser, et qu'ils les laissent croître quand ils avancent
en âge.
11 n'y a, certes, rien d'étonnant, observe Carli, auteur des
Lettres américaines , à voir les Américains sans barbe et sans poils,
puisque les Chinois et les Tartares en sont également dépourvus,
si nous en croyons les historiens. Hippocrate nous apprend que
les Scythes de son temps n'avaient non plus ni barbe ni poils. Les
Huns descendaient peut-être de ces Scythes; car Jornandès nous
rapporte qu'ils vieillissaient sans barbe , après être devenus adul-
tes sans l'ornement de la puberté. L'histoire d'Hyton l'Arménien ,
qui se sauva de la Tartarie en 1305, et vint se faire moine en
Chypre, assure que les Tarlares, ceux de Cataic surtout, n'a-
vaient pas de barbe.
LA PÉROUSE. 203
maux. Ils ont évidemment une origine commune
avec tous les habltans de l'intérieur du Canada et
des parties septentrionales de l'Amérique.
Des usages absolument différens, une physio-
nomie très particulière distinguent les Esquimaux
des autres Américains. Les premiers me paraissent
ressembler aux Groënlandais; ils habitent la côte
de Labrador, le détroit d'Hudson, et une lisière de
terre dans toute l'étendue de l'Amérique, jusqu'à
la presqu'île d'Alaska. Il est fort douteux que l'Asie
ou le Groenland aient été la première patrie de ces
peuples : c'est une question oiseuse à agiter, et le
problème ne sera jamais résolu d'une manière sans
réplique. Il suffit de dire que les Esquimaux sont
un peuple beaucoup plus pécheur que chasseur,
préférant l'huile au sang, et peut-être à tout , man-
geant très ordinairement le poisson cru : leurs pi-
rogues sont toujours bordées avec des peaux de
loups marins très tendues; ils sont si adroits, qu'ils
ne diffèrent presque pas des phoques. Ils se retour-
nent dans l'eau avec la même agilité que les am-
phibies; leur face est carrée, leurs yeux et leurs
pieds petits, leur poitrine large, leur taille courte.
Aucun de ces caractères ne paraît convenir aux in-
digènes de la baie des Français : ils sont beaucoup
plusgi'ands, maigres, point robustes, et maladroits
dans la construction de leurs pirogues, qui sont
204 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
formées avec un arbre creusé, relevé de chaque
côté par une planche.
Us pèchent, comme nous, en barrant les rivières^
ou k la ligne ; mais leur manière de pratiquer cette
dernière pêche est assez ingénieuse : ils attachent
à chaque ligne une grosse vessie de loup marin,
et ils l'abandonnent ainsi sur l'eau. Chaque pirogue
jette douze ou quinze lignes : à mesure que le pois-
son est pris, il entraîne la vessie, et la pirogue
court après : ainsi deux hommes peuvent surveiller
douze ou quinze lignes sans avoir l'ennui de les tenir
à la main.
Ces Indiens ont fait beaucoup plus de progrès
dans les arts que dans la morale , et leur industrie
est plus avancée que celle des habitans des îles de
la mer du Sud : j'en excepte cependant l'agricul-
ture, qui, en rendant l'homme casanier, assurant
sa subsistance et lui laissant la crainte de voir ra-
vager la terre qu'il a plantée, est peut-être plus
propre qu'aucun autre moyen à adoucir ses mœurs
et à le rendre sociable.
Les Américains du port des Français savent forger
le fer, façonner le cuivre, filer le poil de différens
animaux et fabriquer à l'aiguille, avec cette laine,
un tissu pareil à notre tapisserie; ils entremêlent
dans ce tissu des lanières de peau de loutre , ce qui
fait ressembler leui's manteaux à la peluche de soie
la plus fine. Nulle part on ne tresse avec plus d'art
LA PÉROUSE. 205
des chapeaux et des paniers de jonc ; ils y figurent
des dessins assez agréables; ils sculptent aussi très
passablement toutes sortes de figures d'hommes ,
d'animaux, en bois ou en pierre, marquettent, avec
des opercules de coquilles, des coffres dont la
forme est assez élégante; ils taillent en bijoux la
pierre serpentine , et lui donnent le poli du
marbre.
Leurs armes sont le poignard que j'ai déjà dé-
crit, une lance de bois durci au feu, ou de fer,
suivant la richesse du propriétaire; et enfin l'arc et
les flèches, qui sont ordinairement armées d'une
pointe de cuivre : mais les arcs n'ont rien de parti-
culier, et ils sont beaucoup moins forts que ceux de
plusieurs autres nations.
J'ai trouvé parmi leurs bijoux des morceaux
d'ambre jaune ou de succin ; mais j'ignore si c'est
une production de leur pays , ou si, comme le fer ,
ils l'ont reçu de l'ancien continent par leur com-
munication indirecte avec les Russes.
J'ai déjà dit que sept grandes pirogues avaient
fait naufrage à l'entrée du port : ces pirogues, dont
le plan est pris sur la seule qui se soit sauvée,
avaient trente-quatre pieds de long, quatre de
large et six de profondeur. Ces dimensions consi-
dérables les rendaient propres à faire de longs
voyages : elles étaient bordées avec des peaux de
Joups marins, à la manière des Esquimaux, ce qui
206 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
nous fit croire que le port des Français était un
lieu d'entrepôt, habité seulement dans la saison de
la pèche. 11 nous parut possible que les Esquimaux
des environs des îles Schumagin, et de la pres-
qu'île parcourue par le capitaine Cook, étendis-
sent leur commerce jusque dans cette partie de
l'Amérique , qu'ils y répandissent le fer et les autres
articles, et qu'ils rapportassent, avec avantage pour
eux, les peaux de loutres que ces derniers recher-
chent avec tant d'empressement.
J'ai parlé de la passion de ces Indiens pour le
jeu : celui auquel ils se livrent avec une extrême
fureur est absolument un jeu de hasard. Ils ont
trente bûchettes, ayant chacune des marques diffé-
rentes comme nos dés ; ils en cachent sept : chacun
joue à son tour, et celui qui approche le plus du
nombre tracé sur les sept bûchettes gagne l'enjeu
convenu, qui est ordinairement un morceau de
fer ou une hache. Ce jeu les rend tristes et sérieux.
Je les ai cependant entendus chanter très souvent;
et lorsque le chef venait me visiter, il faisait ordi-
nairement le tour du bâtiment en chantant, les
bras étendus en forme de croix et en signe d'a-
mitié ; il montait ensuite à bord et y jouait une
pantomime qui exprimait ou des combats , ou des
surprises , ou la mort. L'air qui avait précédé cette
danse était agréable et assez harmonieux.
Nos caractères ne peuvent exprimer la langue
LA PÉROUSE. 207
de ces peuples : ils ont à la vérité quelques articu-
lations semblables aux nôtres ; mais plusieurs nous
sont absolument étrangères : ils ne font aucun usage
des consonnes B , F , X , J , D , P , V ; et, malgré leur
talent pour Timitation , ils n'ont jamais pu pro-
noncer les quatre premières. 11 en a été de même
pour l'L mouillée et le GiN mouillé : ils articulaient
la lettre R comme si elle était double, et en gras-
seyant beaucoup ; ils prononcent le chr des Alle-
mands, avec autant de dureté que les Suisses de
certains cantons. Ils ont aussi un son articulé très
difficile à saisir : on ne pouvait entreprendre de
rimiter sans exciter leur rire. 11 est en partie re-
présenté par les lettres Khlrl , ne faisant qu'une
syllabe , prononcée en même temps du gosier et
de la langue : cette syllabe se trouve dans le mot
khlrleies , qui signifie cheveux. Leurs consonnes ini-
tiales sont R, T, j\, S, M; les premières sont celles
qu'ils emploient le plus souvent : aucun de leurs
mots ne commence par R , et ils se terminent
presque tous par ou , ouïs , oulch , ou par des voyel-
les. Le grasseyement , le grand nombre de K , et
les consonnes doubles rendent cette langue très
dure. Elle est moins gutturale chez les hommes
que chez les femmes, qui ne peuvent prononcer
les labiales à cause de la rouelle de bois nommée
Kentaga y qu'elles enchâssent dans la lèvre infé-
rieure.
N
208 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
On s'aperçoit moins de la rudesse de leur langue
lorsqu'ils chantent. Ils ont des interjections pour
exprimer les sentimens d'admiration, de colère ou
de plaisir; je ne crois pas qu'ils aient des articles,
car je n'ai point trouvé de mots qui revinssent son-
vent et qui servissent à lier leurs discours. Ils
connaissent les rapports numériques; ils ont des
nombres, sans cependant distinguer le pluriel du
singulier, ni par aucune différence dans la termi-
naison, ni par des articles. Leurs noms collectifs
sont en très petit nombre; ils n'ont pas assez gé-
néralisé leurs idées pour avoir des mots un peu
abstraits, ils ne les ont pas assez particularisées
pour ne pas donner le même nom à des choses très
distinctes : ainsi chez eux kaaga signifie également
tête et visage, et alcaou chef et ami. Je n'ai trouvé
aucune ressemblance entre les mots de cette langue
et celles d'Alaska, INorton, INootka, ni celles des
Groënlandais. des Esquimaux, des Mexicains, des
Chipavas, dont j'ai comparé les vocabulaires. Je
leur ai prononcé des mots de ces différens idiomes :
ils n'en ont compris aucun , et j'ai varié ma pro-
nonciation autant qu'il m'a été possible ; mais quoi-
qu'il n'y ait peut-être pas une idée ou une chose
qui s'exprime par le même mot chez les Indiens
du port des Français et chez les peuples que je
viens de citer, il doit y avoir une grande affinité
de son entre cette langue et celle de l'entrée de
LA PÉUOUSE. 200
Nootka. Le K est dans l'une et dans l'autre la lettre
dominante; on la retrouve dans presque tous les
mots. Les consonnes initiales et les terminaisons
sont assez souvent les mêmes, et il n'est peut-être
pas impossible que cette langue ait une origine
commune avec la langue mexicaine; mais cette
origine, si elle existe, doit remonter à des temps
bien reculés, puisque ces idiomes n'ont quelques
rapports que dans les premiers élémens des mots,
et non dans leur signification.
Je finirai l'article de ces peuples en disant que
nous n'avons aperçu chez eux aucune trace d'an-
thropophagie; mais c'est une coutume si générale
chez les Indiens de l'Amérique, que j'aurais peut-
être encore ce trait à ajouter à leur tableau , s'ils
eussent été en guerre et qu'ils eussent fait un pri-
sonnier ^
* Le capitaine J. Meares a prouvé, parla relation de ses voya-
ges, que les peuples qui habitent la côte nord-ouest de l'Améri-
que sont des cannibales.
XII. 14
210 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
»
§10.
Départ du port des Français. Exploration de la côte d'Amérique.
Baie des îles du capitaine Cook. Port de los Remédies et de Bu-
carelli du pilote Maurelle. Iles de la Croyère. Iles San-Carlos.
Description de la côte depuis Cross-Sound jusqu'au cap Hec-
tor. Reconnaissance d'un grand golfe ou canal, et détermination
exacte de sa largeur. Iles Sartine. Pointe boisée du capitaine
Cook. Iles Necker. Arrivée à Monterey.
Le séjour forcé que je venais de faire dans le
port des Français m'avait contraint de changer le
plan de ma navigation sur la côte d'Amérique :
j'avais encore le temps de la prolonger et d'en dé-
terminer la direction; mais il m'était impossible de
songer à aucune autre relâche, et moins encore a
reconnaître chaque baie : toutes mes combinaisons
devaient être subordonnées à la nécessité absolue
d'arriver à Manille à la fin de janvier, et à la
Chine dans le courant de février, afin de pouvoir
employer l'été suivant à la reconnaissance des côtes
de Tartarie , du Japon , du Kamtschatka et jusqu'aux
îles Aléoutiennes. Je voyais avec douleur qu'un plan
si vaste ne laissait que le temps d'apercevoir les
objets, et jamais celui d'éclaircir aucun doute; mais
obligé de naviguer dans des mers à mousson, il
Fallait ou perdre une année, ou arriver à Monterey
du 10 au 15 septembre , n'y passer que six ou sept
jours pour remplacer l'eau et le bois que nous au-
LA PÉROUSE. 211
rions consommés , et traverser ensuite le plus
promptement possible le Grand-Océan sur un es-
pace de plus de 120 degrés de longitude, ou près
de deux mille quatre cents lieues marines , parce
que, entre les tropiques, les degrés diffèrent peu
de ceux du grand cercle. J'avais la crainte la plus
fondée de n'avoir pas le temps de visiter, ainsi
que cela m'était ordonné, les îles Carolines et celles
au nord des îlesMariannes. L'exploration des Caro-
lines devait dépendre du plus ou du moms de bon-
heur de notre traversée , et nous devions la supposer
très longue, vu la mauvaise marche de nos bâti-
mens : d'ailleurs la position géographique de ces
îles, qui sont beaucoup à l'ouest ou sous le vent,
ne me permettait que bien difficilement de les
comprendre dans les projets ultérieurs de ma na-
vigation au sud de la ligne.
Ces différentes considérations me déterminèrent
à donner à M. de Langle de nouveaux rendez-vous
en cas de séparation. Je lui avais assigné précé-
demment les ports de los Remedios et de Nootka :
il fut convenu entre nous que nous ne relâche-
rions qu'à Monterey, et ce dernier port fut pré-
féré, parce qu'étant le plus éloigné, nous aurions
une plus grande quantité d'eau et de bois à y rem-
placer.
Je proposai aux officiers et passagers de ne
vendre nos pelleteries à la Chine qu'au profit des
212 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
matelots : ma proposition ayant été reçue avec
transport et unanimement, je donnai un ordre
à M. Dufresne pour être leur subrécargue : il
remplit cette commission avec un zèle et une in-
telligence dont je ne puis trop faire l'éloge, il fut
chargé en chef de la traite, de l'embaliage, du
triage et de la vente de ces différentes fourrures;
et comme je suis certain qu'il n'y eut pas une seule
peau de traitée en particulier , cet arrangement
nous mit à même de connaître, avec la plus grande
précision, leur prix en Chine, qui aurait pu varier
par la concurrence des vendeurs ; il fut en outre
plus avantageux aux matelots, et ils furent convain-
cus que leurs intérêts et leur santé n'avaient ja-
mais cessé d'être l'objet principal de notre at-
tention.
Les commencemens de notre nouvelle navigation
ne furent pas heureux, et ils ne répondirent point
à mon impatience. Aous ne fîmes que six lieues
dans les premières quarante-huit heures. Le temps
fut couvert et brumeux; nous étions toujours à
trois ou quatre lieues, et en vue des terres basses,
mais nous n'apercevions les hautes montagnes que
par intervalles. C'était assez pour lier nos relève-
mens, et pour déterminer avec précision le gise-
ment de la côte, dont nous avions soin d'assujettir
les points les plus remarquables à de bonnes dé-
terminations de latitude et de longitude. J'aurais
LA PÉROrSE. 213
bien désiré que les vents m'eussent permis d'ex-
plorer rapidement cette côte jusqu'au cap Edge-
cumbe ou Enganno, parce qu'elle avait déjà été
vue par le capitaine Cook , qui, à la vérité , en avait
passé à une grande distance ; mais ses observations
étaient si exactes, qu'il ne pouvait avoir commis
que d'infiniment petites erreurs , et je sentais que ,
aussi pressé que ce célèbre navigateur, je ne pou-
vais pas, plus que lui, soigner les détails qui auraient
du être l'objet dune expédition particulière, et à
laquelle il eût fallu employer plusieurs saisons.
J'avais la plus vive impatience d'arriver au 55^
degré, et d'avoir un peu de temps à donner à
cette reconnaissance jusqu'à Nootka, dont un coup
de vent avait éloigné le capitaine Cook de cinquante
ou soixante lieues. C'est dans cette partie de l'A-
mérique que des Chinois ont dû aborder , suivant
M. de Guignes , et c'est aussi par ces mêmes lati-
tudes que l'amiral Fuentes a trouvé l'embouchure
de l'archipel Saint-Lazare.
.l'étais bien éloigné de croire aux conjectures de
INl. do Guignes, ni à la relation de l'amiral espa-
gnol, dont je pense qu'on peut contester jusqu'à
l'existence ; mais frappé de l'observation que j'ai
déjà faite, qu'on a retrouvé dans ces derniers temps
toutes les contrées consignées dans les anciennes
relations des Espagnols, quoique très mal déter-
minées en latitude et en longitude, j'étais porté à
214 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
croire que quelque ancien navigateur de cette na-
tion laborieuse avait trouvé un enfoncement dont
l'embouchure pouvait être dans cette partie de la
côte, et que cette seule vérité avait servi de fon-
dement au roman ridicule de Fuentes et de Ber-
narda. Je ne me proposais pas de pénétrer dans ce
canal, si je le rencontrais: la saison était trop avan-
cée; et je n'aurais pu sacrifier à cette recherche
le plan entier de mon voyage , que dans l'espoir de
pouvoir arriver dans la mer de l'est en traversant
l'Amérique.
Le 4 août 1786, nous reconnûmes parfaitement
l'entrée de Cross-Sound, qui me parut former deux
baies très profondes, où il est vraisemblable que
les vaisseaux trouveraient un bon mouillage.
C'est à Cross-Sound que se terminent les hautes
montagnes couvertes de neige, dont les pics ont
de treize à quatorze cents toises d'élévation. Les
terres qui bordent la mer au sud -est de Cross-
Sound, bien qu'encore élevées de huit ou neuf
cents toises , sont couvertes d'arbres jusqu'au som-
met ; et la chaîne de montagnes primitives me
parut s'enfoncer beaucoup dans l'intérieur de
l'Amérique. Au coucher du soleil, je relevai la
pointe de l'ouest de Cross -Sound: le mont Beau-
Temps et le mont Crillon me restaient au nord-
ouest. Cette dernière montagne , presque aussi
élevée que le mont Beau-Temps, est au nord de
LA PÉROUSE. 215
Cross-Sound , comme le mont Beau-Temps est au
nord de la baie des Français : elles servent de re-
connaissance au port qu'elles avoisinent. Il serait
aisé de prendre l'une pour l'autre en venant du
sud , si leur latitude ne différait pas de 1 5 degrés :
d'ailleurs, de tous les points, le mont Beau-Temps
paraît accompagné de deux montagnes moins éle-
vées, et le mont Grillon, plus isolé, a sa pointe
inclinée vers le sud.
Je relevai , le 5, un cap qui est au sud de l'entrée
de Cross-Sound; je l'appelai cap Cross K Nous
avions par le travers une infinité de petites îles
basses très boisées; les hautes collines paraissaient
sur le second plan, et nous n'apercevions plus des
montagnes couvertes de neige. J'approchai les
petites îles, jusqu'à voir de dessus le pont les bri-
sans de la côte , et je reconnus entre elles plusieurs
passages qui devaient former de bonnes rades.
C'est à cette partie de l'Amérique que le capitaine
Cook a donné le nom de baie des Iles.
Depuis Cross-Sound jusqu'au cap Enganno, sur
une étendue de côte de vingt-cinq lieues , je suis
convaincu qu'on trouverait vingt ports différens.
et que trois mois suffiraient à peine pour déve-
lopper ce labyrinthe. Je me suis borné, suivant le
» Cook l'a également appelé cap Cross; mais il en fixe la latitude
à 59 degrés 57 minutes. Cette différence doit provenir de la con-
figuration de la côte, qui , dans cette partie, présente plusieurs
caps.
216 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
plan que je m'étais fait en partant du port des
Français, à déterminer bien précisément le com-
mencement et la fin de ces îles, ainsi que leur
direction le lon^r de la côte avec l'entrée des prin-
cipales baies.
Le 7 nous apercevions le côté du cap Enganno,
opposé à celui que nous avions prolongé la veille.
Le mont Saint-Hyacinthe ^ était parfaitement pro-
noncé, et nous découvrions, à l'est de ce mont,
une large baie dont un brouillard nous cachait la
profondeur ; mais elle est si ouverte aux vents du
sud et de sud-est, qui sont les plus dangereux, que
les navigateurs doivent craindre d'y mouiller^. Les
terres sont couvertes d'arbres, et de la même élé-
vation que celles au sud de Cross-Sound; un peu
de neige en couvre les sommets, et ils sont si pointus
et si multipliés, qu'il suffit d'un petit déplacement
pour en changer l'aspect. Ces sommets sont à quel-
ques lieues dans l'intérieur, et paraissent en troi-
sième plan ; des collines leur sont adossées , et
celles-ci sont liées à une terre basse et ondulée qui
se termine à la mer.
Des îles comme celle dont j'ai déjà parlé sont
» Le mont Saint-Hyacinthe et le cap En^anno des Espagnols sont
le mont Edgecumbe et le cap Edgecumbe de Cook.
* Dixon y jeta l'ancre pour y traiter des pelleteries; il lui im-
posa le nom à^entrée de Norfolk. Sa latitude nord est de 57 degrés
3 minutes , et sa longitude occidentale , réduite au méridien de
Paris, de 138 degrés 16 minules.
LA PÉROUSE. 217
en avant de cette côte ondulée. Nous n'avons
placé que les plus remarquables; les autres sont
jetées au hasard, afin d'indiquer qu'elles sont très
nombreuses : ainsi au nord et au sud du cap En-
ganno, sur un espace de dix lieues, la côte est
bordée d'îles. Nous les eûmes toutes doublées à
dix heures du matin ; les collines paraissaient à nu,
et nous pûmes en saisir les contours. A six heures
du soir nous relevâmes au nord-est un cap qui
avançait beaucoup à l'ouest, et formait, avec le cap
Enganno, la pointe du sud-est du grand enfonce-
ment, dont le tiers, comme je l'ai déjà dit, est rem-
pli de petites îles.
Depuis la fin de ces îles jusqu'au nouveau cap,
nous vîmes deux larges baies ^ qui paraissaient d'une
très grande profondeur; je donnai a ce dernier cap
le nom de cap Tschirikow , en l'honneur du célèbre
navigateur russe qui, en 1741, aborda dans cette
même partie de l'Amérique. Derrière ce cap, on
trouve, à l'est, une large et profonde baie que je
nommai aussi haie Tschirikow.
A sept heures du soir j'eus connaissance d'un
' Ces deux baies, que La Pérouse a nommées port JSecker el port
Guibert , sont si rapprochées qu'on ne peut savoir dans laquelle a
relâché Dixon ; mais ce navigateur ayant parcouru la cote à droite
et à gauche de son mouillage, qu'il a appelé port Banks, n'a trouvé
(|ue des baies beaucoup plus petites que celle où il était , et en-
tièrement inhabitées. La latitude du port Ijanks est de 50 degrés
o5 minutes, et sa longitude occidentale, réduite au méridien (U*
Paris, est de 137 degrés 20 minutes.
218 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
groupe de cinq îlots ^ , séparés du continent par
un canal de quatre ou cinq lieues, et dont ni le
capitaine Cook ni le pilote Maurelle n'ont fait men-
tion : j'appelai ce groupe tles de la Crojère, du nom
du géographe français de Llsle de la Croyère, qui
s'était embarqué avec le capitaine Tschirikow, et
qui mourut pendant cette campagne.
Le 8 nous aperçûmes plusieurs grandes ouver-
tures entre des îles considérables qui se montraient
à nous sur plusieurs plans; et le continent était
dans un si grand éloignement, que nous ne le
voyions plus. Ce nouvel archipel, très différent du
premier, commence à quatre lieues au sud-est du
cap Tschirikow , et se prolonge vraisemblablement
jusqu'au cap Hector : les courans étaient très forts
aux environs de ces îles, et leur influence s'éten-
dait jusqu'à nous, qui en étions éloignés de trois
lieues. Le port Bucarelli du pilote espagnol Mau-
relle est dans cette partie.
Le 9, continuant à prolonger la terre à trois
lieues, j'ai eu connaissance des îles San-Carlos : la
plus considérable court sud-est et nord-ouest, et
peut avoir dix lieues de circonférence. Une longue
chaîne la lie à d'autres petits îlots très bas qui s'a-
' Dixon a marqué ces cinq îlots sur sa carte sous le nom dV/e.v
Brumeuses. D'après la détermination de La Pérouse, elles gisent
par 55 degrés 50 minutes de latitude nord, et 137 degrés 11 mi-
nutes de longitude ouest.
LA PÉROUSE. 219
vaiicent beaucoup dans le canal. Je suis persuadé
cependant qu'il reste un passage assez large ^ ;
mais je n'en étais pas assez certain pour l'essayer,
d'autant qu'il fallait y aller vent arrière ; et si
mes conjectures sur ce passage n'eussent pas été
fondées, il m'eût été très difficile de doubler
au large les iles San-Carlos, et j'aurais perdu un
temps très précieux. Je rangeai à une demi-lieue
celle qui était le plus en dehors ; et comme à midi
j'en étais à cette distance, est et ouest de la pointe
du sud-est , nous déterminâmes sa position , avec
la plus grande précision, à 54 degrés 48 minutes de
latitude nord, et 136 degrés 19 minutes de longi-
tude occidentale.
Le 18 j'eus connaissance d'une baie si profonde
que je n'apercevais pas les terres qui la terminaient :
je lui donnai le nom de haie de la Touche. Elle est
située par 52 degrés 39 minutes de latitude nord ,
et 134 degrés 49 minutes de longitude occidentale :
je ne doute pas qu'elle n'offre un très bon mouillage.
Une lieue et demie plus à l'est nous vîmes un
enfoncement dans lequel il serait possible de trou-
ver également un abri pour les vaisseaux; mais ce
lieu me parut très inférieur à la baie de la Tou-
che. Depuis le 55^ degré jusqu'au 53% la mer fut
couverte de l'espèce de plongeon nommé par Buf-
' Dixon Ta vu ({q même, et il s'en est servi pour Iraoer. en par
lie au hasard , le détroit auquel il a donné son nom
220 VOYAGES AUTOCR DU MONDE.
ton macareux de Kamtscliatka. il est noir; son bec
et ses pâtes sont roupies, et il a sur la tète deux
raies blanches qui s'élèvent en huppes, comme
celles du kakatoès. îNous en aperçûmes quelques-uns
au sud; mais ils étaient rares, et l'on voyait que
c'étaient en quelque sorte des voyageurs. Ces oi-
seaux ne s'éloignent jamais déterre de plus de cinq
à six lieues; et les navigateurs qui les rencontre-
ront pendant la brume doivent être à peu près
certains qu'ils n^en sont qu'à cette distance : nous
en tuâmes deux qui furent empaillés. Cet oiseau
n'est connu que par le voyage de Behring ^
Le 19 au soir nous eûmes connaissance d'un cap
qui paraissait terminer la côte d'Amérique. L'ho-
rizon était très clair, et nous n'apercevions au-delà
que quatre ou cinq petits îlots auxquels je donnai
le nom d'îles Keroiiart , et j'appelai la pointe cap
Hector -. La côte que je suivais depuis deux cents
lieues finissait ici , et formait vraisemblablement
l'ouverture d'un golfe ou d'un canal fort large,
puisque je n'apercevais point de terre dans l'est ,
quoique le temps fût très clair. Je dirigeai ma
route au nord, afin de découvrir le revers des
terres que je venais de prolonger à l'est. Je rangeai
à une lieue les îlots Kerouart et le cap Hector, et
je traversai des courans très forts; ils m'obligèrent
• Le capitaine Cook l'a aussi rencontré sur la cote d'Alaska.
2 C'est le cap Saint-James de Dixon.
LA PÉROUSE. 221
même d'arriver, et de m'éloi^ner de la côte. Le cap
Hector, qui forme l'entrée de ce nouveau canal .
me parut un point très intéressant à déterminer :
sa latitude nord est par 51 degrés 57 minutes 20
secondes; et sa longitude ouest, suivant nos hor-
loges marines, par 133 degrés 37 minutes.
La nuit ne me permit pas d'avancer davantage
vers le nord, et je me tins bord sur bord. Au jour
je repris ma route de la veille : le temps était très
clair. Je vis le revers de la baie de la Touche, au-
quel je donnai le nom de cap Biiache , et plus de
vingt lieues de la côte orientale que j'avais prolon-
gée les jours précédens. Me rappelant alors la forme
de la terre depuis Cross-Sound, je fus assez porté
à croire que cet enfoncement ressemblait à la mer
de Californie, et s'étendait jusque par 57 degrés de
latitude nord. Ni la saison ni mes projets ulté-
rieurs ne me permettaient de m'en assurer; mais
je voulus au moins déterminer avec précision la
largeur est et ouest de ce canal ou golfe, comme
on voudra l'appeler : je la trouvai de la largeur
d'environ trente lieues comprises entre le cap Hec-
tor et le cap Fleurieu ^ , du nom que j'avais donné
à l'île la plus sud-est du nouveau groupe que je
venais de découvrir sur la côte orientale de ce
canal; et c'est derrière ce groupe d'îles que j'avais
1
• Dixon l'a appelé cap Cos. 11 gît par 51 degrés 45 minutes de la-
titude nord , et 131 degrés 15 minutes de longitude ouest.
222 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
aperçu le continent dont les montagnes primitives,
sans arbres et couvertes de neige, se montraient
sur plusieurs plans, ayant des pics qui paraissaient
situés à plus de trente lieues dans l'intérieur des
terres. Nous n'avions vu comparativement que
des collines depuis Cross-Sound, et mes conjec-
tures sur un enfoncement de six ou sept degrés au
nord en devinrent plus fortes. La saison ne me per-
mettait pas d'éclaircir davantage cette opinion :
nous étions déjà à la fin d'août ; les brumes étaient
presque continuelles, les jours commençaient aussi
à devenir courts; mais, bien plus que tous ces mo-
tifs, la crainte de manquer la mousson de la Chine
me fit abandonner cette recherche , à laquelle il
aurait fallu sacrifier au moins six semaines, à cause
des précautions nécessaires dans ces sortes de na-
vigations, qui ne peuvent être entreprises que pen-
dant les plus longs et les plus beaux jours de
l'année.
Je changeai de route afin de ne pas m'enfoncer,
en courant à l'est vent arrière, dans un golfe dont
j'aurais eu beaucoup de peine à sortir; je reconnus
bientôt que cette terre du sud-sud-est sur laquelle
je gouvernais était formée de plusieurs groupes
d'îles qui s'étendaient du continent aux îles du
large, et sur lesquelles je n'aperçus pas un buisson.
J'en passai à un tiers de lieue : on y voyait de l'herbe
et du bois flotté sur la côte. La latitude et la longi-
LA PÉROUSE. 223
tude de l'île le plus à l'ouest, sont 50 degrés 5G
minutes et 130 degrés 38 minutes. Je nommai ces
différens groupes îles Sartine ^ Il est vraisemblable
qu'on trouverait entre elles un passage ; mais il ne
serait pas prudent de s'y engager sans précaution.
Le 25 je continuai de courir à l'est vers l'entrée
de Nootka. Une brume très épaisse , qui s'éleva à
cinq heures du soir, me cacha entièrement la terre,
et je dirigeai ma route vers la pointe des brisans,
quinze lieues au sud de Nootka, afin de reconnaître
la partie de côte comprise entre le cap Flattery et
la pointe des brisans, que le capitaine Cook n'a
pas été à portée d'explorer : cet espace est d'en
viron trente lieues.
Le 1^*^ septembre, à midi, j'eus connaissance
d'une pointe ou d'un cap qui me restait au nord-
nord-est , à environ dix lieues , précisément d'après
nos relèvemens par 47 degrés. La terre s'étendait
jusqu'à l'est : je l'approchai jusqu'à trois ou quatre
lieues. Elle se dessinait mal, la brume en envelop-
pait toutes les formes. Ma latitude nord . observée
à midi, était 46 degrés 36 minutes 21 secondes, et
la longitude occidentale par nos horloges marines,
127 degrés 2 minutes 5 secondes. Celle par les dis-
tances , 126 degrés 33 minutes. Les courans sont,
« Iles de Berreford do Dixon , dont il fixe la latitude nord à 50
(leurrés 52 minutes, et la lon(ijitnde occidentale, réduite au méri-
dien de Paris, à 132 dep'és 3 minutes.
224 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
sur cette côte, d'une violence extraordinaire. INous
étions dans des tourbillons qui ne nous permet-
taient pas de gouverner avec un vent à filer trois
nœuds , et à une distance de cinq lieues de terre.
Le 3 il ne nous restait guère que cinq ou six
lieues de côte à développer jusqu'au 45*^ degré .
point qui a été reconnu par le capitaine Cook : le
temps était trop favorable et j'étais trop pressé
pour ne pas profiter du bon vent qui soufflait. Nous
forçâmes de voiles , et je dirigeai ma route vers le
sud-ouest, presque parallèlement à la côte qui
court nord et sud.
Le 5 notre latitude était 42 degrés 5S minutes
56 secondes, et la longitude 127 degrés 5 minutes
20 secondes. Nous étions par le travers de neuf
petites lies ou rochers éloignés d'environ une lieue
du cap Blanc , qui restait au nord-est un quart est.
Je les nommai tles Necker. Je continuai à prolonger
la terre , le cap au sud-sud-est : à trois ou quatre
lieues de distance, nous n'apercevions que le som-
met des montagnes au-dessus des nuages; elles
étaient couvertes d'arbres , et l'on n'y voyait point
de neige. A la nuit, la terre s'étendait jusqu'au sud-
est; mais nos vigies assuraient l'avoir vue jusqu'au
sud un quart sud-est. Incertain de la direction de
cette côte, qui n'avait jamais été explorée, je fis
petites voiles au sud-sud-ouest. Au jour, nous aper-
cevions encore la terre, qui s'étendait du nord au
LA PÉROUSE. 225
nord un quart nord-est. Je fis gouverner au sud-
est un quart est pour m'en approcher ; mais à sept
heures du matin, le 6, un brouillard épais nous la
fit perdre de vue. Nous trouvâmes le ciel moins pur
dans cette partie de l'Amérique que dans les hautes
latitudes, où les navigateurs jouissent, au moins
par intervalles, de la vue de tout ce qui se trouve
au-dessus de leur horizon : la terre ne s'y montra
pas une seule fois avec toutes ses formes.
Le 7, le brouillard fut encore plus épais que le
jour précédent ; il s'éclaircit cependant vers midi ,
et nous vîmes des sommets de montagnes dans l'est,
à une assez grande distance. Comme notre route
avait tourné au sud, il est évident que, depuis les
42 degrés, la côte commence à fuir dans l'est.
Notre latitude nord fut observée à midi : elle était
de 40 degrés 48 minutes 30 secondes : notre lon-
gitude occidentale était de 126 degrés 59 minutes
45 secondes. Je continuai à faire route pour ap-
procher la terre dont je n'étais qu'à quatre lieues
à l'entrée de la nuit. Nous aperçûmes alors un
volcan sur la cime de la montagne qui nous restait
à l'est. La flamme en était très vive; mais bientôt
une brume épaisse vint nous dérober ce spectacle:
il fallut encore s'éloigner déterre. Comme je crai-
gnais, en suivant une route parallèle à la côte, de
rencontrer quelque île ou rocher un peu écarté du
XII. 15
226 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
continent, je pris la bordée du large. La brume
fut très épaisse.
Le 13 nous aperçûmes la terre très embrumée
et très près de nous. 11 était impossible de la re-
connaître : j'en approchai à une lieue. Je vis les bri-
sans très distinctement ; mais , quoique je fusse
certain d'être dans la baie de Monterey, il était
impossible de reconnaître l'établissement espagnol
par un temps aussi embrumé. A l'entrée de la
nuit, je repris la bordée du large, et au jour je
portai vers la terre, avec une brume épaisse qui
ne se dissipa qu'à midi. Je suivis alors la côte de
très près, et, à trois heures après midi, nous eûmes
connaissance du fort de Monterey, et de deux bâ-
timens à trois mâts qui étaient dans la rade. Les
vents contraires nous forcèrent de mouiller à deux
lieues au large, et le lendemain nous laissâmes
tomber l'ancre à deux encablures de terre.
Il est remarquable que, pendant cette longue
traversée, au milieu des brumes les plus épaisses,
[Astrolabe navigua toujours à la portée de la voix
de ma frégate, et ne s'en écarta que lorsque je lui
donnai l'ordre de reconnaître l'entrée de Monterey.
LA PÉROUSE. 227
§ 11.
Description de la baie de Monterey, Détails historiques sur les
deux Californies et sur leurs missions. Mœurs et usages des
Indiens convertis et des Indiens indépendans. Grains, fruits,
légumes de toute espèce. Quadrupèdes , oiseaux , poissons , co
quilles, etc. Détails sur le commerce , etc.
La baie de Monterey, formée par la pointe du
Nouvel-An au nord, et par celle des Cyprès au sud,
a huit lieues d'ouverture dans cette direction, et à
peu près six d'enfoncement dans l'est, où les terres
sont basses et sablonneuses. La mer y roule jusqu'au
pied des dunes de sable dont la côte est bordée ,
avec un bruit que nous avons entendu de plus
d'une lieue. Les terres du nord et du sud de cette
baie sont élevées et couvertes d'arbres; les vais-
seaux qui veulent y relâcher doivent suivre la côte
du sud, et après avoir doublé la pointe des Pins
qui s'avance au nord, ils ont connaissance du pre-
sidio, et ils peuvent mouiller par dix brasses en
dedans et un peu en terre de cette pointe, qui les
met à l'abri des vents du large. Les bàtimens qui
se proposent de faire une longue relâche à Mon-
terey sont dans l'usage d'approcher la terre à une
ou deux encablures, par six brasses; et ils s'amar-
rent à une ancre qu'ils enfoncent dans le sable du
rivage :* ils n'ont plus à craindre alors les vents de
sud , qui sont quelquefois assez forts , mais qui n'ex-
228 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
|)osent à aucun danger, puisqu'ils viennent de la
côte. Nous trouvâmes fond dans toute la baie, et
nous mouillâmes à quatre lieues de terre , par
soixante brasses; mais la mer y est fort grosse, et
on ne peut rester que quelques heures dans un pa-
reil mouillage, en attendant le jour ou une éclaircie.
La marée est haute aux nouvelles et aux pleines lunes
à une heure et demie : elle y monte de sept pieds;
et comme cette baie est très ouverte, le courant y
est presque insensible : je ne l'ai jamais vu filer un
demi-nœud. On ne peut exprimer ni le nombre
de baleines dont nous fûmes environnés, ni leur
familiarité. Elles soufflaient à chaque minute à
demi-portée de pistolet de nos frégates, et occa-
sionaient dans l'air une très grande puanteur. Nous
ne connaissions pas cet effet des baleines ; mais les
habitans nous apprirent que l'eau qu'elles lançaient
était imprégnée de cette mauvaise odeur, et qu'elle
se répandait assez au loin : ce phénomène n'en eût
vraisemblablement pas été un pour les pêcheurs
du Groenland ou de Nantuket.
Des brumes presque éternelles enveloppent les
côtes de la baie de Monterey, ce qui en rend l'ap-
proche assez difficile : sans cette circonstance , il y
en aurait peu de plus facile à aborder. Aucune
roche cachée sous l'eau ne s'étend à une encablure
du rivage; et si la brume est trop épaisse, 'on a la
ressource d'y mouiller, et d'y attendre une éclarcie
LAPEROISE. 229
qui permette d'avoir bonne connaissance de l'éta-
blissement situé dans l'angle formé par la côte du
sud et de l'est.
La mer était couverte de pélicans. Il paraît que
ces oiseaux ne s'éloignent jamais de plus de cinq
ou six lieues de terre , et les navigateurs qui les
rencontreront pendant la brume doivent être cer-
tains qu'ils en sont tout au plus à cette distance.
Nous en aperçûmes pour la première fois dans la
baie de Monterey, et j'ai appris depuis qu'ils étaient
très communs sur toute la côte de la Californie :
les Espagnols les appellent alkatrœ.
Les Indiens de Monterey, petits, faibles et ap-
prochant de la couleur des nègres, sont très adroits
à tirer de l'arc. Ils tuèrent devant nous les oiseaux
les plus petits. Il est vrai que leur patience pour
les approcher est inexprimable : ils se cachent et
se glissent en quelque sorte auprès du gibier, et
ne le tirent guère qu'à quinze pas.
Leur industrie contre la grosse bète est encore
plus admirable. jNous vîmes un Indien, ayant une
tête de cerf attachée sur la sienne, marcher à
quatre pâtes, avoir Tair de brouter l'herbe, et
jouer cette pantomime avec une telle vérité, que
tous nos chasseurs l'auraient tiré à trente pas, s'ils
n'eussent été prévenus. Ils approchent ainsi le
troupeau de cerfs à la phis petite portée, et les
tuent à coups de flèches.
2A0 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
Lorette est le seul presidio de rancienne Calï-
l'ornie sur la côte de l'est de cette presqu'île. La
garnison est de cinquante-quatre cavaliers, qui
fournissent de petits détachemens aux quinze mis-
sions, desservies par des pères dominicains, qui
ont succédé aux jésuites et aux franciscains : ces
derniers sont restés seuls possesseurs des missions
de la nouvelle Californie.
Les progrès temporels et spirituels de ces mis-
sions sont bien lents : il n'y a encore qu'une seule
peuplade espagnole. 11 est vrai que le pays est
malsain ; et la terre de la province de Sonora , qui
borde la mer Vermeille au levant et la Californie
au couchant , est bien plus attrayante pour des
Espagnols : ils trouvent dans cette contrée un sol
fertile et des mines abondantes , objets bien plus
précieux à leurs yeux que la pêcherie des perles de
la presqu'île, qui exige un certain nombre d'esclaves
plongeurs qu'il est souvent très difficile de se pro-
curer. Mais la Californie septentrionale, malgré son
grand éloignement de Mexico , me paraît réunir in-
finiment plus d'avantages. Son premier établisse-
ment , qui est San -Diego, ne date que du 26
juillet 1769 : c'est le presidio le plus au sud, comme
Saint-François le plus au nord. Celui-ci fut bâti le
0 octobre 1776; le canal de Sainte-Barbe en sep-
tembre 1786; et enfin Montercy, aujourd'hui capi-
tale et chef-lieu des deux Californîes, le 3 juin 1770.
LA PÉROLISE. 23t
La rade de ce presidio fut découverte en 1602 par
Sébastien Viscaino, commandant d'une petite es-
cadre armée à Acapulco par ordre du vicomte de
Monterey, vice-roi du Mexique. Depuis cette épo-
que, les galions, à leur retour de Manille, avaient
quelquefois relâché dans cette baie, pour s'y pro-
curer quelques rafraîchissemens après leurs lon-
gues traversées; mais ce n'est qu'en 1770 que les
religieux franciscains y ont établi la première
mission.
Avant l'établissement des Espagnols , les Indiens
de la Californie ne cultivaient qu'un peu de maïs,
et vivaient presque uniquement de pèche et de
chasse. Nul pays n'est plus abondant en poisson et
en gibier de toute espèce : les lièvres , les lapins et
les cerfs y sont très communs ; les loutres de mer
et les loups marins s'y trouvent en aussi grande
abondance qu'au nord , et l'on y tue pendant l'hi-
ver une très grande quantité d'ours, de renards, de
loups et de chats sauvages. Les bois taillis et les
plaines sont couverts de petites perdrix grises
huppées , qui , comme celles d'Europe , vivent en
société, mais par compagnies de trois ou quatre
cents : elles sont grasses et de fort bon goût.
Les arbres servent d'habitation aux plus char-
mans oiseaux. Parmi les oiseaux de proie, on voyait
l'aigle à tête blanche, le grand faucon et le petit.
Tautour. l'épervier, le vautour noir, le grand-duc
232 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
et le corbeau. On trouvait sur les étangs et sur le
bord de la mer le canard , le pélican gris et blanc
à huppe jaune, différentes espèces de goélands,
des cormorans , des courlis , des pluviers à collier,
de petites mouettes de mer et des hérons ; enfin
nous tuâmes et empaillâmes un promérops, que
le plus grand nombre des ornithologistes croyaient
appartenir à l'ancien continent.
Cette terre est aussi d'une fertilité inexprimable :
les légumes de toute espèce y réussissent parfaite-
ment. Nous enrichîmes les jardins du gouverneur
et des missions de différentes graines que nous
avions apportées de Paris : elles s'étaient parfaite-
ment conservées , et leur procureront de nouvelles
jouissances.
Les récoltes de maïs, d'orge, de blé et de pois
ne peuvent être comparées qu'à celles du Chili.
Nos cultivateurs d'Europe ne peuvent avoir aucune
idée d'une pareille fertilité ; le produit moyen du
blé est de soixante-dix à quatre-vingts pour un ; les
extrêmes soixante et cent. Les arbres fruitiers y
sont encore très rares, mais le climat leur convient
infiniment. 11 diffère peu de celui de nos provinces
méridionales de France, du moins le froid n'y est
jamais plus vif; mais les chaleurs de l'été y sont
beaucoup plus modérées, à cause des brouillards
continuels qui régnent dans ces contrées, et qui
LA PÉROUSE. 233
procurent à cette terre une humidité très favora-
ble à la végétation.
Les arbres des forêts sont le pin à pignon, le
cyprès , le chêne vert et le platane d'occident : ils
sont clair-semés , et une pelouse , sur laquelle il
est très agréable de marcher, couvre la terre de
ces forêts. On y rencontre des lacunes de plusieurs
lieues , formant de vastes plaines couvertes de
toute sorte de gibier. La terre, quoique très végé-
tale, est sablonneuse et légère, et doit, je crois,
sa fertilité à l'humidité de l'air, car elle est fort
mal arrosée. Le courant d'eau le plus à portée du
presidio en est éloigné de deux lieues : ce ruisseau ,
qui coule auprès de la mission de Saint-Charles,
est appelé par les anciens navigateurs rivière du
CarmeL Cette trop grande distance de nos frégates
ne nous permit pas d'y faire notre eau : nous la
puisâmes dans des mares , derrière le fort , où elle
était d'une très médiocre qualité, et dissolvant à
peine le savon. La rivière du Carmcl , qui procure
une boisson saine et agréable aux missionnaires et
à leurs Indiens, pourrait encore, avec peu de tra-
vail, arroser leur jardin.
Les cabanes des Indiens de Monterey sont les
plus misérables qu'on puisse rencontrer chez aucun
peuple. Elles sont rondes, de six pieds de diamètre
sur quatre de hauteur. Quelques piquets de la
grosseur du bras, fixés en terre, et qui se rap-
234 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
prochent en voûte par le haut, en composent la
charpente; huit ou dix bottes de paille mal arrangées
sur ces piquets garantissent bien ou mal les habi-
tant de la pluie ou du vent , et plus de la moitié de
cette cabane reste découverte lorsque le temps est
beau : leur seule précaution est d'avoir chacun
près de leur case deux ou trois bottes de paille en
réserve.
Cette architecture générale des deux Califbrnies
n'a jamais pu être changée par les exhortations des
missionnaires. Les Indiens disent qu'ils aiment le
grand air; qu'il est commode de mettre le feu à sa
maisQn lorsqu'on y est dévoré par une trop grande
quantité de puces , et d'en pouvoir construire une
autre en moins de deux heures. Les Indiens indé-
pendans, qui changent si fréquemment de de-
meure , comme les peuples chasseurs , ont un motif
de plus.
La couleur de ces Indiens , qui est celle des
nègres ; la maison des religieux ; leurs magasins
qui sont bâtis en briques et enduits en mortier;
Faire du sol sur lequel on foule le grain ; les bœufs,
les chevaux , tout enfin nous rappelait une habita-
tion de Saint-Domingue ou de toute autre colonie.
Les hommes et les femmes sont rassemblés au son
de la cloche; un religieux les conduit au travail,
à l'église et à tous les exercices. Nous le disons avec
peine , la ressemblance est si parfaite , que nous
LA PÉROLISE. 235
avons vu des hommes et des femmes chargés de
fers, d'autres au bloc ' ; et enfin le bruit des coups
de fouet aurait pu frapper nos oreilles , cette pu-
nition étant aussi admise, mais exercée avec peu
de sévérité.
Les Indiens de Monterey se lèvent avec le soleil,
vont à la prière et à la messe des missionnaires ,
qui durent une heure;, *et pendant ce temps-là on
fait cuire au milieu de la place , dans trois grandes
chaudières, de la farine d'orge, dont le grain a
été rôti avant d'être moulu : cette espèce de bouil-
lie , que les Indiens appellent atole , et qu'ils ai-
ment beaucoup , n'est assaisonnée ni de beurre ni
de sel, et serait pour nous un mets fort insipide.
Chaque cabane envoie prendre la ration de tous
ses habitans dans un vase d'écorce : il n'y a ni
confusion ni désordre ; et lorsque les chaudières
sont vides, on distribue le gratin aux enfans qui
ont le mieux retenu les leçons du catéchisme.
Ce vepas dure trois quarts d'heure, après quoi ils
se rendent tous au travail. Les uns vont labourer la
terre avec des bœufs, d'autres bêcher le jardin;
chacun enfin est employé aux différens besoins de
' Le bloc est une poutre sciée dans le sens de la lon{^ueur dans
laquelle on a creusé un trou de la grosseur d'une janihe ordi-
naire : une charnière de fer unit une des extrémités de cette pou-
tre. On l'ouvre de l'autre côté pour y faire passer la jambe du
prisonnier, et on la referme avec un cadenas, ce qui rol)li(T(> à
rester couché et dans une attitude assez gênante.
230 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
l'habitation , et toujours sous la surveillance d'un
ou de deux religieux.
Les femmes ne sont guère chargées que du soin
de leur ménage, de celui de leurs enfans, et de
faire rôtir et moudre les grains : cette dernière
opération est très pénible et très longue , parce
qu'elles n'ont d'autres moyens pour y parvenir
que d'écraser le grain sur- une pierre avec un cy-
lindre.
A midi les cloches annoncent le dîner : les Indiens
laissent alors leur ouvrage , et envoient prendre
leur ration dans le même vase que pour le déjeu-
ner ; mais cette seconde bouillie est plus épaisse
que la première : on y mêle au blé et au maïs des
pois et des fèves. Les Indiens lui donnent le nom
de poussole. Ils retournent au travail depuis deux
heures jusqu'à quatre ou cinq ; ils font ensuite la
prière du soir, qui dure près d'une heure, et qui
est suivie d'une nouvelle ration d'atole, pareille à
celle du déjeuner. Ces trois distributions suffisent
à la subsistance du plus grand nombre de ces In-
diens. La science de cette cuisine consiste à faire
rôtir le grain avant de le réduire en farine. Comme
les Indiennes n'ont point de vases de terre ni de
métal pour cette opération , elles la font dans des
corbeilles d'écorce sur de petits charbons allumés-
Klles tournent ces espèces de vases avec tant d'a-
dresse et de rapidité , qu'elles parviennent à faire
LA PÉROISE. 237
erjfler et crever le grain sans brûler la corbeille ,
quoiqu'elle soit d'une matière très combustible ;
et nous pouvons assurer que le café le mieux brûlé
n'approche pas de l'égalité de torréfaction que les
Indiennes savent donner à leur grain. On le leur
distribue tous les matins, et la plus petite infidélité,
lorsqu'elles le rendent , est punie par des coups de
fouet ; mais il est assez rare qu'elles s'y exposent.
Ces punitions sont ordonnées par des magistrats
indiens appelés caciques. 11 y en a dans chaque mis-
sion trois choisis par le peuple parmi ceux que les
missionnaires n'ont pas exclus ; mais, pour donner
une juste idée de cette magistrature, nous dirons
que ces caciques sont , comme les commandeurs
d'habitation , des êtres passifs , exécuteurs aveu-
gles des volontés de leurs supérieurs , et que leurs
principales fonctions consistent à servir de bedeaux
dans l'église , et à y maintenir le bon ordre et l'air
de recueillement. Les femmes ne sont jamais fouet-
tées sur la place publique, mais dans un lieu fermé
et assez éloigné, peut-être afin que leurs cris n'ex-
citent pas une trop vive compassion, qui pourrait
porter les hommes à la révolte : ces derniers , au
contraire , sont exposés aux regards de tous leurs
concitoyens , afin que leur punition serve d'exem-
ple. Ils demandent ordinairement grâce: alors l'exé-
cuteur diminue la force des coups , mais le nombre
en est toujours irrévocablement ^\é.
238 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
Les récompenses sont de petites distributions
particulières de grain , dont ils font de petites
galettes cuites sous la braise; et les jours de grandes
fêtes, la ration est en bœuf. Plusieurs le mangent
cru , surtout la graisse , qui leur paraît un mets aussi
délicieux que le beurre le plus frais ou le meilleur
fromage. Us dépouillent tous les animaux avec la
plus grande adresse; et lorsqu'ils sont gras, ils font
comme les corbeaux un croassement de plaisir, en
dévorant des yeux les parties dont ils sont le plus
friands.
On leur permet souvent de chasser et de pêcher
pour leur compte , et à leur retour ils font assez
ordinairement aux missionnaires quelque présent
en poisson et en gibier; mais ils en proportionnent
la quantité à ce qui leur est rigoureusement néces-
saire, ayant l'attention de l'augmenter, s'ils savent
que de nouveaux hôtes sont en visite chez leurs
supérieurs. Les femmes élèvent autour de leurs ca-
banes quelques poules dont elles donnent les œufs
à leurs enfans : ces poules sont la propriété des
Indiens, ainsi que leurs habillemens et les autres
petits meubles de ménage et de chasse, il n'y a pas
d'exemple qu'ils se soient jamais volés entre eux ,
quoique leur fermeture ne consiste qu'en une sim-
ple botte de paille qu'ils mettent en travers de
l'entrée lorsque tous les liabitans sont absens.
Ces mœurs paraîtront patriarcales à quelques-
LA PÉROUSE. 239
uns de nos lecteurs; ils ne considéreront pas que,
dans ces habitations, il n'est aucun ménage qui
offre des objets capables de tenter la cupidité de
la cabane voisine. La nourriture des Indiens étant
assurée, il ne leur reste d'autre besoin que celui
de donner la vie à des êtres qui doivent être aussi
stupides qu'eux.
Les hommes des missions ont fait de plus grands
sacrifices au christianisme que les femmes , parce
que la polygamie leur était permise, et qu'ils
étaient même dans l'usage d'épouser toutes les
sœurs d'une famille. Les femmes ont acquis , au
contraire, l'avantage de recevoir exclusivement les
caresses d'un seul homme. J'avoue cependant que ,
malgré le rapport unanime des missionnaires sur
cette prétendue polygamie , je n'ai jamais pu con-
cevoir qu'elle ait pu s'établir chez une nation sau-
vage , car le nombre des hommes y étant à peu
près égal à celui des femmes , il devait en résulter
pour plusieurs une continence forcée, à moins que
la fidélité conjugale n'y fût point aussi rigoureu-
sement observée que dans les missions, où les re-
ligieux se sont constitués les gardiens de la vertu
des femmes. Une heure après le souper, ils ont
soin d'enfermer sous clef toutes celles dont les
maris sont absens, ainsi que les jeunes filles au-
dessus de neuf ans, et pendant le jour ils en con-
fient la surveillance à des yiaîrones. Tant de pré-
240 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
cautions sont encore insuffisantes, et nous avons
vu des hommes au bloc et des femmes aux fers
pour avoir trompé la vigilance de ces argus fe-
melles, qui n'ont pas assez de deux yeux.
Les Indiens convertis ont conservé tous les an-
ciens usages que leur nouvelle religion ne prohibe
pas : mêmes cabanes , mêmes jeux , mêmes habil-
lemens. Celui du plus riche consiste en un manteau
de peau de loutre qui couvre ses reins et descend
au-dessous des aines ; les plus paresseux n'ont qu'un
simple morceau de toile que la mission leur four-
nit pour cacher leur nudité, et un petit manteau
de peau de lapin couvre leurs épaules et descend
jusqu'à la ceinture : il est attaché avec une ficelle
sous le menton. Le reste du corps est absolument
nu, ainsi que la tète ; quelques-uns cependant ont
des chapeaux de paille très bien nattés.
L'habillement des femmes est un manteau de peau
de cerf mal tannée. Celles des missions sont dans
l'usage d'en faire un petit corset à manches : c'est
leur seule parure, avec un petit tablier de jonc et
une jupe de peau de cerf, qui couvre leurs reins et
descend à mi-jambe. Les jeunes filles au-dessous de
neuf ans n'ont qu'une simple ceinture, et les en-
fans de l'autre sexe sont tout nus.
Les cheveux des hommes et des femmes sont
coupés à quatre ou cinq pouces de leur racine.
LA PÉROUSE. 241
Les Indiens des rancheries \ n'ayant point d'instru-
mens de fer, font cette opération avec des tisons
allumés. Ils sont aussi dans l'usage de se peindre
le corps en rouge et en noir lorsqu'ils sont en deuil.
Les missionnaires ont proscrit la première de ces
peintures, mais ils ont été obligés de tolérer l'autre,
parce que ces peuples sont vivement attachés à
leurs amis. Ils versent des larmes lorsqu'on leur en
rappelle le souvenir, quoiqu'ils les aient perdus
depuis long -temps; ils se croient même offensés
si par inadvertance on a prononcé leur nom devant
eux. Les liens de la famille ont moins de force que
ceux de l'amitié : les enfans reconnaissent à peine
leur père ; ils abandonnent sa cabane lorsqu'ils sont
capables de pourvoir à leur subsistance : mais ils
conservent un plus long attachement pour leur
mère qui les a élevés avec une extrême douceur,
et ne les a battus que lorsqu'ils ont montré de la
lâcheté dans leurs petits combats contre des enfans
du même âge.
Les vieillards des rancheries qui ne sont plus en
état de chasser vivent aux dépens de tout leur
village, et sont assez généralement considérés. Les
sauvages indépendans sont très fréquemment en
guerre ; mais la crainte des Espagnols leur fait res-
pecter les missions , el ce n'est peut-être pas un€
des moindres causes de l'augmentation des villages
' Nom des villages des Indiens indépendans.
XII. JC
242 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
chréliens. Leurs armes sonl lare et les flèches
armées d'un silex très artlstement travaillé : ces
arcs en bois et doublés d'un nerf de bœuf sont
très supérieurs à ceux des habitans de la baie des
Français.
On nous assura qu'ils ne mangeaient ni leurs
prisonniers ni leurs ennemis tués à la guerre; que
cependant, lorsqu'ils avaient vaincu Ct mis à mort
sur le champ de bataille des chefs ou des hommes très
courageux, ils en mangeaient quelques morceaux,
moins en signe de haine et de vengeance que
comme un hommage qu'ils rendaient à leur valeur,
et dans la persuasion que cette nourriture était
propre à augmenter leur courage. Us enlèvent ,
comme au Canada, la chevelure des vaincus, et ar-
rachent leurs yeux, qu'ils ont l'art de préserver de
la corruption, et qu'ils conservent précieusement
comme des signes de leur victoire. Leur usage est
de brûler les morts, et d'en déposer les cendres
dans des moraïs.
Ils ont deux jeux qui occupent tous leurs loisirs:
le premier, auquel ils donnent le nom de takersia ,
consiste à jeter et à faire rouler un petit cercle de
trois pouces de diamètre dans un espace de dix
toises en carré, nettoyé d'herbe et entouré de fas-
cines. Les deux joueurs tiennent chacun une ba-
guette de la grosseur d'une canne ordinaire, et de
cinq pieds de long : ils cherchent à faire passer cette
LA PÉROUSE. 243
baguette dans le cercle pendant qu'il est en mou-
vement: s'ils y réussissent, ils gagnent deux points;
et si le cercle, en cessant de rouler, repose sim-
plement sur leur bâton , ils en gagnent un : la partie
est en trois points. Ce jeu leur fait faire un violent
exercice , parce que le cercle ou les baguettes sont
toujours en action.
L'autre jeu, nommé loussi , est plus tranquille:
on le joue à quatre , deux de chaque côté. Chacun
à son tour cache dans une de ses mains un mor-
ceau de bois, pendant que son partenaire fait mille
gestes pour occuper l'attention des adversaires. Il
est assez curieux pour un observateur de les voir
accroupis les uns vis-à-vis des autres, gardant le
plus profond silence , observant les traits du visage
et les plus petites circonstances qui peuvent les aider
à deviner la main qui cache le morceau de bois.
Ils gagnent ou perdent un point suivant qu'ils
ont bien ou mal rencontré; et ceux qui l'ont gagné
ont droit de cacher à leur tour. La partie est eu
cinq points: l'enjeu ordinaire est des rassades, et,
chez les Indiens indépendans, les faveurs de leurs
femmes. Ceux-ci n'ont aucune connaissance d'un
dieu ni d'un avenir, à l'exception de quelques na-
tions du Sud qui en avaient une idée conFuse avant
l'arrivée des missionnaires. Ils plaçaient leur pa-
radis au milieu des mers, où les élus jouissaient
d'une fraîcheur qu'ils ne rencontrent jamais dans
214 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
leurs sables brûians, et ils supposaient l'enfer dans
le creux des montagnes.
La Californie septentrionale, dont rétablissement
le plus au nord est Saint-François, par 37 degrés
58 minutes de latitude, n'a de bornes, suivant l'o-
pinion du gouverneur de Monterey, que celles de
l'Amérique; et nos vaisseaux, en pénétrant jusqu'au
mont Saint-Elie, n'en ont pas atteint les limites.
Aux motifs de piété qui avaient déterminé l'Espa-
gne à sacrifier des sommes considérables pour
l'entretien de ses presidios et des missions, se joi-
gnent aujourd'hui de puissantes raisons d'Etat, qui
peuvent diriger l'attention du gouvernement vers
cette précieuse partie de l'Amérique, où les peaux
de loutre sont aussi communes qu'aux îles Aléou-
tiennes et dans les autres parages fréquentés par
les Russes.
On ne peut assez s'étonner que les Espagnols,
ayant des rapports si prochains et si fréquens avec
la Chine par Manille, aient ignoré jusqu'à présent
la valeur de la précieuse fourrure des loutres. C'est
au capitaine Cook, c'est à la publication de son
ouvrage qu'ils doivent ce trait de lumière : ainsi
ce grand homme a voyagé pour toutes les nations,
et la sienne n'a sur les autres que la gloire de l'en
treprise et celle de l'avoir vu naître.
La loutre est un amphibie aussi commun sur
toute la côte occidentale de l'Amérique, depuis le
LA PEROUSE. 245
28* degré jusqu'au 60*, que les loups marins sur
la côte du Labrador et de la baie d'Hudson. Les
Indiens, qui ne sont pas aussi bons marins que les
Esquimaux, et dont les canots, à Monterey, ne sont
faits que de joncs * , les prennent à terre avec des
lacs , ou les assomment à coups de bâton lorsqu'ils
les trouvent éloignées du rivage. Pour cet effet, ils
se tiennent cachés derrière des roches, car au
moindre bruit cet animal s'effraie et plonge tout
de suite dans l'eau. Avant cette année, une peau de
loutre n'avait pas plus de valeur que deux peaux
de lièvre. Les Espagnols ne soupçonnaient pas
qu'elle pût être recherchée: ils n'en avaient jamais
envoyé en Europe; et Mexico était un pays trop
chaud pour qu'on pût supposer qu'elles y fussent
d'aucun débit.
La JNouvelle-Californie , malgré sa fertilité, ne
compte pas encore un seul habitant - ; quelques
soldats, mariés avec des Indiennes, qui demeurent
dans l'intérieur des forts ou qui sont répandus
comme des escouades de maréchaussée dans les
différentes missions , constituent jusqu'à présent
toute la nation espagnole de cette partie de l'Amé-
rique. Elle ne le céderait en rien à la Virginie, qui
' Ceux du canal de Sainte-Barbe et de San-Die^ifo ont des pi-
rojTues de bois construites à peu près comme celles des habitans
de Mowée , mais sans balancier.
* Aujourd'hui , c'est-à-dire en 1833, la Nouvelle- Californie
compte à Monterey, sa capitale, environ 3,000 indififènes.
216 VOYAGES AUTOUR Dl MONDE,
lui est opposée, si elle était à une moindre dis-
tance de l'Europe ; mais sa proximité de l'Asie
pourrait l'en dédommager, et je crois que de bon-
nes lois , et surtout la liberté du commerce , lui
procureraient bientôt quelque population. Le grand
nombre de célibataires des deux sexes, qui, par
principe de perfection, se sont voués à cet état, et
la politique constante du gouvernement de n'ad-
mettre qu'une religion et d'employer les moyens
les plus violens pour la maintenir, ont opposé
jusqu'à ce jour un obstacle à tout accroissement.
Le régime des peuplades converties au christia-
nisme serait plus favorable à la population , si la
propriété et une certaine liberté en étaient la
base : cependant , depuis l'établissement des diffé-
rentes missions de la Californie septentrionale ,
les Pères y ont baptisé sept mille sept cent un In-
diens des deux sexes, et enterré seulement deux
mille trois cent quatre-vingt-huit ; mais il faut re-
marquer que ce calcul n'apprend pas , comme ceux
de nos villes d'Europe, si la population augmente
ou diminue, parce qu'ils baptisent tous les jours
des Indiens indépendans : il en résulte seulement
que le christianisme se propage, et j'ai déjà dit que
les affaires de l'autre vie ne pouvaient être en meil-
leures mains.
Dès le jour de notre arrivée nous nous étions
occupés du soin de faire notre eau et notre bois:
LA PÉROUSE. 247
il nous était permis de le couper le plus à portée
possible de nos chaloupes. Nos botanistes, de leur
côté, ne perdirent pas un moment pour augmenter
leur collection de plantes; mais la saison n'était
pas Favorable : la chaleur de l'été les avait entière-
ment desséchées , et leurs graines étaient répandues
sur la terre. Celles que M. Collignon, notre jardi-
nier , put reconnaître sont la grande absinthe,
l'absinthe maritime, l'aurone mâle, l'armoise, le
thé du Mexique, la verge d'or du Canada, l'aster
( œil de christ), la mille-feuille, la morelle à fruit
noir, la perce-pierre (criste-marine) et la menthe
aquatique. Les jardins du gouverneur et des mis-
sions étaient remplis d'une infinité de plantes po-
tagères qui furent cueillies pour nous; et nos
équipages n'ont eu, dans aucun pays, une plus
grande quantité de légumes.
Noslithologistes n'étaient pas moins zélés que les
botanistes, mais ils furent encore moins heureux:
ils ne rencontrèrent sur les montagnes, dans les
ravins, sur le bord de la mer, qu'une pierre légère
et argileuse, d'une décomposition facile, et qui est
une espèce de marne, ils trouvèrent aussi des blocs
de granit, dont les veines recelaient du feld-spath
cristallisé, quelques morceaux de porphyre et de
jaspe roulés, mais nulle trace de métal. Les coquilles
n'y sont pas plus abondantes, à l'exception de su
perbes oreilles de mer, dont la nacr-e est du plus
248 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
bel orient. Elles ont jusqu'à neuf pouces de lon-
gueur, sur quatre de largeur; tout le reste ne \aut
pas le soin qu'on se donnerait à la rassembler K La
côte orientale et méridionale de l'ancienne Cali-
fornie est bien plus riche dans cette partie de l'his-
toire naturelle : on y trouve des huîtres dont les
perles égalent en beauté et en grosseur celles de
Geylan ou du golfe Persique. Ce serait encore un
article d'une grande valeur et d'un débit assuré à
la Chine; mais il est impossible aux Espagnols de
suffire à tous leurs moyens d'industrie.
Le 22 au soir tout était embarqué : nous prîmes
congé du gouverneur et des missionnaires. Nous
emportions autant de provisions qu'à notre sortie
de la Conception. Nous avions une riche basse-
cour , du grain , des fèves , des pois , que nous
avaient donnés les missionnaires. Ils ne voulaient
recevoir aucun paiement , et ils ne cédèrent qu'aux
représentations que nous leur fîmes, qu'ils n'étaient
qu'administrateurs et non propriétaires des biens
des missions.
r On y trouve de petites olives, des buccins et différens lima-
çons de mer qui n'offrent rien de curieux.
LA PEROUSE. 249
§ 12.
Vocabulaire de la langue des différentes peuplades qui sont aux
environs de 3Ionterey, et remarques sur leur prononciation.
Il n'est peut-être aucun pays où les différens
idiomes soient aussi multipliés que dans la Cali-
fornie septentrionale. Les nombreuses peuplades
qui divisent cette contrée , quoique très près les unes
des autres , vivent isolées et ont chacune une lan-
gue particulière. C'est la difficulté de les apprendre
toutes qui console les missionnaires de n'en savoir
aucune : ils ont besoin d'un interprète pour leurs
sermons et leurs exhortations à l'heure de la mort.
Monterey et la mission de San-Carlos qui en
dépend comprennent le pays des Achastliens et
des Ecclemachs. Les deux langues de ces peu-
ples , en partie réunis dans la même mission , en
formeraient bientôt une troisième , si les Indiens
chrétiens cessaient de communiquei* avec ceux des
rancheries. La langue des Achastliens est propor-
tionnée au faible développement de leur intelli-
gence. Comme ils ont peu d'idées abstraites , ils ont
peu de mots pour les exprimer. Ils ne nous ont
point paru distinguer par des noms différens toutes
les espèces d'animaux : ils donnent le même nom,
ouakeche , aux crapauds et aux grenouille^ ; ils ne
différencient pas davantage les végétaux qu'ils cm-
250 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
ploient à un même usage. Leurs épitliètes, pour
qualifier les objets moraux, sont presque toutes
empruntées des sensations du goût , qui est le sens
qu'ils aiment le plus à satisfaire : c'est ainsi qu'ils
se servent du mot missich pour désigner un homme
bon et un aliment savoureux, et qu'ils donnent le
nom de heches à un homme méchant et à des vian-
des corrompues.
Ils distinguent le phiriel du singuher; ils con-
juguent quelques temps de verbes, mais ils n'ont
aucune décHnaison. Leurs substantifs sont beau-
coup plus nombreux que leurs adjectifs, et ils
n'emploient jamais les labiales F, B, ni la lettre X;
ils ont le chr comme au port des Français : chrskon-
der , oiseau; chruh , cabane; mais leur prononcia-
îion est en général plus douce.
La diphthongueoM se trouve dans plus de la moitié
des mots: choiiroui, chanter; touroiin , la peau;
touows , ongle; et les consonnes initiales les plus
communes sont le T et le K : les terminaisons va-
rient très souvent.
Us se servent de leurs doigts pour compter jus-
qu'à dix : peu d'entre eux peuvent le faire de
mémoire et indépendamment de quelque signe
matériel. S'ils veulent exprimer le nombre qui suc-
cède à huit, ils commencent par compter avec leurs
doigts, un, deux, etc., et s'arrêtent lorsqu'ils ont
LA PÉROCSE. 251
prononcé neuf : il est rare qu'ils parviennent au
nombre cinq sans ce secours.
Le pays des Ecclemachs's'étend à plus de vingt
lieues à l'est de Monterey. La langue de ses habi-
tans diffère absolument de toutes celles de leurs
voisins : elle a même plus de rapport avec nos lan-
gues européennes qu'avec celles de l'Amérique. Ce
phénomène grammatical , le plus curieux h cet
égard qui ait encore été observé sur ce continent ,
intéressera peut-être les savans qui cherchent dans
la comparaison des langues l'histoire de la trans-
plantation des peuples. Il paraît que les langues de
l'Amérique ont un caractère distinctif qui les sé-
pare absolument de celles 4e l'ancien continent. En
les rapprochant de celles du Brésil , du Chili , d'une
partie de la Californie, ainsi que des nombreux
vocabulaires donnés par les différens voyageurs,
on voit que généralement les langues américaines
manquent de plusieurs lettres labiales, et plus
particulièrement de la lettre F , que les Ecclemachs
emploient et prononcent comme les Européens.
L'idiome de cette nation est d'ailleurs plus riche
que cekii des autres peuples de la Californie,
quoiqu'il ne puisse être comparé aux langues des
nations civilisées. Si l'on se pressait de conclure de
ces observations que les Ecclemachs sont étrangers
à cette partie de l'Amérique, il faudrait admettre
au moins qu'ils l'habitent depuis long-temps; car
252 VOYAGES AtSïOlJH DU MONDE,
ils ne diffèrent en rien par la couleur, par les
traits, et généralement par toutes les formes exté-
rieures des autres peuples de cette contrée.
§ 13.
Départ de Monterey. Projet de la route que nous nous proposons
de suivre en traversant l'Océan occidental jusqu'à la Chine.
Vaine recherche de l'île de Nostra-Segnora-de-la Gorta Décou-
verte de l'île Necker. Rencontre pendant la nuit d'une vigie
sur laquelle nous faillîmes nous perdre. Vaine recherche des
îles de la Mira et des Jardins. Nous avons connaissance de l'île
de l'Assomption des Mariannes. Description et véritable posi-
tion de cette île en latitude et en longitude. Nous déterminons
la longitude et la latitude des îles Bashées. Nous mouillons dans
la rade de Macao.
■r
La partie du Grand-Océan que nous avions à
traverser pour nous rendre à Macao est jusqu'à
présent, 1786, une mer presque inconnue, sur
laquelle nous pouvions espérer de rencontrer quel-
ques îles nouvelles. Les Espagnols , qui seuls la
fréquentent, n'ont plus depuis long-temps cette
ardeur des découvertes que la soif de l'or avait
peut-être excitée, mais qui leur faisait braver tous
les dangers. A l'ancien enthousiasme a succédé le
froid calcul de la sécurité. Leur route, pendant
la traversée d'Acapulco à Manille, est renfermée
dans un espace de vingt lieues, entre le iS^ de-
gré de latitude et le 14^; à leur retour, ils par-
courenl à peu près le quarantième parallèle, à
LA PÉROUSE. 253
l'aide des vents d'ouest qui sont très fréquens dans
ces parages. Certains, par une longue expérience,
de n'y rencontrer ni vigies ni basses, ils peuvent
naviguer la nuit avec aussi peu de précaution que
dans les mers d'Europe. Leurs traversées étant plus
directes sont plus courtes, et les intérêts de leurs
commettans en sont moins exposés à être anéantis
par des naufrages.
Notre campagne ayant pour objet de nouvelles
découvertes et le progrès de la navigation dans les
mers peu connues , nous évitions les routes fré-
quentées avec autant de soin que les galions en
mettent, au contraire, à suivre en quelque sorte
le sillon du vaisseau qui les a précédés. Nous étions
cependant assujettis à naviguer dans la zone des
vents alises : nous n'aurions pu, sans leur se-
cours, nous flatter d'arriver en six mois à la Chine,
et conséquemment de suivre le plan ultérieur de
notre voyage.
En partant de Monterey , je formai le projet de
diriger ma route au sud-ouest, jusque par 28 de-
grés de latitude , parallèle sur lequel quelques géo-
graphes ont placé File de Nostra-Segnora-de-la-
Gorta. Toutes mes recherches, pour connaître le
voyageur qui a fait anciennement cette découverte
ont été infructueuses : j'ai en vain feuilleté mes
notes et tous les voyages imprimés qui étaient à
bord des deux frégates; je n'ai trouvé ni l'histoire
254 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
ni le roinan de cette ile, et je crois que c'est seule-
ment d'après la carte prise par l'amiral Anson sur
le galion de Manille que les géographes ont conti-
nué de lui donner une place dans le Grand-Océan.
Je m'étais procuré à Monterey une carte espa-
gnole manuscrite de ce même océan. Cette carte
diffère très peu de celle que l'éditeur du voyage de
l'amiral Anson a fait graver, et l'on peut assurer
que, depuis la prise du. galion de Manille par cet
amiral, même depuis deux siècles, on n'a fait
quelque progrès dans la connaissance de cette mer
qu'à cause de la rencontre heureuse des îles Sand-
wich , la Résolution et la Découverte étant , avec la
Boussole et l'Astrolabe , les seuls bàtimens qui , de-
puis deux cents ans , se soient écartés des routes
tracées par les galions ^
Les vents contraires et les calmes nous retinrent
deux jours à vue de Monterey ; mais bientôt ils se
fixèrent au nord-ouest, et me permirent d'atteindre
le vingt-huitième parallèle, sur lequel je me pro-
posais de parcourir l'espace de cinq cents lieues,
jusqu'à la longitude assignée à l'île de Nostra=
Segnora- de-la- Gor ta. C'était moins dans Tespoir
de la rencontrer que pour l'effacer des cartes ,
parce qn il serait à désirer, pour le bien de la na-
vigation, que des îles mal déterminées en latitude
' L'amiral Anson et différens flibustiers n'ayant eu pour objei
que de faire des prises, opl toujours suivi la route ordinaire.
LA PÉROUSE. 255
et en longitude restassent clans l'oubli et Fussent
ignorées jusqu'au moment c^ii des observations
exactes, au moins en latitud^eussent marqué leur
véritable place sur une ligne, si toutefois des ob-
servations de longitude n'avaient pas permis de
leur assigner le point précis qu'elles occupent sur
le globe. J'avais le projet de décliner ensuite vers
le sud-ouest, et de couper la route du capitaine
Clerke au 20*^ degré de latitude, et par le 179*" de-
gré de longitude orientale , méridien de Paris :
c'est à peu près le point où ce capitaine anglais
fut obligé d'abandonner cette route pour se rendre
au Kamtschatka.
Ma traversée fut d'abord très heureuse : les vents
du nord-est succédèrent au vent de nord-ouest ,
et je ne doutai pas que nous n'eussions atteint la
région des vents constans : mais dès le 18 octobre
1786, ils passèrent à l'ouest, et ils y furent aussi
opiniâtres que dans les hautes latitudes , ne va-
riant que du nord-ouest au sud-ouest. Je luttai
pendant huit ou dix jours contre ces obstacles,
profitant des différentes variations pour m'élever
à l'ouest , et gagner enfin la longitude sur laquelle
je m'étais proposé d'arriver.
Les pluies et les orages furent presque conti-
nuels : l'humidité était extrême dans nos entre-
ponts; toutes les bardes des matelots étaient mouil-
lées , et je craignais beaucoup que le scorbut ne
256 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
fût la suite de ce contre-temps ; mais nous n'a-
vions plus que quelques degrés à parcourir pour
parvenir au méridien que je voulais atteindre :
j'y arrivai le 27 octobre. Nous n'eûmes d'autre in-
dice de terre que deux espèces de coulons-chauds ^
qui furent pris à bord de Ustrolabe; mais ils
étaient si maigres qu'il nous parut très possible qu'ils
se fussent égarés sur les mers depuis long-temps,
et ils pouvaient venir des îles Sandwich, dont
nous n'étions éloignés que de cent vingt lieues.
L'île Nostra-Segnora-de-la-Gorta étant portée sur
ma carte espagnole 45 minutes plus au sud , et
4 degrés plus à l'ouest que sur la carte de l'amiral
Anson, je dirigeai ma route dans le dessein de
passer sur ce second point, et je ne fus pas plus
heureux. Les vents d'ouest continuant toujours à
souffler dans ces parages, je cherchai à me rap-
procher du tropique pour trouver enfin les vents
alises qui devaient nous conduire en Asie, et dont
la température me paraissait plus propre à main-
tenir la bonne santé de nos équipages. Nous n'a-
vions encore aucun malade; mais notre voyage ,
quoique déjà très long, était à peine commencé,
relativement à l'espace immense qui nous restait
à parcourir. Si le vaste plan de notre navigation
n'effrayait personne , nos voiles et nos agrès nous
" Ce sont des oiseaux de rivage plus particulièrement connus
sous le nom d'aloueltes de mer.
LA PÉROUSE. 257
avertissaient chaque jour que nous tenions cons-
tamment la mer depuis seize mois. A chaque ins-
tant nos manœuvres se rompaient, et nos voiliers
ne pouvaient suffire à réparer des toiles qui étaient
presque entièrement usées. Nous avions à la vé-
rité des rechanges à bord , mais la longueur pro-
jetée de notre voyage exigeait la plus sévère éco-
nomie. Près de la moitié de nos cordages était
déjà hors de service, et nous étions bien loin d'être
à la moitié de notre navigation.
Le 3 novembre , par 24 degrés 4 minutes de la-
titude nord, et 165 degrés 2 minutes de longitude
occidentale, nous fûmes environnés d'oiseaux du
genre des fous , des frégates et des hirondelles de
mer, qui généralement s'éloignent peu de terre :
nous naviguâmes avec plus de précaution , faisant
petites voiles la nuit; et le 4 novembre au soir nous
eûmes connaissance d'une île qui nous restait à
quatre ou cinq lieues dans l'ouest. Elle paraissait
peu considérable , mais nous nous flattions qu'elle
n'était pas seule.
Je fis signal de tenir le vent et de rester bord
sur bord toute la nuit , attendant le jour avec la
plus vive impatience pour continuer notre décou-
verte. A cinq heures du matin , le 5 novembre ,
nous n'étions qu'à trois lieues de l'île, et j'arrivai
vent arrière pour la reconnaître.
Cette île, très petite, n'est en quelque sorte
XII. 17
2-38 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
i[u'un rocher de cinq cents toises environ de lon-
gueur, et tout au plus de soixante d'élévation :
on n'y voit pas un seul arbre, mais il y a beaucoup
d'herbe vers le sommet. Le roc nu est couvert
de fiente 4'oiseaux , et paraît blanc , ce qui le fait
contraster avec différentes taches rouges sur les-
quelles riierbe n'a point poussé. J'en approchai à
un tiers de lieue; les bords étaient à pic comme
un mur, et la mer brisait partout avec force : ainsi
il ne fut pas possible de songer à y débarquer.
INous avons presque entièrement fait le tour de
cette île. Sa latitude et sa longitude sont 23 de-
grés 34 minutes nord, et 166 degrés 52 minutes
à l'occident de Paris : je l'ai nommée île Necker '.
Si sa stérilité la rend peu importante, sa position
précise devient très intéressante aux navigateurs
auxquels elle pourrait devenir funeste. Il m'a paru
évident que l'île INecker n'est plus aujourd'hui que
le sommet, ou en quelque sorte le noyau d'une
île beaucoup plus considérable que la mer a mi-
née peu à peu, parce qu'elle était vraisemblable-
ment composée d'une substance tendre ou disso-
luble; mais le rocher qu'on aperçoit aujourd'hui
est très dur : il bravera pendant bien des siècles la
lime du temps et les efforts de la mer.
Nous avions une si belle nuit que je crus pou-
voir faire route. Vers une heure et demie du matin
^ Cette flécou verte appartient exclusivement à La Pérouse.
LA PÉROUSE. 259
nous aperçûmes des brisans à deux encablures de
l'avant de notre frégate : la mer était si belle, qu'ils
ne faisaient presque pas de bruit et ne déferlaient
que de loin en loin et très peu. L Astrolabe en eut
connaissance en même temps : ce bâtiment en était
un peu plus éloigné que la Boussole. Nous revîn-
mes à l'instant l'un et l'autre sur bâbord , le cap
au sud-sud-est; et comme la frégate fit du chemin
pendant cette manœuvre, je ne crois pas qu'on
puisse estimer à plus d'une encablure la distance
où nous avons été de ces brisans. Nous venions
d'échapper au danger le plus imminent où des
navigateurs aient pu se trouver, et je dois à mon
équipage la justice de dire qu'il n'y a jamais eu , en
pareille circonstance , moins de désordre et de
confusion : la moindre négligence dans l'exécution
des manœuvres que nous avions à faire pour nous
éloigner des brisans eût nécessairement entraîné
notre perte. Nous aperçûmes pendant près d'une
heure la continuation de ces brisans ; mais ils s'é-
loignaient dans l'ouest, et à trois heures on les
avait perdus de vue. Je continuai cependant la bor-
dée du sud-sud-est jusqu'au jour. Il fut très beau et
très clair, et nous n'eûmes connaissance d'aucun
brisant, quoique nous n'eussions fait que cinq
lieues depuis le moment où nous avions changé de
route.
Je suis persuadé que si nous n'avions p,)s re-
260 VOYAGES AUTOUIi DU MOx\DE.
connu plus particulièrement cette vigie, elle aurait
laissé beaucoup de doutes sur la réalité de son
existence; mais il ne suffisait pas d'en être cer-
tain et d'avoir échappé au danger, je voulais en-
core que les navigateurs n'y fussent plus exposés :
en conséquence , à la pointe du jour, je fis signal
de virer de bord pour la retrouver. Nous en eûnaes
connaissance à huit heures du matin dans le nord-
nord-ouest. Je forçai de voiles pour en approcher,
et bientôt nous aperçûmes un îlot ou rocher
fendu de cinquante toises au plus de diamètre , et
de vingt ou vingt-cinq d'élévation. Il était placé
sur l'extrémité nord-ouest de cette batture , dont
la pointe du sud-est, sur laquelle nous avions été
si près de nous perdre , s'étendait à plus de quatre
lieues dans cette aire de vent. Entre l'îlot et les
brisans du sud-est nous vîmes trois bancs de sable
qui n'étaient pas élevés de quatre pieds au-dessus
du niveau de la mer. Ils étaient séparés entre eux
par une espèce d'eau verdâtre qui ne paraissait
pas avoir une brasse de profondeur; des rochers
à fleur d'eau, sur lesquels la mer brisait avec force ,
entouraient cet écueil, comme un cercle de dia-
mans entoure un médaillon , et le garantissaient
ainsi des fureurs de la mer. INous le côtoyâmes à
moins d'une lieue de distance dans la partie de
l'est , et dans celles du sud et de l'ouest. Il ne nous
jx?sta d'incertitude que pour la partie du nord qui
LA PÉROUSE. 261
n'avait pu être aperçue que du haut des mâts et
à vue d'oiseau : ainsi il est possible qu'elle soit
beaucoup plus étendue que nous ne l'avons jugé ;
mais sa longueur, du sud-est au nord-ouest, ou
depuis l'extrémité des brisans qui avaient failli
nous être si funestes jusqu'à l'îlot, est de quatre
lieues. La position géographique de cet îlot , qui
est le seul endroit apparent, est par 23 degrés
45 minutes de latitude nord, et 168 degrés 10
minutes de longitude occidentale; il est distant de
vingt-trois lieues, à Fouest-quart-nord-ouest , de
l'île Necker : il ne faut pas perdre de vue que la
pointe de l'est en est à quatre lieues plus près. J'ai
nommé cet écueil Basse des Frégates françaises ,
parce qu'il s'en est fallu de très peu qu'il n'ait été
le dernier terme de notre voyage.
Ayant déterminé avec toute la précision dont
nous étions capables la position géographique de
cette basse , je dirigeai ma route à l'ouest-sud-ouest.
J'avais remarqué que tous les nuages paraissaient
s'amonceler dans cette aire de vent , et je me flat-
tais d'y trouver enfin une terre de quelque impor-
tance. Une grosse houle qui venait de l'ouest-nord-
ouest me faisait présumer qu'il n'y avait point d'île
au nord , et j'avais de la peine à me persuader que
l'île INecker et la Basse des Frégates françaises ne
précédassent pas un archipel peut-être habité, ou
au moins habitable; mais mes conjectures ne se
202 VOYxVGES AUTOUU DU MONDE,
réalisèrent pas; bientôt les oiseaux disparurent,
et nous perdîmes tout espoir de rien rencontrer.
Je ne changeai pas le plan que je m'étais fait de
couper la route du capitaine Clerke au 179*" degré
de longitude orientale , et j'atteignis ce point le
16 novembre; mais, quoiqu'au sud du tropique
de plus de deux degrés, nous ne trouvâmes pas ces
vents alises qui dans l'océan Atlantique n'éprouvent
par cette latitude que des variations légères et mo-
mentanées ; et dans un espace de plus de huit cents
lieues, jusqu'aux environs des Mariannes , nous
avons suivi le parallèle de 20 degrés avec des vents
presque aussi variables que ceux qu'on éprouve
aux mois de juin et juillet sur les côtes de France.
La marche régulièrement variable des vents dans
cette saison et par cette latitude me paraît contre-
dire l'opinion de ceux qui expliquent la constance
et la régularité des vents entre les tropiques par
le mouvement de rotation de la terre. Il est assez
extraordinaire que, sur la plus vaste mer du globe,
sur un espace où la réaction des terres ne peut
avoir aucune influence, nous ayons éprouvé des
vents variables pendant près de deux mois, et que
ce ne soit qu'aux environs des Mariannes que les
vents se soient fixés à l'est ^ Quoique nous n'ayons
î Si la cause des vents alises est incertaine, la connaissance de
leur existence et de l'époque à laquelle ils régnent n'en est pas
moins infiniment utile aux navigateurs. Ce ne sera qu'après avoir
LA PÉROLISE. 263
sillonné qu'une seule route sur cet océan ^ ce n'est
pas un fait entièrement isolé , parce que notre
traversée a duré près de deux mois. Je conviens
cependant qu'on ne doit pas en conclure que la
zone comprise entre le tropique du nord et le
19^ degré n'est pas dans la ligne des vents alises aux
mois de novembre et de décembre : une seule na-
vigation ne suffit pas pour changer ainsi les opi-
nions reçues; mais on peut assurer que les lois
sur lesquelles elles se fondent ne sont pas si géné-
rales, qu'elles ne souffrent beaucoup d'exceptions,
et qu'elles ne se refusent conséquemment aux
explications de ceux qui croient avoir deviné tous
les secrets de la nature.
Nous eûmes connaissance des îles Mariannes le
14 décembre. J'avais dirigé ma route dans le des-
sein de passer entre l'île de la Mira et les îles Déserte
et des Jardins, mais leurs noms oiseux occupent sur
les cartes des espaces où il n'y eut jamais de terre,
et trompent ainsi les navigateurs qui les rencontre-
ront peut-être un jour à plusieurs degrés au nord
ou au sud. L'île de l'Assomption elle-même , qui
fait partie d'un groupe d'îles si connues , sur les-
quelles nous avons une histoire en plusieurs volu-
mes , est placée sur la carte des jésuites , copiée
traversé la mer du Sud dans toutes les saisons, et à plusieurs re-
prises, qu'on pourra établir une rèj^le sûre. Néanmoins les voya-
}{os connus jusqu'à ce jour prouvent que les vents de la partie de
Test régnent sur les mers désignées par La Pérouse.
264 VOYAGES AUTOUR OU MONDE,
par tous les géographes , 30 minutes trop au nord.
Sa véritable position est par 19 degrés 45 minutes
de latitude nord, et 143 degrés 15 minutes de
longitude orientale.
Comme nous avons relevé du mouillage les
Mangs 28 degrés ouest à environ cinq lieues, nous
avons reconnu que les trois rochers de ce nom
sont aussi placés 30 minutes trop au nord ; et il est
à peu près certain que la même erreur existe pour
Uracas, la dernière des îles Mariannes, dont l'ar-
chipel ne s'étendrait que jusqu'à 20 degrés 20 mi-
nutes de latitude nord. I^es jésuites ont assez bien
estimé leurs distances entre elles , mais ils ont fait
à cet égard de très mauvaises observations astro-
nomiques. Ils n'ont pas jugé plus heureusement
de la grandeur de l'Assomption , car il est probable
qu'ils n'avaient d'autre méthode que leur estime.
Ils lui attribuent six lieues de circonférence : les
angles que nous avons pris la réduisent à la moitié,
et le point le plus élevé est à environ deux cents
toises au-dessus du niveau de la mer. L'imagination
la plus vive se peindrait difficilement un lieu plus
horrible : l'aspect le plus ordinaire, après une aussi
longue traversée , nous eût paru ravissant ; mais un
cône parfait, dont le pourtour, jusqu'à quarante
toises au-dessus du niveau de la mer, était aussi
noir que du charbon, ne pouvait qu'affliger notre
vue , en trompant nos espérances ; car depuis plu-
LA PÉROUSE. 265
sieurs semaines nous nous entretenions des tortues
et des cocos que nous nous flattions de trouver
sur une des îles Mariannes.
Nous apercevions, à la vérité, quelques cocotiers,
qui occupent à peine la quinziènae partie de la
circonférence de l'île , sur une profondeur de
quarante toises, et qui étaient tapis, en quelque
sorte ^ à i'abri des vents d'est : c'est le seul endroit
où il soit possible aux vaisseaux de mouiller. L'As-
trolabe avait gagné ce mouillage ; j'avais aussi laissé
tomber l'ancre à une portée de pistolet de cette
frégate; mais, ayant chassé une demi-encàblure ,
nous perdîmes fond, et fûmes obligés de la rele-
ver avec cent brasses de câble, et de courir deux
bords pour rapprocher la terre. Ce petit malheur
m'affligea peu, parce que je voyais que l'île ne
méritait pas un long séjour. Mon canot était à terre,
commandé par M. Boutin, lieutenant de vaisseau,
ainsi que celui de l'Astrolabe, dans lequel M. de
Langle s'était embarqué lui-même, avec MM. La-
martinière, Vaujuas, Prévost et le père Receveur.
J'avais observé , à l'aide de ma lunette , qu'ils
avaient eu beaucoup de peine à débarquer : la mer
brisait partout, et ils avaient profité d'un intervalle
en se jetant à l'eau jusqu'au cou. Ma crainte était
que le rembarquement ne fût encore plus difficile,
la lame pouvant augmenter d'un instant à l'autre :
c'était désormais le seul événement qui pût m'y
266 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
faire mouiller, car nous étions tous aussi pressés
d'en partir que nous avions été ardens à désirer
d'y arriver.
Heureusement , à deux heures, je vis revenir nos
canots , et l'Astrolabe mit sous voile. M. Boutin me
rapporta que l'ile était mille fois plus horrible
qu'elle ne le paraissait d'un quart de lieue. La lave
qui a coulé a formé des ravins et des précipices,
bordés de quelques cocotiers rabougris, très clair-
semés, et entremêlés de lianes et d'un petit nombre
de plantes, entre lesquelles il est presque impos-
sible de faire cent toises en une heure. Quinze ou
seize personnes furent employées depuis neuf heures
du matin jusqu'à midi pour porter aux deux canots
environ cent noix de coco , qu'elles n'avaient que
la peine de ramasser sous les arbres ; mais l'extrême
difficulté consistait à les porter sur le bord de la
mer, quoique la distance fût très petite. La lave
sortie d'un cratère s'est emparée de tout le pour-
tour du cône, jusqu'à une lisière d'environ qua-
rante toises vers la mer. Le sommet paraît en quel-
que sorte comme vitrifié, mais d'un verre noir et
couleur de suie. JNous n'avons jamais aperçu le
haut de ce sommet: il est toujours resté coiffé d'un
nuage; mais, quoique nous ne l'ayons pas vu fumer,
l'odeur de soufre qu'il répandait jusqu'à une demi-
lieue en mer m'a fait soupçonner qu'il n'était pas
entièrement éteint, et qu'il était possible que sa
LA PÉUOUSE. 2é7
dernière éruption ne fût pas ancienne, car il ne
paraissait aucune trace de décomposition sur la
lave du milieu de la montagne.
Tout annonçait qu'aucune créature humaine, au-
cun quadrupède, n'avait jamais été assez malheu-
reux pour n'avoir que cet asile , sur lequel nous
n'aperçûmes que des crabes de la plus grande es-
pèce, qui seraient très dangereux la nuit si l'on
s'abandonnait au sommeil. On en rapporta un à
bord. 11 est vraisemblable que ce crustacé a chassé
de l'île les oiseaiux de mer, qui pondent toujours à
terre, et dont les œufs auront été dévorés. Nous
ne vîmes au mouillage que trois ou quatre fous ;
mais lorsque nous approchâmes des Mangs, nos
vaisseaux furent environnés d'une quantité innom-
brable d'oiseaux. M. de Langle tua sur l'île de l'As-
somption un oiseau noir, ressemblant à un merle,
qui n'augmenta pas notre collection, parce qu'il
tomba dans un précipice. Nos naturalistes y trou-
vèrent, dans le creux des rochers, de très belles
coquilles. M. de la Martinière fit une ample mois-
son de plantes , et rapporta à bord trois ou quatre
espèces de bananiers , que je n'avais jamais vues
dans aucun pays. Nous n'aperçûmes d'autres pois-
sons qu'une carangue rouge, de petits requins , et
un serpent de mer qui pouvait avoir trois pieds
de longueur sur trois pouces de diamètre. Les cent
noix de coco, et le petit nombie d'objets d'his-
268 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
toire naturelle que nous avions si rapidement dé-
robés à ce volcan , car c'est le vrai noni de l'île ,
avaient exposé nos canots et nos équipages à d'assez
grands dangers. M. Boutin , obligé de se jeter à la
mer pour débarquer et se rembarquer, avait eu
plusieurs blessures aux mains; il avait été forcé de
les appuyer contre les roches tranchantes dont l'île
est bordée. M. de Langle avait aussi couru quel-
ques risques ; mais ils sont inséparables de tous les
débarquemens dans des îles aussi petites, et sur-
tout d'une forme aussi ronde : la mer, qui vient du
vent, glisse sur la côte , et forme sur tous les points
un ressac qui rend le débarquement très dange-
reux.
Heureusement nous avions assez d'eau pour nous
rendre à la Chine; car il eût été difficile d'en pren-
dre à l'Assomption , si toutefois il y en a sur cette
île : nos voyageurs n'en avaient aperçu que dans
le creux de quelques rochers, où elle se conservait
comme dans un vase, et le plus considérable n'en
contenait pas six bouteilles.
A trois heures, l'Astrolabe ayant mis sous voile,
nous continuâmes notre route à l'ouest-quart-nord-
ouest, prolongeant, à trois ou quatre lieues, les
Mangs qui nous restaient au nord-est-quart-nord.
J'aurais bien désiré pouvoir déterminer la position
d'Uracas, la plus septentrionale des îles Mariannes;
mais il fallait perdre une nuit , et j'étais pressé d'at-
LA PÉROUSE. 269
teindre la Chine , dans la crainte que les vaisseaux
d'Europe n'en fussent partis avant notre arrivée.
Je souhaitais ardemment faire parvenir en France
les détails de nos travaux sur la côte de l'Amé-
rique , ainsi que la relation de notre voyage jusqu'à
Macao; et pour ne pas perdre un instant, je fis
route toutes voiles dehors.
Les deux frégates furent environnées pendant la
nuit d'une innombrable quantité d'oiseaux, lesquels
me parurent être des habitans des Mangs et d'Ura-
cas, qui ne sont que des rochers. 11 est évident que
ces oiseaux ne s'en éloignent que sous le vent ; car
nous n'en avons presque point vu dans l'est des
Mariannes , et ils nous ont accompagnés cinquante
lieues dans l'ouest. Le plus grand nombre étaient
des espèces de frégates et de fous, avec quelques
goélands , des hirondelles de mer et des paille-en-
queue, ou oiseaux du tropique. Les brises furent
fortes dans le canal qui sépare les Mariannes des
Philippines ; la mer très grosse et les courans nous
portèrent^constamment au sud : leur vitesse peut
être évaluée à un demi-nœud par heure.
Le 28 décembre nous eûmes connaissance des
îles Bashées ^ dont l'amiral Byron a donné une
détermination en longitude qui n'est point exacte.
Celle du capitaine Wallis approche plus de la vé-
« Iles Bashées ou Bachi, ainsi nommées par Guillaume Dampier,
du nom d'une liqueur enivrante qu'on y boil abondamment.
270 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
rite. Nous passâmes à une lieue des deux rochers
qui sont le plus au nord. Ils doivent être appelés
îlots , malgré l'autorité de Dampier, parce que le
moins gros a une demi-lieue de tour ; et quoiqu'il
ne soit point boisé , on aperçoit beaucoup d'herbes
du côté de l'est. La longitude orientale de cet îlot
est par 119 degrés 41 minutes, et sa latitude nord
par 21 degrés 9 minutes 13 secondes. Je ne me
proposai pas de relâcher à ces îles , les Bashées
ayant déjà été visitées plusieurs fois , et rien ne
pouvant nous y intéresser. Après en avoir déter-
miné la position , je continuai donc ma route vers
la Chine , et le 1^' janvier 1787, je trouvai fond par
soixante brasses. Le lendemain nous fûmes envi-
ronnés d'un très grand nombre de bateaux pêcheurs
qui tenaient la mer par un très mauvais temps : ils
ne purent faire aucune attention à nous. Le genre
de leur pêche ne permet pas qu'ils se détournent
pour accoster les vaivSseaux : ils draguent sur le
fond avec des filets extrêmement longs , et qu'on ne
pourrait pas lever en deux heures.
Le 2 janvier nous eûmes connaissance de la
Pierre-Blanche. Nous mouillâmes le soir au nord
de l'île Ling-ting , et le lendemain dans la rade de
Macao : nous avions pris des pilotes chinois en
dedans de l'île Lamma.
LA PÉROOSE. 271
§ 14.
Arrivée à Macao. Séjour dans la rade du Typa. Description de
Macao. Son gouvernement. Sa population. Ses rapports avec
les Chinois. Départ de Macao. Altérage sur l'ile de Luçon. Des-
cription du village de 3Iarivelle ou Mirabelle. Nous entrons dans
la baie de Manille par la passe du Sud. Mouillage à Cavité.
Les Chinois qui nous avaient pilotés devant Ma-
cao refusèrent de nous conduire au mouillage du
Typa : ils montrèrent le plus grand empressement
de s'en aller avec leurs bateaux , et nous avons ap-
pris depuis que , s'ils avaient été aperçus , le man-
darin de Macao aurait exigé de chacun d'eux la
moitié de la somme qu'ils avaient reçue. Ces sortes
de contributions sont assez ordinairement précé-
dées de plusieurs volées de coups de bâton. Ce
peuple , dont les lois sont si vantées en Europe ,
est peut-être le plus malheureux , le plus vexé et
le plus arbitrairement gouverné qu'il y ait sur la
terre, si toutefois on peut juger du gouvernement
chinois par le despotisme du mandarin de Macao.
Le temps, qui était très couvert, nous avait em-
pêchés de distinguer la ville. Il s'éclaircit à midi,
et nous la relevâmes à l'ouest un degré sud à en-
viron trois lieues. J'envoyai à terre un canot , com-
mandé par M. Boulin , pour prévenir le gouver-
neur de notre arrivée, et hii annoncer que nous
272 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
nous proposions de faire quelque séjour dans la
rade, afin d'y rafraîchir et d'y reposer nos équi-
pages. M. Bernardo Alexis de Lemos, gouverneur
de Macao , reçut cet officier de la manière la plus
obligeante. 11 nous offrit tous les secours qui dé-
pendaient de lui , et il envoya sur-le-champ un pi-
lote more pour nous conduire au mouillage du
Typa : nous appareillâmes le lendemain à la pointe
du jour, et nous laissâmes tomber l'ancre devant
la ville de Macao.
Nous mouillâmes à côté d'une flûte française qui
venait de Manille; elle était destinée à naviguer sur
les côtes de l'est , et à y protéger notre commerce.
Nous eûmes donc enfin , après dix-huit mois , le
plaisir de rencontrer, non-seulement des compa-
triotes, mais même des camarades et des connais-
sances. M. de Richery, commandant du navire, avait
accompagné la veille le pilote more , et nous avait
apporté une quantité très considérable de fruits,
de légumes, de viande fraîche, et généralement
tout ce qu'il avait supposé pouvoir être agréable à
des navigateurs après une longue traversée.
Mon premier soin , après avoir affourché la fré-
gate , fut de descendre à terre avec M. de Langle ,
pour remercier le gouverneur de l'accueil obli-
geant qu'il avait fait à M. Boutin , et lui demander
la permission d'avoir un établissement à terre, afin
d'y dresser un observatoire, et de faire reposer
LA PÉROLSE. 27r>
M. Dagelet, que la traversée avait beaucoup fati-
gué, ainsi que M. Rollin, notre chirurgien-major,
qui , après nous avoir garantis du scorbut et de
toutes les autres maladies, par ses soins et ses con-
seils, aurait lui-même succombé aux fatigues de
notre longue navigation, si notre arrivée eût été
retardée de huit jours.
M. de Lémos nous reçut comme des compa-
triotes. Toutes les permissions furent accordées
avec une honnêteté que les expressions ne peuvent
rendre; sa maison nous fut offerte, et comme il
ne parlait pas français, son épouse, jeune portu-
gaise de Lisbonne , lui servait d'interprète. Elle
ajoutait aux réponses de son mari une grâce, une
amabilité qui lui étaient particulières, et que des
voyageurs ne peuvent se flatter de rencontrer que
très rarement dans les principales villes de l'Europe.
Comme on est aussi éloigné de la Chine à Ma-
cao qu'en Europe , par l'extrême difficulté de pé-
nétrer dans cet empire, je n'imiterai pas les voya-
geurs qui en ont parlé sans avoir pu le connaître;
et je me bornerai à décrire les rapports des Euro-
péens avec les Chinois , l'extrême humiliation qu'ils
y éprouvent, la faible protection qu'ils peuvent
retirer de l'établissement portugais sur la côte de
la Chine, l'importance enfin dont pourrait être la
ville de Macao pour une nation qui se conduirait
avec justice, mais avec fermeté et dignité, contre
XII 18
274 VOYAGES ALTOLR DU MONDU
le gouvernement peut-être le plus injuste , le plus
oppresseur, et en même temps le plus lâche qui
existe dans le monde K
Les Chinois font avec les Européens un com-
merce de cinquante millions, dont les deux cin-
quièmes sont soldés en argent , le reste en draps
anglais , en câlin de Batavia ou de Malac, en coton
de Surate ou du Bengale, en opium de Patna, en
bois de sandal , et en poivre de la côte de Malabar.
On apporte aussi d'Europe quelques objets de luxe,
comme glaces de la plus grande dimension , mon-
tres de Genève , corail , perles fines ; mais ces der-
niers articles doivent à peine être comptés, et ne
peuvent être vendus avec quelque avantage qu'en
très petite quantité. On ne rapporte en échange
de toutes ces richesses que du thé vert ou noir,
avec quelques caisses de soie écrue pour les manu-
factures européennes; car je compte pour rien les
porcelaines qui lestent les vaisseaux, et les étoffes
de soie qui ne procurent presque aucun bénéfice.
Aucune nation ue fait certainement un commerce
aussi avantageux avec les étrangers, et il n'en est
point cependant qui impose des conditions aussi
dures , qui multiplie avec plus d'audace les vexa-
tions, les gènes de toute espèce : il ne se boit pas
' 11 est encore à peu près le même; seulement la Compagnie an-
rçlaise des Indes est parvenue à lui imposer, du moins à le ren-
dre un peu plus trailable à Canton.
LA PÉROUSE. 275
une tasse de thé en Europe qui n'ait coûté une hu-
miliation à ceux qui l'ont acheté à Canton , qui
l'ont embarqué, et ont sillonné la moitié du globe
pour apporter cette feuille dans nos marchés.
11 m'est impossible de ne pas rapporter qu'un
canonnier anglais, faisant un salut par ordre de
son capitaine, tua, il y a deux ans, un pécheur
chinois dans un champan qui était venu impru-
demment se placer sous la volée de son canon et
qu'il ne pouvait apercevoir. Le santoq ou gouver-
neur de Canton réclama le canonnier, et ne l'obtint
enfin qu'en promettant qu'il ne lui serait fait au-
cun mal, ajoutant qu'il n'était pas assez injuste
pour punir un homicide involontaire. Sur cette
assurance , ce malheureux lui fut livré , et deux
heures après il était pendu. L'honneyr national eût
exigé une vengeance prompte et éclatante, mais
des bàtimens marchands n'en avaient pas les
moyens; et les capitaines de ces navires, accou-
tumés à l'exactitude, à la bonne foi et à la modé-
ration qui ne compromet pas les fonds des com-
mettans, ne purent entreprendre une résistance
généreuse qui aurait occasioné une perte de
quarante millions à la Compagnie dont les vais-
seaux seraient revenus à vide.
Les Portugais ont encore plus que tous les autres
peuples à se plaindre des Chinois : on sait à quel
titre respectable ils sont possesseurs de Macao. Le
276 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
don de remplacement de cette ville est un monument
de la reconnaissance de Tempereur Camhy : elle
fut donnée aux Portugais pour avoir détruit, dans
les îles de Canton , les pirates qui infestaient les
mers et ravageaient toutes les côtes de la Chine. C'est
une vaine déclamation d'attribuer la perte de leurs
privilèges à Tabus qu'ils en ont fait : leurs crimes
sont dans la faiblesse de leur gouvernement. Cha-
que jour les Chinois leur ont fait de nouvelles in-
jures , à chaque instant ils ont annoncé de nouvelles
prétentions : le gouvernement portugais n'y a ja-
mais opposé la moindre résistance, et cette place,
d'où une nation européenne qui aurait un peu
d'énergie imposerait à l'empereur de la Chine ,
n'est plus en quelque sorte qu'une ville chinoise ,
dans laquelle les Portugais sont soufferts, quoi-
qu'ils aient le droit incontestable d'y commander
et les moyens de s'y faire craindre, s'ils y entrete-
naient seulement une garnison de deux mille Eu-
ropéens, avec deux frégates, quelques corvettes et
une galiote à bombes.
Macao, situé à l'embouchure du Tigre, peut
recevoir dans sa rade, à l'entrée du Typa, des
vaisseaux de soixante-quatre canons, et dans son
port, qui est sous la ville et communique avec la
rivière en remontant dans l'est, des vaisseaux de
sept à huit cents tonneaux à moitié chargés. Sa la-
titude nord est de 22 degrés 1 2 minutes 40 secondes,
LA PÉROUSE. 277
et sa longitude orientale de 1 1 1 degrés 19 minutes
30 secondes.
L'entrée de ce port est défendue par une forte-
resse à deux batteries, qu'il faut ranger en entrant
à une portée de pistolet. Trois petits forts, dont
deux armés de douze canons et un de six , garantis-
sent la partie méridionale de la ville de toute en-
treprise chinoise. Ces fortifications, qui sont dans
le plus mauvais état, seraient peu redoutables à
des Européens ; mais elles peuvent imposer à toutes
les forces maritimes des Chinois. Il y a de plus
une montagne qui domine la plage et sur laquelle
un détachement pourrait soutenir un très long
siège. Les Portugais de Macao , plus religieux que
militaires , ont bâti une église sur les ruines d'un
fort qui couronnait cette montagne et formait un
poste inexpugnable.
Le côté de terre est défendu par deux forteres-
ses : Tune est armée de quarante canons et peut
contenir mille hommes de garnison. Elle a une
citerne , deux sources d'eau vive , et des casemates
pour renfermer les munitions de guerre et de bou-
che. L'autre forteresse, sur laquelle on compte trente
canons , ne peut comporter plus de trois cents
liommes ; elle a une source qui est très abondante
et ne tarit jamais. Ces deux citadelles commandent
tout le pays. Les limites portugaises s'étendent à
peine à une lieue de distance de la ville. Elles sont
278 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
bordées d'une muraille gardée par un mandarin
avec quelques soldats. Ce mandarin est le vrai gou-
verneur de Macao , celui auquel obéissent les
Chinois. Il n'a pas le droit de coucher dans l'en-
ceinte des limites, mais il peut visiter la place
et même les fortifications , inspecter les doua-
nes, etc. Dans ces occasions, les Portugais lui doi-
vent un salut de cinq coups de canon ; mais aucun
Européen ne peut faire un pas sur le territoire
chinois au-delà de la muraille. Une imprudence le
mettrait à la discrétion des Chinois qui pourraient,
ou le retenir prisonnier, ou exiger de lui une grosse
somme : quelques officiers de nos frégates s'y sont
cependant exposés, et cette petite légèreté n'a eu
aucune suite fâcheuse.
La population entière de Macao peut être évaluée
à vingt mille âmes , dont cent Portugais de nais-
sance, sur deux mille métis ou Portugais indiens;
autant d'esclaves cafres qui leur servent de domes-
tiques; le reste est Chinois, et s'occupe du com-
merce et de différens métiers qui rendent ces
mêmes Portugais tributaires de leur industrie.
Ceux-ci, quoique presque tous mulâtres, se croi-
raient déshonorés s'ils exerçaient quelque art mé-
canique et faisaient ainsi subsister leur famille ;
mais leur amour-propre niest pas révolté de solli-
citer sans cesse et avec importunité la charité des
passans.
LA PÉROnSE. 27D
Le vice-roi de Goa nomme à toutes les places
civiles et militaires de Macao. Le gouverneur est
de son choix, ainsi que tous les sénateurs qui par-
tagent l'autorité civile : la garnison est de cent
quatre-vingts cipayes indiens et cent vingt hommes
de milice. Le service de cette garde consiste à faire
la nuit des patrouilles : les soldats sont armés de
bâtons, l'officier seul a droit d'avoir une épée; mais,
dans aucun cas, il ne peut en faire usage contre un
Chinois. Si un voleur de cette nation est surpris
enfonçant une porte, ou enlevant quelque effet, il
faut l'arrêter avec la plus grande précaution; et si
le soldat, en se défendant contre le voleur, a le
malheur de le tuer , il est livré au gouverneur chi-
nois, et pendu au milieu de la place du marché ,
en présence de cette même garde dont il faisait
partie, d'un magistrat portugais et de deux man-
darins chinois qui, après l'exécution, sont salués
du canon en sortant de la ville, ainsi qu'ils l'ont été
en y entrant; mais si au contraire un Chinois tue
un Portugais, il est remis entre les mains des juges
de sa nation, qui, après l'avoir spolié, font sem-
blant de remplir les autres formalités de, la justice,
mais le laissent s'évader, très indifférens sur les
réclamations qui leur sont faites , et qui n'ont jamais
été suivies d'aucune satisfaction.
Les Portugais ont fait, dans ces derniers temps,
un acte de vigueur qui sera gravé sur l'airain dans
280 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
les fastes du sénat. Un cipaye ayant tué un Chi-
nois, ils le firent fusiller eux-mêmes, en présence
des mandarins, et refusèrent de soumettre la dé-
cision de cette affaire au jugement des Chinois.
Le sénat de Macao est composé du gouverneur,
qui en est le président, et de trois vereadores , qui
sont les vérificateurs des finances de la ville , dont
les revenus consistent dans les droits imposés sur
les marchandises qui entrent à Macao, par les seuls
vaisseaux portugais. Ils sont si peu éclairés, qu'ils
ne permettraient à aucune autre nation de débar-
quer des effets de commerce dans leur ville , en
payant les droits établis, comme s'ils craignaient
d'augmenter le revenu de leur fisc , et de diminuer
celui des Chinois à Canton.
Il est certain que, si le port de Macao devenait
franc , et si cette ville avait une garnison qui pût
assurer les propriétés commerciales qu'on y dépo-
serait, les revenus des douanes seraient doublés,
et suffiraient sans doute à tous les frai^ de gou-
vernement; mais un petit intérêt particulier s'op-
pose à un arrangement que la saine raison prescrit.
Le vice-roi de Goa vend aux négocians des diffé-
rentes nations qui font le commerce d'Inde en Inde
des commissions portugaises. Ces mêmes armateurs
font au sénat de Macao quelques présens , suivant
l'importance de leur expédition ; et ce motif mer-
cantile est un obstacle peut-être invincible à l'éta-
LA PÉROUSE. 281
bllssement d'une franchise qui rendrait Macao une
des villes les plus florissantes de l'Asie , et cent
fois supérieure à Goa , qui ne sera jamais d'aucune
utilité à sa métropole.
Après les trois vereadores dont j'ai parlé , viennent
deux juges des orphelins, chargés des biens vacans,
de l'exécution des testamens , de la nomination
des tuteurs et curateurs , et généralement de toutes
les discussions relatives aux successions : on peut
appeler de leur sentence à Goa.
Les autres causes civiles ou criminelles sont at-
tribuées aussi, en première instance, à deux séna-
teurs nommés juges. Un trésorier reçoit le produit
des douanes, et paie, sur les ordonnances du sénat,
les appointemens et les différentes dépenses, qui ne
peuvent cependant être ordonnancées que par le
vice-roi de Goa si elles excèdent trois mille piastres.
La magistrature la plus importante est celle du
procureur de la ville. Il est intermédiaire entre le
gouvernement portugais et le gouvernement chi-
nois : il répond à tous les étrangers qui hivernent
à Macao, reçoit et fait parvenir à leur gouverne-
ment respectif les plaintes réciproques des deux
nations, dont un greffier, qui n'a point voix déli-
bérative, tient registre, ainsi que de toutes les
délibérations du conseil. Il est le seul dont la place
soit inamovible : celle du gouverneur dure trois
ans, les autres magistrats sont changés chaque
282 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
année. Un renouvellement si fréquent, qui s'oppose
à tout système suivi , n'a pas peu contribué à l'a-
néantissement des anciens droits des Portugais, et
il ne peut sans doute être maintenu que parce que
le vice-roi de Goa trouve son compte à avoir beau-
coup de places à donner ou à vendre; car les
mœurs et les usages de l'Asie permettent cette con-
jecture.
On peut appeler à Goa de tous les jugemens du
sénat : l'incapacité reconnue de ces prétendus sé-
nateurs rend cette loi extrêmement nécessaire. Les
collègues du gouverneur, homme plein de mérite*
sont des Portugais de Macao , très vains , très
orgueilleux et plus ignorans que nos magisters des
campagnes.
L'aspect de cette ville est très riant. Il reste de
son ancienne opulence plusieurs belles maisons
louées aux subrécargues des différentes compa-
gnies, qui sont obligés de passer l'hiver à Macao ,
les Chinois les forçant de quitter Canton lorsque
le dernier vaisseau de leur nation en est parti , et
ne leur permettant d'y retourner qu'avec les
vaisseaux qui arrivent d'Europe à la mousson sui-
vante.
Le séjour de Macao est très agréable pendant
l'hivernage, parce que les différens subrécargues
sont généralement d'un mérite distingué, très ins-
truits, et qu'ils ont un traitement assez considéra-
LA PÉROUSE. • 283
ble pour tenir une excellente maison. L'objet de
notre mission nous a valu de leur part l'accueil le
plus obligeant ; nous aurions été presque orphelins
si nous n'eussions eu que le titre de Français, notre
Compagnie n'ayant encore aucun représentant à
Macao.
Nous avions mille peaux qu'un négociant portu-
gais avait achetées neuf mille cinq cents piastres;
mais, au moment de notre départ pour Manille,
lorsqu'il fallut compter l'argent, il fit difficulté de
les recevoir, sous de vains prétextes. Gomme la
conclusion de notre marché avait éloigné tous les
autres concurrens, qui étaient retournés à Canton,
il espérait sans doute que , dans l'embarras où nous
nous trouverions , nous les céderions au prix qu'on
voudrait en donner, et nous avons lieu de soup-
çonner qu'il envoya à bord de nouveaux mar-
chands chinois, qui en offrirent une beaucoup
moindre somme ; mais , quoique nous fussions peu
accoutumés à ces manœuvres, elles étaient trop
grossièrement tissues pour n'être pas démêlées, et
nous refusâmes absolument de vendre.
Il n'y avait de difficulté que pour le débarque-
ment de nos pelleteries et leur entrepôt à Macao.
Le sénat, auquel M. Veilîard, notre consul, s'a-
dressa, refusa la permission; mais le gouverneur,
informé que c'était une propriété de nos matelots ,
employés à une expédition qui pouvait devenir
284 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
utile à tous les peuples maritimes de l'Europe ,
crut remplir les vues du gouvernement portugais
en s'écartant des règles prescrites, et se conduisit,
dans cette occasion comme dans toutes les autres ,
avec sa délicatesse ordinaire.
11 est inutile de dire que le mandarin de Macao
ne demanda rien pour notre séjour dans la rade
du Typa , qui ne fait plus partie , ainsi que les dif-
férentes îles , des possessions portugaises. Ses pré-
tentions, s'il en eût montré, eussent été rejetées
avec mépris; mais nous apprîmes qu'il avait exigé
mille piastres du comprador qui fournissait nos
vivres. Cette somme n'était pas forte relativement
à la friponnerie de ce comprador ^ , dont les comp-
tes des cinq ou six premiers jours se montèrent à
plus de trois cents piastres; mais, convaincus de
sa mauvaise foi, nous le renvoyâmes. Le commis
du munitionnaire allait chaque jour au marché ,
comme dans une ville d'Europe , acheter ce qui
était nécessaire, et la dépense totale d'un mois
entier fut moindre que celle de la première se-
maine.
11 est vraisemblable que notre économie déplut
au mandarin; mais ce fut pour nous une simple
' Tous les vaisseaux étaient approvisionnés de ce dont ils
avaient besoin par un officier appelé crompador, qui demandait
toujours un cumshau , ou fjratilication de trois cents piastres, in-
dépendamment du bénéfice qu'il pouvait faire sur les marchan-
dises fournies.
LA PÉROUSE. 285
conjecture : nous ne pouvions rien avoir à démê-
ler avec lui. Les douanes chinoises n'ont de rapport
avec les Européens que pour les articles de com-
merce qui viennent de l'intérieur de la Chine sur
des bateaux chinois, ou qui sont embarqués à Ma-
cao sur ces mêmes bateaux pour être vendus dans
l'intérieur de l'empire ; mais ce que nous achetions
à Macao pour être transporté à bord de nos fré-
gates par nos propres chaloupes , n'était sujet à
aucune visite.
Le climat de la rade du Typa est fort inégal
dans cette saison : le thermomètre variait de huit
degrés d'un jour à l'autre. Nous eûmes presque
tous la fièvre avec de gros rhumes , qui cédèrent
à la belle température de l'île de Luçon : nous l'a-
perçûmes le 15 février 1787. Nous étions partis de
Macao le 5 à huit heures du matin , avec un vent
de nord qui nous aurait permis de passer entre
les îles, si j'eusse eu un pilote ; mais , voulant épar-
gner cette dépense , qui est assez considérable , je
suivis la route ordinaire, et je passai au sud de la
grande Ladrone. Nous avions embarqué sur cha-
que frégate six matelots chinois , en remplacement
de ceux que nous avions eu le malheur de perdre
lors du naufrage de nos canots.
Ce peuple est si malheureux que, malgré les
lois de cet empire, qui défendent, sous peine de
la vie, d'en sortir, nous aurions pu enrôler en une
286 VOYAGES AUTOLR DU MONDE,
semaine deux cents hommes, si nous en eussions
eu besoin.
Les vents du nord me permirent de m'élever à
l'est, et j'aurais pris connaissance de Piedra-Blanca
s'ils n'eussent bientôt passé à l'est-sud-est. Les ren-
seignemens qu'on m'avait donnés à INIacao sur la
meilleure route à suivre jusqu'à Manille ne m'a-
vaient point appris s'il convenait mieux de passer
au nord ou au sud du banc de Patras; mais je devais
conclure de la diversité des opinions que l'une ou
l'autre de ces routes était indifférente. Les vents d'est,
qui soufflèrent avec violence , me déterminèrent à
courir au plus près, tribord amures, et à diriger ma
route sous le vent de ce banc , mal placé sur toutes
les cartes jusqu'au troisième voyage de Cook. Le
capitaine King, en ayant déterminé avec précision
la latitude, a rendu un signalé service aux navi-
gateurs qui font le cabotage de Macao à Manille.
Comme je désirais attérir sur l'ile de Luçon par
les 17 degrés de latitude , afin de passer au nord
du banc de Bulinao , je rangeai le banc de Patras
le plus près qu'il me fut possible. Nous eûmes
connaissance de l'île de Luçon le 15 février par
18 degrés 14 minutes. Nous nous flattions de n'a-
voir plus qu'à descendre la côte avec des vents de
nord-est jusqu'à l'entrée de Manille : mais les vents
de mousson ne pénétrèrent pas le long de la terre :
ils furent variables du nord-ouest au sud-ouest pen-
LA PÉHOUSE. 287
(lant plusieurs jours. Les courans portèrent aussi
au nord, et jusqu'au 19 février, nous n'avançâmes
pas d'une lieue par jour. Enfin, les vents du nord
ayant fraîchi , nous longeâmes la côte des Illocos à
deux lieues , et nous aperçûmes le port de Sainte-
Croix. Aous doublâmes, le 20, le cap Bulinao, et
relevâmes, le 21, la pointe Capones. Nous prolon-
geâmes notre bordée jusqu'au sud de l'île de Mari-
velle , et nous dirigeâmes notre route entre cette
île et celle de laMonha, et, les vents nous étant
contraires , nous prîmes alors le parti de relâcher
dans le port de Marivelle.
Comme nous manquions de bois , et que je sa-
vais qu'il est très cher à Manille, je me décidai à
passer vingt-quatre heures à Marivelle pour en
faire quelques cordes, et le lendemain , à la pointe
du jour, nous envoyâmes à terre tous les charpen-
tiers des deux frégates avec nos chaloupes. Je des-
tinai en même temps nos petits canots à sonder
la baie. Le reste de l'équipage, avec le grand canot,
fut réservé pour une partie de pèche dans l'anse
du village, qui paraissait sablonneuse et commode
pour étendre la seine ; mais c était une illusion :
nous y trouvâmes des roches et un fond si plat à
deux encablures du rivage, qu'il était impossible
(l'y pêcher. Nous ne retirâmes d'autre fruit de nos
fatigues que quelques bécasses épineuses , assez
bien conservées, que nous ajoutâmes à la collection
288 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
de nos coquilles. Vers midi, je descendis au village.
Il est composé d'environ quarante maisons cons-
truites en bambou, couvertes en feuilles, et élevées
d'environ quatre pieds au-dessus de la terre. Ces
maisons ont pour parquet de petits bambous qui
ne joignent point et qui font assez ressembler ces
cabanes à des cages d'oiseau. On y monte par une
échelle , et je ne crois pas que tous les matériaux
' d'une pareille maison, le faîtage compris, pèsent
deux cents livres.
En face de la principale rue est un grand édifice
en pierre de taille, mais presque entièrement ruiné:
on voyait cependant encore deux canons de fonte
à des fenêtres qui servaient d'embrasures.
Nous apprîmes que cette masure était la maison
du curé , l'église et le fort , mais que tous ces titres
n'avaient pas imposé aux Mores des îles méri-
dionales des Philippines, qui s'en étaient emparés
en 1780, avaient brûlé le village, incendié et dé-
truit le fort , l'église , le presbytère , avaient fait
esclaves tous les Indiens qui n'avaient pas eu le
temps de fuir, et s'étaient retirés avec leurs captifs
sans être inquiétés. Cet événement a si fort effrayé
cette peuplade, qu'elle n'ose se livrer à aucun
genre d'industrie. Les terres y sont presque toutes
en friche, et cette paroisse est si pauvre , que nous
n'y avons pu acheter qu'une douzaine de poules
avec un petit cochon. Le curé nous vendit un jeune
LÀ PÉROUSE. 289
bœuf, en nous assurant que c'était la huitième
j)artie de Tunique troupeau qu'il y eût dans la
paroisse, dont les terres sont labourées par des
buffles.
Ce pasteur était un jeune mulâtre indien , qui
fort nonchalamment habitait la masure que j'ai
décrite : quelques pots de terre et un grabat com-
posaient son ameublement. 11 nous dit que sa pa-
roisse contenait environ deux cents personnes des
deux sexes et de tout âge, prêtes à la moindre
alerte à s'enfoncer dans les bois pour échapper à
ces Mores, qui font encore sur cette côte de fré-
quentes descentes. Ils sont si audacieux, et leurs
ennemis si peu vigilans , qu'ils pénètrent sou-*
vent jusqu'au fond de la baie de Manille. Pendant
le court séjour que nous avons fait depuis à Ca-
vité , sept ou huit Indiens ont été enlevés dans leurs
pirogues à moins d'une lieue de l'entrée du port.
On nous a assuré que des bateaux de Cavité à
Manille étalent pris par ces mêmes Mores, quoi-
que ce trajet soit en tout comparable à celui de
Brest à Landerneau par mer. Ils font ces expédi-
tions dans des bàtimens à rames très légers. Les
Espagnols leur opposent une armadille de galères
qui ne marchent point, et ils n'en ont jamais pris
aucun.
Le premier officier, après le curé , est un Indien
qui porte le nom pompeux d'alcade, et qui jouit
XII. \9
290 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
du suprême honneur de porter une canne à pomme
d'argent. Il paraît exercer une grande autorité sur
les Indiens : aucun n'avait le droit de nous vendre
une poule sans permission , et sans qu'il en eût
fixé le prix. Il jouissait aussi du funeste privilège
de vendre seul, au compte du gouvernement, le
tabac à fumer dont ces Indiens font un très grand
et presque continuel usage. Cet impôt n'est établi
que depuis peu d'années; la classe la plus pauvre
du peuple peut à peine en supporter le poids. Il
a déjà occasioné plusieurs révoltes , et je serais
peu surpris qu'il eût un jour les mêmes suites que
celui sur le thé et le papier timbré dans l'Améri-
que septentrionale. Nous vîmes chez le curé trois
petites gazelles qu'il destinait au gouverneur de
Manille, et qu'il refusa de nous vendre : nous n'a-
vions d'ailleurs aucun espoir de les conserver. Ce
petit animal est très délicat : il n'excède pas la gros-
seur d'un fort lapin. Le mâle et la femelle sont
absolument la miniature du cerf et de la biche.
Nos chasseurs aperçurent dans les bois les plus
charmans oiseaux, variés des plus vives couleurs;
mais ces forets sont impénétrables à cause des
lianes dont tous les arbres sont entrelacés : ainsi
leur chasse fut peu abondante , parce qu'ils ne
pouvaient tirer que sur la lisière du bois. Nous
achetâmes dans le village des tourterelles-à-coup-
de-poignard : on leur a donné ce nom parce qu'elles
LA PÉROUSE. 291
ont au milieu de la poitrine une tache rouge, qui
ressemble exactement à une blessure faite par un
coup de couteau.
Enfin, à l'entrée de la nuit, nous nous embar-
quâmes et disposâmes tout pour l'appareillage du
lendemain. Un des deux bâtimens espagnols que
nous avions aperçus le 23 sur la pointe Capones
avait pris comme nous le parti de relâcher à Mari-
velle et d'attendre des brises plus modérées. Je lui
fis demander un pilote. Le capitaine m'envoya son
contre-maître , vieil Indien , qui m'inspira peu de
confiance : nous convînmes cependant que je lui
donnerais quinze piastres pour nous conduire à
Cavité , et le 25 , à la pointe du jour, nous mîmes
à la voile , et fîmes route par la passe du sud, le
vieil Indien nous ayant assuré que nous ferions de
vains efforts pour entrer par celle du nord , où les
courans portent toujours à l'ouest. Quoique la dis-
tance du port de Marivelle à celui de Cavité soit
seulement de sept lieues , nous ne fîmes ce trajet
qu'en trois jours, mouillant chaque soir dans la
baie par un bon fond de vase. L'île du Fraile et
celle de Cavajô forment l'entrée de la passe du
sud. Le 28 nous mouillâmes dans le port de Cavité,
à deux encablures de la ville. Notre traversée de
Macao à Cavité fut de vingt-trois jours, et elle eût
été bien plus longue si, suivant l'usage des anciens
navigateurs portugais et espagnols , nous nous fus-
202 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
sions obstinés à vouloir passer au nord du banc
de Pratas.
§ 15.
Arrivée à Cavité. Détails sur Cavité et sur son arsenal. Descrip-
tion de Manille et de ses environs. Sa population. Désavantages
résultant du (gouvernement qui y est établi. Pénitences dont
nous sommes témoins pendant la semaine sainte. Impôt sur le
tabac. Nouvelle Compagnie des Philippines. Guerre continuelle
avec les Mores ou les mahométans de ces différentes îles. Sé-
jour à Manille. Etat militaire de l'île de Luçon.
iNous avions à peine mouillé à l'entrée du port
de Cavité, qu'un officier vint à bord, de la part du
commandant de cette place, pour nous prier de
ne pas communiquer avec la terre , jusqu'à l'arrivée
des ordres du gouverneur général, auquel il se pro-
posait de dépécher un courrier dès qu'il serait in-
formé des motifs de notre relâche. Nous répon-
dîmes que nous désirions des vivres et la permission
de réparer nos frégates , pour continuer notre cam-
pagne le plus promptement possible : mais avant
le départ de l'officier espagnol , le commandant de
la baie ' arriva de Manille, d'où l'on avait aperçu
nos vaisseaux. 11 nous apprit qu'on y était informé
de notre arrivée dans les mers de la Chine, et que
les lettres du ministre d'Espagne nous avaient an-
' Le commandant de la baie est, en Espagne, le chef des doua-
niers. H a un grade militaire; celui de Manille a rang de capi-
tôine.
LA PÉROUSE. 293
nonces au gouverneur général depuis plusieurs
mois. Cet officier ajouta que la saison permettait
de mouiller devant Manille, où nous* trouverions
réunis tous les agrémens et toutes les ressources
qu'il est possible de se procurer aux Philippines ;
mais nous étions à l'ancre devant un arsenal, à une
portée de fusil de terre, et nous eûmes peut-être
l'impolitesse de laisser connaître à cet officier que
rien ne pouvait compenser ces avantages.Jl voulut
bien permettre que M. Boutin, lieutenant de vais-
seau, s'embarquât dans son canot, pour aller ren-
dre compte de notre arrivée au gouverneur géné-
ral , et le prier de donner des ordres afin que nos
différentes demandes fussent remplies avant le
5 avril , le plan ultérieur de notre voyage exigeant
que les deux frégate*^ fussent sous voiles le 10 du
même mois. M. Basco, brigadier des armées na-
vales , gouverneur général de Manille , fit le meil-
leur accueil à l'officier que je lui avais envoyé, et
donna les oi'dres les plus formels pour que rien
ne pût retarder notre départ.
Il écrivit aussi au commandant de Cavité de nous
permettre de communiquer avec la place, et de
nous y procurer les secours et les agrémens qui dé-
pendaient de lui. I^c retour de M. Boutin, chargé
des dépêches de M. Basco, nous rendit tous ci-
toyens de Cavité. Nos vaisseaux étaient si près de
terre , que nous pouvions descendre et revenir à
294 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
bord à chaque minute. Nous jouissions d'une liberté
aussi entière que si nous avions été à la cam-
pagne , et nous trouvions , au marché et dans l'ar-
senal , les mêmes ressources que dans un des meil-
leurs ports de l'Europe.
Cavité , à trois lieues dans le sud-ouest de Ma-
nille , était autrefois un lieu assez considérable ;
mais, aux Philippines comme en Europe, les gran-
des villes pompent en quelque sorte les petites; et
il n'y reste plus aujourd'hui que le commandant
de l'arsenal, un contador, deux lieutenans de port,
le commandant de la place, cent cinquante hommes
de garnison, et les officiers attachés à cette troupe ^
Tous les autres habitans sont métis ou Indiens,
attachés à l'arsenal , et forment , avec leur famille,
qui est ordinairement très nombreuse , une popu-
lation d'environ quatre mille âmes, réparties dans
la ville et dans le faubourg Saint-Roch. On y
compte deux paroisses , et trois couvens d'hommes ,
occupés chacun par deux religieux , quoique trente
pussent y loger commodément. Les jésuites y pos-
sédaient autrefois une très belle maison : la com-
pagnie de commerce nouvellement établie par le
gouvernement s'en est emparée. En général , on
n'y voit plus que des ruines. Les anciens édifices
' Cavité compte aujourd'hui (1833) environ 3,000 habitans, et
Manille 38,000. Rien do plus romantique , rien de plus riant que
le point de vue dont on jouit du chemin qui mène de Cavité à
Manille.
LA PÉROUSE. 295
en pierres sont abandonnés . ou occupés par des In-
diens qui ne les réparent point; et Cavité, la se-
conde ville des Philippines, la capitale d'une pro-
vince de son nom, n'est aujourd'hui qu'un méchant
village où il ne reste d'autres Espagnols que des
officiers militair^j^ ou d'administration ^ : mais si
la ville n'offre aux yeux qu'un monceau de ruines,
il n'en est pas de même du port qui est bien tenu.
Tous les ouvriers sont Indiens, et il y a absolu-
ment les mêmes ateliers que ceux qu'on voit dans
nos arsenaux d'Europe.
Le surlendemain de notre arrivée à Cavité, nous
nous embarquâmes pour la capitale avec M. de
Langle : nous étions accompagnés de plusieurs of-
ficiers. Nous employâmes deux heures et demie à
faire ce trajet dans nos canots , qui étaient armés
de soldats, à cause des Mores dont la baie de Ma-
nille est souvent infestée. Nous fîmes notre pre-
mière visite au gouverneur, qui. nous retint à dîner,
et nous donna son capitaine des gardes pour nous
conduire chez l'archevêque , l'intendant et les dif-
férens oidores. Ce ne fut pas pour nous une des
journées les moins fatigantes de la campagne. La
chaleur élait extrême, et nous étions à pied, dans
une ville où tous les citoyens ne sortent qu'en voi-
ture : mais on n'en trouve pas à louer, comme à
• La note qui précède établit que Cavité s'est un peu relevé de
cette décadence.
296 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
Batavia; et sans M. Sebir, négociant français, qui,
informé par hasard de notre arrivée à Manille ,
nous envoya son carrosse , nous aurions été obligés
de renoncer aux différentes visites que nous nous
étions proposé de faire.
La ville de Manille , y compi^s ses faubourgs ,
est très considérable. On évalue sa population à
trente-huit mille âmes^ parmi lesquelles on compte
à peine mille ou douze cents Espagnols : les autres
sont métis , Indiens ou Chinois, cultivant tous les
arts , et s'exerçant à tous les genres d'industrie.
Les familles espagnoles les moins riches ont une ou
plusieurs voitures. Deux très beaux chevaux coû-
tent trente piastres, leur nourriture et les gages
d'un cocher six piastres par mois : ainsi, il n'est
aucun pays où la dépense d'un carrosse soit moins
considérable, et en même temps plus nécessaire.
Les environs de Manille sont ravissans : la plus
belle rivière y serpente, et se divise en différens
canaux, dont les deux principaux conduisent à cette
fameuse lagune ou lac de Bay, qui est à sept lieues
dans l'intérieur, bordé de plus de cent villages in-
I C'est encore en 1833 à peu près le même nombre d'habitans.
Manille est vaste : elle renferme plusieurs belles églises. Les mai-
sons sont bâties sur pilotis, à cause de la fréquence des tremble-
mens de terre. Les maisons des indigènes s'élèvent sur des po-
teaux à six pieds de terre : elles sont en bambous fendus, et cou-
vertes de feuilles : on y pénètre au moyen d'une échelle.
LA PÉROUSE. 297
diens, situés au milieu du territoire le plus fer-
tile ^
Manille, bâtie sur le bord de la baie de son
nom, qui a plus de vingt-cinq lieues de tour, est à
l'embouchure d'une rivière, navigable jusqu'au lac
d'où elle tire sa source : c'est peut-être la ville
de l'univers le plus heureusement située. Tous les
comestibles s'y trouvent dans la plus grande abon-
dance et au meilleur marché; mais les habille-
mens, les quincailleries d'Europe, les meubles, s'y
vendent à un prix excessif. Le défaut d'émulation,
les prohibitions, les gènes de toute espèce mises
sur le commerce y rendent les productions et les
marchandises de l'Inde et de la Chine au moins
aussi chères qu'en Europe.
Je ne craindrai pas d'avancer qu'une très grande
nation qui n'aurait pour colonie que les îles Phi-
lippines, et qui y établirait le meilleur gouverne-
ment qu'elles puissent compter, pourrait voir sans
envie tous les établissemens européens de l'Afrique
et de l'Amérique.
Trois millions d'habitans peuplent ces diffé-
rentes îles, et celle de Luçon en contient à peu
' Les environs de Manille offrent de très beaux sites, surtout
entre cette capitale des Philippines et le port de Cavité. Les ob-
jets nécessaires s'y trouvent en grande abondance; les chevaux y
sont petits, mais infatigables et peu chers: ce qui permet à la plu-
part dos familles espagnoles d'avoir un équipage.
298 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
près le tiers '. Ces peuples ne m'ont paru en rien
intérieurs à ceux d'Europe : ils cultivent la terre
avec intelligence, sont charpentiers, menuisiers,
forgerons, orfèvres, tisserands, maçons, etc. J'ai
parcouru leurs villages : je les ai trouvés bons,
hospitaliers, affables; et quoique les Espagnols en
parlent avec mépris et les traitent de même, j'ai
reconnu que les vices qu'ils mettent sur le compte
des Indiens doivent être imputés au gouvernement
qu'ils ont établi parmi eux. On sait que l'avidité
de l'or, et l'esprit de conquête dont les Espagnols
et les Portugais étaient animés, il y a deux siècles,
faisaient parcourir à des aventuriers de ces deux
nations les différentes mers et les îles des deux
hémisphères, dans la seule vue d'y rencontrer ce
riche métal.
Quelques rivières aurifères, et le voisinage des
épiceries, déterminèrent sans doute les premiers
établissemens des Philippines; mais le produit ne
répondit pas aux espérances qu'on avait conçues.
A l'avarice de ces motifs on vit succéder l'enthou-
siasme de la religion : un grand nombre de reli-
gieux de tous les ordres furent envoyés pour y
prêcher le christianisme; et la moisson fut si abon-
dante, que l'on compta bientôt huit ou neuf cents
' Il paraît que ce nombre est aujourd'hui double, car on donne,
en 1833, aux Philippines six millions d'habitans , répartis sur dix-
neuf mille lieues carrées.
LA PÉROUSE, 299
chrétiens dans ces différentes îles. Si ce zèle avait
été éclairé d'un peu de philosophie, c'était sans
doute le système le plus propre à assurer la con-
quête des Espagnols, et à rendre cet établissement
utile à la métropole; mais on ne songea qu'à faire
des chrétiens, et jamais des citoyens. Ce peuple
fut divisé en paroisses, et assujetti aux pratiques
les plus minutieuses et les plus extravagantes : cha-
que faute, chaque péché est encore puni de coups
de fouet; le manquement à la prière et à la messe
est tari fé , et la pu nition est administrée aux hommes
ou aux femmes, à la porte de l'église, .par ordre
du curé. Les fêtes , les confréries , les dévotions
particulières occupent un temps très considérable;
et comme dans les pays chauds les têtes s'exaltent
encore plus que dans les climats tempérés, j'ai vu,
pendant la semaine sainte, des pénitens masqués
traîner des chaînes dans les rues, les jambes et les
reins enveloppés d'un fagot d'épines, recevoir ainsi
à chaque station, devant la porte des églises, ou
devant des oratoires , plusieurs coups de discipline,
et se soumettre enfin à des pénitences aussi rigou-
reuses que celles des faquirs de l'Inde. Ces prati-
ques , plus propres à faire des enthousiastes que
de vrais dévots , sont aujourd'hui défendues par lar-
chevêque de Manille; mais il est vraisemblable que
certains confesseurs les conseillent encore, s'ils ne
les ordonnent pas.
300 VOYAGES AÎJTOUR DU MONDE.
A ce régime monastique qui énerve Fàme et per-
suade un peu trop à ce peuple, déjà paresseux par
rinfluence du climat et le défaut de besoins, que
la vie n'est qu'un passage et les biens de ce monde
des inutilités, se joint l'impossibilité de vendre les
fruits de la terre avec un avantage qui en compense
le travail. Ainsi, lorsque tous les habitans ont la
quantité de riz, de sucre, de légumes nécessaire à
leur subsistance, le reste n'est plus d'aucun prix.
On a vu, dans ces circonstances, le sucre être
vendu moins d'un sou la livre, et le riz rester sur
la terre sans être récolté. Je crois qu'il serait diffi-
cile à la société la plus dénuée de lumières, d'ima-
giner un système de gouvernement plus absurde
que celui qui régit ces colonies depuis deux siècles.
Le port de Manille, qui devrait être franc et ouvert
à toutes les nations, a été, jusque dans ces der-
niers temps, fermé aux Européens, et ouvert seu-
lement à quelques Mores, Arméniens, ou Portu-
gais de Goa. L'autorité la plus despotique est confiée
au gouverneur. L'audience, qui devait la modérer,
est sans pouvoir devant la volonté du représentant
du gouvernement espagnol : il peut, non de droit,
mais de fait, recevoir ou confisquer les marchan-
dises des étrangers que l'espoir d'un bénéfice a
conduits à Manille, et qui ne s'y exposent que sur
l'apparence d'un très gros profit, ce qui est rui-
neux, h la vérité, pour les consommateurs. On n'y
LA PÉROUSE. 301
jouit d'aucune liberté : les inquisiteurs et les moines
surveillent les consciences; les oidores , toutes les
affaires particulières; le gouverneur, les démar-
ches les plus innocentes : une promenade dans l'in-
térieur de l'île, une conversation, sont du ressort
de sa juridiction; enfin, le plus beau et le plus
charmant pays de l'univers est certainement le
dernier qu'un homme libre voulut habiter.
J'ai vu à Manille cet honnête et vertueux gou-
verneur des Mariannes, ce M. Tobias, trop célébré
pour son repos par l'abbé Raynal ; je l'ai vu pour
suivi par les moines, qui ont suscité contre lui sa
femme, en le peignant comme un impie : elle a
demandé à se séparer de lui pour ne pas vivre
avec un prétendu réprouvé , et tous les fanatiques
ont applaudi à cette résolution. M. Tobias est lieu-
tenant-colonel du régiment qui forme la garnison
de Manille. 11 est reconnu pour le meilleur officier
du pays; le gouverneur a cependant ordonné que
ses appointemens, qui sont assez considérables,
resteraient à sa pieuse femme, et lui a laissé vingt-
six piastres seulement par mois, pour sa subsis-
tance et celle de son fils. Ce brave militaire , ré-
duit au désespoir, épiait le moment de s'évader de
cette colonie pour aller demander justice. Une loi
très sage, mais malheureusement sans effet, qui
devrait modérer cette autorité excessive, est celle
qui permet à chaque citoyen de poursuivre le gou
3^2 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
verneur vétéran devant son successeur ; mais celui-
ci est intéressé à excuser tout ce qu'on reproche à
son prédécesseur, et le citoyen assez téméraire
pour se plaindre est exposé à de nouvelles et à
de plus fortes vexations.
Les distinctions les plus révoltantes sont établies
et maintenues avec la plus grande sévérité. Le
nombre des chevaux attelés aux voitures est fixé
pour chaque état ; les cochers doivent s'arrêter
devant le plus grand nombre, et le seul caprice
d'un oidore peut retenir en file derrière sa voiture
toutes celles qui ont le malheur de se trouver sur
le même chemin. Tant de vices dans ce gouverne-
ment, tant de vexations qui en sont la suite, n'ont
cependant pu anéantir entièrement les avantages
du climat : les paysans ont encore un air de bon-
heur, qu'on ne rencontre pas dans nos villages
d'Europe ; leurs maisons sont d'une propreté ad-
mirable, ombragées par des arbres fruitiers qui
croissent sans culture. L'impôt que paie chaque
chef de famille est très modéré : il se borne à cinq
réaux et demi, en y comprenant les droits de l'é-
glise que la nation perçoit; tous les évêques, cha-
noines et curés, sont salariés par le gouvernement,
mais ils ont établi un casuel qui compense la mo-
dicité de leurs traitemens.
Le peuple a une passion si immodérée pour le
tabac, qu'il n'est pas d'instant dans la journée où
LA PÉROUSE. 303
un homme ou une femme ait un cigarre à la
bouche : les enfans à peine sortis du berceau con-
tractent cette habitude. Le tabac de l'Ile Luçon est
le meilleur de l'Asie. Chacun en cultivait autour
de sa maison pour sa consommation , et le petit
nombre de bàtimens étrangers qui avaient la per-
mission d'aborder à Manille en transportaient dans
toutes les parties de l'Inde.
Une loi prohibitive vient d'être promulguée : le
tabac de chaque particulier a été arraché et con-
finé dans des champs où on ne le cultive plus qu'au
profit de la nation. On en a fixé le prix à une demi-
piastre la livre; et quoique la consommation en
soit prodigieusement diminuée , la solde de la
journée d'un manœuvre ne suffit pas pour procurer
à sa famille le tabac qu'elle consomme chaque
jour.
La terre aux Philippines ne se refuse à aucune
des productions les plus précieuses : neuf cent
mille individus des deux sexes, dans Tile de Luçon ,
peuvent être encouragés à la cultiver. Ce climat
permet de faire dix récoltes de soie par an, tandis
que celui de la Chine laisse à peine l'espérance
de deux.
Le coton, l'indigo, les cannes à sucre, le café,
naissent sans culture sous les pas de l'habitant qui
les dédaigne. Tout annonce que les épiceries n'y
304 VOYAGES AITOLIR DU MONDE,
seraient pas inférieures à celles des Moluques.
Une liberté absolue de commerce pour toutes les
nations assurerait un débit qui encouragerait toutes
les cultures ; un droit modéré sur toutes les ex-
portations suffirait, dans bien peu d'années, à tous
les frais de gouvernement ; la liberté de religion
accordée aux Chinois, avec quelques privilèges,
attirerait bientôt dans cette île mille habitans des
provinces orientales de leur empire que la tyran-
nie des mandarins en chasse. La nouvelle Compa-
gnie des Philippines semble annoncer que l'atten-
tion du gouvernement s'est enfin tournée vers cette
partie du monde : il a adopté, mais partiellement,
le plan du cardinal Alberoni. Ce ministre avait
senti que l'Espagne , n'ayant point de manufac-
tures, ferait mieux d'enrichir de ses métaux les
nations asiatiques que celles de l'Europe, ses riva-
les, dont elle alimentait le commerce et augmen-
tait les forces en consommant les objets de leur
industrie : il crut donc qu'il devait faire de Ma-
nille une foire ouverte à toutes les nations, et il
voulait inviter les armateurs de différentes pro-
vinces d'Espagne à aller se pourvoir, dans ce mar-
ché , de toiles ou d'autres étoffes de la Chine et des
Indes , nécessaires à la consommation des colonies
€t de la métropole.
Ees Espagnols ont quelques établissemens dans
les différentes îles an sud de celle de Luçon; mais
LA PÉROCSE. 305
ils semblent n'y être que soufferts, et leur situa-
tion à Luçon n'engage pas les habitans des autres
îles à reconnaître leur souveraineté ; ils y sont , au
contraire, toujours en guerre. Les prétendus Mores
qui infestent leurs côtes, qui font de si fréquentes
descentes et amènent en esclavage les Indiens des
deux sexes soumis aux Espagnols, sont les habi-
tans de Mindanao, de Mindoro, de Panay , les-
quels ne reconnaissent que l'autorité de leurs prin-
ces particuliers, nommés aussi improprement siil-
taiu que ces peuples sont appelés Mores : ils sont
véritablement iNIalais , et ont embrassé le maho-
métisme à peu près à la même époque où Ton a
commencé à prêcher le christianisme à Manille.
Les Espagnols les ont appelés Mores , et leurs sou-
verains sultans, à cause de l'identité de leur re-
ligion avec celle des peuples d'Afrique de ce nom,
ennemis de l'Espagne depuis tant de siècles.
Le seul établissement militaire des Espagnols dans
les Philippines méridionales est celui de Samboan-
gan dans l'île de Mindanao, où ils entretiennent
une garnison de cent cinquante hommes, com-
mandée par un gouverneur militaire à la nomi-
nation du gouverneur général de Manille. 11 n'y
a dans les autres îles que quelques villages défen-
dus par de mauvaises batteries servies par des
milices et commandées par des alcades au choix
du gouverneur général, mais susceptibles d'être
306 VOYAGES AUTOUR DU INIONDE.
pris parmi toutes les classes des citoyens qui ne
sont pas militaires. Les véritables maîtres des di-
férentes îles où sont situés les villages espagnols
les auraient bientôt détruits, s'ils n'avaient pas un
très grand intérêt à les conserver.
Les Mores sont en paix dans leurs propres îles ;
mais ils expédient des bàtimens pour pirater sur
les côtes de celle de Luçon , et les alcades achètent
un très grand nombre des esclaves faits par ces
pirates; ce qui dispense ceux-ci de les apportera
Batavia, oii ils n'en trouveraient qu'un beaucoup
moindre prix. Ces détails peignent mieux la fai-
blesse du gouvernement des Philippines que tous
les raisonnemens des différens voyageurs. Les lec-
teurs s'apercevront que les Espagnols sont trop
faibles pour protéger le commerce de leurs pos-
sessions : tous leurs bienfaits envers ces peuples
n'ont eu jusqu'à présent pour objet que leur bon-
heur dans l'autre vie.
Nous ne passâmes que quelques heures à Ma-
nille ; et le gouverneur ayant pris congé de nous
aussitôt après le dîner pour faire sa sieste , nous
eûmes la liberté d'aller chez M. Sebier, qui nous
rendit les services les plus essentiels pendant notre
séjour dans la baie de Manille. Aous rentrâmes dans
nos canots à six heures du soir, et fûmes de retour
à bord de nos frégates à huit heures; mais, crai-
gnant que, pendant que nous nous occuperions à
LA PÉROUSE. 307
Cavité de la réparation de nos bâtimens, les en-
trepreneurs de biscuit, de farine, etc., ne nous
rendissent victimes de la lenteur ordinaire des né-
gocians de leur nation, je crus devoir ordonner à
un officier de s'établir à Manille, et d'aller chaque
jour voir les différens fournisseurs auxquels l'in-
tendant nous avait adressés.
Nous reçûmes , huit jours après notre arrivée à
Manille, une lettre du premier subrécargue de la
Compagnie de Suède, lettre dans laquelle il nous
apprenait qu'il avait vendu nos peaux de loutre
dix mille piastres , et nous autorisait à tirer pa-
reille somme sur lui. Je désirais beaucoup de me
procurer ces fonds à Manille pour les distribuer
aux équipages, qui, partis de Macao sans recevoir
cet argent , craignaient de ne jamais voir réaliser
leurs espérances, et je fus assez heureux pour pou-
voir distribuer aux matelots, avant notre départ,
les fonds provenant de cette vente.
Les grandes chaleurs de Manille commencèrent
à produire quelques mauvais effets sur la santé de
nos équipages. Plusieurs matelots furent attaqués
de coliques, qui n'eurent cependant aucune suite
fâcheuse. Mais MM. de Lamanon et Daigremont ,
qui avaient apporté de Macao un commencement
de dyssenterie, occasionée vraisemblablement par
une transpiration supprimée , loin de trouver à
terre un soulagement à leur maladie, y virent leur
308 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
état empirer, au point que M. Dalgremont fut sans
espérance le vingt-troisième jour après notre ar-
rivée, et mourut le vingt-cinquième. C'était la se-
conde personne morte de maladie à bord de l'Js-
trolabe , et un malheur de ce genre n'avait point
encore été éprouvé sur la Boiissoîe , quoique peut-
être nos équipages eussent en général joui d'une
moins bonne santé que ceux de l'autre frégate. Il
faut observer que le domestique qui avait péri
dans la traversée du Chili à l'ile de Pâques s'é-
tait embarqué poitrinaire ; et M. de Langle avait
cédé au désir de son maître, qui s'était flatté que
l'air de la mer et des pays chauds opérerait sa
guérison. Quant à M. Daigremont , malgré ses mé-
decins et à l'insu de ses camarades et de ses amis,
il voulut guérir sa maladie avec de l'eau-de-vie
brûlée , des pimens et d'autres remèdes auxquels
l'homme le plus robuste n'aurait pu résister, et il
succomba victime de son imprudence et dupe de
la trop bonne opinion qu'il avait de son tempéra-
ment.
Le 21 mars 1787, tous nos travaux étaient finis
à Cavité, nos canots construits, nos voiles réparées,
le gréement visité, les frégates calfatées en entier,
et nos salaisons mises en barils. Nous n'avions pas
voulu confier ce dernier travail aux fournisseurs
de Manille : nous savions que les salaisons des ga-
lions ne s'étaient jamais conservées trois mois; et
LA PÉROU SE. 30}
notre confiance dans la méthode du capitaine Cook
était très grande : en conséquence, il fut remis à
chaque saleur une copie du procédé du capitaine
Cook, et nous surveillâmes ce nouveau genre de
travail. Nous avions à bord du sel et du vinaigre
d'Europe , et nous n'achetâmes des Espagnols que
des cochons à un prix très modéré.
Les communications entre Manille et la Chine
sont si fréquentes que, chaque semaine, nous re-
cevions des nouvelles de Macao. Nous apprîmes
avec le plus grand étonnement l'arrivée dans la
rivière de Canton du vaisseau la Résolution , com-
mandé par M. d'Entrecasteaux, et celle de la fré-
gate la Subtile aux ordres de M. la Croix de Cas-
tries. Ces bàtimens, partis de Batavia lorsque la
mousson du nord-est était dans sa force, s'étaient
élevés à l'est des Philippines, avaient côtoyé la
Nouvelle-Guinée, traversé des mers remplies d'é-
cueils , dont ils n'avaient aucune carte, et, après
une navigation de soixante-dix jours depuis Bata-
via, étaient parvenus enfin à l'entrée de la rivière
de Canton , où ils avaient mouillé le lendemain de
notre départ. Les observations astronomiques qu'ils
ont 'faites pendant ce voyage seront bien impor-
tantes pour la connaissance de ces mers, toujours
ouvertes aux bàtimens qui ont manqué la mousson.
Nos vivres avaient été embarqués à l'époque que
nous avions déteiininée : mais la semaine sainte ,
310 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
qui suspend toute affaire à Manille, occasiona
quelques retards dans nos provisions particulières,
et je fus forcé de fixer mon départ au lundi d'a-
près Pâques. Comme la mousson du nord-est était
encore très forte , le sacrifice de trois ou quatre
jours ne pouvait nuire au succès de l'expédition.
Le 3 avril nous embarquâmes tous nos instrumens
d'astronomie.
Avant de mettre à la voile, je crus devoir aller
avec M. de Langle faire nos remercîmens au gou-
verneur général , de la célérité avec laquelle ses
ordres avaient été exécutés , et plus particulière-
ment encore à l'intendant, de qui nous avions reçu
tant de marques d'intérêt et de bienveillance. Ces
devoirs remplis, nous profitâmes l'un et l'autre
d'un séjour de quarante-huit heures chez M. Se-
bier pour aller visiter en canot ou en voiture les
environs de Manille. On n'y rencontre ni superbes
maisons, ni parcs, ni jardins; mais la nature y est
si belle, qu'un simple village indien sur le bord
de la rivière, une maison à l'européenne, entourée
de quelques arbres , forment un coup d'œil plus
pittoresque que celui de nos plus magnifiques
châteaux; et l'imagination la moins vive se peint
toujours le bonheur à côté de cette riante simpli-
cité. Les Espagnols sont presque tous dans l'usage
d'abandonner le séjour de la ville après les fêtes
de Pâques, et de passer la saison brûlante à la
LA PÉROUSE. 311
campagne. Ils n'ont pas cherché à embellir un
pays qui n'avait pas besoin d'art : une maison propre
et spacieuse, bâtie sur le bord de l'eau, avec des
bains très commodes, d'ailleurs sans avenues, sans
jardins , mais ombragée de quelques arbres frui-
tiers : voilà la demeure des citoyens les plus riches;
et ce serait un des lieux de la terre les plus agréa-
bles à habiter, si un gouvernement plus modéré
et quelques préjugés de moins assuraient davan-
tage la liberté civile de chaque habitant.
La petite garnison de Samboangan, dans l'île de
Mindanao , n'est pas prise sur celle de l'ile Luçon ,
qui se compose d'un régiment; on a formé, pour
les îles Mariannes et pour celle de Mindanao , deux
corps de cent cinquante hommes chacun, qui sont
invariablement attachés à ces colonies.
312 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
§ («.
Départ de Cavile. Rencontre d'un banc au milieu du canal de
Formose. Latitude et lon^oitude de ce banc. Nous mouillons à
deux lieues au larj^e de l'ancien fort Zélande. Nous appareil-
lons le lendemain. Détails sur les îles Pescadores ou Pong-Hou.
Reconnaissance de File Botol-Tabacoxima. Nous prolongeons
l'île Kumi, qui fait partie du royaume de Likeu. Les frégates
entrent dans la mer du Japon , et prolongent la cote de Chine.
Nous faisons route pour l'île Quelpaert. Nous prolongeons la
côte de Corée. Détails sur l'île Quelpaert, la Corée, etc. Dé-
couverte de rîle Dagelet. Sa longitude et sa latitude.
Le 9 avril , suivant notre manière de compter ,
et le 10, suivant celle des Maniilois, nous mîmes
sous voile avec une bonne brise du nord-est, qui
nous laissait l'espérance de doubler, pendant le
jour, toutes les îles des différentes passes de la baie
de Manille. Avant notre appareillage, M. de Langle
et moi reçûmes la visite de M. Bermudès, qui nous
assura que la mousson du nord-est ne reverserait
pas d'un mois, et qu'elle était encore plus tardive
sur la côte de Formose , le continent de la Chine
étant en quelque sorte la source des vents de nord
qui régnent pendant plus de neuf mois de l'année
sur les côtes de cet empire : mais notre impatience
ne nous permit pas d'écouter les conseils de l'ex-
périence. Nous nous flattâmes de quelque heureuse
exception; chaque année pouvait avoir pour le
cliangement de moussons des époques différentes.
LA PÉROrSE. 313
et nous prîmes congé de lui. De petites variations
de vent nous permirent de gagner bientôt le nord
de nie de Luçon.
Nous eûmes à peine doublé le cap Bujador, que
les vents se fixèrent au nord-est, avec une opiniâ-
treté qui ne nous prouva que trop la vérité des
conseils de M. Bermudès. Je me flattai , mais fai-
blement, de trouver sous Formose les mêmes va-
riations que sous File de Luçon; je ne me dissimu-
lais pas que la proximité du continent de la Chine
rendait cette opinion peu probable. Mais, dans tous
les cas, il ne nous restait qu'à attendre le reverse-
ment de la mousson : la mauvaise marche de nos
frégates, doublées en bois et mailletées, ne nous
laissait pas l'espoir de gagner au nord avec des
vents contraires. jNous eûmes connaissance de Tile
Formose le 21 avril. Nous éprouvâmes , dans le
canal qui la sépare de celle de Luçon , des lits de
marée très violens. Il paraît qu'ils étaient occasio-
nés par une marée régulière , car notre estime ne
fut jamais différente du résultat de nos observa-
tions en latitude et en longitude. Le 22 avril, je
relevai l'île de Lamay , qui est à ia pointe du sud-
ouest de Formose , à l'est un quart sud-est , à la
distance d'environ trois lieues. La mer était très
grosse, et l'aspect de la côte me persuada que je
m'élèverais plus facilement au nord, si je pouvais
apj) rocher la côte de la Chine. Les vents de nord-
3t4 VOYAGES AUTOLK DU MONDE,
nord-est me permirent de gouverner au nord-
ouest, et de gagner ainsi en latitude; mais au milieu
du canal je remarquai que la mer était extrême-
ment changée. Nous étions alors par 22 degrés 57
minutes de latitude nord, et à l'ouest du méridien
de Cavité, c'est-à-dire par 116 degrés 41 minutes
de longitude orientale. Nous trouvâmes un banc
par 23 degrés de latitude nord, et 116 degrés 45
minutes de longitude orientale : son extrémité sud-
est, par 22 degrés 52 minutes de latitude, et 117
degrés 3 minutes de longitude. 11 peut n'être pas
dangereux, puisque notre moindre brassiage a été
de onze brasses; mais la nature et l'inégalité de son
fond le rendent très suspect, et il est à remarquer
que ces bas-fonds , très fréquens dans les mers de
Chine, ont presque tous des pointes à fleur d'eau,
qui ont occasioné beaucoup de naufrages.
Notre bordée nous ramena sur la côte de For-
mose, vers l'entrée de la baie de l'ancien fort de
Zélande, où est la ville de Taywan, capitale de cette
île. La mousson du nord-est était encore dans toute
sa force. Je mouillai à l'ouest de cette baie, mais je
n'ignorais pas qu'on ne pouvait approcher l'île de
très près, qu'il n'y avait que sept pieds d'eau dans
le port de Tayw^an, et que, dans le temps où les
Hollandais en étaient possesseurs, leurs vaisseaux
étaient obligés de rester aux îles Pescadores , où est
un très bon port qu'ils avaient fortifié. Cette cir-
LAPÉROUSE. 315
constance me rendait très indécis sur le parti
d'envoyer à terre un canot que je ne pouvais sou-
tenir avec mes frégates , et qui aurait vraisembla-
blement paru suspect, dans l'état de guerre où se
trouvait cette colonie chinoise. Ce que je pouvais
présumer de plus heureux, était qu'il me fût ren-
voyé sans avoir la permission d'aborder : si au
contraire on le retenait, ma position devenait très
embarrassante; et deux ou trois champans brûlés
auraient été une faible compensation de ce mal-
heur.
Je pris donc le parti de tacher d'attirer à bord
des Chinois qui naviguaient à notre portée ; je leur
montrai des piastres, qui m'avaient paru être un
puissant aimant pour cette nation ; mais toute
communication avec les étrangers est apparemment
interdite à ces habitans. 11 était évident que nous
ne les effrayions pas , puisqu'ils passaient à portée
de nos armes; mais ils refusaient d'aborder. Un
seul eut cette audace : nous lui achetâmes son pois-
son au prix qu'il voulut, afin que cela nous donnât
une bonne réputation, s'il osait convenir d'avoir
communiqué avec nous. Il nout fut impossible de
deviner les réponses que ces pécheurs firent à nos
questions qu'ils ne comprirent certainement point.
Non-seulement la langue de ces peuples n'a aucun
rapport avec celles des Européens; mais cette es-
pèce de langage pantomime que nous cioyons
316 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
universel n'en est pas mieux entendu, et un mou-
vement de tête qui signifie oui parmi nous , a peut-
être une acception diamétralement opposée chez
eux. Ce petit essai , supposé même que l'on fit au
canot que j'enverrais la réception la plus heureuse,
me convainquit encore plus de l'impossibilité qu'il
y avait de satisfaire ma curiosité : je me décidai à
appareiller le lendemain avec la brise de terre.
Différens feux allumés sur la côte, et qui me pa-
rurent des signaux, me firent croire que nous
avions jeté l'alarme; mais il était plus que probable
que les armées chinoise et rebelle n'étaient pas aux
environs de Taywan, où nous n'avions vu qu'un
petit nombre de bateaux pêcheurs qui , dans le
moment d'une action de guerre, auraient eu une
autre destination.
Ce qui n'était pour nous qu'une conjecture
devînt bientôt une certitude. Le lendemain , la
brise de terre et du large nous ayant permis de
remonter dix lieues vers le nord, nous aperçûmes
l'armée chinoise ^ à l'embouchure d'une grande
rivière qui est par 23 degrés 25 minutes de latitude
nord , et dont les bancs s'étendent à quatre ou cinq
lieues au large. Nous mouillâmes par le travers de
cette rivière. 11 ne nous fut pas possible de comp-
ter tous les bâtimens: plusieurs étaient à la voile,
d'autres mouillés en pleine côte, et on en voyait
' il V axait une révolte à Tavwan.
LA PÉROUSE. 317
une très grande quantité dans la rivière. L'anairal,
couvert de différens pavillons, était le plus au
large. 11 mouilla sur l'accord des bancs, à une
lieue dans l'est de nos frégates. Dès que la nuit
fut venue, il mit à tous ses mâts des feux qui ser-
virent de point de ralliement à plusieurs bâtimens
qui étaient encore au vent. Ces bâtimens, obligés
de passer auprès de nos frégates pour joindre leur
commandant, avaient grand soin de ne nous ap-
procher qu'à la plus grande portée du canon ,
ignorant sans doute si nous étions amis ou enne
mis. La clarté de la lune nous permit jusqu'à mi-
nuit de faire ces observations , et nous n'avons
jamais plus ardemment désiré que le temps fut
beau pour voir la suite des événemens.
Nous avions relevé les îles méridionales des
Pescadores à l'ouest un quart nord-ouest. Il est pro-
bable que l'armée chinoise, partie de la province de
Fokien, s'était rassemblée dans l'île Poug-Hou, la
plus considérable des Pescadores, où il y a un très
bon port, et qu'elle était partie de ce point de
réunion pour commencer ses opérations. Nous ne
pûmes néanmoins satisfaire notre curiosité , car le
temps devint si mauvais que nous fûmes forcés
d'appareiller avant le jour, afin de sauver notre
ancre, qu'il nous eût été impossible de lever si
nous eussions retardé d'une heure ce travail. Le
ciel s'obscurcit à quatre heures du matin; il venta
318 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
grand frais : l'horizon ne nous permit plus de dis-
tinguer la terre. Je vis cependant, à la pointe du
jour, le vaisseau amiral chinois courir vent arrière
vers la rivière avec quelques autres champans
que j'apercevais encore à travers la brume. Je
portai au large ayant les quatre voiles majeures ,
tous les ris pris : les vents étaient au nord-nord-
est, et je me flattais de doubler les Pescadores, le
cap au nord-ouest. Mais, à mon grand étonne-
ment, j'aperçus à neuf heures du matin plusieurs
rochers, faisant partie de ce groupe d'îles, qui me
restaient au nord-nord-ouest : le temps était si gros
qu'il n'avait été possible de les distinguer que lors-
que nous en fûmes très près. Les brisans dont ils
étaient entourés se confondaient avec ceux qui
étaient occasionés par la lame : de ma vie je n'a-
vais vu une plus grosse mer. Je revirai de bord
vers Formose à neuf heures du matin ; et à midi,
l'Astrolabe qui était devant nous signala douze
brasses , en prenant les amures sur l'autre bord :
je sondai dans l'instant, et j'en trouvai quarante.
Ainsi , à moins d'un quart de lieue de distance, on
tombe de quarante brasses à douze; et vraisem-
blablement on tomberait de douze à deux en bien
peu de temps , puisque l'Astrolabe ne trouva que
huit brasses pendant qu'elle virait de bord; et il
était probable que cette frégate n'avait pas encore
quatre minutes à courir cette courte bordée.
LA PÉROLSE. 319
Cet événement nous apprit que le canal, entre
les îles du nord-est des Pescadores et les bancs de
Formose , n'avait pas plus de quatre lieues de lar-
geur: il eut été conséquemraent dangereux d'y lou-
voyer pendant la nuit par un temps épouvantable,
avec un horizon qui avait moins d'une lieue d'é-
tendue, et une si grosse mer, qu'à chaque fois que
nous virions vent arrière nous avions à craindre
d'être couverts par les lames. Ces divers motifs
me déterminèrent à prendre le parti d'arriver,
pour passer dans l'est de Formose. Mes instructions
ne m'enjoignaient point de diriger ma route par le
canal ; il ne m'était d'ailleurs que trop prouvé que
je n'y réussirais jamais avant le changement de
mousson; et comme cette époque, qui ne pouvait
être que très prochaine, est presque toujours pré-
cédée d'un très fort coup de vent, je crus qu'il
valait mieux essuyer cette bourrasque au large, et
je dirigeai ma route vers les îles méridionales des
Pescadores, qui s'étendent par 23 degrés 12 minutes
latitude nord.
Ces îles sont un amas de rochers qui affectent
toutes sortes de figures : une entre autres ressem-
ble parfaitement à la tour de Cordouan qui est à
l'entrée de la rivière de Bordeaux, et l'on jurerait
que ce rocher est taillé par la main des hommes.
Parmi ces îlots nous avons compté cinq îles d'une
hauteur moyenne , qui paraissaient comme des
320 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
dunes de sable. Nous n'y avons aperçu aucun
arbre. A la vérité , le temps affreux de cette jour-
née rend cette observation très, incertaine ; mais
ces îles doivent être connues par les relations des
Hollandais , qui avaient fortifié le port de Pong-
Hou dans le temps qu'ils étaient les maîtres de
Formose. On sait aussi que les Chinois y entretien-
nent une garnison de cinq à six cents Tartares , qui
sont relevés tous les ans.
Je revins à l'est-sud-est pour passer dans le canal
entre Formose et les îles Bashées. Le V^ mai, nous
restâmes à mi-canal entre les îles Bashées et celle
de Botol Tabaco-Xima. Ce canal est de seize lieues,
nos observations ayant placé la pointe du sud-est
de Botol Tabaco-Xima à 21 degrés 57 minutes de
latitude nord, et 119 degrés 32 minutes de longi-
tude orientale. Les vents nous ayant permis d'ap-
procher cette île à deux tiers de lieue, j'aperçus
distinctement trois villages sur la côte méridionale ,
et une pirogue parut faire route sur nous.
J'aurais voulu pouvoir visiter ces villages ha-
bités probablement par des peuples semblables à
ceux des îles Bashées, que Dampier nous peint si
bons et si hospitaliers; mais la seule baie qui pa-
raissait promettre un mouillage était ouverte aux
vents de sud-est, qui semblaient devoir souffler
très incessamment, parce que les nuages chas-
saient avec force. Vers minuit ils se fixèrent en
LA PÉROUSE. 321
effet dans cette partie, et me permirent de faire
route au nord -est -quart- nord , direction que
M. Daprès donne à l'île Formose jusque par les
23 degrés 30 minutes. Nous avions sondé plusieurs
fois aux approches de Botol Tabaco-Xima, et jus-
qu'à une demi-lieue de distance de terre , sans
trouver fond : tout annonce que s'il y a un mouil
iage , c'est à une très grande proximité de la côte.
Cette île, à laquelle aucun voyageur connu n'a
abordé, peut avoir quatre lieues de tour. Elle est
séparée par un canal d'une demi-lieue d'un îlot ou
très gros rocher, sur lequel on apercevait un peu
de verdure avec quelques broussailles, mais qui
n'est ni habité ni habitable.
L'île, au contraire, paraît contenir une assez
grande quantité d'habitans, puisque nous avons
compté trois villages considérables dans l'espace
d'une lieue. Elle est boisée depuis le tiers de son
élévation , prise du bord de la mer, jusqu'à la cime,
qui nous parut coiffée des plus grands arbres.
L'espace de terrain compris entre ces forets et le
sable du rivage conserve une pente encore très
rapide. U était du plus beau vert et cultivé en plu-
sieurs endroits , quoique sillonné par les ravins que
forment les torrens qui descendent des montagnes.
Je crois que Botol Tabaco-Xima peut être aperçu
de quinze lieues lorsque le temps est clair; mais
cette île est très souvent enveloppée de brouillards,
XII. 21
:i22 VOYAGES AUTOUR OU MONDE,
et il paraît que l'amiral Anson n'eut d'abord con-
naissance que de Tîlot dont j'ai parlé , qui n'a pas
la moitié de l'élévation de Botol.
Après avoir doublé cette île , nous dirigeâmes
notre route au nord-nord-est, très attentifs pendant
la nuit à regarder s'il ne se présenterait pas quel-
que terre devant nous. Un fort courant qui portait au
nord ne nous permettait pas de connaître avec cer-
titude la quantité de chemin que nous faisions;
mais un très beau clair de lune et la plus grande
attention nous rassuraient sur les inconvéniens de
naviguer au milieu d'un archipel très peu connu
des géographes , car il ne l'est que par la lettre du
père Gaubil , missionnaire , qui avait appris quel-
ques détails du royaume de Likeu et de ses trente-
six îles par un ambassadeur du roi de Likeu , qu'il
avait connu à Pékin.
On sent combien des déterminations en latitude
et en longitude faites sur de telles données sont
insuffisantes pour ia navigation ; mais c'est toujours
un grand avantage de savoir qu'il existe des îles
et des écueils dans le parage où Ton se trouve. Le
o mai nous eûmes connaissance, k une heure du
matin, d'une île; bientôt nous eûmes la certitude
(ju'elle était habitée : nous vîmes des feux en plu-
sieurs endroits, et des troupeaux de bœufs qui
paissaient sur le bord de la mer. Lorsque nous
eûmes doublé sa pointe occidentale . qui est le
LA PEROCSE. 323
côté le plus beau et le plus habité , plusieurs pi-
rogues se détachèrent de la côte pour nous obser-
ver. Nous paraissions leur inspirer une extrême
crainte : leur curiosité les faisait avancer jusqu'à la
portée du fusil, et leur défiance les faisait fuir
aussitôt avec rapidité. Enfin , nos cris , nos gestes ,
nos signes de paix et la vue de quelques étoffes
déterminèrent deux de ces pirogues à nous abor-
der. Je fis donner à chacune une pièce de nankin
et quelques médailles. On voyait que ces insulaires
n'étaient pas partis de la côte avec l'intention de
faire aucun commerce , car ils n'avaient rien à
nous offrir en échange de nos présens ; et ils amar-
rèrent à une corde un seau d'eau douce , en nous
faisant signe qu'ils ne se croyaient pas acquittés
envers nous , mais qu'ils allaient à terre chercher
des vivres : ce qu'ils exprimaient en portant la
main dans leur bouche.
Avant d'aborder la frégate , ils avaient posé leurs
mains sur la poitrine , et levé les bras vers le ciel :
nous répétâmes ces gestes , et ils se déterminèrent
alors à venir à bord ; mais c'était avec une défiance
que leur physionomie n'a jamais cessé d'exprimer.
Ils nous invitaient cependant à approcher de la terre,
nous faisant connaître que nous n'y manquerions
de rien. Ces insulaires ne sont ni Chinois ni Japo-
nais, mais, situés entre ces deux empires, ils pa- -
raissent tenir des deux peuples. Ils étaient vêtus
324 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
d'une chemise et d'un caleçon de toile de coton;
leurs cheveux, retroussés sur le sommet de Ja tête ,
étaient roulés autour d'une aiguille qui nous a paru
d'or; chacun avait un poignard dont le manche
était aussi d'or. Leurs pirogues n'étaient construites
qu'avec des arbres creusés, et ils les manœuvraieni
assez mal. J'aurais désiré aborder à cette île:
mais comme nous avions mis en panne pour atten-
dre ces pirogues , et que îe courant portait an
nord avec une extrême vitesse , nous étions beau-
coup tombés sous le vent , et nous aurions peut-
être fait de vains efforts pour en rapprocher : d'ail
leurs nous n'avions pas un moment à perdre , ei
il nous importait d'être sortis des mers du Japor
avant le mois de juin , époque des orages et dei
ouragans qui rendent ces mers les plus dangereu
ses de l'univers.
Il est évident que des vaisseaux qui auraient dei
besoins trouveraient à se pourvoir de vivres , d'eai
et de bois dans cette île, et peut-être même à i
lier quelque petit commerce; mais comme elh
n'a guère que trois ou quatre lieues de tour, i
n'est pas vraisemblable que sa population excède
quatre ou cinq cents personne», et quelques ai
guilles d'or ne sont pas une preuve de richesse. J<
lui ai conservé le nom cVîle Kiimi : c'est ains
qu'elle est nommée sur la carte du père Gaubil , oi
elle est située pai' une latitude et une longitude
LA PÉROLSE. 325
approchées de celles que donnent nos observations,
qui la placent par 24 déparés 33 minutes de lati-
tude nord, et 120 degrés 5i) minutes de longitude
orientale.
L'île Rumi fait partie , sur cette carte , d'un
groupe de sept ou huit îles dont elle est la plus
occidentale, et celle-ci est isolée, ou au moins sé-
parée de celles qu'on peut lui supposer à l'est par
des canaux de huit à dix lieues , notre horizon
ayant eu cette étendue sans que nous ayons aperçu
aucune terre. D'après les détails du père Gaubil
sur la grande île de Likeu, capitale de toutes les
îles à l'orient de Formose , je suis assez porté à
croire que les Européens y seraient reçus, et qu'ils
trouveraient à y Faire un commerce aussi avanta-
geux qu'au Japon.
A une heure après midi, je forçai de voiles au
nord , sans attendre les insulaires, qui nous avaient
exprimé par signes qu'ils seraient bientôt de retour
avec des comestibles. Nous étions encore dans l'a-
bondance, et le meilleur vent nous invitait à ne
pas perdre un temps si précieux. Je continuai ma
route au nord , toutes voiles dehors, et nous n'étions
plus en vue de l'île Kumi au coucher du soleil ; le
ciel était cependant clair, notre horizon paraissait
avoir dix lieues d'étendue. Je fis petites voiles la
nuit, et je mis en travers à deux heures du matin,
après avoir couru cinq lieues , parce que je suppo-
326 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
sai que les courans avaient pu nous porter dix à
douze milles en avant de notre estime. Au jour,
j'eus connaissance d'une lie dans le nord-nord-est,
et de plusieurs rochers ou îlots plus à l'est. Je di-
rigeai ma route pour passer à l'ouest de cette île,
qui est ronde et bien boisée dans la partie occi-
dentale. Je la rangeai à un tiers de lieue sans
trouver fond , et n'aperçus aucune trace d'habi-
tation. Elle est si escarpée, que je ne la crois pas
même habitable ; son étendue peut être de deux
tiers de lieue de diamètre, ou de deux lieues de
tour. Lorsque nous fûmes par son travers, nous
eûmes connaissance d'une seconde île de même
grandeur, aussi boisée , et à peu près de même
forme , quoiqu'un peu plus basse. Elle nous res-
tait au nord-nord-est , et enti'c ces lies il y avait
cinq groupes de rochers autour desquels volait une
immense quantité d'oiseaux. J'ai conservé à cette
dernière le nom à'Ue de Hoapinsu , et à celle plus
au nord et à l'est le nom de Tiaoyu-Su , donnés
par le même père Gaubil à des îles qui se trouvent
dans Test de la pointe septentrionale de Formose,
et qu'on a placées sur la carte beaucoup plus au
sud qu'elles ne le sont d'après nos observations de
latitude ^ Quoi qu'il en soit, nos déterminations
I La carte du P. Gaubil présente une troisième lie au noicJ-
ouest de Hoapinsu, sous le nom de Pong/dachan , et qui en est à
peu près à la même dislance que Tiaoyii-Su. Si celte île existe >ii
LA PÉROUSE. 327
placent l'île Hoapinsu à 25 degrés 44 aiinutes de
latitude nord, et 121 degrés 14 minutes de longi-
tude orientale , et celle de Tiaoyu-Su à 25 degrés
55 minutes de latitude, et 121 degrés 27 minutes
de longitude.
Nous étions enfin sortis de l'archipel des iles de
Likeu, et nous allions entrer dans une mer plus
vaste, entre le Japon et la Chine, où quelques géo-
graphes prétendent qu'on trouve toujours fond.
Cette observation est exacte; mais ce n'a guère été
que par 24 degrés 4 minutes, que la sonde a com-
mencé à rapporter soixante-dix brasses; et depuis
cette latitude jusque par-delà le canal du Japon ,
nous n'avons plus cessé de naviguer sur le fond:
la côte de Chine est même si .plate , que , par les 31
degrés, nous n'avions que vingt-cinq brasses à plus
de trente lieues de terre. Je m'étais proposé , en
partant de Manille, de reconnaître l'entrée de la
mer Jaune , au nord de Nankin , si les circonstances
de ma navigation me permettaient d'y employer
quelques semaines; mais, dans tous les cas, il im
portait au succès de mes projets ultérieurs de me
présenter à l'entrée du canal du Japon avant le
20 mai; et j'éprouvai sur la côte septentrionale de
la Chine des contrariétés qui ne me permirent que
de faire sept ou huit lieues par jour. Les brumes y
est étonnant, d'après la route do La Peroust; , qn il nvu ait pas
eu connaissance.
328 VOYAGIiS AUTOUK DU MOi^DE.
furent aussi épaisses et aussi constantes que sur
les côtes de Labrador; les vents très faibles n'y
variaient que du nord-est à l'est : nous étions sou-
vent en calme plat, obligés de mouiller, et de faire
des signaux pour nous conserver à l'ancre, parce
que nous n'apercevions point l Àstmlabe , quoiqu'à
portée de la voix. Les courans étaient si violens
que nous ne pouvions tenir un plomb sur le fond
pour nous assurer si nous ne chassions pas : la
marée n'y filait cependant qu'une lieue par heure,
mais sa direction était incalculable : elle changeait
à chaque instant, et faisait exactement le tour du
compas dans douze heures, sans qu'il y eût un seul
moment de mer étale. Dans l'espace de dix ou douze
jours, nous n'eûmes qu'une seule belle éclaircie ,
qui nous permit d'apercevoir un îlot ou rocher
situé par 30 degrés 45 minutes de latitude nord ,
et 121 degrés 20 minutes de longitude orientale:
bientôt il s'embruma , et nous ignorons s'il est con-
tigu au continent , ou s'il en est séparé par un
large canal ; car nous n'eûmes jamais la vue de
la côte, et notre moindre fond fut de vingt brasses.
Le 19 mai 1787, après un calme qui durait de-
puis quinze jours avec un brouillard très épais ,
les vents se fixèrent au nord-ouest, grand frais : le
temps resta terne et blanchâtre, mais l'horizon
s'étendit à plusieurs lieues. La mer, qui avait été si
belle jusqu'alors, devint extrêmement grosse. J'étais
LA PÉROCSE. 320
à l'ancre par vingt-cinq brasses au moment de cette
crise. Je fis signal d'appareiller, et je dirigeai ma
route , sans perdre un instant, au nord-est-quart"
est, vers l'ile Quelpaert, qui était le premier point
de reconnaissance intéressant avant que d'entrer
dans le canal du Japon. Cette île, qui n'est connue
des Européens que par le naufrage du vaisseau
hollandais Sparrow -hawk en 1635, était, à cette
même époque, sous la domination du roi de Corée.
Nous en eûmes connaissance le 21 mai , par le temps
le plus beau possible, et dans les circonstances les
plus favorables pour les observations de distance.
Nous déterminâmes la pointe du sud, par 33 de-
grés 14 minutes de latitude nord, et 124 degrés
15 minutes de longitude orientale. Je prolongeai,
à deux iieues, toute la partie du sud-est, et je re-
levai avec le plus grand soin un développement de
douze lieues.
Il n'est guère possible de trouver une île qui
offre un plus bel aspect : un pic d'environ mille
toises, qu'on peut apercevoir de dix-huit à vingt
lieues, s'élève au milieu de l'île, dont il est sans
doute le réservoir; le terrain descend en pente
très douce jusqu'à la mer, d'où les habitations pa-
raissent en amphithéâtre. Le sol nous a semblé cul-
tivé jusqu'à une très grande hauteur. Nous aper-
cevions, à l'aide de nos lunettes, les divisions des
champs : ils sont très morcelés, ce qui prouve une
330 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
grande population. Les nuances très variées des
différentes cultures rendaient la vue de cette île
encore plus agréable. Elle appartient malheureu-
sement à un peuple à qui toute communication est
interdite avec les étrangers, et qui retient dans
l'esclavage ceux qui ont le malheur de faire nau-
frage sur ces côtes. Quelques-uns des Hollandais
du vaisseau Sparrow-hawk y trouvèrent moyen ,
après une captivité de dix-huit ans, pendant la-
quelle ils reçurent plusieurs bastonnades, d'enlever
une barque, et de passer au Japon , d'où ils se ren-
dirent à Batavia , et enfin à Amsterdam. Cette his-
toire , dont nous avions la relation sous les yeux ,
n'était pas propre à nous engager à envoyer un
canot au rivage. Nous avions vu deux pirogues s'en
détacher; mais elles ne nous approchèrent jamais à
une lieue, et il est vraisemblable que leur objet
était seulement de nous observer, et peut-être de
donner l'alarme sur la côte de Corée.
Je continuai ma route, et j'aperçus bientôt la
pointe du nord-est de l'île Queîpaert à l'ouest; je
fi5cai ma route au nord-nord-est pour approcher
Corée. Nous vîmes de différentes îles ou rochers
qui forment une chaîne plus de quinze lieues
en avant du continent de Corée, par 35 degrés
15 minutes de latitude nord, et 127 degrés 7 mi-
nutes de longitude orientale. Une brume épaisse
nous cachait le continent, qui n'en est pas éloigné
LA PÉROUSE. 331
de plus de cinq à six lieues. Nous en eûmes la vue
le lendemain, vers onze heures du matin : il parais-
sait derrière les îlots ou rochers dont il était encore
bordé. Nous pûmes faire les meilleures observa-
tions de latitude et de longitude, ce qui était bien
important pour la géographie , aucun vaisseau eu-
ropéen connu n'ayant jamais parcouru ces mers ,
tracées sur nos mappemondes d'après des cartes
japonaises ou coréennes, publiées par les jésuites.
Le 25 mai nous passâmes le détroit de Corée.
La mer paraissait très ouverte au nord-est , et
une assez grosse houle qui en venait achevait de
confirmer cette opinion : nos relèvemens ne lais-
sent rien à désirer sur leur exactitude. Comme la
côte de Corée me parut plus intéressante à suivre
que celle du Japon, je l'approchai à deux lieues ,
et fis une route parallèle à sa direction.
Le canal qui sépare la côte du continent de celle
du Japon peut avoir quinze lieues; mais il est ré-
tréci jusqu'à dix lieues, par des rochers qui, de-
puis l'ile Quelpaert, n'ont pas cessé de border la
côte méridionale de Corée, et qui ont fini seule-
ment lorsque nous avons eu doublé la pointe du
sud-est de cette presqu'île; en sorte que nous avons
pu suivre le continent de très près, voir les mai-
sons et les villes qui sont sur le bord de la mer,
et reconnaître l'entrée des baies. Nous vîmes sui'
des sommets de montagnes quelques fortifications
o;i2 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
qui ressetiiblent parfaitement à des forts euro-
péens; et il est vraisemblable que les plus grands
moyens de défense des Coréens sont dirigés contre
les Japonais. Cette partie de la côte est très belle
pour la navigation , car on n'y aperçoit aucun dan-
ger, et l'on y trouve soixante brasses fond de vase,
à trois lieues au large ; mais le pays est montueux
et paraît très aride : la neige n'était pas entièrement
fondue dans certaines ravines , et la terre semblait
peu susceptible de culture.
Les habitations sont cependant très multipliées :
nous comptâmes une douzaine de champans ou
sommes qui naviguaient le long de la côte. Ces
sommes ne paraissaient différer en rien de celles
des Chinois; leurs voiles étaient pareillement faites
de nattes. La vue de nos vaisseaux ne sembla leur
causer que très peu d'effroi : il est vrai qu'elles
étaient très près de terre, et qu'elles auraient eu
le temps d'y arriver avant d'être jointes , si notre
manœuvre leur eût inspiré quelque défiance. J'au-
rais beaucoup désiré qu'elles eussent osé nous ac-
coster; mais elles continuèrent leur route sans
s'occuper de nous, et le spectacle que nous leur
donnions, quoique bien nouveau, n'excita pas leur
attention. Je vis cependant, à onze heures, deux
bateaux mettre à la voile pour nous reconnaître ,
s'approcher de nous à une lieue, nous suivre pen-
dant deux heures, et retourner ensuite dans le
LA PÉROUSE. 333
port d'où ils étaient sortis le matin : ainsi il est
d'autant plus probable que nous avions jeté l'alarme
sur la côte de Corée, que, dans l'après-midi, on
vit des feux allumés sur toutes les pointes.
Cette journée du 26 fut une des plus belles de
notre campagne et des plus intéressantes, par les
relèvemens que nous avions faits d'un développe-
ment de côte de plus de trente lieues.
Après avoir dépassé la partie la plus orientale
et déterminé la côte la plus intéressante de Co-
rée, je crus devoir diriger ma route sur la pointe
du sud-ouest de l'île Niphon \ dont le capitaine
King avait assujetti la pointe nord-est ou le cap
Nabo à des observations exactes. Ces deux points
devront enfin fixer les incertitudes des géographes,
à qui il ne restera plus qu'à exercer leur imagina-
tion sur les contours des côtes. Le 27 j'aperçus
dans le nord-nord-est une île qui n'était portée sur
aucune carte, et qui paraissait éloignée de la côte
de Corée d'environ vingt lieues : je fis route afin
de reconnaître cette île, que je nommai île Dagelet,
du nom de cet astronome, qui la découvrit le pre-
^ La grande île de IViplion, avec celles de Kiusu et de Sikohf.
constitue ce qu'on nomme l'empire du Japon. L'île INiphon a trois
cent vingt-cinq lieues de long sur huit à cinquante de large. Sa
capitale est ledo , au fond d'un golfe du même nom, dans la partie
sud-est de l'île, et c'est aussi la capitale de l'empire jn])onais.
L'île Kiu-Siu a quatre-vingts lieues de long , et celle de Sikohf ou
Sikoki, soixante. Des traites de géographie apprendront le sur
plus au lerieur.
331 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
mier. Elle n'a guère que trois lieues de circonfé-
rence : sa pointe nord -est gît par 37 degrés 25 mi-
nutes de latitude nord , et 1 29 degrés 2 minutes de
longitude orientale ; elle est très escarpée , mais
couverte depuis la cime jusqu'au bord de la mer,
des plus beaux arbres. Un rempart de roc vif, et
presque aussi à pic qu'une muraille, la cerne dans
tout son contour, à l'exception de sept petites anses
de sable sur lesquelles il est possible de débarquer:
c'est dans ces anses que nous aperçûmes sur le
chantier des bateaux d'une forme tout-à-fait chi-
noise. La vue de nos vaisseaux qui passaient à une
petite portée de canon avait sans doute effrayé
les ouvriers, et ils avaient fui dans le bois dont
leur chantier n'était pas éloigné de cinquante pas :
nous ne vîmes d'ailleurs que quelques cabanes ,
sans village ni culture. Ainsi il est très vraisem-
blable que des charpentiers coréens, qui ne sont
éloignés de l'île Dagelet que d'une vingtaine de
lieues, passent en été avec des provisions dans
cette île, pour y construire des bateaux, qu'ils
vendent sur le continent. Cette opinion est presque
une certitude; car, après que nous eûmes doublé
sa pointe occidentale, les ouvriers d'un autre chan-
tier qui n'avaient pas pu voir venir le vaisseau , ca-
ché par cette pointe, furent surpris par nous au-
près de leurs pièces de bois, travaillant à leurs
bateaux; et nous les vîmes s'enfuir dans les forets,
LA PÉROUSE. 335.
à l'exception de deux ou trois auxquels nous ne
parûmes inspirer aucune crainte. Je désirais trou-
ver un mouillage pour persuader à ces peuples ,
par des bienfaits, que nous n'étions pas leurs en-
nemis ; mais des courans assez violens nous éloi-
gnaient de terre.
§ ^7.
Route vers la partie du nord-ouest du Japon. Vue du cap Noto
et de l'île Jootsi-Sima. Détails sur cette île. Latitude et longi-
tude de cette partie du Japon. Rencontre de plusieurs bâti-
mens japonais et chinois. Nous retournons vers la côte de Tar-
tarie , sur laquelle nous attérissons par 42 degrés de latitude
nord. Relâche à la baie de Ternai. Ses productions. Détails sur
ce pays. Nous en appareillons après y avoir resté seulement
trois jours. Relâche à la baie de Suffren.
Le 30 mai 1787, je dirigeai ma route à l'est vers
le Japon ; mais ce ne fut qu'à bien petites jour-
nées que j'approchai de la côte. Les vents nous fu-
rent si constamment contraires, et le temps était
si précieux pour nous que, sans l'extrême impor-
tance que je mettais k déterminer au moins un
point ou deux de la côte occidentale de File ]\i-
phon , j'aurais abandonné cette reconnaissance et
foit route, vent arrière, vers la côte de Tartarie. Le
2 juin , par 37 degrés 38 minutes de latitude nord ,
et 132 degrés 10 minutes de longitude orientale,
suivant nos horloges marines, nous eûmes con-
33G VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
naissance de deux bâtimens japonnais, dont un
passa à la portée de notre voix : il avait vingt
hommes d'équipage, tous vêtus de soutanes bleues ,
de la forme de celles de nos prêtres. Ce bâ-
timent, du port d'environ cent tonneaux, avait
un seul mat très élevé, planté au milieu, et
qui paraissait n'être qu'un fagot de màtereaux réu-
nis par des cercles de cuivre et des rostures. Sa
voile était de toile : les lés n'en étaient point cou-
sus , mais lancés dans le sens de la longueur. Cette
voile me parut immense; et deux focs avec une ci-
vadière composaient le reste de sa voilure. Une pe-
tite galerie de trois pieds de largeur régnait en
saillie sur les deux côtés de ce bâtiment , et se pro-
longeait depuis l'arrière jusqu'au tiers de la lon-
gueur; elle portait sur la tête des baux qui étaient
saillans et peints en vert. Le canot , placé en tra-
vers de l'avant, excédait de sept ou huit pieds la
largeur du vaisseau, qui avait d'ailleurs une ton-
ture très ordinaire , une poupe plate avec de pe-
tites fenêtres, fort peu de sculpture, et ne res-
semblait aux sommes chinoises que par la manière
d'attacher le gouvernail avec des cordes. Sa galerie
latérale n'était élevée que de deux ou trois pieds
au-dessus de la flottaison, et les extrémités du ca-
not devaient toucher l'eau dans les roulis. Tout me
fit juger que ces bâtimens n'étaient pas destinés à
s'éloigner des côtes . et qu'on n'y serait pas sans
LA PÉROUSE. 337
danger dans les grosses mers, pendant un coup de
vent : il est vraisemblable que les Japonais ont
pour l'hiver des embarcations plus propres à bra-
ver le mauvais temps. Nous passâmes si près de ce
bâtiment, que nous observâmes jusqu'à la physio-
nomie des individus : elle n'exprima jamais la
crainte , pas même l'étonnement. Ils ne changèrent
de route que lorsqu'à portée de pistolet de l as-
trolabe ils craignirent d'aborder cette frégate. Ils
avaient un petit pavillon japonais blanc, sur le-
quel on lisait des mots écrits verticalement. Le
nom du vaisseau était sur une espèce de tambour
placé à côté du mât de ce pavillon. L' Astrolabe
le héla en passant : nous ne comprîmes pas plus sa
réponse qu'il n'avait compris notre question ; et
il continua sa route au sud, bien empressé sans
doute d'aller annoncer la rencontre de deux vais-
seaux étrangers dans des mers où aucun navire eu-
ropéen n'avait pénétré jusqu'à nous.
Le 4 au matin, par 133 degrés 17 minutes de
longitude orientale, et 37 degrés 13 minutes de
latitude nord, nous crûmes voir la terre; mais le
temps était extrêmement embrumé, et bientôt no-
tre horizon s'étendit à un quart de lieue au plus.
Nous aperçûmes, à différentes époques de la jour-
née , sept bâtimens chinois, matés comme celui
que j'ai décrit, mais sans galerie latérale, et, quoi-
que plus petits, d'une construction plus propre à
Xn. 22
338 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
soutenir le mauvais temps, lis ressemblaient ab-
solument à celui qu'aperçut le capitaine King lors
du troisième voyage de Cook, ayant de même les
trois bandes noires dans la partie concave de leur
voile; du port également de trente ou quarante
tonneaux, avec huit hommes d'équipage. Pendant
la force du vent, nous en vîmes un à sec» Son
mât, nu comme ceux des chasse-marées, n'était ar-
rêté que par deux haubans et un étai qui portait
sur l'avant : car ces bâtimens n'ont point de beau-
pré , mais seulement un mâtereau de huit ou dix
pieds d'élévation, posé verticalement, auquel les
Chinois gréent une petite misaine comme celle d'un
canot. Ces bâtimens ne naviguent jamais que le
long des côtes. -
La journée du lendemain fut extrêmement bru-
meuse. Nous aperçûmes encore deux bâtimens ja-
ponais, et ce ne fut que le 6 que nous eûmes
connaissance du cap Noto et de l'île Jootsi-Sima ^,
qui en est séparée par un canal d'environ cinq
lieues. Le temps était clair et l'horizon très étendu;
' Tous les géographes jusqu'à ce jour ont donné le nom de
Jootsi-Sima à l'île qui est dans le nord-est du cap Noto. La Pé-
rouse attribue ici ce même nom à une autre ile qu'il a reconnue à
cinq lieues dans le nord-ouest de ce cap, et qui est marquée sur
toutes les cartes sans y être nommée. Cette attribution provient-
elle d'une erreur de La Pérouse? c'est ce que j'ignore; mais j'ai
cru devoir, par cette observation, éviter l'équivoque qui pouvait
naître de deux îles du même nom aussi rapprochées du même
rap. {Note de Milet-Mureau.)
■^^
LA PÉROUSE. 339
quoiqu'à six lieues de la terre, nous en distinguions
les détails, les arbres , les rivières et les éboule-
mens. Des îlots ou rochers que nous côtoyâmes à
deux lieues, et qui étaient liés entre eux par des
cliaines de roches à fleur d'eau, nous empêchèrent
d'approcher plus près de la côte, A deux heures
nous aperçûmes File Jootsi-Sima dans le nord-est :
je dirigeai ma route pour en prolonger la partie
occidentale, et bientôt nous fûmes obligés de ser-
rer le vent pour doubler les brisans, bien dange-
reux pendant la brume qui, dans cette saison,
dérobe presque toujours à la vue les côtes septen-
trionales du Japon. Celte lie est petite , plate, mais
bien boisée et d'un aspect fort agréable. Je crois
que sa circonférence n'excède pas deux lieues : elle
nous a paru très habitée. Nous avons remarqué
entre les maisons des édifices considérables , et
auprès d'une espèce de château qui était à la pointe
du sud-ouest nous avons distingué des fourches
patibulaires, ou au moins des piUers avec une
large poutre posée dessus en travers : peut-être
ces piliers avaient-ils une tout autre destination.
11 serait assez singulier que les usages des Japo-
nais, si différens des nôtres, s'en fussent rappro-
chés sur ce point.
Le cap Noto, sur la côte du Japon, donnera,
avec le cap Nabo sur la côte orientale, la largeur de
cet empire dans la partie septentrionale. Nos dé-
310 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
terminations feront connaître la largeur de la mer
de Tartarie, vers laquelle je pris le parti de diriger
ma route. La côte du Japon qui fuit au-delà du
cap Noto, à soixante lieues dans l'est , et les brumes
continuelles qui enveloppent ces îles auraient peut-
être exigé le reste de la saison pour pouvoir pro-
longer et relever l'île Niphon jusqu'au cap San-
gaar : nous avions un bien plus vaste champ de
découvertes à parcourir sur la côte de Tartarie et
dans le détroit de Tessoy. Je crus donc ne pas de-
voir perdre un instant pour y arriver prompte-
ment : je n'avais d'ailleurs eu d'autre objet dans
ma recherche de la côte du Japon que d'assigner
à la mer de Tartarie ses vraies limites du nord
au sud-
Nos observations placent le cap Noto par 37 de-
grés 36 minutes de latitude nord, et 135 degrés 34
minutes de longitude orientale; l'île Jootsi-Sima par
37 degrés 51 minutes de latitude , et 135 degrés 20
minutes de longitude ; un îlot ou rocher qui est à
l'ouest du cap Noto par 37 degrés 36 minutes
de latitude, et 135 degrés 14 minutes de longi-
tude; et la pointe la plus sud qui était à notre
vue, sur l'île Niphon, par 37 degrés 18 minutes
de latitude, et 135 degrés 5 minutes de longitude.
Ces courtes observations nous ont coûté dix jours
d'une navigation bien laborieuse, au milieu des
LA PÉROUSE. 341
brumes: nous croyons que les géographes trouve-
ront ce temps bien employé.
Nous avons relevé la côte de Corée avec la plus
grande exactitude, jusqu'au point où elle cesse de
courir au nord-est et où elle prend une direction
vers l'ouest, ce qui nous a forcés de gagner les
37 degrés nord. Les vents de sud les plus cons-
tans et les plus opiniâtres s'étaient opposés au pro-
jet que j'avais formé de voir et de déterminer la
pointe la plus méridionale et la plus occidentale
de l'île iNiphon ; ces mêmes vents de sud nous sui-
virent jusqu'à la vue de la côte de Tartarie , dont
nous eûmes connaissance le 1 1 juin. Le temps s'était
éclairci la veille ; le baromètre , descendu à vingt-
sept pouces sept lignes, y demeurait stationnaire ;
et c'est pendant que le baromètre est resté à ce
point, que nous avons joui des deux plus beaux
jours de cette campagne.
Le point de la côte sur lequel nous attérîmes
est précisément celui qui sépare la Corée de la
Tartarie des Mantchoux : c'est une terre très éle-
vée que nous aperçûmes le 1 1 à vingt lieues de
distance. Les montagnes, sans avoir l'élévation de
celles de la côte de l'Amérique , ont au moins six
ou sept cents toises de hauteur. Nous ne commen-
çâmes à trouver fond qu'à quatre lieues de terre ,
par cent quatre-vingts brasses , sable vaseux; et , à
une lieue du rivage, il y avait encore quatre-vingt-
342 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
quatre brasses. J'approchai la côte à cette distance :
elle était très escarpée , mais couverte d'arbres et
de verdure. On apercevait, sur la cime des plus
hautes montagnes , de la neige , mais en très petite
quantité ; on n'y voyait d'ailleurs aucune trace de
culture ni d'habitation , et nous pensâmes que les
Tartares Mantchoux , qui sont nomades et pas-
teurs , préféraient à ces bois et à ces montagnes des
plaines et des vallons où leurs troupeaux trouvaient
une nourriture plus abondante. Dans cette longueur
de côte de plus de quarante lieues , nous ne ren-
contrâmes l'embouchure d'aucune rivière.
Jusqu'à ce moment la côte avait couru au nord-
est un quart nord ; nous étions déjà par 44 degrés
de latitude , et nous avions atteint celle que les géo-
graphes donnent au prétendu détroit de Tessoy ;
mais nous nous trouvions Ô degrés plus ouest que
la longitude donnée à ce détroit : ces 5 degrés doi-
vent être retranchés de la Tartarie, et ajoutés au
canal qui la sépare des lies situées au nord du
Japon.
Les journées du 15 et du 16 furent très bru-
meuses. Nous nous éloignâmes peu de la côte de
Tartarie, et nous en avions connaissance dans les
éclaircies ; mais ce dernier jour sera marqué dans
notre journal par l'illusion la plus complète dont
j'aie été témoin depuis que je navigue.
Le plus beau ciel succéda , à quatre heures du
LA PÉROUSE. 343
soir, à la brume la plus épaisse : nous découvrîmes
le continent qui s'étendait de l'ouest au nord-est,
et peu après, dans le sud, une grande terre qui
allait rejoindre la Tartarie vers l'ouest, ne laissant
pas entre elle et le continent une ouverture de 15
degrés. Nous distinguions les montagnes, les ra-
vins, enfin tous les détails du terrain; et nous ne
pouvions pas concevoir par où nous étions entrés
dans ce détroit , qui ne pouvait être que celui de
Tessoy , à la recherche duquel nous avions renoncé
Dans cette situation , je crus devoir serrer le vent
et gouverner au sud-sud-est; mais bientôt ces mor-
nes, ces ravins disparurent. Le banc de brume le
plus extraordinaire que j'eusse jamais vu avait
occasioné notre erreur. Nous le vîmes se dissiper :
ses formes, ses teintes s'élevèrent, se perdirent dans
la région des nuages , et nous eûmes encore assez
de jour pour qu'il ne nous restât aucune incerti-
tude sur l'inexistence de cette terre fantastique. Je
fis route toute la nuit sur l'espace de mer qu'elle
avait paru occuper, et, au jour, rien ne se montra
à nos yeux : l'horizon était cependant si étendu ,
que nous voyions parfaitement la côte de Taitarie,
éloignée de plus de quinze lieues. Je fis roule pour
l'approcher; mais à huit heures du matin la brume
nous environna. Nous avions heureusement eu le
temps de faire de bons relèvemcns et de recon-
naître les pointes de la veille. Ainsi il n'y a aucune
3i4 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
lacune sur notre carte de Tartarie, depuis notre
attérage par les 42 degrés jusqu'au détroit de Sé-
galien.
Depuis que nous prolongions la terre , nous n'a-
vions vu aucune trace d'habitation : pas une seule
pirogue ne s'était détachée de la côte; et ce pays,
quoique couvert des plus beaux arbres qui annon-
cent un sol fertile , semble être dédaigné des Tar-
tares et des Japonais. Ces peuples pourraient y
former de brillantes colonies ; mais la politique de
ces derniers est d'empêcher toute émigration et
toute communication avec les étrangers : ils com-
prennent souscettedénomination les Chinois comme
les Européens.
Le 23 je fis route pour une baie que je voyais
dans l'ouest-nord-ouest, et où il était vraisembla-
ble que nous trouverions un bon mouillage. Nous
y laissâmes tomber l'ancre à six heures du soir , à
une demi-lieue du rivage. Je la nommai baie de
Ternai : elle est située par 45 degrés 13 mi-
nutes de latitude nord, et 135 degrés 9 minutes
de longitude orientale. Quoiqu'elle soit ouverte
aux vents d'est, j'ai lieu de croire qu'ils n'y bat-
tent jamais en côte , et qu'ils suivent la direction
des terres. Le fond y est de sable : il diminue gra-
duellement jusqu'à six brasses à une encablure du
rivage. La marée y monte de cinq pieds; son
établissement , les jours de nouvelle et pleine lune.
LA PÉROUSE. 345
est à huit heures quinze minutes; mais le fiux et
le reflux n'altèrent pas la direction du courant à
une demi-lieue au large : celui que nous éprouvions
au mouillage n'a jamais varié que du sud-ouest au
sud-est, et sa plus grande vitesse a été d'un mille
par heure.
Partis de Manille depuis soixante-quinze jours ,
nous avions, à la vérité, prolongé les côtes de l'île
Quelpaert, de Corée, du Japon; mais ces con-
trées, habitées par des peuples barbares envers les
étrangers, ne nous avaient pas permis de songer
à y relâcher. Nous savions au contraire que les
Tartares étaient hospitaliers, et nos forces suffi-
saient d'ailleurs pour imposer aux petites peu-
plades que nous pouvions rencontrer sur le bord
de la mer. Nous brûlions d'impatience d'aller re-
connaître cette terre dont notre imagination était
occupée depuis notre départ de France : c'était la
seule partie du globe qui eût échappé à l'activité
infatigable du capitaine Cook; et nous devons peut-
être au funeste événement qui a terminé ses jours
le petit avantage d'y avoir abordé les premiers. Il
nous était prouvé que le Kastrikum n'avait jamais
navigué sur la côte de Tartarie ; et nous nous flat-
tions de trouver dans le cours de cette campagne
de nouvelles preuves de cette vérité.
Les géographes qui, sur le rapport du père des
Anges et d'après quelques cartes japonaises , avaient
346 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
tracé le détroit de ïessoy, déterminé les limites
du Jesso, de la terre de la Compagnie et de celle
des Etats, avaient tellement défiguré la géographie
de cette partie de l'Asie , qu'il était nécessaire de
terminer à cet égard toutes les anciennes discus-
sions par des faits incontestables K La latitude de
la baie de Ternai était précisément la même que
celle du port d'Acqueis où avaient abordé les Hol-
landais : néanmoins le lecteur en trouvera la des-
cription bien différente.
Cinq petites anses, semblables aux côtés d'un
polygone régulier, forment le contour de cette
rade; elles sont séparées entre elles par des coteaux
couverts d'arbres jusqu'à la cime. Le printemps le
plus frais n'a jamais offert en France des nuances
d'un vert si vigoureux et si varié ; et quoique nous
n'eussions aperçu, depuis que nous prolongions la
côte, ni une seule pirogue ni un seul feu, nous
ne pouvions croire qu'un pays qui paraissait aussi
fertile, à une si grande proximité de la Chine, fût
sans habitans. Avant que nos canots eussent dé-
^ Presque tous les géographes qui ont tracé , au nord du Ja-
pon, une îie sous le nom de Jeço, Yeço ou Jesso, l'ont séparée de
la Tartarie par un détroit auquel ils ont donné le nom de Tessoy.
Cette erreur s'est perpétuée , et l'on voit sur toutes les cartes an-
ciennes ce détroit imaginaire vers le 43® degré de latitude nord.
Sa prétendue existence doit avoir eu pour origine le détroit réel
qui sépare rile Ségalien du continent, et que Guillaume Delisle a
aussi nommé détroit de Tessoy sur une carte d'Asie dressée en
1700. [Noie de Milet-Mureau .)
LA PÉROLSE. 347
barque , nos lunettes étaient tournées vers le ri-
vage; mais nous n'apercevions que des cerfs et des
ours qui paissaient tranquillement sur le bord de
la mer. Cette vue augmenta l'impatience que cha-
cun avait de descendre. Les armes furent prépa-
rées avec autant d'activité que si nous eussions eu
à nous défendre contre des ennemis; et, pendant
qu'on faisait ces dispositions, des matelots pécheurs
avaient déjà pris à la ligne douze ou quinze mo-
rues. Les habitans des villes se peindraient diffici-
lement les sensations que les navigateurs éprouvent
à la vue d'une pèche abondante. Les vivres frais
sont des besoins pour tous les hommes; et les
moins savoureux sont bien plus salubres que les
viandes salées le mieux conservées.
Je donnai ordre aussitôt d'enfermer les salai-
sons et de les garder pour des circonstances moins
heureuses; je fis préparer des futailles pour les
l'emplir d'une eau fraîche et limpide qui coulait en
ruisseau dans chaque anse , et j'envoyai chercher
des herbes potagères dans les prairies, où l'on
trouva une immense quantité de petits ognons, du
céleri et de l'oseille. Le sol était tapissé des mêmes
plantes qui croissent dans nos climats, mais plus
vertes et plus vigoureuses : la phipart étaient en
fleur. On rencontrait à cliaque pas des roses , des
lis jaunes, des lis rouges, des muguets et généra-
lement toutes nos fleurs des prés. Les pins courou-
3i8 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
naient le sommet des montagnes; les chênes ne
commençaient qu'à mi-côte, et ils diminuaient de
grosseur et de vigueur à mesure qu'ils approchaient
de la mer : les bords des rivières et des ruisseaux
étaient plantés de saules, de bouleaux, d'érables;
et sur la lisière des grands bois, on voyait des
pommiers et des azeroliers en fleurs, avec des mas-
sifs de noisetiers dont les fruits commençaient à
se nouer.
Notre surprise redoublait lorsque nous songions
qu'un excédant de population surcharge le vaste
empire de la Chine, au point que les lois n'y sé-
vissent pas contre les pères assez barbares pour
noyer et détruire leurs enfans; et que ce peuple,
dont on vante tant la police, n'ose point s'étendre
au-delà de sa muraille pour tirer sa subsistance
d'une terre dont il faudrait plutôt arrêter que pro-
voquer la végétation. Nous trouvions, à la vérité,
à chaque pas, des traces d'homme marquées par
des destructions ; plusieurs arbres coupés avec des
instrumens tranchans; les vestiges des ravages du
feu paraissaient en vingt endroits, et nous aper-
çûmes quelques abris qui avaient été élevés par
des chasseurs au coin du bois. On rencontrait aussi
de petits paniers d'écorce de bouleau , cousus avec
du fil, et absolument semblables à ceux des Indiens
du Canada; des raquettes propres à marcher sur
la neige: (oui enfsn tious fit juger que des Tartares
LA PÉROCSE. 349
s'approchent des bords de la mer dans la saison de
la pêche et de la chasse; qu'en ce moment i!s
étaient rassemblés en peuplades le long des ri-
vières , et que le gros de la nation vivait dans l'in-
térieur des terres sur un sol peut-être plus propre
à la multiplication de ses immenses troupeaux.
Trois canots des deux frégates , remplis d'officiers
et de passagers, abordèrent dans l'anse aux Ours
à six heures et demie; et à sept heures, ils avaient
déjà tiré plusieurs coups de fusil sur différentes
bêtes sauvages qui s'étaient enfoncées très promp-
tement dans les bois. Trois jeunes faons furent
seuls victimes de leur inexpérience : la joie bruyante
de nos nouveaux débarqués aurait du leur faire
gagner des bois inaccessibles dont ils étaient peu
éloignés. Ces prairies, si ravissantes à la vue, ne
pouvaient presque pas être traversées : l'herbe
épaisse y était élevée de trois ou quatre pieds, en
sorte qu'on s'y trouvait comme noyé, et dans l'im-
possibilité de diriger sa route. On avait d'ailleurs
à craindre d'y être piqué par des serpens. dont
nous avions rencontré un grand nombre sur le
bord des ruisseaux, quoique nous n'eussions fait
aucune expérience sur la qualité de leur venin. Cette
terre n'était donc pour nous qu'une magnifique
solitude; les plages de sable du rivage étaient seules
praticables, et partout ailleurs on ne pouvait qu'a-
vec des fatigues incroyables traverser les plus
350 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
petits espaces. La passion de la chasse les fit cepen-
dant franchir à M. de Langle et à plusieurs autres
officiers ou naturalistes, mais sans aucun succès;
et nous pensâmes qu'on n'en pouvait obtenir qu'avec
une extrême patience, dans un grand silence, et en
se postant à l'affût sur le passage des ours et des
cerfs, marqué par leurs traces.
Ce plan fut arrêté pour le lendemain; il était
cependant d'une exécution difficile , et l'on ne fait
guère dix mille lieues par mer pour aller se mor-
fondre dans l'attente d'une proie au milieu d'un
marais rempli de maringouins. Nous en fîmes néan-
moins l'essai le 25 au soir , après avoir inutilement
couru toute la journée : mais chacun ayant pris son
poste à neuf heures , et à dix heures , instant au-
quel, selon nous , les ours auraient dû être arrivés,
rien n'ayant paru , nous fûmes obligés d'avouer gé-
néralement que la pêche nous convenait mieux que
la chasse. Nous y obtînmes effectivement plus de
succès. Chacune des cinq anses qui forment le con-
tour de la baie de Ternai offrait un lieu commode
pour étendre la seine , et avait un ruisseau auprès
duquel notre cuisine était établie : les poissons n'a-
vaient qu'un saut à faire des bords de la mer dans
nos marmites. Nous prîmes des morues, des gron-
deurs, des truites, des saumons, des harengs, des
plies : nos équipages en eurent abondamment à
chaque repas. Ce poisson et les différentes herbes
LA PÉROUSR. 351
qui Tassaisonnèrent , pendant les trois jours de no-
tre relâche, furent au moins un préservatif contre
les atteintes du scorbut ; car personne de l'équipage
n'en avait eu jusqu'alors aucun symptôme, mal-
gré l'humidité froide occasionée par des brumes
presque continuelles, que nous avions combattue
avec des brasiers placés sous les hamacs des ma-
telote, lorsque le temps ne permettait pas de faire
branle-bas.
Ce fut à la suite d'une de ces parties de pèche,
que nous découvrîmes, sur le bord d'un ruisseau,
un tombeau tartare, placé à côté d'une case ruinée ,
et presque enterré dans l'herbe. Notre curiosité
nous porta à l'ouvrir, et nous y vîmes deux per-
sonnes placées l'une à côté de l'autre. Leurs têtes
étaient couvertes d'une calotte de taffetas : leurs
corps, enveloppés dans une peau d'ours, avaient
une ceinture de cette même peau, à laquelle pen-
daient de petites monnaies chinoises et différens
bijoux de cuivre. Des rassades bleues étaient ré-
pandues et comme semées dans ce tombeau. Nous
y trouvâmes aussi dix ou douze espèces de brace-
lets d'argent, du poids de deux gros chacun, que
nous apprîmes par la suite être des pendans d'o-
reilles; une hache de fer, un couteau du même
métal, une cuillère de bois, un peigne, un pe-
tit sac de nankin bleu, plein de riz. Rien n'était
encore dans l'état de décomposition , et l'on ne
352 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
pouvait guère donner plus d'un an d'ancienneté à
ce monument. Sa construction nous parut infé-
rieure à celle des tombeaux de la baie des Fran-
çais ; elle ne consistait qu'en un petit mulon formé
de tronçons d'arbres , revêtu décorée de bouleau :
on avîîit laissé entre eux un vide pour y déposer
les deux cadavres. Nous eûmes grand soin de les
recouvrir, remettant religieusement chaque diose
à sa place, après avoir seulement emporté une très
petite partie des divers objets contenus dans ce
tombeau, afin de constater notre découverte. IVous
ne pouvions pas douter que les Tartares chasseurs
ne fissent de fréquentes descentes dans cette baie :
une pirogue, laissée auprès de ce monument, nous
annonçait qu'ils y venaient par mer, sans doute de
l'embouchure de quelque rivière que nous n'avions
pas encore aperçue.
Les monnaies chinoises, le nankin bleu, le taf
fêtas, les calottes, prouvent que ces peuples sont
en commerce réglé avec ceux de la Chine, et il
est vraisemblable qu'ils sont sujets aussi de cet
empire.
Le riz renfermé dans le petit sac de nankin bleu ,
désigne une coutume chinoise fondée sur l'opinion
d'une continuation de besoins dans l'autre vie :
enfin, la hache, le couteau, la tunique de peau
d'ours, le peigne, tous ces objets ont un rapport
très marqué avec ceux dont se servent les Indiens
LA PÉR OUSE. 353
de l'Amérique; et comme ces peuples n'ont peut-
être jamais communiqué ensemble , de tels points
de conformité entre eux ne peuvent-ils pas faire
conjecturer que les hommes , dans le même degré
de civilisation, et sous les mêmes latitudes, adop-
tent presque les mêmes usages, et que, s'ils étaient
exactement dans les mêmes circonstances, ils ne
différeraient pas plus entre eux que les loups du
Canada ne diffèrent de ceux de l'Europe ?
Le spectacle ravissant que nous présentait cette
partie de la Tartarie orientale n'avait cependant
rien d'intéressant pour nos botanistes et nos litho-
logistes. Les plantes y sont absolument les mêmes
que celles de France , et les substances dont le sol
est composé n'en diffèrent pas davantage. Des
schistes , des quartz , du jaspe , du porphyre violet ,
de petits cristaux, des roches roulées, voilà les
échantillons que les lits des rivières nous ont of-
ferts, sans que nous ayons pu y voir la moindre
trace de métaux. La mine de fer, qui est générale-
ment répandue sur tout le globe , ne paraissait que
décomposée en chaux , servant, comme un vernis,
à colorer différentes pierres. Les oiseaux de mer
et de terre étaient aussi fort rares; nous vîmes
cependant des corbeaux , des tourterelles , des
cailles, des bergeronnettes, des hirondelles, des
gobe-mouches, des albatros, des goélands, des
macareux, des butors et des canards; mais la nature
XIF. 23
354 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
n'était point animée pai" le vol d'oiseaux innombra-
bles qu'on rencontre en d'autres pays inhabités.
A la baie de Ternai, ils étaient solitaires, et le plus
sombre silence régnait dans l'intérieur des bois.
Les coquilles n'étaient pas moins rares : nous ne
trouvâmes sur le sable que des détrimens de mou-
les , de lépas , de limaçons et de pourpres.
Enfin, le 27 juin au matin, après avoir déposé
à terre différentes médailles avec une bouteille et
une inscription qui contenait la date de notre ar-
rivée, les vents ayant passé au sud, je mis à la
voile, et je prolongeai la côte à deux tiers de lieue
du rivage, assez près pour distinguer l'embouchure
du plus petit ruisseau. Nous fîmes ainsi cinquante
lieues avec le plus beau temps que des navigateurs
puissent désirer. Les vents, qui passèrent au nord le
29, à onze heures du soir, m'obligèrent de prendre
la bordée de l'est, et de m'éloigner ainsi de terre :
nous étions alors par 46 degrés 50 minutes de lati-
tude nord. Nous nous en rapprochâmes le lende-
main. Quoique le temps fût très brumeux, l'hori-
zon ayant cependant trois lieues d'étendue, nous
relevâmes la même côte que nous avions aperçue la
veille dans le nord , et qui nous restait à l'ouest :
elle était plus basse , plus coupée de petits mornes,
et nous ne trouvâmes à deux lieues au large que
trente brasses , fond de roche. Nous restâmes en
calme plat sur cette espèce de banc, et nous prîmes
LA PÉROLSE. 355
plus de quatre-vingts morues. Un petit vent du sud
nous pernait de nous en éloigner pendant la nuit,
et au jour nous revîmes la terre à quatre lieues :
elle ne paraissait s'étendre que jusqu'au nord-
nord-ouest; mais la brume nous cachait les poin-
tes plus au nord. Nous continuâmes à prolonger de
très près la côte , dont la direction était nord-
quart-nord-est.
Le l^'^ juillet, une brume épaisse nous ayant en-
veloppés à une si petite distance de terre, que nous
entendions la lame déferler sur le rivage, je fis
signal de mouiller. Le temps fut si brumeux jus-
qu'au 4, qu'il nous fut impossible de faire aucun
relèvement, ni d'envoyer nos canots à terre; mais
nous prîmes plus de huit cents morues. J'ordonnai
de saler et de mettre en barriques l'excédant de
notre consommation. La drague rapporta aussi une
assez grande quantité d'huîtres , dont la nacre était
si belle, qu'il paraissait très possible qu'elles con-
tinssent des perles, quoique nous n'en eussions
trouvé que deux à demi formées dans le talon.
Cette rencontre rend très vraisemblable le récit
des jésuites, qui nous ont appris qu'il se fait une
pêche de perles à l'embouchure de plusieurs rivières
de la Tartarie orientale; mais on doit supposer
que c'est vers le sud, aux environs de Corée,
car plus au nord le pays est trop dépourvu d'ha-
bitans pour qu'on puisse y effectuer un pareil tra-
356 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
vail, puisque après avoir parcouru deux cents lieues
de cette côte , souvent à la portée du canon , et
toujours à une petite distance de terre, nous n'a-
vons aperçu ni pirogues ni maisons; et nous n'a-
vons vu , lorsque nous sommes descendus à terre ,
que les traces de quelques chasseurs, qui ne pa-
raissent pas s'établir dans les lieux que nous visi-
tions.
Le 4 nous vîmes une grande baie dans laquelle
coulait une rivière de quinze à vingt toises de lar-
geur. Un canot de chaque frégate, aux ordres de
MM. de Vaujuas et Darbaud , fut armé pour aller
la reconnaître. La descente était facile , et le fond
montait graduellement jusqu'au rivage. L'aspect du
pays est à peu près le même que celui de la baie de
Ternai, et quoiqu'à trois degrés plus au nord, les
productions de la terre et les substances dont elle
est composée n'en diffèrent que très peu.
Les traces d'habitans étaient ici beaucoup plus
fraîches : on voyait des branches d'arbre coupées
avec un instrument tranchant, auxquelles les feuil-
les vertes tenaient encore; deux peaux d'élans, très
artistement tendues sur de petits morceaux de
bois, avaient été laissées à côté d'une petite cabane
qui ne pouvait loger une famille, mais qui suffi-
sait pour servir d'abri à deux ou trois chasseurs,
et peut-être y en avait-il un petit nombre que la
crainte avait fait fuir dans les bois. M. de Vaujuas
LA PÉROUSE. 357
crut devoir emporter une de ces peaux ; mais il
laissa en échange des haches et d'autres instrumens
de fer d'une valeur centuple de la peau d'élan qui
me fut envoyée. Le rapport de cet officier et celui
des différens naturalistes ne me donnèrent aucune
envie de prolonger mon séjour dans cette baie, à
laquelle je donnai le nom de baie de Suffren.
§ 18.
Nous continuons de faire route au nord. Reconnaissance d'un pic
dans l'est. Nous nous apercevons que nous naviguons dans un
canal. Nous dirigeons noire route vers la côte de Tîle Ségalien.
Relâche à la baie de Langle. Mœurs et coutumes des habitans.
Nous prolongeons la côte de l'ile. Relâche à la baie d'Estaing.
Départ. Nous trouvons que le canal entre l'ile et le continent de
la Tartarie est obstrué par des bancs. Arrivée à la baie de Cas-
tries sur la côte de Tartarie.
J'appareillai de la baie de Suffren avec une petite
brise du nord-est, à l'aide de laquelle je crus
pouvoir m'éloigner de la côte. Cette baie est située
par 47 degrés 51 minutes de latitude nord , et
137 degrés 25 minutes de longitude orientale. Nous
donnâmes plusieurs coups de drague en partant ,
et nous prîmes dçs huîtres, auxquelles étaieiit atta-
chées des poulettes, petites coquilles bivalves que
très communément on rencontre pétrifiées en Eu-
rope, et dont on n'a trouvé l'analogue que depuis
quelques années dans les mers de Provence ; de
358 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
gros buccins, beaucoup d'oursins de l'espèce com-
mune , une grande quantité d'étoiles et d'holothu-
ries , avec de très petits morceaux d'un joli corail.
La brume et le calme nous obligèrent à mouiller
à une lieue plus au large. Nous continuâmes à pren-
dre des morues, mais c'était un faible dédommage-
ment de la perte du temps pendant lequel la saison
s'écoulait trop rapidement , eu égard au désir que
nous avions d'explorer entièrement cette mer. Enfin,
le 5 , malgré la brume , la brise ayant fraîchi du
sud-ouest, je mis à la voile. Nous prolongeâmes
la côte. Nous nous flattions d'arriver le 6 , avant la
nuit , au 50^ degré de latitude , terme que j Wais
fixé pour cesser notre navigation sur la côte de
Tartarie , et retourner vers le Jesso et l'Oku-Jesso ,
bien certain , s'ils n'existaient pas , de rencontrer
au moins les Kuriles en avançant vers l'est; mais à
huit heures du matin nous eûmes connaissance
d'une ile qui paraissait très étendue, et qui formait
avec la Tartarie une ouverture de 30 degrés. Nous
ne distinguions aucune pointe de l'île , et ne pou-
vions relever que des sommets , qui , s'étendant
jusqu'au sud-est, annonçaient que nous étions déjà
assez avancés dans le canal qui la sépare du con-
tinent. Notre latitude était dans ce moment de
48 degrés 35 minutes, et celle de l Astrolabe , c\m
avait chassé deux lieues en avant , de 48 degrés
40 minutes. Je pensai d'abord que c'était l'île Se-
LA PÉROU SE. 35Sr
galien , dont la partie méridionale avait été placée
par les géographes deux degrés trop au nord, et
je jugeai que si je dirigeais ma route dans le canal,
je serais forcé de le suivre jusqu'à sa sortie dans la
mer d'Okhotsk , à cause de l'opiniâtreté des vents
de sud , qui , pendant cette saison , régnent cons-
tamment dans ces parages. Cette situation eût mis
un obstacle invincible au désir que j'avais d'explo-
rer entièrement cette mer , et , après avoir levé la
carte la plus exacte de la côte de Tartarie , il ne
me restait pour effectuer ce plan qu'à prolonger à
l'ouest les premières îles que je rencontrerais jus-
qu'au 44^ degré : en conséquence je dirigeai ma
route vers le sud-est.
L'aspect de cette terre était bien différent de
celui de la Tartarie : on n'y apercevait que des ro-
chers arides , dont les cavités conservaient encore
de la neige ; mais nous en étions à une trop grande
distance pour découvrir les terres basses , qui pou-
vaient, comme celles du continent, être couvertes
d'arbres et de verdure. Je donnai à la plus élevée
de ces montagnes, qui se termine comme le sou-
pirail d'un fourneau , le nom de pic Lamanon , à
cause de sa forme volcanique, et parce que le phy-
sicien de ce nom a fait une étude particulière de
différentes matières mises en fusion par le feu des
volcans.
Les vents du sud me forcèrent de louvoyer ,
3G0 VOYAGES AUTOUK DU MONDE,
toutes voiles dehors, pour doubler l'extrémité mé-
ridionale de la nouvelle terre, dont nous n'avions
pas aperçu la fin. 11 ne nous avait été possible que
de relever des sommets , durant quelques minutes,
une brume épaisse nous ayant enveloppés; mais la
sonde s'étendait à trois ou quatre lieues de la côte
de Tartarie vers l'ouest, et, en courant vers l'est,
je virais de bord, lorsque nous trouvâmes qua-
rante-huit brasses. J'ignorais à quelle distance cette
sonde nous mettait de l'île nouvellement décou-
verte. Au milieu de ces ténèbres nous obtînmes
cependant le 9 juillet une latitude avec un hori-
zon de moins d'une demi-lieue : elle donnait 48 de-
grés 15 minutes. L'opiniâtreté des vents du sud ne
se démentit pas pendant les journées du 9 et
du 10; ils étaient accompagnés d'une brume si
épaisse , que notre horizon ne s'étendait guère qu'à
une portée de fusil. Nous naviguions à tâtons dans
ce canal, bien certains que nous avions des terres
aux environs- Les nouvelles réflexions que ce re-
lèvement du sud-sud-est m'avait fait faire me por-
taient assez à croire que nous n'étions pas dans le
canal de l'île Ségalien , à laquelle aucun géographe
n'a jamais assigné une position si méridionale, mais
bien dans l'ouest de la terre du Jesso, dont les
Hollandais avaient vraisemblablement parcouru la
partie orientale , et comme nous avions navigué
très près de la côte de Tartarie, nous étions entrés,
LA PÉROUSE. 361
sans nous en apercevoir, dans le p^olfe que la terre
de Jesso formait peut-être avec cette partie de
l'Asie. 11 ne nous restait plus qu'à connaître si le
Jesso est une lie ou une presqu'île formant avec
la Tartarie chinoise à peu près la même figure que
le Kamtschatka forme avec la Tartarie russe. J'at-
tendais avec la plus vive impatience une éclaircie
pour prendre le parti qui devait décider cette
question : elle se lit le 11 après midi.
Ce n'est que dans ces parages à brume que l'on
voit , bien rarement à la vérité, des horizons d'une
très grande étendue, comme si la nature voulait,
en quelque sorte , compenser par des instans de la
plus vive clarté les ténèbres profondes et presque
éternelles qui sont répandues sur toutes ces mers.
Le rideau se leva à deux heures après midi , et nous
relevâmes des terres depuis le nord-quart-nord-
est jusqu'au nord-quart-nord-ouest. L'ouverture
n'était plus que de 22 degrés et demi , et plusieurs
personnes assuraient avoir vu des sommets qui la
fermaient entièrement. Cette incertitude d'opinions
me rendait fort indécis sur le parti que je devais
prendre : il y avait un grand inconvénient à arriver
vingt ou trente lieues au nord , si nous avions réel-
lement aperçu le fond du golfe , parce que la sai-
son s'écoulait, et que nous ne pouvions pas nous
flatter de remonter ces vingt lieues, contre le vent
du sud, en moins de huit ou dix jours, puisque
362 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
nous ne nous étions élevés que de douze lieues
depuis cinq jours que nous courions des bordées
dans ce canal. D'un autre côté , le but de notre
mission n'était pas rempli si nous manquions le
détroit qui sépare le Jesso de la Tartarie. Je crus
donc que le meilleur parti était de relâcher, et de
chercher à nous procurer quelques renseignemens
des naturels du pays. Nous approchâmes la côte
de l'ile à moins d'une lieue : elle courait absolu-
ment nord et sud. Je désirais trouver un enfonce-
ment où nos vaisseaux fussent à l'abri ; mais cette
côte ne formait pas le plus petit creux , et la mer
était aussi grosse à une demi-lieue de terre qu'au
large : ainsi , quoique nous fussions sur un fond de
sable très égal , qui ne variait , dans l'espace de six
lieues , que de dix-huit brasses à trente , je fus
obligé de continuer à lutter, toutes voiles dehors,
contre les vents du sud.
L'éloignement où j'étais de cette côte lorsque je
l'aperçus pour la première fois m'avait induit en
erreur; mais en l'approchant davantage je la trou-
vai aussi boisée que celle de Tartarie. Enfin le 12
juillet j'accostai la terre , et je laissai tomber l'ancre
à deux milles d'une petite anse dans laquelle coulait
une rivière. M. de Langle , qui avait mouillé une
heure avant moi, se rendit tout de suite à mon
bord. Il avait déjà débarqué ses canots et ses chalou-
pes , et il me proposa de descendre avant la nuit
LA PÉROLSE. 363
pour reconnaître le terrain , et savoir s'il y avait
espoir de tirer quelques informations des habitans.
Nous apercevions , à l'aide de nos lunettes , quel-
ques cabanes et deux insulaires qui paraissaient
s'enfuir vers les bois. J'acceptai la proposition de
M. de Langle , et j'autorisai deux autres de mes
officiers à l'accompagner.
Ils trouvèrent les deux seules cases de cette baie
abandonnées , mais depuis très peu de temps , car
le feu y était encore allumé : aucun des meubles
n'en avait été enlevé. On y voyait une portée de
petits chiens, dont les yeux n'étaient pas encore
ouverts; et la mère, qu'on entendait aboyer dans
les bois, faisait juger que les propriétaires de ces
cases n'étaient pas éloignés. M. de Langle y fit dé-
poser des haches, différens outils de fer, des ras-
sades, et généralement tout ce qu'il crut utile et
agréable à ces insulaires , persuadé qu'après son
rembarquement les habitans y retourneraient, et
que nos présens leur prouveraient que nous n'é-
tions pas des ennemis. 11 fit en même temps éten-
dre la seine, et prit, en deux coups de filet, plus
de saumons qu'il n'en fallait aux équipages pour
la consommation d'une semaine.
Au moment où il allait retourner à bord, il vit
aborder sur le rivage une pirogue avec sept hommes,
qui ne parurent nullement effrayés de notre nom-
bre. Ils échouèrent leur petite embarcation sur le
304 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
sable, et s'assirent sur des nattes au milieu de nos
matelots, avec un air de sécurité qui prévint beau-
coup en leur faveur. Dans ce nombre étaient deux
vieillards, ayant une longue barbe blanche, vêtus
d'une étoffe d'écorce d'arbre, assez semblable aux
pagnes de Madagascar. Deux des sept insulaires
avaient des habits de nankin bleu ouatés, et la
forme de leur habillement différait peu de celui des
Chinois : d'autres n'avaient qu une longue robe qui
fermait entièrement au moyen d'une ceinture et
de quelques petits boutons, ce qui les dispensait
de porter des caleçons. Leur tète était nue et, chez
deux ou trois, entourée seulement d'un bandeau
de peau d'ours. Ils avaient le toupet et les faces
rasés , tous les cheveux du derrière conservés dans
la longueur de huit ou dix pouces , mais d'une ma-
nière différente des Chinois, qui ne laissent qu'une
touffe de cheveux en rond qu'ils appeWeni pentsec.
Tous avaient des bottes de peau de loup marin,
avec un pied à la chinoise très artistement tra-
vaillé. Leurs armes étaient des arcs, des piques et
des flèches garnies en fer. Le plus vieux de ces in-
sulaires, celui auquel les autres témoignaient le
plus d'égards, avait les yeux dans un très mauvais
état : il portait autour.de sa tête un garde-vue pour
se garantir de la trop grande clarté du soleil. Les
manières de ces habitans étaient graves, nobles,
et très affectueuses. M. de Langle leur donna le
LA PÉROUSE, 365
surplus de ce qu'il avait apporté avec lui, et leur
fît entendre, par signes, que la nuit l'obligeait de
retourner à bord, mais qu'il désirait beaucoup les
retrouver le lendemain pour leur faire de nou-
veaux présens. Ils firent signe, à leur tour, qu'ils
dormaient dans les environs, et qu'ils seraient
exacts au rendez-vous.
Nous crûmes généralement qu'ils étaient les pro-
priétaires d'un magasin de poissons que nous avions
rencontré sur le bord de la petite rivière , et qui
était élevé sur des piquets , à quatre ou cinq pieds
au-dessus du niveau du terrain. M. de Langle, en
le visitant, l'avait respecté comme les cabanes aban-
données; il y avait trouvé du saumon, du hareng,
séché et fumé, avec des vessies remplies d'huile,
ainsi que des peaux de saumons, minces comme du
parchemin. Ce magasin était trop considérable pour
la subsistance d'une famille, et il jugea que ces
peuples faisaient commerce de ces divers objets.
Les canots ne furent de retour à bord que vers les
onze heures du soir : le rapport qui me fut fait
excita vivement ma curiosité. J'attendis le jour avec
impatience, et j'étais à terre avec la chaloupe et le
grand canot avant le lever du soleil. Les insulaires
arrivèrent dans l'anse peu de temps après : ils ve-
naient du nord, où nous avions jugé que leur vil-
lage était situé. Ils furent bientôt suivis d'une se-
conde pirogue, et nous comptâmes vingt -un
366 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
habitans. Dans ce nombre se trouvaient les pro-
priétaires des cabanes, que les effets laissés par
M. de Langle avaient rassurés; mais pas une seule
femme , et nous avons lieu de croire qu'ils en sont
très jaloux. Nous entendions des chiens aboyer dans
les bois : ces animaux étaient vraisemblablement
restés auprès des femmes. Nos chasseurs voulurent
y pénétrer; mais les insulaires nous firent les plus
vives instances pour nous détourner de porter nos
pas vers le lieu d'où venaient ces aboiemens, et
dans l'intention où j'étais de leur faire des ques-
tions importantes , voulant leur inspirer de la con-
fiance, j'ordonnai de ne les contrarier sur rien.
M. de Langle, avec presque tout son état- major,
arriva à terre bientôt après moi , et avant que notre
conversation avec les insulaires eût commencé : elle
fut précédée de présens de toute espèce. Ils pa-
raissaient ne faire cas que des choses utiles : le fer
et les étoffes prévalaient sur tout. Ils connaissaient
les métaux comme nous; ils préféraient l'argent au
cuivre, le cuivre au fer, etc. Ils étaient fort pau-
vres : trois pu quatre seulement avaient des pen-
dans d'oreilles d'argent, ornés de rassades bleues,
absolument semblables à ceux que j'avais trouvés
dans le tombeau de la baie de Ternai , et que j'avais
pris pour des bracelets. Leurs autres petits orne-
raens étaient de cuivre , comme ceux du même
tombeau : leurs briquets et leurs pipes paraissaient
LA PEROUSE. 367
chinois jou japonais. Celles-ci étaient de cuivre
blanc parfaitement travaillé. En désignant de la
main le couchant , ils nous firent entendre que le
nankin bleu dont quelques-uns étaient couverts, les
rassades et les briquets, venaient du pays des Mant-
choux, et ils prononçaient ce nom absolument
comme nous-mêmes.
Voyant ensuite que nous avions tous du papier
et un crayon à la main pour faire un vocabulaire de
leur langue, ils devinèrent notre intention. Ils pré-
vinrent nos questions , présentèrent eux-mêmes les
différens objets, ajoutèrent le nom du pays, et
eurent la complaisance de le répéter quatre ou
cinq fois , jusqu'à ce qu'ils fussent certains que nous
avions bien saisi leur prononciation. La facilité avec
laquelle ils nous avaient devinés me porte à croire
que l'art de l'écriture leur est connu ; et l'un de
ces insulaires, qui, comme l'on va voir, nous traça
le dessin du pays, tenait le crayon de la même
manière que les Chinois tiennent leur pinceau. Ils
paraissaient désirer beaucoup nos haches et nos
étoffes, ils ne craignaient même pas de les de-
mander; mais ils étaient aussi scrupuleux que nous
à ne jamais prendre que ce que nous leur avions
donné : il était évident que leurs idées sur le vol
ne différaient pas des nôtres, et je n'aurais pas
craint de leur confier la garde de nos effets. Leur
attention à cet égard s'étendait jusqu'à ne pas même
368 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
ramasser sur le sable un seul des saumons que nous
avions péchés, quoiqu'ils y fussent étendus par
milliers, car notre pèche avait été aussi abondante
que celle de la veille : nous fûmes obligés de les
presser, à plusieurs reprises, d'en prendre autant
qu'ils voudraient.
Nous parvînmes enfin à leur faire comprendre
que nous désirions qu'ils figurassent leur pays et
celui des Mantchoux. Alors un des vieillards se
leva, et avec le bout de sa pique, il traça la côte
de Tartarie, à l'ouest, courant à peu près nord et
sud. A l'est, vis-à-vis , et dans la même direction , il
figura son île; et en portant la main sur la poi-
trine, il nous fit entendre qu'il venait de tracer^son
propre pays : il avait laissé entre la Tartarie et
son île un détroit, et se tournant vers nos vais-
seaux , qu'on apercevait du rivage , il marqua par
un trait qu'on pouvait y passer. Au sud de cette
île, il en avait figuré une autre, et avait laissé un
détroit, en indiquant que c'était encore une route
pour nos vaisseaux.
Sa sagacité pour deviner nos questions était très
grande, mais moindre encore que celle d'un autre
insulaire, âgé à peu près de trente ans , qui, voyant
que les figures tracées sur le sable s'effaçaient ,
prit un de nos crayons avec du papier: il y traça
son île, qu'il nomma Tchoka, et il indiqua par un
trait la petite rivière sur le bord de laquelle nous
LA PÉROIISE. 369
étions, qu'il plaça aux deux tiers de la longueur de
l'île , depuis le nord vers le sud : il dessina ensuite
la terre des Mantehoux, laissant, comme le vieil-
lard, un détroit au fond de l'entonnoir, et, à notre
grande surprise , il y ajouta le fleuve Ségalien ,
dont ces insulaires prononçaient le nom comme
nous. H plaça l'embouchure de ce fleuve un peu
au sud de la pointe du nord de son île, et il mar-
qua par des traits, au nombre de sept, la quan-
tité de journées de pirogue nécessaire pour se ren-
dre du lieu où nous étions à l'embouchure du
Ségalien ; mais comme les pirogues de ces peuples
ne s'écartent jamais de terre d'une portée de pis-
tolet , en suivant le contour des petites anses , nous
jugeâmes qu'elles ne faisaient guère en droite ligne
que neuf lieues par jour; parce que la côte per-
met de débarquer partout, qu'on mettait à terre
pour faire cuire les alimens et prendre ses repas,
et qu'il est vraisemblable qu'on se reposait sou-
vent : ainsi nous évaluâmes h soixante-trois lieues
au plus notre éloignement de l'extrémité de l'île.
Ce même insulaire nous répéta ce qui nous avait
été dit, qu'ils se procuraient des nankins et d'autres
objets de commerce par leur communication avec
les peuples qui habitent les bords du fleuve Séga-
lien ; et il marqua également par des traits pen-
dant combien de journées de pirogue ils remon-
taient ce fleuve jusqu'aux lieux où se faisait ce com-
XII. 24
370 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
merce. Tous les autres insulaires étaient témoins
de cette conversation , et approuvaient par leurs
£»estes les discours de leur compatriote.
Nous voulûmes ensuite savoir si ce détroit était
fort large : nous cherchâmes à lui faire comprendre
notre idée. Il la saisit; et, plaçant ses deux mains
perpendiculairement et parallèlement à deux ou
trois pouces l'une de l'autre , il nous fit entendre
qu'il figurait ainsi la largeur de la petite rivière de
notre aiguade; jen les écartant davantage, que cette
seconde largeur était celle du fleuve Ségalien; et
en les éloignant enfin beaucoup plus, que c'était
la largeur du détroit qui sépare son pays de la
Tartarie.
Il s'agissait de connaître la profondeur de l'eau :
nous l'entraînâmes sur le bord de la rivière, dont
nous n'étions éloignés que de dix pas , et nous y
enfonçâmes le bout d'une pique. Il parut nous
comprendre : il plaça une main au-dessus de l'au-
tre, à la distance de cinq ou six pouces : nous crû-
mes qu'il nous indiquait ainsi la profondeur du
fleuve Ségalien ; et enfin il donna à ses bras toute
leur extension, comme pour figurer la profondeur
du détroit.
Il nous restait à savoir s'il avait représenté des
profondeurs absolues ou relatives; car, dans le
premier cas, ce détroit n'aurait eu qu'une brasse;
et ce peuple , dont les embarcations n'avaient ja-
LA PÉROUSE. 371
mais approché de nos vaisseaux, pouvait croire que
trois ou quatre pieds d'eau nous suffisaient, comme
trois ou quatre pouces suffisent à leurs pirogues :
mais il nous fut impossible d'avoir d'autres éclair-
cissemens là-dessus. M. de Langle et moi crûmes
que , dans tous les cas , il était de la plus grande
importance de reconnaître si l'île que nous pro-
longions était celle à laquelle les géographes ont
donné le nom d'île Ségalien , sans en soupçonner
l'étendue au sud. Je donnai ordre de tout disposer
sur les deux frégates pour appareiller le lendemain.
La baie où nous étions mouillés reçut le nom de
baie de Langle , du nom de ce capitaine qui l'avait
découverte et y avait mis pied à terre le premier.
Nous employâmes le reste de la journée à visiter
le pays et le peuple qui l'habite. Nous n'en avons
pas rencontré depuis notre départ de France qui
ait plus excité notre curiosité et notre admiration.
Nous savions que les nations les plus nombreuses,
et peut-être le plus anciennement policées, habi-
tent les contrées qui avoisinent ces îles; mais il ne
paraît pas qu'elles les aient jamais conquises, parce
que rien n'a pu tenter leur cupidité ; et il était très
contraire à nos idées de trouver chez un peuple
chasseur et pécheur, qui ne cultive aucune produc-
tion de la terre , et qui n'a point de troupeaux, des
manières en général plus douces, plus graves, et
peut-être une intelligence plus étendue que chez
372 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
aucune nation de l'Europe. Assurénnent les con-
naissances de la classe instruite des Européens
l'emportent de beaucoup dans tous les points sur
celles des vingt-un insulaires avec qui nous avons
communiqué dans la baie de Langle; mais chez les
peuples de ces îles, les connaissances sont généra-
lement plus répandues qu'elles ne le sont dans les
classes communes des peuples d'Europe : tous les
individus y paraissent avoir reçu la même éduca-
tion. Ce n'était plus cet étonnement stupide des In-
diens de la baie des Français : nos arts, nos étoffes,
attiraient l'attention des insulaires de la baie de. Lan-
gle; ils retournaient en tout sens ces étoffes, ils en
causaient entre eux, et cherchaient à découvrir par
quel moyen on était parvenu à les fabriquer. La
navette leur est connue : j'ai rapporté un métier
avec lequel ils font des toiles absolument sembla-
bles aux nôtres ; mais le fil en est fait avec de l'é-
corce d'un saule très commun dans leur île, et
qui m'a paru différer peu de celui de France.
Quoiqu'ils ne cultivent pas la terre , ils profi-
tent avec la plus grande intelligence de ses pro-
ductions spontanées. Nous avons trouvé dans leurs
cabanes beaucoup de racines d'une espèce de lis
que nos botanistes ont reconnue être le lis jaune
ou la suranné du Kamtschatka. Us les font sécher,
et c'est leur provision d'hiver. Il y avait aussi beau-
LA PÉROUSE. 373
coup d'ail et d'angélique : on trouve ces plantes sur
la lisière des bois.
Notre court séjour ne nous permit pas de recon-
naître si ces insulaires ont une forme de gouver-
nement, et nous ne pourrions là-dessus que ha-
sarder des conjectures ; mais on ne peut douter
qu'ils n'aient beaucoup de considération pour les
vieillards, et que leurs mœurs ne soient très douces;
et certainement , s'ils étaient pasteurs , et qu'ils
eussent de nombreux troupeaux , je ne me forme-
rais pas une autre idée des usages et des mœurs
des patriarches. Ils sont généralement bien faits ,
d'une constitution forte, d'une physionomie assez
agréable , et velus d'une manière remarquable.
Leur taille est petite, je n'en ai observé aucun de
cinq pieds cinq pouces, et plusieurs avaient moins
de cinq pieds. 11 permirent à nos peintres de les
dessiner; mais ils se refusèrent constamment au désir
de M. Rollin. notre chirurgien, qui voulait prendre
la mesure des différentes dimensions de leur corps:
ils crurent peut-être que c'était une opération ma-
gique ; car on sait par les voyageurs que cette idée
de magie est très répandue à la Chine et dans la
Tartarie, et qu'on y a traduit devant les tribunaux
plusieurs missionnaires accusés d'être magiciens
pour avoir imposé les mains sur des enfans lors-
qu'ils les baptisaient. Ce refus et leur obstination
à cacher et à éloigner de nous leurs femmes, sont
374 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
les seuls reproches que nous ayons à leur faire.
Nous pouvons assurer que les habitans de cette
île forment un peuple policé , mais si pauvre que ,
de long-temps , ils n'auront à craindre ni l'ambi-
tion des conquérans ni la cupidité des négocians :
un peu d'huile et du poisson séché sont de bien
minces objets d'exportation. Nous ne traitâmes que
de deux peaux de martres ; nous vîmes des peaux
d'ours et de loups marins, morcelées et taillées en
habits, mais en très petit nombre : les pelleteries
de ces îles seraient d'une bien petite importance
pour le commerce. Nous trouvâmes des morceaux
de charbon de terre roulés sur le rivage , mais pas
un seul caillou qui contînt de l'or, du fer ou du
cuivre. Je suis très porté à croire qu'ils n'ont au-
cune mine dans leurs montagnes. Tous les bijoux
d'argent de ces vingt-un insulaires ne pesaient pas
deux onces ; et une médaille avec une chaîne d'ar-
gent que je mis au cou d'un vieillard qui semblait
être le chef de troupe , leur parut d'un prix ines-
timable.
Chacun des habitans avait au pouce un fort
anneau, ressemblant à une gimblette : ces anneaux
étaient d'ivoire, de corne ou de plomb. Us laissent
croître leurs ongles comme les Chinois ; ils saluent
comme eux, et l'on sait que ce salut consiste à se
mettre à genoux et à se prosterner jusqu'à terre.
Leur manière de s'asseoir sur des nattes est la même:
LA PÉROLISE. 375
ils mangent , comme eux, avec de petites baguettes.
S'ils ont avec les Chinois et avec les Tartares une
origine commune , leur séparation d'avec ces peu-
ples est bien ancienne , car ils ne leur ressemblent
en rien par l'extérieur , et bien peu par les habi-
tudes morales.
Les Chinois que nous avions à bord n'çnten-
daient pas un seul mot de la langue de ces insu-
laires; mais ih comprirent parfaitement celle de
deux Tartares Mantchoux qui , depuis quinze ou
vingt jours , avaient passé du continent sur cette
île, peut-être pour faire quelque achat de poisson.
Nous ne les rencontrâmes que dans l'après-midi.
Leur conversation se lit de vive voix , avec un de
nos Chinois qui savait très bien le tartare : ils lui
firent absolument les mêmes détails de la géogra-
phie du pays , dont ils changèrent seulement les
noms, parce que vraisemblablement chaque langue
a les siens. Les vêtemens de ces Tartares étaient de
nankin gris, pareils à ceux des coulis ou porte-faix
de Macao. Leur chapeau était pointu et d'écorce ;
ils avaient la touffe de cheveux ou le pentsec a la
chinoise : leurs manières et leur physionomie
étaient bien moins agréables que celles des habi-
tans de l'île. Ils dirent qu'ils habitaient à huit jour-
nées dans le haut du fleuve Ségalicn. Tous ces rap-
ports , joints à ce que nous avions vu sur la côte
de Tartaric, prolongée de si près par nos vaisseaux,
376 VOYAGES ALiTOUR DU MONDE,
nous firent penser que les bords de ia mer de cette
pai'tie de l'Asie ne sont presque pas habités de-
puis les 42 degrés ou les limites de Corée , jus-
qu'au fleuve Ségalien ; que des montagnes, peut-
être inaccessibles, séparent cette contrée maritime
du reste de la Tar tarie , et qu'on n'y aborderait que
par mer, en remontant quelques rivières, quoique
nous n'en eussions aperçu aucune d'une certaine
étendue *.
Les cabanes de ces insulaires sont bâties avec
intelligence : toutes les précautions y sont prises
contre le froid. Elles sont en bois, revêtues d'é-
corce de bouleau, surmontées d'une charpente cou-
verte en paille séchée et arrangée comme le chaume
de nos maisons de paysans ; la porte est très basse et
placée dans le pignon ; le foyer est au milieu , sous
une ouverture du toit qui donne issue à la fumée :
de petites banquettes ou planches élevées de huit
ou dix pouces régnent au pourtour, et l'intérieur
est parqueté avec des nattes. La cabane que je viens
de décrire était située au milieu d'un bois de ro-
siers, à cent pas du bord de la mer. Ces arbustes
étaient en fleur: ils exhalaient une odeur délicieuse;
mais elle ne pouvait compenser la puanteur du
' Ces insulaires n'ont jamais donné à entendre qu'ils fissent
quelque commerce avec la côte de Tartarie connue d'eux , puis-
qu'ils l'ont dessinée ; mais seulement avec le peuple qui habite à
huit journées dans le haut du fleuve Ségalien.
LA PÉROUSE. 377
poisson et de l'huile qui aurait prévalu sur tous
les parfums de l'Arabie.
Nous voulûmes connaître si les sensations agréables
de l'odorat sont, comme celles du goût, dépendantes
de l'habitude. Je donnai à l'un des vieillards dont j'ai
parlé un flacon rempli d'une eau de senteur très
suave : il le porta à son nez, et marqua pour cette
eau la même répugnance que nous éprouvions pour
son huile. Ils avaient sans cesse la pipe à la bou-
che; leur tabac était d'une bonne qualité, à gran-
des feuilles : j'ai cru comprendre qu'ils le tiraient
de la ïartarie; mais ils nous ont expliqué claire-
ment que leurs pipes venaient de l'île qui est au
sud, sans doute du Japon. Notre exemple ne put
les engager à respirer du tabac en poudre ; et c'eut
été leur rendre un mauvais service que de les accou-
tumer à un nouveau besoin. Ce n'est pas sans étonne-
raent que j'ai entendu dans leur langue, le mot chip ,
pour un vaisseau, toû , tri , pour les nombres deux
et trois. Ces expressions anglaises ne seraient-elles
pas une preuve que quelques mots semblables dans
des langues diverses ne suffisent pas pour indiquer
une origine commune ?
Le 14 juillet je dirigeai ma route au nord-
ouest, vers la côte de Tartarie; et lorsque, suivant
notre estime, nous fûmes sur le point d'où nous
avions découvert le pic Lamanon , nous serrâmes
le vent et louvoyâmes à petites voiles dans le canal.
378 VOYAGES ALTOLR DU MONDE,
attendant la fin de ces ténèbres auxquelles, selon
moi, ne peuvent être comparées celles d'aucune
mer. Le brouillard disparut pour un instant. ^
Le 19 au matin nous vîmes la terre de l'île; mais
elle était encore si enveloppée de vapeurs , qu'il
nous fut impossible de reconnaître aucune des
pointes que nous avions relevées les jours précé-
dens. Je fis route pour en approcher ; mais nous
la perdîmes bientôt de vue. Cependant, guidés par
la sonde, nous continuâmes à la prolonger jusqu'à
deux heures après midi, que nous laissâmes tomber
l'ancre à l'ouest d'une très bonne baie, à deux milles
du rivage. A quatre heures la brume se dissipa , et
nous relevâmes la terre, derrière nous, au nord un
quart nord-est.
J'ai nommé cette baie , la meilleure dans laquelle
nous ayons mouillé depuis notre départ de Manille.
baie d'Estaing: elle est située par 48 deg. 59 min.
de latitude nord, et 140 degrés 32 minutes de lon-
gitude orientale. ]Nos canots y abordèrent à quatre
heures du soir, au pied de dix ou douze cabanes .
placées sans aucun ordre , à une assez grande dis-
tance les unes des autres , et à cent pas environ du
bord de la mer. Elles étaient un peu plus considé-
rables que celles que j'ai décrites. On avait em-
ployé à leur construction, les mêmes matériaux ;
mais elles étaient divisées en deux chambies : celle
du fond contenait tous les petits meubles du mé~
LA PÉROUSE. 379
nage, le foyer et la banquette qui règne autour;
mais celle de l'entrée, absolument nue, paraissait
destinée à recevoir les visites, les étrangers n'étant
pas vraisemblablement admis en présence des
femmes. Quelques officiers en rencontrèrent deux
qui avaient fui et s'étaient cachées dans les herbes.
Lorsque nos canots abordèrent dans l'anse , des
femmes effrayées poussèrent des cris , comme si
elles avaient craint d'être dévorées : elles étaient
cependant sous la garde d'un insulaire, qui les
ramenait chez elles et semblait vouloir les rassurer.
Leur physionomie est un peu extraordinaire, mais
assez agréable ; leurs yeux sont petits , leurs lèvres
grosses, la supérieure peinte ou tatouée en bleu,
car il n'a pas été possible de s'en assurer. Leurs
jambe étaient nues; une longue robe de chambre
de toile les enveloppait. Leurs formes sont peu
élégantes : leurs cheveux avaient toute leur lon-
gueur, et le dessus de la tête n'était pas rasé, tandis
qu'ils l'était chez les hommes.
M. de Langle, qui débarqua le premier, trouva
les insulaires rassemblés autour de quatre pirogues
chargées de poisson fumé. Ils aidaient à les pousser
à l'eau ; et il apprit que les vingt-quatre hommes
qui formaient l'équipage étaient Mantchoux , et
qu'ils étaient venus des bords du fleuve Ségallcn
pour acheter ce poisson. Il eut une longue con-
versation avec eux, par l'entremise do nos Chinois,
380 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
auxquels ils firent le meilleur accueil. Ils dirent,
comme nos premiers géographes de la baie de
Langle, que la terre que nous prolongions était
une île : ils lui donnèrent le même nom ; ils ajou-
tèrent que nous étions encore à cinq journées de
pirogue de son extrémité , mais qu'avec un bon
vent l'on pouvait faire ce trajet en deux jours, et
coucher tous les soirs à terre. Ainsi tout ce qu'on
nous avait déjà dit dans la baie de Langle fut con-
firmé dans cette nouvelle baie, mais exprimé avec
moins d'intelligence par le Chinois qui nous servait
d'interprète.
M. de Langle rencontra aussi dans un coin de
l'île une espèce de cirque planté de quinze ou vingt
piquets, surmontés chacun d'une tête d'ours : les
ossemens de ces animaux étaient épars aux environs.
Comme ces peuples n'ont pas l'usage des armes à
feu, qu'ils combattent les ours corps à corps, et
que leurs flèches ne peuvent que les blesser, ce
cirque nous parut être destiné à conserver la mé-
moire de leurs exploits; et les vingt têtes d'ours
exposées aux yeux devaient retracer les victoires
qu'ils avaient remportées depuis dix ans, à en ju-
ger par l'état de décomposition dans lequel se
trouvait le plus grand nombre.
Les productions et les substances du sol de la
baie d'Estaing ne diffèrent presque point de celles
de la baie de Langle. Le saumon y était aussi commun.
LA PÉROUSE. 381
et chaque cabane avait son magasin. Nous décou-
vrîmes que ces peuples consomment la tête, la
queue et l'épine du dos, et qu'ils boucanent et font
sécher, pour être vendus aux Mantchoux, les deux
côtés du ventre de ce poisson, dont ils ne servent
que le fumet, qui infecte leurs maisons, leurs meu-
bles, leurs habillemens et jusqu'aux herbes qui
environnent leurs villages. Nos canots partirent
enfin , à huit heures du soir , après que nous eûmes
comblé de présens les Tartares et les insulaires: ils
étaient de retour à huit heures trois quarts , et
j'ordonnai de tout disposer pour l'appareillage du
lendemain.
La direction de la côte occidentale de cette île,
depuis le parallèle de 47 degrés 39 minutes, où
nous avions aperçu la baie de Langle, jusqu'au
52^, étant absolument nord et sud, nous la prolon-
geâmes à une petite lieue; et, à sept heures du
soir, une brume épaisse nous ayant enveloppés,
nous mouillâmes par trente-sept brasses. La côte
était beaucoup plus montueuse et plus escarpée
que dans la partie méridionale. Nous n'aperçûmes ni
feu ni habitation; et comme la nuit approchait,
nous n'envoyâmes point de canot à terre ; mais nous
prîmes, pour la première fois depuis que nous
avions quitté la Tartarie, huit ou dix morues, ce
qui semblait annoncer la proximité du continent,
382 VOYAGES AUTOUR DU MONDK.
que nous avions perdu de vue depuis les 49 déférés
de latitude.
Obligé de suivre l'une des deux côtes , j'avais
donné la préférence à celle de l'Ile , afin de ne pas
manquer le détroit, s'il en existait un vers l'est, ce
qui demandait une extrême attention , à cause des
brumes qui ne nous laissaient que de très courts
intervalles de clarté : aussi m'y suis-je en quelque
sorte collé, et ne m'en suis-je jamais éloigné de
plus de deux lieues, depuis la baie de Langle, jus-
qu'au fond du canal. Mes conjectures sur la proxi-
mité de la Tartarie étaient tellement fondées,
qu'aussitôt que notre horizon s'étendait un peu
nous en avions une parfaite connaissance. Le canal
commença à se rétrécir par les 50 degrés, et il
n'eut plus que douze ou treize lieues de largeur.
Le 22 au soir je mouillai à ime lieue de terre,
par trente-sept brasses, fond de vase. J'étais par
le travers d'une petite rivière. On voyait à trois
lieues au nord un pic très remarquable. Sa base
est sur le bord de la mer , et son sommet , de qyel-
que côté qu'on l'aperçoive, conserve la forme la
plus régulière : il est couvert d'arbres et de ver-
dure jusqu'à la cime. Je lui ai donné le nom pic
la Martinière , parce qu'il offre im beau champ aux
recherches de la botanique , enrichie par le savant
de ce nom.
Comme , en prolongeant la côte de l'île depuis
LA PÉROUSE. 383
la baie cVEstaing, je n'avais aperçu aucune habita-
tion , je voulus éclaireir mes doutes à ce sujet. Je
fis armer quatre canots des deux fréfjates, com-
mandés par M. de Clonard, capitaine de vaisseau,
et je lui donnai ordre d'aller reconnaître l'anse dans
laquelle coulait la petite rivière dont nous aperce-
vions le ravin. 11 était de retour à huit heures du
soir, et il ramena, à mon grand étonnement, tous
ses canots pleins de saumons, quoique les équipa-
ges n'eussent ni lignes ni filets. Cet officier me
rapporta qu il avait abordé à Tembouchure dun
ruisseau dont la largeur n'excédait pas quatre toises,
ni la profondeur un pied; qu'il l'avait trouvé telle-
ment rempli de saumons, que le lit en était tout
couvert, et que nos matelots, à coups de bâton,
en avaient tué douze cents dans une heure : il n'a-
vait d'ailleurs rencontré que deux ou trois abris
abandonnés, qu'il supposait avoir été élevés par
des Tartares Mantchoux, venus, suivant leur cou-
tume, du continent pour commercer dans le sud
de cette ile.
La végétation était encore plus vigoureuse que
dans les baies où nous avions abordé; les arbres
étaient d'une plus forte dimension ; le céleri et le
cresson croissaient en abondance sur les bords de
cette rivière : c'était la première fois que nous ren-
contrions cette dernière plante depuis notre départ
de Manille. On aurait aussi pu ramasser de quoi rem-
384 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
plir plusieurs sacs de baies de genièvre; mais nous
donnâmes ia préférence aux herbes et aux pois-
sons. Nos botanistes firent une ample collection de
plantes assez rares ; et nos lithologlstes apportèrent
beaucoup de cristaux de spath et d'autres pierres
curieuses, mais ils ne rencontrèrent ni marcassites,
ni pyrites, rien enfin qui annonçât que ce pays eût
aucune mine de métal. Les sapins et les saules
étaient en beaucoup plus grand nombre que le
chêne , l'érable , le bouleau et l'azerolier ; et si
d'autres voyageiu's ont descendu un mois après
nous sur les bords de cette rivière, ils y auront
cueilli beaucoup de groseilles , de fraises et de
framboises qui étaient encore en fleur.
Pendant que les équipages de nos canots fai-
saient à terre cette abondante moisson , nous pre-
nions à bord beaucoup de morues; et ce mouillage
de quelques heures nous donna des provisions
fraîches pour une semaine. Je nommai cette ri-
vière le ruisseau du Saumon, et j'appareillai à la
pointe du jour. Je continuai à prolonger de très
près cette île, qui ne se terminait jamais au nord,
quoique chaque pointe un peu avancée que j'a-
percevais m'en laissât l'espoir.
Le 23 nous observâmes 50 degrés 54 minutes
de latitude nord, et notre longitude n'avait presque
pas changé depuis la baie de Langle. Nous rele-
vâmes par cette latitude une très bonne baie, la
' LA PERDISSE. 38o
seule, depuis que nous prolongions cette ile, qui
offrît aux vaisseaux un abri assuré contre les vents
du canal. Quelques habitations paraissaient çà et
là sur le rivage , auprès d'un ravin qui marquait le
lit d'une rivière un peu plus considérable que celles
que nous avions déjà vues : je ne jugeai pas à pro°
pos de reconnaître plus particulièrement cette baie,
que j'ai nommée baie de la Jonquière ; j'en ai ce-
pendant traversé la largeur.
J'étais si pressé, et le temps clair dont nous
jouissions était si rare et si précieux pour nous,
que je crus ne devoir l'employer qu'à m'avancer
vers le nord. Depuis que nous avions atteint le
50^ degré de latitude nord , j'étais revenu entière-
ment à ma première opinion : je ne pouvais plus
douter que l'ile que nous prolongions depuis les
47 degrés , et qui , d'après le rapport des natu-
rels, devait s'étendre beaucoup plus au sud, ne fût
l'ile Ségalien , dont la pointe septentrionale a été
fixée par les Russes à 54 degrés , et qui forme, dans
une direction nord et sud, une des plus longues
îles du monde : ainsi le prétendu détroit de Tessoy
ne serait que celui qui sépare l'île Ségalien de la
Tartarie , à peu près par les 52 degrés. J'étais trop
avancé pour ne pas vouloir reconnaître ce détroit,
et savoir s'il est praticable. Je commençai à craindre
qu'il ne le fut pas, parce que le fond diminuait
avec une rapidité extrême en avançant vers le nord.
Ml 25
380 VOYAGES AUTOt H DU MONDE,
et que les terres de l'île Ségalien n'étaient plus que
des dunes noyées et presque à fleur d'eau , comme
des bancs de sable.
Le 23 juillet, au soir, je mouillai à trois lieues
de terre, par vingt-quatre brasses, fond de vase.
J'avais trouvé le même brassiage deux lieues plus
à l'est, à trois milles du rivage; et depuis le cou-
cher du soleil jusqu'au moment où nous laissâmes
tomber l'ancre, j'avais fait deux lieues vers l'ouest,
perpendiculairement à la direction de cette côte ,
afin de reconnaître si , en nous éloignant de l'île
Ségalien , le fond augmenterait : mais il fut cons-
tamment le même; et je commençais à soupçonner
que le talus était du sud au nord , dans le sens de
la longueur du canal , à peu près comme un fleuve
dont l'eau diminue en avançant vers sa source.
Le 24, à la pointe du jour, nous mîmes à la voile,
ayant fixé la route au nord-ouest. Le fond haussa
jusqu'à dix-huit brasses dans trois heures : je fis
gouverner à l'ouest, et il se maintint dans une
égalité parfaite. Je pris le parti de traverser deux
rois ce canal, est et ouest, afin de m'assurer s'il n'y
avait point un espace plus creux , et trouver ainsi
le chenal de ce détroit, s'il y en avait un. Cette
combinaison était la seule raisonnable dans la cir-
constance où nous nous trouvions; car l'eau dimi-
nuait si rapidement lorsque la route prenait du
nord, qu'à chaque lieue dans cette direction, le
LÂTÊhOnSE. 387
fond s'élevait de trois brasses : ainsi , en supposant
un atérissement graduel, nous n'étions plus qu'à
six lieues du fond du golfe, et nous n'apercevions
aucun courant. Cette stagnation des eaux parais-
sait être une preuve qu'il n'y avait point de chenal,
et était la cause bien certaine de l'égalité parfaite
du talus. Nous mouiliàmes le soir du 26, sur la
côte de Tartarie; et le lendemain à midi, la brume
s'étant dissipée, je pris le parti de courir au nord-
nord-est , vers le milieu du canal , afin d'achever
l'éclaircissement de ce point de géographie , qui
nous coûtait tant de fatigues.
iNous naviguâmes ainsi, ayant parfaitement con-
naissance des deux côtes. Comme je m'y étais at-
tendu, le fond haussa de trois brasses par lieue;
et après avoir fait quatre lieues, nous laissâmes
tomber l'ancre par neuf brasses , fond de sable. Les
vents étaient fixés au sud avec une telle constance ,
que depuis près d'un mois ils n'avaient pas varié
de 20 degrés; et nous nous exposions, en courant
ainsi vent arrière vers le fond de ce golfe, à nous
affaler de manière à être obligés peut-être d'at-
tendre le reversement de la mousson pour en
sortir. Mais ce n'était pas le plus grand inconvé-
nient : celui de ne pouvoir tenir à l'ancre, avec une
mer aussi grosse que celles des côtes d'Europe qui
n'ont point d'abri, était d'une bien autre impor-
tance. Ces vents de sud, dont la racine, si on peut
388 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
s'exprimer ainsi, est dans les mers de Chine, par-
viennent, sans aucune interruption, jusqu'au fond
du (]folfe de l'île Ségalien. Ils y agitent la mer avec
force, et ils y régnent plus fixement que les vents
alizés entre les tropiques. JNous étions si avancés,
que je désirais toucher ou voir le sommet de cet
attérissement : malheureusement le temps était
devenu très incertain , et la mer grossissait de plus
en plus : nous mîmes cependant nos canots à la
mer pour sonder autour de nous. M. Boutin eut
ordre d'aller vers le sud-est, et M. de Vaujuas fut
chargé de sonder vers le nord, avec la défense
expresse de s'exposer à rendre problématique leur
retour à bord. Cette opération ne pouvait être
confiée qu'à des officiers d'une extrême prudence,
parce que la mer qui grossissait, et le vent, qui
forçait, pouvaient nous contraindre à appareiller
pour sauver nos vaisseaux. J'ordonnai donc à ces
officiers de ne compromettre, sous quelque pré-
texte que ce pût être, ni la sûreté de nos vais-
seaux, si nous attendions leurs chaloupes, ni la
leur, si les circonstances étaient assez impérieuses
pour nous forcer à appareiller.
Mes ordres furent exécutés avec la plus grande
exactitude. INI. Boutin revint bientôt après : M. de
Vaujuas fit une lieue au nord, et ne trouva plus
que six brasses ; il atteignit le point le plus éloigné
que l'état de la mer et du temps lui permit de
LA PÉROUSE. 389
sonder ^ Parti à sept heures du soir, Il ne fut de
retour qu'à minuit : déjà la mer était agitée; et
n'ayant pu oublier le malheur que nous avions
éprouvé à la Baie des Français, je commençais à
être dans la plus vive inquiétude. Son retour me
parut une compensation de la très mauvaise situa-
tion où se trouvaient nos vaisseaux ; car, à la pointe
du jour, nous fûmes forcés d'appareiller. La mer
était si grosse que nous employâmes quatre heures
à lever notre ancre : la tournevire, la marguerite,
cassèrent; le cabestan fut brisé : par cet événe-
ment, trois hommes furent grièvement blessés.
Nous fûmes contraints , quoiqu'il ventât très grand
frais, de faire porter à nos frégates toute la voile
que leurs mâts pouvaient supporter. Heureuse-
ment, quelques légères variations du sud au sud-
sud-ouest et au sud-sud-est nous furent favorables,
et nous nous élevâmes, en vingt-quatre heures,
de cinq lieues.
Le 28 juillet, au soir, la brume s'étant dissipée,
nous nous trouvâmes sur la côte de Tartarie , à
« Il est 1res vraisemblajjle que le détroit de Ségalien a été pra-
ticable jadis pour les vaisseaux; mais tout doit faire penser qu'il
sera bientôt attéri , au point que l'ile Ségalien deviendra une
presqu'île. Ce changement aura Heu, soit par les immenses allu-
vions que doit produire le fleuve Séj^alien, qui parcourt plus de
cinq cents lieues, et reçoit d'autres fleuves considérables, soit par
la situation de son embouchure dans le point presque le plus res-
serré d'une lonfjue manche, si«ua(ion très f.ivorable aux attéri^-
seoRMis. ilSotc de MUet-Mureau.)
31)0 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
l'ouverture d'une baie qui paraissait très p rotonde
et offrait un mouillage sûr et commode : nous man-
quions absolument de bois , et notre provision d'eau
était fort diminuée. Je pris le parti d'y relâcher,
et je fis signal à F Astrolabe de sonder en avant-
Nous mouillâmes à la pointe du nord de cette baie *
à cinq heures du soir, par onze brasses , fond de
vase. M. de Langle ayant de suite fait mettre son
canot à la mer , sonda lui-même cette rade , et me
rapporta qu'elle offrait le meilleur abri possible,
derrière quatre îles qui la garantissaient des vents
du large. Il était descendu dans un village de Tar-
tares où il avait été très bien accueilli. 11 avait dé-
couvert une aiguade où l'eau la plus limpide pou-
vait tomber en cascade dans nos chaloupes ; et ces
lies, dont le bon mouillage ne devait être éloigné
que de trois encablures, étaient couvertes de bois.
D'après le rapport de M. de Langle, je donnai ordre
de tout disposer pour entrer au fond de la baie
à la pointe du jour; et nous y mouillâmes à huit
heures du matin. Cette baie fut nommée baie de
Castries.
LA PÉROnSE. 391
§ 19.
Relâche à la baie de Castries. Description de cette baie et d'un vil -
lage tartare. Mœurs et coutumes des habitans. Leur respect
pour les tombeaux et les propriétés. Extrême confiance qu'ils
nous inspirent. Leur tendresse pour leurs enfans. Leur union
entre eux. Rencontre de quatre piro{;çues étrangères dans cette
baie. Détails géographiques que nous donnent les équipages.
Productions de la baie de Castries. Ses coquilles, quadrupèdes,
oiseaux, pierres, plantes.
L'impossibilité reconnue de débouqiier au nord
de l'île Ségalien ouvrait un nouvel ordre d'événe-
mens devant nous : il était fort douteux que nous
pussions arriver cette année au Kamtschatka.
La baie de Castries, dans laquelle nous venions
de mouiller, est située au fond d'un golfe , et éloi-
gnée de deux cents lieues du détroit de Sangaar,
la seule porte dont nous fussions certains pour
sortir des mers du Japon. Les vents du sud étaient
plus fixes, plus constans , plus opiniâtres que dans
les mers de Chine , d'où ils nous étaient envoyés,
parce que , resserrés entre deux terres , leur plus
grande variation n'était que de deux quarts vers
l'est ou vers l'ouest. Pour peu que la brise fût
fraîche, la mer s'élevait d'une manière alarmante
pour la conservation de nos mâts , et nos vaisseaux
enfin n'étaient pas assez bons voiliers pour nous
laisser l'espoir de gagner, avant la fin de la belle"
39:> VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
saison, deux cents lieues au vent dans un canal si
étroit, où des brumes presque continuelles rendent
le louvoyage extrêmement difficile. Cependant le
seul parti qui nous restât à prendre était de le ten-
ter, à moins d'attendre la mousson du nord, qui
pouvait être retardée jusqu'en novembre. Je ne
m'arrêtai pas un instant à cette dernière idée : je
crus, au contraire, devoir redoubler d'activité, en
tâchant de pourvoir, dans le plus court espace de
temps possible , à nos besoins d'eau et de bois ,
et j'annonçai que notre relâche ne serait que de cinq
jours. Dès que nous fûmes affourchés, les canots
et les chaloupes des deux frégates reçurent], de
M. de Langle et de moi, leur destination particu-
lière : elle fut invariable pendant tout notre sé-
jour. La chaloupe fit notre eau , le grand canot
notre bois ; les petits canots furent donnés à
MM. Blondelas, Bellegarde, Mouton, Bernizet et Pré-
vost le jeune, qui avaient ordre de lever le plan
de cette baie ; nos yoles , qui tiraient peu d'eau ,
furent affectées à la pêche du saumon dans une
petite rivière qui en était remplie; nos biscaïennes
enfin nous servirent, à M. de Langle et à moi, pour
aller surveiller nos différens travaux, et nous trans-
porter avec Icis naturalistes au village tartare, dans
les différentes îles, et en général sur tous les
points qui paraissaient susceptibles d'être observés.
La première opération ^ la plus importante, était
LA PÉROLSE. 393
la vérification de la marche de nos horloges ma-
rines; et nos voiles étaient à peine serrées, que
MM. Dagelet, Lauriston et Darbaud avaient établi
leurs instrumens sur une ile située à une très
petite distance de nos vaisseaux: je lui ai donné le
nom d'ile de l Observatoire. Elle devait aussi four-
nir à nos charpentiers le bois dont nous étions
presque entièrement dépourvus. Une perche gra-
duée fut fixée dans l'eau au pied de l'observatoire
pour faire connaître la hauteur de la marée. Le
quart-de-cercle et la pendule à secondes furent mis
en place avec une activité digne d'un meilleur suc-
cès. Les travaux astronomiques se suivaient sans
interruption. Le court séjour que j'avais annoncé
ne permettait pas de prendre un instant de repos.
Le matin et l'après-midi étaient employés à des
hauteurs correspondantes; la nuit, à des hauteurs
d'étoiles. La comparaison de la marche de nos hor-
loges était déjà commencée ; la maladresse d'un
charpentier détruisit toutes nos espérances : il
coupa, auprès de la tente astronomique , un arbre,
qui en tombant brisa la lunette du quart-de-cei'cle ,
dérangea la pendule de comparaison, et rendit
presque nuls les travaux des deux jours précédens:
leur produit net se réduisit à la latitude de notre
mouillage par 51 degrés 29 minutes de latitude
nord, et 139 degrés 41 minutes de longitude orien-
tale. L'heure de la pleine mer aux nouvelles et
394 VOYAGES AUTOITR DU MONDE,
pleines lunes fut calculée à dix heures; sa plus
grande hauteur aux mêmes époques à cinq pieds
huit pouces; et la vitesse du courant à moins d'un
demi-nœud. Les astronomes , forcés par cet événe-
ment de se livrer à des observations de curiosité,
nous accompagnèrent les deux derniers jours dans
nos différentes courses.
La baie de Castries est la seule de toutes celles
que nous avons visitées sur la côte de Tartarie qui
mérite la qualification de baie; elle assure un abri
aux vaisseaux contre le mauvais temps , et il sérail
possible d'y passer Thiver. Le fond y est de vase,
et monte graduellement de douze brasses jusqu'à
cinq , en approchant de la côte , dont les battures
s'étendent à trois encablures au large; en sorte
qu'il est très difficile d'y aborder, même en canot,
lorsque la marée est basse : on a d'ailleurs à lutter
contre des herbes ^ , entre lesquelles il ne reste que
deux ou trois pieds d'eau , et qui opposent aux
efforts des canotiers une résistance invincible.
Il n'y a point de mer plus fertile en fucus de
différentes espèces , et la végétation de nos plus
belles prairies n'est ni plus verte ni plus fourrée-
Un grand enfoncement, sur le bord duquel était le
village tartare , et que nous supposâmes d'abord
' Ces herbes marines ou fucus sont absolument les mêmes que
(•elles qui servent à Marseille à emballer les difterentes caisses
d'huile ou de liqueur : c'est le goémon, goesmon ou goaesmon.
LA PÉROUSE. 395
assez profond pour recevoir nos vaisseaux, parce
que la mer était haute lorsque nous mouillâmes au
fond de la baie , ne fut plus pour nous , deux
heures après , qu'une vaste prairie d'herbes mari-
nes : on y voyait sauter des saumons qui sortaient
d'un ruisseau dont les eaux se perdaient dans ces
herbes, et où nous en avons pris plus de deux
mille en un jour.
Les habitans , dont ce poisson est la subsistance
la plus abondante et la plus assurée, voyaient les
succès de notre pêche sans inquiétude, parce qu'ils
étaient certains, sans doute, que la quantité en est
inépuisable. Nous débarquâmes au pied de leur
village le lendemain de notre arrivée dans la baie ;
M. de Langle nous y avait précédés, et ses présens
nous y procurèrent des amis.
On ne peut rencontrer dans aucune partie du
monde une peuplade d'hommes meilleurs. Le chef,
ou le plus vieux, vint nous recevoir sur la plage,
avec quelques autres habitans. 11 se prosterna jus-
qu'à terre en nous saluant à la manière des Chi-
nois , et nous conduisit ensuite dans sa cabane ,
où étaient sa femme, ses belles-filles, ses enfans
et ses petits-enfans. Il fit étendre une natte propre,
sur laquelle il nous proposa de nous asseoir; cl
une petite graine , que nous n'avons pu reconnaî-
tre, fut mise dans une chaudière sur le feu, avec
du saumon, pour nous être offerte. Cette graine
39G VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
est leur mets le plus précieux. Ils nous firent com-
prendre qu'elle venait du pays des Mantchoux : ils
donnent exclusivement ce nom aux peuples qui
habitent à sept ou huit journées dans le haut du
fleuve Ségalien , et qui communiquent directement
avec les Chinois. Ils firent comprendre par signes
qu'ils étaient de la nation des Orotchys, et, nous
montrant quatre pirogues étrangères, que nous
avions vues arriver le même jour dans la baie, et
qui s'étaient arrêtées devant leur village, ils en
nommèrent les équipages des Bitchys: ils nous dé-
signaient que ces derniers habitaient plus au sud ,
mais peut-être à moins de sept à huit lieues ; car
ces nations, comme celles du Canada, changent de
nom et de langage à chaque bourgade. Ces étran-
gers, dont je parlerai plus en détail dans la suite
de ce chapitre , avaient allumé du feu sur le sable ,
au bord de la mer, auprès du village des Orotchys:
ils y faisaient cuire leur graine et leur poisson dans
une chaudière de fer suspendue par un crochet
de même métal à un trépied formé par trois bâtons
liés ensemble. Ils arrivaient du fleuve Ségalien , et
rapportaient dans leur pays des nankins et de la
graine qu'ils avaient eus probablement en échange
de l'huile, du poisson séché, et peut-être de quel-
ques peaux d'ours ou d'élans , seuls quadrupèdes ,
avec les chiens et les écureuils , dont nous ayons
aperçu les dépouilles.
LA PÉROUSE. 397
Ce village des Oroteîiys était composé de quatre
cabanes solidement construites avec des tronçons
de sapin dans toute leur longueur, proprement en-
taillés dans les angles; une charpente assez bien
travaillée soutenait la toiture , formée par des écor-
ces d'arbre ; une banquette , comme celle des
cases de File Ségalien , régnait autour de l'appar-
tement, et le foyer était placé de même au milieu ,
sous une ouverture assez large pour donner issue
à la fumée. Nous avons lieu de croire que ces qua-
tre maisons appartiennent à quatre familles diffé-
rentes, qui vivent entre elles dans la plus grande
union et la plus parfaite confiance. Nous avons vu
partir une de ces familles pour un voyage de quel-
que durée, car elle n'a point reparu pendant les
cinq jours que nous avons passés dans cette baie.
Les propriétaires mirent quelques planches devant
la porte de leur maison pour empêcher les chiens
d'y entrer, et la laissèrent remplie de leurs effets.
Nous fûmes bientôt tellement convaincus de l'invio-
lable fidélité de ces peuples , et du respect, pres-
que religieux, qu'ils ont pour les propriétés, que
nous laissions au milieu de leurs cabanes , et sous
le sceau de leur probité , nos sacs pleins d'étoffes,
de rassades , d'outils de fer, et généralement de
tout ce qui servait à nos échanges , sans que jamais
ils aient abusé de notre extrême confiance ; et nous
sommes partis de cette baie avec l'opinion qu'ils
;J98 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
ne soupçonnaient même pas que le vol fût un
crime.
Chaque cabane était entourée d'une sécherie de
saumons qui restaient exposés sur des perches à
l'ardeur du soleil, après avoir été boucanés pen-
dant trois ou quatre jours autour du foyer qui est au
miHeu de leur case. Les femmes chargées de cette
opération ont le soin , lorsque la fumée les a péné-
trés , de les porter en plein air, où ils acquièrent
la dureté du bois.
Ils faisaient leur pêche dans la même rivière
que nous avec des filets ou des dards ; et nous leur
voyions manger crus , avec une avidité dégoûtante ,
le museau, les ouïes, les osselets, et quelquefois
la peau entière du saumon , qu'ils dépouillaient
avec beaucoup d'adresse : ils suçaient le mucilage
de ces parties comme nous avalons une huître. Le
plus grand nombre de leurs poissons n'arrivaient
à l'habitation que dépouillés , excepté lorsque la
pêche avait été très abondante : alors les femmes
cherchaient avec la même avidité les poissons en-
tiers , et en dévoraient d'une manière aussi dégoû-
tante les parties mucilagineuses, qui leur parais-
saient les mets les plus exquis. C'est à la baie de
Castries que nous apprîmes l'usage du bourrelet
de plomb ou d'os , que ces peuples , ainsi que ceux
de l'île Ségalien, portent comme une bague au
pouce : 11 leur sert de point d'appui pour couper
LA PÉROUSE. 399
et dépouiller le saumon avec un couteau tranchant
qu'ils portent tous pendu à leur ceinture.
Leur village était construit sur une langue de
terre basse et marécageuse , exposée au nord , et
qui nous a paru inhabitable pendant l'hiver; mais
à l'opposite et de l'autre côté du golfe, sur un en-
droit plus élevé , à l'exposition du midi et à l'en-
trée d'un bois , était un second village composé de
huit cabanes, plus vastes et mieux construites que
les premières. Au-dessus, et à une très petite dis-
tance, nous avons visité trois jourtes, ou maisons
souterraines, absolument semblables à celles des
Kamtschadales , décrites dans le quatrième volume
du dernier voyage de Cook : elles étaient assez
étendues pour contenir pendant la rigueur du
froid les habitans des huit cabanes. Enfin sur une
des ailes de cette bourgade on trouvait plusieurs
tombeaux , mieux construits et aussi grands que
les maisons : chacun d'eux renfermait trois , quatre
ou cinq bières, proprement travaillées, ornées
d'étoffes de Chine, dont quelques morceaux étaient
de brocart. Des arcs , des flèches , des filets , et
généralement les meubles les plus précieux de ces
peuples , étaient suspendus dans l'intérieur de ces
monumens, dont la porte, en bois, se fermait
avec une barre maintenue à ses extrémités par
deux supports.
Les maisons étaient remplies d'effets comme les
400 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
tombeaux ; rien de ce qui leur sert n'en avait été
enlevé : les habilleraens, les fourrures, les raquet-
tes , les arcs , les flèches , les piques , tout était
resté dans ce village désert, qu'ils n'habitent que
pendant la mauvaise saison. Ils passent l'été de
l'autre côté du golfe, où ils étaient, et d'où ils
nous voyaient entrer dans les cases , descendre
même dans l'intérieur des tombeaux, sans que
jamais ils nous y aient accompagnés , sans qu'ils
aient témoigné la moindre crainte de voir enlever
leurs meubles , qu'ils savaient cependant exciter
beaucoup nos désirs , parce que nous avions déjà
fait plusieurs échanges avec eux. Nos équipages
n'avaient pas moins vivement senti que les offi-
ciers le prix d'une confiance aussi grande; et le
déshonneur et le mépris eussent couvert l'homme
qui eut été assez vil pour commettre le plus léger
vol.
Il était évident que nous n'avions visité les Orot-
chys que dans leurs maisons de campagne , où ils
faisaient leur récolte de saumon, qui, comme le
blé en Europe , fait la base de leur subsistance. J'ai
vu parmi eux si peu de peaux d'élans , que je suis
porté à croire que la chasse y est peu abondante.
Je compte aussi pour une très petite partie de leur
nourriture quelques racines de lis jaune ou de
saranne, que les femmes arrachent sur la lisière
des bois , et qu'elles font sécher auprès de leur
foyer.
LA PÉROUSE. ^01
On aurait pu penser qu'une si grande quantité
de tonabeaux ( car nous en trouvions sur toutes les
îles et dans toutes les anses) annonçait une épidé-
mie récente qui avait ravagé ces contrées et réduit
la génération actuelle à un très petit nombre
d'hommes ; mais je suis porté à croire que les dif-
férentes familles dont cette nation est composée
étaient dispersées dans les baies vosines pour y
pécher et sécher du saumon , et qu'elles ne se ras-
semblent que l'hiver : elles apportent alors leur
provision de poisson pour subsister jusqu'au retour
du soleil. 11 est plus vraisemblable de supposer
que le respect religieux de ces peuples pour les
tombeaux de leurs ancêtres les porte à les entre-
tenir, à les réparer, et à retarder ainsi , peut-être
pendant plusieurs siècles, l'effet inévitable de la
lime du temps.
Je n'ai aperçu aucune différence extérieure en-
tre les habitans. Il n'en est pas de même des morts
dont les cendres reposent d'une manière plus ou
moins magnifique, suivant leurs richesses, il est
assez probable que le travail d'une longue vie suf-
fit à peine aux frais d'un des somptueux mausolées,
qui n'ont cependant qu'une magnificence relative,
et dont on se ferait une très fausse idée si on les
comparait aux monumens des peuples plus civili-
sés. Les corps des habitans les plus pauvres sont
exposés en plein air dans une bière placée sur uu
XII. 26
402 VOYAGES AnïOUR DU MONDE,
théâtre soutenu par des piquets de quatre pieds
de hauteur; mais tous ont leurs arcs, leurs flèches,
leurs filets et quelques morceaux d'étoffe auprès
de leurs monumens, et ce serait vraisemblablement
un sacrilège de les enlever.
Ces peuples sembleraient, ainsi que ceux de
rîle Ségalien ^ ne reconnaître aucun chef, et n'être
soumis à aucun gouvernement. La douceur de leurs
mœurs, leur respect pour les vieillards, peuvent
rendre parmi eux cette anarchie sans inconvénient.
INous n'avons jamais été témoins de la plus petite
querelle. Leur affection réciproque , leur tendresse
pour leurs enfans offraient à nos yeux un spec-
tacle touchant ; mais nos sens étaient révoltés par
l'odeur fétide de ce saumon , dont les maisons ,
ainsi que leurs environs , se trouvaient remplies.
Les os en étaient épars, et le sang répandu autour
du foyer : des chiens avides, quoique assez doux
et familiers , léchaient et dévoraient ces restes.
Ce peuple est d'une malpropreté et d'une puan-
teur révoltantes; il n'en existe peut-être pas de
plus faiblement constitué, ni d'une physionomie
plus éloignée des formes auxquelles nous attachons
l'idée de la beauté. Leur taille moyenne est au-
dessous de quatre pieds dix pouces ; leur corps
' L'île Ségalien est une de celles dont 1<^ nom a le plus varié
chez les géographes ; on la trouve sur les cartes anciennes sous
les noms suivans : Saiialicn, Ula-Kata, du fleu^'e JVoir, Saghalien ,
Anga-Hnta, Amur, Amour, etc.
LA PÉROUSE. 403
est grêle, ieur voix faible et aiguë, comme celie
des enfans ; ils ont les os des joues saillans ; les
yeux petits , chassieux et fendus diagonalement ; la
bouche large, le nez écrasé, le menton court, pres-
que imberbe , et une peau olivâtre vernissée
d'huile et de fumée. Ils laissent croître leurs che-
veux, et ils les tressent à peu près comme nous.
Ceux des femmes leur tombent épars sur les
épaules, et le portrait que je viens de tracer con-
vient autant à leur physionomie qu'à celle des
hommes, dont il serait difficile de les distinguer, si
une légère différence dans l'habillement, et une
gorge qui n'est serrée par aucune ceinture, n'an-
nonçaient leur sexe. Elles ne sont cependant assu-
jetties à aucun travail forcé qui ait pu, comme
chez les Indiens de l'Amérique , altérer l'élégance
de leurs traits, si la nature les eût pourvues de
cet avantage. Tous leurs soins se bornent à tailler
et à coudre leurs habits, à disposer le poisson pour
être séché, et à soigner leurs enfans, à qui elles
donnent à téter jusqu'à l'âge de trois ou quatrv^.
ans. Ma surprise fut extrême d'en voir un de cet
âge qui , après avoir bandé un petit arc, tiré assez
juste une flèche , donné des coups de bâton à un
chien, se jeta sur le sein de sa mère, et y prit la
place d'un enfant de cinq à six mois qui s'était en-
dormi sur ses genoux.
Ce sexe paraît jouir parmi eux d'une assez grande
104 VOYAGES AUTOLR DU MONDE,
considéiatioii. Ils n'ont jamais conclu aucun mar-
ché avec nous sans le consentement de leurs fem-
mes ; les pendans d'oreilles d'argent et les bijoux
de cuivre servant à orner leurs habits sont uni-
quement réservés aux femmes et aux petites filles.
Les hommes et les petits garçons sont vêtus d'une
camisole de nankin , ou de peau de chien ou de
poisson , taillée comme les chemises des charretiers.
Si elle descend au-dessous du genou, ils n'ont
point de caleçon : dans le cas contraire, ils en por-
tent à la chinoise qui descendent jusqu'au gras de
la jambe. Tous ont des bottes de peau de loup ma-
rin; mais ils les conservent pour l'hiver, et ils por-
tent dans tous les temps et à tout âge , même à la
mamelle, une ceinture de cuir à laquelle sont at-
tachés un couteau à gaine, un briquet, un petit
sac pour contenir du tabac et une pipe.
Le costume des femmes est un peu différent :
elles sont enveloppées d'une large robe de nankin
ou de peau de saumon qu'elles ont l'art de tanner
parfaitement et de rendre extrêmement souple.
Cet habillement leur descend jusqu'à la cheville
du pied , et il est quelquefois bordé d'une frange
de petits ornemens de cuivre qui font un bruit
semblable à celui des grelots. Les saumons dont
la peau sert à leur habillement ne se pèchent pas
en été , et pèsent trente ou quarante livres. Ceux
que nous venions de prendre au mois de juillet
LA PÉROCSE. 405
étaient du poids de trois ou quatre livres seule-
ment; mais leur nombre et la délicatesse de leur
goût compensaient ce désavantage : nous croyons
tous n'en avoir jamais mangé de meilleurs.
Nous ne pouvons parler de la religion de ce peu-
ple, n'ayant aperçu ni temples ni prêtres, mais
peut-être quelques idoles, grossièrement sculptées,
suspendues au plancher dq leurs cabanes : elles
représentaient des enfans, des bras, des mains,
des jambes , et ressemblaient beaucoup aux ex-voto
de nos chapelles de campagne. Il serait possible
que ces simulacres , que nous avons peut-être
faussement pris pour des idoles, ne servissent qu'à
leur rappeler le souvenir d'un enfant dévoré par
des ours , ou de quelque chasseur blessé par ces
animaux : il n'est cependant guère vraisemblable
qu'un peuple si faiblement constitué soit exempt
de superstition. Nous avons soupçonné qu'ils nous
prenaient quelquefois pour des sorciers: ils répon-
daient avec inquiétude, quoique avec politesse , à
nos différentes questions; et lorsque nous tracions
des caractères sur le papier, ils semblaient prendre
les mouvemens de la main qui écrivait pour des
signes de magie, et se refusaient à répondre à ce
que nous leur demandions , en faisant entendre
que c'était un mal. Ce n'est qu'avec une extrême
difficulté et la plus grande patience que M. La vaux .
cliirurgien-major de l'Astrolabe , est parvenu à foi-
406 VOYAGES ALÏOUR DC MONDE,
mer le vocabulaire des Orotchys et celui des Bit-
chys. iNos présens ne pouvaient vaincre leurs pré-
jugés à cet égard; ils ne les recevaient même
qu'avec répugnance, et ils les refusèrent souvent
avec opiniâtreté.
Je crus m'apercevoir qu'ils désiraient peut-être
plus de délicatesse dans la manière de les leur offrir,
et, pour vérifier si ce soupçon était fondé , je m'as-
sis dans une de leurs cases ; et , après avoir fait ap-
procher de moi deux petits enfans de trois ou quatre
ans, et leur avoir fait quelques légères caresses, je
leur donnai une pièce de nankin, couleur de rose,
que j'avais apportée dans ma poche. Je vis les
yeux de toute la famille témoigner une vive satis-
faction; et je suis certain qu'ils auraient refusé ce
présent, si je le leur eusse directement adressé. Le
mari sortit de sa case, et rentra bientôt après avec
son plus beau chien qu'il me pria d'accepter: je le
lefusai, en cherchant à lui faire comprendre qu'il lui
serait plus utile qu'à moi ; mais il insista, et . voyant
que c'était sans succès, il fit approcher les deux
enfans qui avaient reçu le nankin , et , appuyant
leurs petites mains sur le dos du chien , il me fit
entendre que je ne devais pas refuser ses enfans.
La délicatesse de ces manières ne peut exister
que chez un peuple très policé. Je crois que la ci-
vilisation d'une nation, qui n'a ni troupeaux ni cul-
ture , ne peut aller au-delà. Je dois faire observer
LA PÉROUSE. 407
que les chiens sont leur bien le plus précieux : il les
attellent à de petits traîneaux fort légers, très bien
laits, absolument semblables à ceux des Kamtscha-
dales. Ces chiens, de l'espèce des chiens-loups, sont
forts, quoique d'une taille moyenne, extrêmement
dociles, très doux, et paraissent avoir le caractère
de leurs maîtres, tandis que ceux du port des
Français, beaucoup plus petits, mais delà même
espèce, étaient sauvages et féroces. Un chien de ce
port, que nous avions pris et conservé pendant
plusieurs mois à bord, se vautrait dans le sang
lorsqu'on tuait un bœuf ou un mouton ; il courait
sur les poules comme un renard : il avait plutôt
les inclinations d'un loup que celles d'un chien do-
mestique. Il tomba à la mer pendant la nuit , dans
un fort roulis , poussé peut-être par quelque ma-
telot dont il avait dérobé la ration.
Les voyageurs dont les quatre pirogues étaient
échouées devant le village avaient excité notre
curiosité, ainsi que leur pays des Bîtchys au sud de
la baie de Castries.. Nous employâmes toute notre
adresse à les questionner sur la géographie du
pays; nous traçâmes sur du papier la côte de Tar-
tarie, le fleuve Ségalien , l'île de ce nom qu'ils ap-
pellent aussi Tchoka , vis-à-vis de cette même côte,
et nous laissâmes un passage entre deux. Ils prirent
le crayon de nos mains, et joignirent par un trait
l'île au continent; poussant ensuite leur piiogue
408 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
sur le sable, ils nous donnaient à entendre que,
après être sortis du fleuve, ils avaient poussé ainsi
leur embarcation sur le banc de sable qui joint
l'île au continent, et qu'ils venaient de tracer, puis
arrachant, au fond de la mer, de l'herbe dont j'ai
déjà dit que le fond de ce golfe était rempli, ils
la plantèrent sur le sable pour exprimer qu'il y
avait aussi de l'herbe marine sur le banc qu'ils
avaient traversé. Ce rapport fait sur les lieux par
des voyageurs qui sortaient du fleuve, rapport si
conforme au résultat de ce que nous avions vu ,
puisque nous ne nous étions arrêtés que par les
six brasses, ne nous laissa aucun doute.
Pour qu'on puisse concilier ce récit avec celui
des peuples de la baie de Langle , il suffit qu'à mer
haute il reste dans quelques points du banc des
ouvertures avec trois ou quatre pieds d'eau, quan-
tité plus que suffisante pour leurs pirogues. Comme
c'était cependant une question intéressante , et
qu'elle n'avait point été résolue directement de-
vant moi, j'allai à terre le lendemain, et nous
BÛmes par signes une conversation dont le résultat
fut le même. Enfin M. de Langle et moi chargeâmes
M. Lavaux, qui avait une sagacité particulière pour
s'exprimer et comprendre les langues étrangères ,
de faire de nouvelles recherches. 11 trouva les Bit-
chys invariables dans leur rapport : j'abandon-
nai alors le projet que j'avais formé d'envoyer ma
LA PÉROUSE. 409
chaloupe jusqu'au fond du golfe, qui ne devait être
éloigné de la baie de CastricvS que de dix ou douze
lieues.
Ce plan aurait d'ailleurs eu de grands inconvé-
niens : la plus petite brise du sud fait grossir la
mer, dans le fond de cette manche , au point qu'un
bâtiment qui n'est pas ponté court risque d'être
rempli par les lames, qui brisent souvent comme
sur une barre ; d'ailleurs , les brumes continuelles
et l'opiniâtreté des vents du sud rendaient l'époque
du retour de la chaloupe fort incertaine; et nous
n'avions pas un instant à perdre : ainsi , au lieu
d'envoyer la chaloupe éclaircir un point de géogra-
phie sur lequel il ne pouvait me rester aucun
doute, je me proposai de redoubler d'activité pour
sortir enfin du golFe dans lequel nous naviguions
depuis trois mois, que nous avions exploré pres-
que entièrement jusqu'au fond, traversé plusieurs
fois dans tous les sens, et sondé constamment, au-
tant pour notre sûreté que pour ne laisser rien à
désirer aux géographes.
La sonde pouvait seule nous guider au milieu
des brumes dans lesquelles nous avons été si long-
temps enveloppés : elles nont pas lassé du moins
notre patience , et nous n'avons pas laissé un seul
point des deux côtes sans relèvement. Il ne nous
restait plus qu'un point intéressant à éclaircir, celui
de l'extrémité méridionale de Tile Ségalien, que
410 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
nous connaissions seiilemenl jusqu'à la baie de Lan-
jjle, par 47 degrés 49 minutes ; et j'avoue que j'en
aurais peut-être laissé le soin à d'autres, s'il m'eut
été possible de débouquer, parce que la saison s'a-
vançait, et que je ne me dissimulais pas l'extrême
difficulté de remonter deux cents lieues au vent,
dans un canal aussi étj^oit, plein de brumes, et où
les vents de sud n'avaient jamais varié de deux
quarts vers l'est ou vers l'ouest. Je savais, à la vé-
rité , par la relation du Kastricum , que les Hol-
landais avaient eu des vents du nord au mois
d'août ; mais il faut observer qu'ils avaient navigué
sur la côte orientale de leur prétendu Jesso; que
nous, au contraire, nous étions engolfés entre
deux terres dont l'extrémité se trouvait dans les
mers à mousson, et que cette mousson règne sur
les côtes de Chine et de Corée jusqu'au mois d'oc-
tobre.
il nous paraissait que rien ne pouvait détourner
les vents de la première impulsion qu'ils avaient
reçue : ces réflexions ne me rendaient que plus
ardent à hâter notre départ, et j'en avais fixé ir-
révocablement l'époqu^au 2 août. Le temps qui
nous restait jusqu'à ce moment fut employé à re-
connaître quelque partie de la baie, ainsi que les
différentes îles dont elle est formée. Nos natura-
listes firent des courses sur tous les points de la côte
qui paraissaient devoir satisfaire notre curiosité
LA PÉROUIE. 4i<
M. *de Laraanon, lui-même, qui avait essuyé une
longue maladie, et dont la convalescence était très
lente, voulut nous accompagner. Les laves et
autres matières volcaniques , dont il apprit que ces
lies étaient formées, ne lui permirent pas de son-
ger à sa faiblesse. Il reconnut que la plus grande
partie des substances tles environs de la baie et
des îles qui en forment l'entrée étaient des laves
rouges, compactes ou poreuses; des basaltes gris,
en table ou en boule; et enfin des trapps, qui pa-
raissaient n'avoir pas été attaqués par le feu, mais
qui avaient fourni la matière des laves et des ba-
saltes qui s'étaient fondus dans le fourneau : dif-
férentes cristallisations se rencontraient parmi ces
matières volcaniques, dont l'éruption était jugée
très ancienne. Ils ne purent découvrir les cratères
des volcans : un séjour de plusieurs semaines eût
été nécessaire pour étudier et suivre les traces qui
pouvaient y conduire.
M. de la Martinière parcourut, avec son acti-
vité ordinaire, les ravins, le cours des rivières,
pour chercher sur les bords des plantes nouvelles;
mais il ne trouva que les mêmes espèces qu'il avait
rencontrées dans les baies de Ternai et de Suf-
f ren , et en moindre quantité. La végétation était à
peu près au *point où on la voit aux environs de
Paris vers le 15 de mai : les fraises et les fram-
boises étaient encore en fleurs, le fruit des gro-
412 VOYAGESi^UTOUR DU MONDE,
seilliers commençait à rougir ; et le céleri, ainsi que
le cresson , étaient très rares. Nos conchyliolo-
gistes furent plus heureux. Ils trouvèrent des
Imîtres feuilletées, extrêmement belles, d'une cou-
leur vineuse et noire, mais si adhérentes au ro-
cher, qu'il fallait beaucoup d'adresse pour les en
détacher. Leurs feuilles éttient si minces , qu'il
nous a été très difficile d'en conserver d'entières.
Nous prîmes aussi à la drague quelques buccins
d'une belle couleur, des peignes , de petites moules
de l'espèce la plus commune, ainsi que différentes
cames.
Nos chasseurs tuèrent plusieurs gelinottes , quel-
ques canards sauvages, des cormorans, des guille-
mots, des bergeronnettes blanches et noires, un
petit gobe-mouche d'un bleu azuré , que nous n'a-
vons trouvé décrit par aucun ornithologiste : mais
toutes ces espèces étaient peu répandues. La nature
de tous les êtres vivans est comme engourdie dans
ces climats presque toujours glacés, et les familles
y sont peu nombreuses. Le cormoran, le goéland,
qui se réunissent en société sous un ciel plus heu-
reux, vivent ici solitaires sur la cime des rochers.
Un deuil affligeant et sombre semble régner sur
le bord de la mer et dans les bois, qui ne reten-
tissent que du croassement de quelques corbeaux,
et servent de retraite à des aigles à tête blanche ,
et à d'autres oiseaux de proie. Le martinet, l'hiron-
LA PÉROUSE. 413
délie de rivage paraissent seuls être dans leur
vraie patrie : on en voyait des nids et des vols sous
tous les rochers qui forment des voûtes au bord
de la mer. Je crois que l'oiseau le plus générale-
ment répandu sur tout le globe est Thirondelle de
cheminée , ou de rivage , ayant rencontré l'une ou
Fautre de ces espèces dans tous les pays où j'ai
abordé.
Quoique je n'aie point fait creuser la terre, je
crois qu'elle reste gelée pendant l'été à une cer-
taine profondeur, parce que l'eau de notre aiguade
n'avait qu'un degré et demi de chaleur au-dessus
de la glace , et que la température des eaux cou-
rantes observée avec un thermomètre, n'a jamais
excédé quatre degrés : le mercure cependant se te-
nait constamment à quinze degrés quoiqu'en plein
air. Cette chaleur momentanée ne pénètre point ,
elle hâte seulement la végétation, qui doit naître
et mourir en moins de trois mois, et elle multiplie
en peu de temps à l'infini les mouches, les mous-
tiques , les maringouins, et d'autres insectes incom-
modes.
Les indigènes ne cultivent aucune plante ; ils pa-
raissent cependant aimer beaucoup les substances
végétales : la graine des Mantchoux, qui pourrait
bien être un petit millet mondé, faisait leurs dé-
lices. Ils ramassent avec soin différentes racines
spontanées, qu'ils font sécher pour leur provision
414 VOYAGES ALTOIJR DU MONDE,
d'hiver, entre autres celle du lis jaune ou saranne,
qui est un véritable ognon. Très inférieurs, par
leur constitution physique et par leur industrie ,
auxhabitansde l'île Ségalien, ils n'ont pas, comme
ces derniers , l'usage de la navette, et ne sont vêtus
que des étoffes chinoises les plus communes, et des
dépouilles de quelques animaux terrestres ou de
loups marins. Nous avons tué un de ces derniers à
coups de bâton : il ne différait en rien de ceux de
la côte du Labrador et de la baie d'Hudson. No-
tre jardinier le trouva endormi sur le bord de la
mer. Cette rencontre fut suivie , pour lui , d'un
événement malheureux : une ondée de pluie l'ayant
surpris dans le bois pendant qu'il y semait des
graines d'Europe, il voulut faire du feu pour se
sécher, et fit imprudemment usage de poudre pour
l'allumer. Le feu se communiqua à sa poire à pou-
dre qu'il tenait à la main : l'explosion lui brisa l'os
du pouce , et il fut si grièvement blessé , qu'il ne
dut la conservation de son bras qu'à l'habileté de
M. Rollin , notre chirurgien-major.
LA PÉROUSE. 4(5
§20.
Départ de la baie de Castries. Découverte du détroit qui sépare
ie Jesso de TOku-Jesso ^ Relâche à la baie de Grillon sur la
pointe de l'île Tchoka ou Ségalien. Détails sur ses habitans et
sur leur village. ?fous traversons le détroit et reconnaissons
toutes les découvertes parles Hollandais du Kastricum. Ile des
Etats. Détroit dX'riès. Terre de la Compagnie. Ile des Quaire-
Frères. Ile de Marikan. Nous traversons les Kuriles et faisons
route pour le Kamtschatka.
Le 2 août 1787. ainsi que je l'avais annoncé,
nous mimes à la voile avec une petite brise de
l'ouest , qui ne régnait qu'au fond de la baie. Les
vents de sud nous attendaient à une lieue au large
de la pointe de Clostercam; ils furent dabord clairs
et très modérés : nous louvoyâmes avec assez de
succès, et les bordées nous furent favorables. Je
m'attachai plus particulièrement à reconnaître la
petite partie de la cote de Tartarie. que nous avions
• Des cartes hydrographiques nous présentent presque tous les
noms des anciens navigateurs adaptés à quelques-unes de leurs
découvertes. Ces dénominatrons que la modestie repousse n'ont
sans doute eu lieu qu'à la sollicitation des équipages ou des états-
majors ; mais La Pérouse, plus modeste encore, n'a point voidu
suivre cet usage. Son nom, trop intimement attaché au globe ter-
restre par ses découvertes et ses malheurs, n'a pas à craindre de
tomber dans l'oubli. Obligé néanmoins, pour éviter toute équi-
voque . de changer le nom du détroit qu'il a découvert entre le
Jesso et l'Oku-Jesso, je n'ai pas cru pouvoir le remplacer d'une
manière plus conforme à l'opinion nationale qu'en le nommant
détroit de La Pemuse. [Note de Milet-Mitreau.)
I
416 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
perdue de vue depuis le 49^ degré jusqu'au 50*"
parce que nous avions serré de très près l'ile Sé-
galien. Je prolongeai donc, au retour, la côte du
continent, jusqu'au point de notre dernier relè-
vement à vue du pic Laraanon. Le temps, qui avait
été très beau , devint très mauvais le 6 ; nous es-
suyâmes un coup de vent du sud, moins alarmant
par sa violence que par l'agitation qu'il causait à
la mer. Nous fûmes forcés de faire porter à nos
bâtimens toute la voile que les mâts et le côté des
frégates pouvaient supporter, afin de moins déri-
\^r, et de ne pas perdre , en un jour, ce que nous
avions gagné dans trois. Le baromètre descendit
jusqu'à vingt-sept pouces cinq lignes ; la pluie , le
vent, la position où nous nous trouvions dans un
canal dont les terres nous étaient cachées par les
brumes , tout contribuait à rendre notre situation
au moins extrêmement fatigante.
Mais ces bourrasques dont nous murmurions
étaient les avant-coureurs des vents de nord sur
lesquels nous n'avions pas compté. Ils se décla-
rèrent le 8, après un orage, et nous firent at-
teindre, le 9 au soir, la latitude de la baie dcLan-
gle d'où nous étions partis depuis le 14 juillet. Ce
point, qui avait été parfaitement déterminé en lon-
gitude à notre premier passage, était fort impor-
tant à retrouver, après l'accident survenu à notre
tente astronomique dans la baie de Castries. 11
LA PÉROUSE. 417
(levait noas servir à vérifier la régularité de nos
horloges marines, en comparant à la longitude con-
nue de la baie de Langle celle que nos horloges
nous donneraient pour ce même point. Le résultat
de nos observations fut qu'après vingt-sept jours ,
le n"" 19 nous plaçait de trente-quatre minutes de
degré trop dans l'est.
Un banc, dont le fond est très régulî^ et sur
lequel il n'y a aucun danger, se prolonge de dix
lieues du nord au sud, devant la baie de Langle, et
se porte à environ huit lieues dans l'ouest. Nous
le ^passâmes en courant au sud, et je mis en
panne à dix heures du soir jusqu'au jour, afin de
ne pas laisser la plus petite ouverture sans la re-
connaître. Le lendemain nous continuâmes à pro-
longer la côte, à deux lieues de distance, et nous
aperçûmes dans le sud-ouest une petite île plate,
qui formait, avec celle de Ségalien , un canal d'en-
viron six lieues. Je l'appelai tle Monneron , du nom
de l'officier du génie employé dans cette expé-
dition.
Nous dirigeâmes notre route entre ces deux îles,
et bientôt nous eûmes connaissance d'un pic dont
l'élévation était au moins de mille ou douze cents
toises. Il paraissait n'être composé que d'un roc
vif, et consei'ver de la neige dans ses fentes; on
n'y apercevait ni arbres ni verdure : je l'ai nommé
418 VOYAGES AUÏOLU DL MONDE.
pic de Langle ^ Nous voyions en même temps
d'autres terres plus basses. La côte de l'île Ségalien
se terminait en pointe. On n'y remarquait plus de
doubles montagnes : tout annonçait que nous tou-
chions à son extrémité méridionale, et que les
terres du pic étaient sur une autre île. Nous mouil-
lâmes le soir avec cette espérance, qui devint une
certitudlrle lendemain, où le calme nous força
de mouiller à la pointe méridionale de l'île Séga-
lien.
Cette pointe , que j'ai nommée cap Crillon , est
située par 45 degrés 57 minutes de latitude n^d ,
et 140 degrés 34 minutes de longitude orientale :
elle termine cette île, une des plus étendues du
nord au sud qui soient sur le globe, séparée de la
Tartarie par une manche qui finit au nord par des
bancs , entre lesquels il n'y a point de passage pour
les vaisseaux , mais où il reste vraisemblablement
quelque chenal pour des pirogues , entre ces grandes
herbes marines qui obstruent le détroit. Cette
même île est l'Oku-Jesso ^ et l'île de Chicha, qui
' Ce pic est par 45 degrés 15 minutes de latitude nord. Le ca-
pitaine Uriès, commandant le Kastricum, en abordant la terre de
Jesso, au mois de juin 1G43, aperçut aussi un pic remarquable
par 44 degrés 50 minutes de latitude , qu'il nomma pic Antoine.
Ces pics sont situés au sud du détroit de La Pérouse. Au reste, il
parait que la terre marquée sur les cartes sous le nom de Jesso
est un assemblage de plusieurs îles.
' Oliu-Jesso signifie Haut-Jesso ou Jesso du nord. Les Chinois
rappellent Ta-Han.
LA PÉROl-SE. 419
était par notre travers, séparée de celle de Séga-
lien par un canal de douze lieues, et du Japon
par le détroit de Sangaar, est le Jesso des Japo-
nais, et s'étend au sud jusqu'au détroit de San-
gaar.
La chaîne des iles Kuriles est beaucoup plus
orientale, et forme, avec le Jesso et l'Oku- Jesso,
une seconde mer qui communique avec celle d'Ok-
hotsk , et d'où on ne peut pénétrer sur la côte de
Tartarie , qu'en traversant ou le détroit que nous
venions de découvrir par 45 degrés 40 minutes,
ou celui de Sangaar, après avoir débouqué entre
les Kuriles. Ce point de géographie , le plus impor-
tant de ceux que les voyageurs modernes avaient
laissé à résoudre à leurs successeurs \ nous coûtait
' Des ténèbres impénétrables avaient enveloppé jusqu'à ce jour
les parties du globe connues sous le nom de Jesso et & Oku- Jesso,
dont la position avait tellement varié dans l'opinion des géogra-
phes , qu'on eût été tenté de croire que leur existence était roma-
nesque. En effet si l'on consulte les cartes d'Asie des auteurs sui-
vans, on voit qu'en 1650 Sanson nous représente la Corée comme
une île ; le Jesso , l'Oku-Jesso , le Kamtschatka n'existent point
sur sa carte , et l'on y voit le détroit d'Anian séparant l'Asie de
l'Amérique septentrionale.
En 1 700 Guillavime de Lisle joignait le Jesso et l'Oku-Jesso, et
prolongeait cet ensemble jusqu'au détroit de Sangaar, sous le
nom de terre de Jesso.
Banville donna, en 1732, une carte de cette partie de l'Asie
approchant beaucoup plus de la vérité que celle qu'il nous a
donnée vingt ans après, et dans laquelle le golfe et le cap Aniva
licnnent au continent, et le cap Patience forme la pointe méri-
dionale de l'île Ségalien. Ces cartes, et une partie des suivantes,
présentent la même erreur sur h* déiroil de Tessov.
420 VOVAGKS AUTOUR DU MONDE,
bien des fatigues , et il avait nécessité beaucoup de
précautions, parce que les brunries rendent cette
navij^jation extrêmement difficile. Depuis le 1 0 avril ,
époque de notre départ de Manille , jusqu'au jour
auquel nous traversâmes le détroit , nous n'avons
Desnos a, comme Danville, reculé la science de la géograpliie
par sa carte de 1770, bien inférieure à celle qu'il avait publiée en
1761.
En 1744 Rasius formait du Jesso, du cap Aniva et du cap Pa-
tience, une presqu'île tenant à la Tartarie, dont elle était séparée
par un {^olfe, dans lequel on entrait par le détroit de Tessoy.
Une carte d'Asie , sans date et sans nom d'auteur, mais qui doit
avoir été imprimée après le voyage du Kastricum , représente les
deux Jesso comme deux îles indépendamment de l'île Ségalien.Le
Jesso intermédiaire, vu par les Hollandais, comprend le golfe et
le cap Aniva; mais il est à remarquer qvie ce second Jesso est sé-
paré de l'île Ségalien par un détroit placé à 44 degrés, ce quj
prouve que déjà l'on conjecturait l'existence du détroit découvert
par La Pérouse , soupçonné par le P. du Halde, adopté, ensuite
rejeté par Danville.
Robert, en 1767, Robert de Yaugondy , en 1775, Brion , en
1784, Guillaume de Lisle et Philippe Buache collectivement, en
1 788 , ont successivement copié et reproduit les mêmes erreurs.
Enfin on ne peut mieux dépeindre le chaos des idées sur cette
partie du globe , dont les connaissances anciennes ont été si sa-
vamment discutées et rapprochées par Philippe Buache, que par
ces mots extraits de ses Considérations géographiques, page 115 :
«Le Jesso, après avoir été transporté à l'orient, attaché au
« midi , ensuite à l'occident, le fut enfin au nord »
Ma seule intention , dans ces rapprochemens, a été d'établir,
par des preuves incontestables , que la géographie de la partie
orientale de l'Asie était dans son enfance, même en 1788, époque
postérieure au départ de notre infortuné navigateur, et que c'est
à sa constance, à son zèle et à son courage que nous devons en-
tin les connaissances qui fixent nos incertitvides.
{^Note de Milet-Mureau.)
LA PÉROUSE. 421
relâché que trois jours dans la baie de Ternai, un
jour dans la baie de Langle, et cinq jours dans la
baie de Castries; car je ne compte pour rien les
mouillages en pleine côte que nous avons faits ,
quoique nous ayons envoyé reconnaître la terre,
et que ces mouillages nous aient procuré du pois-
son.
C'est au cap Grillon que nous reçûmes à bord,
pour la première fois, la visite des insulaires ; car, sur
l'une ou l'autre des côtes, ils avaient reçu la nôtre
sans témoigner la moindre curiosité ou le moindre
désir dé voir nos vaisseaux. Ceux-ci montrèrent
d'abord quelque défiance, et ne s'approchèrent
que lorsque nous leur eûmes prononcé plusieurs
mots du vocabulaire que M. Lavaux avait fait à la
baie de Langle. Si leur crainte fut d'abord assez
grande, leur confiance devint bientôt extrême. Ils
montèrent sur nos vaisseaux comme s'ils eussent
été chez leurs meilleurs amis, s'assirent en rond
sur le gaillard, y fumèrent leurs pipes. Nous les
comblâmes de présens : je leur fis donner des nan-
kins, des étoffes de soie, des outils de fer, des ras-
sades, du tabac, et généralement tout ce qui me
paraissait leur être agréable. Mais je m'aperçus
bientôt que l'eau-de-vic et le tabac étaient pour
eux les denrées les y)Uis précieuses : ce fut néan-
moins celles que je leur fis distribuer le phis so-
brement, parce que le tabac était nécessaire à nos
422 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
équipages , et que je craignais les suites de l'eau^
de-vie.
Nous remarquâmes encore plus particulièrement
dans la baie de Grillon, que les figures de ces in-
sulaires sont belles et d'une proportion de traits
fort régulière : ils étaient fortement constitués et
taillés en hommes vigoureux. Leur barbe descend
sur la poitrine, et ils ont les bras , le cou et le dos
couverts de poils : j'en fais la remarque , parce que
c'est un caractère général, car on trouverait faci-
lement en Europe plusieurs individus aussi velus
que ces insulaires. Je crois leur taille moyenne in-
férieure d'environ un pouce à celle des Français ;
mais on s'en aperçoit difficilement , parce que la
juste proportion des parties de leur corps, leurs
différens muscles fortement prononcés, les font
paraître en général de beaux hommes. Leur peau
est aussi basanée que celle des Algériens ou des
autres peuples de la côte de Barbarie.
Leurs manières sont graves, et leurs remer-
cîmens étaient exprimés par des gestes nobles ;
mais leurs instances pour obtenir de nouveaux
présens furent répétées jusqu'à l'importunité.
Leur reconnaissance n'alla jamais jusqu'à nous of-
frir, à leur tour, même du saumon , dont leurs
pirogues étaient remplies , et qu'ils remportèrent
en partie à terre , parce que nous avions refusé le
prix excessif qu'ils en demandaient : ils avaient
LA PÉROUSE. 423
cependant reçu en pur don des toiles, des étoiles,
des instrumens de fer, des rassades , etc. La joie
d'avoir rencontré un détroit autre que celui de
Sangaar nous avait rendus généreux : nous ne
pûmes nous empêcher de remarquer combien , à
1 égard de la gratitude , ces insulaires différaient
des Orotchys de la baie de Castries , qui , loin de
solliciter des présens , les refusaient souvent avec
obstination, et faisaient les plus vives instances
pour qu'on leur permît de s'acquitter. Si leur
morale est en cela bien inférieure à celle de ces
Tartares , ils ont sur eux, par le physique et par
leur industrie , une supériorité bien décidée.
Tous les habits de ces insulaires sont tissus de
leurs propres mains ; leurs maisons offrent une
propreté et une élégance dont celles du continent
n'approchent pas; leurs meubles sont artistement
travaillés, et presque tous de fabrique japonaise.
Ils ont un objet de commerce très important, in-
connu dans la manche de Tartarie, et dont l'é-
change leur procure toutes leurs richesses : c'est
l'huile de baleine. Ils en récoltent des quantités
considérables. Leur manière de l'extraire n'est ce-
pendant pas la plus économique : elle consiste à
couper par morceaux la chair des baleines et à la
laisser pourir en plein air sur un talus exposé au
soleil. L'huile qui en découle est reçue dans des
vases d'écorce ou dans des outres de peau de loup
424 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
marin. H est à remarquer que nous n'avons pas vu
une seule baleine sur la côte occidentale de l'ile,
et que ce cétacé abonde sur celle de Test. 11 est
difficile de douter que ces insulaires ne soient une
race d'hommes absolument différente de celle que
nous avons observée sur le continent, quoiqu'ils
n'en soient séparés que par un canal de trois ou
quatre lieues , obstrué par des bancs de sable et de
goëmon. Ils ont cependant la même manière de
vivre : la chasse, et plus particulièrement la pêche,
fournissent presque entièrement à leur subsistance.
Ils laissent en friche la terre la plus fertile, et ils
ont vraisemblablement, les uns et les autres, dé-
daigné l'éducation des troupeaux, qu'ils auraient
pu faire venir du haut du fleuve Ségalien ou du
Japon. Mais un même régime diététique a formé
des constitutions bien différentes. 11 est vrai que
le froid des îles est moins rigoureux par la même
latitude que celui des continens : cette seule cause
ne peut cependant avoir produit une différence si
remarquable.
Je pense donc que l'origine des Bitchys, des
Orotchys et des autres Tartares du bord de la mer,
jusqu'aux environs de la côte septentrionale du
Ségalien, leur est commune avec celle des Kam-
tscliadales, des Kuriaques et de ces espèces d'hom-
mes qui, comme les Lapons et les Samoïèdes, sont
à l'espèce humaine ce que leurs bouleaux et leurs
LA PÉKOUSE. 425
sapins rabougris sont aux arbres des forets plus
méricîionaies. Les habitans de l'île Ségalien sont,
au contraire, très supérieurs par leur physique aux
Japonais, aux Chinois et aux ïartares Mantehoux;
leurs traits sont plus réguliers et approchent da-
vantage des formes européennes. Au surplus, il
est très difficile de fouiller et de savoir lire dans
les archives du monde, pour découvrir l'origine
des peuples; et les voyageurs doivent laisser les
systèmes à ceux qui lisent leurs relations.
JNos premières questions furent sur la géogra-
phie de l'ile, dont nous connaissions une partie
mieux qu'eux. 11 paraît qu'ils ont l'habitude do
figurer un terrain; car. du premier coup, ils tra-
cèrent la partie que nous venions d'explorer, jus-
que vis-à-vis le fleuve Ségalien , en laissant un
passage assez étroit pour leurs pirogues. Us mar-
quèrent chaqae couchée, et lui donnèrent un nom:
enfin, on ne peut pas douter que, quoique éloi-
gnés de l'embouchure de ce fleuve de plus de cent
cinquante lieues, ils n'en aient tous une parfaite
connaissance; et sans cette rivière, formant le
point de communication avec les Tartares Mant-
ehoux qui commercent avec la Chine, les Bitchys,
les Orotchys, les Ségaliens et généralement tous
les peuples de ces contrées maritimes auraient
aussi peu de connaissance des Chinois et de leurs
marchandises quen ont les habitans de la cote
42G VOYAGES AUTOUR DU MONDE.
d'Amérique. Leur sagacité fut en défaut lorsqu'il
leur fallut d.essiner la côte orientale de leur île: ils
la tracèrent toujours sur la même ligne nord et
sud, et parurent ignorer que la direction en fût
différente ; en sorte qu'ils nous laissèrent des doutes,
et nous crûmes un instant que le cap Grillon nous
cachait un golfe profond, après lequel l'île Séga-
lien reprenait au sud. Cette opinion n'était guère
vraisemblable. Le fort courant qui venait de l'est
annonçait une ouverture ; mais comme nous étions
en calme plat, et que la prudence ne nous per-
mettait pas de nous laisser dériver à ce courant
qui aurait pu nous entraîner trop près de la pointe,
M. de Langle et moi crûmes devoir envoyer à terre
un canot, commandé par M. de Vaujuas; et nous
donnâmes ordre à cet officier de monter sur le
point le plus élevé du cap Grillon , et d'y relever
toutes les terres qu'il apercevrait en delà. 11 était
de retour avant la nuit. Son rapport confirma notre
première opinion ; et nous demeurâmes convain-
cus qu'on ne saurait être trop circonspect, trop en
garde contre les méprises, lorsqu'on veut faire
connaître un grand pays d'après des données aussi
vagues, aussi sujettes à illusion que celles que nous
avions pu nous procurer. Ces peuples semblent
n'avoir aucun égard, dans leur navigation, au chan-
gement de direction. Une crique, de la longueur
de trois ou quatre pirogues, leur paraît un vaste
LA PÉROUSE. m
port, et une brasse d'eau une profondeur presque
incommensurable : leur échelle de comparaison est
leur pirogue , qui tire quelques pouces d'eau et
n*a que deux pieds de largeur.
Avant de revenir à bord, M. de Vaujuas visita
le village de la pointe, où il fut parfaitement bien
reçu. Il y fit quelques échanges et nous rapporta
beaucoup de saumons. Il trouva les maisons mieux
bâties, et surtout plus richement meublées que
celles de la baie d'Estaing: plusieurs étaient dé-
corées intérieurement avec de grands vases vernis
du Japon. Comme l'île Ségalien n'est séparée de
l'île Chicha que par un détroit de douze lieues de
largeur, il est plus aisé aux habitans des bords du
détroit de se procurer les marchandises du Japon ,
qu'il ne l'est à leurs compatriotes qui sont plus au
nord ; ceux-ci à leur tour sont plus près du fleuve
Ségalien et des Tartares Mantchoux, auxquels ils
vendent l'huile de baleine, qui est la base de leurs
échanges.
Les insulaires qui étaient venus nous visiter se
retirèrent avant la nuit et nous firent comprendre
par signes qu'ils reviendraient le lendemain. Ils
étaient effectivement à bord à la pointe du jour,
avec quelques saumons qu'ils échangèrent contre
des haches et des couteaux. Ils nous vendirent aussi
un sabre, un habit de toile de leur pays; et ils
parurent voir avec chagrin que nous nous prépn-
428 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
rions à mettre à la voile. Ils nous engagèrent fort
à doubler le cap Grillon, et à relâcher dans une
anse qu'ils dessinaient, et qu'ils appelaient Ta-
bouoro : c'était le golfe d'Aniva.
11 venait de se lever une petite brise du nord-
est. Je fis signal d'appareiller, et je dirigeai d'a-
bord la route au sud-est, pour passer au large du
cap Grillon, qui est terminé par un îlot ou une
roche, vers laquelle la marée portait avec la plus
grande force. Dès que nous l'eûmes doublée, nous
aperçûmes du haut des mâts une seconde roche,
qui paraissait à quatre lieues de la pointe , vers le
sud-est. Je l'ai nommée la Dangereuse, pair ce qu'elle
est à fleur d'eau, et qu'il est possible qu'elle soit
couverte à la pleine mer. Je fis route pour passer
sous le vent de cette roche, et je l'arrondis à une
lieue. La mer brisait beaucoup autour d'elle, mais
je n'ai pu savoir si c'était l'effet de la marée, ou
celui des battures qui l'environnent. A cette dis-
tance, la sonde rapporta constamment vingt-trois
brasses; et lorsque nous l'eûmes doublée, l'eau
augmenta, et nous tombâmes bientôt sur un fond
de cinquante brasses , où le courant paraissait mo-
déré. Jusque-là nous avions traversé dans ce
canal des lits de marée plus forts que ceux du
Four ou du Raz de Brest : on ne les y éprouve
pourtant que sur la côte de l'île Ségalien, ou dans
la pai'tie soptentriohale de ce détroit. La côte mé-
LA PÉROUSE. 429
ridionale, vers Tiie Cliicha, y est beaucoup moins
exposée; mais nous y Fûmes ballottés par une houle
du large ou de l'est, qui nous mit toute la nuit
dans le plus grand danger d'aborder l'Astrolabe ,
parce qu'il faisait calme plat, et que ni l'une ni
l'autre des frégates ne gouvernaient.
Nous nous trouvâmes , le lendemain , un peu
plus sud que notre estime, mais de dix minutes
seulement , au nord du village d'Acqueis , ainsi
nommé dans le voyage du Kastricum. jNous ve-
nions de traverser le détroit qui sépare le Jesso
de rOku-Jesso, et nous étions très près de l'endroit
où les Hollandais avaient mouillé à Acqueis. Ce
détroit leur avait été sans doute caché par des
brumes; et il est vraisemblable que des sommets
de montagnes qui sont sur les deux îles leur
avaient fait croire qu'ils étaient liés entre eux par
des terres basses. D'après cette opinion , ils avaient
tracé une continuation de côte dans l'endroit même
où nous avons passé. A cette erreur près, les dé-
tails de leur navigation sont assez exacts. INous rele-
vâmes le cap Aniva, presque au même rhumb que
celui qui est indiqué sur les cartes hollandaises.
Nous aperçûmes aussi le golfe auquel le Kastricum
a donné le même nom d'Aniva : il est formé par
le cap de ce nom et le cap Grillon. La latitude de
ces caps ne différait que de dix à douze minutes,
et leur longitude, depuis le cap Nabo, de moins
430 V0YAGEJ8 AUTOUR DU MONDE,
d'un degré, de celles que nous avons déterminées:
précision étonnante pour le temps où fut faite la
campagne du Kastricum. Je me suis imposé la loi
de ne changer aucun des noms donnés par les Hol-
landais, lorsque la similitude des rapports me les a
fait connaître ; mais une singularité assez remar-
quable, c'est que les Hollandais, en faisant route
d'Acqueis au golfe d'Aniva, passèrent devant le
détroit que nous venions de découvrir, sans se
douter, lorsqu'ils furent mouillés à Aniva, qu'ils
étaient sur une autre île : tant sont semblables les
formes extérieures, les mœurs et les manières de
vivre de ces peuples.
Le temps fut très beau le lendemain ; mais nous
fîmes peu de chemin à l'est. INous relevâmes le
cap Aniva au nord-ouest , et nous en aperçûmes
la côte orientale , qui remonte au nord vers le cap
Patience , par la latitude de 49 degrés. Ce point fut
le terme de la navigation du capitaine Uriès; et
comme ses longitudes, depuis le cap INabo, sont
à peu près exactes , la carte hollandaise , dont nous
avons vérifié un nombre de points suffisant pour
qu'elle mérite notre confiance , nous donne la lar-
geur de l'île Ségalien jusqu'au 49^ degré. Le temps
continua d'être beau, mais les vents d'est-sud-est,
qui soufflaient constamment depuis quatre jours,
retardèrent notre marche vers les îles des Etats et
de la Compagnie. Notre latitude nord fut obser-
LA PÉROCSE. 43!
vée le 15 de 46 degrés 9 minutes, et notre longi-
tude orientale de 142 degrés 57 minutes. Nous
n'apercevions aucune terre , et nous essayâmes
plusieurs fois , et toujours vainement, de trouver
fond avec une ligne de deux cents brasses.
Le 16 et le 17 août, le ciel fut couvert, blanchâ-
tre, et le soleil ne parut pas; les vents passèrent à
Test, et je pris la bordée du sud pour m'appro-
cher de l'île des Etats , dont nous eûmes une par-
faite connaissance. Le 19 nous relevâmes le cap
Troun au sud, et le cap Uriès au sud-est-quart-
est : c'était l'aire de vent où ils devaient nous res-
ter, suivant la carte hollandaise. Les navigateurs
modernes n'auraient pu en déterminer la position
avec plus d'exactitude.
Le 20 nous aperçûmes l'île de la Compagnie , et
reconnûmes le détroit d'Uriès, qui était cependant
très embrumé. Nous prolongeâmes , à trois ou qua-
tre lieues , la côte septentrionale de l'île de la
Compagnie : elle est aride, sans arbres ni verdure;
elle nous parut inhabitée et inhabitable. Nous re-
marquâmes les taches blanches dont parlent les
Hollandais : nous les prîmes d'abord pour de la
neige , mais un plus mûr examen nous fît aperce-
voir de larges fentes dans des rochers : elles avaient
la couleur du plâtre. A six heures du soir nous
étions par le travers de la pointe du nord-est de
cette île, terminée par un cap très escarpé, que
132 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
j'ai nommée cap Kastricum , du nom du vaisseau à
qui l'on doit cette découverte. INous apercevions
au-delà quatre petites îles ou îlots , et au nord un
large canal qui paraissait ouvert à l'est-nord-est .
et formait la séparation des Kuriles d'avec l'île de
la Compagnie, dont le nom doit être religieusement
conservé, et prévaloir sur ceux qui ont pu lui avoir
été imposés par les Russes plus de cent ans après le
voyage du capitaine Uriès.
Le 21, le 22 et le 23 août furent si brumeux,
qu'il nous fut impossible de continuer notre route
à l'est, à travers les Kuriles, que nous aurions pu
apercevoir à deux encablures. Nous restâmes bord
sur bord à l'ouverture du détroit, où la mer ne
paraissait agitée par aucun courant; mais nos ob-
servations de longitude du 23 nous firent connaître
que nous avions été portés en deux jours de 40
minutes vers l'ouest. jNous vérifiâmes cette obser-
vation le 24 en relevant les mêmes points aperçus
le 21, précisément où ils devaient nous rester d'a-
près notre longitude observée. Le temps, quoique
très brumeux, nous avait permis de faire route
pendant une partie de cette journée, parce qu'il y
eut de fréquentes éclaircies ; et nous aperçûmes et
relevâmes la plus septentrionale des îles des Quatre-
Frères, et deux pointes de l'île Marikan , que nous
prenions pour deux îles. La plus méridionale res-
LA PÉROLSE. 433
tait à Test 15 degrés sud. Nous n'avions avancé
depuis trois jours que de quatre lieues vers le
nord-est; et les brumes s'étant beaucoup épaissies,
et ayant continué sans aucune éclaircie le 24, le 25
et le 26 , nous fûmes obligés de rester bord sur
bord entre ces îles, dont nous ne connaissions ni
l'étendue ni la direction, n'ayant pas, comme sur
les côtes de la Tartarie et de l'Oku-Jesso , la res-
source de sonder pour connaître la proximité de
la terre , parce qu'ici l'on ne trouve point de
fond.
Cette situation , une des plus fatigantes et des
plus ennuyeuses de la campagne, ne finit que le 29.
Il se fit une éclaircie , et nous aperçûmes des som-
mets dans l'est. Je fis route pour les approcher.
Bientôt les terres basses commencèrent à se décou-
vrir, et nous reconnûmes l'île Marikan , que je re-
garde comme la première des Kuriles méridionales.
Son étendue , du nord-est au sud-ouest , est d'en-
viron douze lieues. Un gros morne la termine à
chacune de ses extrémités, et un pic, ou plutôt
un volcan , à en juger par sa forme , s'élève au
milieu.
Comme j'avais le projet de sortir des Kuriles par
la passe que je supposais au nord de l'île Marikan ,
je fis route pour approcher la pointe du nord-est
de cette île. J'en apercevais deux autres à l'est-
nord-est, mais plus éloignées, et elles paraissaient
Xil. 28
434 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
laisser entre elles et la première un canal de quatre
à cinq lieues ; mais à huit heures du soir les vents
passèrent au nord et faiblirent. La mer étant fort
houleuse , je fus obligé de virer de bord et de
porter à l'ouest pour ra'éloigner de la côte , parce
que la lame nous jetait à terre , et que nous n'a-
vions pas trouvé fond à une lieue du rivage, avec
une ligne de deux cents brasses. Ces vents du nord
me décidèrent à débouquer par le canal qui est
au sud de l'île Marikan et au nord des Quatre-
Frères. Il m'avait paru large; sa direction était,
au sud , parallèle à peu près à celle du canal
d'Uriès, ce qui m'éloignait de ma route; mais les
vents ne me laissaient pas le choix d'un autre parti ;
et les jours clairs étaient si rares , que je crus de-
voir profiter du seul que nous eussions eu depuis
dix jours.
JNous forçâmes de voiles pendant la nuit pour
arriver à l'entrée de ce canal : il ventait fort peu ,
et la mer était extrêmement grosse. Au jour, nous
relevâmes au sud-est, à environ deux lieues de dis-
tance, la pointe du sud-ouest de Marikan, que j'ai
nommée cap Rollin , du nom de notre chirurgien-
major, et nous restâmes en calme plat, sans avoir
la ressource de mouiller si nous étions portés à
terre, car la sonde ne rapportait point de fond.
Heureusement le courant nous entraînait sensible-
ment vers le milieu du canal , et nous avançâmes
LA PÉROUSE. 435
d'environ cinq lieues vers l'est-sud-est, sans quil
y eût assez de vent pour gouverner. Nous aperce-
vions dans le sud-ouest les iles des Quatre-Frères ,
et comme de très bonnes observations de longitude
nous permettaient d'en déterminer la position , ainsi
que celle du cap Rollin de File Marikan , nous
nous sommes assurés que la largeur du canal est
d'environ quinze lieues. La nuit fut très belle ; les
vents se fixèrent à l'est-nord-est, et nous donnâmes
dans la passe au clair de lune : je l'ai nommée
canal de la Boussole y et je crois que ce canal est
le plus beau de tous ceux qu'on peut rencontrer
entre les Kuriles. Nous fîmes très bien de sai-
sir cet intervalle, car le temps se couvrit à mi-
nuit, et la brume la plus épaisse nous enveloppa
le lendemain à la pointe du jour, avant que nous
eussions la certitude d'être entièrement débouqués.
Je continuai la bordée du sud au milieu de ces
brumes , avec le projet d'approcher, à la première
éclaircie , les îles situées au nord , et de les rele-
ver, s'il était possible, jusqu'à la pointe de Lopatka ;
mais les brumes étaient encore plus constantes ici
que sur la côte de Tartarie. Depuis dix jours, nous
n'avions eu de clarté que pendant vingt-quatre
heures, encore ce temps fut-il passé en calme pres-
que plat; et nous fûmes heureux de profiter de
la moitié d'une belle nuit pour débouquer.
A six heures du soir, je pris la bordée du nord ,
436 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
vers la terre, dont je me supposais éloigné de douze
lieues : la brume était toujours aussi épaisse. Vers
minuit , les vents passèrent à l'ouest , et je lis route
à l'est, attendant le jour pour me rapprocher de
la côte.
Le jour parut sans que la brume se dissi-
pât; le soleil perça cependant deux fois dans la
matinée, et il étendit pendant quelques minutes
seulement notre horizon à une lieue ou deux :
nous en profitâmes pour prendre des hauteurs
absolues du soleil, afin de connaître l'heure et d'en
conclure la longitude. Ces observations nous lais-
saient quelque incertitude, parce que l'horizon
n'était pas terminé; elles nous apprirent néanmoins
que nous avions été portés d'environ dix lieues
dans le sud-est, ce qui était très conforme aux
résultats des différens relèvemens que nous avions
faits la veille pendant le calme. La brume reprit
avec opiniâtreté : elle fut aussi épaisse le lende-
main ; alors, comme la saison s'avançait, je me
décidai à faire route pour le Kamtschatka, et à aban-
donner l'exploration des Kuriles septentrionales.
ISous avions déterminé les plus méridionales : c'é-
taient celles qui avaient laissé des incertitudes aux
géographes. La position géographique de l'île Mari-
kan étant bien fixée, ainsi que celle de la pointe de
Lopatka : il me parut impossible qu'il restât une
erreur de quelque importance dans la direction
LA PÉROUSE. 437
des îles qui sont entre ces deux points; je crus
donc ne pas devoir sacrifier à une recherche pres-
que inutile la santé des équipages , qui commen-
çaient à avoir besoin de repos , et que les brumes
continuelles entretenaient dans une humidité très
malsaine , malgré les précautions que nous pre-
nions pour les en garantir.
En conséquence, je fis route à Fest-nord-est ,
et je renonçai au projet que j'avais de mouiller à
l'une des Kuriles, pour y observer la nature du
terrain et les mœurs des habitans. Je suis assuré
qu'ils sont le même peuple que celui de Tchoka et
de Chicha, d'après les relations des Russes, qui ont
donné un vocabulaire de la langue de ces insu-
laires parfaitement semblable à celui que nous
avons formé à la baie de Langle. La seule diffé-
rence consiste dans la manière dont nous avons en-
tendu et exprimé leur prononciation , qui ne peut
pas avoir frappé d'une manière pareille des oreilles
russes et des oreilles françaises. D'ailleurs, l'aspect
des îles méridionales, que nous avons prolongées
de très près , est horrible ; et je crois que la terre
de la Compagnie, celle des Quatre-Frères , l'île
Marikan , etc. , sont inhabitables. Des rochers ari-
des sans verdure, sans terre végétale, ne peuvent
que servir de refuge à des naufragés, qui n'au-
raient ensuite rien de mieux à faire que de gagner
438 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
proiiiptement les îles de Chîclia ou de Tchoka , en
traversant les canaux qui les séparent.
La brume fut aussi opiniâtre, jusqu'au 5 sep-
tembre 1787, qu'elle l'avait été précédemment;
mais comme nous étions au large , nous forçâmes
dévoiles au milieu des ténèbres; et, à six heures
du soir de ce même jour, il se fit une éclaircie qui
nous laissa voir la côte du Ramtschatka. Elle s'é-
tendait de l'ouest un quart nord-ouest au nord un
quart nord-ouest; et les montagnes que nous re-
levâmes à cette aire de vent, étaient précisément
celles du volcan qui est au nord de Saint-Pierre-et-
Saint-Paul, dont nous étions cependant éloignés
de plus de trente-cinq lieues, puisque notre latitude
n'était que de 51 degrés 30 minutes. Toute cette
côte paraissait hideuse; l'œil se reposait avec peine,
et presque avec effroi , sur ces masses énormes de
rochers que la neige couvrait encore au commen-
cement de septembre, et qui semblaient n'avoir
jamais eu aucune végétation.
INous fhnes route au nord. Pendant la nuit, les
vents passèrent au nord-ouest. Le lendemain , le
temps continua d'être clair. ISous avions approché
de la terre : elle était agréable à voir de près , et la
base de ces sommets énormes , couronnés de glaces
éternelles, était tapissée de la plus belle verdure,
du milieu de laquelle on voyait s*elever différens
bouquets d'arbres.
LA PÉROUSE. 439
Nous eûmes connaissance , le 6 au soir, de l'en-
trée de la baie d'Avatscba ou Saint-Pierre-et-Saint-
Paul. Le phare que les Russes ont élevé sur la
pointe de l'est de cette entrée ne fut point allumé
pendant la nuit : le gouverneur nous dit , le len-
demain, qu'il avait fait de vains efforts pour en
entretenir le feu ; le vent avait sans cesse éteint la
mèche du fanal, qui n'était abritée que par quatre
planches de sapin mal jointes. Le lecteur s'aper-
cevra que ce monument , digne du Kamtschatka ,
n'a été calqué sur aucun des phares de l'ancienne
Grèce , de l'Egypte ou de l'Italie ; mais aussi fau-
drait-il peut-être remonter aux temps héroïques
qui ont précédé le siège de Troie , pour trouver
une hospitalité aussi affectueuse que celle qu'on
exerce dans ce pays sauvage. INous entrâmes dans
la baie le 7, à deux heures après midi. Le gouver-
neur vint à cinq lieues au-devant de nous, dans
sa pirogue : quoique le soin du fanal l'eût occupé
toute la nuit, il s'imputait la faute de n'avoir pu
réussir à tenir sa mèche allumée. Il nous dit que
nous étions annoncés depuis long-temps, et qu'il
croyait que le gouverneur général de la presqu'île,
qui était attendu à Saint-Pierre-et-Saint-Paul dans
cinq jours, avait des lettres pour nous.
A peine avions-nous mouillé, que nous vîmes
monter à bord le bon curé de Paratounka. avec
440 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,
sa femme et tous ses en fans. Dès lors nous pré-
vîmes que nous pourrions voir paraître et qu'il
nous serait facile de remettre sur la scène une
partie des personnages dont il est question dans le
dernier voyage de Cook.
FIN DU DOUZIEME VOLUME.
TABLE
DES
MATIÈRES CONTENUES DANS LE DOUZIÈME VOLUME.
Pages
INTRODUCTION. 1
LIVRE CINQUIÉ3IE. — CHAPITRE I«^ — (1780-1790). —
Jean-François de La Pérouse. 21
§ 1. Objet de l'armement des deux frégates. Séjour dans la
rade de Brest. Traversée de Brest à Madère et à Téné-
riffe. Séjour dans ces deux îles. Voyage au Pic. Arrivée
à la Trinité. Relâche à l'île Sainte-Catherine sur la côte
du Brésil. ib,
§2. Description de l'île Sainte -Catherine. Observations et
événemens pendant notre relâche. Départ de l'île Sainte-
Catherine. Arrivée à la Conception. 45
§ 3. Description de la Conception. Mœurs et coutumes des
habitans. Départ de Talcaguana. Arrivée à l'île de Pâ-
ques. 70
§ 4. Description de l'île de Pâques. Evénemens qui nous y
sont arrivés. Mœurs et coutumes des habitans. 88
§5. Voyage de M. de Langle dans l'intérieur de l'île de Pâ-
ques. Nouvelles observations sur les mœurs et les arts
des naturels, sur la qualité et la culture de leur sol, etc. 108
§ 6. Départ de l'île de Pâques. Arrivée aux îles Sandwich.
Mouillage dans la baie de Keriporepo de l'île de Mowée.
Départ. 116
S 7. Départ des îles Sandwich. Indices de l'approche de la
côte d'Amérique. Reconnaissance du mont Saint-Elie.
Découverte de la baie de Monti. Les canots vont re-
connaître l'entrée d'une grande rivière, à laquelle nous
conservons le nom de rivière de Behring. Reconnaissance
412 TABLE DES MATIERES.
Pages
d'une baie très profonde. Rapport favorable de plu-
sieurs officiers qui nous engage à y relâcher. Risques
que nous courons en y entrant. Description de cette
baie à laquelle je donne le nom de baie ou port des Fran-
çais. Mœurs et coutumes des habitans. 142
§ 8. Continuation de notre séjour au port des Français. Au
moment d'en partir nous éprouvons le plus affreux mal-
heur. Précis historique de cet événement. Nous repre-
nons notre premier mouillage. Départ. 169
§9. Description du port des Français. Avantages et incon-
véniens de ce port. Ses productions végétales et miné-
rales. Oiseaux, poissons, coquilles, quadrupèdes. Mœurs
et coutumes des Indiens. Leurs arts, leurs armes, leur
habillement, leur inclination au vol. Leur musique , leur
danse, leur passion pour le jeu. Leur langue. 183
§ 10. Départ du port des Français. Exploration de la cote
d'Amérique. Baie des îles du capitaine Cook. Port de los
Remedios et de BucarelU du pilote Maurelle. îles de la
Croyère. Iles San-Carlos. Description de la cote depuis
Cross-Sound jusqu'au cap Hector. Reconnaissance d'un
grand golfe ou canal, et détermination exacte de sa lar-
geur. Iles Sartine. Pointe boisée du capitaine Cook. Iles
Necker. Arrivée à Monterey. 210
§ 11. Description de la baie de Monterey, Détails histori-
ques sur les deux Californies et sur leurs missions.
Mœurs et usages des Indiens convertis et des Indiens
indépendans. Grains, fruits, légumes de toute espèce.
Quadrupèdes, oiseaux, poissons, coquilles, etc. Détails
sur le commerce , etc. 227
§ 12. Vocabulaire de la langue des différentes peuplades qui
sont aux environs de Monterey, et remarques sur leur
prononciation. 240
§ 13. Départ de Monterey. Projet de la route que nous nous
proposons de suivre en traversant l'Océan occidental
jusqu'à la Chine. Vaine recherche de l'Ile de Nostra-Se-
gnora-de-la-Gorta. Découverte de l'Ile Necker. Rencon-
tre pendant la nuit d'une vigie sur laquelle nous fail-
lîmes nous perdre. A'aine recherche des îles de la Mira
TABLE DES MATIÈRES. 443
Pages
et des Jardins. Nous avons connaissance de l'île de l'As-
somption des 3Iariannes. Description et véritable posi-
tion de cette lie en latitude et en longitude. ?yous déter-
minons la longitude et la latitude des îles Bashées. jNous
mouillons dans la rade de Macao. 252
§ 14. Arrivée à 3Iacao. Séjour dans la rade du Typa. Des-
cription de Macao. Son gouvernement. Sa population.
Ses rapports avec les Chinois. Départ de Macao. Attérage
sur l'île de Luçon. Description du village de 31arivelle ou
Mirabelle. Aous entrons dans la baie de Manille par la
passe du Sud. Mouillage à Cavité. 271
§ 15. Arrivée à Cavité. Détails sur Cavité et sur son arsenal.
Description de Manille et de ses environs. Sa population.
Désavantages résultant du gouvernement qui y est éta-
bli. Pénitences dont nous sommes témoins pendant la
semaine sainte. Impôt sur le tabac. IVouvelle Compagnie
des Philippines. Guerre continuelle avec les Mores ou les
mahomélans de ces différentes îles. Séjour à Manille.
Etat militaire de l'île de Luçon. 292
§ 16. Départ de Cavité. Rencontre d'un banc au milieu du
canal de Formose. Latitude et longitude de ce banc.
Nous mouillons à deux lieues au large de l'ancien fort
Zélande. Nous appareillons le lendemain. Détails sur les
îles Pescadores ou Pong-IIou. Reconnaissance de l'île
Botol-Tabacoxima. Nous prolongeons l'île Kumi, qui fail
partie du royaume de Likeu. Les frégates entrent dans
la mer du Japon , et prolongent la côte de Chine. Nous
faisons route pour l'île Quelpaert. Nous prolongeons la
côte de Corée. Détails sur l'île Quelpaert, la Corée, etc.
Découverte de l'île Dagelet. Sa longitude et sa latitude. 3! 2
§ 17. Route vers la partie du nord -ouest du Japon. Vue du
cap Noto et de l'île Jootsi-siiHa. Détails sur cette île. La-
titude et longitude de cette partie du Japon. Rencontre
de plusieurs bàtimens japonais et chinois. Nous retour-
nons vers la côte de Tartarie , sur laquelle nous attéris-
sons par 42 degrés de latitude nord. Relâche à la baie
de Ternai. Ses productions. Détails sur ce pays. Nous en
appareillons après y être restés seulement trois jours.
Relâche à la bai»' de Suffren. 335
444 TABLE DES MATIERES.
Page».
§18. Nous continuons de faire route au nord. Reconnais-
sance d'un pic dans l'est. Nous nous apercevons que
nous naviguons dans un canal. Nous dirigeons notre route
vers la côte de l'ile Ségalien. Relâche à la baie de Lan-
gle. Mœurs et coutumes des habitans. Nous prolongeons
la côte de l'île. Relâche à la baie d'Estaing. Départ.
Nous trouvons que le canal entre l'île et le continent de
la Tartarie est obstrué par des bancs. Arrivée à la baie
de Castries sur la côte de Tartarie. 357
§ 19. Relâche à la baie de Castries. Description de cette baie
et d'un village tartare. Mœurs et coutumes des habitans.
Leur respect pour les tombeaux et les propriétés. Ex-
trême confiance qu'ils nous inspirent. Leur tendresse
pour leurs enfans. Leur union entre eux. Rencontre de
quatre pirogues étrangères dans cette baie. Détails géo-
graphiques que nous donnent les équipages. Productions
de la baie de Castries. Ses coquilles, quadrupèdes, oi-
seaux, pierres, plantes. 391
§ 20. Départ de la baie de Castries. Découverte du détroit
qui sépare le Jesso de l'Oku-Jesso. Relâche à la baie de
Crillon sur la pointe de lîle Tchoka ou Ségalien. Détails
sur ses habitans et sur leur village. Nous traversons le
détroit et reconnaissons toutes les terres découvertes
par les Hollandais du Kastricum. Ile des Etats. Détroit
d'Uriès. Terre de la Compagnie. Ile des Quatre-Frères. lie
de Marikan. Nous traversons les Kuriles et faisons route
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pour le Kamtschatka. 415
FIN DE LA TABLE DU TOME DOUZIEJÏE.
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