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lUTKI'ft DU VOYAGE DANS LKS CINQ PARTIKS TU MO>'UE , DES LETTRES SUR I.' ASTRO^OM1E , DU VOYAGE AUX ALPES , IITC, ETC.

PARIS.

ARMAND-AUBRÉÈ, ÉDITEUR,

RUE TARANNE, N** 14.

M DC.CC XXXllI.

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l',/'.Y / 1973

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INTRODUCTION

RENFERMANT QUELQUES MOTS

SUR LA VIE DE LA PÉROUSE.

Les relations des voyages de découvertes peu- vent être comptées parmi les livres les plus in- téressans de l'histoire moderne : l'homme, natu- rellement ami du nouveau et de l'extraordinaire , se transporte par la pensée dans les régions loin- taines; il s'identifie avec le navigateur; il partage ses dangers, ses peines, ses plaisirs, et il en devient le compagnon inséparable par la diversité des ob- jets qui l'attachent et qui alimentent sa curiosité.

Sous ce dernier point de vue, nul doute que des voyages, tels que nous en avaient donnés Prévost et Laharpe, dégagés de tous les détails fatigans et arides qui concernent l'astronomie et la navigation , ne soient plus agréables à lire que les originaux, source néanmoins les marins et les savans voudront toujours puiser de préférence, parce que des matériaux ainsi passés au creuset de l'homme de lettres, d'où ils sortent brillans et légers, n'offrent plus le principe solide qui con-

XII.

2 INTRODUCTION,

stitue la science et qu'on détruit en l'altérant. On peut toutefois jusquà un certain point sa- tisfaire à ces deux exigences différentes, en don- nant pour les gens du monde la partie pittoresque des relations originales, et en y joignant pour les adeptes quelques-unes des notions les plus im- portantes de la science. Tel a été le double but que nous nous sommes d'abord proposé dans l'en- treprise actuelle : nous resterons renfermé dans ce cadre, en la continuant par la publication du voyage de l'illustre et infortuné La Pérouse, sur la vie duquel nous offrirons préalablement quelques détails fournis par feu M. Milet-Mureau, rédac- teur de la relation originale.

Jean-François Galaup de La Pérouse , chef d'es- cadre, naquit à Alby en 1741. Entré dès ses jeunes ans dans l'école de la marine, ses premiers re- gards se tournèrent vers les navigateurs célèbres qui avaient illustré leur patrie, et il prit dès lors la résolution de marcher sur leurs traces; mais ne pouvant avancer qu'à pas lents dans cette route difficile, il se prépara, en se nourrissant d'avance de leurs travaux, à les égaler un jour. Il joignit de bonne heure l'expérience à la théorie : il avait déjà fait dix-huit campagnes quand le comman- dement de la dernière expédition lui fut confié. Garde de la marine le 19 novembre 1756, il fit

INTRODUCTION. 3

d'abord cinq campagnes de guerre , les quatre premières sur le Célèbre , la Pomone , le Zéphyr €t le Cerf , et îa cinquième sur le Formidable^ com- mandé par Saint-André du Verger. Ce vaisseau faisait partie de l'escadre aux ordres du maréchal de Conflans , lorsqu'elle fut jointe à la hauteur de Belle-Ile par l'escadre anglaise. Les vaisseaux de l'arrière-garde, le Magnifique , le Héros et le For- midable furent attaqués et environnés par huit ou dix vaisseaux ennemis. Le combat s'engagea et devint général: il fut si terrible, que huit vais- seaux anglais ou français coulèrent bas pendant l'action , ou allèrent se perdre et se brûler sur les côtes de France. Le seul vaisseau le Formidable , plus maltraité que les autres, fut pris après la plus vigoureuse défense. La Péroùse se conduisit avec une grande bravoure dans ce combat, il fut grièvement blessé.

Rendu à sa patrie, il fit dans le même grade, sur le vaisseau le Robuste, trois nouvelles cam- pagnes : il s'y distingua dans plusieurs circons- tances ; et son mérite naissant commença à fixer les regards de ses chefs.

Le 1*" octobre 1764, il fut promu au grade d'enseigne de vaisseau. Un homme moins actif eût profité des douceurs de la paix; mais sa passion pour son état ne lui permettait pas de prendre du repos. Il suffit , pour juger de sa constante acti-

4 INTRODUCTION,

vite, de parcourir le simple tableau de son exis- tence militaire depuis celle époque jusqu'en 1777. Il était, en i 765 , sur la flûte l'Jdour; en 1 766 , sur la flûte le Gave ; en 1767, commandant la flûte l'A- dour; en 1768, commandant la Dorothée; en 1769, commandant le Bugalet; en 1 77 1 , sur la Belle-Poule ; en 1772, ibid.; en 1773, 74, 75, 76, 77, comman- dant la flûte la Seine et les Deux-Jmis sur la côte de Malabar ; lieutenant , depuis le 4 avril 1777.

L'année 1778 vit rallumer la guerre entre la France et l'Angleterre : les hostilités commencèrent le 17 juin, par le combat de la Belle-Poule.

En 1779, La Pérouse coxnuisxiàdAt l'Amazone , qui faisait partie de l'escadre aux ordres du vice- amiral d'Estaing. Voulant protéger la descente des troupes à la Grenade, il y mouilla à portée de pis- tolet d'une batterie ennemie. Lors du combat de cette escadre contre celle de Tamiral Byron, il fut chargé de porter les ordres du général dans toute la ligne. Enfin, il prit sur la côte de la Nouvelle-" Angleterre la frégate l'Àriel, et contribua à la prise de lExperiment.

Nommé capitaine le 4 avril 1780, il comman- dait la frégate ï Asti^ée , lorsque, se trouvant en croisière avec l Hennione , commandée par le capi- taine la Touche, il livra, le 21 juillet, un combat très opiniâtre à six bâtimens de guerre anglais , à six lieues du cap nord de File Royale. Cinq de ces

INTRODUCTION. o

bâtimens, l Allégeance de vingt-quatre canons, le Vernon de même force, le Charlestown de vingt - huit , le Jach de quatorze , et le Faiitoiir de vingt , formèrent une ligne pour l'attendre ; le sixième , le Thompson de dix-huit , resta hors de la portée du canon. Les deux frégates coururent ensemble sur l'ennemi , toutes voiles dehors. 11 était sept heures du soir lorsqu'elles tirèrent le premier coup de canon. Elles prolongèrent la ligne anglaise sous le vent, pour lui ôter tout espoir de fuir. Le Thompson restait constamment au vent. Les deux frégates ma- nœuvrèrent avec tant d'habileté, que le désordre se mit bientôt dans l'escadrille anglaise : au bout d'une demi-heure, le Charlestown , frégate com- mandante, et le Jack , furent obligés de se rendre ; les trois autres bâtimens auraient éprouvé le même sort, si la nuit ne les eût dérobés à la pour- suite des deux frégates.

L'année suivante , le gouvernement français for- ma le projet de prendre et de détruire les éta- blissemens des Anglais dans la baie d'Hudson. La Pérouse parut propre à remplir cette mission pé- nible dans des mers difficiles : il reçut ordre de partir du cap Français, le 31 mai 1782. Il com- mandait le Sceptre, de soixante-quatorze canons , et il était suivi des frégates V Astrée et l'Engageante , de trente-six canons chacune . commandées par les capitaines de Langle et la Jaille ; il avait à bord de

(y INTRODUCTION.

CCS bâlimens deux cent cinquante hommes cl'in- Fanterie , quarante hommes d'artillerie , quatre ca- nons de campagne, deux mortiers et trois cents bombes.

Le 17 juillet, il eut connaissance de l'île de la Résolution; mais à peine eut -il fait vingt-cinq lieues dans le détroit d'Hudson , que ses vaisseaux se trouvèrent engagés dans les glaces, ils furent considérablement endommagés.

Le 30, après avoir constamment lutté contre des obstacles de toute espèce , il vit le cap Wal- singam, situé à la partie la plus occidentale du détroit. Pour arriver promptement au fort du Prince-de-Wales, qu'il se proposait d'attaquer d'a- bord, il n'avait pas un instant à perdre, la rigueur de la saison obligeant tous les vaisseaux d'aban- donner cette mer dans les premiers jours de sep- tembre : mais dès qu'il fut entré dans la baie d'Hudson , les brumes l'enveloppèrent ; et le 3 août , à la première éclaircie , il se vit environné de glaces à perte de vue, ce qui le força de mettre à la cape. Cependant il triompha de ces obstacles; et le 8 au soir, ayant découvert le pa- villon du fort du Prince-de-Wales , les bàtimens français s'en approchèrent en sondant jusqu'à une lieue et demie, et y mouillèrent.

Un officier envoyé pour reconnaître les appro- ches du fort rapporta que les bàtimens pouvaient

INTRODUCTION. 7

s'embosser à très peu de distance. La Pérouse, ne doutant pas que le Sceptre seul ne pût facilement réduire les ennemis s'ils résistaient, fit ses prépa- ratifs pour effectuer une descente pendant la nuit. Quoique contrariées par la marée et l'obscurité , les chaloupes abordèrent sans obstacle à trois quarts de lieue du fort. La Pérouse, ne voyant aucune disposition défensive quoique le fort parût en état de faire une vigoureuse résistance, fit sommer l'ennemi : les portes furent ouvertes , le gouver- neur et la garnison se rendirent à discrétion.

Cette partie de ses ordres exécutée, il mit, le 1 1 août, à la voile , pour se rendre au fort d'York : il éprouva, pour y parvenir, des difficultés plus grandes encore que celles qu'il avait rencontrées précédemment : il naviguait par six ou sept bras- ses , sur une côte parsemée d'écueils. Après avoir couru les plus grands risques, le Sceptre et les deux frégates découvrirent l'entrée de la rivière de Nel- son , et mouillèrent, le 20 août, à environ cinq lieues de terre.

La Pérouse avait pris trois bateaux pontés au fort du Prince-de-Wales : il les envoya, avec le canot du Sceptre , prendre connaissance de la ri- vière des Hayes, près de laquelle est le fort d'York.

Le 21 août les troupes s'embarquèrent dans les chaloupes; et La Pérouse, n'ayant rien à craindre

8 INTRODUCTION,

par mer des ennemis, crut devoir présider au dé- barquement.

L'île des Hayes , est le fort dTork , est située à l'embouchure d'une grande rivière qu'elle divise en deux branches : celle qui passe devant le fort s'appelle la rwière des Hayes , et l'autre la rivière Nelson, Le commandant français savait que tous les moyens de défense étaient établis sur la première; il y avait, de plus, un vaisseau de la Compagnie d'Hudson, portant vingt -cinq canons de neuf, mouillé à son embouchure. Il se décida à pénétrer par la rivière Nelson , quoique ses troupes eussent à faire de ce côté une marche d'environ quatre lieues; mais il y gagnait l'avantage de rendre inu- tiles les batteries placées sur la rivière des Hayes.

On arriva, le 21 au soir, à l'embouchure de la rivière Nelson , avec deux cent cinquante hommes de troupes, les mortiers, les canons, et des vivres pour huit jours, afin de ne pas avoir besoin de re- courir aux vaisseaux , avec lesquels il était très dif- ficile de communiquer. La Pérouse donna ordre aux chaloupes de mouiller par trois brasses à l'en- trée de la rivière , et il s'avança dans son canot avec son second de Langle, le commandant des troupes de débarquement Rostaing, et le capitaine du génie Monneron , pour sonder la rivière et en visiter les bords, il craignait que les ennemis n'eussent préparé quelques moyens de défense.

INTRODUCTION. ^

Cette opération prouva que la rive était inabor- dable : les plus petits canots ne pouvaient appro- cher qu'à environ cent toises , et le fond qui restait à parcourir était de vase molle. Il jugea donc à propos d'attendre le jour et de rester à l'ancre ; mais la marée perdant beaucoup plus qu'on ne l'a- vait présumé, les chaloupes restèrent à sec à trois heures du matin.

Irritées par cet obstacle , bien loin d'en être dé- couragées , toutes les troupes débarquèrent ; et après avoir fait un quart de lieue dans la boue jusqu'à mi-jambe, elles arrivèrent enfin sur un pré, elles se rangèrent en bataille : de elles mar- chèrent vers un bois, l'on comptait trouver un sentier sec qui conduirait au fort. On n'en décou- vrit aucun, et toute la journée fut employée à la recherche de chemins qui n'existaient point.

La Pérouse ordonna au capitaine du génie Mon- neron d'en tracer un à la boussole au milieu du bois. Ce travail extrêmement pénible exécuté servit à faire connaître qu'il y avait deux lieues de marais à traverser, pendant lesquelles on enfon- cerait souvent dans la vase jusqu'aux genoux. Un coup de vent qui survint dans la nuit, força La Pérouse inquiet à rejoindre ses bàtimens. Il se rendit sur le rivage; mais la tempête continuant, il ne put s'embarquer. Il profita d'un intervalle, et parvint le lendemain à son bord, une heûrfe avant

10 INTRODUCTION,

un second coup de vent. Un officier, parti en même temps que lui, fit naufrage; il eut, ainsi que les gens de son équipage, le bonheur de gagner la terre; mais ils ne purent revenir à bord qu'au bout de trois jours, nus et mourant de faim.

Cependant les troupes arrivèrent devant le fort le 24 au matin, après une marche des plus péni- bles, et il fut rendu à la première sommation. La Pérouse fit détruire le fort , et donna l'ordre aux troupes de se rembarquer sur-le-champ.

Cet ordre fut contrarié par un nouveau coup de vent, qui fit courir les plus grands dangers aux vaisseaux. Enfin le beau temps revint, et les trou- pes se rembarquèrent. La Pérouse, ayant à bord les gouverneurs des forts du Prince -de -Wales et d'York, mit à la voile pour s'éloigner de ces pa rages, livrés aux glaces et aux tempêtes, des succès militaires obtenus sans éprouver la moindre l'ésistance avaient été précédés de tant de peines, de périls et de fatigues.

Si La Pérouse, comme militaire, fut obligé, pour se conformer à des ordres rigoureux, de détruire des possessions alors ennemies, il n'oublia pas en même temps les égards qu'on doit au malheur. Ayant su qu'à son approche des Anglais avaient fui dans les bois, et que son départ, vu la destruc- lion des établissemens, les exposait à mourir de faim et à tomber sans défense entre les mains des

INTRODUCTION. Il

sauvages , il eut rhumanilé de leur laisser des vivres et des armes.

Est-il à ce sujet un éloge plus flatteur que cet aveu sincère d'un marin anglais, dans sa relation d'wn voyage à Botany-Bay ! « On doit se rappeler avec reconnaissance , en Angleterre surtout , cet homme humain et généreux, pour la conduite qu'il a tenue lorsque l'ordre fut donné de détruire notre établissement de la baie d'Hudson, dans le cours de la dernière guerre. »

Après un témoignage aussi juste et aussi vrai, et lorsque l'Angleterre a si bien mérité des amis des sciences et des arts par son empressement à publier les résultats des voyages de découvertes qu'elle a ordonnés , aurons-nous à reprocher à un autre mi- litaire anglais d'avoir manqué à ses engagemens envers La Pérou se !

Le gouverneur Hearn avait fait, en 1772, un voyage par terre, vers le nord, en partant du fort Churchill dans la baie d'Hudson ; le journal ma- nuscrit en fut trouvé par LaPérouse dans les pa- piers de ce gouverneur , qui insis.ta pour qu'il lui fût laissé comme sa propriété particulière. Ce voyage ayant été fait néanmoins par ordre de la Compagnie d'Hudson dans la vue d'acquérir des connaissances sur la partie du nord de l'Amérique, le journal pouvait bien être censé appartenir à cette (compagnie, et par conséquent être dévolu au

12 INTRODUCTION,

vainqueur : cependant La Pérouse céda par bonté aux instances du gouverneur Hearn ; il lui ren- dit le manuscrit, mais à la condition expresse de le faire imprimer et publier dès qu'il serait de retour en Angleterre. Cette condition ne fut point remplie.

L'époque du rétablissement de la paix avec l'An- gleterre en 1783 termina cette campagne. L'infa- tigable La Pérouse ne jouit pas d'un long repos ; une plus importante campagne l'attendait : hélas ! ce devait être la dernière. Il était destiné à commander l'expédition autour du monde, en 1785, dont les préparatifs se faisaient à Brest.

Jusqu'ici on n'a considéré dans La Pérouse que Je militaire et le navigateur ; mais il mérite égale- ment d'être connu par ses qualités personnelles , car il n'était pas moins propre à se concilier les hommes de tous les pays , ou à s'en faire respec- ter , qu'à prévoir et à vaincre les obstacles qu'il est donné à la sagesse humaine de surmonter.

Réunissant à la vivacité des habitans des pays méridionaux un esprit agréable et un caractère égal , sa douceur et son aimable gaîté le firent tou- jours rechercher avec empressement : d'un autre côté, mûri par une longue expérience, il joignait à une prudence rare cette fermeté de caractère qui est le partage d'une âme forte, et qui, aug- mentée par le genre de vie pénible des marins, le

INTRODUCTION. 13

rendait capable de tenter et de conduire avec succès les plus grandes entreprises.

D'après la réunion de ces diverses qualités, le lecteur, témoin de sa patience rigoureuse dans les travaux commandés par les circonstances, des con- seils sévères que sa prévoyance lui dictait, des mesures de précaution qu'il prenait avec les peu- ples, sera peu étonné de la conduite bienfaisante et modérée autant que circonspecte de La Pérouse à leur égard, de la confiance, quelquefois même de la déférence qu'il témoignait à ses officiers, et de ses soins paternels envers ses équipages : rien de ce qui pouvait les intéresser, soit en prévenant leurs peines, soit en procurant leur bien-être, n'échap- pait à sa surveillance , à sa sollicitude. Ne voulant pas faire d'une entreprise scientifique une spécula- tion mercantile, et laissant tout entier le bénéfice des objets de traite au profit des seuls matelots de l'équipage, il se réservait pour lui la satisfaction d'avoir été utile à sa patrie et aux sciences. Secondé parfaitement dans ses soins pour le maintien de leur santé, aucun navigateur n'a fait une campagne aussi longue, n'a parcouru un développement de route si étendu, en changeant sans cesse de climat, avec des équipages aussi sains, puisqu'à leur arri- vée à la Nouvelle-Hollande, après trente mois de campagne et plus de seize mille 4ieues de route, ils étaient aussi bien portans qu'à leur départ de Brest.

14 INTRODUCTION.

Maître de lui-même, ne se laissant jamais aller aux premières impressions, il fut à portée de pra- tiquer, surtout dans cette campagne, les préceptes d'une saine philosophie, amie de l'humanité ; s'at- tachant à suivre cet article de ses instructions, gravé dans son cœur, qui lui ordonnait d'éviter de répandre une seule goutte de sang; l'ayant suivi constamment dans un aussi long voyage, avec un succès à ses principes; et, lorsque attaqué par une horde barbare de sauvages, il eut perdu son second, un naturaliste et dix hommes des deux équipages, malgré les moyens puissans de ven- geance qu'il avait entre les mains, et tant de mo- tifs excusables pour en user, contenant la fureur des équipages , et craignant de frapper une seule victime innocente parmi des milliers de coupables.

Equitable et modeste autant qu'éclairé, on verra avec quel respect il parlait de l'immortel Cook , et comme il cherchait à rendre justice aux grands hommes qui avaient parcouru la même carrière.

Egalement juste envers tous, La Pérouse, dans son journal et sa correspondance, dispense avec équité les éloges auxquels ont droit ses coopéra- teurs. U cite aussi les étrangers qui, dans les dif- férentes parties du monde , l'ont bien accueilli , et lui ont procuré des secours. A son tour, justement apprécié par les marins anglais qui avaient eu oc- casion de le connaître , ils lui ont donné un té-

INTRODUCTION. 15

raoignage d'estime non équivoque dans leurs écrits. La Pérouse . d'après ses dernières lettres de Bo- tany-Bay, devait être rendu à ITle-de-France en 1788. Les deux années suivantes s'étant écoulées, les événemens iraportans qui occupaient et fixaient l'attention de la France entière ne purent la dé- tourner du sort qui semblait menacer nos naviga- teurs. Les premières réclamations à cet égard, les premiers accens de la crainte et de la douleur, se firent entendre à la barre de l'assemblée nationale, par l'organe des membres de la Société d'histoire naturelle.

La demande de la Société d'histoire naturelle , accueillie avec le plus vif intérêt, fut suivie de près par la loi qui ordonna l'armement de deux frégates pour aller à la recherche de La Pérouse. Les motifs d'après lesquels le décret fut rendu , les termes mêmes du rapport, font connaître l'in- térêt tendre et touchant qu'inspiraient nos naviga- teurs , et l'empressement avec lequel , désirant les retrouver, on saisissait une simple lueur d'espé- rance, sans songer aux grands sacrifices que leur recherche exigeait.

A peine les navires envoyés à la recherche de La Pérouse furent-ils partis, que le bruit se répan- dit qu'un capitaine hollandais, passant devant les îles de l'Amirauté, à l'ouest de la Nouvelle-Irlande, avait aperçu une pirogue montée par des naturels

16 INTRODUCTION,

qui lui avaient paru revêtus d'uniformes de la ma- rine française.

Le général d'Entrecasteaux, qui commandait la nouvelle expédition, ayant relâché au cap de Bonne- Espérance, eut connaissance de ce rapport : mal- gré son peu d'authenticité et de vraisemblance , il n'hésita pas un seul instant ; il changea son projet de route pour voler au lieu indiqué. Son empres- sement n'ayant eu aucun succès, il recommença sa recherche dans Tordre prescrit par ses instructions, et il l'acheva sans pouvoir obtenir le moindre ren- seignement ni acquérir la moindre probabilité sur le sort de notre infortuné navigateur.

On a diversement raisonné en France sur la cause de sa perte : les uns , ignorant la route qui lui restait à parcourir depuis Botany-Bay, et qui est tracée dans sa dernière lettre , ont avancé que ses vaisseaux avaient été pris dans les gla- ces , et que La Pérouse et tous ses compagnons avaient péri de la mort la plus horrible ; d'autres ont assuré que, devant arriver à l'île de France vers la fin de 1788, il avait été victime du violent ouragan qui devint si funeste à la frégate la Vénus dont on n'a plus entendu parler, et qui avait entiè- rement démâté la frégate la Résolution.

Quoiqu'on ne puisse combattre l'assertion de ces derniers , on ne doit pas non plus l'admettre sans preuve. Si elle n'est point la vraie, La Pérouse

INTRODUCTION. 17

a probablement périr, par un mauvais temps , sur les nombreux récifs dont les archipels qu'il avait encore à explorer doivent être et ont en effet été reconnus parsemés par le général d'Entrecas- teaux. La manière dont les deux frégates ont tou- jours navigué à la portée de la voix aura rendu commun à toutes deux le même écueil; elles au- ront éprouvé le malheur dont elles avaient été si près le 6 novembre i 786 , et auront été englouties sans pouvoir aborder à aucune terre ^

Voici le décret que l'assemblée nationale rendit pour l'envoi de vaisseaux à la recherche de ceux de La Pérouse.

Décret de l Assemblée nationale du 9 février 1 79 L

«L'Assemblée nationale, après avoir entendu ses comités réunis d'agriculture, de commerce et de marine , décrète :

«Que le roi sera prié de donner des ordres à tous les ambassadeurs, résidens, consuls, agens de

* Ces conjectures ont été en quelque sorte pleinement vérifiées par le voyage de l'Astrolabe, exécuté de 1826 à 1829 sous le com- mandement de M. le capitaine Dumont-d'Urville, qui a retrouvé plusieurs débris du naufrage de La Pérouse dans les récifs de l'Ile Vanikoro , située entre l'archipel Salomon et les Nouvelles-Hé- brides, à 10 ou 12 degrés de latitude sud, et vers le 165® de lon- gitude est.'

Xll. 2

18 INTRODUCTION,

la nation auprès des différentes puissances, pour qu'ils aient à engager, au nom de l'humanité , des arts et des sciences, les divers souverains auprès desquels ils résident, à charger tous les navigateurs et agens quelconques qui sont dans leur dépen- dance, en quelque lieu qu'ils soient, mais notam- ment dans la partie australe de la mer du Sud, de faire toute recherche des deux frégates françaises la Boussole et l' Asti^olabe ^ commandées par M. de La Pérouse, ainsi que de leurs équipages, de même que toute perquisition qui pourrait constater leur existence ou leur naufrage ; afin que, dans le cas M. de La Pérouse et ses compagnons seraient trou- vés ou rencontrés , n'importe en quel lieu , il leur soit donné toute assistance, et procuré tous les moyens de revenir dans leur patrie, comme d'y pouvoir rapporter tout ce qui serait en leur pos- session; l'Assemblée nationale prenant l'engagement d'indemniser et même de récompenser, suivant l'importance du service, quiconque prêtera secours à ces navigateurs, pourra procurer de leurs nou- velles , ou ne ferait même qu'opérer la restitution à la France des papiers et effets quelconques qui pourraient appartenir ou avoir appartenu à leur expédition.

«Décrète en outre que le roi sera prié de faire ar- mer un ou plusieurs bâtimens , sur lesquels seront embarqués des savans , des naturalistes et des des-

INTRODUCTION. 19

sinateurs , et de donner aux commandans de l'ex- pédition la double mission de rechercher M. de La Pérouse, d'après les documens, instructions et ordres qui leur seront donnés, et de faire en même temps des recherches relatives aux sciences et au commerce, en prenant toutes les mesures pour rendre , indépendamment de la recherche de M. de La Pérouse , ou même après l'avoir recouvré ou s'être procuré de ses nouvelles , cette expédi- tion utile et avantageuse à la navigation , à la géo- graphie, au commerce, aux arts et aux sciences.»

Autre décret de l Assemblée nationale , du 22 «m7 1791.

La même Assemblée nationale décréta que les relations et cartes envoyées par La Pérouse , de la partie de son voyage jusqu'à Botany-Bay, seraient imprimées et gravées aux dépens de la nation, et que cette dépense serait prise sur le fonds de deux millions ordonné par l'article 14 du décret du 3 août 1790; elle décréta, en outre, qu'aussitôt que l'édition serait finie, et qu'on en aurait retiré les exemplaires dont le roi voudrait disposer, le surplus serait adressé à madame de La Pérouse en témoignage de satisfaction du dévouement de M. de La Pérouse à la chose publique et à l'accroissement des connaissances humaines et des découvertes

20 INTRODUCTION.

utiles; elle décréta enfin que La Pérouse resterait

porté sur l'état de la marine jusqu'au retour des

bàtimens envoyés à sa recherche, et que ses ap-

pointemens continueraient à être payés à sa femme ,

suivant la disposition qu'il en avait faite avant son

départ.

VOYAGES

AUTOUR DU MONDE.

LIVRE CINQUIÈME.

. PÉRIODE DE 1780 A 1800.

CHAPITRE r. (1780-1790.)

JEAN-FRANCOlS DE LA PÉRQUSE,

(1785-1788.)

Objet de l'armement des deux frégates. Séjour dans la rade de Brest. Traversée de Brest à Madère et à Ténériffe. Séjour dans ces deux' îles. Voyage au Pic. Arrivée à la Trinité. Relâche à l'île Sainte-Catherine sur la cote du Brésil.

L'ancien esprit de découvertes paraissait en- tièrement éteint. Le voyage d'Ellis à la baie d'Hud- son, en 1747, n'avait pas répondu aux espérances de ceux qui avaient avancé des fonds pour cette entreprise. Le capitaine Bouvet avait cru aperce-

22 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

voir, le 1" janvier 1739, une terre par les 54 de- grés de latitude sud : il paraît aujourd'hui pro- bable que ce n'était qu'un banc de glace ; et cette méprise a retardé les progrès de la géographie. Les faiseurs de systèmes, qui, du fond de leurs cabinets, tracent la figure des continens et des îles, avaient conclu que le prétendu cap de la Cir- concision était la pointe septentrionale des terres australes, dont l'existence leur paraissait démon- trée comme nécessaire à l'équilibre du globe ^

Ces deux voyages devaient avec raison décou- rager des particuliers qui , par un simple esprit de curiosité, sacrifiaient des sommes considérables - à un intérêt qui avait cessé depuis long-temps de fixer les yeux des différentes puissances maritimes de l'Europe.

En 1764 l'Angleterre ordonna une nouvelle expédition dont le commandement fut confié au Commodore Byron. Les relations de ce voyage , ainsi que celles des navigateurs Wallis , Carteret et Cook, sont généralement connues ^.

I Néanmoins, sans prétendre que le cap de la Circoncision, de- couvert par Lozier Bouvet , appartienne à un banc de glace plu- tôt qu'à une île ; sans résoudre le problème oiseux de l'existence d'un continent austral, puisqu'il ne peut être situé que par une latitude qui l'isolera éternellement du reste du globe, nous dirons que les premiers voyages de Cook autour du pôle austral ont assez décidé la question.

' Nous les avons données à nos lecteurs dans les précédens vo- lumes. 11 en est de même de celle de Bougainville.

LA PÉROUSE. 13

Au mois de novembre 1766, M. de Bougainville partit de Nantes , avec la frégate la Boudeuse et la flûte l'Etoile. 11 suivit à peu près la même route que les navigateurs anglais; il découvrit plusieurs îles; et son voyage, écrit avec intérêt, n'a pas geu servi à donner aux Français ce goût des décou- vertes, qui venait de renaître avec tant d'énergie en Angleterre.

En 1771 M. de Kerguelen fut expédié pour un voyage vers le continent austral dont l'existence, à cette époque, n'était pas même contestée des géographes. En décembre de la même année , il eut connaissance d'une île : le mauvais temps l'em- pêcha d'en achever la découverte. Plein des idées de tous les savans de l'Europe, il ne douta pas qu'il n'eût aperçu un cap des terres australes. Son empressement à venir annoncer cette nouvelle ne lui permit pas de différer un instant son re- tour; il fut reçu en France comme un nouveau Christophe Colomb. On équipa tout de suite un vaisseau de guerre et une frégate pour continuer cette importante découverte : ce choix extraordi- naire de bâtimens suffirait seul pour démontrer que l'enthousiasme exclut la réflexion. M. de Ker- guelen eut ordre d'aller lever le plan du prétendu continent qu'il avait aperçu : on sait le mauvais succès de ce second voyage ; mais le capitaine Cook, le premier des navigateurs, n'aurait pu réussir

24 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

dans une pareille entreprise avec un vaisseau de soixante-quatre canons, une frégate de trente-deux, et sept cents hommes d'équipage : peut-être n'au- rait-il point accepté ce commandement, ou il au- vàil fait adopter d'autres idées. Enfin , M. de Ker- guelen revint en France aussi peu instruit que la première fois. On ne s'occupa plus de découvertes. Le roi mourut pendant le cours de cette expédi- tion. La guerre de 1778 tourna tous les regards vers des objets bien opposés : on n'oublia pas ce- pendant que nos ennemis avaient en îner la Dé- couverte et la Résolution , et que le capitaine Cook, travaillant à l'agrandissement des connaissances humaines, devait être l'ami de toutes les nations de l'Europe ^

L'objet principal de la guerre de 1778 était d'as- surer la tranquillité des mers : il fut rempli par la paix de 1783. Ce même esprit de justice qui avait fait prendre les armes, pour que les pavillons des nations les plus faibles sur mer y fussent respectés à l'égal de ceux de France et d'Angleterre, devait pendant la paix se porter vers ce qui peut con-

' A l'époque des hostilités de 1778 contre l'Angleterre, il fut ordonné à tout bâtiment français qui rencontrerait la Décou- verte et la Résolution , commandées par le capitaine Cook , de les laisser librement passer sans les visiter; et bien loin de les traiter en ennemies, de leur fournir tous les secours dont elles pourraient avoir besoin. C'est ainsi qu'une grande nation , dit M. Milet-Mu- reau , montre un respect reliffieux pour les progrès des sciences el des découvertes utiles.

LA PÉROUSE. 25

tribuer au plus grand bien-être de tous les hommes. Les sciences, en adoucissant les mœurs, ont peut- être plus que les bonnes lois contribué au bon- heur de la société.

Les voyages de divers navigateurs anglais, en étendant nos connaissances , avaient mérité la juste admiration du monde entier : l'Europe avait ap- précié les talens et le grand caractère du capitaine Cook. Mais dans un champ aussi vaste, il restera pendant bien des siècles de nouvelles connais- sances à acquérir; des côtes à relever , des plantes, des arbres, des poissons, des oiseaux à décrire; des minéraux , des volcans à observer; des peu- ples à étudier, et peut-être à rendre plus heureux : car enfin , une plante farineuse , un fruit de plus , sont des bienfaits inestimables pour les habitans des îles de la mer du Sud.

Ces différentes réflexions firent adopter le pro- jet d'un voyage autour du monde : des savans de tous les genres furent employés dans cette expé- dition. M. Dagelet, de l'Académie des Sciences, et M. Monge \ l'un et l'autre professeurs de mathé- matiques à l'Ecole militaire, furent embarqués en qualité d'astronomes, le premier sur la Boussole , et le second sur l Astrolabe. M. de Lamanon , de

' La santé de Monge devint si mauvaise de Brest à Ténéritfe , qu'il tut obligé de débarquer et de retourner <*n France, il devait dans le sanctuaire des sciences éterniser son nom.

23 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

l'Acadéaiie de Turin , correspondant de l'Académie des Sciences, fut chargé de la partie de l'histoire naturelle de la terre et de son atmosphère , con- nue sous le nom de géologie. M. l'abbé Mongès , chanoine régulier de Sainte-Geneviève, rédacteur du journal de physique , devait examiner les mi- néraux, en faire l'analyse, et contribuer au pro- grès des différentes parties de la physique. M. de Jussieu désigna M. de la Martinière, docteur en médecine de la faculté de Montpellier, pour la partie de la botanique; il lui fut adjoint un jardi- nier du Jardin du Roi pour cultiver et conserver les plantes et graines de différentes espèces que nous aurions la possibilité de rapporter en Eu- rope : sur le choix qu'en fit M. Thouin , M. Col- lignon fut embarqué pour remplir ces fonctions. INIM. Prévost, oncle et neveu, fui'cnt chargés de peindre tout ce qui concerne l'histoire naturelle. M. Dufresne, grand naturaliste , et très habile dans l'art de classer les différentes productions de la nature, nous fut donné par M. le contrôleur gé- néral. Enfin , M. Duché de Vancy reçut ordre de s'embarquer pour peindre les costumes, les paysa- ges, et généralement tout ce qu'il est souvent im- possible de décrire. Les compagnies savantes du royaume s'empressèrent de donner dans cette oc- casion des témoignages de leur zèle et de leur amour pour le progrès des sciences et des arts.

LA PÉROUSE. 27

L'Académie des Sciences, la Société de médecine adressèrent chacune un mémoire à M. le maréchal de Castries , sur les observations les plus impor- tantes que nous aurions à faire pendant cette cam- pagne.

M. l'abbé Tessier, de l'Académie des Sciences , proposa un moyen pour préserver l'eau douce de la corruption. M. du Fourni, ingénieur-architecte, nous fit part aussi de ses observations sur les ar- bres et sur le nivellement des eaux de la mer. M. le Dru nous proposa dans un mémoire de faire plu- sieurs observations sur l'aimant, par différentes latitudes et longitudes ; il y joignit une boussole d'inclinaison de sa composition , qu'il nous pria de comparer avec le résultat que nous donneraient les deux boussoles d'inclinaison qui nous furent prêtées par les commissaires du bureau des longi- tudes de Londres. Je dois ici témoigner ma recon- naissance au chevalier Banks, qui , ayant appris que M. de Monneron ne trouvait point à Londres de boussole d'inclinaison, voulut bien nous faire prêter celles qui avaient servi au célèbre capitaine Cook. Je reçus ces inslrumens avec un sentiment de respect religieux pour la mémoire de ce grand homme.

M. de Monneron , capitaine au corps du génie , qui m'avait suivi dans mon expédition de la baie d'Hudson, fut embarqué en qualité d'ingénieur en

28 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

chef; son amitié pour moi , autant que son ^oût pour les voyages, le déterminèrent à solliciter cette place : il fut chargé de lever les plans, d'examiner les positions. M. Bernizet, ingénieur-géographe, lui fut adjoint pour cette partie.

Enfin M. de Fleurieu , ancien capitaine de vais- seau, directeur des ports et arsenaux, dressa lui- même les cartes qui devaient nous servir pendant le voyage; il y joignit un volume entier des notes les plus savantes, et des discussions sur les diffé- ï'cns voyageurs, depuis Christophe Colomb jusqu'à nos jours. Je lui dois un témoignage public de reconnaissance pour les lumières que je tiens de lui , et pour l'amitié dont il m'a si souvent donné des preuves *.

M. le maréchal de Castries , ministre de la ma- rine, qui m'avait désigné au roi pour ce comman- dement, avait donné les ordres les plus formels dans les ports, pour que tout ce qui pouvait con- tribuer au succès de cette campagne nous fût accordé. M. d'Hector, lieutenant général comman- dant la marine à Brest, répondit à ses vues, et suivit le détail de mon armement comme s'il avait commander lui-même. J'avais eu le choix de

ï Les sciences et les arts doivent plus particulièrement partager les regrets de l'Europe entière sur la perte de nos navigateurs; l'immense collection faite par le» savans et une partie des mé* nioires ont péri avec eux.

LA PÉROLSE. 29

tous les officiers; je désignai pour le commande- ment de l'Astrolabe M. de Langle , capitaine de vaisseau, qui montait l' Astrée dans mon expédition de la baie d'Hudson , et qui m'avait, dans cette oc- casion, donné les plus grandes preuves de talent et de caractère. Cent officiers se proposèrent à M. de Langle et à moi pour faire cette campagne ; tous ceux dont nous fîmes choix étaient distingués par leurs connaissances : enfin, le 26 juin 1785, mes instructions me furent remises. Je partis le l^'^ juillet pour Brest, j'arrivai le 4; je trouvai l'armement des deux frégates très avancé. On avait suspendu l'embarquement de différens effets, parce qu'il me fallait opter entre quelques articles pro- pres aux échanges avec les sauvages, ou des vivres dont j'aurais bien voulu me pourvoir pour plu- sieurs années : je donnai la préférence aux effets de traite, en songeant qu'ils pourraient nous procurer des comestibles frais , et qu'à cette époque , ceux que nous aurions à bord seraient presque entiè- rement altérés.

Nous avions en outre à bord un bot ' ponté, en pièces, d'environ vingt tonneaux, deux chaloupes biscaïennes - , un grand mât , une mèche de gou-

' Ou boat ou bo^er, espèce de bâtiment très fort à varangues plates, en usage en Flandre et en Hollande, très bon pour les navigations intérieures.

* Barca longa, chaloupes longues, fort effilées dans les extré- mités, propres à naviguer lorsque la mer est houleuse

30 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

vernail, un cabestan; enfin, ma frégate contenait une incroyable quantité d'effets. M. de Clonard, mon second, l'avait arrimée avec zèle et intelligence. L Astrolabe avait embarqué exactement les mêmes articles. Nous fûmes en rade le 1 1 : nos bâtimens étaient tellement encombrés, qu'il était impossible de virer au cabestan; mais nous partions dans la belle saison, et nous avions l'espoir d'arriver à Madère sans essuyer de mauvais temps.

Le 12 nous passâmes la revue. Ce même jour, les horloges astronomiques qui devaient nous servir pour vérifier dans les relâches le mouvement jour- nalier des horloges marines furent embarquées sur les deux bâtimens. Les vents d'ouest nous re- tinrent en rade jusqu'au 1^*^ d'août : il y eut pendant ce temps des brumes et de la pluie. Je craignis que l'humidité ne nuisît à la santé de nos équipages : nous ne débarquâmes cependant, dans l'espace de dix-neuf jours, qu'un seul homme ayant la fièvre; mais nous découvrîmes six matelots et un soldat attaqués de la maladie vénérienne, et qui avaient échappé à la visite de nos chirurgiens.

Je mis à la voile de la rade de Brest, le 1'''^ août. Ma traversée jusqu'à Madère n'eut rien d'intéres- sant; nous y mouillâmes le 13; les vents nous fu- rent constamment favorables : cette circonstance était bien nécessaire à nos vaisseaux qui , trop chargés sur l'avant, gouvernaient fort mal. Pendant

LA PÉROUSE. 31

les belles nuits de cette traversée , M. de Lamanon observa les points lumineux qui sont dans l'eau de la mer, et qui proviennent, selon mon opinon, de la dissolution des corps marins. Si des insectes produisaient cette lumière, comme l'assurent plu- sieurs physiciens , ils ne seraient pas répandus avec cette profusion depuis le pôle jusqu'à Téquateur, et ils afFecteraient certains climats ^

Nous n'étions pas encore mouillés à Madère , que M. Johnston, négociant anglais, avait déjà envoyé à bord de mon bâtiment un canot chargé de fruits. Plusieurs lettres de recommandation de Londres nous avaient précédés chez lui : ces lettres furent un grand sujet d'étonnement pour moi , ne con- naissant pas les personnes qui les avaient écrites. L'accueil que nous fit M. Johnston fut tel , que nous n'aurions pu en espérer un plus gracieux de nos parens ou de nos meilleurs amis. Sans les cir- constances impérieuses nous nous trouvions , il eût été bien doux de passer quelques jours à Ma- dère, où nous étions accueillis d'une manière si

* On ne doute plus maintenant de l'existence des polypes ou animaux lumineux dans l'eau de la mer. On a observé aux Mal- dives et sur la côte du Malabar, lieux la mer est plus lumineuse que dans les parages dont parle notre navigateur, que l'eau était parsemée de quantité de petits animaux vivans, lumineux, laissant échapper une liqueur huileuse qui surnageait , et répandait une lumière phosphorique quand elle était agitée. On a vu dans les voyages antérieurs divers faits de ce genre.

32 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

obligeante; Fiiais l'objet de notre relâche ne pou- vait y être rempli. Les Anglais ayant porté le vin de cette île à un prix excessif, nous n'aurions pu nous en procurer à moins de treize ou quatorze cents livres le tonneau de quatre barriques, et cette même quantité ne coûtait que six cents livres à Ténériffe : j'ordonnai donc de tout disposer pour partir le lendemain 16 août. La brise du large ne cessa qu'à six heures du soir, et nous mîmes à la voile tout de suite. Je reçus encore de M. Johnston une prodigieuse quantité d'articles de toute espèce, cent bouteilles de vin de Malvoisie , une demi-bar- rique de vin sec, du rum et des citrons confits.

Notre traversée jusqu'à Ténériffe ne fut que de trois jours; nous y mouillâmes le 19 août. J'eus connaissance, le 18 au matin, de l'île Salvage, dont je rangeai la partie de l'est à environ une demi- lieue : elle est très saine. Cette île est entièrement brûlée; il n'y a pas un seul arbre ; elle paraît for- mée par des couches de lave et d'autres matières volcaniques. Sa longitude occidentale est par 18 degrés 13 minutes, et sa latitude nord par 30 de- grés 15 minutes.

Dès mon arrivée à Ténériffe, je m'occupai de rétablissement d'un observatoire à terre; nos instru- mens y furent placés le 22 août, et nous détermi- nâmes la marche de nos horloges astronomiques , par des hauteurs correspondantes du soleil ou des

LA PÉROUSE. 33

étoiles , afin de vérifier le plus promptement pos- sible le mouvement des horloges marines des deux frégates.

Le 30 août au matin je mis à la voile avec un vent de nord-nord-est assez frais. Nous avions pris à bord de chaque bâtiment soixante pipes de vin : cette opération nous avait obligés de désarrimer la moitié de notre cale pour trouver les tonneaux vides qui étaient destinés à le contenir. Ce vin venait d'Orotava, petite ville qui est de l'autre côté de l'île.

Le gouverneur général de toutes les îles Cana- ries ne cessa, pendant notre séjour dans sa rade, de nous donner les plus grandes marques d'amitié.

Nous ne pûmes faire route qu'à trois heures après midi du 30 août. Nous étions encore plus encombrés d'effets qu'à notre départ de Brest ; mais chaque jour devaitles diminuer, et nous n'avions plus que du bois et de l'eau à trouver jusqu'à notre arrivée aux îles de la mer du Sud. Je comptais me pourvoir de ces deux articles à la Trinité; car j'étais décidé à ne pas relâcher aux îles du Cap-Vert , qui , dans cette sai- son, sont très malsaines, et la santé de nos équi- pages était le premier des biens : c'est pour la leur conserver que j'ordonnai de parfumer les entre- ponts, de faire branle -bas tous les jours, depuis huit heures du matin jusqu'au soleil couchant. Mais, afin que chacun eût assez de temps pour dormir, l'équipage fut mis à t rois-quart s ; en sorte que huit XII. 3

34 VOYAGES AllTOl R DC MONDE,

heures de repos succédaient à quatre lieures de service. Comme je n'avais à bord que le nombre d'hommes rigoureusement nécessaire, cet arran- gement ne put avoir lieu que dans les belles mers, et j'ai été contraint de revenir à l'ancien usage lors- que j'ai navigué dans les parages orageux. La traver- sée jusqu'à la ligne n'eut rien de remarquable. Les vents alises nous quittèrent par les 14 degrés nord, et furent constamment de l'ouest au sud -ouest jusqu'à la ligne ; ils me forcèrent de suivre la côte d'Afrique, que je prolongeai à environ soixante lieues de distance.

JNous coupâmes l'équateur le 29 septembre, par 18 degrés de longitude occidentale : j'aurais désiré, d'après mes instructions, pouvoir le passer beau- coup plus à l'ouest; mais heureusement les vents nous portèrent toujours vers l'est. Sans cette cir- constance , il m'eût été impossible de prendre con- naissance de la Trinité ; car nous trouvâmes les vents de sud-est à la ligne , et ils m'ont constamment suivi jusque par les 20 deg. 25 min. de latit. sud ; en sorte que j'ai toujours gouverné au plus près, et que je n'ai pu me mettre en latitude de la Trinité qu'à environ vingt-cinq lieues dans l'est. Si j'eusse pris connaissance de Penedo de San-Pedro*, j'au-

* La reconnaissance de cette île ne m'était pas ordonnée, mais simplement indiquée, si je n'avais presque pas à me détourner de ma route.

LA PÉROUSE. 35

rais eu bien de la peine à doubler la pointe orientale du Brésil.

J'ai passé, suivant mon point, sur le bas-fond le vaisseau le Prince crut avoir touché en 1747. Nous n'avons eu aucun indice de terre , à l'excep- tion de quelques oiseaux connus sous le nom de fré- gates, qui nous ont suivis en assez grand nombre, depuis 8 degrés de latit. nord, jusqu'à 3 degrés de latit. sud. Nos bâtimens ont été pendant ce même temps environnés de thons; mais nous en avons très peu pris , parce qu'ils étaient si gros qu'ils cas- saient toutes nos lignes : chacun de ceux que nous avons péchés pesait au moins soixante livres.

Les marins qui craignent de trouver dans cette saison des calmes sous la ligne sont dans la plus grande erreur : nous n'avons pas été un seul jour sans vent, et nous n'avons eu de la pluie qu'une fois ; elle fut à la vérité assez abondante pour nous permettre de remplir vingt-cinq barriques.

La crainte d'être porté trop à l'est dans l'enfon- cement du golfe de Guinée est aussi chimérique. On trouve les vents de sud-est de très bonne heure: ils ne portent que trop rapidement à l'ouest ; et si j'avais mieux connu cette navigation , j'aurais couru plus largue avec les vents de sud-ouest qui ont ré- gné constamment au nord de la ligne, que j'aurais pu couper par 10 degrés, ce qui m'eût permis d'allei' vent largue sur le parallèle de la Trinité.

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Peu de jours après notre départ de Ténériffe, nous perdîmes de vue ces beaux ciels qu'on ne trouve que dans les zones tempérées : une blancheur terne , qui tenait le milieu entre la brume et les nuages, dominai't toujours. L'horizon avait moins de trois lieues d'étendue ; mais, après le coucher du soleil , cette vapeur se dissipait et les nuits étaient cons- tamment très belles.

Le 1 1 octobre nous fîmes un très grand nombre d'observations de distances de la lune au soleil , pour déterminer la longitude , et nous assurer de la marche de nos horloges marines. Par un terme moyen entre dix observations de distances prises avec des cercles et des sextans, nous trouvâmes notre longitude occidentale de 25 degrés 1 5 minutes.

Le 12, vers les quatre heures du soir, le résultat moven donnait, pour la longitude occidentale de la frégate , 26 degrés 21 minutes du méridien de Paris ; et la montre , 26 degrés 33 minutes. C'est d'après ces opérations que nous avons déter- miné la position en longitude des îles Martin-Vas et de rîle de la Trinité. Nous avons aussi déter- miné très soigneusement les latitudes, non-seule- ment en observant avec exactitude la hauteur mé- ridienne du soleil , mais en prenant un très grand nombre de hauteurs près du méridien , et en les réduisant toutes à l'instant du midi vrai, conclu par des hauteurs correspondantes.

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Le 16 octobre, à dix heures du matin, nous aper- çûmes les îles Martin-Vas , dans le nord-ouest , à cinq lieues : elles auraient nous rester à l'ouest, mais les courans nous avaient portés 13 minutes dans le sud pendant la nuit. Malheureusement les vents ayant été constamment au sud-est jusqu'alors, me forcèrent de courir plusieurs bords pour me rapprocher de ces îles, dont je passai à environ une lieue et demie. Après avoir bien déterminé leur position , et après avoir fait des relèvemens pour pouvoir tracer sur le plan leur position entre elles, je fis route au plus près, vers l'île de la Tri- nité , distante de Martin-Vas d'environ neuf lieues dans l'ouest - quart - sud - ouest. Ces îles Martin- Vas ne sont, à proprement parler, que des ro- chers ; le plus gros peut avoir un quart de lieue de tour : il y a trois îlots séparés entre eux par de très petites distances, lesquels, vus d'un peu loin, paraissent comme cinq têtes.

Au coucher du soleil, je vis l'île de la Trinité, qui me restait à l'ouest 8 degrés nord. Le vent était toujours au nord-nord-ouest : je passai toute la nuit à courir de petits bords, me tenant dans la partie de l'est-sud-est de cette île. Lorsque le jour parut , je continuai ma bordée vers la terre , espé- rant trouver une mer plus calme à l'abri de l'île. A dix heures du matin je n'étais plus qu'à deux lieues et demie de la pointe du sud-est, qui me res-

38 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

tait au nord-nord-ouest, et j'aperçus, au fond de l'anse formée par cette pointe, un pavillon portu- gais hissé, au milieu d'un petit fort autour duquel il y avait cinq ou six maisons en bois. La vue de ce pavillon piqua ma curiosité : je me décidai à envoyer un canot à terre , afin de m'informer de l'évacuation et de la cession des Anglais; car je commençais déjà à voir que je ne pourrais me pro- curer à la Trinité ni l'eau ni le bois dont j'avais besoin : nous n'apercevions que quelques arbres sur le sommet des montagnes. La mer brisait par- tout avec tant de force, que nous ne pouvions supposer que notre chaloupe pût y aborder avec quelque facilité. Je pris donc le parti de courir des bordées toute la journée, afin de me trouver le lendemain, à la pointe du jour, assez au vent pour pouvoir gagner le mouillage, ou du moins envoyer mon canot à terre. Je hélai le soir à l'Astrolabe la manœuvre que je me proposais de faire , et j'ajoutai que nous n'observerions aucun ordre dans nos bor- dées, notre point de réimion devant être, au lever du soleil , l'anse de l'établissement portugais. Je dis à M. de Langle que celui des deux bàtimens qui se trouverait le plus à portée enverrait son canot pour s'informer des ressources que nous pourrions trouver dans cette relâche.

Le lendemain 18 octobre au matin, l Astrolabe , n'étant qu'à une demi-lieue de terre, détacha la

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biscaïenne commandée par M. de Vaujuas, lieute- nant de vaisseau. M. de la Martinière et le père Receveur, naturaliste infatigable, accompagnèrent cet officier : ils descendirent au fond de l'anse , entre deux rochers ; mais la lame était si grosse , que le canot et son équipage auraient infaillible- ment péri sans les secours prompts que les Por- tugais lui donnèrent : ils tirèrent le canot sur la grève pour le mettre à l'abri de la fureur de la mer : on en sauva tous les effets , à l'exception du grapin, qui fut perdu.

Dès la pointe du jour, j'avais aussi envoyé à terre un canot commandé par M. Boutin , lieutenant de vaisseau , accompagné de MM. de Lamanon et Mon- neron; mais j'avais défendu à M. Boutin de des- cendre, si la biscaïenne de l'Astrolabe était arrivée avant lui : dans ce cas , il devait sonder la rade , et en tracer le plan le mieux qu'il lui serait possible dans un si court espace de temps. M. Boutin ne s'approcha en conséquence que jusqu'à une portée de fusil du rivage. Toutes les sondes lui rappor- tèrent un fond de roc, mêlé d'un peu de sable. M. de Monneron dessina le fort tout aussi bien que s'il avait été sur la plage, et M. de Lamanon fut à portée de voir que les rochers n'étaient que du basalte ', ou des matières fondues, restes de quel-

' Pierre d'un tissu serré, brillanUî dans ses haclures, taisaiK feu au bri(]uel, pouvant servir de pierre de touebe.

40 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

ques volcans éteints. Cette opinion fut confirmée par le père Receveur, qui nous apporta à bord un grand nombre de pierres toutes volcaniques , ainsi que le sable , qu'on voyait seulement mêlé de dé- trimens de coquilles et de corail.

D'après le rapport de M. de Vaujuas et de M. Boutin, il était évident que nous ne pouvions trouver à la Trinité l'eau et le bois qui nous man- quaient. Je me décidai tout de suite à faire route pour l'île Sainte-Catherine , sur la côte du Brésil. C'était l'ancienne relâche des bàtimens français qui allaient dans la mer du Sud. Frézier et l'amiral Anson y trouvèrent abondamment à se pourvoir de tous leurs besoins. Ce fut pour ne pas perdre un seul jour, que je donnai la préférence à File Sainte- Catherine sur Rio-Janeiro, les différentes for- malités auraient exigé plus de temps qu'il n'en fallait pour faire l'eau et le bois qui nous man- quaient. Mais en dirigeant ma route vers l'Ile Sainte- Catherine, je voulus m'assurer de l'existence de riTe de l'Ascençaon, que M. Daprès place à cent lieues dans l'ouest de la Trinité, et 15 minutes seu- lement plus sud. Suivant le journal de M. Poncel de la Haye , qui commandait la frégate la Renom- mée , j'étais certain que différens navigateurs , entre autres Frézier, homme très éclairé , avaient cru aborder à l'Ascençaon , et qu'ils n'avaient été réel- lement qu'à la Trinité. Malgré l'autorité de M. Pon-^

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cel de la Haye, je crus que ce point de géographie demandait un nouvel éclaircissement. Les deux jours que nous passâmes vers la partie sud de l'Ile de la Trinité nous mirent à portée de faire les re- lèvemens d'après lesquels M. Bernizet traça le plan de la partie sud de l'île. Cette île n'offre aux yeux qu'un rocher presque stérile ; on ne voit de la ver- dure et quelques arbustes que dans les gorges très étroites des montagnes : c'est dans une de ces vallées, au sud-est de l'île, qui n'a qu'environ trois cents toises de largeur, que les Portugais ont for- mé leur établissement.

La nature n'avait certainement pas destiné ce ro- cher à être habité, les hommes ni les animaux n'y pO'Uvant trouver leur subsistance ; mais les Portugais ont craint que quelque nation de l'Eu- rope ne profitât de ce voisinage pour établir un commerce interlope avec le Brésil : c'est à ce seul motif, sans doute, qu'on doit attribuer l'empres- sement qu'ils ont montré d'occuper une île qui, à tout autre égard, leur est entièrement à charge.

Latitude sud du gros îlot des îles ^lartin-Vas , 20 degrés 30 minutes 35 secondes; longitude oc- cidentale par des distances, 30 degrés 30 minutes; latitude sud de la pointe sud-est de l'île de la Tri- nité, 20 degrés 31 minutes; longitude occidentale par des distances, 30 degrés 57 minutes.

Le 18 octobre à midi , je fis route à l'ouest pour

42 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

l'Ascençaon jusqu'au 24 au soir, que je pris le parti d'abandonner cette recherche : j'avais fait alors cent quinze lieues à l'ouest, et le temps était assez clair pour découvrir dix lieues en avant. Ainsi je puis assurer qu'ayant dirigé ma route par le pa- rallèle de 20 degrés 32 minutes, avec une vue nord et sud de 20 minutes au moins, et qu'ayant mis en panne, chaque nuit, après les premières soixante lieues, lorsque j'avais parcouru l'espace aperçu au coucher du soleil; je puis, dis-je, assurer que l'île de l'Ascençaon n'existe pas jusqu'à 7 degrés environ de longitude occidentale du méridien de la Trinité , entre les latitudes sud de 20 degrés 10 minutes , et de 20 degrés 50 minutes , ma vue ayant pu em- brasser tout cet espace K

' LaPërousc peut avoir raison en avançant que des navigateurs ont cru aborder à l'Ascençaon , tandis qu'ils n'ont véritablement touché qu'à la Trinité. Sans avoir égard à la ressemblance des descriptions qu'ils ont données de ces deux îles, la preuve en existe dans la fausse position qu'on leur a assignée sur les cartes françaises, et qui permettait de croire indifféremment qu'on était sur l'une ou sur l'autre, leur latitude étant à peu près la même, et la détermination des longitudes étant alors très fautive.

Si LaPérouse eut eu plus de confiance dans les notes qui lui furent remises, il eût fait un calcul fort simple. La longitude oc- cidentale de l'île de la Trinité, côte du nord, y est déterminée à 32 degrés 15 minutes. !1 a reconnu lui-même qu'elle n'était que de 30 degrés 57 minutes à la pointe du sud-est. La côte d'Amé- rique, par ce parallèle, peut, d'après le méridien de Rio-Janeiro, déterminé à 45 degrés 5 minutes, être évaluée à 43 degrés 30 mi- nutes. Daprès fixe la longitude de l'île de l'Ascension à 38 degrés, parce qu'il la croit à cent vingt lieues de la côte. J'ai lieu de

LA PÉROUSE. 43

Le 25 octobre nous essuyâmes un orage des plus violens. A huit heures du soir nous étions au centre d'un cercle de feu : les éclairs partaient de tous les points de l'horizon. Le feu Saint-Elme se posa sur la pointe du paratonnerre, mais ce phénomène ne nous fut pas particulier : l'Astrolabe, qui n'avait point de paratonnerre , eut également le feu Saint- Elme sur la tète de son mât ^ Depuis ce jour, le

penser qu'elle en est plus rapprochée. Ainsi , il est évident que La Pérouse n'a pas poussé sa recherche assez loin, et qu'ayant par- couru environ 7 degrés sur ce parallèle, en partant de la Trinité ; il l'a abandonnée au moment d'atteindre le but.

Le hasard m'a fait rencontrer un navigateur qui a relâché sur cesdeuxiles, et qui, dépourvu dinslrumens pour en déterminer la longitude avec précision, a fixé seulement leur latitude : celle de la Trinité à 20 degrés 22 minutes , et celle de l'Ascençaon à 20 degrés 38 minutes du méridien de Paris. Il croit cette dernière à 120 lieues de la côte du Brésil. {Note de Mdet-Mureau.)

Il ne s'agit évidemment pas ici de l'île de l'Ascension que le ca- pitaine Morrell a visitée en 1829, et qu'il place par 7 degrés 55 mi- nutes de latitude sud, et 14 degrés 23 minutes de longitude ouest du méridien de Greenwich, au nord-ouest de l'île Sainte-Hélène.

' Le feu Saint-Elme n'est autre chose que le feu électrique ou la matière du tonnerre : tout le monde sait que, lorsque le fluide électrique entre par une pointe , il s'y montre comme un point lumineux; mais au contraire, quand il en sort, il a l'apparence d'une gerbe ou d'un cône lumineux. La terre est le grand réser- voir de l'électricité , et l'eau est le meilleur conducteur; je pense donc que, lorsqu'un nuage bas, électrisé négativement , passe au dessus d'un vaisseau , les mâts et les vergues doivent servir de conducteurs, et qu'on doit voir des gerbes de feu de toutes les extrémités se diriger vers ce nuage. 11 est évident que le bâti- ment qui a un paratonnerre doit avoir à sa pointe une gerbe beaucoup plus belle, à raison de son conducteur de fer qui com- munique directement à la mer; tandis que celui qui n'en a pas

44 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

temps fut constamment mauvais jusqu'à notre ar- rivée à l'île Sainte-Catherine; nous fûmes enve- loppés d'une brume plus épaisse que celle que nous aurions pu trouver sur les côtes de Bretagne au milieu de l'hiver. Nous mouillâmes le 6 de no- vembre entre l'Ile Sainte-Catherine et le continent. Après quatre-vingt-seize jours de navigation nous n'avions pas un seul malade : la différence des climats, les pluies, les brumes, rien n'avait altéré la santé des équipages; mais nos vivres étaient d'une excellente qualité. Je n'avais négligé aucune des précautions que l'expérience et la pru- dence pouvaient m'indiquer : nous avions eu en outre le plus grand soin d'entretenir la gaîté, en faisant danser les équipages chaque soir, lorsque le temps le permettait, depuis huit heures jusqu'à dix.

ne peut communiquer le fluide électrique que par du bois gou- dronné, qui est très mauvais conducteur. Par le même principe on doit voir aussi quelquefois le feu Saint-Elme à la surface de la mer. [Note de Milet'Mureau)

LA PEROUSE. 45

§2.

Description de l'Ile Sainte-Catherine. Observations et événemens pendant notre relâche. Départ de l'ile Sainte-Catherine. Arrivée à la Conception.

L'île Sainte-Catherine s'étend depuis les 27 degrés 19 minutes 10 secondes de latitude sud , jusqu'aux 27 degrés 49 minutes; sa largeur de l'est à l'ouest n'est que de deux lieues; elle n'est séparée du con- tinent, dans l'endroit le plus resserré, que par un canal de deux cents toises. C'est sur la pointe de ce goulet qu'est bâtie la ville de Nostra-Senhora do- Desterro , capitale de cette capitainerie , le gou- verneur fait sa résidence; elle contient au plus trois milles âmes et environ quatre cents maisons : l'as- pect en est fort agréable. Suivant la relation de Frézier , cette île servait , en 1712, de retraite à des vagabonds qui s'y sauvaient des différentes parties du Brésil ; ils n'étaient sujets du Portugal que de nom, et ils ne reconnaissaient aucune au- torité. Le pays est si fertile , qu'ils pouvaient sub- sister sans aucun secours des colonies voisines ; et ils étaient si dénués d'argent qu'ils ne pouvaient tenter la cupidité du gouverneur général du Brésil, ni lui inspirer l'envie de les soumettre. Les vais- seaux qui relâchaient chez eux ne leur donnaient , en échange de leurs provisions, que des habits et

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des chemises dont ils manquaient absolument. Ce n'est que vers 1740 que la cour de Lisbonne éta- blit un gouvernement régulier dans l'île Sainte Catherine et les terres adjacentes du continent.

Ce gouvernement s'étend soixante lieues du nord au sud, depuis la rivière San-Francisco jusqu'à Rio-Grande; sa population est de vingt railles âmes. J'ai vu dans les familles un si grand nombre d'en- fans que je crois qu'elle sera bientôt plus considé- rable. Le terrain est extrêmement fertile, et pro- duit presque de lui-même toutes sortes de fruits, de légumes et de grains : il est couvert d'arbres tou- jours verts ; mais ils sont tellement entremêlés de ronces et de lianes qu'il n'est pas possible de tra- verser ces forêts, à moins d'y pratiquer un sen- tier avec des haches : on a d'ailleurs à craindre les serpens dont la morsure est mortelle. Les ha- bitations, tant sur l'île que sur le continent, sont toutes sur le bord de la mer : les bois qui les en- vironnent ont une odeur délicieuse par la grande quantité d'orangers , d'arbres et d'arbustes aroma- tiques dont ils sont remplis.

Malgré tant d'avantages, le pays est fort pauvre et manque absolument d'objets manufacturés ; en sorte que les paysans y sont presque nus ou cou- verts de haillons. Leur terrain, qui serait très pro- pre à la culture du sucre, n'y peut être employé faute d'esclaves, qu'ils ne sont pas assez riches

LA PÉROUSE. Î7

pour acheter. La pèche de la baleine est très abon- dante ; mais c'est une propriété de la couronne , affermée à une compagnie de Lisbonne : cette compagnie a, sur cette côte, trois grands établis- semens dans lesquels on pèche chaque année en- viron quatre cents baleines, dont le produit, tant en huile qu'en spermaceti, est envoyé à Lisbonne par Rio-Janeiro K Les habitans ne sont que simples spectateurs de cette pèche , qui ne leur procure aucun profit. Si le gouvernement ne vient à leur secours, et ne leur accorde des franchises ou au- tres encouragemens qui puissent y appeler le com- merce, un des plus beaux pays de la terre languira éternellement , et ne sera d'aucune utilité à la mé- tropole.

L'attérage de Sainte-Catherine est très facile : on trouve fond de vase par soixante-dix brasses à dix-huit lieues au large , et ce fond monte graduel- lement jusqu'à quatre encablures du rivage, il y a encore quatre brasses.

La passe ordinaire est entre l'ile d'Alvarado et la pointe du nord de l'île Sainte-Catherine. 11 y a aussi un passage entre l'île de Gai et l'île d'Alva- rado, mais il faut le connaître : nos canots furent si occupés pendant cette relâche que je ne pus le faire sonder. Le meilleur mouillage est à une demi-

Lo produit de cette pêche reste aujourd'hui à Rio-Janeiro, capitale ch? l'empire brésilien.

48 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

lieue de l'île de la Forteresse. On y est au milieu de plusieurs aiguades, tant sur l'Ile que sur le con- tinent; et, selon les vents, on peut faire choix de l'anse dont l'abord est le plus facile. Cette consi- dération est d'une grande importance; car la na- vigation des chaloupes est très difficile dans ce ca- nal, qui a deux lieues de largeur jusqu'au goulet de la ville : la lame y est fatigante , et y brise tou- jours sur la côte opposée au vent. Les marées sont très irrégulières : le flot entre par les deux passes nord et sud jusqu'au goulet de la ville ; il ne monte que de trois pieds.

Il me parut que notre arrivée avait jeté une grande terreur dans le pays : les différens forts tirèrent plusieurs coups de canon d'alarme, ce qui me détermina à mouiller de bonne heure et à en- voyer mon canot à terre avec un officier, pour faire connaître nos intentions très pacifiques et nos besoins d'eau, de bois et de rafraîchissemens. M. de Pierrevert, que je chargeai de cette naviga- tion, trouva la petite garnison de la citadelle sous les armes : elle consistait en quarante soldats com- mandés par un capitaine qui dépêcha sur-le-champ un exprès à la ville vers le gouverneur don Fran- cisco de Barros , brigadier d'infanterie. Il avait eu connaissance de notre expédition par la gazette de Lisbonne, et une médaille en bronze que je lui envoyai ne lui laissa aucun doute sur l'objet de

LA PÉROLSE. 49

notre relâche. Les ordres les plus précis et les plus prompts furent donnés pour qu'on nous vendît, au plus juste prix, ce qui nous était né- cessaire : un officier fut destiné à chaque fré- gate; il était entièrement à nos ordres; nous l'en- voyions avec les commis du munitionnaire pour acheter des provisions chez les habitans. Le 9 de novembre, je me rapprochai de la forteresse dont j'étais un peu éloigné. J'allai le même jour, avec M. de Langle et plusieurs officiers , faire ma visite au commandant de ce poste qui me fit saluer de onze coups de canon : ils lui furent rendus de mon bord. J'envoyai le lendemain mon canot , com- mandé par M. Boutin, lieutenant de vaisseau à la ville de Nostra-Senhora-do-Desterro pour faire mes remercîmens au gouverneur, de l'extrême abon- dance où nous étions par ses soins. Don Francisco de Barros , gouverneur de cette capitainerie, par- lait parfaitement français , et ses vastes connaissan- ces inspiraient la plus grande confiance. Nos Fran- çais dînèrent chez lui : il leur dit pendant le dîner que l'île de l'Ascension n'existait pas ; que cepen- dant, sur le témoignage de M. Daprès, le gouver- neur général du Brésil avait expédié l'année dernière un bâtiment pour parcourir toutes les positions assignées précédemment à cette île; et que le ca- pitaine de ce bâtiment n'ayant rien trouvé, on l'a- vait effacée des cartes, afin de ne pas éterniser une XII 4

50 VOYAGKS AUTOLiU DU MONDE,

ancienne erreur ^ Il ajouta que l'île de la Trinité avait toujours fait partie des possessions portu- gaises, et que les Anglais l'avaient évacuée à la première réquisition qui leur en avait été faite par la reine de Portugal, le ministre du roi d'Angle- terre ayant de plus répondu que la nation n'avait jamais donné sa sanction à cet établissement qui n'était qu'une entreprise de particuliers.

Le lendemain les canots de l'Astrolabe et de la Boussole étaient de retour à onze heures ; ils m'an- noncèrent la visite très prochaine du major général de la colonie, don Antonio de Gama; il n'arriva ce- pendant que le 13, et il m'apporta la lettre la plus obligeante de son commandant. La saison était si avancée que je n'avais pas un instant à perdre : nos équipages jouissaient de la meilleure santé. Je m'é- tais flatté en arrivant d'avoir pourvu à tous nos

' Il serait dangereux pour les progrès de la navigation', et fu- neste aux navigateurs , qu'on adoptât la méthode d'effacer des cartes des îles anciennement découvertes , sous le prétexte qu'on en a fait une vaine recherche, et que leur position est au moins incertaine, par le peu de moyens qu'on avait de les placer d'une manière précise çur les cartes à l'époque de leur découverte.

Je dois d'autant plus m' élever contre une pareille méthode que j'ai prouvé plus haut l'existence de l'Ascençaon , et qu'en effaçant une île du globe on devient en quelque sorte responsable des dangers que pourraient courir les navigateurs qui la rencontre- raient, dans la sécurité que leur donneraient les cartes, tandis que sa position, quoique incertaine, en éveillant l'attention des marins, peut servir à la faire retrouver plus facilement.

{Note de Milet-Mureau.)

LA PÉROUSE. ôl

besoins, et d'être en état de mettre à la voile sous cinq ou six jours ; mais les vents de sud et les courans furent si violens que la communication avec la terre fut souvent interrompue : cela retarda mon départ.

J'avais donné la préférence à l'île Sainte-Cathe- rine sur Rio-Janeiro, pour éviter seulement les for- malités des grandes villes qui occasionent toujours une perte de temps ; mais l'expérience m'apprit que cette relâche réunissait bien d'autres avanta- ges. Les vivres de toute espèce y étaient dans la plus grande abondance; un gros bœuf coûtait huit piastres, un cochon, pesant cent cinquante livres, en coûtait quatre ; on avait deux dindons pour une piastre ; il ne fallait que jeter le filet pour le retirer plein de poissons ; on apportait à bord et on nous y vendait cinq cents oranges pour moins d'une demi -piastre , et les légumes étaient aussi à un prix très modéré. Le fait suivant donnera une idée de l'hospitalité de ce bon peuple. Mon canot ayant été renversé par la lame dans une anse je fai- sais couper du bois, les habitans qui aidèrent à le sauver forcèrent nos matelots naufragés à se mettre dans leurs lits, et couchèrent à terre sur des nattes au milieu de la chambre ils exer- çaient cette touchante hospitalité. Peu de jours après ils rapportèrent à mon bord les voiles , les mâts, le grapin et le pavillon de ce canot, objets

52 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

très précieux pour eux, et qui leur auraient été de la plus grande utilité dans leurs pirogues. Leurs mœurs sont douces; ils sont bons, polis, obligeans, mais superstitieux et jaloux de leurs femmes qui ne paraissent jamais en public.

Nos officiers tuèrent à la chasse plusieurs oi- seaux variés des plus brillantes couleurs, entre autres un rollier d'un très beau bleu, qui n'a point été décrit par M. de Buffon : il est très commun dans ce pays.

Suivant nos observations, la pointe la plus est et la plus nord de l'île Sainte-Catherine peut être fixée par 49 degrés 49 minutes de longitude occi- dentale, et 27 degrés 19 minutes de latitude sud.

Le 16 au soir, tout étant embarqué, j'envoyai mes paquets au gouverneur qui avait bien voulu se charger de les faire parvenir à Lisbonne , je les adressai à M. de Saint-Marc, notre consul gé- néral : chacun eut la permission d'écrire à sa famille et à ses amis. Nous nous flattions de mettre à la voile le lendemain; mais les vents de nord, qui nous auraient été si favorables si nous eussions été en pleine mer, nous retinrent au fond de la baie jus- qu'au 19 novembre. J'appareillai à la pointe du jour; le calme me força de remouiller pendant quel- ques heures, et je ne fus en dehors de toutes les îles qu'à l'entrée de la nuit.

Nous avions acheté à Sainte-Catherine assez de

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bœufs, de cochons et de volailles pour nourrir l'équi- page en mer pendant plus d'un mois, et nous avions ajouté des orangers et des citronniers à notre col- lection d'arbres, qui, depuis notre départ de Brest, s'était parfaitement conservée dans les caisses faites à Paris sous les yeux et par les soins de M. Thouin. Notre jardinier était aussi pourvu de pépins d'o- ranges et de citrons, de graines de coton , de maïs, de riz, et généralement de tous les comestibles qui , d'après les relations des navigateurs, manquent aux habitans des îles de la mer du Sud, et sont plus analogues à leur climat et à leur manière de vi- vre que les plantes potagères de France , dont nous portions aussi une iuimense quantité de graines.

Le jour de mon départ, je remis à l'Astrolabe de nouveaux signaux beaucoup plus étendus que ceux qui nous avaient servi jusqu'alors : nous devions naviguer au milieu des brumes, dans des mers très orageuses ; et ces circonstances exigeaient de nou- velles précautions. Nous convînmes aussi avec M. de Langle que, en cas de séparation, notre premier rendez-vous serait le port de Bon-Succès, dans le détroit de Le Maire, en supposant que nous n'eus- sions pas dépassé sa latitude le 1^' janvier; et le second, la pointe de Vénus, dans l'île de Taïti. Je l'informai de plus que j'allais borner mes recher- ches dans la mer Atlantique à l'île Grande de la

54 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

Roche , n'ayant plus le temps de chercher un pas- safje au sud des terres de Sandwich. Je regrettai fort alors de ne pouvoir commencer ma campagne par l'est ; mais je n'osai changer aussi diamétrale- ment le plan qui avait été adopté en France , parce que je n'aurais reçu nulle part les lettres du minis- tre qui m'avaient été annoncées, et par lesquelles les ordres les plus importans pouvaient me par- venir.

Le temps fut très beau jusqu'au 28 novembre ^ que nous eûmes un coup de vent très violent de la partie de l'est : c'était le premier depuis notre dé- part de France. Je vis avec grand plaisir que, si nos bâtimens marchaient fort mal , ils se comportaient très bien dans les mauvais temps, et qu'ils pou- vaient résister aux grosses mers que nous aurions à parcourir. Nous étions alors par 35 degrés 24 mi- nutes de latitude sud , et 43 degrés 40 minutes de longitude occidentale; je faisais route à l'est-sud- est, parce que je me proposais, dans ma recherche de l'île Grande, de me mettre en latitude à environ 10 degrés dans l'est du point qui lui a été assigné sur les différentes cartes. Je ne me dissimulais pas l'extrême difficulté que j'aurais à remonter ; mais dans tous les cas j'étais obligé de faire beaucoup de chemin à l'ouest pour arriver au détroit de Le Maire; et tout le chemin que je ferais à cette aire de vent, en suivant le parallèle de l'île Grande,

LA PÉROLSE. 55

m'approchait de la côte des Patagons , dont j'étais forcé d'aller prendre la sonde avant de doubler le cap Horn. Je croyais de plus que la latitude de l'île Grande n'étant pas parfaitement déterminée, il était plus probable que je la rencontrerais en lou- voyant entre les 44 et les 45 degrés de latitude , que si je suivais une ligne droite par 44 degrés 30 minutes, comme j'aurais pu le faire en faisant route de l'ouest à l'est, les vents d'ouest étant aussi cons- tans dans ces parages que ceux de l'est entre les tropiques.

On verra bientôt que je n'ai retiré aucun avan- tage de mes combinaisons, et qu'après quarante jours de recherches infructueuses, pendant lesquels j'ai essuyé cinq coups de vent, j'ai été obligé de faire route pour ma destination ultérieure.

Le 7 décembre j'étais sur le parallèle prétendu de l'ile Grande, par 44 degrés 38 minutes de lati- tude sud, et 34 degrés de longitude occidentale . suivant une observation de distances faite le jour précédent. INous voyions passer des goémons , et nous étions depuis plusieurs jours entourés d'oi- seaux, mais de l'espèce des albatros et des pétrels, qui n'approchent jamais des terres que dans la sai- son de la ponte.

Ces faibles indices de terre entretenaient cepen- dant nos espérances, et nous consolaient des mers al'Frcuses dans lesquelles nous naviguions ; mais je

56 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

n'étais pas sans inquiétude en considérant que j'avais encore 35 degrés à remonter dans l'ouest jusqu'au détroit de Le Maire, il m'importait beaucoup d'arriver avant la fin de janvier.

Je courus des bords entre 44 et 45 degrés de latitude jusqu'au 24 décembre ; je parcourus sur ce parallèle 15 degrés de longitude, et le 27 décem- bre j'abandonnai ma recherche, bien convaincu que l'île de la Roche n'existait pas, et que les goé- mons et les pétrels ne prouvent point le voisinage d'une terre, puisque j'ai vu des algues et des oi- seaux jusqu'à mon arrivée sur la côte des Pata- gons. Je suis convaincu que les navigateurs qui me succéderont dans cette recherche ne seront pas plus heureux que moi ; mais on ne doit s'y livrer que lorsqu'on fait route pour aller à l'est vers la mer des Indes : il n'est pas alors plus pénible ni plus long de parcourir 30 degrés sur ce parallèle que sur tout autre; et si l'on n'a point trouvé la terre, on a du moins fait une route qui a approché du but. Je suis dans la ferme persuasion que l'ile Grande est, comme l'île Pepis, une terre fantasti- que ^ ; le rapport de la Roche, qui prétend y avoir

' Je sais qu'on a retrouvé la Nouvelle-Géorgie indiquée dans le journal de la Roche , mais je suis fort dans le doute si l'on doit lui attribuer l'honneur de cette découverte. Suivant son journal» il y a un canal de dix lieues entre l'ile des Oiseaux et la Géorgie, tandis que ce canal n'a réellement qu'une lieue : méprise un peu li'op forte pour que le marin le moins exercé puisse la faire s'il a

LA PÉROUSE, 57

VU de grands arbres, est dénué de toute vraisem- blance : il est bien certain que, par 45 degrés, on ne peut trouver que des arbustes sur une lie placée au milieu de l'océan méridional , puisqu'on ne rencontre pas un seul grand arbre sur les îles de Tristan d'Acunha, situées dans une latitude infi- niment plus favorable à la végétation.

Le 25 décembre, les vents se fixèrent au sud- ouest et durèrent plusieurs jours; ils me contrai- gnirent de prendre la route à l'ouest-nord-ouest , et de m'écarter du parallèle que je suivais cons- tamment depuis vingt jours. Comme j'avais alors dépassé le point assigné sur toutes les cartes à l'île Grande de la Roche, et que la saison était très avancée, je me déterminai à ne plus faire que la route qui m'approchait le plus de l'ouest , craignant beaucoup de m'être exposé à doubler le cap Horn dans la mauvaise saison. Mais les temps furent plus favorables que je n'avais osé l'espérer : les coups de vent cessèrent avec le mois de décembre , et le mois de janvier fut à peu près aussi beau que celui de juillet sur les côtes d'Europe.

Nous eûmes quelques jours de calme et de belle mer, pendant lesquels les oFficiers des deux fré- gates firent des parties de chasse en canot et tuè-

parlé du même endroit. C'est cependant de cette première terre qu'il faut partir pour placer File Grande enlre les 43^ et 44® degrés de longitude; j'ai coupé tous les méridiens de 35 à 40 degrés sans )a découvrir.

58 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

rent une quantité considérable d'oiseaux dont nous étions presque toujous environnés. Ces chasses , assez ordinairement abondantes, procuraient des rafraîchissemens en viande à nos équipages , et il nous est arrivé plusieurs fois d'en tuer une assez grande quantité pour en faire des distributions générales : les matelots les préféraient à la viande salée, et je crois qu'elles contribuaient infiniment davantage à les maintenir dans leur bonne santé.

Nous ne tuâmes dans nos différentes excursions que des albatros de la grande espèce et de la petite, avec quatre variétés de pétrels ; ces oiseaux écor- chés, et accommodés avec une sauce piquante, étaient à peu près aussi bons que les macreuses qu'on mange en Europe. Ils ont été si bien décrits par les naturalistes qui ont accompagné le capitaine Cook, que je ne crois pas devoir en donner une nouvelle description.

Le 14 janvier 1786 , nos eûmes enfin la sonde de la côte des Patagons, par 47 degrés 50 minutes de latitude sud, et 64 degrés 37 minutes de longitude occidentale, suivant nos dernières observations de distances : nous n'avons jamais laissé échapper l'oc- casion d'en faire lorsque le temps a été favorable. Les officiers de la frégate y étaient tellement exer- cés, et secondaient si bien M. Degelet, que je ne crois pas que notre plus grande erreur en longitude puisse être évaluée à plus d'un demi-degré.

LA PÉROLSE. 59

Le 21 nous eûmes connaissance du cap Beau- Temps, ou de la pointe du nord de la rivière de Gallegos, sur la côte des Patagons : nous étions à environ trois lieues de terre. Nous prolongeâmes cette côte à trois et cinq lieues de distance.

Le 22 nous relevâmes à midi le cap des Vierges, à quatre lieues dans l'ouest : cette terre est basse , sans aucune verdure. Le capitaine Cook a déter- miné avec la plus grande précision la latitude et la longitude des différens caps de cette terre.

Le gisement des côtes entre ces caps a été tracé d'après de bons relèvemens; mais les détails qui font la sûreté de la navigation n'ont pu être soi- gnés. Le capitaine Cook et tous les autres naviga- teurs ne peuvent répondre que des routes qu'ils ont faites ou des sondes qu'ils ont prises ; et il est possible qu'avec de belles mers, ils aient passé à côté de bancs ou battures qui ne brisaient point : ainsi cette navigation demande beaucoup plus de précautions que celles de nos continens d'Europe.

Le 25, à deux heures, je relevai à une lieue au sud le cap San-Diego qui forme la pointe occiden- tale du détroit de Le Maire. J'avais prolongé depuis le matin la terre à cette distance, et j'avais suivi, sur la carte du capitaine Cook , la baie iM. Banks débarqua pour aller chercher des plantes pendant que la Résolution l'attendait sous voiles.

Le temps nous était si Favorable qu'il me fut im-

60 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

possible d'avoir la même complaisance pour nos naturalistes. A trois heures je donnai dans le détroit, ayant arrondi à trois quarts de lieue de la pointe San-Diego , il y a des brisans qui ne s'étendent, je crois, qu'à un mille : mais ayant vu la mer briser beaucoup plus au large, je gouvernai au sud-est, afin de m'éloigner de ces brisans ; je m'aperçus bientôt qu'il étaient occasionés par les courans, et que les récifs du cap de San-Diego étaient fort loin de moi.

Comme il ventait bon frais du nord, j'étais le maître de me rapprocher de la Terre de Feu : je la prolongeai à une petite demi-lieue. Je trouvai le vent si favorable et la saison si avancée que je me déterminai tout de suite à abandonner la relâche de la baie de Bon-Succès, et à faire route sans perdre un instant pour doubler le cap Horn. Je considérai qu'il m'était impossible de pourvoir à tous mes besoins sans y employer dix ou douze jours; que ce temps m'avait été rigoureusement nécessaire à Sainte-Catherine, parce que, dansées baies ouvertes , la mer brise avec force sur le rivage , il y a une moitié des jours pendant les- quels les canots ne peuvent pas naviguer. Si à cet inconvénient s'étaient joints des vents de sud qui m'eussent arrêté pendant quelque temps dans la baie de Bon-Succès, la belle saison se serait écoulée, et j'aurais exposé mon vaisseau à des avaries et

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mon équipage à des fatigues très préjudiciables au succès du voyage.

Ces considérations me déterminèrent à faire route pour l'île Juan-Fernandez, qui était sur mon chemin, et je devais trouver de l'eau et du bois avec quelques rafraîchissemens bien supérieurs aux pinguins du détroit. Je n'avais pas à cette épo- que un seul malade; il me restait quatre-vingts barriques d'eau ; et la Terre de Feu a été si sou- vent visitée et décrite, que je ne pouvais me flatter de rien ajouter à ce qui en avait déjà été dit.

Pendant notre route dans le détroit de Le Maire , les sauvages allumèrent de grands feux, suivant leur usage , pour nous engager à mouiller ; il y en avait un sur la pointe du nord de la baie de Bon-Succès , et un autre sur la pointe du nord de la baie de Valentin. Je suis persuadé , comme le ca- pitaine Cook, qu'on peut mouiller indifféremment dans toutes ces baies : on y trouve de l'eau et du bois, mais moins de gibier sans doute qu'au port Noël, à cause des sauvages qui Les habitent une grande partie de l'année.

Durant notre navigation dans le détroit, h une demi-lieue de la Terre de Feu , nous fûmes entourés de baleines. On s'apercevait qu'elles n'avaient ja- mais été inquiétées; nos vaisseaux ne les effrayaient point ; elles nageaient majestueusement à la portée du pistolet de nos frégates : elles seront souveraines

62 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

de ces mers jusqu*au moment des pêcheurs iront leur faire la même guerre qu'au Spitzberg ou au Groenland. Je doute qu'il y ait un meilleur en- droit dans le monde pour cette pêche : les bâti- mens seraient mouillés dans de bonnes baies, ayant de l'eau, du bois, quelques herbes antiscor- butiques et des oiseaux de mer ; les canots de ces mêmes bâtimèns, sans s'éloigner d'une lieue, pour- raient prendre toutes les baleines dont ils auraient besoin pour composer la cargaison de leurs vais- seaux. Le seul inconvénient serait la longueur du voyage qui exigerait à peu près cinq mois de navi- gation pour chaque traversée; et je crois qu'on ne peut fréquenter ces parages que pendant les mois de décembre, janvier et février.

Nous n'avons pu faire aucune observation sur les courans du détroit; nous y sommes entrés à trois heures après midi , ayant vingt-quatre jours de lune ; ils nous ont portés avec violence au sud ju- qu'à cinq heures : la marée a renversé alors ; mais comme il ventait bon frais du nord, nous l'avons refoulée avec facilité.

L'horizon était si embrumé dans la partie de l'est, que nous n'avions pas aperçu la Terre des États , dont nous étions cependant à moins de cinq lieues , puisque c'est la largeur totale du détroit. Nous avons serré la Terre de Feu d'assez près pour apercevoir, avec nos lunettes, des sauvages qui at-

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lisaient de grands feux, seule manière qu'ils aient d'exprimer leurs désirs de voir relâcher les vais- seaux.

Un autre motif plus «puissant encore m'avait dé- terminé à abandonner la relâche de la baie de Bon-Succès : je combinais depuis long-temps un nouveau plan de campagne, sur lequel cependant je ne pouvais rien décider qu'après avoir doublé le cap Horn.

Ce plan était de me rendre cette année sur la côte nord-ouest de l'Amérique : je savais que, si je n'en avais pas reçu l'ordre , c'était dans la seule crainte que je n'eusse pas le temps de faire une aussi longue course avant l'hiver, car ce projet réunissait une infinité d'avantages : le premier, de faire une route nouvelle, et de couper des paral- lèles sur lesquels il était possible de rencontrer plusieurs îles inconnues; le second, de parcourii*, d'une manière plus expéditive , tous les lieux qui m'étaient indiqués, en employant deux ans dans l'hémisphère nord. Comme mes instructions por- taient expressément qu'il m'était permis d'exécuter les ordres du roi de la manière qui me paraîtrait la plus convenable au succès de ma campagne , je n'attendais, pour adopter entièrement ce nouveau plan , que de savoir l'époque je serais enfin dans la mer du Sud.

Je doublai le cap Horn avec beaucoup plus de

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facilité que je n'avais osé l'imaginer. Je suis con- vaincu aujourd'hui que cette navigation est comme celle de toutes les latitudes élevées : les difficultés qu'on s'attend à rencontre^ sont l'effet d'un an- cien préjugé qui doit disparaître , et que la lecture du voyage de l'amiral Anson n'a pas peu contribué à conserver parmi les marins.

Le 9 de février 1786, j'étais par le travers du détroit de Magellan dans la mer du Sud, faisant route pour l'île de Juan-Fernandez : j'avais passé , suivant mon estime, sur la prétendue terre de Drake ; mais j'avais perdu peu de temps à cette re- cherche, parce que j'étais convaincu qu'elle n'exis- tait pas. Depuis mon départ d'Europe, toutes mes pensées n'avaient eu pour objet que les routes des anciens navigateurs : leurs journaux sont si mal faits qu'il faut en quelque sorte les deviner ; et les géographes, qui ne sont pas marins, sont généra- lement si ignorans en hydrographie qu'ils n'ont pu porter les lumières d'une saine critique sur des journaux qui en avaient grand besoin : ils ont en conséquence tracé des îles qui n'existaient pas, et qui , comme des fantômes , ont disparu devant les nouveaux navigateurs.

En 1578, l'amiral Drake, cinq jours après sa sortie du détroit de Magellan , fut assailli, dans le Grand-Océan occidental , par des coups de vent très forts qui durèrent près d'un mois : il est dif-

LA PÉROUSE. 65

iicile de le suivre dans ses différentes routes ; mais enfin il eut connaissance d'une île par les 5)7 de- Ijrés de latitude sud; il y relâcha et y vit beau- coup d'oiseaux : courant ensuite au nord l'espace de vingt lieues, il trouva d'autres îles habitées par des sauvages qui avaient des pirogues : ces îles produisaient du bois et des plantes antiscorbuti- ques. Comment méconnaître à cette relation la Terre de Feu sur laquelle Drake a relâché , et vrai- semblablement l'île Diego-Ramirez, située à peu près par la latitude de la prétendue île de Drake? A cette époque, la Terre de Feu n'était pas con- nue. Le Maire et Schouten ne trouvèrent le détroit qui porte leur nom qu'en 1616; et toujours per- suadés qu'il y avait dans l'hémisphère sud , comme dans l'hémisphère nord , des terres qui s'étendent jusqu'aux environs des pôles, ils crurent que la partie du sud de l'Amérique était coupée par des canaux, et qu'ils en avaient trouvé un second comme Magellan. Ces fausses idées étaient bien propres à jeter dans l'erreur l'amiral Drake, qui fut porté par les courans 12 ou 15 degrés dans l'est de son estime, ainsi qu'il est arrivé depuis, dans les mêmes parages, à cent autres navigateurs : cette proba- bilité devient une certitude lorsqu'on réfléchit qu'un vaisseau de cette escadre, qui prit la bordée du nord pendant que son général courait celle du

sud, rentra dans le même détroit de Magellan XII. 5

OG VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

dont il venait de sortir, preuve évidente qu'il n'a vait guère fait de cheuiin à l'ouest, et que l'amiral Drake avait dépassé la longitude de l'Amérique. On pourrait ajouter qu'il est contre toute vraisem- blance qu'une île fort éloignée du continent, et par 57 degrés de latitude, soit couverte d'arbres , lors- qu'on ne trouve pas même une plante ligneuse sur les îles Malouines, qui ne sont que par 53 degrés; qu'il n'y a aucun habitant sur ces mêmes îles , pas même sur celle des Etats, qui n'est séparée du continent que par un canal de cinq lieues ; et qu'en- fin la description que Drake fait des sauvages, des pirogues, des arbres et des plantes, convient si fort aux Pécherais, et généralement à tous les autres détails que nous avons sur la Terre de Feu, que je suis à concevoir comment l'île de Drake peut encore exister sur les cartes.

Les vents d'ouest-sud-ouest m'étant favorables pour gagner au nord, je ne perdis pas à cette vaine recherche un temps si précieux , et je con- tinuai ma route vers l'île de Juan-Fernandez. Mais ayant examiné la quantité de vivres que j'avais à bord , je vis qu'il nous restait très peu de pain et de farine , parce que j'avais été obligé , ainsi que M. de Larigle , d'en laisser cent quarts à Brest , faute d'espace pour les contenir : les vers d'ailleurs s'étaient mis dans le biscuit; ils ne le rendaient pas immangeable, mais ils en diminuaient la quantité

LA PÉROUSE. 67

d'environ un cinquième. Ces différentes considé- rations me déterminèrent à préférer la Concep- tion à Fîle de Juan-Fernandez. Je savais que cette partie du Chili était très abondante en grains , qu'ils y étaient à meilleur marché que dans aucune con- trée de l'Europe, et que j'y trouverais en abon- dance , et au prix le plus modéré , tous les autres comestibles : je dirigeai en conséquence ma route un peu plus à l'est.

Le 22 au soir j'eus connaissance de l'île Mocha, qui est environ à cinquante lieues dans le sud de la Conception. La crainte d'être porté au nord par les courans m'avait fait rallier la terre ; mais je crois que c'est une précaution inutile, et qu'il suffit de se mettre en latitude de l'ile Sainte-Marie qu'il faut reconnaître, ayant attention de ne l'approcher qu'à la distance d'environ trois lieues, parce qu'il y a des roches sous l'eau qui s'étendent fort au large de la pointe du nord-ouest de cette île.

Lorsqu'elle est doublée, on peut ranger la terre: tous les dangers sont alors hors de l'eau et à une petite distance du rivage. On a en même temps connaissance des Mamelles de Biobio : ce sont deux montagnes peu élevées dont le nom indique la forme. Il faut gouverner un peu au nord des Ma- melles sur la pointe de Talcaguana : cette pointe forme l'entrée occidentale de la baie de la Concep- tion, qui s'étend environ trois lieues de l'est à

08 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

l'ouest, et autant en profondeur du nord au sud; mais cette entrée est rétrécie par l'île de Quiqui- rine, qui est placée au milieu et forme deux entrées. Celle de l'est est la plus sûre et la seule pratiquée ; elle a environ une lieue de large : celle de l'ouest, entre Tîle de Quiquirine et la pointe de Talcaguana n'a guère qu'un quart de lieue : elle est remplie de rochers, et on ne doit y passer qu'avec un bon pilote.

On trouve fond sur la côte depuis l'île Sainte- Marie jusqu'à l'entrée de la baie de la Conception : à trois lieues au large la sonde a rapporté soixante^ dix brasses fond de vase noire , et trente brasses lorsque nous étions en dedans de la baie, est et ouest. De la pointe du nord de l'île de Quiquirine, le brassiage va en diminuant jusqu'à sept brasses à deux portées de fusil de terre : il y a un excel- lent mouillage dans toute cette baie ; mais on n'est à l'abri des vents du nord que devant le village de Talcaguana.

A deux heures après midi nous doublâmes la pointe de l'île de Quiquirine; mais les vents du sud, qui nous avaient été si favorables jusque-là, nous furent contraires : nous courûmes différens bords, ayant l'attention de sonder sans cesse. Nous cher- chions avec nos lunettes la ville de la Conception, que nous savions, d'après le plan de Frézier, devoir être au fond de la baie, dans la partie du sud-est

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mais nous n'apercevions rien. A cinq heures du soir, il nous vint des pilotes qui nous apprirent que cette ville avait été ruinée par un tremblement de terre en 1751, qu'elle n'existait plus, et que la nouvelle ville avait été bâtie à trois lieues de la mer sur les bords de la rivière de Biobio. Nous apprîmes aussi, par ces pilotes, que nous étions attendus à la Conception , et que les lettres du mi- nistre d'Espagne nous y avaient précédés. Nous continuâmes à louvoyer pour approcher le fond de la baie ; et à neuf heures du soir nous mouil- lâmes par neuf brasses, à environ une lieue dans le nord-est du mouillage de Talcuguana que nous devions prendre le lendemain. Vers dix heures du soir, M. Postigo, capitaine de frégate de la marine d'Espagne, vint à mon bord , dépéché par le com- mandant de la Conception. Il y coucha, et il par- tit à la pointe du jour pour aller rendre compte de sa commission : il désigna auparavant au pilote du pays l'ancrage il convenait de nous mouiller; et, avant de monter à cheval, il envoya à bord de îa viande fraîche, des fruits, des légumes en plus grande abondance que nous n'en avions besoin pour tout l'équipage dont la bonne santé parut le sur prendre. Jamais peut-être aucun vaisseau n'avait doublé le cap Horn, et n'était arrivé au Chili sans avoir des malades; et il n'y en avait pas un seul sur nos deux bâtimens.

70 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

A sept heures du matin nous appareillâmes . nous faisant remorquer par nos canots et chaloupes ; nous mouillâmes dans l'anse de Talcaguana à onze heures , le 24 du mois de février.

Depuis notre arrivée sur la côte du Chili, nous avions fait chaque jour des observations de distan ces : nous avons reconnu la pointe du nord de l'ile Sainte-Marie, située par 37 degrés 1 minute de la- titude sud , et 75 degrés 55 minutes 45 secondes de longitude occidentale; le milieu du village de Tal- caguana , par 36 degrés 42 minutes 21 secondes de latitude, et 75 degrés 20 minutes de longitude.

§ 3.

Description de la Conception. Mœurs et coutumes des habitans. Départ de Talcaguana Arrivée à l'île de Pâques.

La baie de la Conception est une des plus com- modes qu'on puisse rencontrer dans aucune par- tie du monde ; la mer y est tranquille ; il n'y a presque point de courans, quoique la marée y monte de six pieds trois pouces; elle est haute les jours de nouvelle et de pleine lune , à une heure 45 minutes. Cette baie n'est ouverte qu'au vent du nord, qui n'y souffle que pendant l'hiver de ces climats , c'est-à-dire depuis la fin de mai jusqu'en octobre : c'est la saison des pluies qui sont conti-

LA PÉROUSE. 71

nuelks durant cette mousson ; car on peut donner ce nom à ces vents constans auxquels succèdent des vents de sud qui durent le reste de l'année, et sont suivis du plus beau temps. Le seul mouil- lage où l'on soit à l'abri des vents de nord-est pen- dant l'hiver est- devant le village de Talcaguana, sur la côte du sud-ouest : c'est d'ailleurs aujour- d'hui le seul établissement espagnol de cette baie , l'ancienne ville de la Conception, comme je l'ai déjà dit , ayant été renversée par un tremblement de terre en 1751. Elle était bâtie à l'embouchure de la rivière de Saint-Pierre, dans l'est de Tal- caguana : on en voit encore les ruines qui ne du- reront pas autant que celles de Palmire, tous les bâtimens du pays n'étant construits qu'en torchis ou en briques cuites au soleil : les couvertures sont en tuiles creuses, comme dans plusieurs pro- vinces méridionales.

Après la destruction de cette ville , qui fut plutôt engloutie par la mer que renversée par les secousses de la terre, les habitans se dispersèrent et campèrent sur les hauteurs des environs. Ce ne fut qu'en 1763 qu'ils firent choix d'un nouvel emplacement à un quart de lieue de la rivière de Biobio, et à trois lieues de l'ancienne Conception et du village de Talcahuano. Ils y bâtirent une nouvelle ville; l'évêché , la cathédrale , les maisons religieuses y furent transférés. Elle a une grande

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étendue, parce que les maisons n'ont qu'un seul étage , afin de mieux résister aux tremblemens de terre qui se renouvellent presque tous les ans.

Cette nouvelle ville contient environ dix mille habitans : c'est la demeure de l'évêque et du mes- tre-de-camp , gouverneur militaire. Cet évéclié confine au nord avec celui de Santiago , capitale du Chili , le gouverneur général fait sa rési- dence ^ Il est borné à l'est par les Cordilières, et s'étend au sud jusqu'au détroit de Magellan ; mais ses vraies limites sont la rivière de Biobio, à un quart de lieue de la ville. Tout le pays au sud de ladite rivière appartient aux Indiens , à l'exception de l'ile Chiloé et d'un petit arrondissement autour de Baldivia -.

Il n'est point dans l'univers de terrain plus fer- tile que celui de cette partie du Chili : le blé y rapporte soixante pour un ; la vigne produit avec la même abondance ; les campagnes sont couvertes de troupeaux innombrables qui , sans aucun soin , y multiplient au-delà de toute expression. Le seul travail est d'enclore de barrières les propriétés de chaque particulier, et de laisser dans ces enceintes les bœufs , les chevaux , les mules et les moutons.

On sait que depuis dix-huit ou dix-neuf ans le Chili forme une république, plusieurs fois modifiée, et que sont venues affermir les autres républiques américaine» fondées ou consolidées par le ffénie de Bolivar.

* Ou Valdivia.

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l^e prix ordinaire d'un gros bœuf est de huit piastres ; celui d'un mouton de trois quarts de piastre ; mais il n'y a point d'acheteurs , et les habitans sont dans l'usage de faire tuer tous les ans une grande quantité de bœufs dont on conserve les cuirs et le suif : ces deux articles sont envoyés à l.ima. On boucane aussi quelques viandes pour la consommation des équipages qui naviguent sur les petits bâtimens caboteurs de la mer du Sud.

Aucune maladie n'est particulière à ce pays ; mais il en est une qui y est assez commune et que je n'ose nommer. Ceux qui sont assez heureux pour s'en garantir parviennent à un âge très avancé : il y a à la Conception plusieurs centenaires.

Ce pays produit un peu d'or. Presque toutes les rivières y sont aurifères. L'habitant, en lavant de la terre , peut , dit-on , gagner chaque jour une demi-piastre ; mais , comme les comestibles sont très abondans , il n'est excité au travail par aucun vrai besoin. Sans communication avec les étran- gers, il ne connaît ni nos arts ni notre luxe, et il ne peut rien désirer avec assez de force pour vaincre son inertie. Les terres restent en friche. Les plus actifs sont ceux qui donnent quelques heures au lavage du sable des rivières , ce qui les dispense d'apprendre aucun métier : aussi les mai- sons des habitans les phis riches sont-elles sans

74 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

aucun meuble , et tous les ouvriers de la Concep- tion sont étrangers K

La parure des femmes consiste en une jupe plis- sée de ces anciennes étoffes d'or ou d'argent qu'on fabriquait autrefois à Lyon. Ces jupes, qui sont l'éservées pour les grandes occasions , peuvent , comme les diamans, être substituées dans les fa- milles , et passer des grand'mères aux petites-filles : d'ailleurs ces parures sont à la portée d'un petit nombre de citoyennes ; les autres ont à peine de quoi se vêtir.

La paresse, bien plus que la crédulité et la su- perstition, a peuplé ce royaume de couvens de filles et d'hommes : ceux-ci jouissent d'une beaucoup plus grande liberté que dans aucun autre pays ; et le malheur de n'avoir rien à faire, de ne tenir à aucune famille, d'être célibataires par état sans être séparés du monde , et de vivre retirés dans leurs cellules, les a rendus et devait les rendre les plus mauvais sujets de l'Amérique. Leur effronte- rie ne peut être exprimée : j'en ai vu rester au bal jusqu'à minuit, à la vérité éloignés de la bonne compagnie, et placés parmi les valets. Personne plus que ces mêmes religieux ne donnait à nos

N«us verrons, par les voyafjes récens que nous donnerons en traitant spécialement de l'Amérique , les progrès que la civilisa- tion a faits dans ce pays depuis le passage de La Pérouse. La rela- tion du capitaine Basile Hall offrira surtout un puissant aliment à la curiosité du lecteur.

LA PEROLSf:. 75

jeunes gens des renseigneraens plus exacts sur des endroits que des prêtres n'auraient connaître que pour en interdire l'entrée.

Le peuple de la Conception est très voleur, et les femmes y sont extrêmement complaisantes. C'est une race dégénérée mêlée d'Indiens; mais les liabitans du premier état, les vrais Espagnols, sont extrêmement polis et obligeans. Je manque- rais à toute reconnaissance si je ne les peignais avec les vraies couleurs qui conviennent à leur caractère. Je tacherai de le faire connaître en ra- contant notre propre histoire.

J'étais à peine mouillé devant le village de Tal- cahuano, qu'un dragon vint m'apporter une lettre de M. Ouexada, commandant par intérim ; il m'an- nonçait que nous serions reçus comme des com- patriotes, ajoutant avec la plus extrême politesse que les ordres qu'il avait reçus étaient dans cette occasion bien conformes aux sentimens de son cœur et à ceux de tous les hahitans de la Concep- tion. Cette lettre était accompagnée de rafraîchis- semens de toute espèce que chacun s'empressait d'envoyer en présent à bord ; nous ne pouvions consommer tant d'objets, et nous ne savions les placer.

Obligé de donner mes premiers soins aux répa- rations de mon vaisseau, à l'établissement de nos horloges astronomiques à terre, et à celui de nos

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quarts de cercle , je ne pus tout de suite aller faire mes reinercîmens à ce []^ouverneur: j'attendais avec impatience le moment de remplir ce devoir; mais il me prévint, et il arriva à mon bord, suivi des principaux officiers de la colonie. Le lendemain je rendis cette visite , accompagné de M. de Langle, de plusieurs officiers et passagers. Nous étions précédés par un détachement de dragons , dont le commandant avait cantonné une demi-compagnie à Talcahuano : depuis notre arrivée elle était à nos ordres, ainsi que leurs chevaux. M. Quexada, M. Sabatero , commandant l'artillerie, et le major de la place , vinrent au-devant de nous à une lieue de la Conception. Nous descendîmes tous chez M. Sabatero , l'on nous servit un très bon dîner; et à la nuit il y eut un grand bal , furent invi- tées les principales dames de la ville.

Le costume de ces dames , très différent de celui auquel nos yeux étaient accoutumés, consiste en une jupe plissée qui laisse à découvert la moitié de la jambe , et qui est attachée fort au-dessous de la ceinture; des bas rayés de rouge, de bleu et de blanc; des souliers si courts que tous les doigts sont repliés, en sorte que le pied est presque rond. Leurs cheveux sont sans poudre, ceux de derrière divisés en petites tresses qui tombent sur leurs épaules. Leur corset est ordinairement d'une étoffe d'or ou d'argent; il est recouvert de deux man-

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tilles, la première de mousseline, et la seconde, qui est par-dessus, de laine de différentes couleurs, jaune, bleue ou rose : ces mantilles de laine enve- loppent la tête des dames lorsqu'elles sont dans la rue et qu'il fait froid; mais, dans les appartemens, elles ont Tusage de les mettre sur leurs genoux; et il y a un jeu de mantille de mousseline qu'on place et replace sans cesse, auquel les dames de la Con- ception ont beaucoup de grâce. Elles sont généra- lement jolies et d'une politesse si aimable, qu'il n'est certainement aucune ville maritime en Europe des navigateurs étrangers puissent être reçus avec autant d'affection et d'aménité.

Vers minuit le bal cessa. La maison du comman- dant et de M. Sabatero ne pouvant contenir tous les officiers et passagers français , chaque habitant sempressa de nous offrir des lits; et nous fûmes ainsi répartis dans les différens quartiers de la ville.

Avant le dîner nous avions été faire des visites aux principaux citoyens et à l'évêque, homme d'es- prit, d'une conversation agréable et d'une charité dont les évêques d'Espagne donnent de fréquens exemples. Il est créole du Pérou; il n'a jamais été en Europe, et il ne doit son élévation qu'à ses vertus. Il nous entretint du chagrin qu'aurait M. Higuins, le mestre-de-camp , d'être retenu par les Indiens sur la frontière, pendant notre court

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séjour dans son (gouvernement. Le bien que chacun disait de ce militaire , l'estime générale qu'on avait pour lui me faisaient regretter que les circons- tances le tinssent éloigné. On lui avait dépêché un Courier ; sa réponse, qui arriva pendant que nous étions encore à la ville , annonçait son prochain re- tour. 11 venait de conclure une paix glorieuse , et surtout bien nécessaire aux peuples de son gouver- nement , dont les habitations éloignées sont expo- sées aux ravages de ces sauvages qui massacrent les hommes, les enfans et emmènent les femmes en captivité.

Les Indiens du Chili ne sont plus ces anciens Américains auxquels les armes des Européens ins- piraient la terreur : la multiplication des chevaux qui se sont répandus dans l'intérieur des déserts immenses de l'Amérique , celle des bœufs et des moutons, qui est aussi extrêmement considérable, ont fait de ces peuples de vrais Arabes, que l'on peut comparer en tout à ceux qui habitent les déserts de l'Arabie. Sans cesse à cheval, des courses de deux cents lieues sont pour eux de très petits voyages; ils marchent avec leurs troupeaux ; ils se nourrissent de leur chair, de leur lait et quelque- fois de leur sang ^ ; ils se couvrent de leur peau dont ils se font des casques , des cuirasses et des

On m'a assuré qu'ils saifçnaient quelquefois leurs bœufs et leurs chevaux, et qu'ils en buvaient le sang.

LA PÉROUSE. 70

boucliers. Ainsi l'introduction de deux animaux domestiques en Amérique a eu l'influence la plus marquée sur les mœurs de tous les peuples qui habitent depuis Santiago jusqu'au détroit de Ma- gellan; ils ne suivent presque plus aucun de leurs anciens usages ; ils ne se nourrissent plus des mêmes fruits; ils n'ont plus les mêmes vêtemens; et ils ont une ressemblance bien plus marquée avec les Tar- tares ou avec les habitans des bords de la mer Rouge, qu'avec leurs ancêtres qui vivaient il y a deux siècles.

M. Higuins a réussi à capter la bienveillance de ces sauvages. Comme les Indiens, je lui avais donné ma confiance après une heure de conversation. Son retour à la ville suivit de bien près sa lettre : j'en étais à peine informé, qu'il arriva à Talcaguana, et je fus encore prévenu. Un mestre-de-camp de cavalerie est plutôt à cheval qu'un navigateur français; et M. Higuins, chargé de la défense du pays, était d'une activité difficile à égaler. Il ren- chérit encore, s'il est possible, sur les politesses de M. Quexada : elles étaient si vraies, si affectueuses pour tous les Français, que nulle expression ne pouvait rendre nos sentimens de reconnaissance. Comme nous en devions à tous les habitans , nous .résolûmes de donner une fête générale avant notre départ, et d'y inviter toutes les dames de la Con- ception. Une grande tente fut dressée sur le bord

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de la mer. Nous y donnâmes à dîner à cinquante personnes, homme^ ou femmes qui avaient eu la complaisance de faire trois lieues pour se rendre à notre invitation. Ce repas fut suivi d'un bal, d'un petit feu d'artifice , et enfin d'un ballon de papier , assez grand pour faire spectacle.

Le lendemain, la même tente nous servit pour donner un grand dîner aux équipages des deux frégates ; nous mangeâmes tous à la même table , M. de Langle et moi à la tête , chaque officier, jus- qu'au dernier matelot, placés suivant le rang qu'ils occupaient à bord : nos plats étaient des gamelles de bois. La gaîté était peinte sur le visage de tous les matelots; ils paraissaient mieux portans et mille fois plus heureux que le jour de notre sortie de Brest.

Le mestre-de-camp voulut à son tour donner une fête : nous nous rendîmes tous à la Conception , excepté les officiers de service. M. Higuins vint au- devant de nous, et conduisit notre cavalcade chez lui , une table de cent couverts était dressée : tous les officiers et habitans de marque y étaient invités ainsi que plusieurs dames. A chaque ser- vice un franciscain improvisateur récitait des vers espagnols pour célébrer l'union qui régnait entre les deux nations. Il y eut grand bal pendant la nuit: toutes les dames s'y rendirent, parées de leurs plus beaux habits; des officiers masqués y donné-

LA PÉROUSE. 81

rent un très joli ballet. On ne peut dans aucune partie du monde voir une plus charmante fête : elle était donnée par un homme adoré dans le pays, et à des étrangers qui avaient la réputation d'être de la nation la plus galante de l'Europe.

Mais ces plaisirs et cette bonne réception ne me faisaient pas perdre de vue mon objet principal. J'avais annoncé, le jour de mon arrivée, que je met- trais à la voile le 15 de mars, et que si, avant cette époque, les bâti mens étaient réparés, nos vivres, notre eau et notre bois embarqués, chacun aurait la liberté d'aller se promener à terre : rien n'était plus propre à hâter le travail que cette promesse, dont je craignais autant l'effet que les matelots le désiraient, parce que le vin est très commun au Chili , que chaque maison du village de Talcaguana est un cabaret, et que les femmes y sont presque aussi complaisantes qu'à Taïti : il n'y eut cependant aucun désordre, et mon chirurgien ne m'a point annoncé que cette liberté eût eu des suites fâ- cheuses.

Le 15 mars, à la pointe du jour, je fis signal de se préparer à appareiller; mais les vents se fixèrent au nord ; ils avaient été constamment du sud-sud- ouest au sud-ouest depuis notre séjour dans cette rade. La brise commençait ordinairement à dix heures du matin, et finissait à la même heure de

la nuit, cessant de meilleure heure si elle avait XII 6

82 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

commencé plus tôt , et, réciproquement, durant jus- qu'à minuit si elle n'avait commencé qu'à midi , en sorte qu'il y avait à peu près douze heures de brise et autant de calme. Cette règle eut lieu cons- tamment jusqu'au 15, que les vents, après un calme absolu et une chaleur excessive, se fixèrent au nord. Il venta très grand frais de cette partie, avec beaucoup de pluie pendant la nuit du 15 au 16; et le 17, vers midi, il y eut une légère brise du sud-ouest avec laquelle j'appareillai. Elle était très faible, et elle ne nous conduisit qu'à deux lieues en dehors de la baie, nous restâmes en calme plat, la mer fort houleuse des derniers vents du nord. Nous fûmes toute la nuit environnés de baleines , elles nageaient si près de nos frégates, qu'elles je- taient l'eau à bord en soufflant. Il est à remarquer qu'aucun habitant du Chili n'en a jamais harponné une seule : la nature a accumulé tant de biens sur ce pays , qu'il faut plusieurs siècles avant que cette branche d'industrie y soit cultivée.

Le 19 les vents de sud me permirent de m'é- loigner de terre; je dirigeai ma route à l'est de Juan-Fernandez dont je ne pris pas connaissance, parce que sa position avait été fixée d'après les observations du père Feuillée à la Conception.

Le 23 j'étais par 30 degrés 29 minutes de lati- tude sud , et 85 degrés 51 minutes de longitude occidentale.

LA PÉROliSE. 83

Le 24 les vents se fixèrent à l'est : ils ne varièrent pas de 5 degrés jusqu'à cent vingt lieues environ de l'île de Pâques.

Le 3 avril, par 27 degrés 5 minutes de latitude sud et 101 de longitude occidentale, nous eûmes des vents du nord-est au nord-ouest; nous vîmes aussi quelques oiseaux, les seuls que nous eussions rencontrés depuis que nous avions dépassé l'île de Juan-Fernandez ; car je ne compte pas un ou deux taillevents qui avaient été vus quelques instans dans un trajet de six cents lieues. Cette variété des vents est l'indice le plus certain de terre ; mais les physiciens auront peut-être quelque peine à expli- quer comment l'influence d'une petite île , au mi- lieu d'une mer immense, peut s'étendre jusqu'à cent lieues : au surplus, il ne suffit pas à un na- vigateur de présumer qu'il est à cette distance d'une île, si rien ne lui indique dans quelle aire de vent il peut la rencontrer. La direction du vol des oiseaux , après le coucher du soleil , ne m'a jamais rien appris; et je suis bien convaincu qu'ils sont déterminés dans tous leurs mouvemens en l'air par l'appât d'une proie. J'ai vu , à l'entrée de la nuit, des oiseaux de mer diriger leur vol vers dix points différens de l'horizon , et je crois que les augures les plus enthousiastes n'auraient osé en rien conclure.

Le 4 avril je n'étais plus qu'à soixante lieues de

84 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

, l'île de Pâques : je ne voyais point d'oiseaux; les vents étaient au nord-nord-ouest. Il est vraisem- blable que, si je n'eusse connu avec certitude la position de cette île , j'aurais cru l'avoir dépassée , et j'aurais reviré de bord. J'ai fait ces réflexions sur les lieux , et je suis contraint d'avouer que les découvertes des îles ne sont dues qu'au hasard , et que très souvent des combinaisons fort sages en apparence en ont écarté les navigateurs.

I.e 8 avril, à deux heures après midi, j'eus con- naissance de l'îie de Pâques, qui me restait à douze lieues dans l'ouest 5 degrés sud. La mer était fort grosse , les vents au nord : ils ne s'étaient pas fixés depuis quatre jours, et ils avaient varié du nord au sud par l'ouest. Je crois que la proximité d'une petite île ne fut pas la seule cause de cette variété , et il est vraisemblable que les vents alises ne sont pas constans , dans cette saison , au 27^ degré. La pointe que j'apercevais était celle de l'est : j'étais précisément au même endroit le capitaine Davis avait rencontré, en 1686 y une île de sable, et, douze lieues plus loin , une terre à l'ouest que le capitaine Cook et M. Dalrymple ont cru être l'île de Pâques, retrouvée en 1722 par Roggewin; mais ces deux marins , quoique très éclairés , n'ont pas assez discuté ce que rapporte Waffer : il dit que « le capitaine Davis, partant des Gallapagos, dans le dessein de retourner en Europe par le cap Horn,

LA PEROUSE. 85

et de ne relâcher qu'à l'ile de Juan Fernandez , res- sentit par les 12 degrés de latitude sud un choc terrible, et crut avoir touché sur un rocher ; il avait constamment dirigé sa route au sud, et esti- mait être à cent cinquante lieues du continent de l'Amérique : il sut depuis qu'à cette même époque il y avait eu un tremblement de terre à Lima. Re- venu de sa frayeur, il continua à courir au sud, au sud-quart-sud-est , et au sud-est , jusque par les 27 degrés 20 minutes; et il rapporte qu'à deux heures du matin on entendit, sur l'avant de son vaisseau, le bruit d'une mer qui brise sur un ri- vage. Il mit en panne jusqu'au jour, et il vit une petite île de sable qui n'était environnée d'aucun rocher. Il en approcha à un quart de mille, et il aperçut plus loin , à douze lieues dans l'ouest , une grosse terre qui fut prise pour un groupe d'îles , à cause des intervalles existant entre les différens caps. Davis ne la reconnut point, et continua sa route vers l'île de Juan Fernandez ; mais Waffer dit que cette petite île de sable se trouve à cinq cents lieues de Copiapo et à six cents des Galla- pagos. »

On n'a pas assez remarqué que ce résultat est impossible. Si Davis, par 12 degrés de latitude méridionale, et à cent cinquante lieues des côtes de l'Amérique , a présenté sa route vers le sud-sud- est, ainsi que le rapporte Waffer, connne il est

8b- VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

évident que ce capitaine flibustier a faire gou- verner avec les vents d'est , qui sont très fréquens dans ces parages, pour exécuter le projet qu'il avait d'aller à l'île de Juan-Fernandez, on doit en conclure, avec M. Pingre, qu'il y a une erreur de chiffre dans la citation de Dampier, et que la terre de Davis, au lieu d'être à cinq cents lieues de Co- piapo, n'en est qu'à deux cents lieues : il serait alors vraisemblable que les deux îles de Davis sont celles de Saint- Ambroise et de Saint-Félix, un peu plus nord que Copiapo; mais les pilotes des fli- bustiers n'y regardaient pas de si près , et n'obte- naient guère la latitude qu'à 30 ou 40 minutes près. J'aurais épargné à mes lecteurs cette petite discussion de géographie, si je n'avais eu à com- battre l'opinion de deux hommes justement célè- bres. Je dois cependant dire que le capitaine Cook était dans le doute, et qu'il rapporte qu'il eut dé- cidé la question s'il avait eu le temps de s'élever à l'est de l'île de Pâques. Comme j'ai parcouru trois cents lieues sur ce parallèle, et que je n'ai point vu l'île de Sable, je crois qu'il ne doit plus rester aucun doute, et le problème me paraît entière- ment résolu.

Je prolongeai pendant la nuit du 8 au 9 avril la côte de l'île de Pâques , à trois lieues de distance ; le temps était clair, et les vents avaient fait le tour du nord au sud-est, dans moins de trois heures.

LA PÉROUSE 87

Au jour, je fis route pour la baie de Cook : c'est celle de lile qui est le plus à l'abri des vents du nord au sud, par l'est; elle n'est ouverte qu'aux vents d'ouest ; et le temps était si beau , que j'avais l'espoir qu'ils ne souffleraient pas de plusieurs jours. A onze heures du matin je n'étais plus qu'à une lieue du mouillage : l'Astrolabe avait déjà laissé tomber son ancre. Je mouillai très près de cette frégate ; mais le fond était si rapide, que les ancres de nos deux bàtimens ne prirent point; nous fûmes obligés de les relever et de courir deux bords pour regagner le naouillage.

Cette contrariété ne ralentit pas l'ardeur des In- diens : ils nous suivirent à la nage jusqu'à une lieue au large; ils montèrent à bord avec un air riant et une sécurité qui me donnèrent la meilleure opinion de leur caractère. Des hommes plus soup- çonneux eussent craint, lorsque nous remîmes à la voile, de se voir enlever et arracher à leur terre natale; mais l'idée d'une perfidie ne parut pas même se présenter à leur esprit : ils étaient au milieu de nous, nus et sans aucune arme; une simple ficelle, autour des reins, servait à fixer un paquet d'herbes qui cachaient leurs parties natu- relles.

M. Hodges, peintre, qui avait accompagné le capitaine Cook dans son second voyage , a fort mal rendu leur physionomie : elle est généiale-

88 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

nient agréable, mais très variée, et n'a point, comnae celle des Malais, des Chinois, des Chiliens, un caractère qui lui soit propre.

Je fis divers présens à ces Indiens; ils préfé- raient des morceaux de toile peinte, d'une demi- aune , aux clous , aux couteaux et aux rassades ; mais ils désiraient encore davantage les chapeaux : nous en avions une trop petite quantité pour en donner à plusieurs. A huit heures du soir je pris congé de mes nouveaux hôtes, leur faisant en- tendre, par signes, qu'à la pointe du jour je des- cendrais à terre : ils s'embarquèrent dans le canot en dansant, et ils se jetèrent à la mer à deux por- tées de fusil du rivage , sur lequel la lame brisait avec force. Ils avaient eu la précaution de faire de petits paquets de mes présens, et chacun avait posé le sien sur sa tète pour le garantir de l'eau-

§4.

Description de l'ile de Pâques. Evénemens qui nous y sont arri- vés. Mœurs et coutumes des habitans.

La baie de Cook, dans l'île d'Easter ou de Pâques, est située par 27 degrés 1 1 minutes de latitude sud , et 111 degrés 55 minutes 30 secondes de longitude occidentale. C'est le seul mouillage à l'abri des vents de sud-est et d'est , qui sont les vents ordinaires dans ces parages. On y serait en

LA PÉROLISE. 89

très grand danger avec des vents d'ouest, mais ils ne soufflent janaais de cette partie de l'horizon qu'après avoir passé de l'est au nord-est, au nord , et successivement à l'ouest : on a donc le temps d'appareiller, et il suffit d'être a un quart de lieue au large pour n'en avoir rien à craindre. Cette baie est facile à reconnaître : après avoir doublé les deux rochers de la pointe du sud de l'île, on doit ranger la terre à un- mille de distance ; on aperçoit bientôt une petite anse de sable , qui est la reconnaissance la plus certaine. Lorsque cette anse reste à l'est-quart-sud-est , et que les deux rochers dont j'ai parlé sont fermés par la pointe, on peut laisser tomber son ancre par vingt brasses, fond de sable, à un quart de lieue du rivage. Si l'on est plus au large , on ne trouve le fond que par trente-cinq ou quarante brasses , et il augmente si rapidement , que l'ancre ne tient point. Le débar- quement est assez facile au pied d'une des statues dont je parlerai bientôt.

A la pointe du jour, je fis tout disposer pour notre descente à terre. Je devais me flatter d'y trouver des amis , puisque j'avais comblé de pré- sens tous ceux qui étaient venus à bord la veille ; mais j'avais trop médité les relations des différens voyageurs pour ne pas savoir que ces Indiens sont de grands enfans, dont la vue de nos différens meubles excite si fort les désirs, qu'ils mettent tout

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en iisa^je pour s'en emparer. Je crus donc qu'il fallait les retenir par la crainte, et j'ordonnai qu'on mît à cette descente un petit appareil guer- rier : nous la fîmes en effet avec quatre canots et douze soldats armés. M. de Langle et moi nous étions suivis de tous les passagers et officiers , à l'exception de ceux qui étaient nécessaires à bord des deux frégates pour le service; nous compo- sions , en y comprenant l'équipage de nos bàti- mens à rames, environ soixante-dix personnes.

Quatre ou cinq cents Indiens nous attendaient sur le rivage : ils étaient sans armes , quelques-uns couverts de pièces d'étoffes blanches ou jaunes, mais le plus grand nombre était nu ; plusieurs étaient tatoués et avaient le visage peint d'une cou- leur rouge ; leurs cris et leur physionomie expri- maient la joie : ils s'avancèrent pour nous donner la main et faciliter notre descente.

L'île, dans cette partie, est élevée d'environ vingt pieds; les montagnes sont à sept ou huit cents toises dans l'intérieur, et du pied de ces monta- gnes le terrain s'abaisse en pente douce vers la mer. Cet espace est couvert d'une herbe que je crois propre à nourrir les bestiaux; cette herbe recouvre de grosses pierres qui ne sont que posées sur la terre. Elles m'ont paru absolument les mêmes que celles de l'IIe-de-France, appelées dans le pays f^iraiimons , parce que le plus grand nombi'C est de

LA PÉROUSE. 91

)a grosseur de ce fruit; et ces pierres, que nous trouvions si incommodes en marchant, sont un bienfait de la nature : elles conservent à la terre sa fraîcheur et son humidité, et suppléent en partie à l'ombre salutaire des arbres que ces ha- bitans ont eu l'imprudence de couper, dans des temps sans doute très reculés , ce qui a exposé leur sol à être calciné par l'ardeur du soleil , et les a réduits à n'avoir ni ravins, ni ruisseaux, ni sources, ils ignoraient que, dans les petites îles, au milieu d'un océan immense , la fraîcheur de la terre cou- verte d'arbres peut seule arrêter, condenser les nuages et entretenir ainsi sur les montagnes une pluie presque continuelle, qui se répand en sources ou en ruisseaux dans les différens quartiers. Les îles qui sont privées de cet avantage sont réduites à une sécheresse horrible , qui peu à peu en détruit les plantes, les arbustes, et les rend presque inha- bitables. M. de Langle et moi ne doutâmes pas que ce peuple ne dût le malheur de sa situation à l'im- prudence de ses ancêtres; et il est vraisemblable que les autres îles de la mer du Sud ne sont arro- sées que parce que, très heureusement, il s'y est trouvé des montagnes inaccessibles il a été impossible de couper du bois : ainsi la nature n'a été plus libérale pour ces derniers insulaires qu'en leur paraissant pins avare, puisqu'elle s'est réservé des endroits ils n'ont pu atteindre. Un long se-

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jour à rUe-de-France, qui ressemble si fort à l'ile de Pâques, m'a appris que les arbres n'y repoussent jamais à moins d'être abrités des vents de mer par d'autres arbres ou par des enceintes de murailles ; et c'est cette connaissance qui m'a découvert la cause de la dévastation de l'île de Pâques.

Les habitans de cette île ont bien moins à se plaindre des éruptions de leurs volcans, éteints depuis long-temps, que de leur propre imprudence. Mais comme Fliomme est de tous les êtres celui qui s'habitue le plus à toutes les situations, ce peu- ple m'a paru moins malheureux qu'au capitaine Cook et à M. Forster. Ceux-ci arrivèrent dans cette île après un voyage long et pénible , manquant de tout, malades du scorbut; ils n'y trouvèrent ni eau, ni bois, ni cochons : quelques poules, des ba- nanes et des patates sont de bien faibles ressources dans ces circonstances. Leurs relations portent l'empreinte de cette situation. La nôtre était infini- ment meilleure : les équipages jouissaient de la plus parfaite santé ; nous avions pris au Chili ce qui' nous était nécessaire pour plusieurs mois, et nous ne désirions de ce peuple que la faculté de lui faire du bien : nous lui apportions des chèvres, des brebis, des cochons; nous avions des graines d'oranger, de citronnier , de coton , de maïs, et gé- néralement toutes les espèces qui pouvaient réussir dans son île.

LA PÉROUSE. 93

Notre premier soin, après avoir débarqué, fut de former une enceinte avec des soldats armés , rangés en cercle. Nous enjoignîmes aux habitans de laisser cet espace vide; nous y dressâmes une tente; je fis descendre à terre les présens que je leur des- tinais , ainsi que les différens bestiaux : mais comme j'avais expressément défendu de tirer, et que mes ordres portaient de ne pas même éloigner à coups de crosse de fusil les Indiens qui seraient trop in- commodes, bientôt les soldats furent eux-mêmes exposés à la rapacité de ces insulaires, dont le nombre s'était accru : ils étaient au moins huit cents, et dans ce nombre il y avait bien certaine- ment cent cinquante femmes. La physionomie de beaucoup de ces femmes était agréable; elles of- fraient leurs faveurs à tous ceux qui voulaient leur faire quelque présent.

Les Indiens nous engageaient à les accepter : quelques-uns d'entre eux donnèrent l'exemple des plaisirs qu'elles pouvaient procurer. Ils n'étaient séparés des spectateurs que par une simple cou- verture d'étoFfe du pays ; et pendant les agaceries de ces femmes, on enlevait nos chapea\ix sur nos têtes et les mouchoirs de nos poches. Tous parais- saient complices des vols qu'on nous faisait; car, à peine étaient-ils commis, que, comme une volée d'oiseaux, ils s'enfuyaient au même instant; mais voyant que nous ne faisions aucun usage de nos

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fusils, ils revenaient quelques minutes après ; ils recommençaient leurs caresses, et épiaient le mo- ment de faire un nouveau larcin : ce manège dura toute la matinée. Gomme nous devions partir dans la nuit, et qu'un si court espace de temps ne nous permettait pas de nous occuper de leur éducation , nous prîmes le parti de nous amuser des ruses que ces insulaires employaient pour nous voler; et afin d'ôter tout prétexte à aucune voie de fait qui au- rait pu avoir des suites funestes, j'annonçai que je ferais rendre aux soldats et aux matelots les cha- peaux qui seraient enlevés. Ces Indiens étaient sans armes : trois ou quatre, sur un si grand nombre , avaient une espèce de massue de bois très peu re- doutable : quelques-uns paraissaient avoir une lé- gère autorité sur les autres. Je les pris pour des chefs, et leur distribuai des médailles que j'attachai à leur cou avec une chaîne : mais je m'aperçus bientôt qu'ils étaient précisément les plus insignes voleurs; et quoiqu'ils eussent l'air de poursuivre ceux qui enlevaient nos mouchoirs , il était facile de voir que c'était avec l'intention la plus décidée de ne pas les joindre.

Nous n'avions que huit ou dix heures à rester sur l'île, et nous ne voulions pas perdre ce temps : je confiai donc la garde de la tente et de tous nos effets à M. d'Escures. mon premier lieutenant; je le chargeai en outre du commandement de tous les

LA PÉROUSE. 95

soldats et matelots qui étaient à terre. Nous nous divisâmes ensuite en deux troupes :1a première, aux ordres de M. de Langle, devait pénétrer le plus possible dans l'intérieur de Tîle , semer des graines dans tous les lieux qui paraîtraient susceptibles de les propager, examiner le sol, les plantes, la cul- ture, la population, les moniimens et générale- ment tout ce qui peut intéresser chez ce peuple très extraordinaire. Ceux qui se sentirent la force de faire beaucoup de chemin s'enrôlèrent avec lui : il fut suivi de MM. Dagelet , de Lamanon , Duché , Dufresne, de la Martinière, du père Receveur, de l'abbé Mongès et du jardinier. La seconde, dont je faisais partie, se contenta de visiter les monumens, les plates-formes, les maisons et les plantations à une lieue autour de notre établissement.

M. Forster croit que ces monumens sont l'ou- vrage d'un peuple beaucoup plus considérable que celui qui existe aujourd'hui; mais son opinion ne me paraît pas fondée. Le plus grand des bustes grossiers qui sont sur ces plates-formes, et que nous avons mesurés , n'a que quatorze pieds six pouces de hauteur, sept pieds six pouces de largeur aux épaules , trois pieds d'épaisseur au ventre , six pieds de largeur et cinq pieds d'épaisseur à la base: ces bustes, dis-je, pourraient être l'ouvrage de la génération actuelle , dont je crois pouvoir, sans aucune exagération, porter la population à deux

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mille personnes. Le nombre des femmes m'a paru fort approchant de celui des hommes; j'ai vu au- tant d'enfans que dans aucun autre pays; et quoi- que , sur environ deux cents habitans que notre arrivée a rassemblés aux environs de la baie , il y eût au plus trois cents femmes, je n'en ai tiré d'au- tre conjecture que celle de supposer que les insu- laires de l'extrémité de l'île étaient venus voir nos vaisseaux, et que les femmes, ou plus délicates, ou plus occupées de leur ménage et de leurs en- fans, étaient restées dans leurs maisons : en sorte que nous n'avons vu que celles qui habitent dans le voisinage de la baie.

La relation de iVL de Langle confirme cette opi- nion; il a rencontré dans l'intérieur de l'île beau- coup de femmes et d'enfans, et nous sommes tous entrés dans ces cavernes M. Forster et quelques officiers du capitaine Cook crurent d'abord que les femmes pouvaient être cachées. Ce sont des maisons souterraines, de même forme que celles que je décrirai tout à l'heure, et dans lesquelles nous avons trouvé de petits fagots dont le plus gros morceau n'avait pas cinq pieds de longueur et n'excédait pas six pouces de diamètre. On ne peut cependant révoquer en doute que les habitans n'eussent caché leurs femmes lorsque le capitaine Cook les visita; mais il m'est impossible d'en de- viner la raison , et nous devons peut-être à la ma-

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nière généreuse dont il se conduisit envers ce peu- ple la confiance qu'il nous a montrée, et qui nous a mis à portée de mieux juger de sa population.

Tous les monumens qui existent aujourd'hui paraissent très anciens : ils sont placés dans des moraïs, autant qu'on en peut juger par la grande quantité d'ossemens qu'on trouve à côté. On ne peut douter que la forme de leur gouvernement actuel n'ait tellement égalisé les conditions qu'il n'existe plus de chef assez considérable pour qu'un grand nombre d'hommes s'occupent du soin de conser- ver sa mémoire en lui érigeant une statue. On a substitué à ces colosses de petits monceaux de pierres en pyramide ; celle du sommet est blanchie d'une eau de chaux. Ces espèces de mausolées qui sont l'ouvrage d'une heure pour un seul homme, sont empilés sur le bord de la mer; et un Indien , en se couchant à terre, nous a désigné clairement que ces pierres couvraient un tombeau : levant ensuite les mains vers le ciel , il a voulu évidem- ment exprimer qu'ils croyaient à une autre vie. J'étais fort en garde contre cette opinion , et j'a- voue que je les croyais très éloignés de cette idée : mais ayant vu répéter ce signe à plusieurs, et M. de Langle, qui a voyagé dans l'intérieur de l'île, m'ayant rapporté le même fait, je n'ai plus eu de doute là-dessus , et je crois que tous nos offi- ciers et passagers ont partagé cette opinion. Nous XII. 7

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n'avons cependant vu la trace d'aucun culte ; car je ne crois pas que personne puisse prendre les statues pour des idoles , quoique ces Indiens aient montré une espèce de vénération pour elles.

Ces bustes de taille colossale, dont j'ai donné les dimensions, et qui prouvent bien le peu de pro- grès qu'ils ont faits dans la sculpture , sont d'une production volcanique , connue des naturalistes sous le nom de lapillo : c'est une pierre si tendre et si légère que quelques officiers du capitaine Cook ont cru qu'elle pouvait être factice et com- posée d'une espèce de mortier qui s'était durci à l'air. Il ne reste plus qu'à expliquer comment on est parvenu à élever sans point d'appui un poids aussi considérable : mais nous sommes certains que c'est une pierre volcanique fort légère, et qu'avec des leviers de cinq ou six toises, et glissant des pierres dessous, on peut, comme l'explique très bien le capitaine Cook, parvenir à élever un poids encore plus considérable, et cent hommes suffisent pour cette opération : il n'y aurait pas d'espace pour le travail d'un plus grand nombre.

Ainsi le merveilleux disparaît; on rend à la na- ture sa pierre de lapillo, qui n'est point factice; et on a lieu de croire que, s'il n'y a plus de nouveaux monumens dans l'île, c'est que toutes les conditions y sont égales, et qu'on est peu jaloux d'être roi d'un peuple qui est presque nu, qui vit de patates

LA PÉROUSE. 99

et d'ignames; et réciproquement, ces Indiens ne pouvant être en guerre, puisqu'ils n'ont pas de voisins, n'ont pas besoin d'un chef qui ait une au- torité un peu étendue.

Je ne puis que hasarder des conjectures sur les mœurs de ce peuple dont je n'entendais pas la lan- gue , et que je n'ai vu qu'un jour ; mais j'avais l'ex- périence des voyageurs qui m'avaient précédé : je connaissais parfaitement leurs relations, et je pou- vais y joindre mes propres réflexions.

La dixième partie de la terre y est à peine cul- tivée, et je suis persuadé que trois jours de travail suffisent à chaque Indien pour se procurer la sub- sistance d'une année. Cette facilité de pourvoir aux besoins de la vie m'a fait croire que les produc- tions de la terre étaient en commun, d'autant que je suis à peu près certain que les maisons sont communes au moins à tout un village ou district. J'ai mesuré une de ces maisons auprès de notre établissement ^ : elle avait trois cents dix pieds de longueur, dix pieds de largeur et dix pieds de hauteur au milieu. Sa forme était celle d'une pi- rogue renversée ; on n'y pouvait entrer que par deux portes de deux pieds d'élévation et en se glis- sant sur les mains. Cette maison peut contenir plus de deux cents personnes : ce n'est pas la demeure du

' Cette maison n'était pas encoie finie ; ainsi le capitaine Cot)k n'avait pu la voir.

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chef, puisqu'il n'y a aucun meuble, et qu'un aussi grand espace lui serait inutile. Elle forme à elle seule un village avec deux ou trois autres petites maisons peu éloignées.

Il y a vraisemblablement dans chaque district un chef qui veille plus particulièrement aux plan- tations. Le capitaine Cook a cru que ce chef en était le propriétaire; mais si ce célèbre navigateur a eu quelque peine à se procurer une quantité considérable de patates et d'ignames, on doit moins l'attribuer à la disette de ces comestibles qu'à la nécessité de réunir un consentement pres- que général pour les vendre.

Quant aux femmes, je n'ose prononcer si elles sant communes à tout un district, et les enfans à la république : il est certain qu'aucun Indien ne paraissait avoir sur aucune femme l'autorité d'un mari ; et si c'est le bien particulier de chacun , ils en sont très prodigues.

Quelques maisons sont souterraines, comme je l'ai déjà dit; mais les autres sont construites avec des joncs , ce qui prouve qu'il y a dans l'intérieur de l'île des endroits marécageux : ces joncs sont très artistement arrangés , et garantissent parfaite- ment de la pluie. L'édifice est porté sur un socle de pierres de taille * de dix-huit pouces d'épais- seur, dans lequel on a creusé , à distances égales

Ct's pierres ne sont pas du ffrès , mais des laves solides»

LA PÉROUSE. 101

* des trous entrent des perches qui forment la charpente en se repliant en voûte : des paillassons de jonc garnissent l'espace qui est entre ces perches. On ne peut douter, comme le fait observer le capitaine Cook , de l'identité de ce peuple avec ce- lui des autres îles de la mer du Sud , même langage, même physionomie ; leurs étoffes sont aussi fabri- ^ quées avec l'écorce du mûrier; mais elles sont très rares, parce que la sécheresse a détruit ces arbres. Ceux de cette espèce qui ont résisté n'ont que trois pieds de hauteur ; on est même obligé de les entourer de murailles pour les garantir des vents : il est à remarquer que ces arbres n'excèdent jamais la hauteur des murs qui les abritent.

Je ne doute pas qu'à d'autres époques ces insu- laires n'aient eu les mêmes productions qu'aux îles de la Société. Les arbres à fruit auront péri par la sécheresse, ainsi que les cochons et les chiens, aux- quels l'eau est absolument nécessaire. Mais l'homme, qui, au détroit d'Hudson, boit de l'huile de ba- leine, s'accoutume à tout; et j'ai vu les naturels de l'île de Pâques boire de l'eau de mer comme les albatros du cap Horn. Nous étions dans la saison humide; on trouvait un peu d'eau saumàtre dans des trous au bord de la mer : ils nous l'offraient dans des calebasses, mais elle rebutait les plus al- térés. Je ne me flatte pas que les cochons dont je leur ai fait présent nuiUipliont ; mais j'espère que

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Jes chèvres et les brebis, qui boivent peu et ai- ment le sel, y réussiront.

A une heure après midi je revins à la tente dans le dessein de retourner à bord , afin que M. de Clo- nard , mon second , pût à son tour descendre à terre. J'y trouvai presque tout le monde sans cha- peau et sans mouchoir : notre douceur avait en- hardi les voleurs, et je n'avais pas été distin^^ué des autres. Un Indien , qui m'avait aidé à descendre d'une plate-forme, après m'avoir rendu ce service, m'enleva mon chapeau et s'enfuit à toutes jambes, suivi, comme à l'ordinaire, de tous les autres. Je ne le fis pas poursuivre, et ne voulus pas avoir le droit exclusif d'être garanti du soleil , vu que nous étions presque tous sans chapeau. Je continuai à examiner cette plate-forme : c'est le monument qui m'a donné la plus haute opinion des anciens talens de ce peuple pour la bâtisse ; car le mot pompeux dî' architecture ne convient point ici. Il paraît qu'il n'a jamais connu aucun ciment ; mais il coupait et taillait parfaitement les pierres : elle étaient pla- cées et jointes suivant toutes les règles de l'art.

J'ai rassemblé des échantillons de ces pierres : ce sont des laves de différente densité. La plus lé- gère, qui doit conséquemment se décomposer la première, forme le revêtement du côté de l'inté- rieur de l'île. Celui qui est tourné vers la mer est construit avec une lave infiniment plus compacte.

LA PÉROUSE. 103

afin de résister plus long-temps; et je ne connais à ces insulaires aucun instrument ni matière assez dure pour tailler ces dernières pierres : peut-être un plus long séjour dans 1 ile m'eût donné quel- ques éclaircissemens à ce sujet. A deux heures je revins à bord, et M. de Clonard descendit à terre. Bientôt deux officiers de l'Astrolabe arri- vèrent pour me rendre compte que les Indiens venaient de commettre un vol nouveau qui avait occasioné une rixe un peu plus forte : des plon- geurs avaient coupé sous l'eau le câblot du canot de l'Astrolabe , et avaient enlevé son grapin : on ne s'en aperçut que lorsque les voleurs furent assez loin dans l'intérieur de l'île. Comme ce grapin nous était nécessaire, deux officiers et plusieurs soldats les poursuivirent; mais ils furent accablés d'une grêle de pierres. Un coup de fusil à poudre tiré en l'air ne fit aucun effet : ils furent enfin con- traints de tirer un coup de fusil à petit plomb , dont quelques grains atteignirent sans doute un de ces Indiens; car la lapidation cessa, et nos offi- ciers purent regagner tranquillement notre tente; mais il fut impossible de rejoindre les voleurs, qui durent rester étonnés de n'avoir pu lasser notre patience.

Us revinrent bientôt autour de notre établisse- ment; ils recommencèrent à offrir leurs femmes, et nous Fûmes aussi bons amis qu'à notre première

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entrevue : enfin, à six heures du soir tout fut rem- barqué ; les canots revinrent à bord , et je fis signal de se préparer à appareiller. M. de Langle me rendit compte, avant notre appareillage , de son voyage dans l'intérieur de l'île; je le rapporterai dans le chapitre suivant. Il avait semé des graines sur toute sa route, et il avait donné à ces insu- laires les marques de la plus extrême bienveillance. Je crois cependant achever leur portrait, en rap- portant qu'une espèce de chef auquel M. de Lan- gle faisait présent d'un bouc et d'une chèvre , les recevait d'une main, et lui volait son mouchoir de l'autre.

Il est certain que ces peuples n'ont pas sur le vol les mêmes idées que nous; ils n'y attachent vraisemblablement aucune honte; mais ils savent très bien qu'ils commettent une action injuste, puisqu'ils prenaient la fuite à l'instant , pour évi- ter le châtiment qu'ils craignaient sans doute , et que nous n'aurions pas manqué de leur infliger, en le proportionnant au délit, si nous eussions eu quelque séjour à faire dans cette île ; car notre extrême douceur aurait fini par avoir des suites fâcheuses.

Il n'y a personne qui, ayant lu les relations des derniers voyageurs, puisse prendre les Indiens de la mer du Sud pour des sauvages; ils ont au con- traire fait de très grands progrès dans la civilisa-

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tion , et je les crois aussi corrompus qu'ils peuvent l'être relativement aux circonstances ils se trou- vent : mon opinion là-dessus nest pas fondée sur les différens vols qu'ils ont commis , mais sur la manière dont ils s'y prenaient. Les plus effrontés coquins de l'Europe sont moins hypocrites que ces insulaires ; toutes leurs caresses étaient feintes ; leur physionomie n'exprimait pas un seul senti- ment vrai : celui dont il fallait le plus se défier était l'Indien auquel on venait de faire un présent, et qui paraissait le plus empressé à rendre mille petits services.

Ils faisaient violence à de jeunes filles de treize à quatorze ans pour les entraîner auprès de nous . dans l'espoir d'en recevoir le salaire; la répugnance de ces jeunes Indiennes était une preuve qu'on vio- lait à leur égard la loi du pays. Aucun Français n'a usé du droit barbare qu'on lui donnait : et s'il y a eu quelques momens donnés à la nature , le désir et le consentement étaient réciproques, et les femmes en ont fait les premiers frais.

J'ai retrouvé dans ce pays tous les arts des îles de la Société , mais avec beaucoup moins de moyens de les exercer, faute de matières premières. Les pi- rogues ont aussi la même forme ; mais elles ne sont composées que de bouts de [)lanches fort étroites, de quatre ou cinq pieds de longueui', el elles peuvent porter quatre hommes au plus, ^c

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n'en ai vu que trois dans cette partie de l'ile, et je serais peu surpris que bientôt, faute de bois, il n'y en restât pas une seule : ils ont d'ailleurs ap- pris à s'en passer ; et ils nagent si parfaitement , qu'avec la plus grosse mer ils vont à deux lieues au large, et cherchent par plaisir, en retournant à terre, l'endroit la lame brise avec le plus de force.

La côte m'a paru peu poissonneuse , et je crois que presque tous les comestibles de ces habitans sont tirés du règne végétal : ils vivent de patates , d'ignames, de bananes, de cannes à sucre, et d'un petit fruit qui croît sur les rochers , au bord de la mer, semblable aux grappes de raisin qu'on trouve aux environs du tropique, dans la mer Atlan- tique. On ne peut regarder comme une ressource quelques poules qui sont très rares sur cette île : nos voyageurs n'ont aperçu aucun oiseau de terre, et ceux de mer n'y sont pas communs.

Les champs sont cultivés avec beaucoup d'in- telligence. Ces insulaires arrachent les herbes , les amoncellent, les brûlent, et ils fertilisent ainsi la terre de leurs cendres. Les bananiers sont alignés au cordeau. Ils cultivent aussi le solanum ou la morelle; mais j'ignore à quel usage ils l'emploient: si je leur connaissais des vases qui pussent résister au feu , je croirais que, comme à Madagascar ou à rUe-de-Fi'ance, ils la mangent en guise d'épinards;

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mais ils n'ont d'autre manière de faire cuire leurs alimens que celle des îles de la Société , en creu- sant un trou en terre, et en couvrant leurs patates ou leurs ignames de pierres brûlantes et de char- bons mêlés de terre; en sorte que tout ce qu'ils mangent est cuit comme au four.

Le soin qu'ils ont pris de mesurer mon vais- seau m'a prouvé qu'ils n'avaient pas vu nos arts comme des êtres stupides ; ils ont examiné nos câ- bles, nos ancres, notre boussole, notre roue de gouvernail; et ils sont venus le lendemain avec une ficelle pour en reprendre la mesure, ce qui m'a fait croire qu'ils avaient eu quelques discus- sions à terre à ce sujet, et qu'il leur était resté quelques doutes. Je les estime beaucoup moins , parce qu'ils m'ont paru capables de réflexion. Je leur en ai laissé une à faire, et peut-être elle leur échappera : c'est que nous n'ayons fait contre eux aucun usage de nos forces, qu'ils n'ont pas mé- connues, puisque le seul geste d'un fusil en joue les faisait fuir : nous n'avons, au contraire , abordé dans leur île que pour leur faire du bien ; nous les avons comblés de présens. Nous avons accablé de caresses tous les êtres faibles, particulièrement les enfans à la mamelle; nous avons semé dans leurs champs toutes sortes de graines utiles; nous avons laissé dans leurs habitations des cochons, des chèvres et des brebis qui y multiplieront vi'aiscm-

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blableinent; nous ne leur avons rien demandé en échange : néanmoins, ils nous ont jeté des pierres, et ils nous ont volé tout ce qu'il leur a été possible d'enlever. Il eût, encore une fois , été imprudent dans d'autres circonstances de nous conduire avec autant de douceur; mais j'étais décidé à partir dans la nuit , et je me flattais qu'au jour, lorsqu'ils n'a- percevraient plus nos vaisseaux, ils attribueraient notre prompt départ au juste mécontentement que nous devions avoir de leurs procédés, et que cette réflexion pourrait les rendre meilleurs : quoi qu'il en soit de cette idée peut-être chimérique , les na- vigateurs y ont un très petit intérêt , cette île n'of- frant presque aucune ressource aux vaisseaux , et étant peu éloignée des îles de la Société.

§5.

Voyage de M. de Langle dans l'intérieur de l'île de Pâques. Nou- velles observations sur les mœurs et les arts des naturels, sur la qualité et la culture de leur sol , etc.

Je partis à huit heures du matin , accompagné de MM. Dagelet, de Lamanon , Dufresne, Duché, de l'abbé Mongès, du père Receveur et du jardi- nier. Nous fîmes d'abord deux lieues dans l'est, vers l'intérieur de l'île. Le marcher était très péni- ble à travers des collines couvertes de pierres vol- caniques; mais je m'aperçus bientôt qu'il y avait

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des sentiers par lesquels on pouvait facilement communiquer de case en case : nous en profitâmes, et nous visitâmes plusieurs plantations d'ignames et de patates. Le sol de ces plantations était une terre végétale très grasse , que le jardinier jugea propre à la culture de nos graines. Il sema des choux, des carottes, des betteraves, du maïs, des citrouilles , et nous cherchâmes à faire compren- dre aux insulaires que ces graines produiraient des fruits et des racines qu'ils pourraient manger. Ils nous entendirent parfaitement, et dès lors ils nous désignèrent les meilleures terres, nous indicjuant les endroits ils désiraient voir nos nouvelles productions. Nous ajoutâmes aux plantes légumi- neuses des graines d'oranger , de citronnier et de coton , en leur faisant comprendre que c'étaient des arbres, et que ce que nous avions semé pré- cédemment était des plantes.

Nous ne rencontrâmes d'autre arbuste que le mûrier à papier * et le mimosa. Il y avait aussi des champs assez considérables de morelle , que ces peuples m'ont paru cultiver dans les terres épui- sées par les ignames et les patates. Nous continuâ- mes notre route vers les montagnes , qui , quoique

' Moras papyrifera, abondant au Japon, l'on en prépare l'é- corce pour servir de papier. Cette écorce, extrêmement ligneuse sert aux femmes de la Louisiane à faire différens ouvrages avec la soie qu'elles en retirent; la feuille en est bonne poui^la nourri- ture des vers à soit». Ce( arbre <MM)ît maintenani en France.

110 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

assez élevées , se terminent toutes en une pente facile , et sont couvertes de gramen : nous n'aper- çûmes aucune trace de ravin ni de torrent. Après avoir fait environ deux lieux à Test, nous retour- nâmes au sud vers la côte du sud-est que nous avions prolongée la veille avec nos vaisseaux, et sur laquelle, à l'aide de nos lunettes, nous avions aperçu beaucoup de monumens ; plusieurs étaient renversés. Il paraît que ces peuples ne s'occupent pas de les réparer; d'autres étaient debout, leur plate-forme à moitié ruinée. Le plus grand de ceux que j'ai mesurés avait seize pieds dix pouces de hauteur, en y comprenant le chapiteau, qui a trois pieds un pouce , et qui est une lave poreuse , fort légère ; sa largeur aux épaules était de six pieds sept pouces , et son épaisseur à la base de deux pieds sept pouces.

Ayant ensuite aperçu quelques cases rassemblées, je dirigeai ma route vers cette espèce de village dont une des maisons avait trois cent trente pieds de longueur, et la forme d'une pirogue renversée. Très près de cette case nous remarquâmes les fon- demens de plusieurs autres qui n'existent plus : ils sont composés de pierres de lave taillées , dans lesquelles il y a des trous d'environ deux pouces de diamètre. Il nous parut que cette partie de l'île était mieux cultivée et plus habitée que les environs de la baie de Cook. Les monumens et les

LA PÉROUSE. tu

plates-formes y étaient aussi plus multipliés. PSous vîmes sur différentes pierres, dont ces plates-formes sont composées, des squelettes grossièrement des- sinés, et nous y aperçûmes des trous bouchés avec des pierres , par lesquels nous pensâmes qu'on de- vait communiquer à des caveaux qui contenaient les cadavres des morts. Ln Indien nous expliqua par des signes bien expressifs qu'on les y enterrait, et qu'ils montaient ensuite au ciel. INous rencontrâ- mes sur le bord de la mer des pyramides de pier- res rangées à peu près comme des boulets dans un parc d'artillerie , et nous aperçûmes quelques ossemens humains dans îe voisinage de ces pvra- mides et de ces statues , qui toutes avaient le dos tourné vers la mer, Nous visitâmes dans la matinée sept différentes plates-formes sur lesquelles il y avait des statues debout ou renversées; elles ne diffé- raient que par leur grandeur : le temps avait fait sur elles plus ou moins de ravages, suivant leur ancienneté. iNous trouvâmes auprès de la dernière une espèce de mannequin de jonc qui figurait une statue humaine de dix pieds de hauteur; il était recouvert d'une étoffe blanche du pays , la tète de grandeur naturelle , et le corps mince , les jambes dans des proportions assez exactes ; à son cou pendait vui filet en forme de panier revêtu d'étoffes blanches : il nous parut qu'il contenait de l'herbe. A côté de ce sac il y avait une figure d'en-

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fant, de deux pieds de longueur, dont les bras étaient en croix et les jambes pendantes. Ce man- nequin ne pouvait exister depuis un grand nombre d'années : c'était peut-être un modèle des statues qu'on érige aujourd'hui aux chefs du pays. A côté de cette même plate-forme , on voyait deux para- pets qui formaient une enceinte de trois cent quatre- vingt-quatre pieds de longueur sur trois cent vingt- quatre pieds de largeur : nous ne pûmes savoir si c'était un réservoir pour l'eau, ou un commence- ment de forteresse contre des ennemis ; mais il nous parut que cet ouvrage n'avait jamais été fini.

En continuant à faire route au couchant, nous rencontrâmes environ vingt enfans qui marchaient sous la conduite de quelques femmes , et qui paraissaient aller vers les maisons dont j'ai déjà parlé.

A l'extrémité de la pointe sud de l'île nous vîmes le cratère d'un ancien volcan, dont la grandeur, la profondeur et la régularité excitèrent notre ad- miration : il a la forme d'un cône tronqué; sa base supérieure, qui est la plus large , paraît avoir plus de deux tiers de lieue de circonférence. On peut estimer l'étendue de la base inférieure, en suppo- sant que le côté du cône fait avec la verticale un angle d'environ 30 degrés : cette base inférieure forme un cercle parfait. Le fond est marécageux; on y aperçoit plusieurs grandes lagunes d'eau

LA PÉROUSE. ti3

douce , dont ia surface nous parut au-dessus du niveau de la mer. La profondeur de ce cratère est au moins de huit cents pieds.

« Le père Receveur qui y descendit nous rapporta que ce marais était bordé des plus belles planta- tions de bananiers et de mûriers. Il paraît , comme nous l'avions observé en naviguant le long de la côte , qu'il s'est fait un éboulement considérable vers la mer. qui a occasioné une grande brèche à ce cratère ; la hauteur de cette brèche est d'un tiers du cône entier, et sa largeur d'un dixième de la circonférence supérieure. L'herbe qui a poussé sur les côtes du cône, les marais qui sont au fond, et la fécondité des terrains adjacens, an- noncent que les feux souterrains sont éteints de- puis long-temps ' : nous vîmes au fond du cratère les seuls oiseaux que nous ayons rencontrés sur l'île ; c'étaient des hirondelles de mer. La nuit me força de me rapprocher des vaisseaux. Nous aperçûmes auprès d'une maison une grande quantité d'enfans qui s'enfuirent à notre approche; il nous parut vraisemblable que cette maison logeait tous les en- fans du district; leur âge était trop peu différent pour qu'ils pussent appartenir aux deux femmes qui paraissaient chargées d en avoir soin. Il y avait

' Il y a sur le bord du cratère, du côté de la mer, une staUi< presque entièrement tlévorée par le temps , rjui prouve qu'il y a plusieurs siècles que le volcan est éteint.

XII S

Ï14 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

auprès de cette maison irn trou en terre l'on cuisait des ignames et des patates, selon la manière pratiquée aux îles de la Société.

De retour à latente, je donnai à trois habitans les trois espèces d'animaux que nous leur desti- nions; je fis choix de ceux qui me parurent les plus propres à multiplier.

Ces insulaires sont hospitaliers ; ils nous ont présenté plusieurs fois des patates et des cannes à sucre ; mais ils n'ont jamais manqué l'occasion de nous voler lorsqu'ils ont pu le faire impunément. A peine la dixième partie de lile est-elle cultivée ; les terrains défrichés ont la forme d'un carré long très régulier, sans aucune espèce de clôture; le reste de l'île, jusqu'au sommet des montagnes , est couvert d'une herbe verte fort grossière. Aous étions dans la saison humide; nous trouvâmes la terre humectée à un pied de profondeur; quelques trous dans les collines contenaient un peu d'eau douce ; mais nous ne rencontrâmes nulle part une eau courante : le terrain paraît d'une bonne qua- lité; il serait d'une végétation encore plus forte, s'il était arrosé. Nous n'avons connu à ces peuples aucun instrument dont ils puissent se servir pour cultiver leurs champs; il est vraisemblable qu'après les avoir nettoyés ils y font des trous avec des piquets de bois, et qu'ils plantent ainsi leurs patates et leurs ignames. On rencontre très rarement quel-

LA PÉROUSE. 115

ques buissons de mimosa dont les plus fortes tiges n'ont que trois pouces de diamètre. Les conjectures qu'on peut former sur le gouvernement de ce peu- ple sont qu'ils ne composent entre eux qu'une seule nation divisée en autant de districts qu'il y a de moraïs, parce que les hameaux sont bâtis à côté de ces cimetières. Il paraît que les productions de la terre sont communes à tous les habitans du même district ; et comme les hommes offrent sans aucune délicatesse les femmes aux étrangers, on pourrait croire qu'elles n'appartiennent à aucun homme en particulier, et que lorsque les enfans sont sevrés , on les livre à d'autres femmes qui sont chargées, dans chaque district, de leur éducation physique.

On rencontre deux fois plus d'hommes que de femmes. Si en effet elles ne sont pas en moin- dre nombre, c'est parce que, plus casanières que les hommes , elles sortent moins de leurs maisons. La population entière peut être évaluée à deux mille personnes. Plusieurs maisons que nous vîmes en construction et le nombre des enfans doivent faire penser qu'elle ne diminue pas; cependant il y a lieu de croire que cette population était plus considérable lorsque l'île était boisée. Si ces insu- laires avaient l'industrie de construire des citernes, ils remédieraient par-là à l'un des plus grands mal- heurs de leur situation, et ils prolongeraient peut-

116 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

être le cours de leur vie. On ne voit pas clans cette île un seul homme qui paraisse à[jé de plus de soixante-cinq ans, si toutefois on peut juger de I âge d'un peuple que l'on connaît si peu , et dont la manière de vivre est si différente de la nôtre.

§6.

Départ de l'ilo do Pâques. Arrivée aux îles Sandwich. Mouillage dans la baie dv. Keiiporepo de l'île de Mowée. Départ.

En partant de la baie de Cook dans l'île de Pâ- ques, le 10 avril 1786, au soir, je fis route au nord, et prolongeai la côte de cette île à une lieue de distance, au clair de la lune : nous ne la per- dîmes de vue que le lendemain à deux heures du soir, et nous en étions à vingt lieues. Les vents jusqu'au 17 furent constamment du sud-est à Test- sud-est : le temps était extrêmement clair. Il ne changea et ne se couvrit que lorsque les vents pas- sèrent à l'est-nord-est , ils se fixèrent depuis le \7 jusqu'au 20, et nous commençâmes alors à prendre des bonites qui suivirent constamment nos frégates jusqu'aux îles Sandwich, et fournirent presque chaque jour, pendant un mois et demi, une ration complète aux équipages. Cette bonne nourriture maintint notre santé dans le meilleur état ; et après dix mois de navigation , pendant les- quels il n'y eut que vingt-cinq jours de relâche ,

LA PEROUSE. 117

nous n'eûmes pas un seul malade à bord des deux bâtimens. Nous naviguions dans des mers incon- nues. Notre route était à peu près parallèle à celle du capitaine Cook en 1777, lorsqu'il fit voile des îles de la Société pour la côte du nord-ouest de l'Amérique ; mais nous étions environ huit cents lieues plus à l'est. Je me flattais, dans un trajet de près de deux mille lieues, de faire quelque découverte ; il y avait sans cesse des matelots au haut des mâts, et j'avais promis un prix à celui qui le premier apercevrait la terre. Afin de décou- vrir un plus grand espace, nos frégates marchaient de front pendant le jour, laissant entre elles un in- tervalle de trois ou quatre lieues.

Quoique la saison fût très avancée , et que je n'eusse pas un instant à perdre pour arriver sur les côtes de l'Amérique, je me décidai à faire une route qui portât mon opinion jusqu'à l'évidence, au sujet de plusieurs groupes d'iles, notamment celui de Sandwich , placé par Cook par la latitude même des îles indiquées sur la carte espagnole que l'amiral Anson prit k bord d'un galion espagnol, mais 16 ou 17 degrés plus à l'est. Le résultat, si j'étais dans l'erreur, devait être de rencontrer un second groupe d'îles oubliées des Espagnols de- puis peut-être plus d'un siècle, de déterminer leur position et l'éloignement précis je les aurais trouvées des îles Sandwich. Ceux ([u\ connaissent

118 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

mon caractère ne pourront soupçonner que j'aie été guidé dans cette recherche par l'envie d'enlever au capitaine Cook l'honneur de la découverte de ce dernier archipel. Plein d'admiration et de respect pour la mémoire de ce grand homme, il sera tou- jours à mes yeux le premier des navigateurs ; et celui qui a déterminé la position précise de ces îles , qui en a exploré les côtes, qui a fait con- naître les mœurs , les usages , la religion des habi- tans, et qui a payé de son sang toutes les lumières que nous avons aujourd'hui sur ces peuples ; ce- lui-là , dis-je , est le vrai Christophe Colomb de cette contrée , de la côte d'Alaska , et de presque toutes les îles de la mer du Sud. Le hasard fait découvrir des îles aux plus ignorans; mais il n'ap- partient qu'aux grands hommes comme lui de ne rien laisser à désirer sur les pays qu'ils ont vus. Les marins, les philosophes, les physiciens, cha- cun trouve dans ses voyages ce qui fait l'objet de son occupation; tous les hommes peut-être, du moins tous les navigateurs, doivent un tribut d'é- loges à sa mémoire; comment m'y refuser au mo- ment d'aborder le groupe d'îles il a fini si mal- heureusement sa carrière ?

Le 7 mai, par 3 degrés de latitude nord, nous aperçûmes beaucoup d'oiseaux de l'espèce des pétrels, avec des frégates et des paille-en-cul : ces deux dernières espèces s'éloignent, dit-on, peu de

LA PÉROUSE. 119

terre. Nous voyions aussi beaucoup de tortues passer le long du bord : l Astrolabe en prit deux , qu'elle partagea avec nous , et qui étaient fort bonnes. Les oiseaux et les tortues nous suivirent jusque par les 14 degrés, et je ne doute pas que nous n'ayons passé auprès de quelque île vraisem- blablement inhabitée, car un rocher au milieu des mers sert plutôt de repaire à ces animaux qu'un pays cultivé. Nous étions alors fort près de Rocca- Partida et de la Nublada : je dirigeai ma route pour passer à peu près à vue de Rocca-Partida , si sa longitude était bien déterminée ; mais je ne voulus pas courir par sa latitude, n'ayant pas, relative- ment à mes autres projets , un seul jour à donner à cette recherche : je savais très bien que de cette manière il était probable que je ne la rencontre- rais pas , et je fus peu surpris de n'en avoir aucune connaissance. Lorsque sa latitude fut dépassée , les oiseaux disparurent, et, jusqu'à mon arrivée aux îles Sandwich , sur un espace de cinq cents lieues , nous n'en avons jamais vu plus de deux ou trois dans le même jour.

Le 15, j'étais par 19 degrés 17 minutes de lati- tude nord, et 130 degrés de longitude occidentale, c'est-à-dire par la même latitude que le groupe d'îles placé sur les cartes espagnoles , ainsi que par celle des îles Sandwich ' , mais cent lieues plus à

* Un jTroupe analogue aux îles Sandwicli itail placé, comme oji

120 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

Test que les premières , et quatre cent soixante à l'es', des autres. Croyant rendre un service impor- tant à la géographie, si je parvenais à enlever des cartes ces noms oiseux qui désignent des îles qui n'existent pas, et éternisent des erreurs très pré- judiciables à la navigation, je voulus, aiin de ne laisser aucun doute , prolonger ma route jusqu'aux îles Sandwich; je formai même le projet de passer entre l'île d'Owhyhée et celle de Mowée , que les Anglais n'ont pas été à portée d'explorer, et je me proposai de descendre à terre à Mowée, d'y trai- ter de quelques comestibles , et d'en partir sans perdre un instant. Je savais qu'en ne suivant que partiellement mon plan, et ne parcourant que deux cents lieues sur cette ligne , il resterait encore des incrédules , et je voulus qu'on n'eût pas la plus légère objection à me faire.

Le 18 mai j'étais par 20 degrés de latitude nord, et 139 degrés de longitude occidentale, précisé- ment sur nie Desgraciada des Espagnols ' , et je n'avais encore aucun indice de terre.

J'a dit tout à l'heure , sur !a carte trouvée par l'amiral Anson sur le galion espagnol qu'il avait pris aux environs des Philippines : d'où il faudrait conclure que les Espagnols connaissaient ce groupe long-temps avant le capitaine Cook, mais conservaient secrète une telle découverte , sur laquelle ils avaient des vues toutes politi- ques. Ceci , au reste , ne peut être accueilli que sous une forme hypothétique; néanmoins La Péi'ouse y reviendra plus tard.

I Cette île figurait sur la carte trouvée par Anson à bord du galion espagnol; il en est de même du groupe de los Majos.

LA PÉROUSE. 121

Le 20 j'avais coupé par le milieu le groupe entier de los Majos, et je n'avais jamais eu moins d'apparence d'être dans les environs d'aucune île : je continuai de courir à l'ouest sur ce parallèle entre 20 et 21 degrés; enfin le 28 au matin j'eus connaissance des montagnes de l'île d'Owhybée, qui étaient couvertes de neige , et bientôt après de celles de Mowée, un peu moins élevées que celles de l'autre île Je forçai de voiles pour approcher de terre , mais j'en étais encore à sept ou huit lieues à l'entrée de la nuit. Je la passai bord sur bord , attendant le jour pour donner dans le canal formé par ces deux îles , et pour chercher un mouillage sous le vent de Mowée, auprès de l'île Morokinne. Nos longitudes observées furent si par- faitement d'accord avec celles du capitaine Cook, que , ayant fait cadrer nos relèvemens , pris sur le plan anglais , avec notre point , nous trouvâmes n'avoir que 10 minutes de différence, dont nous étions plus à l'est.

A neuf heures du matin je relevai la pointe de Mowée à l'ouest 15 degrés nord; j'apercevais, à l'ouest 22 degrés nord , un îlot que les Anglais n'ont pas été à portée de voir, et qui ne se trouve pas sur leur plan, qui, dans cette partie, est très défectueux ; tandis que tout ce qu'ils ont tracé d'après leurs propres observations méi'ite les plus grands éloges. L'aspect de l'île Mowée était ravis-

122 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

sant; j'en prolongeai la côte à une lieue; elle court dans le canal au sud -ouest -quart -ouest. Nous voyions l'eau se précipiter en cascades de la cime des montagnes, et descendre à la mer après avoir arrosé les habitations des Indiens. Elles sont si multipliées, qu'on pourrait prendre un espace de trois à quatre lieues pour un seul village ; mais toutes les cases sont sur le bord de la mer, et les montagnes en sont si rapprochées , que le terrain habitable m'a paru avoir moins d'une demi-lieue de profondeur. Il faut être marin et réduit, comme nous, dans ces climats brûlans, à une bouteille d'eau par jour, pour se faire une idée des sensa- .tions que nous éprouvions. Les arbï^es qui cou- ronnaient les montagnes , la verdure, les bananiers qu'on apercevait autour des habitations , tout pro- duisait sur nos sens un charme inexprimable; mais la mer brisait sur la côte avec la plus grande force, et, nouveaux Tantales, nous étions réduits à désirer et à dévorer des yeux ce qu'il nous était impossible d'atteindre.

La brise avait forcé, et nous faisions deux lieues par heure. Je voulais terminer avant la nuit le développement de cette partie de File jusqu'à celle de Morokinne, auprès de laquelle je me flattais de trouver un mouillage à l'abri des vents alises : ce plan , dicté par les circonstances impérieuses je me trouvais, ne me permit pas de diminuer de

LA PEROUSE. 123

voiles pour attendre environ cent cinquante piro- gues qui se détachèrent de la côte. Elles étaient chargées de fruits et de cochons , que les Indiens nous proposaient d'échanger contre des morceaux de fer.

Presque toutes les pirogues abordèrent l'une des deux frégates ; mais notre vitesse était si grande , qu'elles se remplissaient d'eau le long du bord : les Indiens étaient obligés de larguer la corde que nous leur avions filée; ils se jetaient à la nage; ils couraient d'abord après leurs cochons, et, les rapportant dans leurs bras , ils soulevaient avec leurs épaules leurs pirogues , en vidaient l'eau , et y remontaient gaiment , cherchant , à force de pagaies , à regagner auprès de nos frégates le poste qu'ils avaient été obligés d'abandonner, et qui avait été dans l'instant occupé par d'autres aux- quels le même accident était aussi arrivé. Nous vîmes ainsi renverser successivement plus de qua- rante pirogues; et , quoique le commerce que nous faisions avec ces bons Indiens convînt infiniment aux uns et aux autres , il nous fut impossible de nous procurer plus de quinze cochons et quelques fruits , et nous manquâmes l'occasion de traiter de près de trois cents autres.

Les pirogues étaient à balancier; chacune avait de trois à cinq hommes. Les moyennes pouvaient avoir vingt-quatre pieds de longueur, un pied seu-

124 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

lement de largeur, et à peu près autant de pro- fondeur : nous en pesâmes une de cette dimension, dont le poids n'excédait pas cinquante livres. C'est avec ces frêles bâtimens que les habitans de ces îles font des trajets de soixante lieues, traversent des canaux qui ont vingt lieues de largeur , comme celui entre Atooi et Wohaou, la mer est fort grosse ; mais ils sont si bons nageurs , qu'on ne peut leur* comparer que les phoques et les loups marins.

A mesure que nous avancions, les montagnes semblaient s'éloigner vers l'intérieur de l'île, qui se montrait à nous sous la forme d'un amphithéâtre assez vaste, mais d'un vert jaune. On n'apercevait plus de cascades ; les arbres étaient beaucoup moins rapprochés dans la plaine; les villages étaient com- posés de dix à douze cabanes seulement, très éloi- gnées les unes des autres. A chaque instant nous avions un juste sujet de regretter le pays que nous laissions derrière nous; et nous ne trouvâmes un abri que lorsque nous eûmes sous les yeux un rivage affreux la lave avait autrefois coulé , comme les cascades coulent aujourd'hui dans l'autre partie de l'île.

Après avoir gouverné au sud-ouest-quart- d'ouest jusqu'à la pointe du sud-ouest de l'île Mowée, je vins à l'ouest, et successivement au nord-ouest, pour gagner un mouillage que I Astrolabe avait déjà

LA PÉROUSE. 125

pris, par vingt-trois brasses, fond de sable gris, très dur, à un tiers de lieue de terre. Nous étions abrités des vents du large par un gros morne coiffé de nuages qui, de temps à autre, nous donnaient des rafales très fortes : les vents changeaient à chaque instant, en sorte que nous chassions sans cesse sur nos ancres. Cette rade était d'autant plus mauvaise, que nous y étions exposés à des courans qui nous empêchaient de venir debout au vent , excepté dans les rafales; mais elles rendaient la mer si grosse que nos canots avaient toute la peine possible à naviguer. J'en détachai cependant un tout de suite pour sonder autour des bàtimens. L'officier me rapporta que le fond était le même jusqu'à terre, qu'il diminuait graduellement, et qu'il y avait encore sept brasses à deux encablures du rivage; mais lorsque nous levâmes l'ancre, je vis que le câble était absolument hors de service, et qu'il devait y avoir beaucoup de roches recou- vertes par une très légère couche de sable.

Les Indiens des villages de cette partie de Tile s'empressèrent de venir à bord dans leurs piro- gues, apportant, pour commercer avec nous, quel- ques cochons, des patates, des bananes, des racines de pied de veau que les Indiens nomment taro, avec des étoffes et quelques autres curiosités faisant partie de leur costume. Je ne voulus leur permettre de monter à bord que lorsque la frégate fut mouil-

126 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

lée et que les voiles furent serrées; je leur dis que j'étais tabou S et ce mot, que je connaissais d'après les relations anglaises, eut tout le succès que j'en attendais. M. de Langle, qui n'avait pas piis la même précaution, eut un instant le pont de sa frégate très embarrassé par une multitude de ces Indiens; mais ils étaient si dociles , ils craignaient si fort de nous offenser, qu'il était extrêmement aisé de les faire rentrer dans leurs pirogues. Lorsque je leur eus permis de monter sur ma frégate , ils n'y fai- saient pas un pas sans notre agrément; ils avaient toujours l'air de craindre de nous déplaire : la plus grande fidélité régnait dans leur commerce. Nos morceaux de vieux cercles de fer excitaient infini- ment leurs désirs. Ils ne manquaient pas d'adresse pour s'en procurer, en faisant bien leurs marchés. Jamais ils n'auraient vendu en bloc une quantité d'étoffes ou plusieurs cochons : ils savaient très

I Mot qui , suivant leur religion , exprime une chose à laquelle ils ne peuvent toucher, ou un lieu consacré dans lequel ils ne peu- vent entrer.

On doit s'en rapporter, sur la signification des mots de la lan- gue des lies Sandwich , au vocabulaire du capitaine Cook qui a fait un long séjour dans ces îles, et qui a eu des facilités qu'aucun autre navigateur n'a pu se procurer pour tirer parti de ses com- munications avec les insulaires. On peut ajouter à ces motifs de confiance les talens connus d'Anderson qui l'a si bien secondé.

Dixon donne un vocabulaire de la langue des îles Sandwich: on v voit que tabou signifie embargo, quoique dans son journal il explique la cérémonie de mettre le tabou de la même manière que le capitaine Cook. {Note de Milet-Mureau.)

LA PÉROUSE. 127

bien qu'il y aurait plus de profit pour eux à con- venir d'un prix particulier pour chaque article.

Cette habitude du commerce , cette connaissance du fer qu'ils ne doivent pas aux Anglais , d'après leur aveu, sont de nouvelles preuves de la fré- quentation que ces peuples ont eue anciennement avec les Espagnols K Cette nation avait, il y a un

' Il paraît certain que ces îles ont été découvertes pour la pre- mière fois par Gaétan, en 1542. Ce navigateur partit du port de la Nativité sur la côte occidentale du Mexique, par 20 deffrés de latitude nord. Il fit route à l'ouest, et, après avoir parcouru neuf cents lieues sur cette aire de vent (sans conséquemment changer de latitude), il eut connaissance d'un groupe d'îles habitées par des sauvages presque nus. Ces îles étaient bordées de corail; il y avait des cocos et plusieurs autres fruits , mais ni or ni argent. Il les nomma les iles des Rois , vraisemblablement du jour il fit cette découverte; et il nomma îles des Jardins celles qu'il trouva vingt lieues plus à l'ouest. Il eût été impossible aux géographes , d'après cette relation , de ne pas placer les découvertes de Gaétan au même point le capitaine Cook a retrouvé depuis les îles Sandwich; mais le rédacteur espagnol ajoute que ces îles sont si- tuées entre le 9^ et le (1^ degré de latitude, au lieu de dire entre le 19^^ et le 21*^, comme tous les marins doivent le conclure, d'a- près la route de Gaétan. *

Cette dizaine oubliée est-elle une erreur de chiffre ou un trait de politique de la cour d'Espagne, qui a\^it un grand intérêt, il y a un siècle, à cacher la position de toutes les îles de cet océan?

Je suis porté à croire que c'est une erreur de chiffre, parce qu'il eût été maladroit d'imprimer que Gaétan, parti des 20 degrés de latitude , fit route directement à l'ouest. Si l'on avait voulu tromper sur la latitude, il n'eût pas été plus difficile de lui faire parcourir une autre aire de vent.

Quoiqu'il en soit, à la dizaine près qu'il faut ajouter à la lati- tude de Gaétan, tout se rapporte : même distance de la côte du Mexique, même peuple, mêmes productions en fruits, côte éga- lement bordée en corail, même étendue enfin du nord au sud: h

128 VOYAGES AUTOUR DU MONDK.

siècle , de très fortes raisons pour ne pas faire connaître ces îles, parce que les mers occidentales de l'Amérique étaient infestées de pirates qui au- raient trouvé des vivres chez ces insulaires, et qui, au contraire, par la difficulté de s'en procu- rer, étaient oblif];és de courir à l'ouest vers les mers des Indes ou de retourner dans la mer At- lantique par le cap Horn. Lorsque la navigation des Espagnols à l'occident a été réduite au seul galion de Manille, je crois que ce vaisseau, qui était extrêmement riche, a été contraint par les pro- priétaires à faire une route fixe qui diminuât leurs risques. Ainsi, peu à peu, cette nation a perdu peut- être jusqu'au souvenir de ces îles , conservées sur la carte générale du troisième voyage de Cook , par le lieutenant Roberts , avec leur ancienne po- sition à 15 degrés plus à l'est que les îles Sand- wich ; mais leur identité avec ces dernières me pa- raissant démontrée , j'ai cru devoir en nettoyer la surface de la mer.

Il était si tard .lorsque nos voiles furent serrées, que je fus obligé de remettre au lendemain la descente que je me proposais de faire sur cetle île

gisement des iles Sandwich étant à peu près entre le 19^ degré *■ le 21 e^ comme celles de Gaétan entre le 9^ et le 11*^. Cette nouvelie preuve me paraît porter cette discussion de géographie au der- nier degré d'évidence. J'aurais pu ajouter encore qu'il n'existe aucun groupe d'îles entre le 9*^ degré et le 11*'; c'est la route or- dinaire des galions d'Acapulco à Manille. [Note de Milet-Mureau.

LA PEROUSE. 129

rien ne pouvait me retenir qu'une aiguade fa- cile : mais nous nous apercevions déjà que cette partie de la côte était absolument privée d'eau courante , la pente des montagnes ayant dirigé la chute de toutes les pluies vers le côté du vent. Peut- être un travail de quelques journées sur la cime des montagnes suffirait pour rendre commun à toute l'île un bien si précieux; mais ces Indiens ne sont pas encore parvenus à ce degré d'industrie : ils sont cependant très avancés à beaucoup d'autres égards.

On connaît par les relations anglaises la forme de leur gouvernement : l'extrême subordination qui règne parmi eux est une preuve qu'il y a une puissance très reconnue qui s'étend graduellement du roi au plus petit chef, et qui pèse sur la classe du peuple. Mon imagination se plaisait à les comparer aux Indiens de l'île de Pâques, dont l'industrie est au moins aussi avancée. Les monumens de ces der- niers naontrent même plus d'intelligence ; leurs étoffes sont mieux fabriquées, leurs maisons mieux construites ; mais leur gouvernement est si vi- cieux que personne n'a droit d'arrêter le désordre. Ils ne reconnaissent aucune autorité ; et quoique je ne les croie pas méchans, il n'est que trop ordi- naire à la licence d'entraîner des suites fâcheuses et souvent funestes.

En faisant le rapprochement de ces deux peu- Ml. 9

130 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

pies , tous les avantages étaient en faveur de celui des îles Sandwich, quoique tous mes préjugés Fus- sent contre lui, à cause de la mort du capitaine Cook. 11 est plus naturel à des navigateurs de re- gretter un aussi grand homme que d'examiner de sang-froid si quelque imprudence de sa part n'a pas, en quelque sorte , contraint les habitans d'Ow- hyhée à recourir à une juste défense K

Il n'est que trop prouvé que les Anglais ont commencé les hostilités; c'est une vérité qu'on voudrait en vain se tairp. Je n'en veux puiser les preuves que dans la relation de l'ami du ca- pitaine Cook, de celui qui le regardait comme son père, et que les insulaires croyaient être son fils, du capitaine King enfin qui nous dit , après la narration fidèle des événemens qui ont amené sa mort ; «J'avais toujours craint qu'il n'arrivât une heure mal- heureuse où cette confiance l'empêcherait de prendre les précau- tions nécessaires. »

Le lecteur pourra d'ailleurs juger lui-même par le rapproche- ment des circonstances suivantes.

Cook donna d'autant plus légèrement l'ordre de tirer à balles si \ts travailleurs étaient inquiétés, qu'il avait par devers lui I'cxt périence du massacre de dix hommes de l'équipage du capitaine Furneaux , massacre qui fut occasioné par deux coups de fusil tirés sur les Zélandais qui venaient de commettre un petit vol de pain et de poisson.

Pareca, un des chefs, réclamant sa pirogue arrêtée par l'équi- page, fut renversé d'un violent coup de rame qu'on lui asséna sur la tête : revenu de son étourdissement , il eut la générosité d'ou- blier la violence qu'on avait exercée à son égard; il revint peu après; il rapporta un chapeau volé, et il parut craindre lui-même que Cook ne le tuât ou ne le punit.

Avant qu'aucun autre délit que celui du vol de la chaloupe eût été commis, deux coups de canon furent tirés sur deux grandes pirogues qui tâchaient de se sauver.

Néanmoins, après ces événemens, Cook marcha au village

LA PÉROUSE. 131

La nuit fut fort tranquille, à quelques rafales près qui duraient moins de deux minutes. A la pointe du jour, le grand canot de l'Astrolabe fut détaché avec MM. de Vaujuas , Boutin et Bernizet : ils avaient ordre de sonder une baie très pro- fonde qui nous restait au nord-ouest , et dans la- quelle je soupçonnais un meilleur mouillage que le nôtre; mais ce nouveau mouillage, quoique pra-

était le roi, et il reçut les marques de respect qu'on avait cou- tume de lui rendre ; les habitans se prosternèrent devant lui.

Rien ne pouvait faire prévoir aucune intention hostile de la part des insulaires, lorsque les canots, placés au travers de la baie, tirèrent encore sur des pirogues qui tentaient de s'échap- per, et tuèrent par malheur un chef du premier rang.

Cette mort mit les insulaires en fureur ; un d'eux se contenta de défier le capitaine Cook , et de le menacer de lui jeter sa pierre. Le capitaine Cook tira sur lui un coup de fusil à plomb qui n'eut aucun effet à cause de la natte dont il était revêtu : ce coup de fusil devint le signal du combat. Philips fut au moment d'être poignardé. Cook tira alors son second coup de fusil chargé à balle , et tua linsulaire le plus avancé : l'attaque devint sur-le- champ plus sérieuse; les soldats et les matelots firent une dé- charge de mousqueterie. Déjà quatre soldats delà marine avaient été tués, trois autres et le lieutenant avaient été blessés lorsque le capitaine Cook , sentant sa position , s'approcha du bord de l'eau ; il cria aux canots de cesser le feu , et d'aborder le rivage pour embarquer sa petite troupe : ce fut dans cet instant qu'il fut poignardé par derrière, et qu'il tomba le visage dans la mer.

On pourrait encore ajouter que Cook, dans l'intention d'em- mener de gré ou de force à son bord le roi et sa famille , et ayant pour cela à pénétrer dans le pays, fit des dispositions beaucoup trop faibles en ne prenant qu'un détachement de dix hommes.

( Note de Milet-Mureau.)

Voir notre onzième volume pour les détails de ce malheureux événenienl.

132 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

ticable, ne valait guère mieux que celui que nous occupions. Suivant le rapport de ces officiers, cette partie de l'île de Mowée n'offrant aux navigateurs ni eau ni bois , et n'ayant que de très mauvaises rades , doit être assez peu fréquentée.

Le 30 mai, à huit heures du matin, quatre ca- nots des deux frégates étaient prêts à partir : les deux premiers portaient vingt soldats armés, com- mandés par M. de Pierrevert, lieutenant de vais- seau. M. de Langle et moi, suivis de tous les pas- sagers et des officiers qui n'avaient pas été retenus à bord par le service , étions dans les deux autres. Cet appareil n'effraya point les naturels , qui , dès la pointe du jour, étaient le long du bord dans leurs pirogues. Ces Indiens continuèrent leur commerce: ils ne nous suivirent point à terre, et ils conser- vèrent l'air de sécurité que leur visage n'avait ja- mais cessé d'exprimer. Cent vingt personnes envi- ron , hommes ou femmes , nous attendaient sur le rivage. Les soldats débarquèrent les premiers avec leurs officiers ; nous fixâmes l'espace que nous vou- lions nous réserver : les soldats avaient la baïon- nette au bout du fusil , et faisaient le service avec autant d'exactitude qu'en présence de l'ennemi. Ces formes ne produisirent aucune impression sur les habitans : les femmes nous témoignaient par les ges- tes les plus expressifs qu'il n'était aucune marque de liienveillance quelles ne fussent disposées à nous

LAPÉROLÏSE. 133

donner; et les hommes, dans une attitude respec- tueuse, cherchaient à pénétrer le motif de notre visite, afin de prévenir nos désirs.

Deux Indiens, qui paraissaient avoir quelque au- torité sur les autres , s'avancèrent. Ils me firent très gravement une assez longue harangue dont je ne compris pas un mot, et ils m'offrirent chacun en présent un cochon que j'acceptai. Je leur don- nai, à mon tour, des médailles, des haches et d'autres morceaux de fer, objets d'un prix inesti- mable pour eux. Mes libéralités firent un très grand effet : les femmes redoublèrent de caresses, mais elles étaient peu séduisantes; leurs traits n'a- vaient aucune délicatesse, et leur costume permet- tait d'apercevoir, chez le plus grand nombre , les traces des ravages occasionés par la maladie véné- rienne. Comme aucune femme n'était venue à bord dans les pjrogues , je crus qu'elles attribuaient aux Européens les maux dont elles portaient les mar- ques; mais je m'aperçus bientôt que ce souvenir, en le supposant réel, n'avait laissé dans leur âme aucune espèce de ressentiment.

Qu'il me soit permis cependant d'examiner si les navigateurs modernes sont les véritables au- teurs de ces maux, et si ce crime, qu'ils se repro- chent dans leur relation, n'est pas plus apparent que réel. Pour donner plus de poids à mes con- jectures, je les appuierai sur les observations de

134 VOYAGES ALITOUR DU MONDE.

M. Rollin, homme très éclairé, et chirurgien -major de mon équipage. H a visité , dans cette île , plu- sieurs individus attaqués de la maladie vénérienne, et il a remarqué des accidens dont le développe- ment graduel eût exigé en Europe un intervalle de douze ou quinze ans; il a vu aussi des enfans de sept à huit ans atteints de cette maladie, et qui ne pouvaient Tavoir contractée que dans le sein de leur mère. Je ferai observer de plus que le capi- taine Cook, en passant aux îles Sandwich, n'aborda la première fois qu'à Atooi et Oneeheow, et que , neuf mois après , en revenant du nord , il trouva que les habitans de Mowée qui vinrent à son bord étaient presque tous atteints de cette maladie. Comme Mowée est à soixante lieues au vent d'Atooi, ce progrès m'a semblé trop rapide pour ne pas laisser quelques doutes K Si l'on joint à ces diffé- rentes observations celle qui résulte de l'ancienne communication de ces insulaires avec les Espa- gnols, il paraîtra sans doute probable qu'ils parta- gent depuis long-temps avec les autres peuples les malheurs attachés à ce fléau de l'humanité.

» Il parut au capitaine Cook que les habitans de Mowée avaient été instruits de sa relâche à Atooi et à Oneeheow. 11 ne serait donc pas étonnant que la maladie vénérienne eut franchi cet es- pace en même temps que cette nouvelle ; d'ailleurs Bougainville s'est convaincu que les habitans des îles de l'océan Pacifique com- muniquent entre eux, même à des distances considérables.

{Note de Mikt-Mureau. ^

LA PÉROLSE. 135

J'ai cru devoir cette discussion aux navigateurs modernes. L'Europe entière, trompée par leur propre relation, leur eût à jamais reproché un crime que les chefs de cette expédition croient n'avoir pu empêcher. Il est cependant un reproche auquel ils ne peuvent échapper : c'est de n'avoir pris que des précautions insuffisantes pour éviter le mal ; et s'il est à peu près démontré que cette maladie n'est point l'effet de leur imprudence , il ne l'est pas également que leur communication avec ces peuples ne lui ait donné une plus grande activité, et n'en ait rendu les suites beaucoup plus effrayantes ^

Après avoir visité le village, j'ordonnai à six soldats, commandés par un sergent, de nous ac- compagner ; je laissai les autres sur le bord de la mer, aux ordres de M. de Pierrevert : il étaient chargés de la garde de nos canots dont aucun ma- telot n'était descendu.

Quoique les Français fussent les premiers qui , dans ces derniers temps , eussent abordé sur File de Mowée, je ne crus pas devoir en prendre pos- session au nom du roi. Les usages des Européens sont, à cet égard, trop complètement ridicules. Les philosophes doivent gémir sans doute de voir

' II n'est pas douteux que les navigateurs modernes n'aient à se reprocher d'avoir communiqué, même avec connaissance de cause, la «naladie vénérienne dans les îles de la mer du Sud; le capitaine Cook ne le défjuise point dans ses relations.

t36 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

que des hommes, par cela seul qu'ils ont des canons^ et des baïonnettes, comptent pour rien soixante mille de leurs semblables ; que , sans respect pour leurs droits les plus sacrés, ils regardent comme un objet de conquête une terre que ses habitans ont arrosée de leur sueur, et qui , depuis tant de siècles, sert de tombeau à leurs ancêtres. Ces peu^ pies ont heureusement été connus à une époque la religion ne servait plus de prétexte aux vio- lences et à la cupidité. Les navigateurs modernes n'ont pour objet, en décrivant les mœurs des peu pies nouveaux, que de compléter l'histoire de l'homme : leur navigation doit achever la recon- naissance du globe, et les lumières qu'ils cher- chent à répandre ont pour unique but de rendre plus heureux les insulaires qu'ils visitent, et d'aug- menter leurs moyens de subsistance.

C'est par une suite de ces principes qu'ils ont déjà transporté dans leurs îles des taureaux , des vaches , des chèvres , des brebis , des béliers ; qu'ils y ont aussi planté des arbres, semé des graines de tous les pays, et porté des outils propres à accé- lérer les progrès de l'industrie. Pour nous , nous serions amplement dédommagés des fatigues ex- trêmes de cette campagne, si nous pouvions par- venir à détruire l'usage des sacrihces humains , qu'on dit être généralement répandu chez les insu- laires de la mer du Sud. Mais, malgré l'opinion de

LA PÉROUSE. 137

M. Andersen et du capitaine Cook, je crois, avec le capitaine Ring, qu'un peuple aussi bon, aussi doux, aussi hospitalier, ne peut être anthropo- phage : une religion atroce s'associe difficilement avec des mœurs douces : et puisque le capitaine Ring dit , dans sa relation , que les prêtres d'Ow- hyhée étaient leurs meilleurs amis, je dois en con- clure que, si la douceur et l'humanité ont déjà fait des progrès dans cette classe chargée des sacrifices humains , il faut que le reste des habitans soit en- core moins féroce : il parait donc évident que l'an- thropophagie n'existe plus parmi ces insulaires: mais il n'est que trop vraisemblable que c'est de- puis peu de temps ^

Le sol de l'ile n'est composé que de détrimens de lave et autres matières volcaniques; les habitans ne boivent que de l'eau saumâtre, puisée dans des puits peu profonds et si peu abondans que chacun ne pourrait pas fournir une demi-barrique d'eau par jour. jNous rencontrâmes dans notre prome- nade quatre petits villages de dix à douze maisons; elles sont construites et couvertes en paille, et ont

» L'horreur qu'ont montrée ces insulaires lorsqu'on les a soup- çonnés d'anthropophagie, celle qu'ils témoijrnèrent lorsqu'on leur demanda s'ils n'avaient pas mangé le corps du capitaine Cook . confirme en partie l'opinion de La Pérouse : cependant Cook lui- même avait acquis la certitude de l'anthropophagie des habitans de la Nouvelle-Zélande ; et Ton ne peut se dissimuler que l'usage de faire des sao'ifices humains et de manger les ennemis tués à la guerre ne soit répandu dans toutes les îles de la mer du Sud.

138 VOYAGES ACTOLiR DU MONDE,

la forme de celles de nos paysans les plus pauvres : les toits sont à deux pentes : la porte, placée dans le pignon , n'a que trois pieds et demi d'élévation , et l'on ne peut y entrer sans être courbé : elle est fermée par une simple claie que chacun peut ou- vrir. Les meubles de ces insulaires consistent dans des nattes qui , comme nos tapis, forment un par- quet très propre , et sur lequel ils couchent ; ils n'ont d'ailleurs d'autres ustensiles de cuisine que des calebasses très grosses auxquelles ils donnent les formes qu'ils veulent lorsqu'elles sont vertes. Us les vernissent et y tracent en noir toutes sortes de dessins : j'en ai vu aussi qui étaient collées l'une à l'autre, et qui formaient ainsi des vases très grands : il paraît que cette colle résiste à l'humidité, et j'aurais bien désiré d'en connaître la composition. Les étoffes , qu'ils ont en très grande quantité, sont faites avec le mûrier à papier comme celles des au- tres insulaires ; mais quoiqu'elles soient peintes avec beaucoup plus de variété, la fabrication m'en a paru inférieure à toutes les autres. A mon re- tour, je fus encore harangué par des femmes qui m'attendaient sous des arbres : elles m'offrirent en présent plusieurs pièces d'étoffe que je payai avec des haches et des clous.

Le lecteur ne doit pas s'attendre à trouver ici des détails sur un peuple que les relations anglaises nous ont si bien Fait connaître : ces navigateurs

LA PÉROUSE. 139

ont passé dans ces îles quatre mois, et nous n'y sommes restés que quelques heures ; ils avaient de plus l'avantage d'entendre la langue du pays : nous devons donc nous borner à raconter notre propre histoire.

Notre rembarquement se fit à onze heures, en très bon ordre, sans confusion et sans que nous eussions la moindre plainte à former contre per- sonne. Nous arrivâmes à bord à midi. M. de Clo- nard y avait reçu un chef, et avait acheté de lui un manteau et un beau casque recouvert de plu- mes rouges; il avait aussi acheté plus de cent cochons, des bananes, des patates, du taro, beau- coup d'étoffes, des nattes, une pirogue à balan- cier, et différens autres petits meubles en plumes et en coquilles. A notre arrivée à bord, les deux frégates chassaient sur leurs ancres : la brise était très forte de l'est-sud-est : nous tombions sur l'île Morokinne qui était cependant encore assez loin de nous pour donner le temps d'embarquer nos ca- nots. Je fis signal d'appareiller; mais avant d'avoir levé l'ancre, je fus obligé de faire de la voile et de la traîner jusqu'à ce que j'eusse dépassé l'île Mo- rokinne, afin que la dérive ne me portât plus que dans le canal : si l'ancre avait pris malheureusement dans quelque roche pendant le trajet , et que le fond n'eût pas été assez dur et assez uni pour qu'elle pût glisser, j'aurais été obligé do couper le cable.

140 VOYAGES AUTOLiR DU MONDE.

Nous n'aclievàmes de lever notre ancre qu'à cinq heures du soir. Il était trop tard pour diriger ma route entre l'ile de Ranai et la partie ouest de l'île Movvée : c'était un canal nouveau que j'aurais voulu reconnaître; mais la prudence ne me permettait pas de l'entreprendre la nuit. Jusqu'à huit heures nous eûmes de folles brises avec lesquelles nous ne pûmes faire une demi-lieue. Enfin le vent se fixa au nord-est; je dirigeai ma route à l'ouest, passant à égale distance de la pointe du nord-ouest de l'île Tahoorowa et de la pointe du sud-ouest de l'île ilanai. Au jour, je mis le cap sur la pointe du sud- ouest de l'île Morotoi que je rangeai à trois quarts de lieue, et je débouquai, comme les Anglais, par le canal qui sépare l'île de Wohaoo de celle de Morotoi. Cette dernière île ne m'a point paru ha- bitée dans cette partie, quoique, suivant les rela- tions anglaises, elle le soit beaucoup dans l'autre. I! est remarquable que, dans ces îles, les parties les plus fertiles, les plus saines, et conséquem- ment les plus habitées, sont toujours au vent. Nos lies de la Guadeloupe, de la Martinique, etc., ont une si parfaite ressemblance avec ce nouveau groupe que tout m'y a paru absolument égal, au moins relativement à la navigation.

MM. Dagelet et Bernizet ont pris avec le plus grand soin tous les relèvemens de la partie de Mowée que nous avons parcourue, ainsi que de

LA PÉROUSE. 141

rîle Morokinne : il a été impossible aux Anglais, qui n'en ont jamais approché qu'à la distance de dix lieues, de donner rien d'exact. M. Bernizet en a tracé un très bon plan.

Le 1^"^ juin, à six heures du soir, nous étions en dehors de toutes les îles; nous avions employé moins de quarante-huit heures à cette reconnais- sance, et quinze jours au plus pour éclaircir un point de géographie qui m'a paru très important , puisqu'il enlève des cartes cinq ou six îles qui n'existent pas. Les poissons qui nous avaient suivis depuis les environs de l'île de Pâques jusqu'au mouillage disparurent. Un fait assez digne d'atten- tion, c'est que- le même banc de poissons a fait quinze cents lieues à la suite de nos frégates : plusieurs bonites , blessées par nos foènes K por- taient sur le dos un signalement auquel il était impossible de se méprendre; et nous reconnais- sions ainsi , chaque jour, les mêmes poissons que nous avions vus la veille. Je ne doute pas que , sans notre relâche aux îles Sandwich, ils ne nous eussent suivis encore deux ou trois cents lieues , c'est-à-dire jusqu'à la température à laquelle ils n'auraient pu résister.

Trident avec lequel on harponne le poisson.

H2 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

§7.

Départ des iles Sandwich. Indices de l'approche de la côte d'A- mérique. Reconnaissance du mont Saint-Elie. Découverte de la baie de Monti. Les canots vont reconnaître l'entrée d'une grande rivière, à laquelle nous conservons le nom de rivière de Behring. Reconnaissance d'une baie très profonde. Rapport favorable de plusieurs officiers qui nous engage à y relâcher. Risques que nous courons en y entrant. Description de cette baie à laquelle je donne le nom de baie ou port des Français. Mœurs et coutumes des habitans.

Les venls d'est continuèrent jusque par les 30 degrés de latitude nord : je fis route au nord ; le temps fut beau. Les provisions Fraîches que nous .nous étions procurées pendant notre courte relâ- che aux îles Sandwich assuraient aux équipages des deux frégates une subsistance saine et agréable pen- dant trois semaines : il nous fut cependant impossi- ble de conserver nos cochons envie, faute d'eau et d'alimens. Je fus obligé de les faire saler suivant la méthode du capitaine Cook; mais ces cochons étaient si petits, que le plus grand nombre pesait moins de vingt livres. Cette viande ne pouvait être exposée long-temps à l'activité du sel sans en être corrodée promptement et sa substance en partie détruite; ce qui nous obligea à la consommer la première.

Le 6 juin, étant par 30 degrés de latitude nord, les vents passèrent au sud-est ; le ciel devint blan-

LA PÉROUSE. 143

châtre et terne : tout annonçait que nous étions sortis de la zone des vents alises, et je craignais beaucoup d'avoir bientôt à regretter ces temps sereins qui avaient maintenu notre bonne santé, et avec lesquels nous avions, presque chaque jour^ fait des observations de distance de la lune au so~ leil , ou au moins comparé l'heure vraie du méri- dien auquel nous étions parvenus avec celle de nos horloges marines.

Mes craintes sur les brumes se réalisèrent très promptement; elles commencèrent le 9 juin par 34 degrés de latitude nord, et il n'y eut pas une éclaircie jusqu'au 14 du même mois, par 41 de- grés. Je crus d'abord ces mers plus brumeuses que celles qui séparent l'Europe de l'Amérique. Je me serais beaucoup trompé, si j'eusse adopté cette opinion d'une manière irrévocable : les brumes de l'Acadie, de Terre-Neuve, de la baie d'Hudson, ont, par leur constante épaisseur, un droit de préé- minence incontestable sur celles-ci; mais l'humi- dité était extrême; le brouillard ou la pluie avaient pénétré toutes les hardes des matelots; nous n'a- vions jamais un rayon de soleil pour les séchei', et j'avais fait la triste expérience , dans ma campagne de la baie d'Hudson , que l'humidité froide était peut-être le principe le plus actif du scorbut. Per- sonne n'en était encore atteint; mais, après un si long séjour à la mer, nous devions tous avoir une

144 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

disposition prochaine à cette maladie. J'ordonnai donc de mettre des bailles pleines de braise sous le gaillard et dans l'entrepont couchaient les équipages ; je fis distribuer à chaque matelot ou soldat une paire de bottes , et on rendit les gilets et les culottes d'étoffe que j'avais fait mettre en ré- serve depuis notre sortie des mers du cap Horn.

Mon chirurgien, qui partageait avec M. de Clo- nard le soin de tous ces détails , me proposa aussi de mêler au grog ^ du déjeuner une légère infu- sion de quinquina qui , sans altérer sensiblement le goût de cette boisson , pouvait produire des effets très salutaires. Je fus obligé d'ordonner que ce mélange fût fait secrètement : sans ce mystère , les équipages eussent certainement refusé de boire leur grog; mais comme personne ne s'en aperçut, il n'y eut point de réclamation sur ce nouveau ré- gime, qui aurait pu éprouver de grandes contra- riétés s'il eût été soumis à l'opinion générale.

Ces différentes précautions eurent le plus grand succès ; mais elles n'occupaient pas seules nos loi- sirs pendant une aussi longue traversée : mon charpentier exécuta , d'après le plan de M. de Langle, un moulin à blé qui nous fut de la plus grande utilité.

» Liqueur composée d'une partie d'eau-de-vie et de deux parties d'eau, beaucoup plus saine pour les équipages que l'eau-de-vie pure.

LA PÉROUSE. 145

Les directeurs de vivres, persuadés que le grain étuvé se conserverait mieux que la farine et le biscuit, nous avaient proposé d'en embarquer une très grande quantité ; nous l'avions encore aug- mentée au Chili. On nous avait donné des meules de vingt-quatre pouces de diamètre sur quatre pouces et demi d'épaisseur; quatre hommes de- vaient les mettre en mouvement. On assurait que M. de Suffren n'avait point eu d'autre moulin pour pourvoir aux besoins de son escadre : il n'y avait plus dès lors à douter que ces meules ne fussent suffisantes pour un aussi petit équipage que le nô- tre ; mais, lorsque nous voulûmes en faire usage, le boulanger trouva que le grain n'était que brisé et point moulu ; et le travail d'une journée en- tière de quatre hommes qu'on relevait toutes les demi-heures, n'avait produit que vingt-cinq livres de cette mauvaise farine. Comme notre blé for- mait près de la moitié de nos moyens de subsis- tance, nous eussions été dans le plus grand em- barras sans l'esprit d'invention de M. de Langle, qui, aidé d'un matelot, autrefois garçon meunier, imagina d'adapter à nos petites meules un mouve- ment de moulin à vent : il essaya d'abord avec quelque succès des ailes que le vent faisait tour- ner; mais bientôt il leur substitua une manivelle.

INous obtînmes par ce nouveau moyen une farine XII. 10

146 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

aussi parfaite que celle des moulins ordinaires, et nous pouvions moudre chaque jour deux quintaux de blé.

Le 14 juin les venls passèrent à l'ouest-sud-ouest. Les observations suivantes ont été le résultat de notre longue expérience : le ciel s'éclaircit assez généralement lorsque les vents ont été quelques degrés seulement de l'ouest au nord, et le soleil paraît sur l'horizon; de l'ouest au sud-ouest, temps ordinairement couvert avec un peu de pluie ; du sud-ouest au sud-est, et jusqu'à l'est, horizon bru- meux, et une humidité extrême qui pénètre dans les chambres et dans toutes les parties du vais- seau. Ainsi un simple coup d'œil sur la table des vents indiquera toujours au lecteur l'état du ciel, et servira utilement à ceux qui nous succéderont dans cette navigation : d'ailleurs, ceux qui vou- dront joindre au plaisir de lire les événemens de cette campagne un peu d'intérêt pour ceux qui en ont essuyé les fatigues, ne penseront peut-être pas avec indifférence à des navigateurs qui, à l'extrémité de la terre, et après avoir eu à lutter sans cesse contre les brumes , le mauvais temps et le scorbut, ont parcouru une côte inconnue, théâtre de tous les romans ^ de géographie , trop

' Ces romans sont le voyage de l'amiral Fuenles, et les naviga- tions prétendues des Chinois et des Japonais sur cette côte.

LA PEROLSE. 147

légèrement adoptés des géographes modernes ^ Cette partie de l'Amérique jusqu'au mont Saint- Elie , par 60 degrés , n'a été qu'aperçue par le ca- pitaine Cook, à l'exception du port de Nootka dans lequel il a relâché; mais, depuis le mont Saint-Elie jusqu'à la pointe d'Alaska, et jusqu'à celle du cap Glacé, ce célèbre navigateur a suivi la côte avec l'opiniâtreté et le courage dont toute l'Europe sait qu'il était capable. Ainsi l'exploration de la partie de l'Amérique comprise entre le mont Saint-Elie et le port de Monterey était un travail très intéressant pour la navigation et pour le com- merce; mais il exigeait plusieurs années, et nous ne nous dissimulions pas que, n'ayant que deux ou trois mois à y donner, à cause de la saison et plus encore du vaste plan de notre voyage , nous

* Les détails du voyage de l'amiral Fuentes ou de Fonte sont sans doute très extraordinaires, maison n'ose les rejeter entière- ment lorsqu'on rapproche de la carte de ses découvertes celles de Cook, La Pérousc, Dixon et Meares. Il parait, par le discours prononcé par Buache , à l'Académie des Sciences, que Loranzo Ferrer de Maldonado a trouvé le passage au nord, en entrant dans un détroit de la baie dHudson, qui est celui auquel l'ami- ral de Fonte a abouti en venant de la mer du Sud, et qui est marqué sur les cartes sous le nom de Repuise. Le voyage de Mal- donado paraît authentique-, il date de l'année 1588 : celui de l'a- miral de Fonte est de 1610; et à moins qu'on ne prouve que ce dernier a eu connaissance du voyage de Maldonado, et en a fait la base de son roman, l'analogie qu'on trouve dans les raj^proche- mens laissera toujours quelques doutes; et en géographie , tout doit être conservé, jusqu'à ce qu'il soit détruit par des preuves sans réplique. ( Note dr Milet-Mureau.)

!Î8 VOYAGES AIITOUR DU MONDE,

laisserions beaucoup de détails aux navigateurs qui viendraient après nous. Plusieurs siècles s'écoule- ront peut-être avant que toutes les baies, tous les ports de cette partie de l'Amérique soient parfaite- ment connus; mais la vraie direction de la côte, la détermination en latitude et en longitude des points les plus remarquables, assureront à notre travail une utilité qui ne sera méconnue d'aucun marin.

Depuis notre départ des îles Sandwich jusqu'à notre atterrage sur le mont Saint-Elie, les vents ne cessèrent pas un instant de nous être favorables. A mesure que nous avancions au nord et que nous approchions de l'Amérique, nous voyions passer des algues d'une espèce absolument nouvelle pour nous : une boule de la grosseur d'une orange ter- minait un tuyau de quarante à cinquante pieds de longueur. Cette algue ressemblait , mais très en grand , à la tige d'un ognon qui est monté en graine. Les baleines de la plus grande espèce, les plongeons et les canards nous annoncèrent aussi l'approche d'une terre; enfin elle se montra à nous le 23 juin à quatre heures du matin. Le brouillard, en se dissipant, nous permit d'apercevoir tout d'un coup une longue chaîne de montagnes couvertes de neige, que nous aurions pu voir de trente lieues plus loin si le temps eût été clair. Nous reconnû- mes le mont Saint-Elie de Behring, dont la pointe paraissait au-dessus des nuages.

LA PÉROl SE. 140

La vue de la terre qui , après une longue navi- gation, procure ordinairement des impressions si agréables, ne produisit pas sur nous le même effet : l'œil se reposait avec peine sur ces masses de neige qui couvraient une terre stérile et sans arbres; les montagnes paraissaient un peu éloignées de la mer, qui brisait contre un plateau élevé de cent cinquante ou deux cents toises. Ce plateau noir, comme calciné par le feu, dénué de toute verdure, contrastait d'une manière frappante avec la blan- cheur des neiges qu'on apercevait au travers des nuages, il siervait de base à une longue chaîne de montagnes qui paraissait s'étendre quinze lieues de l'est à l'ouest. iNous crûmes d'abord en être très près; la cime des monts paraissait au-dessus de nos têtes, et la neige répandait une clarté faite pour tromper les yeux qui n'y sont pas accoutumés; mais, à mesure que nous avançâmes, nous aperçû- mes, en avant du plateau, des terres basses cou- vertes d'arbres que nous prîmes pour des îles : il était probable que nous devions y trouver un abri pour nos vaisseaux , ainsi que de l'eau et du bois. Je me proposais donc de reconnaîti'e de très près ces prétendues îles, à l'aide des vents d'est qui prolongeaient la côte; mais ils sautèrent au sud : le ciel devint très noir dans cette partie de l'horizon. Je crus devoir attendre une circonstance plus favorable . et serrer le vent qui battait en

i50 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

côte. Nous avions observé a midi 59 degrés 21 mi- nutes de latitude nord; la longitude occidentale par nos horloges marines était 143 degrés 22 mi- nutes. Une brume épaisse enveloppa la terre pen- dant toute la journée du 25; mais, le 26, le temps fut très beau : la côte parut à deux heures du ma- tin avec toutes ses formes. Je la prolongeai à deux lieues: la sonde rapportait soixante-quinze brasses, fond de vase ; je désirais beaucoup trouver un port: j'eus bientôt l'espoir de l'avoir rencontré.

J'ai déjà parlé d'un plateau de cent cinquante à deux cents toises d'élévation , servant de base à des montagnes immenses, reculées de quelques lieues dans l'intérieur : bientôt nous aperçûmes dans l'est une pointe basse couverte d'arbres qui paraissait joindre le plateau, et se terminer loin d'une seconde chaîne de montagnes qu'on aperce- vait plus à l'est. Nous crûmes tous assez unanime- ment que le plateau était terminé par la pointe basse couverte d'arbres, qu'il était une île séparée des montagnes par un bras de mer, dont la direc- tion devait être est et ouest comme celle de la côte , et que nous trouverions dans le prétendu ca- nal un abri commode pour nos vaisseaux.

Je dirigeai ma route vers cette pointe, sondant à chaque instant : le petit brassiage fut de qua- rante-cinq brasses fond de vase. A deux heures après raidi , je fus obligé de mouiller à cause du

LA PÉROUSE. 151

calme : la brise avait été très faible pendant toute cette journée , et avait varié de l'ouest au nord. Nous avions observé à midi 59 degrés 41 minutes de latitude nord, et nos horloges donnaient 143 degrés 3 minutes de longitude occidentale; nous étions à trois lieues dans le sud-ouest de la pointe boisée, que je supposais toujours être une île. J'a- vais, dès dix heures du matin, détaché le grand canot de ma frégate, commandé par M. Boutin, pour aller reconnaître ce canal ou cette baie. MM. de Monti et de Vaujuas étaient partis de l'As- trolabe pour le même objet , et nous attendîmes à l'ancre le retour de ces officiers. 1^ mer était très belle; le courant faisait une demi-lieue par heure au sud-sud-ouest, ce qui acheva de me confirmer dans l'opinion que, si la pointe boisée n'était pas celle d'un canal, elle formait au moins Tembou- chure d'une grande rivière.

Le baromètre avait baissé de six lignes dans les vingt-quatre heures; le ciel était très noir; tout annonçait qu'un mauvais temps allait succéder au calme plat qui nous avait forcés de mouiller ; enfin à neuf heures du soir nos trois canots furent de retour, et les trois officiers rapportèrent unanime- ment qu'il n'y avait ni canal ni rivière; que la côte formait seulement un enfoncement assez considé- rable dans le nord-est, ayant la forme d'un demi- cercle; que la sonde avait rap[)orlé dans cette

152 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

anse trente brasses, fond de vase; mais que rien n'y mettait à l'abri des vents depuis le sud-sud- ouest jusqu'à l'est-sud-est, qui sont les plus dan- gereux. La mer brisait avec force sur le rivage , qui était couvert de bois flotté. M. de Monti avait débarqué avec une extrême difficulté ; et comme il était le commandant de cette petite division de canots , j'ai donné à cette baie le nom de baie de Monti. Ils ajoutèrent que notre erreur venait de ce que la pointe boisée joignait une terre beaucoup plus basse encore , sans aucun arbre , ce qui la fai- sait paraître terminée. MM. de Monti, de Vaujuas et Boutin avaient relevé au compas les différentes pointes de cette baie : leur rapport unanime ne laissait aucun doute sur le parti que nous avions à prendre. Je fis signal d'appareiller, et comme le temps paraissait devenir très mauvais , je profitai d'une brise du nord-ouest pour courir au sud-est, et pour m'éloigner de la côte K

' Il paraîtra sans doute extraordinaire que je combatte le rap- port des trois officiers, pour soutenir que, de son bord, La Pé- rouse avait mieux jugé la côte; c'est au lecteur d'apprécier les preuves de mon assertion, et, s'il lui reste quelques doutes, de consulter le Voyage de Dixon.

J'avance donc que la baie de Monti n'est autre chose que le mouillage que prit Dixon le 23 mai dp l'année suivante, mouillage abrité de tous les vents par le retour d'une île qui forme une es- pèce de jetée , auquel il donna le nom de port Mulgrm>e.

Dixon dit : « L'endroit que M. Turner avait trouvé le plus con- venable pour jeter l'ancre se trouvait autour d'une pointe basse qui était au nord, à trois milles environ de l'entrée de la baie.

LA PÉROUSE. 153

La nuit fut calme , mais brumeuse ; les vents

variaient à chaque instant; enfin ils se fixèrent à

l'est, et il venta très grand frais de cette partie

pendant vingt-quatre heures.

Le 28 le temps devint plus beau. Nous observâ- mes 59 degrés 19 minutes de latitude nord, et 142 degrés 41 minutes de longitude occidentale , suivant nos horloges. La côte était fort embrumée ; nous ne pouvions reconnaître les points que nous avions relevés les jours précédens; les vents étaient encore à l'est, mais le baromètre remontait, et tout annonçait un changement favorable. A cinq heures nous n'étions qu'à trois lieues de terre , par quarante brasses , fond de vase , et la brume s'é- tant un peu dissipée, nous fîmes des relèvemens qui formaient une suite non interrompue avec ceux des jours précédens, et qui ont servi, ainsi que ceux faits par la suite avec le plus grand soin,

« Ces îles , ainsi que le reste de la, côte, sont totalement cou- vertes de pins de deux ou trois espèces différentes , entremêlés çà et de noisetiers et de différentes sortes d'arbrisseaux.»

Dixon fixe la latitude du port Mulgrave à 59 degrés 33 mi- nutes, et sa longitude, méridien de Londres, à 140 degrés, ce qui fait, méridien de Paris, 142 degrés 20 minutes.

La Pérouse fixe la latitude de la baie de Monli à 59 degrés 43 minutes, et sa longitude à 142 degrés 40 minutes.

Si les trois officiers envoyés par La Pérouse n'ont pas été jus- qu'au fond de la baie, il est peu étonnani qu'ils aient cru voir une continuation de côte, et que le nombre de petites îles qui sont au fond leur aient masqué le passage ^qui sépare ces îles du conti- nent. {Note (le Milet-Murcau . '

15Î VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

à dresser les cartes comprises dans l'atlas. Les iiavijjateurs et ceux qui font une étude particulière de la géograpîiie seront peut-être bien aises de savoir que, pour ajouter encore un plus grand degré de précision aux vues et à la configuration des côtes ou des points les plus remarquables , M. Dagelet a eu soin de vérifier et de corriger les relèvemens faits au compas de variation, par la mesure des distances réciproques des mornes, en mesurant avec un sextant les angles relatifs qu'ils font entre eux , et en déterminant en même temps l'élévation des montagnes au-dessus du niveau de la mer. Cette méthode , sans être rigoureuse , est assez précise pour que des navigateurs puissent juger par l'élévation d'une côte de la distance à laquelle ils en sont ; et c'est de cette manière que cet académicien a déterminé la hauteur du mont Saint-Elie à dix-neuf cent quatre-vingts toises, et sa position à huit lieues dans l'intérieur des terres'. Le 29 juin nous observâmes 59 degrés 20 minu- tes de latitude nord; la longitude occidentale par nos horloges était 142 degrés 2 minutes; nous avions fait pendant vingt-quatre heures huit lieues à l'est. Les vents du sud et les brumes continuèrent

' Cook dit, dans son troisième Voyage, que le mont Saint-Elie fçîl à douze lieues dans Tintérieur des terres, par 60 degrés 27 minutes de latitude, et 219 degrés de longitude, méridien de Greenwich.

LA PlÊROUSE. 155

toute la journée du 29, et le temps ne s'éclaircit que le 30 vers midi ; mais nous aperçûmes par instans les terres basses dont je ne me suis jamais éloigné de plus de quatre lieues. Nous étions, sui- vant notre point, à cinq ou six lieues dans l'est de la baie à laquelle le capitaine Cook a donné le nom de baie de Behring; la sonde rapporta constam- ment de soixante à soixante-dix brasses, fond de vase. Notre hauteur observée était de 58 degrés 55 minutes, et nos horloges donnaient 141 degrés 48 minutes de longitude. Je fis route , toutes voiles dehors , sur la terre , avec de petits vents de l'ouest- sud-ouest. Nous aperçûmes dans l'est une baie qui paraissait très profonde, et que je crus d'abord être celle de Behring ; j'en approchai à une lieue et demie : je reconnus distinctement que les terres basses joignaient, comme dans la baie de Monti, des terres plus hautes , et qu'il n'y avait point de baie; mais la mer était blanchâtre et presque douce: tout annonçait que nous étions à l'emboucimre d'une très grande rivière, puisqu'elle changeait la couleur et la salure de la mer à deux lieues au large. Je fis signal de mouiller par trente brasses , fond de vase, et je détachai le grand canot com- mandé par M. de Clonard, mon second , accompa- gné de MM. Monneron et Bernizet. IM. de Langle avait envoyé aussi le sien avec sa biscaïenne aux ordres de MM. Marchai nvi Ile Daigremont.

I .

t56 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

Ces ofliciers étaient de retour à midi. Ils avaient prolongé la côte aussi près que les brisans le leur avaient permis, et ils avaient reconnu un banc de sable à fleur d'eau, à l'entrée d'une grande rivière qui débouchait dans la mer par deux ouvertures assez larges; mais chacune de ces embouchures avait une barre comme celle de la rivière de Bayonne, sur laquelle la mer brisait avec tant de force, qu'il fut impossible à nos canots d'en ap- procher. M. de Clonard passa cinq ou six heures à chercher vainement une entrée ; il vit de la fumée , ce qui prouvait que le pays était habité. Nous aperçûmes du vaisseau une mer tranquille au-delà du banc , et un bassin de plusieurs lieues de lar- geur et de deux lieues d'enfoncement : ainsi , lors- que la mer est belle, il est à présumer que des vaisseaux, ou au moins des canots, peuvent entrer dans ce golfe ; mais comme le courant est très violent, et que, sur les barres. la mer, d'un instant à l'autre , devient très agitée , le seul aspect de ce lieu doit l'interdire aux navigateurs.

En voyant cette baie , j'ai pensé que ce pouvait être celle Behring avait abordé. 11 serait alors plus vraisemblable d'attribuer la perte de l'équi- page de son canot à la fureur de la mer qu'à la barbarie des Indiens ^ J'ai conservé à cette rivière

' Il y a ici double erreur : d'abord c'est le capitaine Tscheri- kow. et non le capitaine Behrinfr . qui perdit ses canots, ensuite

LA PÉROUSE. 157

1^ nom de rivière de Behring, et il me paraît que la baie de ce nom n'existe pas, et que le capitaine Cook l'a plutôt soupçonnée qu'aperçue, puisqu'il en a passé à dix ou douze lieues ^

il éprouva ce malheur par 56 degrés de latitude , ainsi que le rap- porte Muller.

' Le lieu que La Pérouse désigne sous le nom de rivière de Beh- ring, est sans contredit la baie de Behring de Cook; il reste à sa- voir si le changement de couleur et de salure de l'eau de la mer suffit pour décider que cet enfoncement dans les terres soit une rivière, et si cette cause ne peut venir, pour la salure, de la quan- tité d'énormes glaçons qui tombent continuellement du sommet des montagnes , et , pour la couleur, du terrain de la cote et du rivage la mer brise avec tant de fureur.

Au reste, rivière ou baie , et peut-être l'une et l'autre, car les baies étant formées par l'avancement des montagnes dans la mer, il est probable qu'il doit y avoir au fond une rivière ou un tor- rent, voici la preuve de l'identité de lieux. Cook détermine l'ou- verture de cette baie à o9 degrés 18 minutes de latitude ; La Pé- rouse était dans l'ouest de cette baie et faisait sa latitude à 59 degrés 20 minutes.

Cook avait pour sa longitude orientale à bord 220 degrés 19 minutes, méridien de Greenwich , ce qui fait 139 degrés 41 n)i- nutes de longitude occidentale ; et en y ajoutant 2 degrés 20 mi- nutes, différence du méridien de Greenwich au méridien de Pa - ris, on aura, pour la longitude occidentale de Cook, 142 degrés 1 minute, méridien de Paris. La Pérouse fixe sa longitude à 142 degrés 2 minutes, ce qui ne fait qu'une différence d'une minute, plus deux lieues, dont le capitaine Cook était plus éloigné de la cote.

Cook voyait l'ouverture de la baie au nord 47 degrés est ; La Pérouse, plus près de la côte de deux lieues, voyait cette ouver- ture au nord 33 degrés est. Cook était à huit lieues de la côte , et avait soixante-dix brasses, fond de vase ; I^a Pérouse élait à cinq ou six lieues de la côte, et avait constamment de soixante à soixante- dix brasses, fond de vase. {JSote de MUct-Mureau.)

158 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

Le 1"^' juillet, à midi, j'appareillai avec une petite brise du sud-ouest, prolongeant la terre à deux ou trois lieues. jNous avions observé au mouillage 59 degrés 7 minutes de latitude nord, et 141 degrés 17 minutes de longitude occidentale, suivant nos horloges; l'entrée de la rivière me restait alors au nord 17 degrés est, et le cap Beau-Temps à l'est 5 degrés sud. Nous prolongeâmes la terre avec une petite brise de l'ouest, à deux ou trois lieues de distance, et d'assez près pour apercevoir, à l'aide de nos lunettes , des hommes , s'il y en eût eu sur le rivage; mais nous vîmes des brisans qui paru- rent rendre le débarquement impossible.

Le 2, à midi, je relevai le mont Beau-Temps; nous observâmes 58 degrés 36 minutes de latitude: la longitude des horloges était de 140 degrés 31 minutes, et notre distance de terre de deux lieues. A deux heures après midi nous eûmes connaissance d'un enfoncement, un peu à l'est du cap Beau- Temps , qui parut une très belle baie : je fis route pour en approcher. Nous apercevions du bord une grande chaussée de roches , derrière laquelle la mer était très calme. Cette chaussée paraissait avoir trois ou quatre cents toises de longueur de l'est à l'ouest , et se terminait à deux encablures environ de la pointe du continent , laissant une ouverture assez large ; en sorte que la nature sem- blait avoir fait à l'extrémité de l'Amérique un port

LA PÉROUSE. 159

comme celui de Toulon , mais plus vaste dans son plan comme dans ses moyens : ce nouveau port avait trois ou quatre lieues d'enfoncement. Je me déterminai à faire route vers la passe : nos canots sondaient, et avaient ordre, lorsque nous appro- cherions des pointes , de se placer chacun sur une des extrémités , de manière que les vaisseaux n'eus- sent qu'à passer au milieu.

Nous aperçûmes bientôt des sauvages qui nous faisaient des signes d'amitié en étendant et faisant voltiger des manteaux blancs et différentes peaux. Plusieurs pirogues de ces Indiens péchaient dans la baie , l'eau était tranquille comme celle d'un bassin, tandis qu'on voyait la jetée couverte d'écume par les brisans ; mais la mer était très calme au- delà de la passe, nouvelle preuve pour nous qu'il y avait une profondeur considérable.

Ce port n'avait jamais été aperçu par aucun na- vigateur : il est situé à trente-trois lieues au nord- ouest de celui de los Remédies , dernier terme des navigations espagnoles, à environ deux cent vingt- quatre lieues de Nootka, et à cent lieues de Wil- liams-Sound ^ La tranquillité de l'intérieur de cette

* Depuis que La Pérouse a exploré la cote nord-ouest de l'A- mérique, du mont Saint-Elie jusqu'à Monterey, deux navi(^ateurs anglais ont fait à pou près la même route , mais l'un et l'autre dans des vues purement commerciales.

Dixon, parti d'An^rleterre en septembre 1785, commandant la Quecn Charlotte, et de conserve avec le King George , monté par le

160 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

baie était bien séduisante pour nous qui étions dans l'alîsolue nécessité de faire et de changer presque entièrement notre arrimage, afin d'en arracher six canons placés à fond de cale , et sans lesquels il était imprudent de naviguer dans les mers de la Chine , fréquemment infestées de pirates. J'imposai à ce lieu le nom de port des Français.

Pendant notre séjour forcé à l'entrée de la baie, nous fûmes sans cesse entourés de pirogues de sauvages. Ils nous proposaient, en échange de notre fer, du poisson, des peaux de loutre ou d'autres animaux, ainsi que différens petits meubles de leur costume; ils avaient l'air, à notre grand étonne- capitaine Portiock, mouilla à Owhyhée, l'une des îles Sandwich, le 26 mai 1 78G. La Pérouse passa devant Owhyhée le 28 du même mois; il mouilla à Mowée le lendemain, et en repartit le 30. Il re- connut le mont Saint-Elie le 23 juin 1786, tandis que Dixon, parti d'Owhyhée le 13 juin , et ayant dirigé sa route vers la rivière de Cook , n'atteignit la côte nord-ouest de l*Amérique que le 8 sep- tembre. 11 la prolongea depuis l'entrée de la Croix jusqu'à celle de Nootka sans pouvoir mouiller nulle part ; il l'abandonna le 28 du même mois pour retourner aux îles Sandwich. Ce ne fut que le 23 mai de l'année suivante qu'il reconnut le mont Saint-Elie , et qu'il jeta l'ancre au port Mulgrave. Ainsi la priorité de La Pérouse est bien constatée.

Dixon avait eu connaissance, avant son départ de Londres, de l'expédition qu'on faisait en France ; mais il ne rencontra pas les bàtimens français , et il n'a pu connahre leurs découvertes.

Le capitaine Meares, commandant le senaut le Nootka, partit du Bengale en mars 1786; il toucha à Oonolaska en août, et se ren_ dit, à la fin de septembre, à l'entrée du Prince Williams , il hi- verna : ce ne fut qu'en 1788 et 1789 qu'il parcourut la côte d'A mérique.

LA PÉROUSE. 161

ment, d'être très accoutumés au trafic, et ils fai- saient aussi bien leur marché que les plus habiles acheteurs d'Europe. De tous les articles de com- merce, ils ne désiraient ardemment que le fer; ils acceptèrent aussi quelques rassades; mais elles servaient plutôt à conclure un marché qu'à former la base de l'échange. Nous parvînmes dans la suite à leur faire recevoir des assiettes et des pots d'étain; mais ces articles n'eurent qu'un succès passager, et le fer prévalut sur tout. Ce métal ne leur était pas inconnu; ils en avaient tous un poignard pendu au cou. La forme de cet instrument ressem- blait à celle du cry des Indiens ; mais il n'y avait aucun rapport dans le manche qui n'était que le prolongement de la lame arrondie et sans tran- chant. Cette arme était enfermée dans un fourreau de peau tannée, et elle paraissait être leur meuble le plus précieux. Comme nous examinions très attentivement tous ces poignards, ils nous firent signe qu'ils n'en faisaient usage que contre les ours et les autres bétes des forets. Quelques-uns étaient aussi en cuivre rouge, et ils ne paraissaient pas les préférer aux autres. Ce dernier métal est assez commun parmi eux; ils l'emploient plus particu- lièrement en colliers, bracelets et différens autres ornemens; ils en arment aussi la pointe de leurs flèches.

C'était une grande question parmi nous, âv sa- xil. ' 11

iG2 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

voir d'où provenaient ces deux métaux. 11 était possible de supposer du cuivre natif dans cette partie de l'Anoérique, et les Indiens pouvaient le réduire en lames ou en lingots; mais le fer natif n'existe peut-être pas dans la nature , ou du moins il est si rare que le plus grand nombre des miné- ralogistes n'en ont jamais vu ^ On ne pouvait ad- mettre que ces peuples connussent les moyens de réduire la mine de fer à l'état de métal; nous avions vu d'ailleurs, le jour de notre arrivée, des colliers de rassades et quelques petits meubles en cuivre jaune qui, comme on le sait, est une com- position de cuivre rouge et de zinc ^. Ainsi tout nous portait à croire que les métaux que nous avions aperçus provenaient des Russes ou des employés de la compagnie d'Hudson , ou des négo-

» Le fer vierge ou natif ne se trouve guère qu'en Suède , en Al- lemagne , au Sénégal, en Sibérie et à l'ile d'Elbe.

2 Le cuivre rouge , fondu avec le zinc pur, donne le tombac ou similor ; il faut le fondre avec la calamine pour obtenir le cuivre jaune- La calamine contient sans contredit du zinc ; mais elle contient aussi de la terre, du sable, de l'ocre martiale et souvent de la galène de plomb ; celle qui ne contiendrait que peu ou point de zinc ne serait pas propre à former le cuivre jaune.

Le zinc, demi-métal, lorsqu'il n'est pas pur, peut contenir aussi des pyrites sulfureuses et martiales, du plomb, de la fausse ga- lène , et une matière terreuse fort dure.

Ainsi on doit voir qu'on obtient un métal bien différent en fon- dant du cuivre rouge avec du zinc pur, ou en le fondant avec de la calamine.

LA PÉROUSE. 163

cians américains qui voyagent dans l'intérieur de l'Amérique , ou enfin des Espagnols ; mais je ferai voir dans la suite qu'il est plus probable que ces métaux leur viennent des Russes, Nous avons ap- porté beaucoup d'échantillons de ce fer; il est aussi doux et aussi facile à couper que du plomb ^ Il n'est peut-être pas impossible aux minéralogistes d'indiquer le pays et la mine qui le fournissent.

L'or n'est pas plus désiré en Europe que le fer dans cette partie de l'Amérique, ce qui est une nouvelle preuve de la rareté de ce métal. Chaque insulaire en possède, à la vérité, une petite quan- tité; mais ils en sont si avides, qu'ils emploient toutes sortes de moyens pour s'en procurer. Dès le jour de notre arrivée, nous fûmes visités par le chef du principal village. Avant de monter à bord, il parut adresser une prière au soleil; il nous fit ensuite une longue harangue qui fut terminée par des chants assez agréables, et qui ont beaucoup de rapport avec le plain-chant de nos églises : les Indiens de sa pirogue l'accompagnaient, en répé- tant en chœur le même air. Après cette cérémonie, ils montèrent presque tous à bord et dansèrent pendant une heure au son de la voix, qu'ils ont très juste. Je fis à ce chef plusieurs présens, qui le ren- dirent tellement incommode qu'il passait chaque jour cinq ou six heures à bord, et que j'étais obligé

' Cette qualité annoncerait un fer vierge ou natif.

164 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

de les renouveler très fréquemment, ou de le voir s'en aller mécontent et menaçant ; ce qui cependant n'était pas très dangereux.

Dès que nous fûmes établis derrière l'île , pres- que tous les sauvages de la baie s'y rendirent. Le bruit de notre arrivée se répandit bientôt aux en- virons: nous vîmes arriver plusieurs pirogues char- gées d'une quantité très considérable de peaux de loutres , que ces Indiens échangèrent contre des haches, des herminettes et du fer en barre. Ils nous donnaient leurs saumons pour des morceaux de vieux cercles ; mais bientôt ils devinrent plus difficiles, et nous ne pûmes nous procurer ce pois- son qu'avec des clous ou quelques petits instru- mens de fer. Je crois qu'il n'est aucune contrée la loutre de mer soit plus commune que dans cette partie de l'Amérique; et je serais peu surpris qu'une factorerie, qui étendrait son commerce à qparante ou cinquante lieues sur le bord de la mer, rassemblât chaque année dix mille peaux de cet animal.

La loutre de mer est un animal amphibie, plus connu par la beauté de sa peau que par la des- cription exacte de l'individu. Les Indiens du port des Français l'appellent skecter; les Russes lui donnent le nom de colry-morski ^ et ils distinguent les femelles

Selon Coxe, bobry-morsky, on castor de mer; la fcmflie. matka, et les petit? f}ui n'ont pas cinq mois, med^ied/iy, etc

LA PÉROUSE. 165

par le mot de maska. Quelques naturalistes en ont parlé sous la dénomination de saricovienne;\:i\di\% la description de la saricovienne de M. de Buffon ne convient nullement à cet animal , qui ne ressemble ni à la loutre du Canada ni à celle d'Europe.

Dès notre arrivée à notre second mouillage, nous établîmes l'observatoire sur l'ile, qui n'était distante de nos vaisseaux que d'une portée de fusil. Nous y formâmes un établissement pour le temps de notre relâche dans ce port ; nous y dressâmes des tentes pour nos voiliers, nos forgerons, et nous y mîmes en dépôt les pièces à eau de notre arrimage que nous refîmes entièrement. Comme tous les villages indiens étaient sur le continent, nous nous flattions d'être en sûreté sur notre île; mais nous fîmes bientôt l'expérience du contraire. Nous avions déjà éprouvé que les Indiens étaient très voleurs ; mais nous ne leur supposions pas une ac- tivité et une opiniâtreté capables d'exécuter les projets les plus longs et les plus difficiles. Nous ap- prîmes bientôt à les mieux connaître.

Ils passaient toutes les nuits à épier le moment favorable pour nous voler; mais nous faisions bonne garde à bord de nos vaisseaux , et ils ont rarement trompé notre vigilance. J'avais d'ailleurs établi la loi de Sparte : le volé était puni; et si nous n'ap- plaudissions pas au voleur, du moins nous ne réclamions rien, afin d'éviter toute rixe qui aurait

16(5 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

pu avoir des suites funestes. Je ne me dissimulais pas que cette extrême douceur les rendrait inso- lens ; j'avais cependant tâché de les convaincre de la supériorité de nos armes : on avait tiré de- vant eux un coup de canon à boulet, afin de leur faire savoir qu'on pouvait les atteindre de loin; et un coup de fusil à balle avait traversé , en présence d'un grand nombre de ces Indiens, plusieurs dou- bles d'une cuirasse qu'ils nous avaient vendue , après nous avoir fait comprendre par signes qu'elle était impénétrable aux flèches et aux poignards ; enfin , nos chasseurs, qui étaient adroits, tuaient les oiseaux sur leur tête. Je suis bien certain qu'ils n'ont jamais cru nous inspirer des sentimens de crainte; mais leur conduite m'a prouvé qu'ils n'ont pas douté que no4;re patience ne fût à toute épreuve. Bientôt ils m'obligèrent à lever l'établissement que j'avais sur l'île : ils y débarquaient la nuit, du côté du large ; ils traversaient un bois très fourré, dans lequel il nous était impossible de pénétrer le jour, et, se glissant sur le ventre comme des couleuvres, sans remuer presque une feuille, ils parvenaient, malgré nos sentinelles, à dérober quelques-uns de leurs effets. Enfin ils eurent l'adresse d'entrer de nuit dans la tente couchaient MM. de Lauriston et Darbaud qui étaient de garde à l'observatoire; ils en- levèrent un fusil garni d'argent, ainsi que les habits de ces deux officiers, qui les avaient placés par pré-

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caution sous leur chevet. Une garde de douze hommes ne les aperçut pas, et les deux officiers ne furent point éveillés. Ce dernier vol nous eût peu inquiétés, sans la perte du cahier original sur lequel étaient écrites toutes nos observations astro- nomiques depuis notre arrivée dans le port des Français.

Ces obstacles n'empêchaient pas nos canots et nos chaloupes de faire l'eau et le bois : tous nos officiers étaient sans cesse en corvée à la tête des différens détachemens de travailleurs que nous étions obli- gés d'envoyer à terre; leur présence et le bon ordre contenaient les sauvages.

Nous avions déjà visité le fond de la baie, qui est peut-être le lieu le plus extraordinaire de la terre. Pour en avoir une idée, qu'on se représente un bassin d'eau d'une profondeur qu'on ne peut me- surer au milieu , bordé par des montagnes à pic , d'une hauteur excessive, couvertes de neige, sans un brin d'herbe sur cet amas immense de rochers condamnés par la nature à une stérilité éternelle. Je n'ai jamais vu un souffle de vent rider la sur- face de cette eau; elle n'est troublée que par la chute d'énormes morceaux de glace qui se déta- chent très fréquemment de cinq différens glaciers, et qui font en tombant un bruit qui retentit au loin dans les montagnes. L'air y est si tranquille et le silence si prolx)nd, que la simple voix d'un

168 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

homme se fait entendre à une demi-lieue, ainsi que le bruit de quelques oiseaux de mer qui déposent leurs œufs dans le creux de ces rochers. C'était au fond de cette baie que nous espérions trouver des canaux par lesquels nous pourrions pénétrer dans l'intérieur de l'Amérique. Nous supposions qu'elle devait aboutir à une grande rivière dont le cours pouvait se trouver entre deux montagnes, et que cette rivière prenait sa source dans un des grands lacs au nord du Canada. Voilà notre chimère, et voici quel en fut le résultat. Nous partîmes avec les deux grands canots de la Boussole et de V Astrolabe, Nous entrâmes dans le canal de l'Ouest : il était' prudent de ne pas se tenir sur les bords à cause de la chute des pierres et des glaces. Nous par- vînmes enfin, après avoir fait une lieue et demie seulement, à un cul-de-sac qui se terminait par deux glaciers immenses. Nous fûmes obligés d'é- carter les glaçons dont la mer était couverte , pour pénétrer dans cet enfoncement : l'eau en était si profonde, qu'à une demî-encâblure de terre je ne trouvai pas fond à cent vingt brasses. MM. de Lan- gle , de Mont! et Dagelet, ainsi que plusieurs autres officiers, voulurent gravir le glacier. Après des fa- tigues inexprimables, ils parvinrent jusqu'à deux lieues, obligés de franchir, avec beaucoup de ris- ques, des crevasses d'une très grande profondeur; ils n'aperçurent qu'une continuation de glaces et de

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neige qui doit ne se terminer qu'au sommet du mont Beau-Temps.

Pendant cette course , mon canot était resté sur le rivage; un morceau de glace qui tomba dans l'eau à plus de quatre cents toises de distance oc- casiona sur le bord de la mer un remous si consi- dérable, qu'il en fut renversé et jeté assez loin sur le bord du glacier : cet accident fut promptement réparé, et nous retournâmes tous a bord, ayant achevé en quelques heures notre voyage dans l'in- térieur de l'Amérique,

§ ^-

Continuation de notre séjour au port des Français. Au moment d'en partir nous éprouvons le plus affreux malheur. Précis his- torique de cet événement. Nous reprenons notre premier mouil- lafTe. Départ.

Le lendemain de cette course, le chef arriva à bord, mieux accompagné et plus paré qu'à son or- dinaire. Après beaucoup de chansons et de danses, il proposa de me vendre l'île sur laquelle était mon observatoire, se réservant sans doute tacitement, pour lui et pour les autres Indiens, le droit de nous y voler. Il était plus que douteux que le chef fût propriétaire d'aucun terrain : le gouvernement de ces peuples est tel. que le pays doit appartenir à la société entière : cependant , comme beaucoup

170 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

de sauvages étaient témoins de ce marché, j'avais droit de penser qu'ils y donnaient leur sanction , et j'acceptai l'offre du chef, convaincu d'ailleurs que le contrat de cette vente pourrait être cassé par plusieurs tribunaux, si jamais la nation plaidait contre nous; car nous n'avions aucune preuve que les témoins fussent ses représentans, et le chef le vrai propriétaire. Quoi qu'il en soit, je lui donnai plusieurs aunes de drap rouge, des haches, des herminettes, du fer en barre, des clous ; je fis aussi des présens à toute sa suite. Le marché ainsi con- clu et soldé, j'envoyai prendre possession de l'île avec les formalités ordinaires; je fis enterrer au pied d'une roche une bouteille qui contenait une inscription relative à cette prise de possession, et je mis auprès une des médailles de bronze qui avaient été frappées en France avant notre départ. Cependant l'ouvrage principal, celui qui avait été l'objet de notre relâche , était achevé ; nos ca- nons étaient en place , notre arrimage réparé , et nous avions embarqué une aussi grande quantité d'eau et de bois qu'à notre départ du Chili. Nul port dans l'univers ne peut présenter plus de com- modités pour hâter ce travail, qui est souvent si difficile dans d'autres contrées. Des cascades, comme je l'ai déjà dit, tombant du haut des montagnes, versent l'eau la plus claire dans des barriques qui restent dans la chaloupe; le bois, tout coupé, est

LA PÉROUSE. 171

épars sur le rivage bordé par une mer tranquille. Nous nous regardions comme les plus heureux des navigateurs, d'être arrivés à une si grande distance de l'Europe, sans avoir eu un seul malade, ni un seul homme des deux équipages atteint du scorbut. Mais le plus grand des malheurs, celui qu'il était le plus impossible de prévoir nous attendait à ce terme. C'est avec la plus vive douleur que je vais tracer l'histoire d'un désastre mille fois plus cruel que les maladies et tous les autres événemens des plus longues navigations. Je cède au devoir rigou- reux que je me suis imposé d'écrire cette relation, et je ne crains pas de laisser connaître que mes regrets ont été , depuis cet événement , cent fois accompagnés de mes larmes ; que le temps n'a pu calmer ma douleur : chaque objet , chaque instant me rappelle la perte que nous avons faite, et dans une circonstance nous croyions si peu avoir à craindre un pareil événement.

J'avais remis à M. Boutin mes instructions, pour ne pas exposer les canots et pour éviter les bri- sans; mais il les regarda comme trop minutieuses, quoique je lui eusse expliqué le motif de mes or- dres. ÎNos canots partirent , comme je l'avais or- donné, à six heures du matin; c'était autant une j)artie de plaisir que d'instruction et d'utilité : on devait chasser et déjeuner sous des arbres. Les sept meilleurs soldats du détachement com-

172 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

posaient l'armement de la biscayenne, dans laquelle le maître-pilote de ma frégate s'était aussi embar- qué pour sonder. M. Boulin avait pour second dans son petit canot M. Mouton , lieutenant de frégate : je savais que le canot de l'Astrolabe était commandé par M. de Marchainville; mais j'ignorais s'il y avait d'autres officiers.

A dix heures du matin je vis revenir notre petit canot. Un peu surpris, parce que je ne l'attendais pas sitôt, je demandai à M. Boutin, avant qu'il fût. monté à bord, s'il y avait quelque chose de nou- veau; je craignis dans ce premier instant quel- que attaque des sauvages : l'air de M. Boutin n'était pas propre à me rassurer; la plus vive douleur était peinte sur son visage. Il m'apprit bientôt le naufrage affreux dont il venait d'être témoin , et auquel il n'avait échappé que parce que la fer- meté de son caractère lui avait permis de voir toutes les ressources qui restaient dans un si ex- trême péril. Entraîné , en suivant son commandant, au milieu des brisans qui portaient dans la passe , pendant que la marée sortait avec Une vitesse de trois ou quatre lieues par heure, il imagina de présenter à la lame l'arrière de son canot qui , de cette manière, poussé par cette lame, et lui cé- dant , pouvait ne pais se remplir, mais devait ce- pendant être entraîné au dehors, à reculons, par la marée. Bientôt il vit les brisans de l'avant de son

LA PÉROUSE. 173

canot, et il se trouva dans la grande mer. Plus oc- cupé du salut de ses camarades que du sien pro- pre, il parcourut le bord des brisans, dans l'espoir de sauver quelqu'un; il s'y rengagea même, mais il fut repoussé par la marée; enfin , il monta sur les épaules de M. Mouton , afin de découvrir un plus grand espace : vain espoir, tout avait été en- glouti.... et M. Boutin rentra à la marée étale. La mer étant devenue belle , cet officier avait conservé quelque espérance pour labiscayenne que comman- dait M. d'Escures, mon premier lieutenant; il n'a- vait vu périr que la nôtre. M. de Marchainville était dans ce moment à un grand quart de lieue du danger, c'est-à-dire, dans une mer aussi par- faitement tranquille que celle du port le mieux fermé ; mais ce jeune officier, poussé par une gé- nérosité sans doute imprudente, puisque tout se- cours était impossible dans ces circonstances , ayant l'àme trop élevée, le courage trop grand pour faire cette réflexion lorsque ses amis étaient dans un si extrême danger, vola à leur secours , se jeta dans les mêmes brisans, et, victime de sa générosité et de la désobéissance formelle de son chef, périt comme lui.

Bientôt M. de Langle arriva à mon bord, aussi accablé de douleur que moi-même , et m'apprit, en versant des larmes , que le malheur était encore infiniment plus grand que je ne croyais. Depuis

174 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

notre départ de France , il s'était fait une loi in- violable de ne jamais détacher les deux frères ^ pour une même corvée , et il avait cédé, dans cette seule occasion, au désir qu'ils avaient témoigné d'aller se promener et chasser ensemble; car c'était presque sous ce point de vue que nous avions en- visagé, l'un et l'autre, la course de nos canots, que nous croyions aussi peu exposés que dans la rade de Brest lorsque le temps est très beau.

Les pirogues des sauvages vinrent dans ce même moment nous annoncer ce funeste événe- ment; les signes de ces hommes grossiers expri- maient qu'ils avaient vu périr les deux canots, et que tout secours avait été impossible : nous les comblâmes de présens, et nous tâchâmes de leur faire comprendre que toutes nos richesses appartiendraient à celui qui aurait sauvé un seul homme.

Rien n'était plus propre à émouvoir leur hu- manité; ils coururent sur les bords de la mer, et se répandirent sur les deux côtés de la baie. J'avais déjà envoyé ma chaloupe , commandée par M. de Clonard, vers l'est où, si quelqu'un, contre toute apparence , avait eu le bonheur de se sauver, il était probable qu'il aborderait. M. de Langle se porta sur la côte de l'ouest , afin de ne rien laisser à visiter, et je restai à bord , chargé de la garde

' F^aborde Marchainvillo et Laborde Boutervilliers.

LA PÉROUSE. 175

des deux vaisseaux, avec les équipages nécessaires pour n'avoir rien à craindre des sauvages, contre lesquels la prudence voulait que nous fussions toujours en garde. Presque tous les officiers et plu- sieurs autres personnes avaient suivi MiM. de Langle et Clonard : ils firent trois lieues sur le bord de la mer, le plus petit débris ne fut pas même jeté. J'avais cependant conservé un peu d'espoir : l'es- prit s'accoutume avec peine au passage si subit d'une situation douce à une douleur si profonde; mais le retour de nos canots et chaloupes détruisit cette illusion , et acheva de me jeter dans une con- sternation que les expressions les plus fortes ne rendront jamais que très imparfaitement.

Il ne nous restait plus qu'à quitter promptement un pays qui nous avait été si funeste ; mais nous devions encore quelques jours aux familles de nos malheureux amis. Un départ trop précipité aurait laissé des inquiétudes, des doutes en Europe; on n'aurait pas réfléchi que le courant ne s'étend au plus qu'à une lieue en dehors de la passe ; que ni les canots ni les naufragés n'avaient pu être en- traînés qu'à cette distance, et que la fureur de la mer en cet endroit ne laissait aucun espoir de leur retour. Si, contre toute vraisemblance, quelqu'un d'eux avait pu y revenir, comme ce ne pouvait être que dans les environs de la baie, je formai la ré- solution d'attendre encore plusieurs jours ; mais

176 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

je quittai le mouillage de l'île, et je pris celui du platin de sable qui est à l'entrée, sur la côte de l'ouest. Je mis cinq jours à faire ce trajet qui n'est que d'une lieue, pendant lesquels nous essuyâmes un coup de vent d'est qui nous aurait mis dans un très grand danger si nous n'eus&ions été mouillés sur un bon fond de vase : heureusement nos ancres ne chassèrent pas , car nous étions à moins d'une encablure de terre. Les vents contraires nous retin- rent plus long- temps que je n'avais projeté de rester, et nous ne mîmes à la voile que le 30 juillet, dix-huit jours après Tévénement qu'il m'a été si pénible de décrire , et dont le souvenir me rendra éternellement malheureux. Avant notre départ, nous érigeâmes sur l'île du milieu de la baie , à la- quelle je donnai le nom à'tle du Cénotaphe ^ un monument à la mémoire de nos malheureux compa- gnons. M. de Lamanon composa l'inscription sui- vante, qu'il enterra dans une bouteille, au pied de ce cénotaphe:

a A l'entrée du port ont péri vingt -un braves ma- « rins : qui que vous soyez, mêlez vos larmes aux «nôtres. Le 4 juillet 1786, les frégates la Boussole «et l'Astrolabe, parties de Brest le l^'^ août 1785, M sont arrivées dans ce port. Par les soins de M. de « La Pérouse , commandant en chef l'expédition ; de « M. le vicomte de Langle, commandant la deuxième

LA PÉROUSE. 177

tv frégate; de MM. de Clonard et de Monti, capi-

« taines en second des deux bàtimens , et des autres

«officiers et chirurgiens, aucune des maladies qui

«sont la suite des longues navigations n'avait at-

« teint les équipages. M. de La Pérouse se félici-

«tait, ainsi que nous tous, d'avoir été d'un bout du

«monde à l'autre, à travers toutes sortes de dan-

«gers, ayant fréquenté des peuples réputés bar-

«bares, sans avoir perdu un seul homme ni versé

«une goutte de sang. Le 13 juillet, trois canots

« partirent à cinq heures du matin, pour aller placer

«des sondes sur le plan de la baie qui avait été

« dressé. Ils étaient commandés par M. d'Escures ,

«lieutenant de vaisseau, chevalier de Saint-Louis:

« M. de La Pérouse lui avait donné des instructions

«par écrit, pour lui défendre expressément de

«s'approcher du courant; mais au moment qu'il

«croyait encore en être éloigné, il s'y trouva en-

« gagé. MM. de Laborde frères et de Flassan , qui

«étaient dans le canot de la deuxième frégate, ne

« craignirent pas de s'exposer pour voler au secours

«de leurs camarades; mais, hélas! ils ont eu le

«même sort.... Le troisième canot était sous les or-

« dres de M. Boutin , lieutenant de vaisseau. Cet of-

« ficier , luttant avec courage contre les brisans ,

« fit pendant plusieurs heures de grands mais inu-

utiles efforts pour secourir ses amis, et ne dut lui-

«même son salut qu'à la meilleiu^e construction de XIL 12

178 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

«son canot, à sa prudence éclairée, à celle de «M. Laprise Mouton, lieutenant de frégate, son « second , et à l'activité et prompte obéissance de «son équipage, composé de quatre matelots. Les « Indiens ont paru prendre part à notre douleur ; «elle est extrême. Émus par le malheur, et non «découragés, nous partons le 30 juillet pour con- « tinuer notre voyage. »

Notre séjour à l'entrée de la baie nous procura sur les mœurs et les divers usages des sauvages beaucoup de connaissances qu'il nous eût été im- possible d'acquérir dans l'autre mouillage : nos vaisseaux étaient à l'ancre auprès de leurs villages ; nous les visitions plusieurs fois chaque jour, et chaque jour nous avions à nous en plaindre, quoi- que notre conduite à leur égard ne se fût jamais démentie , et que nous n'eussions pas cessé de leur donner des preuves de douceur et de bienveil- lance.

Le 22 juillet ils nous apportèrent des débris de nos canots naufragés , que la lame avait poussés sur la côte de l'est, fort près de la baie, et ils nous firent entendre par des signes qu'ils avaient enterré un de nos malheureux compagnons sur le rivage il avait été jeté par la lame. Sur ces indi- ces, MM. de Glonard, de Monneron, de Monti partirent aussitôt et dirigèrent leur course vers

LA PÉROLSR. 179

Test , accompagnés des mêmes sauvages qui nous avaient apporté ces débris, et que nous avions comblés de présens.

jNos officiers firent trois lieues sur des pierres dans un chemin épouvantable ; à chaque demi- heure les guides exigeaient un nouveau paiement, ou refusaient de suivre ; enfin ils s'enfoncèrent dans le bois et prirent la fuite. INos officiers s'a- perçurent, mais trop tard, que leur rapport n'était qu'une ruse inventée pour obtenir encore des pré- sens. Ils virent dans cette course des forets im- menses de sapin de la plus belle dimension; ils en mesurèrent de cinq pieds de diamètre, et qui pa- raissaient avoir plus de cent quarante pieds de hauteur.

Le récit qu'ils nous firent de la manœuvre des sauvages ne nous surprit pas : leur adresse en fait de vols et de fourberies ne peut trouver aucun terme de comparaison. ALM. de Langle et de Lama- non, avec plusieurs officiers et naturalistes, avaient fait , deux jours auparavant , dans l'ouest une course qui avait également pour objet ces tristes recherches : elle fut aussi infructueuse que l'autre; mais ils rencontrèrent un village d'Indiens sur le bord d'une petite rivière entièrement barrée par des piquets pour la pèche du saumon : nous soup- çonnions depuis long-temps que ce poisson venait de cette partie de la cote, mais nous n'en étions

Ï80 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

pas certains, et cette découverte satisfit notre cu- riosité. Le saumon, remontant la rivière, rencon- tre des piquets; ne pouvant les franchir, il cherche à retourner vers la mer, et trouve sur son passage des paniers très étroits , fermés par le bout, et placés dans les angles de cette chaussée; il y entre, et ne pouvant s'y retourner , il reste pris. La pêche de ce poisson est si abondante, que les équi- pages des deux bâtimens en ont eu en très grande quantité pendant notre séjour, et que chaque fré- gate en a fait saler deux barriques.

Nos voyageurs rencontrèrent aussi un moraï * qui leur prouva que ces Indiens étaient dans l'usage de brûler les morts et d'en conserver la tête : ils en trouvèrent une enveloppée dans plusieurs peaux. Ce monument consiste en quatre piquets assez forts qui portent une petite chambre en planches , dans laquelle reposent les cendres contenues dans des coffres. Ils ouvrirent ces coffres , défirent le paquet de peaux qui enveloppait la tête, et après avoir satisfait à leur curiosité ils remirent scrupuleuse- ment chaque chose à sa place ; ils y ajoutèrent beaucoup de présens en instrumens de fer et en rassades. Les sauvages qui avaient été témoins de cette visite montrèrent un peu d'inquiétude, mais ils ne manquèrent pas d'aller enlever très promp-

' Le nom de moraï, mieux que celui de tombeau , exprime une exposition en plein air.

LA PÉROUSE. 1?I

lement les présents que nos voyageurs avaient laissés. D'autres curieux , ayant été le lendemain dans le même lieu , n'y trouvèrent que les cendres et la tête; ils y mirent de nouvelles richesses qui eurent le même sort que celles du jour précédent. Je suis certain que les Indiens auraient désiré plusieurs visites par jour; mais s'ils nous permi- rent, quoique avec un peu de répugnance, de visiter leurs tombeaux, il n'en fut pas de même de leurs cabanes; ils ne consentirent à nous en laisser ap- procher qu'après en avoir écarté leurs femmes , qui sont les êtres les plus dégoûtans de l'univers. Nous voyions chaque jour entrer dans la baie de nouvelles pirogues, et chaque jour des villages entiers en sortaient et cédaient leur place à d'au- tres. Ces Indiens paraissaient beaucoup redouter la passe, et ne s'y hasardaient jamais qu'à la mer étale du flot ou du jusant. Nous apercevions dis- tinctement, à l'aide de nos lunettes , que, lorsqu'ils étaient entre les deux pointes, le chef ou du moins l'Indien le plus considérable se levait, tendait les bras vers le soleil, et paraissait lui adresser des prières, pendant que les autres pagayaient avec la plus grande force. Ce fut en demandant quel- ques éclaircissemens sur cette coutume que nous apprîmes que, depuis peu de temps, sept très grandes pirogues avaient fait naufrage dans la passe : la huitième s'était sauvée. Les Indiens qui

{& VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

échappèrent à ce malheur la conisacrèrent ou à leur Dieu ou à la mémoire de leurs compagnons : nous la vîmes à côté d'un moraï qui contenait sans doute les cendres de quelques naufragés.

Cette pirogue ne ressemblait point à celles du pays, qui ne sont formées que d'un arbre creusé, relevé de chaque côté par une planche cousue au fond de la pirogue : celle-ci avait des couples , des lisses comme nos canots; et cette charpente, très bien faite, avait un étui de peau de loup marin qui lui servait de bordage; il était si parfaitement cousu, que les meilleurs ouvriers d'Europe au- raient de la peine imiter ce travail. L'étui dont je parle, que nous avons mesuré avec la plus grande attention , était déposé dans le moraï à côté des coffres cinéraires; et la charpente de la piro- gue, élevée sur des chantiers, restait nue auprès de ce monument.

J'aurais désiré emporter cette enveloppe en Europe; nous en étions absolument les maîtres: cette partie de la baie n'étant pas habitée , aucun Indien ne pouvait y mettre obstacle ; d'ailleurs je suis très persuadé que les naufragés étaient étran- gers , et j'expliquerai mes conjectures à cet égard dans le chapitre suivant; mais il est une religion universelle pour les asiles des morts, et j'ai voulu que ceux-ci fussent respectés. Enfin, le 30 juillet, nous appareillâmes, en voguant vers le nord.

LA PÉROUSE. 183

§9-

Description du port des Français. Avantages et ineonvéniens de ce port. Ses productions végétales et minérales. Oiseaux, pois- sons, coquilles, quadrupèdes. Mœurs et coutumes des Indiens. Leurs arts, leurs armes, leur habillement, leur inclination au vol. Leur musique , leur danse , leur passion pour le jeu. Leur langue.

La baie ou plutôt le port auquel j'ai donné le nom de port des Français est situé par ^d^ degrés 37 minutes de latitude nord, et 139 degrés 50 minutes de longitude occidentale. La mer y monte de sept pieds et demi aux nouvelles et pleines lunes : elle est haute à une heure. Les vents du large , ou peut-être d'autres causes , agissent si puissamment sur le courant de la passe,- que j'ai vu le flot y entrer comme le fleuve le plus rapide; et dans d'autres circonstances , quoiqu'aux mêmes époques de la lune , il pouvait être refoulé par un canot. J'ai mesuré dans mes courses la laisse de certaines marées à quinze pieds au-dessus du ni- veau de la mer, et il est vraisemblable que ces marées sont celles de la mauvaise saison. Lorsque les vents soufflent avec violence de la partie du sud , la passe doit être impraticable, et dans tous les temps les courans rendent l'entrée difficile. La sortie exige aussi une réunion de circonstances qui peuvent retarder le départ d'un vaisseau de

184 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

plusieurs semaines; on ne peut appareiller qu'au moment de la pleine mer; la brise de l'ouest au nord-ouest n'est souvent formée que vers onze heures, ce qui ne permet pas de profiter des ma- rées du matin ; enfin les vents d'est , qui sont con- traires , m'ont paru plus fréquens que ceux de l'ouest , et la hauteur des montagnes environnantes ne permet jamais aux vents de terre ou du nord de pénétrer dans la rade.

Comme ce port présente de grands avantages , j'ai cru devoir en faire connaître aussi tous les inconvéniens. Il me paraît que cette relâche ne convient point aux bâtimens qui seraient expédiés pour traiter des pelleteries à l'aventure. Ceux-ci doivent mouiller dans beaucoup de baies et n'y faire qu'un très court séjour, parce que les Indiens ont tout vendu dans la première semaine , et que toute perte de temps est très préjudiciable aux intérêts des traiteurs ; mais une nation qui aurait des projets de factorerie sur cette côte, à l'instar de celle des Anglais dans la baie d'Hudson, ne pourrait faire phoix d'un lieu plus propre à un pareil établissement : une simple batterie de quatre canons de gros calibre, placée sur la pointe du continent , suffirait pour défendre une entrée aussi étroite , et que les courans rendent si difficile. Cette batterie ne pourrait être tournée ni enlevée par terre, parce que la mer brise toujours avec

. LA PÉROUSE. 185

fureur sur la côte, et que le débarquement y est impossible. Le fort, les magasins et tous les éta- blissemens de commerce seraient élevés sur l'île du Cénotaphe , dont la circonférence est à peu près d'une lieue; elle est susceptible de culture; on y trouve de l'eau et du bois. Les vaisseaux , n'ayant point à chercher leur cargaison, et certains de la trouver rassemblée dans un seul point , ne seraient exposés à aucun retard; quelques corps morts , placM pour la navigation intérieure de la baie , la rendraient extrêmement facile et sûre ; il se formerait des pilotes qui , connaissant mieux que nous la direction et la vitesse du courant à certaines époques de la marée, assureraient l'entrée et la sortie des bâtimens; enfin notre traite de peaux de loutres a été si considérable , que je dois présumer qu'on ne peut en rassembler une plus grande quantité dans aucune autre partie de l'A- mérique.

Le climat de cette côte m'a paru infiniment plus doux que celui de la baie d'Hudson par cette même latitude. Nous avons mesuré des pins de six pieds de diamètre, et de cent quarante pieds de hauteur. Ceux de même espèce ne sont , au fort de W aies et au fort d'York, que d'une dimension à peine suffi- sante pour des boute-hors.

La végétation est aussi très vigoureuse pendant trois ou quatre mois de l'année : je serais peu sur-

186 VOYAGES AUTOUR DU JMONDE.

pris d'y voir réussir le blé de Russie, et une infi- nité de plantes usuelles. Nous avons trouvé en abondance le céleri , l'oseille à feuille ronde, le lu- pin, le pois sauvage, la millefeuille, la chicorée, le miniulus. Chaque jour et à chaque repas, la chau- dière de l'équipage en était remplie ; nous en mangions dans la soupe , dans les ragoûts , en salade, et ces herbes n'ont pas peu contribué à nous maintenir dans notre bonne santé. On voyait parmi ces plantes potagères presqu^toutes celles des prairies et des montagnes de France : l'angéli- que, le bouton d'or, la violette, plusieurs espèces de gramen propres aux fourrages. On aurait pu , sans aucun danger, faire cuire et manger de toutes ces herbes, si elles n'avaient pas été mêlées avec quelques pieds d'une ciguë très vivace, sur laquelle nous n'avons fait aiicune expérience.

Les bois sont remplis de fraises, de framboises, de groseilles ; on y trouve le sureau à grappes , le saule nain, différentes espèces de bruyères qui crois- sent à l'ombre , le peuplier-baumier, le peuplier- liard, le saule-marsaut, le charme , et enfin de ces superbes pins avec lesquels on pourrait faire les mâtures de nos plus grands vaisseaux. Aucune production végétale de cette contrée n'est étrangère à l'Europe.

Les rivières étaient remplies de truites et de saumons; mais nous ne prîmes dans la baie que

LA PÉKOUSE. 187

des flétans ^ , dont quelques-uns pesaient plus de cent livres , de petites vieilles - , une seule raie , des caplans ^ et quelques plies. Comme nous pré- férions les saumons et les truites à tous ces pois- sons , et que les Indiens nous en vendaient en plus grande quantité que nous ne pouvions en consommer, nous avons très peu péché, et seule- ment à la ligne : nos occupations ne nous ont jamais permis de jeter la seine , qui exigeait, pour être tirée à terre, les forces réunies de vingt-cinq ou trente hommes. Les moules sont entassées avec profusion sur la partie du rivage qui découvre à la basse mer, et les rochers sont mailletés de petits lépas assez curieux. On trouve aussi dans le creux de ces rochers différentes espèces de buccins et d'autres limaçons de mer.

Nos chasseurs virent dans les bois des ours, des martres, des écureuils; et les Indiens nous ven- dirent des peaux d'ours noirs et bruns, de lynx du Canada , d'hermines , de martres , de petit-gris , d'écureuils , de castors, de marmottes du Canada ou

' Ou Faitan , poisson plat , plus allongé et moins carré que le lurbot, dont la peau supérieure est couverte de j^etites écailles. Ceux qu'on prend en Europe sont beaucoup moins gros.

^ Poisson qui, au coup d'œil et au goût , est semblable à la mo- rue; mais ordinairement plus gros, et aussi facile à prendre a cause de son avidité.

^ Ce poisson ressemble au merlan, quoiquun peu large; sa rhair est molle, de lion goût . c\ Facile a digeiei. Il abonde sui- les côtes de Provence, il csr connu sous le nom de capelan

188 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

inonax, et de renards roux. M. de Lamanon prit aussi une musaraigne ou rat d'eau en vie. Nous vîmes des peaux tannées d'orignals ou d'élans . et une corne de bouquetin ; mais la pelleterie la plus précieuse et la plus commune est celle de la lou- tre de mer, de loup et d'ours marins. Les oiseaux sont peu variés, mais les individus y sont assez multipliés. Les bois taillis étaient pleins de fau- vettes, de rossignols, de merles, de genilottes; nous étions dans la saison de leurs amours, et leur chant me parut fort agréable. On voyait planer dans les airs l'aigle à tète blanche , le corbeau de la grande espèce; nous surprîmes et tuâmes un martin-pécheur, et nous aperçûmes un très beau geai bleu , avec quelques colibris. L'hirondelle ou martinet et l'huîtrier noir font leur nid dans le creux des rochers sur le bord de la mer. Le goé- land, le guillemot à pâtes rouges, les cormorans, quelques canards et des plongeons de la grande es- pèce et de la petite, sont les seuls oiseaux de mer que nous ayons vus.

Mais si les productions végétales et animales de cette contrée la rapprocheat de beaucoup d'au- tres, son aspect ne peut être comparé , et je doute que les profondes vallées des Alpes et des Pyrénées offrent un tableau si effrayant, mais en même temps si pittoresque; il mériterait d'être visité

LA PÉROUSE. 189

par les curieux, s'il n'était pas à une des extrémités de la terre.

Les montagnes primitives de granit ou de schiste, couvertes d'une neige éternelle sur lesquelles on n'aperçoit ni arbres ni plantes , ont leur base dans l'eau , et forment sur le rivage une espèce de quai. Leur talus est si rapide qu'après les deux ou trois cents premières toises les bouquetins ne pour- raient les gravir; et toutes les coulées qui les sé- parent sont des glaciers immenses dont le sommet ne peut être aperçu . et dont la base est baignée par la mer.

Les côtés du port sont formés par des monta- gnes du deuxième ordre, de huit à neuf cents toises seulement d'élévation ; elles sont couvertes de pins , tapissées de verdure, et l'on n'aperçoit la neige que sur leur sommet. Elles m'ont paru entièrement composées de schiste qui est dans un commence- ment de décomposition ; elles ne sont pas entière- ment inaccessibles , mais extrêmement difficiles à gravir.

La nature devait à un pays aussi affreux des habitans qui différassent autant des peuples civili- sés que le site que je viens de décrire diffère de nos plaines cultivées : aussi grossiers et aussi bar- bares que le sol est rocailleux et agreste, ils n'ha- bitent cette terre que pour la dépeupler; en guerre avec tous les animaux, ils méprisent les substances

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végétales qui naissent autour d'eux. J'ai vu des femmes et des enfans manger quelques fraises et quelques framboises; mais c'est sans doute un mets insipide pour ces hommes qui ne, sont sur la terre que comme les vautours dans les airs, ou les loups et les tigres dans les forêts.

Leurs arts sont assez avancés, et leur civilisation à cet égard a fait de grands progrès ^ mais celle qui polit les mœurs, adoucit la férocité, est encore dans l'enfance. La manière dont ils vivent, excluant toute subordination , fait qu'ils sont continuelle- ment agités par la crainte ou par la vengeance : co- lères et prompts à s'irriter, je les ai vus sans cesse ie poignard à la main les uns contre les autres. Exposés à mourir de faim l'hiver, parce que la chasse peut n'être pas heureuse, ils sont pendant Tété dans la plus grande abondance, pouvant prendre en moins d'une heure le poisson néces- saire à la subsistance de leur famille; oisifs le reste de la journée, ils la passent au jeu, pour lequel ils ont une passion aussi violente que quelques habi- tans de nos grandes villes : c'est la grande source de leurs querelles. Cette peuplade s'anéantirait en- tièrement si à tous ces vices destructeurs elle joignait le malheur de connaître l'usage de quelque liqueur enivrante.

Les philosophes se récrieraient en vain contre ce tableau. Us font leurs livres au coin de leur

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i'eu, et je voyage depuis trente ans : je suis téncioiii des injustices et de la fourberie de ces peuples qu'on nous peint si bons, parce qu'ils sont très près de la nature ; mais cette nature n'est sublime que dans ses masses ; elle néglige tous les détails. 11 est impossible de pénétrer dans les bois que la main des hommes civilisés n'a point élagués; de traverser les plaines remplies de pierres, de ro- chers, et inondées de marais impraticables; de faire société enfin avec l'homme de la nature . parce qu'il est barbare , méchant et fourbe. Con- firmé dans cette opinion par ma triste expérience, je n'ai pas cru néanmoins devoir user des forces dont la direction m'était confiée pour repousser l'injustice de ces sauvages, et pour leur apprendre qu'il est un droit des gens qu'on ne viole jamais impunément.

Des hidiens, dans leurs pirogues, étaient sans cesse autour de nos frégates; ils y passaient trois ou quatre heures avant de commencer l'échange de quelques poissons ou de deux ou trois peaux de loutres. Ils saisissaient toutes les occasions de nous voler; ils arrachaient le fer qui était facile à enlever, et ils examinaient surtout par quel moven ils pourraient, pendant la nuit , tromper notie vi- gilance. Je faisais monter à bord de ma frégate les principaux personnages; je les comblais de pré- sens; et ces mêmes hommes que je distinguais si

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particulièrement ne dédaignaient jamais le vol d'un clou ou d'une vieille culotte. Lorsqu'ils prenaient un air riant et doux, j'étais assuré qu'ils avaient volé quelque chose, et très souvent je faisais sem- blant de ne pas m'en apercevoir.

J avais expressément recommandé d'accabler de caresses les enfans , de les combler de petits pré- sens : les parens étaient insensibles à cette marque de bienveillance que je croyais de tous les pays ; la seule réflexion qu'elle fit naître, c'est qu'en de- mandant à accompagner leurs enfans, lorsque je les faisais monter à bord , ils auraient une occasion de nous voler; et pour mon instruction, je me suis procuré plusieurs fois le plaisir de voirie père profi- ter du moment nous paraissions le plus occupés de son enfant, pour enlever et cacher, sous sa couver- ture de peau, tout ce qui lui tombait sous la main.

J'ai eu l'air de désirer de petits effets de peu de valeur, qui appartenaient à des Indiens que je ve- nais de combler de présens : c'était un essai que je faisais de leur générosité, mais toujours inutile- ment.

J'admettrai enfin , si l'on veut , qu'il est impos- sible qu'une société existe sans quelques vertus ; mais je suis obhgé de convenir que je n'ai pas eu la sagacité de les apercevoir : toujours en querelle entre eux, indifférens pour leurs enfans, vrais tyrans de leurs femmes , qui sont condamnées sans

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cesse aux travaux les plus pénibles; je n'ai rien observé chez ce peuple qui m'ait permis d'adoucir les couleurs de ce tableau.

Nous ne descendions à terre qu'armés et en force. Ils craignaient beaucoup nos fusils; et huit ou dix Européens rassemblés imposaient à tout un village. Les chirurgiens-majors de nos deux fré- gates ayant eu l'imprudence d'aller seuls à la chasse, furent attaqués: les Indiens voulurent leur arracher leurs fusils, mais il ne pui^nt y réussir; deux hommes seuls leur imposèrent assez pour les faire reculer. Le même événement arriva à M. de Les- seps, jeune interprète russe, qui fut heureusement secouru par l'équipage d'un de nos canots. Ces com- mencemens d'hostilité leur paraissaient si simples , qu'ils ne discontinuaient pas de venir à bord , et ils ne soupçonnèrent jamais qu'il nous fût possible d'user de représailles.

J'ai donné le nom de village à trois ou quatre appentis de bois, de vingt-cinq pieds de long sur quinze à vingt pieds de large, couverts seulement, du côté du vent , avec des planches ou des écorces d'arbre; au milieu était un feu au-dessus duquel pendaient des flétans et des saumons qui séchaient à la fumée. Dix-huit ou vingt personnes logeaient sous chacun de ces appentis, les femmes et les en- fans d'un côté , et les hommes de l'autre. Il m'a

paru que chaque cabane constituait une petite peu- XIJ. 13

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plade indépendante de la voisine : chacune avait sa piropyiie et une espèce de chef; elle partait, sortait de la baie, emportait son poisson et ses planches , sans que le reste du village eût l'air d'y prendre la moindre part.

Je crois pouvoir assurer que ce port n'est habité que pendant la belle saison , et que les Indiens n'y passent jamais l'hiver; je n'ai pas vu une seule ca- bane à l'abri de la pluie; et, quoiqu'il n'y ait jamais eu ensemble dans la baie trois cents Indiens , nous avons été visités par sept ou huit cents autres.

Les pirogues entraient et sortaient continuelle- ment , et emportaient ou rapportaient chacune leur maison et leurs meubles , qui consistent en beau- coup de petits coffres, dans lesquels ils renfer- ment leurs effets les plus précieux. Ces coffres sont placés à l'entrée de leurs cabanes qui sont d'ailleurs d'une malpropreté et d'une puanteur à laquelle ne peut être comparée la tanière d'aucun animal connu. Ils ne s'écartent jamais de deux pas pour aucun besoin : ils ne cherchent dans ces occasions ni l'ombre ni le mystère; ils continuent la conver- sation qu'ils ont commencée , comme s'ils n'avaient pas un instant à perdre; et, lorsque c'est pendant le repas, ils reprennent leur place dont ils n'ont jamais été éloignés d'une toise ^ Les vases de bois

' L'intérieur de ces maisons offie , dit le capitaine Dixon , un tableau parfait de la malpropreté et de l'indolence de ceux qui

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dans lesquels ils font cuire leurs poissons ne sont jamais lavés; ils leur servent de marmite, de plat et d'assiette : comme ces vases ne peuvent aller au feu, ils font bouillir l'eau avec des cailloux rougis qu'ils renouvellent jusqu'à l'entière cuisson de leurs alimens. Ils connaissent aussi la manière de les rôtir : elle ne diffère pas de celle de nos soldats dans les camps. II est probable que nous n'avons vu qu'une très petite partie de ces peuples qui oc- cupent vraisemblablement un espace assez consi- dérable sur le bord de la mer. Ils sont errans pen- dant l'été dans les différentes baies , cherchant leur pâture comme les loups marins; et l'hiver ils s'en- foncent dans l'intérieur du pays pour chasser les castors et les autres animaux dont ils nous ont ap- porté les dépouilles. Quoiqu'ils aient toujours les pieds nus, la plante n'en est point calleuse, et ils

les habitent : ils jettent dans un coin de leurs cabanes les os et les restes des viandes qui ont servi à leur repas; dans l'autre ils conservent des amas de poissons gâtés , des morceaux de viande puans, de la graisse et de l'huile.

Cook nous a aussi dépeint, dans son troisième Voyage , la malpropreté de l'intérieur des maisons des h^bitans de l'entrée de Nootka. La malpropreté et la puanteur de leurs habitations éga- lent, dit-il, au moins le désordre qu'oh y remarque; ils y sè- chent et ils y vident leurs poissons, dont les entrailles, mêlées aux os et aux fragmens qui sont la suite des repas, et à d'autres vi- lenies, offrent des tas d'ordures qui, je crois, ne s'enlèvent ja- mais, à moins que, devenus trop volumineux, ils n'empèohen! de marcher. En un mol , leurs cabanes sont aussi sales que des éiables à cochons; on respire parlout, dans les environs, une odeur de poisson, d'huile et de tuniée.

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ne peuvent marcher sur les pierres, ce qui prouve qu'ils ne voyagent jamais qu'en pirogues, ou sur la neige avec des raquettes.

Les chiens sont les seuls animaux avec lesquels ils aient fait alliance : il y en a assez ordinairement trois ou quatre par cabane ; ils sont petits , et res- semblent au chien de berger de M. de Buffon: ils n'aboient presque pas ; ils ont un sifflement fort approchant de l'adive du Bengale \ et ils sont si sauvages qu'ils paraissent être aux autres chiens ce que leurs maîtres sont aux peuples civilisés.

Les hommes se percent le cartilage du nez et des oreilles : ils y attachent différens petits orne- mens ; ils se font des cicatrices sur les bras et sur la poitrine avec un instrument de fer très tranchant, qu'ils aiguisent en le passant sur leurs dents comme sur une pierre : ils ont les dents limées jusqu'au ras des gencives , et ils se servent, pour cette opéra- tion , d'un grès arrondi ayant la forme d'une lan- gue. L'ocre , le noir de fumée , la plombagine , mêlés avec l'huile de loup marin, leur servent à se peindre le visage et le reste du corps d'une ma- nière effroyable. Lorsqu'ils sont en grande céré- monie, leurs cheveux sont longs, poudrés et tressés avec le duvet des oiseaux de mer : c'est leur plus

' Animal sauva^ , carnassier et danjçereux , tenant du loup et du chien. Il est commun en Asie; il aboie la nuit comme le chien, mais avec moins de force ; sa peau est jaunâtre , on en fait de belles fourrures.

LA PEROUSE. 197

grand luxe, et il est peut-être réservé aux chefs de famille. Une simple peau couvre leurs épaules; le reste du corps est absolument nu , à l'excep- tion de la tête , qu'ils couvrent ordinairement avec un petit chapeau de paille très artistement tressé; mais quelquefois ils placent sur leur tète des bon- nets à deux cornes , des plumes d'aigle , et enfin des tètes d'ours entières, dans lesquelles ils ont enchâssé une calotte de bois. Ces différentes coif- fures sont extrêmement variées; mais elles ont pour objet principal , comme presque tous leurs autres usages, de les rendre effrayans, peut-être afin d'imposer davantage à leurs ennemis.

Quelques Indiens avaient des chemises entières de peau de loutre, et l'habillement ordinaire du grand chef était une chemise de peau d'orignal tannée , bordée d'une frange de sabots de daim et de becs d'oiseaux ,' qui imitaient le bruit des gre- lots lorsqu'ils dansaient : ce même habillement est très connu des sauvages du Canada, et des autres nations qui habitent les parties orientales de l'Amé-

rique ^

Je n'ai vu de tatouage que sur les bras de quel- ques femmes : celles-ci ont un usage qui les rend

' Suivant Dixon, le chef, qui dirige toujours le concert vocal, endosse un habit large, fait de peau d'élan tannée. Autour de l'ex- trémité inférieure de col liabit se trouvent une et quelquefois <leux rangées de grenailles sèches ou de i>ecs d'oiseaux qui occa- sionent un cliquetis à chaque pas qu'il fait.

(98 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

hideuses, et que j'aurais peine à croire si je n'en avais été le témoin. Toutes, sans exception , ont la lèvre inférieure fendue au ras des gencives, dans toute la largeur de la bouche : elles portent une espèce d'écuelle de bois sans anses qui appuie contre les gencives, à laquelle cette lèvre fendue sert de bourrelet en dehors, de manière que la partie in- férieure de la bouche est saillante de deux ou trois pouces ^ Les jeunes lilles n'ont qu'une aiguille dans

' Cet usage paraît général parmi les peuplades qui habitent sur la côte nord-ouest de l'Amérique depuis IcdO^ degré jusqu'au 61^; il s'étend même chez les sauvages des îles aux Renards et des îles Aléoutienues.

Au port Mulgrave , 59 degrés 33 minutes de latitude nord , 142 degrés 20 minutes de longitude occidentale, méridien de Paris , les insulaires se font une ouverture dans la partie épaisse de la lèvre inférieure qui est continuée par degrés en une ligne para;llèle à la bouche, et d'une longueur semblable : ils insèrent dans cette ouverture une pièce de bois de forme elliptique, et d'environ un demi-pouce d'épaisseur; la surface en est creusée de chaque côté, à peu près comme une cuillère, excepté que le creux n'est pas aussi profond. Ces deux bouts sont aussi creusés en forme de poulie , pour que cet ornement précieux soit plus fortement attaché à la lèvre qui, parce moyen, élargit d'au moins trois pouces en direction horizontale , et conséquemment défigure tous les traits de la partie inférieure du visage. Ce mor- ceau de bois creux n'est, dit le capitaine Dixon , porté que par les femmes, et semble être regardé comme une marque de dis- tinction , puisque tout le sexe ne le porte pas indifféremment , mais seulement celles qui paraissent être d'un rang supérieur à celui du plus grand nombre.

A l'entrée de Norfolk, 57 degrés 3 minutes de latitude nord , 137 degrés 5 minutes de longitude occidentale, méridien de Paris, suivant le même Dixon, les femmes ornenl aussi, ou plu- tôt défigurent leur lèvre; et il semble que celles qui sont déco-

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la lèvre inférieure, et les femmes mariées ont seules le droit de l'écuelle ^ Nous les avons quel- quefois engagées à quitter cet ornement : elles s'y

rées (l'une large pièce de bois soient plus généralement respec- tées par leurs amis et par la nation en général.

A l'ile d'Yppa, l'une des îles de la Reine Charlotte, 53 degrés 48 minutes de latitude nord , 135 degrés 20 minutes de longitude occidentale, méridien de Paris , le même capitaine vit plusieurs femmes dont les lèvres inférieures étaient défigurées de même que celles des femmes du port Mulgrave et de l'entrée de Nor- folk, et les pièces de bois qu'elles portaient au-dessous étaient singulièrement larges : une de ces parures de lèvre était tra- vaillée d'une manière plus recherchée que les autres. Cette pa- rure curieuse porte trois pouces sept huitièmes de long, et, dans sa plus grande largeur deux pouces cinq huitièmes : il y a une écaille de perle incrustée dans cette parure, et elle est entourée d'une bordure de cuivre.

On peut rapprocher encore ce que dit Cook des usages des sauvages d'Oonalashka, de l'enti'ée de Norton, par 64 degrés 31 minutes de latitude nord, et 165 degrés 7 minutes de longitude occidentale, méridien de Paris.

I Le mariage chez ces sauvages ne devant être sujet à d'autres formalités qu'à celles qui sont prescrites par la nature , l'écuelle est plutôt une marque de puberté ou de maternité qu'un signe de considération ou de la propriété exclusive d'un seul homme.

Quand les filles parviennent à l'âge de quatorze ou quinze ans, on commence à percer le centre de la lèvre inférieure , dans la partie épaisse et voisine de la bouche , et on y introduit un fil d'archal pour empêcher l'ouverture de se fermer. Cette incision est ensuite prolongée de temps en temps, parallèlement à la bou- che; et le morceau de bois qu'on y attache est augmenté en pro- portion. On en voit souvent qui ont trois et même quatre pouces (le longueur sur une largeur pres(|ue semblable; mais cela n'ar- rive en général que cjuand les fenmiessont avancées en Age, et (pic C()nsé(juemment elles ont les muscles très relâchés. Il en résulte , suivjuit Dixon, (jue la vieillesse est respectée en raison de la lon- p,ueur de ce très singulier ornement.

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déterminaient avec peine; elles faisaient alors le même geste et témoignaient le même embarras qu'une femme d'Europe dont on découvrirait la gorge. La lèvre inférieure tombait alors sur le men- ton , et ce second tableau ne valait guère mieux que le premier.

Ces femmes, les plus dégoûtantes qu'il y ait sur ia terre, couvertes de peaux puantes et souvent point tannées , ne laissèrent pas d'exciter des désirs chez quelques personnes, à la vérité très privilé- giées : elles firent d'abord des difficultés et assu- rèrent par des gestes qu'elles s'exposaient à perdre la vie; mais, vaincues par des présens, elles vou- lurent avoir le soleil pour témoin et refusèrent de se cacher dans les bois *. On ne peut douter que

Les détails que donne Dixon sont si conformes, en général, à ceux qu'a donnés La Pérouse , qu'on a de la peine à concevoir d'où peut provenir la différente manière dont ils ont apprécié les charmes du sexe féminin.

Le hasard aurait-il donc présenté à Dixon un objet unique dans son espèce , ou cette différence n'aurait-elle d'autre réalité que l'indulgence connue d'un marin, surtout après une campagne de long cours? Quoiqu'il en soit, voici sa narration :

« Ils aiment à se peindre le visage de différentes couleurs , de sorte qu'il n'est pas aisé de découvrir quel est leur teint réel, INous parvînmes cependant à engager une femme, tant à force d'instances que de présens de peu de valeur, à se laver le visage et les mains : le changement que cette ablution produisit sur sa figure nous causa la plus grande surprise. Son teint avait toute la fraîcheur et le coloris de nos joyeuses laitières anglaises; et l'incarnat de la jeunesse qui brillait sur ses joues , contrastant avec la blancheur de son cou, lui donnait un air charmant. Ses

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cet astre ne soit le dieu de ces peuples : ils lui adressent très fréquemment des prières; mais je n'ai vu ni temple , ni prêtres, ni la trace d'aucun culte.

La taille de ces Indiens est à peu près comme la nôtre; les traits de leur visage sont très variés, et n'offrent de caractère particulier que dans l'expres- sion de leurs yeux, qui n'annoncent jamais un sen- timent doux. La couleur de leur peau est très brune, parce qu'elle est sans cesse exposée à l'air; mais leurs enfans naissent aussi blancs que les nôtres : ils ont de la barbe, moins à la vérité que les Eu- ropéens, mais assez cependant pour qu'il soit im- possible d'en douter; et c'est urie erreur trop légè- rement adoptée de croire que tous les Américains sont imberbes. J'ai vu les indigènes de la Nouvelle- Angleterre, du Canada, de l'Acadie, de la baie d'Hudson, et j'ai trouvé chez ces différentes na- tions plusieurs individus ayant de la barbe ; ce qui m'a porté à croire que les autres étaient dans

yeux étaient noirs et d'une vivacité singulière; elle avait les sour- cils de la même couleur, et admirablement bien arqués; son front était si ouvert qu'on pouvait y suivre les veines bleuâtres jus- que dans leurs plus petites sinuosités : enfin elle aurait pu passer pour une beauté, même en Angleterre; mais cette proportion dans les traits est détruite par une coutume fort singulière.

Suivant le voyageur espagnol 3Iaurelle , capitaine en second de la frégate la Favorite, et qui visita le même parage en 1780, mieux habillées, plusieurs d'enlre les femmes sauvages de cette contrée pourraient dispul<'r (ragiémenl avec les plus belles fem- mes espagnoles.

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Tusage de l'arracher ^ La charpente de leur corps est faible ; le moins fort de nos matelots aurait culbuté à la lutte le plus robuste des Indiens. J'en ai vu dont les jambes enflées semblaient annoncer le scorbut : leurs gencives étaient cependant en bon état; mais je doute qu'ils parviennent à une (grande vieillesse, et je n'ai aperçu qu'une seule femme qui parût avoir soixante ans : elle ne jouis- sait d'aucun privilège, et elle était assujettie, comme les autres, aux différens travaux de son sexe.

Mes voyages m'ont mis à portée de comparer les différens peuples, et j'ose assurer que les In- diens du port des Français ne sont point Esqui-

* Les jeunes hommes n'ont pas de barbe , ce qui me fit d'abord croire , dit le capitaine Dixon, que c'était un défaut naturel à ces peuples : mais je fus bientôt détrompé à cet égard; car tous les Indiens avancés en âge que je fus à portée de voir avaient le menton entièrement garni de barbe, et plusieurs d'entre eux portaient une moustache de chac^e côté de la lèvre supérieure. La différence à cet égard entre les jeunes et les vieux Indiens , c'est que les jeunes hommes s'arrachent les poils de la barbe pour s'en débarrasser, et qu'ils les laissent croître quand ils avancent en âge.

11 n'y a, certes, rien d'étonnant, observe Carli, auteur des Lettres américaines , à voir les Américains sans barbe et sans poils, puisque les Chinois et les Tartares en sont également dépourvus, si nous en croyons les historiens. Hippocrate nous apprend que les Scythes de son temps n'avaient non plus ni barbe ni poils. Les Huns descendaient peut-être de ces Scythes; car Jornandès nous rapporte qu'ils vieillissaient sans barbe , après être devenus adul- tes sans l'ornement de la puberté. L'histoire d'Hyton l'Arménien , qui se sauva de la Tartarie en 1305, et vint se faire moine en Chypre, assure que les Tarlares, ceux de Cataic surtout, n'a- vaient pas de barbe.

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maux. Ils ont évidemment une origine commune avec tous les habltans de l'intérieur du Canada et des parties septentrionales de l'Amérique.

Des usages absolument différens, une physio- nomie très particulière distinguent les Esquimaux des autres Américains. Les premiers me paraissent ressembler aux Groënlandais; ils habitent la côte de Labrador, le détroit d'Hudson, et une lisière de terre dans toute l'étendue de l'Amérique, jusqu'à la presqu'île d'Alaska. Il est fort douteux que l'Asie ou le Groenland aient été la première patrie de ces peuples : c'est une question oiseuse à agiter, et le problème ne sera jamais résolu d'une manière sans réplique. Il suffit de dire que les Esquimaux sont un peuple beaucoup plus pécheur que chasseur, préférant l'huile au sang, et peut-être à tout , man- geant très ordinairement le poisson cru : leurs pi- rogues sont toujours bordées avec des peaux de loups marins très tendues; ils sont si adroits, qu'ils ne diffèrent presque pas des phoques. Ils se retour- nent dans l'eau avec la même agilité que les am- phibies; leur face est carrée, leurs yeux et leurs pieds petits, leur poitrine large, leur taille courte. Aucun de ces caractères ne paraît convenir aux in- digènes de la baie des Français : ils sont beaucoup plusgi'ands, maigres, point robustes, et maladroits dans la construction de leurs pirogues, qui sont

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formées avec un arbre creusé, relevé de chaque côté par une planche.

Us pèchent, comme nous, en barrant les rivières^ ou k la ligne ; mais leur manière de pratiquer cette dernière pêche est assez ingénieuse : ils attachent à chaque ligne une grosse vessie de loup marin, et ils l'abandonnent ainsi sur l'eau. Chaque pirogue jette douze ou quinze lignes : à mesure que le pois- son est pris, il entraîne la vessie, et la pirogue court après : ainsi deux hommes peuvent surveiller douze ou quinze lignes sans avoir l'ennui de les tenir à la main.

Ces Indiens ont fait beaucoup plus de progrès dans les arts que dans la morale , et leur industrie est plus avancée que celle des habitans des îles de la mer du Sud : j'en excepte cependant l'agricul- ture, qui, en rendant l'homme casanier, assurant sa subsistance et lui laissant la crainte de voir ra- vager la terre qu'il a plantée, est peut-être plus propre qu'aucun autre moyen à adoucir ses mœurs et à le rendre sociable.

Les Américains du port des Français savent forger le fer, façonner le cuivre, filer le poil de différens animaux et fabriquer à l'aiguille, avec cette laine, un tissu pareil à notre tapisserie; ils entremêlent dans ce tissu des lanières de peau de loutre , ce qui fait ressembler leui's manteaux à la peluche de soie la plus fine. Nulle part on ne tresse avec plus d'art

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des chapeaux et des paniers de jonc ; ils y figurent des dessins assez agréables; ils sculptent aussi très passablement toutes sortes de figures d'hommes , d'animaux, en bois ou en pierre, marquettent, avec des opercules de coquilles, des coffres dont la forme est assez élégante; ils taillent en bijoux la pierre serpentine , et lui donnent le poli du marbre.

Leurs armes sont le poignard que j'ai déjà dé- crit, une lance de bois durci au feu, ou de fer, suivant la richesse du propriétaire; et enfin l'arc et les flèches, qui sont ordinairement armées d'une pointe de cuivre : mais les arcs n'ont rien de parti- culier, et ils sont beaucoup moins forts que ceux de plusieurs autres nations.

J'ai trouvé parmi leurs bijoux des morceaux d'ambre jaune ou de succin ; mais j'ignore si c'est une production de leur pays , ou si, comme le fer , ils l'ont reçu de l'ancien continent par leur com- munication indirecte avec les Russes.

J'ai déjà dit que sept grandes pirogues avaient fait naufrage à l'entrée du port : ces pirogues, dont le plan est pris sur la seule qui se soit sauvée, avaient trente-quatre pieds de long, quatre de large et six de profondeur. Ces dimensions consi- dérables les rendaient propres à faire de longs voyages : elles étaient bordées avec des peaux de Joups marins, à la manière des Esquimaux, ce qui

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nous fit croire que le port des Français était un lieu d'entrepôt, habité seulement dans la saison de la pèche. 11 nous parut possible que les Esquimaux des environs des îles Schumagin, et de la pres- qu'île parcourue par le capitaine Cook, étendis- sent leur commerce jusque dans cette partie de l'Amérique , qu'ils y répandissent le fer et les autres articles, et qu'ils rapportassent, avec avantage pour eux, les peaux de loutres que ces derniers recher- chent avec tant d'empressement.

J'ai parlé de la passion de ces Indiens pour le jeu : celui auquel ils se livrent avec une extrême fureur est absolument un jeu de hasard. Ils ont trente bûchettes, ayant chacune des marques diffé- rentes comme nos dés ; ils en cachent sept : chacun joue à son tour, et celui qui approche le plus du nombre tracé sur les sept bûchettes gagne l'enjeu convenu, qui est ordinairement un morceau de fer ou une hache. Ce jeu les rend tristes et sérieux. Je les ai cependant entendus chanter très souvent; et lorsque le chef venait me visiter, il faisait ordi- nairement le tour du bâtiment en chantant, les bras étendus en forme de croix et en signe d'a- mitié ; il montait ensuite à bord et y jouait une pantomime qui exprimait ou des combats , ou des surprises , ou la mort. L'air qui avait précédé cette danse était agréable et assez harmonieux.

Nos caractères ne peuvent exprimer la langue

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de ces peuples : ils ont à la vérité quelques articu- lations semblables aux nôtres ; mais plusieurs nous sont absolument étrangères : ils ne font aucun usage des consonnes B , F , X , J , D , P , V ; et, malgré leur talent pour Timitation , ils n'ont jamais pu pro- noncer les quatre premières. 11 en a été de même pour l'L mouillée et le GiN mouillé : ils articulaient la lettre R comme si elle était double, et en gras- seyant beaucoup ; ils prononcent le chr des Alle- mands, avec autant de dureté que les Suisses de certains cantons. Ils ont aussi un son articulé très difficile à saisir : on ne pouvait entreprendre de rimiter sans exciter leur rire. 11 est en partie re- présenté par les lettres Khlrl , ne faisant qu'une syllabe , prononcée en même temps du gosier et de la langue : cette syllabe se trouve dans le mot khlrleies , qui signifie cheveux. Leurs consonnes ini- tiales sont R, T, j\, S, M; les premières sont celles qu'ils emploient le plus souvent : aucun de leurs mots ne commence par R , et ils se terminent presque tous par ou , ouïs , oulch , ou par des voyel- les. Le grasseyement , le grand nombre de K , et les consonnes doubles rendent cette langue très dure. Elle est moins gutturale chez les hommes que chez les femmes, qui ne peuvent prononcer les labiales à cause de la rouelle de bois nommée Kentaga y qu'elles enchâssent dans la lèvre infé- rieure.

N

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On s'aperçoit moins de la rudesse de leur langue lorsqu'ils chantent. Ils ont des interjections pour exprimer les sentimens d'admiration, de colère ou de plaisir; je ne crois pas qu'ils aient des articles, car je n'ai point trouvé de mots qui revinssent son- vent et qui servissent à lier leurs discours. Ils connaissent les rapports numériques; ils ont des nombres, sans cependant distinguer le pluriel du singulier, ni par aucune différence dans la termi- naison, ni par des articles. Leurs noms collectifs sont en très petit nombre; ils n'ont pas assez gé- néralisé leurs idées pour avoir des mots un peu abstraits, ils ne les ont pas assez particularisées pour ne pas donner le même nom à des choses très distinctes : ainsi chez eux kaaga signifie également tête et visage, et alcaou chef et ami. Je n'ai trouvé aucune ressemblance entre les mots de cette langue et celles d'Alaska, INorton, INootka, ni celles des Groënlandais. des Esquimaux, des Mexicains, des Chipavas, dont j'ai comparé les vocabulaires. Je leur ai prononcé des mots de ces différens idiomes : ils n'en ont compris aucun , et j'ai varié ma pro- nonciation autant qu'il m'a été possible ; mais quoi- qu'il n'y ait peut-être pas une idée ou une chose qui s'exprime par le même mot chez les Indiens du port des Français et chez les peuples que je viens de citer, il doit y avoir une grande affinité de son entre cette langue et celle de l'entrée de

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Nootka. Le K est dans l'une et dans l'autre la lettre dominante; on la retrouve dans presque tous les mots. Les consonnes initiales et les terminaisons sont assez souvent les mêmes, et il n'est peut-être pas impossible que cette langue ait une origine commune avec la langue mexicaine; mais cette origine, si elle existe, doit remonter à des temps bien reculés, puisque ces idiomes n'ont quelques rapports que dans les premiers élémens des mots, et non dans leur signification.

Je finirai l'article de ces peuples en disant que nous n'avons aperçu chez eux aucune trace d'an- thropophagie; mais c'est une coutume si générale chez les Indiens de l'Amérique, que j'aurais peut- être encore ce trait à ajouter à leur tableau , s'ils eussent été en guerre et qu'ils eussent fait un pri-

sonnier ^

* Le capitaine J. Meares a prouvé, parla relation de ses voya- ges, que les peuples qui habitent la côte nord-ouest de l'Améri- que sont des cannibales.

XII. 14

210 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

»

§10.

Départ du port des Français. Exploration de la côte d'Amérique. Baie des îles du capitaine Cook. Port de los Remédies et de Bu- carelli du pilote Maurelle. Iles de la Croyère. Iles San-Carlos. Description de la côte depuis Cross-Sound jusqu'au cap Hec- tor. Reconnaissance d'un grand golfe ou canal, et détermination exacte de sa largeur. Iles Sartine. Pointe boisée du capitaine Cook. Iles Necker. Arrivée à Monterey.

Le séjour forcé que je venais de faire dans le port des Français m'avait contraint de changer le plan de ma navigation sur la côte d'Amérique : j'avais encore le temps de la prolonger et d'en dé- terminer la direction; mais il m'était impossible de songer à aucune autre relâche, et moins encore a reconnaître chaque baie : toutes mes combinaisons devaient être subordonnées à la nécessité absolue d'arriver à Manille à la fin de janvier, et à la Chine dans le courant de février, afin de pouvoir employer l'été suivant à la reconnaissance des côtes de Tartarie , du Japon , du Kamtschatka et jusqu'aux îles Aléoutiennes. Je voyais avec douleur qu'un plan si vaste ne laissait que le temps d'apercevoir les objets, et jamais celui d'éclaircir aucun doute; mais obligé de naviguer dans des mers à mousson, il Fallait ou perdre une année, ou arriver à Monterey du 10 au 15 septembre , n'y passer que six ou sept jours pour remplacer l'eau et le bois que nous au-

LA PÉROUSE. 211

rions consommés , et traverser ensuite le plus promptement possible le Grand-Océan sur un es- pace de plus de 120 degrés de longitude, ou près de deux mille quatre cents lieues marines , parce que, entre les tropiques, les degrés diffèrent peu de ceux du grand cercle. J'avais la crainte la plus fondée de n'avoir pas le temps de visiter, ainsi que cela m'était ordonné, les îles Carolines et celles au nord des îlesMariannes. L'exploration des Caro- lines devait dépendre du plus ou du moms de bon- heur de notre traversée , et nous devions la supposer très longue, vu la mauvaise marche de nos bâti- mens : d'ailleurs la position géographique de ces îles, qui sont beaucoup à l'ouest ou sous le vent, ne me permettait que bien difficilement de les comprendre dans les projets ultérieurs de ma na- vigation au sud de la ligne.

Ces différentes considérations me déterminèrent à donner à M. de Langle de nouveaux rendez-vous en cas de séparation. Je lui avais assigné précé- demment les ports de los Remedios et de Nootka : il fut convenu entre nous que nous ne relâche- rions qu'à Monterey, et ce dernier port fut pré- féré, parce qu'étant le plus éloigné, nous aurions une plus grande quantité d'eau et de bois à y rem- placer.

Je proposai aux officiers et passagers de ne vendre nos pelleteries à la Chine qu'au profit des

212 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

matelots : ma proposition ayant été reçue avec transport et unanimement, je donnai un ordre à M. Dufresne pour être leur subrécargue : il remplit cette commission avec un zèle et une in- telligence dont je ne puis trop faire l'éloge, il fut chargé en chef de la traite, de l'embaliage, du triage et de la vente de ces différentes fourrures; et comme je suis certain qu'il n'y eut pas une seule peau de traitée en particulier , cet arrangement nous mit à même de connaître, avec la plus grande précision, leur prix en Chine, qui aurait pu varier par la concurrence des vendeurs ; il fut en outre plus avantageux aux matelots, et ils furent convain- cus que leurs intérêts et leur santé n'avaient ja- mais cessé d'être l'objet principal de notre at- tention.

Les commencemens de notre nouvelle navigation ne furent pas heureux, et ils ne répondirent point à mon impatience. Aous ne fîmes que six lieues dans les premières quarante-huit heures. Le temps fut couvert et brumeux; nous étions toujours à trois ou quatre lieues, et en vue des terres basses, mais nous n'apercevions les hautes montagnes que par intervalles. C'était assez pour lier nos relève- mens, et pour déterminer avec précision le gise- ment de la côte, dont nous avions soin d'assujettir les points les plus remarquables à de bonnes dé- terminations de latitude et de longitude. J'aurais

LA PÉROrSE. 213

bien désiré que les vents m'eussent permis d'ex- plorer rapidement cette côte jusqu'au cap Edge- cumbe ou Enganno, parce qu'elle avait déjà été vue par le capitaine Cook , qui, à la vérité , en avait passé à une grande distance ; mais ses observations étaient si exactes, qu'il ne pouvait avoir commis que d'infiniment petites erreurs , et je sentais que , aussi pressé que ce célèbre navigateur, je ne pou- vais pas, plus que lui, soigner les détails qui auraient du être l'objet dune expédition particulière, et à laquelle il eût fallu employer plusieurs saisons. J'avais la plus vive impatience d'arriver au 55^ degré, et d'avoir un peu de temps à donner à cette reconnaissance jusqu'à Nootka, dont un coup de vent avait éloigné le capitaine Cook de cinquante ou soixante lieues. C'est dans cette partie de l'A- mérique que des Chinois ont aborder , suivant M. de Guignes , et c'est aussi par ces mêmes lati- tudes que l'amiral Fuentes a trouvé l'embouchure de l'archipel Saint-Lazare.

.l'étais bien éloigné de croire aux conjectures de INl. do Guignes, ni à la relation de l'amiral espa- gnol, dont je pense qu'on peut contester jusqu'à l'existence ; mais frappé de l'observation que j'ai déjà faite, qu'on a retrouvé dans ces derniers temps toutes les contrées consignées dans les anciennes relations des Espagnols, quoique très mal déter- minées en latitude et en longitude, j'étais porté à

214 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

croire que quelque ancien navigateur de cette na- tion laborieuse avait trouvé un enfoncement dont l'embouchure pouvait être dans cette partie de la côte, et que cette seule vérité avait servi de fon- dement au roman ridicule de Fuentes et de Ber- narda. Je ne me proposais pas de pénétrer dans ce canal, si je le rencontrais: la saison était trop avan- cée; et je n'aurais pu sacrifier à cette recherche le plan entier de mon voyage , que dans l'espoir de pouvoir arriver dans la mer de l'est en traversant l'Amérique.

Le 4 août 1786, nous reconnûmes parfaitement l'entrée de Cross-Sound, qui me parut former deux baies très profondes, il est vraisemblable que les vaisseaux trouveraient un bon mouillage.

C'est à Cross-Sound que se terminent les hautes montagnes couvertes de neige, dont les pics ont de treize à quatorze cents toises d'élévation. Les terres qui bordent la mer au sud -est de Cross- Sound, bien qu'encore élevées de huit ou neuf cents toises , sont couvertes d'arbres jusqu'au som- met ; et la chaîne de montagnes primitives me parut s'enfoncer beaucoup dans l'intérieur de l'Amérique. Au coucher du soleil, je relevai la pointe de l'ouest de Cross -Sound: le mont Beau- Temps et le mont Crillon me restaient au nord- ouest. Cette dernière montagne , presque aussi élevée que le mont Beau-Temps, est au nord de

LA PÉROUSE. 215

Cross-Sound , comme le mont Beau-Temps est au nord de la baie des Français : elles servent de re- connaissance au port qu'elles avoisinent. Il serait aisé de prendre l'une pour l'autre en venant du sud , si leur latitude ne différait pas de 1 5 degrés : d'ailleurs, de tous les points, le mont Beau-Temps paraît accompagné de deux montagnes moins éle- vées, et le mont Grillon, plus isolé, a sa pointe inclinée vers le sud.

Je relevai , le 5, un cap qui est au sud de l'entrée de Cross-Sound; je l'appelai cap Cross K Nous avions par le travers une infinité de petites îles basses très boisées; les hautes collines paraissaient sur le second plan, et nous n'apercevions plus des montagnes couvertes de neige. J'approchai les petites îles, jusqu'à voir de dessus le pont les bri- sans de la côte , et je reconnus entre elles plusieurs passages qui devaient former de bonnes rades. C'est à cette partie de l'Amérique que le capitaine Cook a donné le nom de baie des Iles.

Depuis Cross-Sound jusqu'au cap Enganno, sur une étendue de côte de vingt-cinq lieues , je suis convaincu qu'on trouverait vingt ports différens. et que trois mois suffiraient à peine pour déve- lopper ce labyrinthe. Je me suis borné, suivant le

» Cook l'a également appelé cap Cross; mais il en fixe la latitude à 59 degrés 57 minutes. Cette différence doit provenir de la con- figuration de la côte, qui , dans cette partie, présente plusieurs caps.

216 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

plan que je m'étais fait en partant du port des Français, à déterminer bien précisément le com- mencement et la fin de ces îles, ainsi que leur direction le lon^r de la côte avec l'entrée des prin- cipales baies.

Le 7 nous apercevions le côté du cap Enganno, opposé à celui que nous avions prolongé la veille. Le mont Saint-Hyacinthe ^ était parfaitement pro- noncé, et nous découvrions, à l'est de ce mont, une large baie dont un brouillard nous cachait la profondeur ; mais elle est si ouverte aux vents du sud et de sud-est, qui sont les plus dangereux, que les navigateurs doivent craindre d'y mouiller^. Les terres sont couvertes d'arbres, et de la même élé- vation que celles au sud de Cross-Sound; un peu de neige en couvre les sommets, et ils sont si pointus et si multipliés, qu'il suffit d'un petit déplacement pour en changer l'aspect. Ces sommets sont à quel- ques lieues dans l'intérieur, et paraissent en troi- sième plan ; des collines leur sont adossées , et celles-ci sont liées à une terre basse et ondulée qui se termine à la mer.

Des îles comme celle dont j'ai déjà parlé sont

» Le mont Saint-Hyacinthe et le cap En^anno des Espagnols sont le mont Edgecumbe et le cap Edgecumbe de Cook.

* Dixon y jeta l'ancre pour y traiter des pelleteries; il lui im- posa le nom à^entrée de Norfolk. Sa latitude nord est de 57 degrés 3 minutes , et sa longitude occidentale , réduite au méridien de Paris, de 138 degrés 16 minules.

LA PÉROUSE. 217

en avant de cette côte ondulée. Nous n'avons placé que les plus remarquables; les autres sont jetées au hasard, afin d'indiquer qu'elles sont très nombreuses : ainsi au nord et au sud du cap En- ganno, sur un espace de dix lieues, la côte est bordée d'îles. Nous les eûmes toutes doublées à dix heures du matin ; les collines paraissaient à nu, et nous pûmes en saisir les contours. A six heures du soir nous relevâmes au nord-est un cap qui avançait beaucoup à l'ouest, et formait, avec le cap Enganno, la pointe du sud-est du grand enfonce- ment, dont le tiers, comme je l'ai déjà dit, est rem- pli de petites îles.

Depuis la fin de ces îles jusqu'au nouveau cap, nous vîmes deux larges baies ^ qui paraissaient d'une très grande profondeur; je donnai a ce dernier cap le nom de cap Tschirikow , en l'honneur du célèbre navigateur russe qui, en 1741, aborda dans cette même partie de l'Amérique. Derrière ce cap, on trouve, à l'est, une large et profonde baie que je nommai aussi haie Tschirikow.

A sept heures du soir j'eus connaissance d'un

' Ces deux baies, que La Pérouse a nommées port JSecker el port Guibert , sont si rapprochées qu'on ne peut savoir dans laquelle a relâché Dixon ; mais ce navigateur ayant parcouru la cote à droite et à gauche de son mouillage, qu'il a appelé port Banks, n'a trouvé (|ue des baies beaucoup plus petites que celle il était , et en- tièrement inhabitées. La latitude du port Ijanks est de 50 degrés o5 minutes, et sa longitude occidentale, réduite au méridien (U* Paris, est de 137 degrés 20 minutes.

218 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

groupe de cinq îlots ^ , séparés du continent par un canal de quatre ou cinq lieues, et dont ni le capitaine Cook ni le pilote Maurelle n'ont fait men- tion : j'appelai ce groupe tles de la Crojère, du nom du géographe français de Llsle de la Croyère, qui s'était embarqué avec le capitaine Tschirikow, et qui mourut pendant cette campagne.

Le 8 nous aperçûmes plusieurs grandes ouver- tures entre des îles considérables qui se montraient à nous sur plusieurs plans; et le continent était dans un si grand éloignement, que nous ne le voyions plus. Ce nouvel archipel, très différent du premier, commence à quatre lieues au sud-est du cap Tschirikow , et se prolonge vraisemblablement jusqu'au cap Hector : les courans étaient très forts aux environs de ces îles, et leur influence s'éten- dait jusqu'à nous, qui en étions éloignés de trois lieues. Le port Bucarelli du pilote espagnol Mau- relle est dans cette partie.

Le 9, continuant à prolonger la terre à trois lieues, j'ai eu connaissance des îles San-Carlos : la plus considérable court sud-est et nord-ouest, et peut avoir dix lieues de circonférence. Une longue chaîne la lie à d'autres petits îlots très bas qui s'a-

' Dixon a marqué ces cinq îlots sur sa carte sous le nom dV/e.v Brumeuses. D'après la détermination de La Pérouse, elles gisent par 55 degrés 50 minutes de latitude nord, et 137 degrés 11 mi- nutes de longitude ouest.

LA PÉROUSE. 219

vaiicent beaucoup dans le canal. Je suis persuadé cependant qu'il reste un passage assez large ^ ; mais je n'en étais pas assez certain pour l'essayer, d'autant qu'il fallait y aller vent arrière ; et si mes conjectures sur ce passage n'eussent pas été fondées, il m'eût été très difficile de doubler au large les iles San-Carlos, et j'aurais perdu un temps très précieux. Je rangeai à une demi-lieue celle qui était le plus en dehors ; et comme à midi j'en étais à cette distance, est et ouest de la pointe du sud-est , nous déterminâmes sa position , avec la plus grande précision, à 54 degrés 48 minutes de latitude nord, et 136 degrés 19 minutes de longi- tude occidentale.

Le 18 j'eus connaissance d'une baie si profonde que je n'apercevais pas les terres qui la terminaient : je lui donnai le nom de haie de la Touche. Elle est située par 52 degrés 39 minutes de latitude nord , et 134 degrés 49 minutes de longitude occidentale : je ne doute pas qu'elle n'offre un très bon mouillage.

Une lieue et demie plus à l'est nous vîmes un enfoncement dans lequel il serait possible de trou- ver également un abri pour les vaisseaux; mais ce lieu me parut très inférieur à la baie de la Tou- che. Depuis le 55^ degré jusqu'au 53% la mer fut couverte de l'espèce de plongeon nommé par Buf-

' Dixon Ta vu ({q même, et il s'en est servi pour Iraoer. en par lie au hasard , le détroit auquel il a donné son nom

220 VOYAGES AUTOCR DU MONDE.

ton macareux de Kamtscliatka. il est noir; son bec et ses pâtes sont roupies, et il a sur la tète deux raies blanches qui s'élèvent en huppes, comme celles du kakatoès. îNous en aperçûmes quelques-uns au sud; mais ils étaient rares, et l'on voyait que c'étaient en quelque sorte des voyageurs. Ces oi- seaux ne s'éloignent jamais déterre de plus de cinq à six lieues; et les navigateurs qui les rencontre- ront pendant la brume doivent être à peu près certains qu'ils n^en sont qu'à cette distance : nous en tuâmes deux qui furent empaillés. Cet oiseau n'est connu que par le voyage de Behring ^

Le 19 au soir nous eûmes connaissance d'un cap qui paraissait terminer la côte d'Amérique. L'ho- rizon était très clair, et nous n'apercevions au-delà que quatre ou cinq petits îlots auxquels je donnai le nom d'îles Keroiiart , et j'appelai la pointe cap Hector -. La côte que je suivais depuis deux cents lieues finissait ici , et formait vraisemblablement l'ouverture d'un golfe ou d'un canal fort large, puisque je n'apercevais point de terre dans l'est , quoique le temps fût très clair. Je dirigeai ma route au nord, afin de découvrir le revers des terres que je venais de prolonger à l'est. Je rangeai à une lieue les îlots Kerouart et le cap Hector, et je traversai des courans très forts; ils m'obligèrent

Le capitaine Cook l'a aussi rencontré sur la cote d'Alaska. 2 C'est le cap Saint-James de Dixon.

LA PÉROUSE. 221

même d'arriver, et de m'éloi^ner de la côte. Le cap Hector, qui forme l'entrée de ce nouveau canal . me parut un point très intéressant à déterminer : sa latitude nord est par 51 degrés 57 minutes 20 secondes; et sa longitude ouest, suivant nos hor- loges marines, par 133 degrés 37 minutes.

La nuit ne me permit pas d'avancer davantage vers le nord, et je me tins bord sur bord. Au jour je repris ma route de la veille : le temps était très clair. Je vis le revers de la baie de la Touche, au- quel je donnai le nom de cap Biiache , et plus de vingt lieues de la côte orientale que j'avais prolon- gée les jours précédens. Me rappelant alors la forme de la terre depuis Cross-Sound, je fus assez porté à croire que cet enfoncement ressemblait à la mer de Californie, et s'étendait jusque par 57 degrés de latitude nord. Ni la saison ni mes projets ulté- rieurs ne me permettaient de m'en assurer; mais je voulus au moins déterminer avec précision la largeur est et ouest de ce canal ou golfe, comme on voudra l'appeler : je la trouvai de la largeur d'environ trente lieues comprises entre le cap Hec- tor et le cap Fleurieu ^ , du nom que j'avais donné à l'île la plus sud-est du nouveau groupe que je venais de découvrir sur la côte orientale de ce canal; et c'est derrière ce groupe d'îles que j'avais

1

Dixon l'a appelé cap Cos. 11 gît par 51 degrés 45 minutes de la- titude nord , et 131 degrés 15 minutes de longitude ouest.

222 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

aperçu le continent dont les montagnes primitives, sans arbres et couvertes de neige, se montraient sur plusieurs plans, ayant des pics qui paraissaient situés à plus de trente lieues dans l'intérieur des terres. Nous n'avions vu comparativement que des collines depuis Cross-Sound, et mes conjec- tures sur un enfoncement de six ou sept degrés au nord en devinrent plus fortes. La saison ne me per- mettait pas d'éclaircir davantage cette opinion : nous étions déjà à la fin d'août ; les brumes étaient presque continuelles, les jours commençaient aussi à devenir courts; mais, bien plus que tous ces mo- tifs, la crainte de manquer la mousson de la Chine me fit abandonner cette recherche , à laquelle il aurait fallu sacrifier au moins six semaines, à cause des précautions nécessaires dans ces sortes de na- vigations, qui ne peuvent être entreprises que pen- dant les plus longs et les plus beaux jours de l'année.

Je changeai de route afin de ne pas m'enfoncer, en courant à l'est vent arrière, dans un golfe dont j'aurais eu beaucoup de peine à sortir; je reconnus bientôt que cette terre du sud-sud-est sur laquelle je gouvernais était formée de plusieurs groupes d'îles qui s'étendaient du continent aux îles du large, et sur lesquelles je n'aperçus pas un buisson. J'en passai à un tiers de lieue : on y voyait de l'herbe et du bois flotté sur la côte. La latitude et la longi-

LA PÉROUSE. 223

tude de l'île le plus à l'ouest, sont 50 degrés 5G minutes et 130 degrés 38 minutes. Je nommai ces différens groupes îles Sartine ^ Il est vraisemblable qu'on trouverait entre elles un passage ; mais il ne serait pas prudent de s'y engager sans précaution.

Le 25 je continuai de courir à l'est vers l'entrée de Nootka. Une brume très épaisse , qui s'éleva à cinq heures du soir, me cacha entièrement la terre, et je dirigeai ma route vers la pointe des brisans, quinze lieues au sud de Nootka, afin de reconnaître la partie de côte comprise entre le cap Flattery et la pointe des brisans, que le capitaine Cook n'a pas été à portée d'explorer : cet espace est d'en viron trente lieues.

Le 1^*^ septembre, à midi, j'eus connaissance d'une pointe ou d'un cap qui me restait au nord- nord-est , à environ dix lieues , précisément d'après nos relèvemens par 47 degrés. La terre s'étendait jusqu'à l'est : je l'approchai jusqu'à trois ou quatre lieues. Elle se dessinait mal, la brume en envelop- pait toutes les formes. Ma latitude nord . observée à midi, était 46 degrés 36 minutes 21 secondes, et la longitude occidentale par nos horloges marines, 127 degrés 2 minutes 5 secondes. Celle par les dis- tances , 126 degrés 33 minutes. Les courans sont,

« Iles de Berreford do Dixon , dont il fixe la latitude nord à 50 (leurrés 52 minutes, et la lon(ijitnde occidentale, réduite au méri- dien de Paris, à 132 dep'és 3 minutes.

224 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

sur cette côte, d'une violence extraordinaire. INous étions dans des tourbillons qui ne nous permet- taient pas de gouverner avec un vent à filer trois nœuds , et à une distance de cinq lieues de terre.

Le 3 il ne nous restait guère que cinq ou six lieues de côte à développer jusqu'au 45*^ degré . point qui a été reconnu par le capitaine Cook : le temps était trop favorable et j'étais trop pressé pour ne pas profiter du bon vent qui soufflait. Nous forçâmes de voiles , et je dirigeai ma route vers le sud-ouest, presque parallèlement à la côte qui court nord et sud.

Le 5 notre latitude était 42 degrés 5S minutes 56 secondes, et la longitude 127 degrés 5 minutes 20 secondes. Nous étions par le travers de neuf petites lies ou rochers éloignés d'environ une lieue du cap Blanc , qui restait au nord-est un quart est. Je les nommai tles Necker. Je continuai à prolonger la terre , le cap au sud-sud-est : à trois ou quatre lieues de distance, nous n'apercevions que le som- met des montagnes au-dessus des nuages; elles étaient couvertes d'arbres , et l'on n'y voyait point de neige. A la nuit, la terre s'étendait jusqu'au sud- est; mais nos vigies assuraient l'avoir vue jusqu'au sud un quart sud-est. Incertain de la direction de cette côte, qui n'avait jamais été explorée, je fis petites voiles au sud-sud-ouest. Au jour, nous aper- cevions encore la terre, qui s'étendait du nord au

LA PÉROUSE. 225

nord un quart nord-est. Je fis gouverner au sud- est un quart est pour m'en approcher ; mais à sept heures du matin, le 6, un brouillard épais nous la fit perdre de vue. Nous trouvâmes le ciel moins pur dans cette partie de l'Amérique que dans les hautes latitudes, les navigateurs jouissent, au moins par intervalles, de la vue de tout ce qui se trouve au-dessus de leur horizon : la terre ne s'y montra pas une seule fois avec toutes ses formes.

Le 7, le brouillard fut encore plus épais que le jour précédent ; il s'éclaircit cependant vers midi , et nous vîmes des sommets de montagnes dans l'est, à une assez grande distance. Comme notre route avait tourné au sud, il est évident que, depuis les 42 degrés, la côte commence à fuir dans l'est. Notre latitude nord fut observée à midi : elle était de 40 degrés 48 minutes 30 secondes : notre lon- gitude occidentale était de 126 degrés 59 minutes 45 secondes. Je continuai à faire route pour ap- procher la terre dont je n'étais qu'à quatre lieues à l'entrée de la nuit. Nous aperçûmes alors un volcan sur la cime de la montagne qui nous restait à l'est. La flamme en était très vive; mais bientôt une brume épaisse vint nous dérober ce spectacle: il fallut encore s'éloigner déterre. Comme je crai- gnais, en suivant une route parallèle à la côte, de rencontrer quelque île ou rocher un peu écarté du

XII. 15

226 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

continent, je pris la bordée du large. La brume fut très épaisse.

Le 13 nous aperçûmes la terre très embrumée et très près de nous. 11 était impossible de la re- connaître : j'en approchai à une lieue. Je vis les bri- sans très distinctement ; mais , quoique je fusse certain d'être dans la baie de Monterey, il était impossible de reconnaître l'établissement espagnol par un temps aussi embrumé. A l'entrée de la nuit, je repris la bordée du large, et au jour je portai vers la terre, avec une brume épaisse qui ne se dissipa qu'à midi. Je suivis alors la côte de très près, et, à trois heures après midi, nous eûmes connaissance du fort de Monterey, et de deux bâ- timens à trois mâts qui étaient dans la rade. Les vents contraires nous forcèrent de mouiller à deux lieues au large, et le lendemain nous laissâmes tomber l'ancre à deux encablures de terre.

Il est remarquable que, pendant cette longue traversée, au milieu des brumes les plus épaisses, [Astrolabe navigua toujours à la portée de la voix de ma frégate, et ne s'en écarta que lorsque je lui donnai l'ordre de reconnaître l'entrée de Monterey.

LA PÉROUSE. 227

§ 11.

Description de la baie de Monterey, Détails historiques sur les deux Californies et sur leurs missions. Mœurs et usages des Indiens convertis et des Indiens indépendans. Grains, fruits, légumes de toute espèce. Quadrupèdes , oiseaux , poissons , co quilles, etc. Détails sur le commerce , etc.

La baie de Monterey, formée par la pointe du Nouvel-An au nord, et par celle des Cyprès au sud, a huit lieues d'ouverture dans cette direction, et à peu près six d'enfoncement dans l'est, les terres sont basses et sablonneuses. La mer y roule jusqu'au pied des dunes de sable dont la côte est bordée , avec un bruit que nous avons entendu de plus d'une lieue. Les terres du nord et du sud de cette baie sont élevées et couvertes d'arbres; les vais- seaux qui veulent y relâcher doivent suivre la côte du sud, et après avoir doublé la pointe des Pins qui s'avance au nord, ils ont connaissance du pre- sidio, et ils peuvent mouiller par dix brasses en dedans et un peu en terre de cette pointe, qui les met à l'abri des vents du large. Les bàtimens qui se proposent de faire une longue relâche à Mon- terey sont dans l'usage d'approcher la terre à une ou deux encablures, par six brasses; et ils s'amar- rent à une ancre qu'ils enfoncent dans le sable du rivage :* ils n'ont plus à craindre alors les vents de sud , qui sont quelquefois assez forts , mais qui n'ex-

228 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

|)osent à aucun danger, puisqu'ils viennent de la côte. Nous trouvâmes fond dans toute la baie, et nous mouillâmes à quatre lieues de terre , par soixante brasses; mais la mer y est fort grosse, et on ne peut rester que quelques heures dans un pa- reil mouillage, en attendant le jour ou une éclaircie. La marée est haute aux nouvelles et aux pleines lunes à une heure et demie : elle y monte de sept pieds; et comme cette baie est très ouverte, le courant y est presque insensible : je ne l'ai jamais vu filer un demi-nœud. On ne peut exprimer ni le nombre de baleines dont nous fûmes environnés, ni leur familiarité. Elles soufflaient à chaque minute à demi-portée de pistolet de nos frégates, et occa- sionaient dans l'air une très grande puanteur. Nous ne connaissions pas cet effet des baleines ; mais les habitans nous apprirent que l'eau qu'elles lançaient était imprégnée de cette mauvaise odeur, et qu'elle se répandait assez au loin : ce phénomène n'en eût vraisemblablement pas été un pour les pêcheurs du Groenland ou de Nantuket.

Des brumes presque éternelles enveloppent les côtes de la baie de Monterey, ce qui en rend l'ap- proche assez difficile : sans cette circonstance , il y en aurait peu de plus facile à aborder. Aucune roche cachée sous l'eau ne s'étend à une encablure du rivage; et si la brume est trop épaisse, 'on a la ressource d'y mouiller, et d'y attendre une éclarcie

LAPEROISE. 229

qui permette d'avoir bonne connaissance de l'éta- blissement situé dans l'angle formé par la côte du sud et de l'est.

La mer était couverte de pélicans. Il paraît que ces oiseaux ne s'éloignent jamais de plus de cinq ou six lieues de terre , et les navigateurs qui les rencontreront pendant la brume doivent être cer- tains qu'ils en sont tout au plus à cette distance. Nous en aperçûmes pour la première fois dans la baie de Monterey, et j'ai appris depuis qu'ils étaient très communs sur toute la côte de la Californie : les Espagnols les appellent alkatrœ.

Les Indiens de Monterey, petits, faibles et ap- prochant de la couleur des nègres, sont très adroits à tirer de l'arc. Ils tuèrent devant nous les oiseaux les plus petits. Il est vrai que leur patience pour les approcher est inexprimable : ils se cachent et se glissent en quelque sorte auprès du gibier, et ne le tirent guère qu'à quinze pas.

Leur industrie contre la grosse bète est encore plus admirable. jNous vîmes un Indien, ayant une tête de cerf attachée sur la sienne, marcher à quatre pâtes, avoir Tair de brouter l'herbe, et jouer cette pantomime avec une telle vérité, que tous nos chasseurs l'auraient tiré à trente pas, s'ils n'eussent été prévenus. Ils approchent ainsi le troupeau de cerfs à la phis petite portée, et les tuent à coups de flèches.

2A0 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

Lorette est le seul presidio de rancienne Calï- l'ornie sur la côte de l'est de cette presqu'île. La garnison est de cinquante-quatre cavaliers, qui fournissent de petits détachemens aux quinze mis- sions, desservies par des pères dominicains, qui ont succédé aux jésuites et aux franciscains : ces derniers sont restés seuls possesseurs des missions de la nouvelle Californie.

Les progrès temporels et spirituels de ces mis- sions sont bien lents : il n'y a encore qu'une seule peuplade espagnole. 11 est vrai que le pays est malsain ; et la terre de la province de Sonora , qui borde la mer Vermeille au levant et la Californie au couchant , est bien plus attrayante pour des Espagnols : ils trouvent dans cette contrée un sol fertile et des mines abondantes , objets bien plus précieux à leurs yeux que la pêcherie des perles de la presqu'île, qui exige un certain nombre d'esclaves plongeurs qu'il est souvent très difficile de se pro- curer. Mais la Californie septentrionale, malgré son grand éloignement de Mexico , me paraît réunir in- finiment plus d'avantages. Son premier établisse- ment , qui est San -Diego, ne date que du 26 juillet 1769 : c'est le presidio le plus au sud, comme Saint-François le plus au nord. Celui-ci fut bâti le 0 octobre 1776; le canal de Sainte-Barbe en sep- tembre 1786; et enfin Montercy, aujourd'hui capi- tale et chef-lieu des deux Californîes, le 3 juin 1770.

LA PÉROLISE. 23t

La rade de ce presidio fut découverte en 1602 par Sébastien Viscaino, commandant d'une petite es- cadre armée à Acapulco par ordre du vicomte de Monterey, vice-roi du Mexique. Depuis cette épo- que, les galions, à leur retour de Manille, avaient quelquefois relâché dans cette baie, pour s'y pro- curer quelques rafraîchissemens après leurs lon- gues traversées; mais ce n'est qu'en 1770 que les religieux franciscains y ont établi la première mission.

Avant l'établissement des Espagnols , les Indiens de la Californie ne cultivaient qu'un peu de maïs, et vivaient presque uniquement de pèche et de chasse. Nul pays n'est plus abondant en poisson et en gibier de toute espèce : les lièvres , les lapins et les cerfs y sont très communs ; les loutres de mer et les loups marins s'y trouvent en aussi grande abondance qu'au nord , et l'on y tue pendant l'hi- ver une très grande quantité d'ours, de renards, de loups et de chats sauvages. Les bois taillis et les plaines sont couverts de petites perdrix grises huppées , qui , comme celles d'Europe , vivent en société, mais par compagnies de trois ou quatre cents : elles sont grasses et de fort bon goût.

Les arbres servent d'habitation aux plus char- mans oiseaux. Parmi les oiseaux de proie, on voyait l'aigle à tête blanche, le grand faucon et le petit. Tautour. l'épervier, le vautour noir, le grand-duc

232 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

et le corbeau. On trouvait sur les étangs et sur le bord de la mer le canard , le pélican gris et blanc à huppe jaune, différentes espèces de goélands, des cormorans , des courlis , des pluviers à collier, de petites mouettes de mer et des hérons ; enfin nous tuâmes et empaillâmes un promérops, que le plus grand nombre des ornithologistes croyaient appartenir à l'ancien continent.

Cette terre est aussi d'une fertilité inexprimable : les légumes de toute espèce y réussissent parfaite- ment. Nous enrichîmes les jardins du gouverneur et des missions de différentes graines que nous avions apportées de Paris : elles s'étaient parfaite- ment conservées , et leur procureront de nouvelles jouissances.

Les récoltes de maïs, d'orge, de blé et de pois ne peuvent être comparées qu'à celles du Chili. Nos cultivateurs d'Europe ne peuvent avoir aucune idée d'une pareille fertilité ; le produit moyen du blé est de soixante-dix à quatre-vingts pour un ; les extrêmes soixante et cent. Les arbres fruitiers y sont encore très rares, mais le climat leur convient infiniment. 11 diffère peu de celui de nos provinces méridionales de France, du moins le froid n'y est jamais plus vif; mais les chaleurs de l'été y sont beaucoup plus modérées, à cause des brouillards continuels qui régnent dans ces contrées, et qui

LA PÉROUSE. 233

procurent à cette terre une humidité très favora- ble à la végétation.

Les arbres des forêts sont le pin à pignon, le cyprès , le chêne vert et le platane d'occident : ils sont clair-semés , et une pelouse , sur laquelle il est très agréable de marcher, couvre la terre de ces forêts. On y rencontre des lacunes de plusieurs lieues , formant de vastes plaines couvertes de toute sorte de gibier. La terre, quoique très végé- tale, est sablonneuse et légère, et doit, je crois, sa fertilité à l'humidité de l'air, car elle est fort mal arrosée. Le courant d'eau le plus à portée du presidio en est éloigné de deux lieues : ce ruisseau , qui coule auprès de la mission de Saint-Charles, est appelé par les anciens navigateurs rivière du CarmeL Cette trop grande distance de nos frégates ne nous permit pas d'y faire notre eau : nous la puisâmes dans des mares , derrière le fort , elle était d'une très médiocre qualité, et dissolvant à peine le savon. La rivière du Carmcl , qui procure une boisson saine et agréable aux missionnaires et à leurs Indiens, pourrait encore, avec peu de tra- vail, arroser leur jardin.

Les cabanes des Indiens de Monterey sont les plus misérables qu'on puisse rencontrer chez aucun peuple. Elles sont rondes, de six pieds de diamètre sur quatre de hauteur. Quelques piquets de la grosseur du bras, fixés en terre, et qui se rap-

234 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

prochent en voûte par le haut, en composent la charpente; huit ou dix bottes de paille mal arrangées sur ces piquets garantissent bien ou mal les habi- tant de la pluie ou du vent , et plus de la moitié de cette cabane reste découverte lorsque le temps est beau : leur seule précaution est d'avoir chacun près de leur case deux ou trois bottes de paille en réserve.

Cette architecture générale des deux Califbrnies n'a jamais pu être changée par les exhortations des missionnaires. Les Indiens disent qu'ils aiment le grand air; qu'il est commode de mettre le feu à sa maisQn lorsqu'on y est dévoré par une trop grande quantité de puces , et d'en pouvoir construire une autre en moins de deux heures. Les Indiens indé- pendans, qui changent si fréquemment de de- meure , comme les peuples chasseurs , ont un motif de plus.

La couleur de ces Indiens , qui est celle des nègres ; la maison des religieux ; leurs magasins qui sont bâtis en briques et enduits en mortier; Faire du sol sur lequel on foule le grain ; les bœufs, les chevaux , tout enfin nous rappelait une habita- tion de Saint-Domingue ou de toute autre colonie. Les hommes et les femmes sont rassemblés au son de la cloche; un religieux les conduit au travail, à l'église et à tous les exercices. Nous le disons avec peine , la ressemblance est si parfaite , que nous

LA PÉROLISE. 235

avons vu des hommes et des femmes chargés de fers, d'autres au bloc ' ; et enfin le bruit des coups de fouet aurait pu frapper nos oreilles , cette pu- nition étant aussi admise, mais exercée avec peu de sévérité.

Les Indiens de Monterey se lèvent avec le soleil, vont à la prière et à la messe des missionnaires , qui durent une heure;, *et pendant ce temps-là on fait cuire au milieu de la place , dans trois grandes chaudières, de la farine d'orge, dont le grain a été rôti avant d'être moulu : cette espèce de bouil- lie , que les Indiens appellent atole , et qu'ils ai- ment beaucoup , n'est assaisonnée ni de beurre ni de sel, et serait pour nous un mets fort insipide.

Chaque cabane envoie prendre la ration de tous ses habitans dans un vase d'écorce : il n'y a ni confusion ni désordre ; et lorsque les chaudières sont vides, on distribue le gratin aux enfans qui ont le mieux retenu les leçons du catéchisme.

Ce vepas dure trois quarts d'heure, après quoi ils se rendent tous au travail. Les uns vont labourer la terre avec des bœufs, d'autres bêcher le jardin; chacun enfin est employé aux différens besoins de

' Le bloc est une poutre sciée dans le sens de la lon{^ueur dans laquelle on a creusé un trou de la grosseur d'une janihe ordi- naire : une charnière de fer unit une des extrémités de cette pou- tre. On l'ouvre de l'autre côté pour y faire passer la jambe du prisonnier, et on la referme avec un cadenas, ce qui rol)li(T(> à rester couché et dans une attitude assez gênante.

230 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

l'habitation , et toujours sous la surveillance d'un ou de deux religieux.

Les femmes ne sont guère chargées que du soin de leur ménage, de celui de leurs enfans, et de faire rôtir et moudre les grains : cette dernière opération est très pénible et très longue , parce qu'elles n'ont d'autres moyens pour y parvenir que d'écraser le grain sur- une pierre avec un cy- lindre.

A midi les cloches annoncent le dîner : les Indiens laissent alors leur ouvrage , et envoient prendre leur ration dans le même vase que pour le déjeu- ner ; mais cette seconde bouillie est plus épaisse que la première : on y mêle au blé et au maïs des pois et des fèves. Les Indiens lui donnent le nom de poussole. Ils retournent au travail depuis deux heures jusqu'à quatre ou cinq ; ils font ensuite la prière du soir, qui dure près d'une heure, et qui est suivie d'une nouvelle ration d'atole, pareille à celle du déjeuner. Ces trois distributions suffisent à la subsistance du plus grand nombre de ces In- diens. La science de cette cuisine consiste à faire rôtir le grain avant de le réduire en farine. Comme les Indiennes n'ont point de vases de terre ni de métal pour cette opération , elles la font dans des corbeilles d'écorce sur de petits charbons allumés- Klles tournent ces espèces de vases avec tant d'a- dresse et de rapidité , qu'elles parviennent à faire

LA PÉROISE. 237

erjfler et crever le grain sans brûler la corbeille , quoiqu'elle soit d'une matière très combustible ; et nous pouvons assurer que le café le mieux brûlé n'approche pas de l'égalité de torréfaction que les Indiennes savent donner à leur grain. On le leur distribue tous les matins, et la plus petite infidélité, lorsqu'elles le rendent , est punie par des coups de fouet ; mais il est assez rare qu'elles s'y exposent. Ces punitions sont ordonnées par des magistrats indiens appelés caciques. 11 y en a dans chaque mis- sion trois choisis par le peuple parmi ceux que les missionnaires n'ont pas exclus ; mais, pour donner une juste idée de cette magistrature, nous dirons que ces caciques sont , comme les commandeurs d'habitation , des êtres passifs , exécuteurs aveu- gles des volontés de leurs supérieurs , et que leurs principales fonctions consistent à servir de bedeaux dans l'église , et à y maintenir le bon ordre et l'air de recueillement. Les femmes ne sont jamais fouet- tées sur la place publique, mais dans un lieu fermé et assez éloigné, peut-être afin que leurs cris n'ex- citent pas une trop vive compassion, qui pourrait porter les hommes à la révolte : ces derniers , au contraire , sont exposés aux regards de tous leurs concitoyens , afin que leur punition serve d'exem- ple. Ils demandent ordinairement grâce: alors l'exé- cuteur diminue la force des coups , mais le nombre en est toujours irrévocablement ^\é.

238 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

Les récompenses sont de petites distributions particulières de grain , dont ils font de petites galettes cuites sous la braise; et les jours de grandes fêtes, la ration est en bœuf. Plusieurs le mangent cru , surtout la graisse , qui leur paraît un mets aussi délicieux que le beurre le plus frais ou le meilleur fromage. Us dépouillent tous les animaux avec la plus grande adresse; et lorsqu'ils sont gras, ils font comme les corbeaux un croassement de plaisir, en dévorant des yeux les parties dont ils sont le plus friands.

On leur permet souvent de chasser et de pêcher pour leur compte , et à leur retour ils font assez ordinairement aux missionnaires quelque présent en poisson et en gibier; mais ils en proportionnent la quantité à ce qui leur est rigoureusement néces- saire, ayant l'attention de l'augmenter, s'ils savent que de nouveaux hôtes sont en visite chez leurs supérieurs. Les femmes élèvent autour de leurs ca- banes quelques poules dont elles donnent les œufs à leurs enfans : ces poules sont la propriété des Indiens, ainsi que leurs habillemens et les autres petits meubles de ménage et de chasse, il n'y a pas d'exemple qu'ils se soient jamais volés entre eux , quoique leur fermeture ne consiste qu'en une sim- ple botte de paille qu'ils mettent en travers de l'entrée lorsque tous les liabitans sont absens.

Ces mœurs paraîtront patriarcales à quelques-

LA PÉROUSE. 239

uns de nos lecteurs; ils ne considéreront pas que, dans ces habitations, il n'est aucun ménage qui offre des objets capables de tenter la cupidité de la cabane voisine. La nourriture des Indiens étant assurée, il ne leur reste d'autre besoin que celui de donner la vie à des êtres qui doivent être aussi stupides qu'eux.

Les hommes des missions ont fait de plus grands sacrifices au christianisme que les femmes , parce que la polygamie leur était permise, et qu'ils étaient même dans l'usage d'épouser toutes les sœurs d'une famille. Les femmes ont acquis , au contraire, l'avantage de recevoir exclusivement les caresses d'un seul homme. J'avoue cependant que , malgré le rapport unanime des missionnaires sur cette prétendue polygamie , je n'ai jamais pu con- cevoir qu'elle ait pu s'établir chez une nation sau- vage , car le nombre des hommes y étant à peu près égal à celui des femmes , il devait en résulter pour plusieurs une continence forcée, à moins que la fidélité conjugale n'y fût point aussi rigoureu- sement observée que dans les missions, les re- ligieux se sont constitués les gardiens de la vertu des femmes. Une heure après le souper, ils ont soin d'enfermer sous clef toutes celles dont les maris sont absens, ainsi que les jeunes filles au- dessus de neuf ans, et pendant le jour ils en con- fient la surveillance à des yiaîrones. Tant de pré-

240 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

cautions sont encore insuffisantes, et nous avons vu des hommes au bloc et des femmes aux fers pour avoir trompé la vigilance de ces argus fe- melles, qui n'ont pas assez de deux yeux.

Les Indiens convertis ont conservé tous les an- ciens usages que leur nouvelle religion ne prohibe pas : mêmes cabanes , mêmes jeux , mêmes habil- lemens. Celui du plus riche consiste en un manteau de peau de loutre qui couvre ses reins et descend au-dessous des aines ; les plus paresseux n'ont qu'un simple morceau de toile que la mission leur four- nit pour cacher leur nudité, et un petit manteau de peau de lapin couvre leurs épaules et descend jusqu'à la ceinture : il est attaché avec une ficelle sous le menton. Le reste du corps est absolument nu, ainsi que la tète ; quelques-uns cependant ont des chapeaux de paille très bien nattés.

L'habillement des femmes est un manteau de peau de cerf mal tannée. Celles des missions sont dans l'usage d'en faire un petit corset à manches : c'est leur seule parure, avec un petit tablier de jonc et une jupe de peau de cerf, qui couvre leurs reins et descend à mi-jambe. Les jeunes filles au-dessous de neuf ans n'ont qu'une simple ceinture, et les en- fans de l'autre sexe sont tout nus.

Les cheveux des hommes et des femmes sont coupés à quatre ou cinq pouces de leur racine.

LA PÉROUSE. 241

Les Indiens des rancheries \ n'ayant point d'instru- mens de fer, font cette opération avec des tisons allumés. Ils sont aussi dans l'usage de se peindre le corps en rouge et en noir lorsqu'ils sont en deuil. Les missionnaires ont proscrit la première de ces peintures, mais ils ont été obligés de tolérer l'autre, parce que ces peuples sont vivement attachés à leurs amis. Ils versent des larmes lorsqu'on leur en rappelle le souvenir, quoiqu'ils les aient perdus depuis long -temps; ils se croient même offensés si par inadvertance on a prononcé leur nom devant eux. Les liens de la famille ont moins de force que ceux de l'amitié : les enfans reconnaissent à peine leur père ; ils abandonnent sa cabane lorsqu'ils sont capables de pourvoir à leur subsistance : mais ils conservent un plus long attachement pour leur mère qui les a élevés avec une extrême douceur, et ne les a battus que lorsqu'ils ont montré de la lâcheté dans leurs petits combats contre des enfans du même âge.

Les vieillards des rancheries qui ne sont plus en état de chasser vivent aux dépens de tout leur village, et sont assez généralement considérés. Les sauvages indépendans sont très fréquemment en guerre ; mais la crainte des Espagnols leur fait res- pecter les missions , el ce n'est peut-être pas un€ des moindres causes de l'augmentation des villages

' Nom des villages des Indiens indépendans.

XII. JC

242 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

chréliens. Leurs armes sonl lare et les flèches armées d'un silex très artlstement travaillé : ces arcs en bois et doublés d'un nerf de bœuf sont très supérieurs à ceux des habitans de la baie des Français.

On nous assura qu'ils ne mangeaient ni leurs prisonniers ni leurs ennemis tués à la guerre; que cependant, lorsqu'ils avaient vaincu Ct mis à mort sur le champ de bataille des chefs ou des hommes très courageux, ils en mangeaient quelques morceaux, moins en signe de haine et de vengeance que comme un hommage qu'ils rendaient à leur valeur, et dans la persuasion que cette nourriture était propre à augmenter leur courage. Us enlèvent , comme au Canada, la chevelure des vaincus, et ar- rachent leurs yeux, qu'ils ont l'art de préserver de la corruption, et qu'ils conservent précieusement comme des signes de leur victoire. Leur usage est de brûler les morts, et d'en déposer les cendres dans des moraïs.

Ils ont deux jeux qui occupent tous leurs loisirs: le premier, auquel ils donnent le nom de takersia , consiste à jeter et à faire rouler un petit cercle de trois pouces de diamètre dans un espace de dix toises en carré, nettoyé d'herbe et entouré de fas- cines. Les deux joueurs tiennent chacun une ba- guette de la grosseur d'une canne ordinaire, et de cinq pieds de long : ils cherchent à faire passer cette

LA PÉROUSE. 243

baguette dans le cercle pendant qu'il est en mou- vement: s'ils y réussissent, ils gagnent deux points; et si le cercle, en cessant de rouler, repose sim- plement sur leur bâton , ils en gagnent un : la partie est en trois points. Ce jeu leur fait faire un violent exercice , parce que le cercle ou les baguettes sont toujours en action.

L'autre jeu, nommé loussi , est plus tranquille: on le joue à quatre , deux de chaque côté. Chacun à son tour cache dans une de ses mains un mor- ceau de bois, pendant que son partenaire fait mille gestes pour occuper l'attention des adversaires. Il est assez curieux pour un observateur de les voir accroupis les uns vis-à-vis des autres, gardant le plus profond silence , observant les traits du visage et les plus petites circonstances qui peuvent les aider à deviner la main qui cache le morceau de bois. Ils gagnent ou perdent un point suivant qu'ils ont bien ou mal rencontré; et ceux qui l'ont gagné ont droit de cacher à leur tour. La partie est eu cinq points: l'enjeu ordinaire est des rassades, et, chez les Indiens indépendans, les faveurs de leurs femmes. Ceux-ci n'ont aucune connaissance d'un dieu ni d'un avenir, à l'exception de quelques na- tions du Sud qui en avaient une idée conFuse avant l'arrivée des missionnaires. Ils plaçaient leur pa- radis au milieu des mers, les élus jouissaient d'une fraîcheur qu'ils ne rencontrent jamais dans

214 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

leurs sables brûians, et ils supposaient l'enfer dans

le creux des montagnes.

La Californie septentrionale, dont rétablissement le plus au nord est Saint-François, par 37 degrés 58 minutes de latitude, n'a de bornes, suivant l'o- pinion du gouverneur de Monterey, que celles de l'Amérique; et nos vaisseaux, en pénétrant jusqu'au mont Saint-Elie, n'en ont pas atteint les limites. Aux motifs de piété qui avaient déterminé l'Espa- gne à sacrifier des sommes considérables pour l'entretien de ses presidios et des missions, se joi- gnent aujourd'hui de puissantes raisons d'Etat, qui peuvent diriger l'attention du gouvernement vers cette précieuse partie de l'Amérique, les peaux de loutre sont aussi communes qu'aux îles Aléou- tiennes et dans les autres parages fréquentés par les Russes.

On ne peut assez s'étonner que les Espagnols, ayant des rapports si prochains et si fréquens avec la Chine par Manille, aient ignoré jusqu'à présent la valeur de la précieuse fourrure des loutres. C'est au capitaine Cook, c'est à la publication de son ouvrage qu'ils doivent ce trait de lumière : ainsi ce grand homme a voyagé pour toutes les nations, et la sienne n'a sur les autres que la gloire de l'en treprise et celle de l'avoir vu naître.

La loutre est un amphibie aussi commun sur toute la côte occidentale de l'Amérique, depuis le

LA PEROUSE. 245

28* degré jusqu'au 60*, que les loups marins sur la côte du Labrador et de la baie d'Hudson. Les Indiens, qui ne sont pas aussi bons marins que les Esquimaux, et dont les canots, à Monterey, ne sont faits que de joncs * , les prennent à terre avec des lacs , ou les assomment à coups de bâton lorsqu'ils les trouvent éloignées du rivage. Pour cet effet, ils se tiennent cachés derrière des roches, car au moindre bruit cet animal s'effraie et plonge tout de suite dans l'eau. Avant cette année, une peau de loutre n'avait pas plus de valeur que deux peaux de lièvre. Les Espagnols ne soupçonnaient pas qu'elle pût être recherchée: ils n'en avaient jamais envoyé en Europe; et Mexico était un pays trop chaud pour qu'on pût supposer qu'elles y fussent d'aucun débit.

La JNouvelle-Californie , malgré sa fertilité, ne compte pas encore un seul habitant - ; quelques soldats, mariés avec des Indiennes, qui demeurent dans l'intérieur des forts ou qui sont répandus comme des escouades de maréchaussée dans les différentes missions , constituent jusqu'à présent toute la nation espagnole de cette partie de l'Amé- rique. Elle ne le céderait en rien à la Virginie, qui

' Ceux du canal de Sainte-Barbe et de San-Die^ifo ont des pi- rojTues de bois construites à peu près comme celles des habitans de Mowée , mais sans balancier.

* Aujourd'hui , c'est-à-dire en 1833, la Nouvelle- Californie compte à Monterey, sa capitale, environ 3,000 indififènes.

216 VOYAGES AUTOUR Dl MONDE,

lui est opposée, si elle était à une moindre dis- tance de l'Europe ; mais sa proximité de l'Asie pourrait l'en dédommager, et je crois que de bon- nes lois , et surtout la liberté du commerce , lui procureraient bientôt quelque population. Le grand nombre de célibataires des deux sexes, qui, par principe de perfection, se sont voués à cet état, et la politique constante du gouvernement de n'ad- mettre qu'une religion et d'employer les moyens les plus violens pour la maintenir, ont opposé jusqu'à ce jour un obstacle à tout accroissement.

Le régime des peuplades converties au christia- nisme serait plus favorable à la population , si la propriété et une certaine liberté en étaient la base : cependant , depuis l'établissement des diffé- rentes missions de la Californie septentrionale , les Pères y ont baptisé sept mille sept cent un In- diens des deux sexes, et enterré seulement deux mille trois cent quatre-vingt-huit ; mais il faut re- marquer que ce calcul n'apprend pas , comme ceux de nos villes d'Europe, si la population augmente ou diminue, parce qu'ils baptisent tous les jours des Indiens indépendans : il en résulte seulement que le christianisme se propage, et j'ai déjà dit que les affaires de l'autre vie ne pouvaient être en meil- leures mains.

Dès le jour de notre arrivée nous nous étions occupés du soin de faire notre eau et notre bois:

LA PÉROUSE. 247

il nous était permis de le couper le plus à portée possible de nos chaloupes. Nos botanistes, de leur côté, ne perdirent pas un moment pour augmenter leur collection de plantes; mais la saison n'était pas Favorable : la chaleur de l'été les avait entière- ment desséchées , et leurs graines étaient répandues sur la terre. Celles que M. Collignon, notre jardi- nier , put reconnaître sont la grande absinthe, l'absinthe maritime, l'aurone mâle, l'armoise, le thé du Mexique, la verge d'or du Canada, l'aster ( œil de christ), la mille-feuille, la morelle à fruit noir, la perce-pierre (criste-marine) et la menthe aquatique. Les jardins du gouverneur et des mis- sions étaient remplis d'une infinité de plantes po- tagères qui furent cueillies pour nous; et nos équipages n'ont eu, dans aucun pays, une plus grande quantité de légumes.

Noslithologistes n'étaient pas moins zélés que les botanistes, mais ils furent encore moins heureux: ils ne rencontrèrent sur les montagnes, dans les ravins, sur le bord de la mer, qu'une pierre légère et argileuse, d'une décomposition facile, et qui est une espèce de marne, ils trouvèrent aussi des blocs de granit, dont les veines recelaient du feld-spath cristallisé, quelques morceaux de porphyre et de jaspe roulés, mais nulle trace de métal. Les coquilles n'y sont pas plus abondantes, à l'exception de su perbes oreilles de mer, dont la nacr-e est du plus

248 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

bel orient. Elles ont jusqu'à neuf pouces de lon- gueur, sur quatre de largeur; tout le reste ne \aut pas le soin qu'on se donnerait à la rassembler K La côte orientale et méridionale de l'ancienne Cali- fornie est bien plus riche dans cette partie de l'his- toire naturelle : on y trouve des huîtres dont les perles égalent en beauté et en grosseur celles de Geylan ou du golfe Persique. Ce serait encore un article d'une grande valeur et d'un débit assuré à la Chine; mais il est impossible aux Espagnols de suffire à tous leurs moyens d'industrie.

Le 22 au soir tout était embarqué : nous prîmes congé du gouverneur et des missionnaires. Nous emportions autant de provisions qu'à notre sortie de la Conception. Nous avions une riche basse- cour , du grain , des fèves , des pois , que nous avaient donnés les missionnaires. Ils ne voulaient recevoir aucun paiement , et ils ne cédèrent qu'aux représentations que nous leur fîmes, qu'ils n'étaient qu'administrateurs et non propriétaires des biens des missions.

r On y trouve de petites olives, des buccins et différens lima- çons de mer qui n'offrent rien de curieux.

LA PEROUSE. 249

§ 12.

Vocabulaire de la langue des différentes peuplades qui sont aux environs de 3Ionterey, et remarques sur leur prononciation.

Il n'est peut-être aucun pays les différens idiomes soient aussi multipliés que dans la Cali- fornie septentrionale. Les nombreuses peuplades qui divisent cette contrée , quoique très près les unes des autres , vivent isolées et ont chacune une lan- gue particulière. C'est la difficulté de les apprendre toutes qui console les missionnaires de n'en savoir aucune : ils ont besoin d'un interprète pour leurs sermons et leurs exhortations à l'heure de la mort.

Monterey et la mission de San-Carlos qui en dépend comprennent le pays des Achastliens et des Ecclemachs. Les deux langues de ces peu- ples , en partie réunis dans la même mission , en formeraient bientôt une troisième , si les Indiens chrétiens cessaient de communiquei* avec ceux des rancheries. La langue des Achastliens est propor- tionnée au faible développement de leur intelli- gence. Comme ils ont peu d'idées abstraites , ils ont peu de mots pour les exprimer. Ils ne nous ont point paru distinguer par des noms différens toutes les espèces d'animaux : ils donnent le même nom, ouakeche , aux crapauds et aux grenouille^ ; ils ne différencient pas davantage les végétaux qu'ils cm-

250 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

ploient à un même usage. Leurs épitliètes, pour qualifier les objets moraux, sont presque toutes empruntées des sensations du goût , qui est le sens qu'ils aiment le plus à satisfaire : c'est ainsi qu'ils se servent du mot missich pour désigner un homme bon et un aliment savoureux, et qu'ils donnent le nom de heches à un homme méchant et à des vian- des corrompues.

Ils distinguent le phiriel du singuher; ils con- juguent quelques temps de verbes, mais ils n'ont aucune décHnaison. Leurs substantifs sont beau- coup plus nombreux que leurs adjectifs, et ils n'emploient jamais les labiales F, B, ni la lettre X; ils ont le chr comme au port des Français : chrskon- der , oiseau; chruh , cabane; mais leur prononcia- îion est en général plus douce.

La diphthongueoM se trouve dans plus de la moitié des mots: choiiroui, chanter; touroiin , la peau; touows , ongle; et les consonnes initiales les plus communes sont le T et le K : les terminaisons va- rient très souvent.

Us se servent de leurs doigts pour compter jus- qu'à dix : peu d'entre eux peuvent le faire de mémoire et indépendamment de quelque signe matériel. S'ils veulent exprimer le nombre qui suc- cède à huit, ils commencent par compter avec leurs doigts, un, deux, etc., et s'arrêtent lorsqu'ils ont

LA PÉROCSE. 251

prononcé neuf : il est rare qu'ils parviennent au nombre cinq sans ce secours.

Le pays des Ecclemachs's'étend à plus de vingt lieues à l'est de Monterey. La langue de ses habi- tans diffère absolument de toutes celles de leurs voisins : elle a même plus de rapport avec nos lan- gues européennes qu'avec celles de l'Amérique. Ce phénomène grammatical , le plus curieux h cet égard qui ait encore été observé sur ce continent , intéressera peut-être les savans qui cherchent dans la comparaison des langues l'histoire de la trans- plantation des peuples. Il paraît que les langues de l'Amérique ont un caractère distinctif qui les sé- pare absolument de celles 4e l'ancien continent. En les rapprochant de celles du Brésil , du Chili , d'une partie de la Californie, ainsi que des nombreux vocabulaires donnés par les différens voyageurs, on voit que généralement les langues américaines manquent de plusieurs lettres labiales, et plus particulièrement de la lettre F , que les Ecclemachs emploient et prononcent comme les Européens. L'idiome de cette nation est d'ailleurs plus riche que cekii des autres peuples de la Californie, quoiqu'il ne puisse être comparé aux langues des nations civilisées. Si l'on se pressait de conclure de ces observations que les Ecclemachs sont étrangers à cette partie de l'Amérique, il faudrait admettre au moins qu'ils l'habitent depuis long-temps; car

252 VOYAGES AtSïOlJH DU MONDE,

ils ne diffèrent en rien par la couleur, par les traits, et généralement par toutes les formes exté- rieures des autres peuples de cette contrée.

§ 13.

Départ de Monterey. Projet de la route que nous nous proposons de suivre en traversant l'Océan occidental jusqu'à la Chine. Vaine recherche de l'île de Nostra-Segnora-de-la Gorta Décou- verte de l'île Necker. Rencontre pendant la nuit d'une vigie sur laquelle nous faillîmes nous perdre. Vaine recherche des îles de la Mira et des Jardins. Nous avons connaissance de l'île de l'Assomption des Mariannes. Description et véritable posi- tion de cette île en latitude et en longitude. Nous déterminons la longitude et la latitude des îles Bashées. Nous mouillons dans la rade de Macao.

■r

La partie du Grand-Océan que nous avions à traverser pour nous rendre à Macao est jusqu'à présent, 1786, une mer presque inconnue, sur laquelle nous pouvions espérer de rencontrer quel- ques îles nouvelles. Les Espagnols , qui seuls la fréquentent, n'ont plus depuis long-temps cette ardeur des découvertes que la soif de l'or avait peut-être excitée, mais qui leur faisait braver tous les dangers. A l'ancien enthousiasme a succédé le froid calcul de la sécurité. Leur route, pendant la traversée d'Acapulco à Manille, est renfermée dans un espace de vingt lieues, entre le iS^ de- gré de latitude et le 14^; à leur retour, ils par- courenl à peu près le quarantième parallèle, à

LA PÉROUSE. 253

l'aide des vents d'ouest qui sont très fréquens dans ces parages. Certains, par une longue expérience, de n'y rencontrer ni vigies ni basses, ils peuvent naviguer la nuit avec aussi peu de précaution que dans les mers d'Europe. Leurs traversées étant plus directes sont plus courtes, et les intérêts de leurs commettans en sont moins exposés à être anéantis par des naufrages.

Notre campagne ayant pour objet de nouvelles découvertes et le progrès de la navigation dans les mers peu connues , nous évitions les routes fré- quentées avec autant de soin que les galions en mettent, au contraire, à suivre en quelque sorte le sillon du vaisseau qui les a précédés. Nous étions cependant assujettis à naviguer dans la zone des vents alises : nous n'aurions pu, sans leur se- cours, nous flatter d'arriver en six mois à la Chine, et conséquemment de suivre le plan ultérieur de notre voyage.

En partant de Monterey , je formai le projet de diriger ma route au sud-ouest, jusque par 28 de- grés de latitude , parallèle sur lequel quelques géo- graphes ont placé File de Nostra-Segnora-de-la- Gorta. Toutes mes recherches, pour connaître le voyageur qui a fait anciennement cette découverte ont été infructueuses : j'ai en vain feuilleté mes notes et tous les voyages imprimés qui étaient à bord des deux frégates; je n'ai trouvé ni l'histoire

254 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

ni le roinan de cette ile, et je crois que c'est seule- ment d'après la carte prise par l'amiral Anson sur le galion de Manille que les géographes ont conti- nué de lui donner une place dans le Grand-Océan.

Je m'étais procuré à Monterey une carte espa- gnole manuscrite de ce même océan. Cette carte diffère très peu de celle que l'éditeur du voyage de l'amiral Anson a fait graver, et l'on peut assurer que, depuis la prise du. galion de Manille par cet amiral, même depuis deux siècles, on n'a fait quelque progrès dans la connaissance de cette mer qu'à cause de la rencontre heureuse des îles Sand- wich , la Résolution et la Découverte étant , avec la Boussole et l'Astrolabe , les seuls bàtimens qui , de- puis deux cents ans , se soient écartés des routes tracées par les galions ^

Les vents contraires et les calmes nous retinrent deux jours à vue de Monterey ; mais bientôt ils se fixèrent au nord-ouest, et me permirent d'atteindre le vingt-huitième parallèle, sur lequel je me pro- posais de parcourir l'espace de cinq cents lieues, jusqu'à la longitude assignée à l'île de Nostra= Segnora- de-la- Gor ta. C'était moins dans Tespoir de la rencontrer que pour l'effacer des cartes , parce qn il serait à désirer, pour le bien de la na- vigation, que des îles mal déterminées en latitude

' L'amiral Anson et différens flibustiers n'ayant eu pour objei que de faire des prises, opl toujours suivi la route ordinaire.

LA PÉROUSE. 255

et en longitude restassent clans l'oubli et Fussent ignorées jusqu'au moment c^ii des observations exactes, au moins en latitud^eussent marqué leur véritable place sur une ligne, si toutefois des ob- servations de longitude n'avaient pas permis de leur assigner le point précis qu'elles occupent sur le globe. J'avais le projet de décliner ensuite vers le sud-ouest, et de couper la route du capitaine Clerke au 20*^ degré de latitude, et par le 179*" de- gré de longitude orientale , méridien de Paris : c'est à peu près le point ce capitaine anglais fut obligé d'abandonner cette route pour se rendre au Kamtschatka.

Ma traversée fut d'abord très heureuse : les vents du nord-est succédèrent au vent de nord-ouest , et je ne doutai pas que nous n'eussions atteint la région des vents constans : mais dès le 18 octobre 1786, ils passèrent à l'ouest, et ils y furent aussi opiniâtres que dans les hautes latitudes , ne va- riant que du nord-ouest au sud-ouest. Je luttai pendant huit ou dix jours contre ces obstacles, profitant des différentes variations pour m'élever à l'ouest , et gagner enfin la longitude sur laquelle je m'étais proposé d'arriver.

Les pluies et les orages furent presque conti- nuels : l'humidité était extrême dans nos entre- ponts; toutes les bardes des matelots étaient mouil- lées , et je craignais beaucoup que le scorbut ne

256 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

fût la suite de ce contre-temps ; mais nous n'a- vions plus que quelques degrés à parcourir pour parvenir au méridien que je voulais atteindre : j'y arrivai le 27 octobre. Nous n'eûmes d'autre in- dice de terre que deux espèces de coulons-chauds ^ qui furent pris à bord de Ustrolabe; mais ils étaient si maigres qu'il nous parut très possible qu'ils se fussent égarés sur les mers depuis long-temps, et ils pouvaient venir des îles Sandwich, dont nous n'étions éloignés que de cent vingt lieues. L'île Nostra-Segnora-de-la-Gorta étant portée sur ma carte espagnole 45 minutes plus au sud , et 4 degrés plus à l'ouest que sur la carte de l'amiral Anson, je dirigeai ma route dans le dessein de passer sur ce second point, et je ne fus pas plus heureux. Les vents d'ouest continuant toujours à souffler dans ces parages, je cherchai à me rap- procher du tropique pour trouver enfin les vents alises qui devaient nous conduire en Asie, et dont la température me paraissait plus propre à main- tenir la bonne santé de nos équipages. Nous n'a- vions encore aucun malade; mais notre voyage , quoique déjà très long, était à peine commencé, relativement à l'espace immense qui nous restait à parcourir. Si le vaste plan de notre navigation n'effrayait personne , nos voiles et nos agrès nous

" Ce sont des oiseaux de rivage plus particulièrement connus sous le nom d'aloueltes de mer.

LA PÉROUSE. 257

avertissaient chaque jour que nous tenions cons- tamment la mer depuis seize mois. A chaque ins- tant nos manœuvres se rompaient, et nos voiliers ne pouvaient suffire à réparer des toiles qui étaient presque entièrement usées. Nous avions à la vé- rité des rechanges à bord , mais la longueur pro- jetée de notre voyage exigeait la plus sévère éco- nomie. Près de la moitié de nos cordages était déjà hors de service, et nous étions bien loin d'être à la moitié de notre navigation.

Le 3 novembre , par 24 degrés 4 minutes de la- titude nord, et 165 degrés 2 minutes de longitude occidentale, nous fûmes environnés d'oiseaux du genre des fous , des frégates et des hirondelles de mer, qui généralement s'éloignent peu de terre : nous naviguâmes avec plus de précaution , faisant petites voiles la nuit; et le 4 novembre au soir nous eûmes connaissance d'une île qui nous restait à quatre ou cinq lieues dans l'ouest. Elle paraissait peu considérable , mais nous nous flattions qu'elle n'était pas seule.

Je fis signal de tenir le vent et de rester bord sur bord toute la nuit , attendant le jour avec la plus vive impatience pour continuer notre décou- verte. A cinq heures du matin , le 5 novembre , nous n'étions qu'à trois lieues de l'île, et j'arrivai vent arrière pour la reconnaître.

Cette île, très petite, n'est en quelque sorte XII. 17

2-38 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

i[u'un rocher de cinq cents toises environ de lon- gueur, et tout au plus de soixante d'élévation : on n'y voit pas un seul arbre, mais il y a beaucoup d'herbe vers le sommet. Le roc nu est couvert de fiente 4'oiseaux , et paraît blanc , ce qui le fait contraster avec différentes taches rouges sur les- quelles riierbe n'a point poussé. J'en approchai à un tiers de lieue; les bords étaient à pic comme un mur, et la mer brisait partout avec force : ainsi il ne fut pas possible de songer à y débarquer. INous avons presque entièrement fait le tour de cette île. Sa latitude et sa longitude sont 23 de- grés 34 minutes nord, et 166 degrés 52 minutes à l'occident de Paris : je l'ai nommée île Necker '. Si sa stérilité la rend peu importante, sa position précise devient très intéressante aux navigateurs auxquels elle pourrait devenir funeste. Il m'a paru évident que l'île INecker n'est plus aujourd'hui que le sommet, ou en quelque sorte le noyau d'une île beaucoup plus considérable que la mer a mi- née peu à peu, parce qu'elle était vraisemblable- ment composée d'une substance tendre ou disso- luble; mais le rocher qu'on aperçoit aujourd'hui est très dur : il bravera pendant bien des siècles la lime du temps et les efforts de la mer.

Nous avions une si belle nuit que je crus pou- voir faire route. Vers une heure et demie du matin

^ Cette flécou verte appartient exclusivement à La Pérouse.

LA PÉROUSE. 259

nous aperçûmes des brisans à deux encablures de l'avant de notre frégate : la mer était si belle, qu'ils ne faisaient presque pas de bruit et ne déferlaient que de loin en loin et très peu. L Astrolabe en eut connaissance en même temps : ce bâtiment en était un peu plus éloigné que la Boussole. Nous revîn- mes à l'instant l'un et l'autre sur bâbord , le cap au sud-sud-est; et comme la frégate fit du chemin pendant cette manœuvre, je ne crois pas qu'on puisse estimer à plus d'une encablure la distance nous avons été de ces brisans. Nous venions d'échapper au danger le plus imminent des navigateurs aient pu se trouver, et je dois à mon équipage la justice de dire qu'il n'y a jamais eu , en pareille circonstance , moins de désordre et de confusion : la moindre négligence dans l'exécution des manœuvres que nous avions à faire pour nous éloigner des brisans eût nécessairement entraîné notre perte. Nous aperçûmes pendant près d'une heure la continuation de ces brisans ; mais ils s'é- loignaient dans l'ouest, et à trois heures on les avait perdus de vue. Je continuai cependant la bor- dée du sud-sud-est jusqu'au jour. Il fut très beau et très clair, et nous n'eûmes connaissance d'aucun brisant, quoique nous n'eussions fait que cinq lieues depuis le moment nous avions changé de route.

Je suis persuadé que si nous n'avions p,)s re-

260 VOYAGES AUTOUIi DU MOx\DE.

connu plus particulièrement cette vigie, elle aurait laissé beaucoup de doutes sur la réalité de son existence; mais il ne suffisait pas d'en être cer- tain et d'avoir échappé au danger, je voulais en- core que les navigateurs n'y fussent plus exposés : en conséquence , à la pointe du jour, je fis signal de virer de bord pour la retrouver. Nous en eûnaes connaissance à huit heures du matin dans le nord- nord-ouest. Je forçai de voiles pour en approcher, et bientôt nous aperçûmes un îlot ou rocher fendu de cinquante toises au plus de diamètre , et de vingt ou vingt-cinq d'élévation. Il était placé sur l'extrémité nord-ouest de cette batture , dont la pointe du sud-est, sur laquelle nous avions été si près de nous perdre , s'étendait à plus de quatre lieues dans cette aire de vent. Entre l'îlot et les brisans du sud-est nous vîmes trois bancs de sable qui n'étaient pas élevés de quatre pieds au-dessus du niveau de la mer. Ils étaient séparés entre eux par une espèce d'eau verdâtre qui ne paraissait pas avoir une brasse de profondeur; des rochers à fleur d'eau, sur lesquels la mer brisait avec force , entouraient cet écueil, comme un cercle de dia- mans entoure un médaillon , et le garantissaient ainsi des fureurs de la mer. INous le côtoyâmes à moins d'une lieue de distance dans la partie de l'est , et dans celles du sud et de l'ouest. Il ne nous jx?sta d'incertitude que pour la partie du nord qui

LA PÉROUSE. 261

n'avait pu être aperçue que du haut des mâts et à vue d'oiseau : ainsi il est possible qu'elle soit beaucoup plus étendue que nous ne l'avons jugé ; mais sa longueur, du sud-est au nord-ouest, ou depuis l'extrémité des brisans qui avaient failli nous être si funestes jusqu'à l'îlot, est de quatre lieues. La position géographique de cet îlot , qui est le seul endroit apparent, est par 23 degrés 45 minutes de latitude nord, et 168 degrés 10 minutes de longitude occidentale; il est distant de vingt-trois lieues, à Fouest-quart-nord-ouest , de l'île Necker : il ne faut pas perdre de vue que la pointe de l'est en est à quatre lieues plus près. J'ai nommé cet écueil Basse des Frégates françaises , parce qu'il s'en est fallu de très peu qu'il n'ait été le dernier terme de notre voyage.

Ayant déterminé avec toute la précision dont nous étions capables la position géographique de cette basse , je dirigeai ma route à l'ouest-sud-ouest. J'avais remarqué que tous les nuages paraissaient s'amonceler dans cette aire de vent , et je me flat- tais d'y trouver enfin une terre de quelque impor- tance. Une grosse houle qui venait de l'ouest-nord- ouest me faisait présumer qu'il n'y avait point d'île au nord , et j'avais de la peine à me persuader que l'île INecker et la Basse des Frégates françaises ne précédassent pas un archipel peut-être habité, ou au moins habitable; mais mes conjectures ne se

202 VOYxVGES AUTOUU DU MONDE,

réalisèrent pas; bientôt les oiseaux disparurent, et nous perdîmes tout espoir de rien rencontrer.

Je ne changeai pas le plan que je m'étais fait de couper la route du capitaine Clerke au 179*" degré de longitude orientale , et j'atteignis ce point le 16 novembre; mais, quoiqu'au sud du tropique de plus de deux degrés, nous ne trouvâmes pas ces vents alises qui dans l'océan Atlantique n'éprouvent par cette latitude que des variations légères et mo- mentanées ; et dans un espace de plus de huit cents lieues, jusqu'aux environs des Mariannes , nous avons suivi le parallèle de 20 degrés avec des vents presque aussi variables que ceux qu'on éprouve aux mois de juin et juillet sur les côtes de France.

La marche régulièrement variable des vents dans cette saison et par cette latitude me paraît contre- dire l'opinion de ceux qui expliquent la constance et la régularité des vents entre les tropiques par le mouvement de rotation de la terre. Il est assez extraordinaire que, sur la plus vaste mer du globe, sur un espace la réaction des terres ne peut avoir aucune influence, nous ayons éprouvé des vents variables pendant près de deux mois, et que ce ne soit qu'aux environs des Mariannes que les vents se soient fixés à l'est ^ Quoique nous n'ayons

î Si la cause des vents alises est incertaine, la connaissance de leur existence et de l'époque à laquelle ils régnent n'en est pas moins infiniment utile aux navigateurs. Ce ne sera qu'après avoir

LA PÉROLISE. 263

sillonné qu'une seule route sur cet océan ^ ce n'est pas un fait entièrement isolé , parce que notre traversée a duré près de deux mois. Je conviens cependant qu'on ne doit pas en conclure que la zone comprise entre le tropique du nord et le 19^ degré n'est pas dans la ligne des vents alises aux mois de novembre et de décembre : une seule na- vigation ne suffit pas pour changer ainsi les opi- nions reçues; mais on peut assurer que les lois sur lesquelles elles se fondent ne sont pas si géné- rales, qu'elles ne souffrent beaucoup d'exceptions, et qu'elles ne se refusent conséquemment aux explications de ceux qui croient avoir deviné tous les secrets de la nature.

Nous eûmes connaissance des îles Mariannes le 14 décembre. J'avais dirigé ma route dans le des- sein de passer entre l'île de la Mira et les îles Déserte et des Jardins, mais leurs noms oiseux occupent sur les cartes des espaces il n'y eut jamais de terre, et trompent ainsi les navigateurs qui les rencontre- ront peut-être un jour à plusieurs degrés au nord ou au sud. L'île de l'Assomption elle-même , qui fait partie d'un groupe d'îles si connues , sur les- quelles nous avons une histoire en plusieurs volu- mes , est placée sur la carte des jésuites , copiée

traversé la mer du Sud dans toutes les saisons, et à plusieurs re- prises, qu'on pourra établir une rèj^le sûre. Néanmoins les voya- }{os connus jusqu'à ce jour prouvent que les vents de la partie de Test régnent sur les mers désignées par La Pérouse.

264 VOYAGES AUTOUR OU MONDE,

par tous les géographes , 30 minutes trop au nord. Sa véritable position est par 19 degrés 45 minutes de latitude nord, et 143 degrés 15 minutes de longitude orientale.

Comme nous avons relevé du mouillage les Mangs 28 degrés ouest à environ cinq lieues, nous avons reconnu que les trois rochers de ce nom sont aussi placés 30 minutes trop au nord ; et il est à peu près certain que la même erreur existe pour Uracas, la dernière des îles Mariannes, dont l'ar- chipel ne s'étendrait que jusqu'à 20 degrés 20 mi- nutes de latitude nord. I^es jésuites ont assez bien estimé leurs distances entre elles , mais ils ont fait à cet égard de très mauvaises observations astro- nomiques. Ils n'ont pas jugé plus heureusement de la grandeur de l'Assomption , car il est probable qu'ils n'avaient d'autre méthode que leur estime. Ils lui attribuent six lieues de circonférence : les angles que nous avons pris la réduisent à la moitié, et le point le plus élevé est à environ deux cents toises au-dessus du niveau de la mer. L'imagination la plus vive se peindrait difficilement un lieu plus horrible : l'aspect le plus ordinaire, après une aussi longue traversée , nous eût paru ravissant ; mais un cône parfait, dont le pourtour, jusqu'à quarante toises au-dessus du niveau de la mer, était aussi noir que du charbon, ne pouvait qu'affliger notre vue , en trompant nos espérances ; car depuis plu-

LA PÉROUSE. 265

sieurs semaines nous nous entretenions des tortues et des cocos que nous nous flattions de trouver sur une des îles Mariannes.

Nous apercevions, à la vérité, quelques cocotiers, qui occupent à peine la quinziènae partie de la circonférence de l'île , sur une profondeur de quarante toises, et qui étaient tapis, en quelque sorte ^ à i'abri des vents d'est : c'est le seul endroit il soit possible aux vaisseaux de mouiller. L'As- trolabe avait gagné ce mouillage ; j'avais aussi laissé tomber l'ancre à une portée de pistolet de cette frégate; mais, ayant chassé une demi-encàblure , nous perdîmes fond, et fûmes obligés de la rele- ver avec cent brasses de câble, et de courir deux bords pour rapprocher la terre. Ce petit malheur m'affligea peu, parce que je voyais que l'île ne méritait pas un long séjour. Mon canot était à terre, commandé par M. Boutin, lieutenant de vaisseau, ainsi que celui de l'Astrolabe, dans lequel M. de Langle s'était embarqué lui-même, avec MM. La- martinière, Vaujuas, Prévost et le père Receveur. J'avais observé , à l'aide de ma lunette , qu'ils avaient eu beaucoup de peine à débarquer : la mer brisait partout, et ils avaient profité d'un intervalle en se jetant à l'eau jusqu'au cou. Ma crainte était que le rembarquement ne fût encore plus difficile, la lame pouvant augmenter d'un instant à l'autre : c'était désormais le seul événement qui pût m'y

266 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

faire mouiller, car nous étions tous aussi pressés d'en partir que nous avions été ardens à désirer d'y arriver.

Heureusement , à deux heures, je vis revenir nos canots , et l'Astrolabe mit sous voile. M. Boutin me rapporta que l'ile était mille fois plus horrible qu'elle ne le paraissait d'un quart de lieue. La lave qui a coulé a formé des ravins et des précipices, bordés de quelques cocotiers rabougris, très clair- semés, et entremêlés de lianes et d'un petit nombre de plantes, entre lesquelles il est presque impos- sible de faire cent toises en une heure. Quinze ou seize personnes furent employées depuis neuf heures du matin jusqu'à midi pour porter aux deux canots environ cent noix de coco , qu'elles n'avaient que la peine de ramasser sous les arbres ; mais l'extrême difficulté consistait à les porter sur le bord de la mer, quoique la distance fût très petite. La lave sortie d'un cratère s'est emparée de tout le pour- tour du cône, jusqu'à une lisière d'environ qua- rante toises vers la mer. Le sommet paraît en quel- que sorte comme vitrifié, mais d'un verre noir et couleur de suie. JNous n'avons jamais aperçu le haut de ce sommet: il est toujours resté coiffé d'un nuage; mais, quoique nous ne l'ayons pas vu fumer, l'odeur de soufre qu'il répandait jusqu'à une demi- lieue en mer m'a fait soupçonner qu'il n'était pas entièrement éteint, et qu'il était possible que sa

LA PÉUOUSE. 2é7

dernière éruption ne fût pas ancienne, car il ne paraissait aucune trace de décomposition sur la lave du milieu de la montagne.

Tout annonçait qu'aucune créature humaine, au- cun quadrupède, n'avait jamais été assez malheu- reux pour n'avoir que cet asile , sur lequel nous n'aperçûmes que des crabes de la plus grande es- pèce, qui seraient très dangereux la nuit si l'on s'abandonnait au sommeil. On en rapporta un à bord. 11 est vraisemblable que ce crustacé a chassé de l'île les oiseaiux de mer, qui pondent toujours à terre, et dont les œufs auront été dévorés. Nous ne vîmes au mouillage que trois ou quatre fous ; mais lorsque nous approchâmes des Mangs, nos vaisseaux furent environnés d'une quantité innom- brable d'oiseaux. M. de Langle tua sur l'île de l'As- somption un oiseau noir, ressemblant à un merle, qui n'augmenta pas notre collection, parce qu'il tomba dans un précipice. Nos naturalistes y trou- vèrent, dans le creux des rochers, de très belles coquilles. M. de la Martinière fit une ample mois- son de plantes , et rapporta à bord trois ou quatre espèces de bananiers , que je n'avais jamais vues dans aucun pays. Nous n'aperçûmes d'autres pois- sons qu'une carangue rouge, de petits requins , et un serpent de mer qui pouvait avoir trois pieds de longueur sur trois pouces de diamètre. Les cent noix de coco, et le petit nombie d'objets d'his-

268 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

toire naturelle que nous avions si rapidement dé- robés à ce volcan , car c'est le vrai noni de l'île , avaient exposé nos canots et nos équipages à d'assez grands dangers. M. Boutin , obligé de se jeter à la mer pour débarquer et se rembarquer, avait eu plusieurs blessures aux mains; il avait été forcé de les appuyer contre les roches tranchantes dont l'île est bordée. M. de Langle avait aussi couru quel- ques risques ; mais ils sont inséparables de tous les débarquemens dans des îles aussi petites, et sur- tout d'une forme aussi ronde : la mer, qui vient du vent, glisse sur la côte , et forme sur tous les points un ressac qui rend le débarquement très dange- reux.

Heureusement nous avions assez d'eau pour nous rendre à la Chine; car il eût été difficile d'en pren- dre à l'Assomption , si toutefois il y en a sur cette île : nos voyageurs n'en avaient aperçu que dans le creux de quelques rochers, elle se conservait comme dans un vase, et le plus considérable n'en contenait pas six bouteilles.

A trois heures, l'Astrolabe ayant mis sous voile, nous continuâmes notre route à l'ouest-quart-nord- ouest, prolongeant, à trois ou quatre lieues, les Mangs qui nous restaient au nord-est-quart-nord. J'aurais bien désiré pouvoir déterminer la position d'Uracas, la plus septentrionale des îles Mariannes; mais il fallait perdre une nuit , et j'étais pressé d'at-

LA PÉROUSE. 269

teindre la Chine , dans la crainte que les vaisseaux d'Europe n'en fussent partis avant notre arrivée. Je souhaitais ardemment faire parvenir en France les détails de nos travaux sur la côte de l'Amé- rique , ainsi que la relation de notre voyage jusqu'à Macao; et pour ne pas perdre un instant, je fis route toutes voiles dehors.

Les deux frégates furent environnées pendant la nuit d'une innombrable quantité d'oiseaux, lesquels me parurent être des habitans des Mangs et d'Ura- cas, qui ne sont que des rochers. 11 est évident que ces oiseaux ne s'en éloignent que sous le vent ; car nous n'en avons presque point vu dans l'est des Mariannes , et ils nous ont accompagnés cinquante lieues dans l'ouest. Le plus grand nombre étaient des espèces de frégates et de fous, avec quelques goélands , des hirondelles de mer et des paille-en- queue, ou oiseaux du tropique. Les brises furent fortes dans le canal qui sépare les Mariannes des Philippines ; la mer très grosse et les courans nous portèrent^constamment au sud : leur vitesse peut être évaluée à un demi-nœud par heure.

Le 28 décembre nous eûmes connaissance des îles Bashées ^ dont l'amiral Byron a donné une détermination en longitude qui n'est point exacte. Celle du capitaine Wallis approche plus de la vé-

« Iles Bashées ou Bachi, ainsi nommées par Guillaume Dampier, du nom d'une liqueur enivrante qu'on y boil abondamment.

270 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

rite. Nous passâmes à une lieue des deux rochers qui sont le plus au nord. Ils doivent être appelés îlots , malgré l'autorité de Dampier, parce que le moins gros a une demi-lieue de tour ; et quoiqu'il ne soit point boisé , on aperçoit beaucoup d'herbes du côté de l'est. La longitude orientale de cet îlot est par 119 degrés 41 minutes, et sa latitude nord par 21 degrés 9 minutes 13 secondes. Je ne me proposai pas de relâcher à ces îles , les Bashées ayant déjà été visitées plusieurs fois , et rien ne pouvant nous y intéresser. Après en avoir déter- miné la position , je continuai donc ma route vers la Chine , et le 1^' janvier 1787, je trouvai fond par soixante brasses. Le lendemain nous fûmes envi- ronnés d'un très grand nombre de bateaux pêcheurs qui tenaient la mer par un très mauvais temps : ils ne purent faire aucune attention à nous. Le genre de leur pêche ne permet pas qu'ils se détournent pour accoster les vaivSseaux : ils draguent sur le fond avec des filets extrêmement longs , et qu'on ne pourrait pas lever en deux heures.

Le 2 janvier nous eûmes connaissance de la Pierre-Blanche. Nous mouillâmes le soir au nord de l'île Ling-ting , et le lendemain dans la rade de Macao : nous avions pris des pilotes chinois en dedans de l'île Lamma.

LA PÉROOSE. 271

§ 14.

Arrivée à Macao. Séjour dans la rade du Typa. Description de Macao. Son gouvernement. Sa population. Ses rapports avec les Chinois. Départ de Macao. Altérage sur l'ile de Luçon. Des- cription du village de 3Iarivelle ou Mirabelle. Nous entrons dans la baie de Manille par la passe du Sud. Mouillage à Cavité.

Les Chinois qui nous avaient pilotés devant Ma- cao refusèrent de nous conduire au mouillage du Typa : ils montrèrent le plus grand empressement de s'en aller avec leurs bateaux , et nous avons ap- pris depuis que , s'ils avaient été aperçus , le man- darin de Macao aurait exigé de chacun d'eux la moitié de la somme qu'ils avaient reçue. Ces sortes de contributions sont assez ordinairement précé- dées de plusieurs volées de coups de bâton. Ce peuple , dont les lois sont si vantées en Europe , est peut-être le plus malheureux , le plus vexé et le plus arbitrairement gouverné qu'il y ait sur la terre, si toutefois on peut juger du gouvernement chinois par le despotisme du mandarin de Macao.

Le temps, qui était très couvert, nous avait em- pêchés de distinguer la ville. Il s'éclaircit à midi, et nous la relevâmes à l'ouest un degré sud à en- viron trois lieues. J'envoyai à terre un canot , com- mandé par M. Boulin , pour prévenir le gouver- neur de notre arrivée, et hii annoncer que nous

272 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

nous proposions de faire quelque séjour dans la rade, afin d'y rafraîchir et d'y reposer nos équi- pages. M. Bernardo Alexis de Lemos, gouverneur de Macao , reçut cet officier de la manière la plus obligeante. 11 nous offrit tous les secours qui dé- pendaient de lui , et il envoya sur-le-champ un pi- lote more pour nous conduire au mouillage du Typa : nous appareillâmes le lendemain à la pointe du jour, et nous laissâmes tomber l'ancre devant la ville de Macao.

Nous mouillâmes à côté d'une flûte française qui venait de Manille; elle était destinée à naviguer sur les côtes de l'est , et à y protéger notre commerce. Nous eûmes donc enfin , après dix-huit mois , le plaisir de rencontrer, non-seulement des compa- triotes, mais même des camarades et des connais- sances. M. de Richery, commandant du navire, avait accompagné la veille le pilote more , et nous avait apporté une quantité très considérable de fruits, de légumes, de viande fraîche, et généralement tout ce qu'il avait supposé pouvoir être agréable à des navigateurs après une longue traversée.

Mon premier soin , après avoir affourché la fré- gate , fut de descendre à terre avec M. de Langle , pour remercier le gouverneur de l'accueil obli- geant qu'il avait fait à M. Boutin , et lui demander la permission d'avoir un établissement à terre, afin d'y dresser un observatoire, et de faire reposer

LA PÉROLSE. 27r>

M. Dagelet, que la traversée avait beaucoup fati- gué, ainsi que M. Rollin, notre chirurgien-major, qui , après nous avoir garantis du scorbut et de toutes les autres maladies, par ses soins et ses con- seils, aurait lui-même succombé aux fatigues de notre longue navigation, si notre arrivée eût été retardée de huit jours.

M. de Lémos nous reçut comme des compa- triotes. Toutes les permissions furent accordées avec une honnêteté que les expressions ne peuvent rendre; sa maison nous fut offerte, et comme il ne parlait pas français, son épouse, jeune portu- gaise de Lisbonne , lui servait d'interprète. Elle ajoutait aux réponses de son mari une grâce, une amabilité qui lui étaient particulières, et que des voyageurs ne peuvent se flatter de rencontrer que très rarement dans les principales villes de l'Europe.

Comme on est aussi éloigné de la Chine à Ma- cao qu'en Europe , par l'extrême difficulté de pé- nétrer dans cet empire, je n'imiterai pas les voya- geurs qui en ont parlé sans avoir pu le connaître; et je me bornerai à décrire les rapports des Euro- péens avec les Chinois , l'extrême humiliation qu'ils y éprouvent, la faible protection qu'ils peuvent retirer de l'établissement portugais sur la côte de la Chine, l'importance enfin dont pourrait être la ville de Macao pour une nation qui se conduirait avec justice, mais avec fermeté et dignité, contre

XII 18

274 VOYAGES ALTOLR DU MONDU

le gouvernement peut-être le plus injuste , le plus oppresseur, et en même temps le plus lâche qui existe dans le monde K

Les Chinois font avec les Européens un com- merce de cinquante millions, dont les deux cin- quièmes sont soldés en argent , le reste en draps anglais , en câlin de Batavia ou de Malac, en coton de Surate ou du Bengale, en opium de Patna, en bois de sandal , et en poivre de la côte de Malabar. On apporte aussi d'Europe quelques objets de luxe, comme glaces de la plus grande dimension , mon- tres de Genève , corail , perles fines ; mais ces der- niers articles doivent à peine être comptés, et ne peuvent être vendus avec quelque avantage qu'en très petite quantité. On ne rapporte en échange de toutes ces richesses que du thé vert ou noir, avec quelques caisses de soie écrue pour les manu- factures européennes; car je compte pour rien les porcelaines qui lestent les vaisseaux, et les étoffes de soie qui ne procurent presque aucun bénéfice. Aucune nation ue fait certainement un commerce aussi avantageux avec les étrangers, et il n'en est point cependant qui impose des conditions aussi dures , qui multiplie avec plus d'audace les vexa- tions, les gènes de toute espèce : il ne se boit pas

' 11 est encore à peu près le même; seulement la Compagnie an- rçlaise des Indes est parvenue à lui imposer, du moins à le ren- dre un peu plus trailable à Canton.

LA PÉROUSE. 275

une tasse de thé en Europe qui n'ait coûté une hu- miliation à ceux qui l'ont acheté à Canton , qui l'ont embarqué, et ont sillonné la moitié du globe pour apporter cette feuille dans nos marchés.

11 m'est impossible de ne pas rapporter qu'un canonnier anglais, faisant un salut par ordre de son capitaine, tua, il y a deux ans, un pécheur chinois dans un champan qui était venu impru- demment se placer sous la volée de son canon et qu'il ne pouvait apercevoir. Le santoq ou gouver- neur de Canton réclama le canonnier, et ne l'obtint enfin qu'en promettant qu'il ne lui serait fait au- cun mal, ajoutant qu'il n'était pas assez injuste pour punir un homicide involontaire. Sur cette assurance , ce malheureux lui fut livré , et deux heures après il était pendu. L'honneyr national eût exigé une vengeance prompte et éclatante, mais des bàtimens marchands n'en avaient pas les moyens; et les capitaines de ces navires, accou- tumés à l'exactitude, à la bonne foi et à la modé- ration qui ne compromet pas les fonds des com- mettans, ne purent entreprendre une résistance généreuse qui aurait occasioné une perte de quarante millions à la Compagnie dont les vais- seaux seraient revenus à vide.

Les Portugais ont encore plus que tous les autres peuples à se plaindre des Chinois : on sait à quel titre respectable ils sont possesseurs de Macao. Le

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don de remplacement de cette ville est un monument de la reconnaissance de Tempereur Camhy : elle fut donnée aux Portugais pour avoir détruit, dans les îles de Canton , les pirates qui infestaient les mers et ravageaient toutes les côtes de la Chine. C'est une vaine déclamation d'attribuer la perte de leurs privilèges à Tabus qu'ils en ont fait : leurs crimes sont dans la faiblesse de leur gouvernement. Cha- que jour les Chinois leur ont fait de nouvelles in- jures , à chaque instant ils ont annoncé de nouvelles prétentions : le gouvernement portugais n'y a ja- mais opposé la moindre résistance, et cette place, d'où une nation européenne qui aurait un peu d'énergie imposerait à l'empereur de la Chine , n'est plus en quelque sorte qu'une ville chinoise , dans laquelle les Portugais sont soufferts, quoi- qu'ils aient le droit incontestable d'y commander et les moyens de s'y faire craindre, s'ils y entrete- naient seulement une garnison de deux mille Eu- ropéens, avec deux frégates, quelques corvettes et une galiote à bombes.

Macao, situé à l'embouchure du Tigre, peut recevoir dans sa rade, à l'entrée du Typa, des vaisseaux de soixante-quatre canons, et dans son port, qui est sous la ville et communique avec la rivière en remontant dans l'est, des vaisseaux de sept à huit cents tonneaux à moitié chargés. Sa la- titude nord est de 22 degrés 1 2 minutes 40 secondes,

LA PÉROUSE. 277

et sa longitude orientale de 1 1 1 degrés 19 minutes 30 secondes.

L'entrée de ce port est défendue par une forte- resse à deux batteries, qu'il faut ranger en entrant à une portée de pistolet. Trois petits forts, dont deux armés de douze canons et un de six , garantis- sent la partie méridionale de la ville de toute en- treprise chinoise. Ces fortifications, qui sont dans le plus mauvais état, seraient peu redoutables à des Européens ; mais elles peuvent imposer à toutes les forces maritimes des Chinois. Il y a de plus une montagne qui domine la plage et sur laquelle un détachement pourrait soutenir un très long siège. Les Portugais de Macao , plus religieux que militaires , ont bâti une église sur les ruines d'un fort qui couronnait cette montagne et formait un poste inexpugnable.

Le côté de terre est défendu par deux forteres- ses : Tune est armée de quarante canons et peut contenir mille hommes de garnison. Elle a une citerne , deux sources d'eau vive , et des casemates pour renfermer les munitions de guerre et de bou- che. L'autre forteresse, sur laquelle on compte trente canons , ne peut comporter plus de trois cents liommes ; elle a une source qui est très abondante et ne tarit jamais. Ces deux citadelles commandent tout le pays. Les limites portugaises s'étendent à peine à une lieue de distance de la ville. Elles sont

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bordées d'une muraille gardée par un mandarin avec quelques soldats. Ce mandarin est le vrai gou- verneur de Macao , celui auquel obéissent les Chinois. Il n'a pas le droit de coucher dans l'en- ceinte des limites, mais il peut visiter la place et même les fortifications , inspecter les doua- nes, etc. Dans ces occasions, les Portugais lui doi- vent un salut de cinq coups de canon ; mais aucun Européen ne peut faire un pas sur le territoire chinois au-delà de la muraille. Une imprudence le mettrait à la discrétion des Chinois qui pourraient, ou le retenir prisonnier, ou exiger de lui une grosse somme : quelques officiers de nos frégates s'y sont cependant exposés, et cette petite légèreté n'a eu aucune suite fâcheuse.

La population entière de Macao peut être évaluée à vingt mille âmes , dont cent Portugais de nais- sance, sur deux mille métis ou Portugais indiens; autant d'esclaves cafres qui leur servent de domes- tiques; le reste est Chinois, et s'occupe du com- merce et de différens métiers qui rendent ces mêmes Portugais tributaires de leur industrie. Ceux-ci, quoique presque tous mulâtres, se croi- raient déshonorés s'ils exerçaient quelque art mé- canique et faisaient ainsi subsister leur famille ; mais leur amour-propre niest pas révolté de solli- citer sans cesse et avec importunité la charité des passans.

LA PÉROnSE. 27D

Le vice-roi de Goa nomme à toutes les places civiles et militaires de Macao. Le gouverneur est de son choix, ainsi que tous les sénateurs qui par- tagent l'autorité civile : la garnison est de cent quatre-vingts cipayes indiens et cent vingt hommes de milice. Le service de cette garde consiste à faire la nuit des patrouilles : les soldats sont armés de bâtons, l'officier seul a droit d'avoir une épée; mais, dans aucun cas, il ne peut en faire usage contre un Chinois. Si un voleur de cette nation est surpris enfonçant une porte, ou enlevant quelque effet, il faut l'arrêter avec la plus grande précaution; et si le soldat, en se défendant contre le voleur, a le malheur de le tuer , il est livré au gouverneur chi- nois, et pendu au milieu de la place du marché , en présence de cette même garde dont il faisait partie, d'un magistrat portugais et de deux man- darins chinois qui, après l'exécution, sont salués du canon en sortant de la ville, ainsi qu'ils l'ont été en y entrant; mais si au contraire un Chinois tue un Portugais, il est remis entre les mains des juges de sa nation, qui, après l'avoir spolié, font sem- blant de remplir les autres formalités de, la justice, mais le laissent s'évader, très indifférens sur les réclamations qui leur sont faites , et qui n'ont jamais été suivies d'aucune satisfaction.

Les Portugais ont fait, dans ces derniers temps, un acte de vigueur qui sera gravé sur l'airain dans

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les fastes du sénat. Un cipaye ayant tué un Chi- nois, ils le firent fusiller eux-mêmes, en présence des mandarins, et refusèrent de soumettre la dé- cision de cette affaire au jugement des Chinois.

Le sénat de Macao est composé du gouverneur, qui en est le président, et de trois vereadores , qui sont les vérificateurs des finances de la ville , dont les revenus consistent dans les droits imposés sur les marchandises qui entrent à Macao, par les seuls vaisseaux portugais. Ils sont si peu éclairés, qu'ils ne permettraient à aucune autre nation de débar- quer des effets de commerce dans leur ville , en payant les droits établis, comme s'ils craignaient d'augmenter le revenu de leur fisc , et de diminuer celui des Chinois à Canton.

Il est certain que, si le port de Macao devenait franc , et si cette ville avait une garnison qui pût assurer les propriétés commerciales qu'on y dépo- serait, les revenus des douanes seraient doublés, et suffiraient sans doute à tous les frai^ de gou- vernement; mais un petit intérêt particulier s'op- pose à un arrangement que la saine raison prescrit. Le vice-roi de Goa vend aux négocians des diffé- rentes nations qui font le commerce d'Inde en Inde des commissions portugaises. Ces mêmes armateurs font au sénat de Macao quelques présens , suivant l'importance de leur expédition ; et ce motif mer- cantile est un obstacle peut-être invincible à l'éta-

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bllssement d'une franchise qui rendrait Macao une des villes les plus florissantes de l'Asie , et cent fois supérieure à Goa , qui ne sera jamais d'aucune utilité à sa métropole.

Après les trois vereadores dont j'ai parlé , viennent deux juges des orphelins, chargés des biens vacans, de l'exécution des testamens , de la nomination des tuteurs et curateurs , et généralement de toutes les discussions relatives aux successions : on peut appeler de leur sentence à Goa.

Les autres causes civiles ou criminelles sont at- tribuées aussi, en première instance, à deux séna- teurs nommés juges. Un trésorier reçoit le produit des douanes, et paie, sur les ordonnances du sénat, les appointemens et les différentes dépenses, qui ne peuvent cependant être ordonnancées que par le vice-roi de Goa si elles excèdent trois mille piastres.

La magistrature la plus importante est celle du procureur de la ville. Il est intermédiaire entre le gouvernement portugais et le gouvernement chi- nois : il répond à tous les étrangers qui hivernent à Macao, reçoit et fait parvenir à leur gouverne- ment respectif les plaintes réciproques des deux nations, dont un greffier, qui n'a point voix déli- bérative, tient registre, ainsi que de toutes les délibérations du conseil. Il est le seul dont la place soit inamovible : celle du gouverneur dure trois ans, les autres magistrats sont changés chaque

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année. Un renouvellement si fréquent, qui s'oppose à tout système suivi , n'a pas peu contribué à l'a- néantissement des anciens droits des Portugais, et il ne peut sans doute être maintenu que parce que le vice-roi de Goa trouve son compte à avoir beau- coup de places à donner ou à vendre; car les mœurs et les usages de l'Asie permettent cette con- jecture.

On peut appeler à Goa de tous les jugemens du sénat : l'incapacité reconnue de ces prétendus sé- nateurs rend cette loi extrêmement nécessaire. Les collègues du gouverneur, homme plein de mérite* sont des Portugais de Macao , très vains , très orgueilleux et plus ignorans que nos magisters des campagnes.

L'aspect de cette ville est très riant. Il reste de son ancienne opulence plusieurs belles maisons louées aux subrécargues des différentes compa- gnies, qui sont obligés de passer l'hiver à Macao , les Chinois les forçant de quitter Canton lorsque le dernier vaisseau de leur nation en est parti , et ne leur permettant d'y retourner qu'avec les vaisseaux qui arrivent d'Europe à la mousson sui- vante.

Le séjour de Macao est très agréable pendant l'hivernage, parce que les différens subrécargues sont généralement d'un mérite distingué, très ins- truits, et qu'ils ont un traitement assez considéra-

LA PÉROUSE. 283

ble pour tenir une excellente maison. L'objet de notre mission nous a valu de leur part l'accueil le plus obligeant ; nous aurions été presque orphelins si nous n'eussions eu que le titre de Français, notre Compagnie n'ayant encore aucun représentant à Macao.

Nous avions mille peaux qu'un négociant portu- gais avait achetées neuf mille cinq cents piastres; mais, au moment de notre départ pour Manille, lorsqu'il fallut compter l'argent, il fit difficulté de les recevoir, sous de vains prétextes. Gomme la conclusion de notre marché avait éloigné tous les autres concurrens, qui étaient retournés à Canton, il espérait sans doute que , dans l'embarras nous nous trouverions , nous les céderions au prix qu'on voudrait en donner, et nous avons lieu de soup- çonner qu'il envoya à bord de nouveaux mar- chands chinois, qui en offrirent une beaucoup moindre somme ; mais , quoique nous fussions peu accoutumés à ces manœuvres, elles étaient trop grossièrement tissues pour n'être pas démêlées, et nous refusâmes absolument de vendre.

Il n'y avait de difficulté que pour le débarque- ment de nos pelleteries et leur entrepôt à Macao. Le sénat, auquel M. Veilîard, notre consul, s'a- dressa, refusa la permission; mais le gouverneur, informé que c'était une propriété de nos matelots , employés à une expédition qui pouvait devenir

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utile à tous les peuples maritimes de l'Europe , crut remplir les vues du gouvernement portugais en s'écartant des règles prescrites, et se conduisit, dans cette occasion comme dans toutes les autres , avec sa délicatesse ordinaire.

11 est inutile de dire que le mandarin de Macao ne demanda rien pour notre séjour dans la rade du Typa , qui ne fait plus partie , ainsi que les dif- férentes îles , des possessions portugaises. Ses pré- tentions, s'il en eût montré, eussent été rejetées avec mépris; mais nous apprîmes qu'il avait exigé mille piastres du comprador qui fournissait nos vivres. Cette somme n'était pas forte relativement à la friponnerie de ce comprador ^ , dont les comp- tes des cinq ou six premiers jours se montèrent à plus de trois cents piastres; mais, convaincus de sa mauvaise foi, nous le renvoyâmes. Le commis du munitionnaire allait chaque jour au marché , comme dans une ville d'Europe , acheter ce qui était nécessaire, et la dépense totale d'un mois entier fut moindre que celle de la première se- maine.

11 est vraisemblable que notre économie déplut au mandarin; mais ce fut pour nous une simple

' Tous les vaisseaux étaient approvisionnés de ce dont ils avaient besoin par un officier appelé crompador, qui demandait toujours un cumshau , ou fjratilication de trois cents piastres, in- dépendamment du bénéfice qu'il pouvait faire sur les marchan- dises fournies.

LA PÉROUSE. 285

conjecture : nous ne pouvions rien avoir à démê- ler avec lui. Les douanes chinoises n'ont de rapport avec les Européens que pour les articles de com- merce qui viennent de l'intérieur de la Chine sur des bateaux chinois, ou qui sont embarqués à Ma- cao sur ces mêmes bateaux pour être vendus dans l'intérieur de l'empire ; mais ce que nous achetions à Macao pour être transporté à bord de nos fré- gates par nos propres chaloupes , n'était sujet à aucune visite.

Le climat de la rade du Typa est fort inégal dans cette saison : le thermomètre variait de huit degrés d'un jour à l'autre. Nous eûmes presque tous la fièvre avec de gros rhumes , qui cédèrent à la belle température de l'île de Luçon : nous l'a- perçûmes le 15 février 1787. Nous étions partis de Macao le 5 à huit heures du matin , avec un vent de nord qui nous aurait permis de passer entre les îles, si j'eusse eu un pilote ; mais , voulant épar- gner cette dépense , qui est assez considérable , je suivis la route ordinaire, et je passai au sud de la grande Ladrone. Nous avions embarqué sur cha- que frégate six matelots chinois , en remplacement de ceux que nous avions eu le malheur de perdre lors du naufrage de nos canots.

Ce peuple est si malheureux que, malgré les lois de cet empire, qui défendent, sous peine de la vie, d'en sortir, nous aurions pu enrôler en une

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semaine deux cents hommes, si nous en eussions eu besoin.

Les vents du nord me permirent de m'élever à l'est, et j'aurais pris connaissance de Piedra-Blanca s'ils n'eussent bientôt passé à l'est-sud-est. Les ren- seignemens qu'on m'avait donnés à INIacao sur la meilleure route à suivre jusqu'à Manille ne m'a- vaient point appris s'il convenait mieux de passer au nord ou au sud du banc de Patras; mais je devais conclure de la diversité des opinions que l'une ou l'autre de ces routes était indifférente. Les vents d'est, qui soufflèrent avec violence , me déterminèrent à courir au plus près, tribord amures, et à diriger ma route sous le vent de ce banc , mal placé sur toutes les cartes jusqu'au troisième voyage de Cook. Le capitaine King, en ayant déterminé avec précision la latitude, a rendu un signalé service aux navi- gateurs qui font le cabotage de Macao à Manille.

Comme je désirais attérir sur l'ile de Luçon par les 17 degrés de latitude , afin de passer au nord du banc de Bulinao , je rangeai le banc de Patras le plus près qu'il me fut possible. Nous eûmes connaissance de l'île de Luçon le 15 février par 18 degrés 14 minutes. Nous nous flattions de n'a- voir plus qu'à descendre la côte avec des vents de nord-est jusqu'à l'entrée de Manille : mais les vents de mousson ne pénétrèrent pas le long de la terre : ils furent variables du nord-ouest au sud-ouest pen-

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(lant plusieurs jours. Les courans portèrent aussi au nord, et jusqu'au 19 février, nous n'avançâmes pas d'une lieue par jour. Enfin, les vents du nord ayant fraîchi , nous longeâmes la côte des Illocos à deux lieues , et nous aperçûmes le port de Sainte- Croix. Aous doublâmes, le 20, le cap Bulinao, et relevâmes, le 21, la pointe Capones. Nous prolon- geâmes notre bordée jusqu'au sud de l'île de Mari- velle , et nous dirigeâmes notre route entre cette île et celle de laMonha, et, les vents nous étant contraires , nous prîmes alors le parti de relâcher dans le port de Marivelle.

Comme nous manquions de bois , et que je sa- vais qu'il est très cher à Manille, je me décidai à passer vingt-quatre heures à Marivelle pour en faire quelques cordes, et le lendemain , à la pointe du jour, nous envoyâmes à terre tous les charpen- tiers des deux frégates avec nos chaloupes. Je des- tinai en même temps nos petits canots à sonder la baie. Le reste de l'équipage, avec le grand canot, fut réservé pour une partie de pèche dans l'anse du village, qui paraissait sablonneuse et commode pour étendre la seine ; mais c était une illusion : nous y trouvâmes des roches et un fond si plat à deux encablures du rivage, qu'il était impossible (l'y pêcher. Nous ne retirâmes d'autre fruit de nos fatigues que quelques bécasses épineuses , assez bien conservées, que nous ajoutâmes à la collection

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de nos coquilles. Vers midi, je descendis au village. Il est composé d'environ quarante maisons cons- truites en bambou, couvertes en feuilles, et élevées d'environ quatre pieds au-dessus de la terre. Ces maisons ont pour parquet de petits bambous qui ne joignent point et qui font assez ressembler ces cabanes à des cages d'oiseau. On y monte par une échelle , et je ne crois pas que tous les matériaux ' d'une pareille maison, le faîtage compris, pèsent deux cents livres.

En face de la principale rue est un grand édifice en pierre de taille, mais presque entièrement ruiné: on voyait cependant encore deux canons de fonte à des fenêtres qui servaient d'embrasures.

Nous apprîmes que cette masure était la maison du curé , l'église et le fort , mais que tous ces titres n'avaient pas imposé aux Mores des îles méri- dionales des Philippines, qui s'en étaient emparés en 1780, avaient brûlé le village, incendié et dé- truit le fort , l'église , le presbytère , avaient fait esclaves tous les Indiens qui n'avaient pas eu le temps de fuir, et s'étaient retirés avec leurs captifs sans être inquiétés. Cet événement a si fort effrayé cette peuplade, qu'elle n'ose se livrer à aucun genre d'industrie. Les terres y sont presque toutes en friche, et cette paroisse est si pauvre , que nous n'y avons pu acheter qu'une douzaine de poules avec un petit cochon. Le curé nous vendit un jeune

PÉROUSE. 289

bœuf, en nous assurant que c'était la huitième j)artie de Tunique troupeau qu'il y eût dans la paroisse, dont les terres sont labourées par des buffles.

Ce pasteur était un jeune mulâtre indien , qui fort nonchalamment habitait la masure que j'ai décrite : quelques pots de terre et un grabat com- posaient son ameublement. 11 nous dit que sa pa- roisse contenait environ deux cents personnes des deux sexes et de tout âge, prêtes à la moindre alerte à s'enfoncer dans les bois pour échapper à ces Mores, qui font encore sur cette côte de fré- quentes descentes. Ils sont si audacieux, et leurs ennemis si peu vigilans , qu'ils pénètrent sou-* vent jusqu'au fond de la baie de Manille. Pendant le court séjour que nous avons fait depuis à Ca- vité , sept ou huit Indiens ont été enlevés dans leurs pirogues à moins d'une lieue de l'entrée du port. On nous a assuré que des bateaux de Cavité à Manille étalent pris par ces mêmes Mores, quoi- que ce trajet soit en tout comparable à celui de Brest à Landerneau par mer. Ils font ces expédi- tions dans des bàtimens à rames très légers. Les Espagnols leur opposent une armadille de galères qui ne marchent point, et ils n'en ont jamais pris aucun.

Le premier officier, après le curé , est un Indien

qui porte le nom pompeux d'alcade, et qui jouit XII. \9

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du suprême honneur de porter une canne à pomme d'argent. Il paraît exercer une grande autorité sur les Indiens : aucun n'avait le droit de nous vendre une poule sans permission , et sans qu'il en eût fixé le prix. Il jouissait aussi du funeste privilège de vendre seul, au compte du gouvernement, le tabac à fumer dont ces Indiens font un très grand et presque continuel usage. Cet impôt n'est établi que depuis peu d'années; la classe la plus pauvre du peuple peut à peine en supporter le poids. Il a déjà occasioné plusieurs révoltes , et je serais peu surpris qu'il eût un jour les mêmes suites que celui sur le thé et le papier timbré dans l'Améri- que septentrionale. Nous vîmes chez le curé trois petites gazelles qu'il destinait au gouverneur de Manille, et qu'il refusa de nous vendre : nous n'a- vions d'ailleurs aucun espoir de les conserver. Ce petit animal est très délicat : il n'excède pas la gros- seur d'un fort lapin. Le mâle et la femelle sont absolument la miniature du cerf et de la biche.

Nos chasseurs aperçurent dans les bois les plus charmans oiseaux, variés des plus vives couleurs; mais ces forets sont impénétrables à cause des lianes dont tous les arbres sont entrelacés : ainsi leur chasse fut peu abondante , parce qu'ils ne pouvaient tirer que sur la lisière du bois. Nous achetâmes dans le village des tourterelles-à-coup- de-poignard : on leur a donné ce nom parce qu'elles

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ont au milieu de la poitrine une tache rouge, qui ressemble exactement à une blessure faite par un coup de couteau.

Enfin, à l'entrée de la nuit, nous nous embar- quâmes et disposâmes tout pour l'appareillage du lendemain. Un des deux bâtimens espagnols que nous avions aperçus le 23 sur la pointe Capones avait pris comme nous le parti de relâcher à Mari- velle et d'attendre des brises plus modérées. Je lui fis demander un pilote. Le capitaine m'envoya son contre-maître , vieil Indien , qui m'inspira peu de confiance : nous convînmes cependant que je lui donnerais quinze piastres pour nous conduire à Cavité , et le 25 , à la pointe du jour, nous mîmes à la voile , et fîmes route par la passe du sud, le vieil Indien nous ayant assuré que nous ferions de vains efforts pour entrer par celle du nord , les courans portent toujours à l'ouest. Quoique la dis- tance du port de Marivelle à celui de Cavité soit seulement de sept lieues , nous ne fîmes ce trajet qu'en trois jours, mouillant chaque soir dans la baie par un bon fond de vase. L'île du Fraile et celle de Cavajô forment l'entrée de la passe du sud. Le 28 nous mouillâmes dans le port de Cavité, à deux encablures de la ville. Notre traversée de Macao à Cavité fut de vingt-trois jours, et elle eût été bien plus longue si, suivant l'usage des anciens navigateurs portugais et espagnols , nous nous fus-

202 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

sions obstinés à vouloir passer au nord du banc

de Pratas.

§ 15.

Arrivée à Cavité. Détails sur Cavité et sur son arsenal. Descrip- tion de Manille et de ses environs. Sa population. Désavantages résultant du (gouvernement qui y est établi. Pénitences dont nous sommes témoins pendant la semaine sainte. Impôt sur le tabac. Nouvelle Compagnie des Philippines. Guerre continuelle avec les Mores ou les mahométans de ces différentes îles. Sé- jour à Manille. Etat militaire de l'île de Luçon.

iNous avions à peine mouillé à l'entrée du port de Cavité, qu'un officier vint à bord, de la part du commandant de cette place, pour nous prier de ne pas communiquer avec la terre , jusqu'à l'arrivée des ordres du gouverneur général, auquel il se pro- posait de dépécher un courrier dès qu'il serait in- formé des motifs de notre relâche. Nous répon- dîmes que nous désirions des vivres et la permission de réparer nos frégates , pour continuer notre cam- pagne le plus promptement possible : mais avant le départ de l'officier espagnol , le commandant de la baie ' arriva de Manille, d'où l'on avait aperçu nos vaisseaux. 11 nous apprit qu'on y était informé de notre arrivée dans les mers de la Chine, et que les lettres du ministre d'Espagne nous avaient an-

' Le commandant de la baie est, en Espagne, le chef des doua- niers. H a un grade militaire; celui de Manille a rang de capi- tôine.

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nonces au gouverneur général depuis plusieurs mois. Cet officier ajouta que la saison permettait de mouiller devant Manille, nous* trouverions réunis tous les agrémens et toutes les ressources qu'il est possible de se procurer aux Philippines ; mais nous étions à l'ancre devant un arsenal, à une portée de fusil de terre, et nous eûmes peut-être l'impolitesse de laisser connaître à cet officier que rien ne pouvait compenser ces avantages.Jl voulut bien permettre que M. Boutin, lieutenant de vais- seau, s'embarquât dans son canot, pour aller ren- dre compte de notre arrivée au gouverneur géné- ral , et le prier de donner des ordres afin que nos différentes demandes fussent remplies avant le 5 avril , le plan ultérieur de notre voyage exigeant que les deux frégate*^ fussent sous voiles le 10 du même mois. M. Basco, brigadier des armées na- vales , gouverneur général de Manille , fit le meil- leur accueil à l'officier que je lui avais envoyé, et donna les oi'dres les plus formels pour que rien ne pût retarder notre départ.

Il écrivit aussi au commandant de Cavité de nous permettre de communiquer avec la place, et de nous y procurer les secours et les agrémens qui dé- pendaient de lui. I^c retour de M. Boutin, chargé des dépêches de M. Basco, nous rendit tous ci- toyens de Cavité. Nos vaisseaux étaient si près de terre , que nous pouvions descendre et revenir à

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bord à chaque minute. Nous jouissions d'une liberté aussi entière que si nous avions été à la cam- pagne , et nous trouvions , au marché et dans l'ar- senal , les mêmes ressources que dans un des meil- leurs ports de l'Europe.

Cavité , à trois lieues dans le sud-ouest de Ma- nille , était autrefois un lieu assez considérable ; mais, aux Philippines comme en Europe, les gran- des villes pompent en quelque sorte les petites; et il n'y reste plus aujourd'hui que le commandant de l'arsenal, un contador, deux lieutenans de port, le commandant de la place, cent cinquante hommes de garnison, et les officiers attachés à cette troupe ^

Tous les autres habitans sont métis ou Indiens, attachés à l'arsenal , et forment , avec leur famille, qui est ordinairement très nombreuse , une popu- lation d'environ quatre mille âmes, réparties dans la ville et dans le faubourg Saint-Roch. On y compte deux paroisses , et trois couvens d'hommes , occupés chacun par deux religieux , quoique trente pussent y loger commodément. Les jésuites y pos- sédaient autrefois une très belle maison : la com- pagnie de commerce nouvellement établie par le gouvernement s'en est emparée. En général , on n'y voit plus que des ruines. Les anciens édifices

' Cavité compte aujourd'hui (1833) environ 3,000 habitans, et Manille 38,000. Rien do plus romantique , rien de plus riant que le point de vue dont on jouit du chemin qui mène de Cavité à Manille.

LA PÉROUSE. 295

en pierres sont abandonnés . ou occupés par des In- diens qui ne les réparent point; et Cavité, la se- conde ville des Philippines, la capitale d'une pro- vince de son nom, n'est aujourd'hui qu'un méchant village il ne reste d'autres Espagnols que des officiers militair^j^ ou d'administration ^ : mais si la ville n'offre aux yeux qu'un monceau de ruines, il n'en est pas de même du port qui est bien tenu. Tous les ouvriers sont Indiens, et il y a absolu- ment les mêmes ateliers que ceux qu'on voit dans nos arsenaux d'Europe.

Le surlendemain de notre arrivée à Cavité, nous nous embarquâmes pour la capitale avec M. de Langle : nous étions accompagnés de plusieurs of- ficiers. Nous employâmes deux heures et demie à faire ce trajet dans nos canots , qui étaient armés de soldats, à cause des Mores dont la baie de Ma- nille est souvent infestée. Nous fîmes notre pre- mière visite au gouverneur, qui. nous retint à dîner, et nous donna son capitaine des gardes pour nous conduire chez l'archevêque , l'intendant et les dif- férens oidores. Ce ne fut pas pour nous une des journées les moins fatigantes de la campagne. La chaleur élait extrême, et nous étions à pied, dans une ville tous les citoyens ne sortent qu'en voi- ture : mais on n'en trouve pas à louer, comme à

La note qui précède établit que Cavité s'est un peu relevé de cette décadence.

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Batavia; et sans M. Sebir, négociant français, qui, informé par hasard de notre arrivée à Manille , nous envoya son carrosse , nous aurions été obligés de renoncer aux différentes visites que nous nous étions proposé de faire.

La ville de Manille , y compi^s ses faubourgs , est très considérable. On évalue sa population à trente-huit mille âmes^ parmi lesquelles on compte à peine mille ou douze cents Espagnols : les autres sont métis , Indiens ou Chinois, cultivant tous les arts , et s'exerçant à tous les genres d'industrie. Les familles espagnoles les moins riches ont une ou plusieurs voitures. Deux très beaux chevaux coû- tent trente piastres, leur nourriture et les gages d'un cocher six piastres par mois : ainsi, il n'est aucun pays la dépense d'un carrosse soit moins considérable, et en même temps plus nécessaire. Les environs de Manille sont ravissans : la plus belle rivière y serpente, et se divise en différens canaux, dont les deux principaux conduisent à cette fameuse lagune ou lac de Bay, qui est à sept lieues dans l'intérieur, bordé de plus de cent villages in-

I C'est encore en 1833 à peu près le même nombre d'habitans. Manille est vaste : elle renferme plusieurs belles églises. Les mai- sons sont bâties sur pilotis, à cause de la fréquence des tremble- mens de terre. Les maisons des indigènes s'élèvent sur des po- teaux à six pieds de terre : elles sont en bambous fendus, et cou- vertes de feuilles : on y pénètre au moyen d'une échelle.

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diens, situés au milieu du territoire le plus fer- tile ^

Manille, bâtie sur le bord de la baie de son nom, qui a plus de vingt-cinq lieues de tour, est à l'embouchure d'une rivière, navigable jusqu'au lac d'où elle tire sa source : c'est peut-être la ville de l'univers le plus heureusement située. Tous les comestibles s'y trouvent dans la plus grande abon- dance et au meilleur marché; mais les habille- mens, les quincailleries d'Europe, les meubles, s'y vendent à un prix excessif. Le défaut d'émulation, les prohibitions, les gènes de toute espèce mises sur le commerce y rendent les productions et les marchandises de l'Inde et de la Chine au moins aussi chères qu'en Europe.

Je ne craindrai pas d'avancer qu'une très grande nation qui n'aurait pour colonie que les îles Phi- lippines, et qui y établirait le meilleur gouverne- ment qu'elles puissent compter, pourrait voir sans envie tous les établissemens européens de l'Afrique et de l'Amérique.

Trois millions d'habitans peuplent ces diffé- rentes îles, et celle de Luçon en contient à peu

' Les environs de Manille offrent de très beaux sites, surtout entre cette capitale des Philippines et le port de Cavité. Les ob- jets nécessaires s'y trouvent en grande abondance; les chevaux y sont petits, mais infatigables et peu chers: ce qui permet à la plu- part dos familles espagnoles d'avoir un équipage.

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près le tiers '. Ces peuples ne m'ont paru en rien intérieurs à ceux d'Europe : ils cultivent la terre avec intelligence, sont charpentiers, menuisiers, forgerons, orfèvres, tisserands, maçons, etc. J'ai parcouru leurs villages : je les ai trouvés bons, hospitaliers, affables; et quoique les Espagnols en parlent avec mépris et les traitent de même, j'ai reconnu que les vices qu'ils mettent sur le compte des Indiens doivent être imputés au gouvernement qu'ils ont établi parmi eux. On sait que l'avidité de l'or, et l'esprit de conquête dont les Espagnols et les Portugais étaient animés, il y a deux siècles, faisaient parcourir à des aventuriers de ces deux nations les différentes mers et les îles des deux hémisphères, dans la seule vue d'y rencontrer ce riche métal.

Quelques rivières aurifères, et le voisinage des épiceries, déterminèrent sans doute les premiers établissemens des Philippines; mais le produit ne répondit pas aux espérances qu'on avait conçues. A l'avarice de ces motifs on vit succéder l'enthou- siasme de la religion : un grand nombre de reli- gieux de tous les ordres furent envoyés pour y prêcher le christianisme; et la moisson fut si abon- dante, que l'on compta bientôt huit ou neuf cents

' Il paraît que ce nombre est aujourd'hui double, car on donne, en 1833, aux Philippines six millions d'habitans , répartis sur dix- neuf mille lieues carrées.

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chrétiens dans ces différentes îles. Si ce zèle avait été éclairé d'un peu de philosophie, c'était sans doute le système le plus propre à assurer la con- quête des Espagnols, et à rendre cet établissement utile à la métropole; mais on ne songea qu'à faire des chrétiens, et jamais des citoyens. Ce peuple fut divisé en paroisses, et assujetti aux pratiques les plus minutieuses et les plus extravagantes : cha- que faute, chaque péché est encore puni de coups de fouet; le manquement à la prière et à la messe est tari , et la pu nition est administrée aux hommes ou aux femmes, à la porte de l'église, .par ordre du curé. Les fêtes , les confréries , les dévotions particulières occupent un temps très considérable; et comme dans les pays chauds les têtes s'exaltent encore plus que dans les climats tempérés, j'ai vu, pendant la semaine sainte, des pénitens masqués traîner des chaînes dans les rues, les jambes et les reins enveloppés d'un fagot d'épines, recevoir ainsi à chaque station, devant la porte des églises, ou devant des oratoires , plusieurs coups de discipline, et se soumettre enfin à des pénitences aussi rigou- reuses que celles des faquirs de l'Inde. Ces prati- ques , plus propres à faire des enthousiastes que de vrais dévots , sont aujourd'hui défendues par lar- chevêque de Manille; mais il est vraisemblable que certains confesseurs les conseillent encore, s'ils ne les ordonnent pas.

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A ce régime monastique qui énerve Fàme et per- suade un peu trop à ce peuple, déjà paresseux par rinfluence du climat et le défaut de besoins, que la vie n'est qu'un passage et les biens de ce monde des inutilités, se joint l'impossibilité de vendre les fruits de la terre avec un avantage qui en compense le travail. Ainsi, lorsque tous les habitans ont la quantité de riz, de sucre, de légumes nécessaire à leur subsistance, le reste n'est plus d'aucun prix. On a vu, dans ces circonstances, le sucre être vendu moins d'un sou la livre, et le riz rester sur la terre sans être récolté. Je crois qu'il serait diffi- cile à la société la plus dénuée de lumières, d'ima- giner un système de gouvernement plus absurde que celui qui régit ces colonies depuis deux siècles. Le port de Manille, qui devrait être franc et ouvert à toutes les nations, a été, jusque dans ces der- niers temps, fermé aux Européens, et ouvert seu- lement à quelques Mores, Arméniens, ou Portu- gais de Goa. L'autorité la plus despotique est confiée au gouverneur. L'audience, qui devait la modérer, est sans pouvoir devant la volonté du représentant du gouvernement espagnol : il peut, non de droit, mais de fait, recevoir ou confisquer les marchan- dises des étrangers que l'espoir d'un bénéfice a conduits à Manille, et qui ne s'y exposent que sur l'apparence d'un très gros profit, ce qui est rui- neux, h la vérité, pour les consommateurs. On n'y

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jouit d'aucune liberté : les inquisiteurs et les moines surveillent les consciences; les oidores , toutes les affaires particulières; le gouverneur, les démar- ches les plus innocentes : une promenade dans l'in- térieur de l'île, une conversation, sont du ressort de sa juridiction; enfin, le plus beau et le plus charmant pays de l'univers est certainement le dernier qu'un homme libre voulut habiter.

J'ai vu à Manille cet honnête et vertueux gou- verneur des Mariannes, ce M. Tobias, trop célébré pour son repos par l'abbé Raynal ; je l'ai vu pour suivi par les moines, qui ont suscité contre lui sa femme, en le peignant comme un impie : elle a demandé à se séparer de lui pour ne pas vivre avec un prétendu réprouvé , et tous les fanatiques ont applaudi à cette résolution. M. Tobias est lieu- tenant-colonel du régiment qui forme la garnison de Manille. 11 est reconnu pour le meilleur officier du pays; le gouverneur a cependant ordonné que ses appointemens, qui sont assez considérables, resteraient à sa pieuse femme, et lui a laissé vingt- six piastres seulement par mois, pour sa subsis- tance et celle de son fils. Ce brave militaire , ré- duit au désespoir, épiait le moment de s'évader de cette colonie pour aller demander justice. Une loi très sage, mais malheureusement sans effet, qui devrait modérer cette autorité excessive, est celle qui permet à chaque citoyen de poursuivre le gou

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verneur vétéran devant son successeur ; mais celui- ci est intéressé à excuser tout ce qu'on reproche à son prédécesseur, et le citoyen assez téméraire pour se plaindre est exposé à de nouvelles et à de plus fortes vexations.

Les distinctions les plus révoltantes sont établies et maintenues avec la plus grande sévérité. Le nombre des chevaux attelés aux voitures est fixé pour chaque état ; les cochers doivent s'arrêter devant le plus grand nombre, et le seul caprice d'un oidore peut retenir en file derrière sa voiture toutes celles qui ont le malheur de se trouver sur le même chemin. Tant de vices dans ce gouverne- ment, tant de vexations qui en sont la suite, n'ont cependant pu anéantir entièrement les avantages du climat : les paysans ont encore un air de bon- heur, qu'on ne rencontre pas dans nos villages d'Europe ; leurs maisons sont d'une propreté ad- mirable, ombragées par des arbres fruitiers qui croissent sans culture. L'impôt que paie chaque chef de famille est très modéré : il se borne à cinq réaux et demi, en y comprenant les droits de l'é- glise que la nation perçoit; tous les évêques, cha- noines et curés, sont salariés par le gouvernement, mais ils ont établi un casuel qui compense la mo- dicité de leurs traitemens.

Le peuple a une passion si immodérée pour le tabac, qu'il n'est pas d'instant dans la journée

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un homme ou une femme ait un cigarre à la bouche : les enfans à peine sortis du berceau con- tractent cette habitude. Le tabac de l'Ile Luçon est le meilleur de l'Asie. Chacun en cultivait autour de sa maison pour sa consommation , et le petit nombre de bàtimens étrangers qui avaient la per- mission d'aborder à Manille en transportaient dans toutes les parties de l'Inde.

Une loi prohibitive vient d'être promulguée : le tabac de chaque particulier a été arraché et con- finé dans des champs on ne le cultive plus qu'au profit de la nation. On en a fixé le prix à une demi- piastre la livre; et quoique la consommation en soit prodigieusement diminuée , la solde de la journée d'un manœuvre ne suffit pas pour procurer à sa famille le tabac qu'elle consomme chaque jour.

La terre aux Philippines ne se refuse à aucune des productions les plus précieuses : neuf cent mille individus des deux sexes, dans Tile de Luçon , peuvent être encouragés à la cultiver. Ce climat permet de faire dix récoltes de soie par an, tandis que celui de la Chine laisse à peine l'espérance de deux.

Le coton, l'indigo, les cannes à sucre, le café, naissent sans culture sous les pas de l'habitant qui les dédaigne. Tout annonce que les épiceries n'y

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seraient pas inférieures à celles des Moluques. Une liberté absolue de commerce pour toutes les nations assurerait un débit qui encouragerait toutes les cultures ; un droit modéré sur toutes les ex- portations suffirait, dans bien peu d'années, à tous les frais de gouvernement ; la liberté de religion accordée aux Chinois, avec quelques privilèges, attirerait bientôt dans cette île mille habitans des provinces orientales de leur empire que la tyran- nie des mandarins en chasse. La nouvelle Compa- gnie des Philippines semble annoncer que l'atten- tion du gouvernement s'est enfin tournée vers cette partie du monde : il a adopté, mais partiellement, le plan du cardinal Alberoni. Ce ministre avait senti que l'Espagne , n'ayant point de manufac- tures, ferait mieux d'enrichir de ses métaux les nations asiatiques que celles de l'Europe, ses riva- les, dont elle alimentait le commerce et augmen- tait les forces en consommant les objets de leur industrie : il crut donc qu'il devait faire de Ma- nille une foire ouverte à toutes les nations, et il voulait inviter les armateurs de différentes pro- vinces d'Espagne à aller se pourvoir, dans ce mar- ché , de toiles ou d'autres étoffes de la Chine et des Indes , nécessaires à la consommation des colonies €t de la métropole.

Ees Espagnols ont quelques établissemens dans les différentes îles an sud de celle de Luçon; mais

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ils semblent n'y être que soufferts, et leur situa- tion à Luçon n'engage pas les habitans des autres îles à reconnaître leur souveraineté ; ils y sont , au contraire, toujours en guerre. Les prétendus Mores qui infestent leurs côtes, qui font de si fréquentes descentes et amènent en esclavage les Indiens des deux sexes soumis aux Espagnols, sont les habi- tans de Mindanao, de Mindoro, de Panay , les- quels ne reconnaissent que l'autorité de leurs prin- ces particuliers, nommés aussi improprement siil- taiu que ces peuples sont appelés Mores : ils sont véritablement iNIalais , et ont embrassé le maho- métisme à peu près à la même époque Ton a commencé à prêcher le christianisme à Manille. Les Espagnols les ont appelés Mores , et leurs sou- verains sultans, à cause de l'identité de leur re- ligion avec celle des peuples d'Afrique de ce nom, ennemis de l'Espagne depuis tant de siècles.

Le seul établissement militaire des Espagnols dans les Philippines méridionales est celui de Samboan- gan dans l'île de Mindanao, ils entretiennent une garnison de cent cinquante hommes, com- mandée par un gouverneur militaire à la nomi- nation du gouverneur général de Manille. 11 n'y a dans les autres îles que quelques villages défen- dus par de mauvaises batteries servies par des milices et commandées par des alcades au choix du gouverneur général, mais susceptibles d'être

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pris parmi toutes les classes des citoyens qui ne sont pas militaires. Les véritables maîtres des di- férentes îles sont situés les villages espagnols les auraient bientôt détruits, s'ils n'avaient pas un très grand intérêt à les conserver.

Les Mores sont en paix dans leurs propres îles ; mais ils expédient des bàtimens pour pirater sur les côtes de celle de Luçon , et les alcades achètent un très grand nombre des esclaves faits par ces pirates; ce qui dispense ceux-ci de les apportera Batavia, oii ils n'en trouveraient qu'un beaucoup moindre prix. Ces détails peignent mieux la fai- blesse du gouvernement des Philippines que tous les raisonnemens des différens voyageurs. Les lec- teurs s'apercevront que les Espagnols sont trop faibles pour protéger le commerce de leurs pos- sessions : tous leurs bienfaits envers ces peuples n'ont eu jusqu'à présent pour objet que leur bon- heur dans l'autre vie.

Nous ne passâmes que quelques heures à Ma- nille ; et le gouverneur ayant pris congé de nous aussitôt après le dîner pour faire sa sieste , nous eûmes la liberté d'aller chez M. Sebier, qui nous rendit les services les plus essentiels pendant notre séjour dans la baie de Manille. Aous rentrâmes dans nos canots à six heures du soir, et fûmes de retour à bord de nos frégates à huit heures; mais, crai- gnant que, pendant que nous nous occuperions à

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Cavité de la réparation de nos bâtimens, les en- trepreneurs de biscuit, de farine, etc., ne nous rendissent victimes de la lenteur ordinaire des né- gocians de leur nation, je crus devoir ordonner à un officier de s'établir à Manille, et d'aller chaque jour voir les différens fournisseurs auxquels l'in- tendant nous avait adressés.

Nous reçûmes , huit jours après notre arrivée à Manille, une lettre du premier subrécargue de la Compagnie de Suède, lettre dans laquelle il nous apprenait qu'il avait vendu nos peaux de loutre dix mille piastres , et nous autorisait à tirer pa- reille somme sur lui. Je désirais beaucoup de me procurer ces fonds à Manille pour les distribuer aux équipages, qui, partis de Macao sans recevoir cet argent , craignaient de ne jamais voir réaliser leurs espérances, et je fus assez heureux pour pou- voir distribuer aux matelots, avant notre départ, les fonds provenant de cette vente.

Les grandes chaleurs de Manille commencèrent à produire quelques mauvais effets sur la santé de nos équipages. Plusieurs matelots furent attaqués de coliques, qui n'eurent cependant aucune suite fâcheuse. Mais MM. de Lamanon et Daigremont , qui avaient apporté de Macao un commencement de dyssenterie, occasionée vraisemblablement par une transpiration supprimée , loin de trouver à terre un soulagement à leur maladie, y virent leur

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état empirer, au point que M. Dalgremont fut sans espérance le vingt-troisième jour après notre ar- rivée, et mourut le vingt-cinquième. C'était la se- conde personne morte de maladie à bord de l'Js- trolabe , et un malheur de ce genre n'avait point encore été éprouvé sur la Boiissoîe , quoique peut- être nos équipages eussent en général joui d'une moins bonne santé que ceux de l'autre frégate. Il faut observer que le domestique qui avait péri dans la traversée du Chili à l'ile de Pâques s'é- tait embarqué poitrinaire ; et M. de Langle avait cédé au désir de son maître, qui s'était flatté que l'air de la mer et des pays chauds opérerait sa guérison. Quant à M. Daigremont , malgré ses mé- decins et à l'insu de ses camarades et de ses amis, il voulut guérir sa maladie avec de l'eau-de-vie brûlée , des pimens et d'autres remèdes auxquels l'homme le plus robuste n'aurait pu résister, et il succomba victime de son imprudence et dupe de la trop bonne opinion qu'il avait de son tempéra- ment.

Le 21 mars 1787, tous nos travaux étaient finis à Cavité, nos canots construits, nos voiles réparées, le gréement visité, les frégates calfatées en entier, et nos salaisons mises en barils. Nous n'avions pas voulu confier ce dernier travail aux fournisseurs de Manille : nous savions que les salaisons des ga- lions ne s'étaient jamais conservées trois mois; et

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notre confiance dans la méthode du capitaine Cook était très grande : en conséquence, il fut remis à chaque saleur une copie du procédé du capitaine Cook, et nous surveillâmes ce nouveau genre de travail. Nous avions à bord du sel et du vinaigre d'Europe , et nous n'achetâmes des Espagnols que des cochons à un prix très modéré.

Les communications entre Manille et la Chine sont si fréquentes que, chaque semaine, nous re- cevions des nouvelles de Macao. Nous apprîmes avec le plus grand étonnement l'arrivée dans la rivière de Canton du vaisseau la Résolution , com- mandé par M. d'Entrecasteaux, et celle de la fré- gate la Subtile aux ordres de M. la Croix de Cas- tries. Ces bàtimens, partis de Batavia lorsque la mousson du nord-est était dans sa force, s'étaient élevés à l'est des Philippines, avaient côtoyé la Nouvelle-Guinée, traversé des mers remplies d'é- cueils , dont ils n'avaient aucune carte, et, après une navigation de soixante-dix jours depuis Bata- via, étaient parvenus enfin à l'entrée de la rivière de Canton , ils avaient mouillé le lendemain de notre départ. Les observations astronomiques qu'ils ont 'faites pendant ce voyage seront bien impor- tantes pour la connaissance de ces mers, toujours ouvertes aux bàtimens qui ont manqué la mousson.

Nos vivres avaient été embarqués à l'époque que nous avions déteiininée : mais la semaine sainte ,

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qui suspend toute affaire à Manille, occasiona quelques retards dans nos provisions particulières, et je fus forcé de fixer mon départ au lundi d'a- près Pâques. Comme la mousson du nord-est était encore très forte , le sacrifice de trois ou quatre jours ne pouvait nuire au succès de l'expédition. Le 3 avril nous embarquâmes tous nos instrumens d'astronomie.

Avant de mettre à la voile, je crus devoir aller avec M. de Langle faire nos remercîmens au gou- verneur général , de la célérité avec laquelle ses ordres avaient été exécutés , et plus particulière- ment encore à l'intendant, de qui nous avions reçu tant de marques d'intérêt et de bienveillance. Ces devoirs remplis, nous profitâmes l'un et l'autre d'un séjour de quarante-huit heures chez M. Se- bier pour aller visiter en canot ou en voiture les environs de Manille. On n'y rencontre ni superbes maisons, ni parcs, ni jardins; mais la nature y est si belle, qu'un simple village indien sur le bord de la rivière, une maison à l'européenne, entourée de quelques arbres , forment un coup d'œil plus pittoresque que celui de nos plus magnifiques châteaux; et l'imagination la moins vive se peint toujours le bonheur à côté de cette riante simpli- cité. Les Espagnols sont presque tous dans l'usage d'abandonner le séjour de la ville après les fêtes de Pâques, et de passer la saison brûlante à la

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campagne. Ils n'ont pas cherché à embellir un pays qui n'avait pas besoin d'art : une maison propre et spacieuse, bâtie sur le bord de l'eau, avec des bains très commodes, d'ailleurs sans avenues, sans jardins , mais ombragée de quelques arbres frui- tiers : voilà la demeure des citoyens les plus riches; et ce serait un des lieux de la terre les plus agréa- bles à habiter, si un gouvernement plus modéré et quelques préjugés de moins assuraient davan- tage la liberté civile de chaque habitant.

La petite garnison de Samboangan, dans l'île de Mindanao , n'est pas prise sur celle de l'ile Luçon , qui se compose d'un régiment; on a formé, pour les îles Mariannes et pour celle de Mindanao , deux corps de cent cinquante hommes chacun, qui sont invariablement attachés à ces colonies.

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§ («.

Départ de Cavile. Rencontre d'un banc au milieu du canal de Formose. Latitude et lon^oitude de ce banc. Nous mouillons à deux lieues au larj^e de l'ancien fort Zélande. Nous appareil- lons le lendemain. Détails sur les îles Pescadores ou Pong-Hou. Reconnaissance de File Botol-Tabacoxima. Nous prolongeons l'île Kumi, qui fait partie du royaume de Likeu. Les frégates entrent dans la mer du Japon , et prolongent la cote de Chine. Nous faisons route pour l'île Quelpaert. Nous prolongeons la côte de Corée. Détails sur l'île Quelpaert, la Corée, etc. Dé- couverte de rîle Dagelet. Sa longitude et sa latitude.

Le 9 avril , suivant notre manière de compter , et le 10, suivant celle des Maniilois, nous mîmes sous voile avec une bonne brise du nord-est, qui nous laissait l'espérance de doubler, pendant le jour, toutes les îles des différentes passes de la baie de Manille. Avant notre appareillage, M. de Langle et moi reçûmes la visite de M. Bermudès, qui nous assura que la mousson du nord-est ne reverserait pas d'un mois, et qu'elle était encore plus tardive sur la côte de Formose , le continent de la Chine étant en quelque sorte la source des vents de nord qui régnent pendant plus de neuf mois de l'année sur les côtes de cet empire : mais notre impatience ne nous permit pas d'écouter les conseils de l'ex- périence. Nous nous flattâmes de quelque heureuse exception; chaque année pouvait avoir pour le cliangement de moussons des époques différentes.

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et nous prîmes congé de lui. De petites variations de vent nous permirent de gagner bientôt le nord de nie de Luçon.

Nous eûmes à peine doublé le cap Bujador, que les vents se fixèrent au nord-est, avec une opiniâ- treté qui ne nous prouva que trop la vérité des conseils de M. Bermudès. Je me flattai , mais fai- blement, de trouver sous Formose les mêmes va- riations que sous File de Luçon; je ne me dissimu- lais pas que la proximité du continent de la Chine rendait cette opinion peu probable. Mais, dans tous les cas, il ne nous restait qu'à attendre le reverse- ment de la mousson : la mauvaise marche de nos frégates, doublées en bois et mailletées, ne nous laissait pas l'espoir de gagner au nord avec des vents contraires. jNous eûmes connaissance de Tile Formose le 21 avril. Nous éprouvâmes , dans le canal qui la sépare de celle de Luçon , des lits de marée très violens. Il paraît qu'ils étaient occasio- nés par une marée régulière , car notre estime ne fut jamais différente du résultat de nos observa- tions en latitude et en longitude. Le 22 avril, je relevai l'île de Lamay , qui est à ia pointe du sud- ouest de Formose , à l'est un quart sud-est , à la distance d'environ trois lieues. La mer était très grosse, et l'aspect de la côte me persuada que je m'élèverais plus facilement au nord, si je pouvais apj) rocher la côte de la Chine. Les vents de nord-

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nord-est me permirent de gouverner au nord- ouest, et de gagner ainsi en latitude; mais au milieu du canal je remarquai que la mer était extrême- ment changée. Nous étions alors par 22 degrés 57 minutes de latitude nord, et à l'ouest du méridien de Cavité, c'est-à-dire par 116 degrés 41 minutes de longitude orientale. Nous trouvâmes un banc par 23 degrés de latitude nord, et 116 degrés 45 minutes de longitude orientale : son extrémité sud- est, par 22 degrés 52 minutes de latitude, et 117 degrés 3 minutes de longitude. 11 peut n'être pas dangereux, puisque notre moindre brassiage a été de onze brasses; mais la nature et l'inégalité de son fond le rendent très suspect, et il est à remarquer que ces bas-fonds , très fréquens dans les mers de Chine, ont presque tous des pointes à fleur d'eau, qui ont occasioné beaucoup de naufrages.

Notre bordée nous ramena sur la côte de For- mose, vers l'entrée de la baie de l'ancien fort de Zélande, est la ville de Taywan, capitale de cette île. La mousson du nord-est était encore dans toute sa force. Je mouillai à l'ouest de cette baie, mais je n'ignorais pas qu'on ne pouvait approcher l'île de très près, qu'il n'y avait que sept pieds d'eau dans le port de Tayw^an, et que, dans le temps les Hollandais en étaient possesseurs, leurs vaisseaux étaient obligés de rester aux îles Pescadores , est un très bon port qu'ils avaient fortifié. Cette cir-

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constance me rendait très indécis sur le parti d'envoyer à terre un canot que je ne pouvais sou- tenir avec mes frégates , et qui aurait vraisembla- blement paru suspect, dans l'état de guerre se trouvait cette colonie chinoise. Ce que je pouvais présumer de plus heureux, était qu'il me fût ren- voyé sans avoir la permission d'aborder : si au contraire on le retenait, ma position devenait très embarrassante; et deux ou trois champans brûlés auraient été une faible compensation de ce mal- heur.

Je pris donc le parti de tacher d'attirer à bord des Chinois qui naviguaient à notre portée ; je leur montrai des piastres, qui m'avaient paru être un puissant aimant pour cette nation ; mais toute communication avec les étrangers est apparemment interdite à ces habitans. 11 était évident que nous ne les effrayions pas , puisqu'ils passaient à portée de nos armes; mais ils refusaient d'aborder. Un seul eut cette audace : nous lui achetâmes son pois- son au prix qu'il voulut, afin que cela nous donnât une bonne réputation, s'il osait convenir d'avoir communiqué avec nous. Il nout fut impossible de deviner les réponses que ces pécheurs firent à nos questions qu'ils ne comprirent certainement point. Non-seulement la langue de ces peuples n'a aucun rapport avec celles des Européens; mais cette es- pèce de langage pantomime que nous cioyons

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universel n'en est pas mieux entendu, et un mou- vement de tête qui signifie oui parmi nous , a peut- être une acception diamétralement opposée chez eux. Ce petit essai , supposé même que l'on fit au canot que j'enverrais la réception la plus heureuse, me convainquit encore plus de l'impossibilité qu'il y avait de satisfaire ma curiosité : je me décidai à appareiller le lendemain avec la brise de terre.

Différens feux allumés sur la côte, et qui me pa- rurent des signaux, me firent croire que nous avions jeté l'alarme; mais il était plus que probable que les armées chinoise et rebelle n'étaient pas aux environs de Taywan, nous n'avions vu qu'un petit nombre de bateaux pêcheurs qui , dans le moment d'une action de guerre, auraient eu une autre destination.

Ce qui n'était pour nous qu'une conjecture devînt bientôt une certitude. Le lendemain , la brise de terre et du large nous ayant permis de remonter dix lieues vers le nord, nous aperçûmes l'armée chinoise ^ à l'embouchure d'une grande rivière qui est par 23 degrés 25 minutes de latitude nord , et dont les bancs s'étendent à quatre ou cinq lieues au large. Nous mouillâmes par le travers de cette rivière. 11 ne nous fut pas possible de comp- ter tous les bâtimens: plusieurs étaient à la voile, d'autres mouillés en pleine côte, et on en voyait

' il V axait une révolte à Tavwan.

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une très grande quantité dans la rivière. L'anairal, couvert de différens pavillons, était le plus au large. 11 mouilla sur l'accord des bancs, à une lieue dans l'est de nos frégates. Dès que la nuit fut venue, il mit à tous ses mâts des feux qui ser- virent de point de ralliement à plusieurs bâtimens qui étaient encore au vent. Ces bâtimens, obligés de passer auprès de nos frégates pour joindre leur commandant, avaient grand soin de ne nous ap- procher qu'à la plus grande portée du canon , ignorant sans doute si nous étions amis ou enne mis. La clarté de la lune nous permit jusqu'à mi- nuit de faire ces observations , et nous n'avons jamais plus ardemment désiré que le temps fut beau pour voir la suite des événemens.

Nous avions relevé les îles méridionales des Pescadores à l'ouest un quart nord-ouest. Il est pro- bable que l'armée chinoise, partie de la province de Fokien, s'était rassemblée dans l'île Poug-Hou, la plus considérable des Pescadores, il y a un très bon port, et qu'elle était partie de ce point de réunion pour commencer ses opérations. Nous ne pûmes néanmoins satisfaire notre curiosité , car le temps devint si mauvais que nous fûmes forcés d'appareiller avant le jour, afin de sauver notre ancre, qu'il nous eût été impossible de lever si nous eussions retardé d'une heure ce travail. Le ciel s'obscurcit à quatre heures du matin; il venta

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grand frais : l'horizon ne nous permit plus de dis- tinguer la terre. Je vis cependant, à la pointe du jour, le vaisseau amiral chinois courir vent arrière vers la rivière avec quelques autres champans que j'apercevais encore à travers la brume. Je portai au large ayant les quatre voiles majeures , tous les ris pris : les vents étaient au nord-nord- est, et je me flattais de doubler les Pescadores, le cap au nord-ouest. Mais, à mon grand étonne- ment, j'aperçus à neuf heures du matin plusieurs rochers, faisant partie de ce groupe d'îles, qui me restaient au nord-nord-ouest : le temps était si gros qu'il n'avait été possible de les distinguer que lors- que nous en fûmes très près. Les brisans dont ils étaient entourés se confondaient avec ceux qui étaient occasionés par la lame : de ma vie je n'a- vais vu une plus grosse mer. Je revirai de bord vers Formose à neuf heures du matin ; et à midi, l'Astrolabe qui était devant nous signala douze brasses , en prenant les amures sur l'autre bord : je sondai dans l'instant, et j'en trouvai quarante. Ainsi , à moins d'un quart de lieue de distance, on tombe de quarante brasses à douze; et vraisem- blablement on tomberait de douze à deux en bien peu de temps , puisque l'Astrolabe ne trouva que huit brasses pendant qu'elle virait de bord; et il était probable que cette frégate n'avait pas encore quatre minutes à courir cette courte bordée.

LA PÉROLSE. 319

Cet événement nous apprit que le canal, entre les îles du nord-est des Pescadores et les bancs de Formose , n'avait pas plus de quatre lieues de lar- geur: il eut été conséquemraent dangereux d'y lou- voyer pendant la nuit par un temps épouvantable, avec un horizon qui avait moins d'une lieue d'é- tendue, et une si grosse mer, qu'à chaque fois que nous virions vent arrière nous avions à craindre d'être couverts par les lames. Ces divers motifs me déterminèrent à prendre le parti d'arriver, pour passer dans l'est de Formose. Mes instructions ne m'enjoignaient point de diriger ma route par le canal ; il ne m'était d'ailleurs que trop prouvé que je n'y réussirais jamais avant le changement de mousson; et comme cette époque, qui ne pouvait être que très prochaine, est presque toujours pré- cédée d'un très fort coup de vent, je crus qu'il valait mieux essuyer cette bourrasque au large, et je dirigeai ma route vers les îles méridionales des Pescadores, qui s'étendent par 23 degrés 12 minutes latitude nord.

Ces îles sont un amas de rochers qui affectent toutes sortes de figures : une entre autres ressem- ble parfaitement à la tour de Cordouan qui est à l'entrée de la rivière de Bordeaux, et l'on jurerait que ce rocher est taillé par la main des hommes. Parmi ces îlots nous avons compté cinq îles d'une hauteur moyenne , qui paraissaient comme des

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dunes de sable. Nous n'y avons aperçu aucun arbre. A la vérité , le temps affreux de cette jour- née rend cette observation très, incertaine ; mais ces îles doivent être connues par les relations des Hollandais , qui avaient fortifié le port de Pong- Hou dans le temps qu'ils étaient les maîtres de Formose. On sait aussi que les Chinois y entretien- nent une garnison de cinq à six cents Tartares , qui sont relevés tous les ans.

Je revins à l'est-sud-est pour passer dans le canal entre Formose et les îles Bashées. Le V^ mai, nous restâmes à mi-canal entre les îles Bashées et celle de Botol Tabaco-Xima. Ce canal est de seize lieues, nos observations ayant placé la pointe du sud-est de Botol Tabaco-Xima à 21 degrés 57 minutes de latitude nord, et 119 degrés 32 minutes de longi- tude orientale. Les vents nous ayant permis d'ap- procher cette île à deux tiers de lieue, j'aperçus distinctement trois villages sur la côte méridionale , et une pirogue parut faire route sur nous.

J'aurais voulu pouvoir visiter ces villages ha- bités probablement par des peuples semblables à ceux des îles Bashées, que Dampier nous peint si bons et si hospitaliers; mais la seule baie qui pa- raissait promettre un mouillage était ouverte aux vents de sud-est, qui semblaient devoir souffler très incessamment, parce que les nuages chas- saient avec force. Vers minuit ils se fixèrent en

LA PÉROUSE. 321

effet dans cette partie, et me permirent de faire route au nord -est -quart- nord , direction que M. Daprès donne à l'île Formose jusque par les 23 degrés 30 minutes. Nous avions sondé plusieurs fois aux approches de Botol Tabaco-Xima, et jus- qu'à une demi-lieue de distance de terre , sans trouver fond : tout annonce que s'il y a un mouil iage , c'est à une très grande proximité de la côte. Cette île, à laquelle aucun voyageur connu n'a abordé, peut avoir quatre lieues de tour. Elle est séparée par un canal d'une demi-lieue d'un îlot ou très gros rocher, sur lequel on apercevait un peu de verdure avec quelques broussailles, mais qui n'est ni habité ni habitable.

L'île, au contraire, paraît contenir une assez grande quantité d'habitans, puisque nous avons compté trois villages considérables dans l'espace d'une lieue. Elle est boisée depuis le tiers de son élévation , prise du bord de la mer, jusqu'à la cime, qui nous parut coiffée des plus grands arbres. L'espace de terrain compris entre ces forets et le sable du rivage conserve une pente encore très rapide. U était du plus beau vert et cultivé en plu- sieurs endroits , quoique sillonné par les ravins que forment les torrens qui descendent des montagnes. Je crois que Botol Tabaco-Xima peut être aperçu de quinze lieues lorsque le temps est clair; mais cette île est très souvent enveloppée de brouillards,

XII. 21

:i22 VOYAGES AUTOUR OU MONDE,

et il paraît que l'amiral Anson n'eut d'abord con- naissance que de Tîlot dont j'ai parlé , qui n'a pas la moitié de l'élévation de Botol.

Après avoir doublé cette île , nous dirigeâmes notre route au nord-nord-est, très attentifs pendant la nuit à regarder s'il ne se présenterait pas quel- que terre devant nous. Un fort courant qui portait au nord ne nous permettait pas de connaître avec cer- titude la quantité de chemin que nous faisions; mais un très beau clair de lune et la plus grande attention nous rassuraient sur les inconvéniens de naviguer au milieu d'un archipel très peu connu des géographes , car il ne l'est que par la lettre du père Gaubil , missionnaire , qui avait appris quel- ques détails du royaume de Likeu et de ses trente- six îles par un ambassadeur du roi de Likeu , qu'il avait connu à Pékin.

On sent combien des déterminations en latitude et en longitude faites sur de telles données sont insuffisantes pour ia navigation ; mais c'est toujours un grand avantage de savoir qu'il existe des îles et des écueils dans le parage Ton se trouve. Le o mai nous eûmes connaissance, k une heure du matin, d'une île; bientôt nous eûmes la certitude (ju'elle était habitée : nous vîmes des feux en plu- sieurs endroits, et des troupeaux de bœufs qui paissaient sur le bord de la mer. Lorsque nous eûmes doublé sa pointe occidentale . qui est le

LA PEROCSE. 323

côté le plus beau et le plus habité , plusieurs pi- rogues se détachèrent de la côte pour nous obser- ver. Nous paraissions leur inspirer une extrême crainte : leur curiosité les faisait avancer jusqu'à la portée du fusil, et leur défiance les faisait fuir aussitôt avec rapidité. Enfin , nos cris , nos gestes , nos signes de paix et la vue de quelques étoffes déterminèrent deux de ces pirogues à nous abor- der. Je fis donner à chacune une pièce de nankin et quelques médailles. On voyait que ces insulaires n'étaient pas partis de la côte avec l'intention de faire aucun commerce , car ils n'avaient rien à nous offrir en échange de nos présens ; et ils amar- rèrent à une corde un seau d'eau douce , en nous faisant signe qu'ils ne se croyaient pas acquittés envers nous , mais qu'ils allaient à terre chercher des vivres : ce qu'ils exprimaient en portant la main dans leur bouche.

Avant d'aborder la frégate , ils avaient posé leurs mains sur la poitrine , et levé les bras vers le ciel : nous répétâmes ces gestes , et ils se déterminèrent alors à venir à bord ; mais c'était avec une défiance que leur physionomie n'a jamais cessé d'exprimer. Ils nous invitaient cependant à approcher de la terre, nous faisant connaître que nous n'y manquerions de rien. Ces insulaires ne sont ni Chinois ni Japo- nais, mais, situés entre ces deux empires, ils pa- - raissent tenir des deux peuples. Ils étaient vêtus

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d'une chemise et d'un caleçon de toile de coton; leurs cheveux, retroussés sur le sommet de Ja tête , étaient roulés autour d'une aiguille qui nous a paru d'or; chacun avait un poignard dont le manche était aussi d'or. Leurs pirogues n'étaient construites qu'avec des arbres creusés, et ils les manœuvraieni assez mal. J'aurais désiré aborder à cette île: mais comme nous avions mis en panne pour atten- dre ces pirogues , et que îe courant portait an nord avec une extrême vitesse , nous étions beau- coup tombés sous le vent , et nous aurions peut- être fait de vains efforts pour en rapprocher : d'ail leurs nous n'avions pas un moment à perdre , ei il nous importait d'être sortis des mers du Japor avant le mois de juin , époque des orages et dei ouragans qui rendent ces mers les plus dangereu ses de l'univers.

Il est évident que des vaisseaux qui auraient dei besoins trouveraient à se pourvoir de vivres , d'eai et de bois dans cette île, et peut-être même à i lier quelque petit commerce; mais comme elh n'a guère que trois ou quatre lieues de tour, i n'est pas vraisemblable que sa population excède quatre ou cinq cents personne», et quelques ai guilles d'or ne sont pas une preuve de richesse. J< lui ai conservé le nom cVîle Kiimi : c'est ains qu'elle est nommée sur la carte du père Gaubil , oi elle est située pai' une latitude et une longitude

LA PÉROLSE. 325

approchées de celles que donnent nos observations, qui la placent par 24 déparés 33 minutes de lati- tude nord, et 120 degrés 5i) minutes de longitude orientale.

L'île Rumi fait partie , sur cette carte , d'un groupe de sept ou huit îles dont elle est la plus occidentale, et celle-ci est isolée, ou au moins sé- parée de celles qu'on peut lui supposer à l'est par des canaux de huit à dix lieues , notre horizon ayant eu cette étendue sans que nous ayons aperçu aucune terre. D'après les détails du père Gaubil sur la grande île de Likeu, capitale de toutes les îles à l'orient de Formose , je suis assez porté à croire que les Européens y seraient reçus, et qu'ils trouveraient à y Faire un commerce aussi avanta- geux qu'au Japon.

A une heure après midi, je forçai de voiles au nord , sans attendre les insulaires, qui nous avaient exprimé par signes qu'ils seraient bientôt de retour avec des comestibles. Nous étions encore dans l'a- bondance, et le meilleur vent nous invitait à ne pas perdre un temps si précieux. Je continuai ma route au nord , toutes voiles dehors, et nous n'étions plus en vue de l'île Kumi au coucher du soleil ; le ciel était cependant clair, notre horizon paraissait avoir dix lieues d'étendue. Je fis petites voiles la nuit, et je mis en travers à deux heures du matin, après avoir couru cinq lieues , parce que je suppo-

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sai que les courans avaient pu nous porter dix à douze milles en avant de notre estime. Au jour, j'eus connaissance d'une lie dans le nord-nord-est, et de plusieurs rochers ou îlots plus à l'est. Je di- rigeai ma route pour passer à l'ouest de cette île, qui est ronde et bien boisée dans la partie occi- dentale. Je la rangeai à un tiers de lieue sans trouver fond , et n'aperçus aucune trace d'habi- tation. Elle est si escarpée, que je ne la crois pas même habitable ; son étendue peut être de deux tiers de lieue de diamètre, ou de deux lieues de tour. Lorsque nous fûmes par son travers, nous eûmes connaissance d'une seconde île de même grandeur, aussi boisée , et à peu près de même forme , quoiqu'un peu plus basse. Elle nous res- tait au nord-nord-est , et enti'c ces lies il y avait cinq groupes de rochers autour desquels volait une immense quantité d'oiseaux. J'ai conservé à cette dernière le nom à'Ue de Hoapinsu , et à celle plus au nord et à l'est le nom de Tiaoyu-Su , donnés par le même père Gaubil à des îles qui se trouvent dans Test de la pointe septentrionale de Formose, et qu'on a placées sur la carte beaucoup plus au sud qu'elles ne le sont d'après nos observations de latitude ^ Quoi qu'il en soit, nos déterminations

I La carte du P. Gaubil présente une troisième lie au noicJ- ouest de Hoapinsu, sous le nom de Pong/dachan , et qui en est à peu près à la même dislance que Tiaoyii-Su. Si celte île existe >ii

LA PÉROUSE. 327

placent l'île Hoapinsu à 25 degrés 44 aiinutes de latitude nord, et 121 degrés 14 minutes de longi- tude orientale , et celle de Tiaoyu-Su à 25 degrés 55 minutes de latitude, et 121 degrés 27 minutes de longitude.

Nous étions enfin sortis de l'archipel des iles de Likeu, et nous allions entrer dans une mer plus vaste, entre le Japon et la Chine, quelques géo- graphes prétendent qu'on trouve toujours fond. Cette observation est exacte; mais ce n'a guère été que par 24 degrés 4 minutes, que la sonde a com- mencé à rapporter soixante-dix brasses; et depuis cette latitude jusque par-delà le canal du Japon , nous n'avons plus cessé de naviguer sur le fond: la côte de Chine est même si .plate , que , par les 31 degrés, nous n'avions que vingt-cinq brasses à plus de trente lieues de terre. Je m'étais proposé , en partant de Manille, de reconnaître l'entrée de la mer Jaune , au nord de Nankin , si les circonstances de ma navigation me permettaient d'y employer quelques semaines; mais, dans tous les cas, il im portait au succès de mes projets ultérieurs de me présenter à l'entrée du canal du Japon avant le 20 mai; et j'éprouvai sur la côte septentrionale de la Chine des contrariétés qui ne me permirent que de faire sept ou huit lieues par jour. Les brumes y

est étonnant, d'après la route do La Peroust; , qn il nvu ait pas eu connaissance.

328 VOYAGIiS AUTOUK DU MOi^DE.

furent aussi épaisses et aussi constantes que sur les côtes de Labrador; les vents très faibles n'y variaient que du nord-est à l'est : nous étions sou- vent en calme plat, obligés de mouiller, et de faire des signaux pour nous conserver à l'ancre, parce que nous n'apercevions point l Àstmlabe , quoiqu'à portée de la voix. Les courans étaient si violens que nous ne pouvions tenir un plomb sur le fond pour nous assurer si nous ne chassions pas : la marée n'y filait cependant qu'une lieue par heure, mais sa direction était incalculable : elle changeait à chaque instant, et faisait exactement le tour du compas dans douze heures, sans qu'il y eût un seul moment de mer étale. Dans l'espace de dix ou douze jours, nous n'eûmes qu'une seule belle éclaircie , qui nous permit d'apercevoir un îlot ou rocher situé par 30 degrés 45 minutes de latitude nord , et 121 degrés 20 minutes de longitude orientale: bientôt il s'embruma , et nous ignorons s'il est con- tigu au continent , ou s'il en est séparé par un large canal ; car nous n'eûmes jamais la vue de la côte, et notre moindre fond fut de vingt brasses. Le 19 mai 1787, après un calme qui durait de- puis quinze jours avec un brouillard très épais , les vents se fixèrent au nord-ouest, grand frais : le temps resta terne et blanchâtre, mais l'horizon s'étendit à plusieurs lieues. La mer, qui avait été si belle jusqu'alors, devint extrêmement grosse. J'étais

LA PÉROCSE. 320

à l'ancre par vingt-cinq brasses au moment de cette crise. Je fis signal d'appareiller, et je dirigeai ma route , sans perdre un instant, au nord-est-quart" est, vers l'ile Quelpaert, qui était le premier point de reconnaissance intéressant avant que d'entrer dans le canal du Japon. Cette île, qui n'est connue des Européens que par le naufrage du vaisseau hollandais Sparrow -hawk en 1635, était, à cette même époque, sous la domination du roi de Corée. Nous en eûmes connaissance le 21 mai , par le temps le plus beau possible, et dans les circonstances les plus favorables pour les observations de distance. Nous déterminâmes la pointe du sud, par 33 de- grés 14 minutes de latitude nord, et 124 degrés 15 minutes de longitude orientale. Je prolongeai, à deux iieues, toute la partie du sud-est, et je re- levai avec le plus grand soin un développement de douze lieues.

Il n'est guère possible de trouver une île qui offre un plus bel aspect : un pic d'environ mille toises, qu'on peut apercevoir de dix-huit à vingt lieues, s'élève au milieu de l'île, dont il est sans doute le réservoir; le terrain descend en pente très douce jusqu'à la mer, d'où les habitations pa- raissent en amphithéâtre. Le sol nous a semblé cul- tivé jusqu'à une très grande hauteur. Nous aper- cevions, à l'aide de nos lunettes, les divisions des champs : ils sont très morcelés, ce qui prouve une

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grande population. Les nuances très variées des différentes cultures rendaient la vue de cette île encore plus agréable. Elle appartient malheureu- sement à un peuple à qui toute communication est interdite avec les étrangers, et qui retient dans l'esclavage ceux qui ont le malheur de faire nau- frage sur ces côtes. Quelques-uns des Hollandais du vaisseau Sparrow-hawk y trouvèrent moyen , après une captivité de dix-huit ans, pendant la- quelle ils reçurent plusieurs bastonnades, d'enlever une barque, et de passer au Japon , d'où ils se ren- dirent à Batavia , et enfin à Amsterdam. Cette his- toire , dont nous avions la relation sous les yeux , n'était pas propre à nous engager à envoyer un canot au rivage. Nous avions vu deux pirogues s'en détacher; mais elles ne nous approchèrent jamais à une lieue, et il est vraisemblable que leur objet était seulement de nous observer, et peut-être de donner l'alarme sur la côte de Corée.

Je continuai ma route, et j'aperçus bientôt la pointe du nord-est de l'île Queîpaert à l'ouest; je fi5cai ma route au nord-nord-est pour approcher Corée. Nous vîmes de différentes îles ou rochers qui forment une chaîne plus de quinze lieues en avant du continent de Corée, par 35 degrés 15 minutes de latitude nord, et 127 degrés 7 mi- nutes de longitude orientale. Une brume épaisse nous cachait le continent, qui n'en est pas éloigné

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de plus de cinq à six lieues. Nous en eûmes la vue le lendemain, vers onze heures du matin : il parais- sait derrière les îlots ou rochers dont il était encore bordé. Nous pûmes faire les meilleures observa- tions de latitude et de longitude, ce qui était bien important pour la géographie , aucun vaisseau eu- ropéen connu n'ayant jamais parcouru ces mers , tracées sur nos mappemondes d'après des cartes japonaises ou coréennes, publiées par les jésuites.

Le 25 mai nous passâmes le détroit de Corée. La mer paraissait très ouverte au nord-est , et une assez grosse houle qui en venait achevait de confirmer cette opinion : nos relèvemens ne lais- sent rien à désirer sur leur exactitude. Comme la côte de Corée me parut plus intéressante à suivre que celle du Japon, je l'approchai à deux lieues , et fis une route parallèle à sa direction.

Le canal qui sépare la côte du continent de celle du Japon peut avoir quinze lieues; mais il est ré- tréci jusqu'à dix lieues, par des rochers qui, de- puis l'ile Quelpaert, n'ont pas cessé de border la côte méridionale de Corée, et qui ont fini seule- ment lorsque nous avons eu doublé la pointe du sud-est de cette presqu'île; en sorte que nous avons pu suivre le continent de très près, voir les mai- sons et les villes qui sont sur le bord de la mer, et reconnaître l'entrée des baies. Nous vîmes sui' des sommets de montagnes quelques fortifications

o;i2 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

qui ressetiiblent parfaitement à des forts euro- péens; et il est vraisemblable que les plus grands moyens de défense des Coréens sont dirigés contre les Japonais. Cette partie de la côte est très belle pour la navigation , car on n'y aperçoit aucun dan- ger, et l'on y trouve soixante brasses fond de vase, à trois lieues au large ; mais le pays est montueux et paraît très aride : la neige n'était pas entièrement fondue dans certaines ravines , et la terre semblait peu susceptible de culture.

Les habitations sont cependant très multipliées : nous comptâmes une douzaine de champans ou sommes qui naviguaient le long de la côte. Ces sommes ne paraissaient différer en rien de celles des Chinois; leurs voiles étaient pareillement faites de nattes. La vue de nos vaisseaux ne sembla leur causer que très peu d'effroi : il est vrai qu'elles étaient très près de terre, et qu'elles auraient eu le temps d'y arriver avant d'être jointes , si notre manœuvre leur eût inspiré quelque défiance. J'au- rais beaucoup désiré qu'elles eussent osé nous ac- coster; mais elles continuèrent leur route sans s'occuper de nous, et le spectacle que nous leur donnions, quoique bien nouveau, n'excita pas leur attention. Je vis cependant, à onze heures, deux bateaux mettre à la voile pour nous reconnaître , s'approcher de nous à une lieue, nous suivre pen- dant deux heures, et retourner ensuite dans le

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port d'où ils étaient sortis le matin : ainsi il est d'autant plus probable que nous avions jeté l'alarme sur la côte de Corée, que, dans l'après-midi, on vit des feux allumés sur toutes les pointes.

Cette journée du 26 fut une des plus belles de notre campagne et des plus intéressantes, par les relèvemens que nous avions faits d'un développe- ment de côte de plus de trente lieues.

Après avoir dépassé la partie la plus orientale et déterminé la côte la plus intéressante de Co- rée, je crus devoir diriger ma route sur la pointe du sud-ouest de l'île Niphon \ dont le capitaine King avait assujetti la pointe nord-est ou le cap Nabo à des observations exactes. Ces deux points devront enfin fixer les incertitudes des géographes, à qui il ne restera plus qu'à exercer leur imagina- tion sur les contours des côtes. Le 27 j'aperçus dans le nord-nord-est une île qui n'était portée sur aucune carte, et qui paraissait éloignée de la côte de Corée d'environ vingt lieues : je fis route afin de reconnaître cette île, que je nommai île Dagelet, du nom de cet astronome, qui la découvrit le pre-

^ La grande île de IViplion, avec celles de Kiusu et de Sikohf. constitue ce qu'on nomme l'empire du Japon. L'île INiphon a trois cent vingt-cinq lieues de long sur huit à cinquante de large. Sa capitale est ledo , au fond d'un golfe du même nom, dans la partie sud-est de l'île, et c'est aussi la capitale de l'empire jn])onais. L'île Kiu-Siu a quatre-vingts lieues de long , et celle de Sikohf ou Sikoki, soixante. Des traites de géographie apprendront le sur plus au lerieur.

331 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

mier. Elle n'a guère que trois lieues de circonfé- rence : sa pointe nord -est gît par 37 degrés 25 mi- nutes de latitude nord , et 1 29 degrés 2 minutes de longitude orientale ; elle est très escarpée , mais couverte depuis la cime jusqu'au bord de la mer, des plus beaux arbres. Un rempart de roc vif, et presque aussi à pic qu'une muraille, la cerne dans tout son contour, à l'exception de sept petites anses de sable sur lesquelles il est possible de débarquer: c'est dans ces anses que nous aperçûmes sur le chantier des bateaux d'une forme tout-à-fait chi- noise. La vue de nos vaisseaux qui passaient à une petite portée de canon avait sans doute effrayé les ouvriers, et ils avaient fui dans le bois dont leur chantier n'était pas éloigné de cinquante pas : nous ne vîmes d'ailleurs que quelques cabanes , sans village ni culture. Ainsi il est très vraisem- blable que des charpentiers coréens, qui ne sont éloignés de l'île Dagelet que d'une vingtaine de lieues, passent en été avec des provisions dans cette île, pour y construire des bateaux, qu'ils vendent sur le continent. Cette opinion est presque une certitude; car, après que nous eûmes doublé sa pointe occidentale, les ouvriers d'un autre chan- tier qui n'avaient pas pu voir venir le vaisseau , ca- ché par cette pointe, furent surpris par nous au- près de leurs pièces de bois, travaillant à leurs bateaux; et nous les vîmes s'enfuir dans les forets,

LA PÉROUSE. 335.

à l'exception de deux ou trois auxquels nous ne parûmes inspirer aucune crainte. Je désirais trou- ver un mouillage pour persuader à ces peuples , par des bienfaits, que nous n'étions pas leurs en- nemis ; mais des courans assez violens nous éloi- gnaient de terre.

§ ^7.

Route vers la partie du nord-ouest du Japon. Vue du cap Noto et de l'île Jootsi-Sima. Détails sur cette île. Latitude et longi- tude de cette partie du Japon. Rencontre de plusieurs bâti- mens japonais et chinois. Nous retournons vers la côte de Tar- tarie , sur laquelle nous attérissons par 42 degrés de latitude nord. Relâche à la baie de Ternai. Ses productions. Détails sur ce pays. Nous en appareillons après y avoir resté seulement trois jours. Relâche à la baie de Suffren.

Le 30 mai 1787, je dirigeai ma route à l'est vers le Japon ; mais ce ne fut qu'à bien petites jour- nées que j'approchai de la côte. Les vents nous fu- rent si constamment contraires, et le temps était si précieux pour nous que, sans l'extrême impor- tance que je mettais k déterminer au moins un point ou deux de la côte occidentale de File ]\i- phon , j'aurais abandonné cette reconnaissance et foit route, vent arrière, vers la côte de Tartarie. Le 2 juin , par 37 degrés 38 minutes de latitude nord , et 132 degrés 10 minutes de longitude orientale, suivant nos horloges marines, nous eûmes con-

33G VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

naissance de deux bâtimens japonnais, dont un passa à la portée de notre voix : il avait vingt hommes d'équipage, tous vêtus de soutanes bleues , de la forme de celles de nos prêtres. Ce bâ- timent, du port d'environ cent tonneaux, avait un seul mat très élevé, planté au milieu, et qui paraissait n'être qu'un fagot de màtereaux réu- nis par des cercles de cuivre et des rostures. Sa voile était de toile : les lés n'en étaient point cou- sus , mais lancés dans le sens de la longueur. Cette voile me parut immense; et deux focs avec une ci- vadière composaient le reste de sa voilure. Une pe- tite galerie de trois pieds de largeur régnait en saillie sur les deux côtés de ce bâtiment , et se pro- longeait depuis l'arrière jusqu'au tiers de la lon- gueur; elle portait sur la tête des baux qui étaient saillans et peints en vert. Le canot , placé en tra- vers de l'avant, excédait de sept ou huit pieds la largeur du vaisseau, qui avait d'ailleurs une ton- ture très ordinaire , une poupe plate avec de pe- tites fenêtres, fort peu de sculpture, et ne res- semblait aux sommes chinoises que par la manière d'attacher le gouvernail avec des cordes. Sa galerie latérale n'était élevée que de deux ou trois pieds au-dessus de la flottaison, et les extrémités du ca- not devaient toucher l'eau dans les roulis. Tout me fit juger que ces bâtimens n'étaient pas destinés à s'éloigner des côtes . et qu'on n'y serait pas sans

LA PÉROUSE. 337

danger dans les grosses mers, pendant un coup de vent : il est vraisemblable que les Japonais ont pour l'hiver des embarcations plus propres à bra- ver le mauvais temps. Nous passâmes si près de ce bâtiment, que nous observâmes jusqu'à la physio- nomie des individus : elle n'exprima jamais la crainte , pas même l'étonnement. Ils ne changèrent de route que lorsqu'à portée de pistolet de l as- trolabe ils craignirent d'aborder cette frégate. Ils avaient un petit pavillon japonais blanc, sur le- quel on lisait des mots écrits verticalement. Le nom du vaisseau était sur une espèce de tambour placé à côté du mât de ce pavillon. L' Astrolabe le héla en passant : nous ne comprîmes pas plus sa réponse qu'il n'avait compris notre question ; et il continua sa route au sud, bien empressé sans doute d'aller annoncer la rencontre de deux vais- seaux étrangers dans des mers aucun navire eu- ropéen n'avait pénétré jusqu'à nous.

Le 4 au matin, par 133 degrés 17 minutes de longitude orientale, et 37 degrés 13 minutes de latitude nord, nous crûmes voir la terre; mais le temps était extrêmement embrumé, et bientôt no- tre horizon s'étendit à un quart de lieue au plus. Nous aperçûmes, à différentes époques de la jour- née , sept bâtimens chinois, matés comme celui que j'ai décrit, mais sans galerie latérale, et, quoi- que plus petits, d'une construction plus propre à

Xn. 22

338 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

soutenir le mauvais temps, lis ressemblaient ab- solument à celui qu'aperçut le capitaine King lors du troisième voyage de Cook, ayant de même les trois bandes noires dans la partie concave de leur voile; du port également de trente ou quarante tonneaux, avec huit hommes d'équipage. Pendant la force du vent, nous en vîmes un à sec» Son mât, nu comme ceux des chasse-marées, n'était ar- rêté que par deux haubans et un étai qui portait sur l'avant : car ces bâtimens n'ont point de beau- pré , mais seulement un mâtereau de huit ou dix pieds d'élévation, posé verticalement, auquel les Chinois gréent une petite misaine comme celle d'un canot. Ces bâtimens ne naviguent jamais que le long des côtes. -

La journée du lendemain fut extrêmement bru- meuse. Nous aperçûmes encore deux bâtimens ja- ponais, et ce ne fut que le 6 que nous eûmes connaissance du cap Noto et de l'île Jootsi-Sima ^, qui en est séparée par un canal d'environ cinq lieues. Le temps était clair et l'horizon très étendu;

' Tous les géographes jusqu'à ce jour ont donné le nom de Jootsi-Sima à l'île qui est dans le nord-est du cap Noto. La Pé- rouse attribue ici ce même nom à une autre ile qu'il a reconnue à cinq lieues dans le nord-ouest de ce cap, et qui est marquée sur toutes les cartes sans y être nommée. Cette attribution provient- elle d'une erreur de La Pérouse? c'est ce que j'ignore; mais j'ai cru devoir, par cette observation, éviter l'équivoque qui pouvait naître de deux îles du même nom aussi rapprochées du même rap. {Note de Milet-Mureau.)

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quoiqu'à six lieues de la terre, nous en distinguions les détails, les arbres , les rivières et les éboule- mens. Des îlots ou rochers que nous côtoyâmes à deux lieues, et qui étaient liés entre eux par des cliaines de roches à fleur d'eau, nous empêchèrent d'approcher plus près de la côte, A deux heures nous aperçûmes File Jootsi-Sima dans le nord-est : je dirigeai ma route pour en prolonger la partie occidentale, et bientôt nous fûmes obligés de ser- rer le vent pour doubler les brisans, bien dange- reux pendant la brume qui, dans cette saison, dérobe presque toujours à la vue les côtes septen- trionales du Japon. Celte lie est petite , plate, mais bien boisée et d'un aspect fort agréable. Je crois que sa circonférence n'excède pas deux lieues : elle nous a paru très habitée. Nous avons remarqué entre les maisons des édifices considérables , et auprès d'une espèce de château qui était à la pointe du sud-ouest nous avons distingué des fourches patibulaires, ou au moins des piUers avec une large poutre posée dessus en travers : peut-être ces piliers avaient-ils une tout autre destination. 11 serait assez singulier que les usages des Japo- nais, si différens des nôtres, s'en fussent rappro- chés sur ce point.

Le cap Noto, sur la côte du Japon, donnera, avec le cap Nabo sur la côte orientale, la largeur de cet empire dans la partie septentrionale. Nos dé-

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terminations feront connaître la largeur de la mer de Tartarie, vers laquelle je pris le parti de diriger ma route. La côte du Japon qui fuit au-delà du cap Noto, à soixante lieues dans l'est , et les brumes continuelles qui enveloppent ces îles auraient peut- être exigé le reste de la saison pour pouvoir pro- longer et relever l'île Niphon jusqu'au cap San- gaar : nous avions un bien plus vaste champ de découvertes à parcourir sur la côte de Tartarie et dans le détroit de Tessoy. Je crus donc ne pas de- voir perdre un instant pour y arriver prompte- ment : je n'avais d'ailleurs eu d'autre objet dans ma recherche de la côte du Japon que d'assigner à la mer de Tartarie ses vraies limites du nord au sud-

Nos observations placent le cap Noto par 37 de- grés 36 minutes de latitude nord, et 135 degrés 34 minutes de longitude orientale; l'île Jootsi-Sima par 37 degrés 51 minutes de latitude , et 135 degrés 20 minutes de longitude ; un îlot ou rocher qui est à l'ouest du cap Noto par 37 degrés 36 minutes de latitude, et 135 degrés 14 minutes de longi- tude; et la pointe la plus sud qui était à notre vue, sur l'île Niphon, par 37 degrés 18 minutes de latitude, et 135 degrés 5 minutes de longitude. Ces courtes observations nous ont coûté dix jours d'une navigation bien laborieuse, au milieu des

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brumes: nous croyons que les géographes trouve- ront ce temps bien employé.

Nous avons relevé la côte de Corée avec la plus grande exactitude, jusqu'au point elle cesse de courir au nord-est et elle prend une direction vers l'ouest, ce qui nous a forcés de gagner les 37 degrés nord. Les vents de sud les plus cons- tans et les plus opiniâtres s'étaient opposés au pro- jet que j'avais formé de voir et de déterminer la pointe la plus méridionale et la plus occidentale de l'île iNiphon ; ces mêmes vents de sud nous sui- virent jusqu'à la vue de la côte de Tartarie , dont nous eûmes connaissance le 1 1 juin. Le temps s'était éclairci la veille ; le baromètre , descendu à vingt- sept pouces sept lignes, y demeurait stationnaire ; et c'est pendant que le baromètre est resté à ce point, que nous avons joui des deux plus beaux jours de cette campagne.

Le point de la côte sur lequel nous attérîmes est précisément celui qui sépare la Corée de la Tartarie des Mantchoux : c'est une terre très éle- vée que nous aperçûmes le 1 1 à vingt lieues de distance. Les montagnes, sans avoir l'élévation de celles de la côte de l'Amérique , ont au moins six ou sept cents toises de hauteur. Nous ne commen- çâmes à trouver fond qu'à quatre lieues de terre , par cent quatre-vingts brasses , sable vaseux; et , à une lieue du rivage, il y avait encore quatre-vingt-

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quatre brasses. J'approchai la côte à cette distance : elle était très escarpée , mais couverte d'arbres et de verdure. On apercevait, sur la cime des plus hautes montagnes , de la neige , mais en très petite quantité ; on n'y voyait d'ailleurs aucune trace de culture ni d'habitation , et nous pensâmes que les Tartares Mantchoux , qui sont nomades et pas- teurs , préféraient à ces bois et à ces montagnes des plaines et des vallons leurs troupeaux trouvaient une nourriture plus abondante. Dans cette longueur de côte de plus de quarante lieues , nous ne ren- contrâmes l'embouchure d'aucune rivière.

Jusqu'à ce moment la côte avait couru au nord- est un quart nord ; nous étions déjà par 44 degrés de latitude , et nous avions atteint celle que les géo- graphes donnent au prétendu détroit de Tessoy ; mais nous nous trouvions Ô degrés plus ouest que la longitude donnée à ce détroit : ces 5 degrés doi- vent être retranchés de la Tartarie, et ajoutés au canal qui la sépare des lies situées au nord du Japon.

Les journées du 15 et du 16 furent très bru- meuses. Nous nous éloignâmes peu de la côte de Tartarie, et nous en avions connaissance dans les éclaircies ; mais ce dernier jour sera marqué dans notre journal par l'illusion la plus complète dont j'aie été témoin depuis que je navigue.

Le plus beau ciel succéda , à quatre heures du

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soir, à la brume la plus épaisse : nous découvrîmes le continent qui s'étendait de l'ouest au nord-est, et peu après, dans le sud, une grande terre qui allait rejoindre la Tartarie vers l'ouest, ne laissant pas entre elle et le continent une ouverture de 15 degrés. Nous distinguions les montagnes, les ra- vins, enfin tous les détails du terrain; et nous ne pouvions pas concevoir par nous étions entrés dans ce détroit , qui ne pouvait être que celui de Tessoy , à la recherche duquel nous avions renoncé Dans cette situation , je crus devoir serrer le vent et gouverner au sud-sud-est; mais bientôt ces mor- nes, ces ravins disparurent. Le banc de brume le plus extraordinaire que j'eusse jamais vu avait occasioné notre erreur. Nous le vîmes se dissiper : ses formes, ses teintes s'élevèrent, se perdirent dans la région des nuages , et nous eûmes encore assez de jour pour qu'il ne nous restât aucune incerti- tude sur l'inexistence de cette terre fantastique. Je fis route toute la nuit sur l'espace de mer qu'elle avait paru occuper, et, au jour, rien ne se montra à nos yeux : l'horizon était cependant si étendu , que nous voyions parfaitement la côte de Taitarie, éloignée de plus de quinze lieues. Je fis roule pour l'approcher; mais à huit heures du matin la brume nous environna. Nous avions heureusement eu le temps de faire de bons relèvemcns et de recon- naître les pointes de la veille. Ainsi il n'y a aucune

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lacune sur notre carte de Tartarie, depuis notre attérage par les 42 degrés jusqu'au détroit de Sé- galien.

Depuis que nous prolongions la terre , nous n'a- vions vu aucune trace d'habitation : pas une seule pirogue ne s'était détachée de la côte; et ce pays, quoique couvert des plus beaux arbres qui annon- cent un sol fertile , semble être dédaigné des Tar- tares et des Japonais. Ces peuples pourraient y former de brillantes colonies ; mais la politique de ces derniers est d'empêcher toute émigration et toute communication avec les étrangers : ils com- prennent souscettedénomination les Chinois comme les Européens.

Le 23 je fis route pour une baie que je voyais dans l'ouest-nord-ouest, et il était vraisembla- ble que nous trouverions un bon mouillage. Nous y laissâmes tomber l'ancre à six heures du soir , à une demi-lieue du rivage. Je la nommai baie de Ternai : elle est située par 45 degrés 13 mi- nutes de latitude nord, et 135 degrés 9 minutes de longitude orientale. Quoiqu'elle soit ouverte aux vents d'est, j'ai lieu de croire qu'ils n'y bat- tent jamais en côte , et qu'ils suivent la direction des terres. Le fond y est de sable : il diminue gra- duellement jusqu'à six brasses à une encablure du rivage. La marée y monte de cinq pieds; son établissement , les jours de nouvelle et pleine lune.

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est à huit heures quinze minutes; mais le fiux et le reflux n'altèrent pas la direction du courant à une demi-lieue au large : celui que nous éprouvions au mouillage n'a jamais varié que du sud-ouest au sud-est, et sa plus grande vitesse a été d'un mille par heure.

Partis de Manille depuis soixante-quinze jours , nous avions, à la vérité, prolongé les côtes de l'île Quelpaert, de Corée, du Japon; mais ces con- trées, habitées par des peuples barbares envers les étrangers, ne nous avaient pas permis de songer à y relâcher. Nous savions au contraire que les Tartares étaient hospitaliers, et nos forces suffi- saient d'ailleurs pour imposer aux petites peu- plades que nous pouvions rencontrer sur le bord de la mer. Nous brûlions d'impatience d'aller re- connaître cette terre dont notre imagination était occupée depuis notre départ de France : c'était la seule partie du globe qui eût échappé à l'activité infatigable du capitaine Cook; et nous devons peut- être au funeste événement qui a terminé ses jours le petit avantage d'y avoir abordé les premiers. Il nous était prouvé que le Kastrikum n'avait jamais navigué sur la côte de Tartarie ; et nous nous flat- tions de trouver dans le cours de cette campagne de nouvelles preuves de cette vérité.

Les géographes qui, sur le rapport du père des Anges et d'après quelques cartes japonaises , avaient

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tracé le détroit de ïessoy, déterminé les limites du Jesso, de la terre de la Compagnie et de celle des Etats, avaient tellement défiguré la géographie de cette partie de l'Asie , qu'il était nécessaire de terminer à cet égard toutes les anciennes discus- sions par des faits incontestables K La latitude de la baie de Ternai était précisément la même que celle du port d'Acqueis avaient abordé les Hol- landais : néanmoins le lecteur en trouvera la des- cription bien différente.

Cinq petites anses, semblables aux côtés d'un polygone régulier, forment le contour de cette rade; elles sont séparées entre elles par des coteaux couverts d'arbres jusqu'à la cime. Le printemps le plus frais n'a jamais offert en France des nuances d'un vert si vigoureux et si varié ; et quoique nous n'eussions aperçu, depuis que nous prolongions la côte, ni une seule pirogue ni un seul feu, nous ne pouvions croire qu'un pays qui paraissait aussi fertile, à une si grande proximité de la Chine, fût sans habitans. Avant que nos canots eussent dé-

^ Presque tous les géographes qui ont tracé , au nord du Ja- pon, une îie sous le nom de Jeço, Yeço ou Jesso, l'ont séparée de la Tartarie par un détroit auquel ils ont donné le nom de Tessoy. Cette erreur s'est perpétuée , et l'on voit sur toutes les cartes an- ciennes ce détroit imaginaire vers le 43® degré de latitude nord. Sa prétendue existence doit avoir eu pour origine le détroit réel qui sépare rile Ségalien du continent, et que Guillaume Delisle a aussi nommé détroit de Tessoy sur une carte d'Asie dressée en 1700. [Noie de Milet-Mureau .)

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barque , nos lunettes étaient tournées vers le ri- vage; mais nous n'apercevions que des cerfs et des ours qui paissaient tranquillement sur le bord de la mer. Cette vue augmenta l'impatience que cha- cun avait de descendre. Les armes furent prépa- rées avec autant d'activité que si nous eussions eu à nous défendre contre des ennemis; et, pendant qu'on faisait ces dispositions, des matelots pécheurs avaient déjà pris à la ligne douze ou quinze mo- rues. Les habitans des villes se peindraient diffici- lement les sensations que les navigateurs éprouvent à la vue d'une pèche abondante. Les vivres frais sont des besoins pour tous les hommes; et les moins savoureux sont bien plus salubres que les viandes salées le mieux conservées.

Je donnai ordre aussitôt d'enfermer les salai- sons et de les garder pour des circonstances moins heureuses; je fis préparer des futailles pour les l'emplir d'une eau fraîche et limpide qui coulait en ruisseau dans chaque anse , et j'envoyai chercher des herbes potagères dans les prairies, l'on trouva une immense quantité de petits ognons, du céleri et de l'oseille. Le sol était tapissé des mêmes plantes qui croissent dans nos climats, mais plus vertes et plus vigoureuses : la phipart étaient en fleur. On rencontrait à cliaque pas des roses , des lis jaunes, des lis rouges, des muguets et généra- lement toutes nos fleurs des prés. Les pins courou-

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naient le sommet des montagnes; les chênes ne commençaient qu'à mi-côte, et ils diminuaient de grosseur et de vigueur à mesure qu'ils approchaient de la mer : les bords des rivières et des ruisseaux étaient plantés de saules, de bouleaux, d'érables; et sur la lisière des grands bois, on voyait des pommiers et des azeroliers en fleurs, avec des mas- sifs de noisetiers dont les fruits commençaient à se nouer.

Notre surprise redoublait lorsque nous songions qu'un excédant de population surcharge le vaste empire de la Chine, au point que les lois n'y sé- vissent pas contre les pères assez barbares pour noyer et détruire leurs enfans; et que ce peuple, dont on vante tant la police, n'ose point s'étendre au-delà de sa muraille pour tirer sa subsistance d'une terre dont il faudrait plutôt arrêter que pro- voquer la végétation. Nous trouvions, à la vérité, à chaque pas, des traces d'homme marquées par des destructions ; plusieurs arbres coupés avec des instrumens tranchans; les vestiges des ravages du feu paraissaient en vingt endroits, et nous aper- çûmes quelques abris qui avaient été élevés par des chasseurs au coin du bois. On rencontrait aussi de petits paniers d'écorce de bouleau , cousus avec du fil, et absolument semblables à ceux des Indiens du Canada; des raquettes propres à marcher sur la neige: (oui enfsn tious fit juger que des Tartares

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s'approchent des bords de la mer dans la saison de la pêche et de la chasse; qu'en ce moment i!s étaient rassemblés en peuplades le long des ri- vières , et que le gros de la nation vivait dans l'in- térieur des terres sur un sol peut-être plus propre à la multiplication de ses immenses troupeaux.

Trois canots des deux frégates , remplis d'officiers et de passagers, abordèrent dans l'anse aux Ours à six heures et demie; et à sept heures, ils avaient déjà tiré plusieurs coups de fusil sur différentes bêtes sauvages qui s'étaient enfoncées très promp- tement dans les bois. Trois jeunes faons furent seuls victimes de leur inexpérience : la joie bruyante de nos nouveaux débarqués aurait du leur faire gagner des bois inaccessibles dont ils étaient peu éloignés. Ces prairies, si ravissantes à la vue, ne pouvaient presque pas être traversées : l'herbe épaisse y était élevée de trois ou quatre pieds, en sorte qu'on s'y trouvait comme noyé, et dans l'im- possibilité de diriger sa route. On avait d'ailleurs à craindre d'y être piqué par des serpens. dont nous avions rencontré un grand nombre sur le bord des ruisseaux, quoique nous n'eussions fait aucune expérience sur la qualité de leur venin. Cette terre n'était donc pour nous qu'une magnifique solitude; les plages de sable du rivage étaient seules praticables, et partout ailleurs on ne pouvait qu'a- vec des fatigues incroyables traverser les plus

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petits espaces. La passion de la chasse les fit cepen- dant franchir à M. de Langle et à plusieurs autres officiers ou naturalistes, mais sans aucun succès; et nous pensâmes qu'on n'en pouvait obtenir qu'avec une extrême patience, dans un grand silence, et en se postant à l'affût sur le passage des ours et des cerfs, marqué par leurs traces.

Ce plan fut arrêté pour le lendemain; il était cependant d'une exécution difficile , et l'on ne fait guère dix mille lieues par mer pour aller se mor- fondre dans l'attente d'une proie au milieu d'un marais rempli de maringouins. Nous en fîmes néan- moins l'essai le 25 au soir , après avoir inutilement couru toute la journée : mais chacun ayant pris son poste à neuf heures , et à dix heures , instant au- quel, selon nous , les ours auraient être arrivés, rien n'ayant paru , nous fûmes obligés d'avouer gé- néralement que la pêche nous convenait mieux que la chasse. Nous y obtînmes effectivement plus de succès. Chacune des cinq anses qui forment le con- tour de la baie de Ternai offrait un lieu commode pour étendre la seine , et avait un ruisseau auprès duquel notre cuisine était établie : les poissons n'a- vaient qu'un saut à faire des bords de la mer dans nos marmites. Nous prîmes des morues, des gron- deurs, des truites, des saumons, des harengs, des plies : nos équipages en eurent abondamment à chaque repas. Ce poisson et les différentes herbes

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qui Tassaisonnèrent , pendant les trois jours de no- tre relâche, furent au moins un préservatif contre les atteintes du scorbut ; car personne de l'équipage n'en avait eu jusqu'alors aucun symptôme, mal- gré l'humidité froide occasionée par des brumes presque continuelles, que nous avions combattue avec des brasiers placés sous les hamacs des ma- telote, lorsque le temps ne permettait pas de faire branle-bas.

Ce fut à la suite d'une de ces parties de pèche, que nous découvrîmes, sur le bord d'un ruisseau, un tombeau tartare, placé à côté d'une case ruinée , et presque enterré dans l'herbe. Notre curiosité nous porta à l'ouvrir, et nous y vîmes deux per- sonnes placées l'une à côté de l'autre. Leurs têtes étaient couvertes d'une calotte de taffetas : leurs corps, enveloppés dans une peau d'ours, avaient une ceinture de cette même peau, à laquelle pen- daient de petites monnaies chinoises et différens bijoux de cuivre. Des rassades bleues étaient ré- pandues et comme semées dans ce tombeau. Nous y trouvâmes aussi dix ou douze espèces de brace- lets d'argent, du poids de deux gros chacun, que nous apprîmes par la suite être des pendans d'o- reilles; une hache de fer, un couteau du même métal, une cuillère de bois, un peigne, un pe- tit sac de nankin bleu, plein de riz. Rien n'était encore dans l'état de décomposition , et l'on ne

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pouvait guère donner plus d'un an d'ancienneté à ce monument. Sa construction nous parut infé- rieure à celle des tombeaux de la baie des Fran- çais ; elle ne consistait qu'en un petit mulon formé de tronçons d'arbres , revêtu décorée de bouleau : on avîîit laissé entre eux un vide pour y déposer les deux cadavres. Nous eûmes grand soin de les recouvrir, remettant religieusement chaque diose à sa place, après avoir seulement emporté une très petite partie des divers objets contenus dans ce tombeau, afin de constater notre découverte. IVous ne pouvions pas douter que les Tartares chasseurs ne fissent de fréquentes descentes dans cette baie : une pirogue, laissée auprès de ce monument, nous annonçait qu'ils y venaient par mer, sans doute de l'embouchure de quelque rivière que nous n'avions pas encore aperçue.

Les monnaies chinoises, le nankin bleu, le taf fêtas, les calottes, prouvent que ces peuples sont en commerce réglé avec ceux de la Chine, et il est vraisemblable qu'ils sont sujets aussi de cet empire.

Le riz renfermé dans le petit sac de nankin bleu , désigne une coutume chinoise fondée sur l'opinion d'une continuation de besoins dans l'autre vie : enfin, la hache, le couteau, la tunique de peau d'ours, le peigne, tous ces objets ont un rapport très marqué avec ceux dont se servent les Indiens

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de l'Amérique; et comme ces peuples n'ont peut- être jamais communiqué ensemble , de tels points de conformité entre eux ne peuvent-ils pas faire conjecturer que les hommes , dans le même degré de civilisation, et sous les mêmes latitudes, adop- tent presque les mêmes usages, et que, s'ils étaient exactement dans les mêmes circonstances, ils ne différeraient pas plus entre eux que les loups du Canada ne diffèrent de ceux de l'Europe ?

Le spectacle ravissant que nous présentait cette partie de la Tartarie orientale n'avait cependant rien d'intéressant pour nos botanistes et nos litho- logistes. Les plantes y sont absolument les mêmes que celles de France , et les substances dont le sol est composé n'en diffèrent pas davantage. Des schistes , des quartz , du jaspe , du porphyre violet , de petits cristaux, des roches roulées, voilà les échantillons que les lits des rivières nous ont of- ferts, sans que nous ayons pu y voir la moindre trace de métaux. La mine de fer, qui est générale- ment répandue sur tout le globe , ne paraissait que décomposée en chaux , servant, comme un vernis, à colorer différentes pierres. Les oiseaux de mer et de terre étaient aussi fort rares; nous vîmes cependant des corbeaux , des tourterelles , des cailles, des bergeronnettes, des hirondelles, des gobe-mouches, des albatros, des goélands, des macareux, des butors et des canards; mais la nature

XIF. 23

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n'était point animée pai" le vol d'oiseaux innombra- bles qu'on rencontre en d'autres pays inhabités. A la baie de Ternai, ils étaient solitaires, et le plus sombre silence régnait dans l'intérieur des bois. Les coquilles n'étaient pas moins rares : nous ne trouvâmes sur le sable que des détrimens de mou- les , de lépas , de limaçons et de pourpres.

Enfin, le 27 juin au matin, après avoir déposé à terre différentes médailles avec une bouteille et une inscription qui contenait la date de notre ar- rivée, les vents ayant passé au sud, je mis à la voile, et je prolongeai la côte à deux tiers de lieue du rivage, assez près pour distinguer l'embouchure du plus petit ruisseau. Nous fîmes ainsi cinquante lieues avec le plus beau temps que des navigateurs puissent désirer. Les vents, qui passèrent au nord le 29, à onze heures du soir, m'obligèrent de prendre la bordée de l'est, et de m'éloigner ainsi de terre : nous étions alors par 46 degrés 50 minutes de lati- tude nord. Nous nous en rapprochâmes le lende- main. Quoique le temps fût très brumeux, l'hori- zon ayant cependant trois lieues d'étendue, nous relevâmes la même côte que nous avions aperçue la veille dans le nord , et qui nous restait à l'ouest : elle était plus basse , plus coupée de petits mornes, et nous ne trouvâmes à deux lieues au large que trente brasses , fond de roche. Nous restâmes en calme plat sur cette espèce de banc, et nous prîmes

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plus de quatre-vingts morues. Un petit vent du sud nous pernait de nous en éloigner pendant la nuit, et au jour nous revîmes la terre à quatre lieues : elle ne paraissait s'étendre que jusqu'au nord- nord-ouest; mais la brume nous cachait les poin- tes plus au nord. Nous continuâmes à prolonger de très près la côte , dont la direction était nord- quart-nord-est.

Le l^'^ juillet, une brume épaisse nous ayant en- veloppés à une si petite distance de terre, que nous entendions la lame déferler sur le rivage, je fis signal de mouiller. Le temps fut si brumeux jus- qu'au 4, qu'il nous fut impossible de faire aucun relèvement, ni d'envoyer nos canots à terre; mais nous prîmes plus de huit cents morues. J'ordonnai de saler et de mettre en barriques l'excédant de notre consommation. La drague rapporta aussi une assez grande quantité d'huîtres , dont la nacre était si belle, qu'il paraissait très possible qu'elles con- tinssent des perles, quoique nous n'en eussions trouvé que deux à demi formées dans le talon. Cette rencontre rend très vraisemblable le récit des jésuites, qui nous ont appris qu'il se fait une pêche de perles à l'embouchure de plusieurs rivières de la Tartarie orientale; mais on doit supposer que c'est vers le sud, aux environs de Corée, car plus au nord le pays est trop dépourvu d'ha- bitans pour qu'on puisse y effectuer un pareil tra-

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vail, puisque après avoir parcouru deux cents lieues de cette côte , souvent à la portée du canon , et toujours à une petite distance de terre, nous n'a- vons aperçu ni pirogues ni maisons; et nous n'a- vons vu , lorsque nous sommes descendus à terre , que les traces de quelques chasseurs, qui ne pa- raissent pas s'établir dans les lieux que nous visi- tions.

Le 4 nous vîmes une grande baie dans laquelle coulait une rivière de quinze à vingt toises de lar- geur. Un canot de chaque frégate, aux ordres de MM. de Vaujuas et Darbaud , fut armé pour aller la reconnaître. La descente était facile , et le fond montait graduellement jusqu'au rivage. L'aspect du pays est à peu près le même que celui de la baie de Ternai, et quoiqu'à trois degrés plus au nord, les productions de la terre et les substances dont elle est composée n'en diffèrent que très peu.

Les traces d'habitans étaient ici beaucoup plus fraîches : on voyait des branches d'arbre coupées avec un instrument tranchant, auxquelles les feuil- les vertes tenaient encore; deux peaux d'élans, très artistement tendues sur de petits morceaux de bois, avaient été laissées à côté d'une petite cabane qui ne pouvait loger une famille, mais qui suffi- sait pour servir d'abri à deux ou trois chasseurs, et peut-être y en avait-il un petit nombre que la crainte avait fait fuir dans les bois. M. de Vaujuas

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crut devoir emporter une de ces peaux ; mais il laissa en échange des haches et d'autres instrumens de fer d'une valeur centuple de la peau d'élan qui me fut envoyée. Le rapport de cet officier et celui des différens naturalistes ne me donnèrent aucune envie de prolonger mon séjour dans cette baie, à laquelle je donnai le nom de baie de Suffren.

§ 18.

Nous continuons de faire route au nord. Reconnaissance d'un pic dans l'est. Nous nous apercevons que nous naviguons dans un canal. Nous dirigeons noire route vers la côte de Tîle Ségalien. Relâche à la baie de Langle. Mœurs et coutumes des habitans. Nous prolongeons la côte de l'ile. Relâche à la baie d'Estaing. Départ. Nous trouvons que le canal entre l'ile et le continent de la Tartarie est obstrué par des bancs. Arrivée à la baie de Cas- tries sur la côte de Tartarie.

J'appareillai de la baie de Suffren avec une petite brise du nord-est, à l'aide de laquelle je crus pouvoir m'éloigner de la côte. Cette baie est située par 47 degrés 51 minutes de latitude nord , et 137 degrés 25 minutes de longitude orientale. Nous donnâmes plusieurs coups de drague en partant , et nous prîmes dçs huîtres, auxquelles étaieiit atta- chées des poulettes, petites coquilles bivalves que très communément on rencontre pétrifiées en Eu- rope, et dont on n'a trouvé l'analogue que depuis quelques années dans les mers de Provence ; de

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gros buccins, beaucoup d'oursins de l'espèce com- mune , une grande quantité d'étoiles et d'holothu- ries , avec de très petits morceaux d'un joli corail. La brume et le calme nous obligèrent à mouiller à une lieue plus au large. Nous continuâmes à pren- dre des morues, mais c'était un faible dédommage- ment de la perte du temps pendant lequel la saison s'écoulait trop rapidement , eu égard au désir que nous avions d'explorer entièrement cette mer. Enfin, le 5 , malgré la brume , la brise ayant fraîchi du sud-ouest, je mis à la voile. Nous prolongeâmes la côte. Nous nous flattions d'arriver le 6 , avant la nuit , au 50^ degré de latitude , terme que j Wais fixé pour cesser notre navigation sur la côte de Tartarie , et retourner vers le Jesso et l'Oku-Jesso , bien certain , s'ils n'existaient pas , de rencontrer au moins les Kuriles en avançant vers l'est; mais à huit heures du matin nous eûmes connaissance d'une ile qui paraissait très étendue, et qui formait avec la Tartarie une ouverture de 30 degrés. Nous ne distinguions aucune pointe de l'île , et ne pou- vions relever que des sommets , qui , s'étendant jusqu'au sud-est, annonçaient que nous étions déjà assez avancés dans le canal qui la sépare du con- tinent. Notre latitude était dans ce moment de 48 degrés 35 minutes, et celle de l Astrolabe , c\m avait chassé deux lieues en avant , de 48 degrés 40 minutes. Je pensai d'abord que c'était l'île Se-

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galien , dont la partie méridionale avait été placée par les géographes deux degrés trop au nord, et je jugeai que si je dirigeais ma route dans le canal, je serais forcé de le suivre jusqu'à sa sortie dans la mer d'Okhotsk , à cause de l'opiniâtreté des vents de sud , qui , pendant cette saison , régnent cons- tamment dans ces parages. Cette situation eût mis un obstacle invincible au désir que j'avais d'explo- rer entièrement cette mer , et , après avoir levé la carte la plus exacte de la côte de Tartarie , il ne me restait pour effectuer ce plan qu'à prolonger à l'ouest les premières îles que je rencontrerais jus- qu'au 44^ degré : en conséquence je dirigeai ma route vers le sud-est.

L'aspect de cette terre était bien différent de celui de la Tartarie : on n'y apercevait que des ro- chers arides , dont les cavités conservaient encore de la neige ; mais nous en étions à une trop grande distance pour découvrir les terres basses , qui pou- vaient, comme celles du continent, être couvertes d'arbres et de verdure. Je donnai à la plus élevée de ces montagnes, qui se termine comme le sou- pirail d'un fourneau , le nom de pic Lamanon , à cause de sa forme volcanique, et parce que le phy- sicien de ce nom a fait une étude particulière de différentes matières mises en fusion par le feu des volcans.

Les vents du sud me forcèrent de louvoyer ,

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toutes voiles dehors, pour doubler l'extrémité mé- ridionale de la nouvelle terre, dont nous n'avions pas aperçu la fin. 11 ne nous avait été possible que de relever des sommets , durant quelques minutes, une brume épaisse nous ayant enveloppés; mais la sonde s'étendait à trois ou quatre lieues de la côte de Tartarie vers l'ouest, et, en courant vers l'est, je virais de bord, lorsque nous trouvâmes qua- rante-huit brasses. J'ignorais à quelle distance cette sonde nous mettait de l'île nouvellement décou- verte. Au milieu de ces ténèbres nous obtînmes cependant le 9 juillet une latitude avec un hori- zon de moins d'une demi-lieue : elle donnait 48 de- grés 15 minutes. L'opiniâtreté des vents du sud ne se démentit pas pendant les journées du 9 et du 10; ils étaient accompagnés d'une brume si épaisse , que notre horizon ne s'étendait guère qu'à une portée de fusil. Nous naviguions à tâtons dans ce canal, bien certains que nous avions des terres aux environs- Les nouvelles réflexions que ce re- lèvement du sud-sud-est m'avait fait faire me por- taient assez à croire que nous n'étions pas dans le canal de l'île Ségalien , à laquelle aucun géographe n'a jamais assigné une position si méridionale, mais bien dans l'ouest de la terre du Jesso, dont les Hollandais avaient vraisemblablement parcouru la partie orientale , et comme nous avions navigué très près de la côte de Tartarie, nous étions entrés,

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sans nous en apercevoir, dans le p^olfe que la terre de Jesso formait peut-être avec cette partie de l'Asie. 11 ne nous restait plus qu'à connaître si le Jesso est une lie ou une presqu'île formant avec la Tartarie chinoise à peu près la même figure que le Kamtschatka forme avec la Tartarie russe. J'at- tendais avec la plus vive impatience une éclaircie pour prendre le parti qui devait décider cette question : elle se lit le 11 après midi.

Ce n'est que dans ces parages à brume que l'on voit , bien rarement à la vérité, des horizons d'une très grande étendue, comme si la nature voulait, en quelque sorte , compenser par des instans de la plus vive clarté les ténèbres profondes et presque éternelles qui sont répandues sur toutes ces mers. Le rideau se leva à deux heures après midi , et nous relevâmes des terres depuis le nord-quart-nord- est jusqu'au nord-quart-nord-ouest. L'ouverture n'était plus que de 22 degrés et demi , et plusieurs personnes assuraient avoir vu des sommets qui la fermaient entièrement. Cette incertitude d'opinions me rendait fort indécis sur le parti que je devais prendre : il y avait un grand inconvénient à arriver vingt ou trente lieues au nord , si nous avions réel- lement aperçu le fond du golfe , parce que la sai- son s'écoulait, et que nous ne pouvions pas nous flatter de remonter ces vingt lieues, contre le vent du sud, en moins de huit ou dix jours, puisque

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nous ne nous étions élevés que de douze lieues depuis cinq jours que nous courions des bordées dans ce canal. D'un autre côté , le but de notre mission n'était pas rempli si nous manquions le détroit qui sépare le Jesso de la Tartarie. Je crus donc que le meilleur parti était de relâcher, et de chercher à nous procurer quelques renseignemens des naturels du pays. Nous approchâmes la côte de l'ile à moins d'une lieue : elle courait absolu- ment nord et sud. Je désirais trouver un enfonce- ment où nos vaisseaux fussent à l'abri ; mais cette côte ne formait pas le plus petit creux , et la mer était aussi grosse à une demi-lieue de terre qu'au large : ainsi , quoique nous fussions sur un fond de sable très égal , qui ne variait , dans l'espace de six lieues , que de dix-huit brasses à trente , je fus obligé de continuer à lutter, toutes voiles dehors, contre les vents du sud.

L'éloignement j'étais de cette côte lorsque je l'aperçus pour la première fois m'avait induit en erreur; mais en l'approchant davantage je la trou- vai aussi boisée que celle de Tartarie. Enfin le 12 juillet j'accostai la terre , et je laissai tomber l'ancre à deux milles d'une petite anse dans laquelle coulait une rivière. M. de Langle , qui avait mouillé une heure avant moi, se rendit tout de suite à mon bord. Il avait déjà débarqué ses canots et ses chalou- pes , et il me proposa de descendre avant la nuit

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pour reconnaître le terrain , et savoir s'il y avait espoir de tirer quelques informations des habitans. Nous apercevions , à l'aide de nos lunettes , quel- ques cabanes et deux insulaires qui paraissaient s'enfuir vers les bois. J'acceptai la proposition de M. de Langle , et j'autorisai deux autres de mes officiers à l'accompagner.

Ils trouvèrent les deux seules cases de cette baie abandonnées , mais depuis très peu de temps , car le feu y était encore allumé : aucun des meubles n'en avait été enlevé. On y voyait une portée de petits chiens, dont les yeux n'étaient pas encore ouverts; et la mère, qu'on entendait aboyer dans les bois, faisait juger que les propriétaires de ces cases n'étaient pas éloignés. M. de Langle y fit dé- poser des haches, différens outils de fer, des ras- sades, et généralement tout ce qu'il crut utile et agréable à ces insulaires , persuadé qu'après son rembarquement les habitans y retourneraient, et que nos présens leur prouveraient que nous n'é- tions pas des ennemis. 11 fit en même temps éten- dre la seine, et prit, en deux coups de filet, plus de saumons qu'il n'en fallait aux équipages pour la consommation d'une semaine.

Au moment il allait retourner à bord, il vit aborder sur le rivage une pirogue avec sept hommes, qui ne parurent nullement effrayés de notre nom- bre. Ils échouèrent leur petite embarcation sur le

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sable, et s'assirent sur des nattes au milieu de nos matelots, avec un air de sécurité qui prévint beau- coup en leur faveur. Dans ce nombre étaient deux vieillards, ayant une longue barbe blanche, vêtus d'une étoffe d'écorce d'arbre, assez semblable aux pagnes de Madagascar. Deux des sept insulaires avaient des habits de nankin bleu ouatés, et la forme de leur habillement différait peu de celui des Chinois : d'autres n'avaient qu une longue robe qui fermait entièrement au moyen d'une ceinture et de quelques petits boutons, ce qui les dispensait de porter des caleçons. Leur tète était nue et, chez deux ou trois, entourée seulement d'un bandeau de peau d'ours. Ils avaient le toupet et les faces rasés , tous les cheveux du derrière conservés dans la longueur de huit ou dix pouces , mais d'une ma- nière différente des Chinois, qui ne laissent qu'une touffe de cheveux en rond qu'ils appeWeni pentsec. Tous avaient des bottes de peau de loup marin, avec un pied à la chinoise très artistement tra- vaillé. Leurs armes étaient des arcs, des piques et des flèches garnies en fer. Le plus vieux de ces in- sulaires, celui auquel les autres témoignaient le plus d'égards, avait les yeux dans un très mauvais état : il portait autour.de sa tête un garde-vue pour se garantir de la trop grande clarté du soleil. Les manières de ces habitans étaient graves, nobles, et très affectueuses. M. de Langle leur donna le

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surplus de ce qu'il avait apporté avec lui, et leur fît entendre, par signes, que la nuit l'obligeait de retourner à bord, mais qu'il désirait beaucoup les retrouver le lendemain pour leur faire de nou- veaux présens. Ils firent signe, à leur tour, qu'ils dormaient dans les environs, et qu'ils seraient exacts au rendez-vous.

Nous crûmes généralement qu'ils étaient les pro- priétaires d'un magasin de poissons que nous avions rencontré sur le bord de la petite rivière , et qui était élevé sur des piquets , à quatre ou cinq pieds au-dessus du niveau du terrain. M. de Langle, en le visitant, l'avait respecté comme les cabanes aban- données; il y avait trouvé du saumon, du hareng, séché et fumé, avec des vessies remplies d'huile, ainsi que des peaux de saumons, minces comme du parchemin. Ce magasin était trop considérable pour la subsistance d'une famille, et il jugea que ces peuples faisaient commerce de ces divers objets. Les canots ne furent de retour à bord que vers les onze heures du soir : le rapport qui me fut fait excita vivement ma curiosité. J'attendis le jour avec impatience, et j'étais à terre avec la chaloupe et le grand canot avant le lever du soleil. Les insulaires arrivèrent dans l'anse peu de temps après : ils ve- naient du nord, nous avions jugé que leur vil- lage était situé. Ils furent bientôt suivis d'une se- conde pirogue, et nous comptâmes vingt -un

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habitans. Dans ce nombre se trouvaient les pro- priétaires des cabanes, que les effets laissés par M. de Langle avaient rassurés; mais pas une seule femme , et nous avons lieu de croire qu'ils en sont très jaloux. Nous entendions des chiens aboyer dans les bois : ces animaux étaient vraisemblablement restés auprès des femmes. Nos chasseurs voulurent y pénétrer; mais les insulaires nous firent les plus vives instances pour nous détourner de porter nos pas vers le lieu d'où venaient ces aboiemens, et dans l'intention j'étais de leur faire des ques- tions importantes , voulant leur inspirer de la con- fiance, j'ordonnai de ne les contrarier sur rien.

M. de Langle, avec presque tout son état- major, arriva à terre bientôt après moi , et avant que notre conversation avec les insulaires eût commencé : elle fut précédée de présens de toute espèce. Ils pa- raissaient ne faire cas que des choses utiles : le fer et les étoffes prévalaient sur tout. Ils connaissaient les métaux comme nous; ils préféraient l'argent au cuivre, le cuivre au fer, etc. Ils étaient fort pau- vres : trois pu quatre seulement avaient des pen- dans d'oreilles d'argent, ornés de rassades bleues, absolument semblables à ceux que j'avais trouvés dans le tombeau de la baie de Ternai , et que j'avais pris pour des bracelets. Leurs autres petits orne- raens étaient de cuivre , comme ceux du même tombeau : leurs briquets et leurs pipes paraissaient

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chinois jou japonais. Celles-ci étaient de cuivre blanc parfaitement travaillé. En désignant de la main le couchant , ils nous firent entendre que le nankin bleu dont quelques-uns étaient couverts, les rassades et les briquets, venaient du pays des Mant- choux, et ils prononçaient ce nom absolument comme nous-mêmes.

Voyant ensuite que nous avions tous du papier et un crayon à la main pour faire un vocabulaire de leur langue, ils devinèrent notre intention. Ils pré- vinrent nos questions , présentèrent eux-mêmes les différens objets, ajoutèrent le nom du pays, et eurent la complaisance de le répéter quatre ou cinq fois , jusqu'à ce qu'ils fussent certains que nous avions bien saisi leur prononciation. La facilité avec laquelle ils nous avaient devinés me porte à croire que l'art de l'écriture leur est connu ; et l'un de ces insulaires, qui, comme l'on va voir, nous traça le dessin du pays, tenait le crayon de la même manière que les Chinois tiennent leur pinceau. Ils paraissaient désirer beaucoup nos haches et nos étoffes, ils ne craignaient même pas de les de- mander; mais ils étaient aussi scrupuleux que nous à ne jamais prendre que ce que nous leur avions donné : il était évident que leurs idées sur le vol ne différaient pas des nôtres, et je n'aurais pas craint de leur confier la garde de nos effets. Leur attention à cet égard s'étendait jusqu'à ne pas même

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ramasser sur le sable un seul des saumons que nous avions péchés, quoiqu'ils y fussent étendus par milliers, car notre pèche avait été aussi abondante que celle de la veille : nous fûmes obligés de les presser, à plusieurs reprises, d'en prendre autant qu'ils voudraient.

Nous parvînmes enfin à leur faire comprendre que nous désirions qu'ils figurassent leur pays et celui des Mantchoux. Alors un des vieillards se leva, et avec le bout de sa pique, il traça la côte de Tartarie, à l'ouest, courant à peu près nord et sud. A l'est, vis-à-vis , et dans la même direction , il figura son île; et en portant la main sur la poi- trine, il nous fit entendre qu'il venait de tracer^son propre pays : il avait laissé entre la Tartarie et son île un détroit, et se tournant vers nos vais- seaux , qu'on apercevait du rivage , il marqua par un trait qu'on pouvait y passer. Au sud de cette île, il en avait figuré une autre, et avait laissé un détroit, en indiquant que c'était encore une route pour nos vaisseaux.

Sa sagacité pour deviner nos questions était très grande, mais moindre encore que celle d'un autre insulaire, âgé à peu près de trente ans , qui, voyant que les figures tracées sur le sable s'effaçaient , prit un de nos crayons avec du papier: il y traça son île, qu'il nomma Tchoka, et il indiqua par un trait la petite rivière sur le bord de laquelle nous

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étions, qu'il plaça aux deux tiers de la longueur de l'île , depuis le nord vers le sud : il dessina ensuite la terre des Mantehoux, laissant, comme le vieil- lard, un détroit au fond de l'entonnoir, et, à notre grande surprise , il y ajouta le fleuve Ségalien , dont ces insulaires prononçaient le nom comme nous. H plaça l'embouchure de ce fleuve un peu au sud de la pointe du nord de son île, et il mar- qua par des traits, au nombre de sept, la quan- tité de journées de pirogue nécessaire pour se ren- dre du lieu nous étions à l'embouchure du Ségalien ; mais comme les pirogues de ces peuples ne s'écartent jamais de terre d'une portée de pis- tolet , en suivant le contour des petites anses , nous jugeâmes qu'elles ne faisaient guère en droite ligne que neuf lieues par jour; parce que la côte per- met de débarquer partout, qu'on mettait à terre pour faire cuire les alimens et prendre ses repas, et qu'il est vraisemblable qu'on se reposait sou- vent : ainsi nous évaluâmes h soixante-trois lieues au plus notre éloignement de l'extrémité de l'île. Ce même insulaire nous répéta ce qui nous avait été dit, qu'ils se procuraient des nankins et d'autres objets de commerce par leur communication avec les peuples qui habitent les bords du fleuve Séga- lien ; et il marqua également par des traits pen- dant combien de journées de pirogue ils remon- taient ce fleuve jusqu'aux lieux se faisait ce com- XII. 24

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merce. Tous les autres insulaires étaient témoins de cette conversation , et approuvaient par leurs £»estes les discours de leur compatriote.

Nous voulûmes ensuite savoir si ce détroit était fort large : nous cherchâmes à lui faire comprendre notre idée. Il la saisit; et, plaçant ses deux mains perpendiculairement et parallèlement à deux ou trois pouces l'une de l'autre , il nous fit entendre qu'il figurait ainsi la largeur de la petite rivière de notre aiguade; jen les écartant davantage, que cette seconde largeur était celle du fleuve Ségalien; et en les éloignant enfin beaucoup plus, que c'était la largeur du détroit qui sépare son pays de la Tartarie.

Il s'agissait de connaître la profondeur de l'eau : nous l'entraînâmes sur le bord de la rivière, dont nous n'étions éloignés que de dix pas , et nous y enfonçâmes le bout d'une pique. Il parut nous comprendre : il plaça une main au-dessus de l'au- tre, à la distance de cinq ou six pouces : nous crû- mes qu'il nous indiquait ainsi la profondeur du fleuve Ségalien ; et enfin il donna à ses bras toute leur extension, comme pour figurer la profondeur du détroit.

Il nous restait à savoir s'il avait représenté des profondeurs absolues ou relatives; car, dans le premier cas, ce détroit n'aurait eu qu'une brasse; et ce peuple , dont les embarcations n'avaient ja-

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mais approché de nos vaisseaux, pouvait croire que trois ou quatre pieds d'eau nous suffisaient, comme trois ou quatre pouces suffisent à leurs pirogues : mais il nous fut impossible d'avoir d'autres éclair- cissemens là-dessus. M. de Langle et moi crûmes que , dans tous les cas , il était de la plus grande importance de reconnaître si l'île que nous pro- longions était celle à laquelle les géographes ont donné le nom d'île Ségalien , sans en soupçonner l'étendue au sud. Je donnai ordre de tout disposer sur les deux frégates pour appareiller le lendemain. La baie nous étions mouillés reçut le nom de baie de Langle , du nom de ce capitaine qui l'avait découverte et y avait mis pied à terre le premier. Nous employâmes le reste de la journée à visiter le pays et le peuple qui l'habite. Nous n'en avons pas rencontré depuis notre départ de France qui ait plus excité notre curiosité et notre admiration. Nous savions que les nations les plus nombreuses, et peut-être le plus anciennement policées, habi- tent les contrées qui avoisinent ces îles; mais il ne paraît pas qu'elles les aient jamais conquises, parce que rien n'a pu tenter leur cupidité ; et il était très contraire à nos idées de trouver chez un peuple chasseur et pécheur, qui ne cultive aucune produc- tion de la terre , et qui n'a point de troupeaux, des manières en général plus douces, plus graves, et peut-être une intelligence plus étendue que chez

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aucune nation de l'Europe. Assurénnent les con- naissances de la classe instruite des Européens l'emportent de beaucoup dans tous les points sur celles des vingt-un insulaires avec qui nous avons communiqué dans la baie de Langle; mais chez les peuples de ces îles, les connaissances sont généra- lement plus répandues qu'elles ne le sont dans les classes communes des peuples d'Europe : tous les individus y paraissent avoir reçu la même éduca- tion. Ce n'était plus cet étonnement stupide des In- diens de la baie des Français : nos arts, nos étoffes, attiraient l'attention des insulaires de la baie de. Lan- gle; ils retournaient en tout sens ces étoffes, ils en causaient entre eux, et cherchaient à découvrir par quel moyen on était parvenu à les fabriquer. La navette leur est connue : j'ai rapporté un métier avec lequel ils font des toiles absolument sembla- bles aux nôtres ; mais le fil en est fait avec de l'é- corce d'un saule très commun dans leur île, et qui m'a paru différer peu de celui de France.

Quoiqu'ils ne cultivent pas la terre , ils profi- tent avec la plus grande intelligence de ses pro- ductions spontanées. Nous avons trouvé dans leurs cabanes beaucoup de racines d'une espèce de lis que nos botanistes ont reconnue être le lis jaune ou la suranné du Kamtschatka. Us les font sécher, et c'est leur provision d'hiver. Il y avait aussi beau-

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coup d'ail et d'angélique : on trouve ces plantes sur la lisière des bois.

Notre court séjour ne nous permit pas de recon- naître si ces insulaires ont une forme de gouver- nement, et nous ne pourrions là-dessus que ha- sarder des conjectures ; mais on ne peut douter qu'ils n'aient beaucoup de considération pour les vieillards, et que leurs mœurs ne soient très douces; et certainement , s'ils étaient pasteurs , et qu'ils eussent de nombreux troupeaux , je ne me forme- rais pas une autre idée des usages et des mœurs des patriarches. Ils sont généralement bien faits , d'une constitution forte, d'une physionomie assez agréable , et velus d'une manière remarquable. Leur taille est petite, je n'en ai observé aucun de cinq pieds cinq pouces, et plusieurs avaient moins de cinq pieds. 11 permirent à nos peintres de les dessiner; mais ils se refusèrent constamment au désir de M. Rollin. notre chirurgien, qui voulait prendre la mesure des différentes dimensions de leur corps: ils crurent peut-être que c'était une opération ma- gique ; car on sait par les voyageurs que cette idée de magie est très répandue à la Chine et dans la Tartarie, et qu'on y a traduit devant les tribunaux plusieurs missionnaires accusés d'être magiciens pour avoir imposé les mains sur des enfans lors- qu'ils les baptisaient. Ce refus et leur obstination à cacher et à éloigner de nous leurs femmes, sont

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les seuls reproches que nous ayons à leur faire.

Nous pouvons assurer que les habitans de cette île forment un peuple policé , mais si pauvre que , de long-temps , ils n'auront à craindre ni l'ambi- tion des conquérans ni la cupidité des négocians : un peu d'huile et du poisson séché sont de bien minces objets d'exportation. Nous ne traitâmes que de deux peaux de martres ; nous vîmes des peaux d'ours et de loups marins, morcelées et taillées en habits, mais en très petit nombre : les pelleteries de ces îles seraient d'une bien petite importance pour le commerce. Nous trouvâmes des morceaux de charbon de terre roulés sur le rivage , mais pas un seul caillou qui contînt de l'or, du fer ou du cuivre. Je suis très porté à croire qu'ils n'ont au- cune mine dans leurs montagnes. Tous les bijoux d'argent de ces vingt-un insulaires ne pesaient pas deux onces ; et une médaille avec une chaîne d'ar- gent que je mis au cou d'un vieillard qui semblait être le chef de troupe , leur parut d'un prix ines- timable.

Chacun des habitans avait au pouce un fort anneau, ressemblant à une gimblette : ces anneaux étaient d'ivoire, de corne ou de plomb. Us laissent croître leurs ongles comme les Chinois ; ils saluent comme eux, et l'on sait que ce salut consiste à se mettre à genoux et à se prosterner jusqu'à terre. Leur manière de s'asseoir sur des nattes est la même:

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ils mangent , comme eux, avec de petites baguettes. S'ils ont avec les Chinois et avec les Tartares une origine commune , leur séparation d'avec ces peu- ples est bien ancienne , car ils ne leur ressemblent en rien par l'extérieur , et bien peu par les habi- tudes morales.

Les Chinois que nous avions à bord n'çnten- daient pas un seul mot de la langue de ces insu- laires; mais ih comprirent parfaitement celle de deux Tartares Mantchoux qui , depuis quinze ou vingt jours , avaient passé du continent sur cette île, peut-être pour faire quelque achat de poisson.

Nous ne les rencontrâmes que dans l'après-midi. Leur conversation se lit de vive voix , avec un de nos Chinois qui savait très bien le tartare : ils lui firent absolument les mêmes détails de la géogra- phie du pays , dont ils changèrent seulement les noms, parce que vraisemblablement chaque langue a les siens. Les vêtemens de ces Tartares étaient de nankin gris, pareils à ceux des coulis ou porte-faix de Macao. Leur chapeau était pointu et d'écorce ; ils avaient la touffe de cheveux ou le pentsec a la chinoise : leurs manières et leur physionomie étaient bien moins agréables que celles des habi- tans de l'île. Ils dirent qu'ils habitaient à huit jour- nées dans le haut du fleuve Ségalicn. Tous ces rap- ports , joints à ce que nous avions vu sur la côte de Tartaric, prolongée de si près par nos vaisseaux,

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nous firent penser que les bords de ia mer de cette pai'tie de l'Asie ne sont presque pas habités de- puis les 42 degrés ou les limites de Corée , jus- qu'au fleuve Ségalien ; que des montagnes, peut- être inaccessibles, séparent cette contrée maritime du reste de la Tar tarie , et qu'on n'y aborderait que par mer, en remontant quelques rivières, quoique nous n'en eussions aperçu aucune d'une certaine étendue *.

Les cabanes de ces insulaires sont bâties avec intelligence : toutes les précautions y sont prises contre le froid. Elles sont en bois, revêtues d'é- corce de bouleau, surmontées d'une charpente cou- verte en paille séchée et arrangée comme le chaume de nos maisons de paysans ; la porte est très basse et placée dans le pignon ; le foyer est au milieu , sous une ouverture du toit qui donne issue à la fumée : de petites banquettes ou planches élevées de huit ou dix pouces régnent au pourtour, et l'intérieur est parqueté avec des nattes. La cabane que je viens de décrire était située au milieu d'un bois de ro- siers, à cent pas du bord de la mer. Ces arbustes étaient en fleur: ils exhalaient une odeur délicieuse; mais elle ne pouvait compenser la puanteur du

' Ces insulaires n'ont jamais donné à entendre qu'ils fissent quelque commerce avec la côte de Tartarie connue d'eux , puis- qu'ils l'ont dessinée ; mais seulement avec le peuple qui habite à huit journées dans le haut du fleuve Ségalien.

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poisson et de l'huile qui aurait prévalu sur tous les parfums de l'Arabie.

Nous voulûmes connaître si les sensations agréables de l'odorat sont, comme celles du goût, dépendantes de l'habitude. Je donnai à l'un des vieillards dont j'ai parlé un flacon rempli d'une eau de senteur très suave : il le porta à son nez, et marqua pour cette eau la même répugnance que nous éprouvions pour son huile. Ils avaient sans cesse la pipe à la bou- che; leur tabac était d'une bonne qualité, à gran- des feuilles : j'ai cru comprendre qu'ils le tiraient de la ïartarie; mais ils nous ont expliqué claire- ment que leurs pipes venaient de l'île qui est au sud, sans doute du Japon. Notre exemple ne put les engager à respirer du tabac en poudre ; et c'eut été leur rendre un mauvais service que de les accou- tumer à un nouveau besoin. Ce n'est pas sans étonne- raent que j'ai entendu dans leur langue, le mot chip , pour un vaisseau, toû , tri , pour les nombres deux et trois. Ces expressions anglaises ne seraient-elles pas une preuve que quelques mots semblables dans des langues diverses ne suffisent pas pour indiquer une origine commune ?

Le 14 juillet je dirigeai ma route au nord- ouest, vers la côte de Tartarie; et lorsque, suivant notre estime, nous fûmes sur le point d'où nous avions découvert le pic Lamanon , nous serrâmes le vent et louvoyâmes à petites voiles dans le canal.

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attendant la fin de ces ténèbres auxquelles, selon moi, ne peuvent être comparées celles d'aucune mer. Le brouillard disparut pour un instant. ^

Le 19 au matin nous vîmes la terre de l'île; mais elle était encore si enveloppée de vapeurs , qu'il nous fut impossible de reconnaître aucune des pointes que nous avions relevées les jours précé- dens. Je fis route pour en approcher ; mais nous la perdîmes bientôt de vue. Cependant, guidés par la sonde, nous continuâmes à la prolonger jusqu'à deux heures après midi, que nous laissâmes tomber l'ancre à l'ouest d'une très bonne baie, à deux milles du rivage. A quatre heures la brume se dissipa , et nous relevâmes la terre, derrière nous, au nord un quart nord-est.

J'ai nommé cette baie , la meilleure dans laquelle nous ayons mouillé depuis notre départ de Manille. baie d'Estaing: elle est située par 48 deg. 59 min. de latitude nord, et 140 degrés 32 minutes de lon- gitude orientale. ]Nos canots y abordèrent à quatre heures du soir, au pied de dix ou douze cabanes . placées sans aucun ordre , à une assez grande dis- tance les unes des autres , et à cent pas environ du bord de la mer. Elles étaient un peu plus considé- rables que celles que j'ai décrites. On avait em- ployé à leur construction, les mêmes matériaux ; mais elles étaient divisées en deux chambies : celle du fond contenait tous les petits meubles du mé~

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nage, le foyer et la banquette qui règne autour; mais celle de l'entrée, absolument nue, paraissait destinée à recevoir les visites, les étrangers n'étant pas vraisemblablement admis en présence des femmes. Quelques officiers en rencontrèrent deux qui avaient fui et s'étaient cachées dans les herbes. Lorsque nos canots abordèrent dans l'anse , des femmes effrayées poussèrent des cris , comme si elles avaient craint d'être dévorées : elles étaient cependant sous la garde d'un insulaire, qui les ramenait chez elles et semblait vouloir les rassurer. Leur physionomie est un peu extraordinaire, mais assez agréable ; leurs yeux sont petits , leurs lèvres grosses, la supérieure peinte ou tatouée en bleu, car il n'a pas été possible de s'en assurer. Leurs jambe étaient nues; une longue robe de chambre de toile les enveloppait. Leurs formes sont peu élégantes : leurs cheveux avaient toute leur lon- gueur, et le dessus de la tête n'était pas rasé, tandis qu'ils l'était chez les hommes.

M. de Langle, qui débarqua le premier, trouva les insulaires rassemblés autour de quatre pirogues chargées de poisson fumé. Ils aidaient à les pousser à l'eau ; et il apprit que les vingt-quatre hommes qui formaient l'équipage étaient Mantchoux , et qu'ils étaient venus des bords du fleuve Ségallcn pour acheter ce poisson. Il eut une longue con- versation avec eux, par l'entremise do nos Chinois,

380 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

auxquels ils firent le meilleur accueil. Ils dirent, comme nos premiers géographes de la baie de Langle, que la terre que nous prolongions était une île : ils lui donnèrent le même nom ; ils ajou- tèrent que nous étions encore à cinq journées de pirogue de son extrémité , mais qu'avec un bon vent l'on pouvait faire ce trajet en deux jours, et coucher tous les soirs à terre. Ainsi tout ce qu'on nous avait déjà dit dans la baie de Langle fut con- firmé dans cette nouvelle baie, mais exprimé avec moins d'intelligence par le Chinois qui nous servait d'interprète.

M. de Langle rencontra aussi dans un coin de l'île une espèce de cirque planté de quinze ou vingt piquets, surmontés chacun d'une tête d'ours : les ossemens de ces animaux étaient épars aux environs. Comme ces peuples n'ont pas l'usage des armes à feu, qu'ils combattent les ours corps à corps, et que leurs flèches ne peuvent que les blesser, ce cirque nous parut être destiné à conserver la mé- moire de leurs exploits; et les vingt têtes d'ours exposées aux yeux devaient retracer les victoires qu'ils avaient remportées depuis dix ans, à en ju- ger par l'état de décomposition dans lequel se trouvait le plus grand nombre.

Les productions et les substances du sol de la baie d'Estaing ne diffèrent presque point de celles de la baie de Langle. Le saumon y était aussi commun.

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et chaque cabane avait son magasin. Nous décou- vrîmes que ces peuples consomment la tête, la queue et l'épine du dos, et qu'ils boucanent et font sécher, pour être vendus aux Mantchoux, les deux côtés du ventre de ce poisson, dont ils ne servent que le fumet, qui infecte leurs maisons, leurs meu- bles, leurs habillemens et jusqu'aux herbes qui environnent leurs villages. Nos canots partirent enfin , à huit heures du soir , après que nous eûmes comblé de présens les Tartares et les insulaires: ils étaient de retour à huit heures trois quarts , et j'ordonnai de tout disposer pour l'appareillage du lendemain.

La direction de la côte occidentale de cette île, depuis le parallèle de 47 degrés 39 minutes, nous avions aperçu la baie de Langle, jusqu'au 52^, étant absolument nord et sud, nous la prolon- geâmes à une petite lieue; et, à sept heures du soir, une brume épaisse nous ayant enveloppés, nous mouillâmes par trente-sept brasses. La côte était beaucoup plus montueuse et plus escarpée que dans la partie méridionale. Nous n'aperçûmes ni feu ni habitation; et comme la nuit approchait, nous n'envoyâmes point de canot à terre ; mais nous prîmes, pour la première fois depuis que nous avions quitté la Tartarie, huit ou dix morues, ce qui semblait annoncer la proximité du continent,

382 VOYAGES AUTOUR DU MONDK.

que nous avions perdu de vue depuis les 49 déférés

de latitude.

Obligé de suivre l'une des deux côtes , j'avais donné la préférence à celle de l'Ile , afin de ne pas manquer le détroit, s'il en existait un vers l'est, ce qui demandait une extrême attention , à cause des brumes qui ne nous laissaient que de très courts intervalles de clarté : aussi m'y suis-je en quelque sorte collé, et ne m'en suis-je jamais éloigné de plus de deux lieues, depuis la baie de Langle, jus- qu'au fond du canal. Mes conjectures sur la proxi- mité de la Tartarie étaient tellement fondées, qu'aussitôt que notre horizon s'étendait un peu nous en avions une parfaite connaissance. Le canal commença à se rétrécir par les 50 degrés, et il n'eut plus que douze ou treize lieues de largeur.

Le 22 au soir je mouillai à ime lieue de terre, par trente-sept brasses, fond de vase. J'étais par le travers d'une petite rivière. On voyait à trois lieues au nord un pic très remarquable. Sa base est sur le bord de la mer , et son sommet , de qyel- que côté qu'on l'aperçoive, conserve la forme la plus régulière : il est couvert d'arbres et de ver- dure jusqu'à la cime. Je lui ai donné le nom pic la Martinière , parce qu'il offre im beau champ aux recherches de la botanique , enrichie par le savant de ce nom.

Comme , en prolongeant la côte de l'île depuis

LA PÉROUSE. 383

la baie cVEstaing, je n'avais aperçu aucune habita- tion , je voulus éclaireir mes doutes à ce sujet. Je fis armer quatre canots des deux fréfjates, com- mandés par M. de Clonard, capitaine de vaisseau, et je lui donnai ordre d'aller reconnaître l'anse dans laquelle coulait la petite rivière dont nous aperce- vions le ravin. 11 était de retour à huit heures du soir, et il ramena, à mon grand étonnement, tous ses canots pleins de saumons, quoique les équipa- ges n'eussent ni lignes ni filets. Cet officier me rapporta qu il avait abordé à Tembouchure dun ruisseau dont la largeur n'excédait pas quatre toises, ni la profondeur un pied; qu'il l'avait trouvé telle- ment rempli de saumons, que le lit en était tout couvert, et que nos matelots, à coups de bâton, en avaient tué douze cents dans une heure : il n'a- vait d'ailleurs rencontré que deux ou trois abris abandonnés, qu'il supposait avoir été élevés par des Tartares Mantchoux, venus, suivant leur cou- tume, du continent pour commercer dans le sud de cette ile.

La végétation était encore plus vigoureuse que dans les baies nous avions abordé; les arbres étaient d'une plus forte dimension ; le céleri et le cresson croissaient en abondance sur les bords de cette rivière : c'était la première fois que nous ren- contrions cette dernière plante depuis notre départ de Manille. On aurait aussi pu ramasser de quoi rem-

384 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

plir plusieurs sacs de baies de genièvre; mais nous donnâmes ia préférence aux herbes et aux pois- sons. Nos botanistes firent une ample collection de plantes assez rares ; et nos lithologlstes apportèrent beaucoup de cristaux de spath et d'autres pierres curieuses, mais ils ne rencontrèrent ni marcassites, ni pyrites, rien enfin qui annonçât que ce pays eût aucune mine de métal. Les sapins et les saules étaient en beaucoup plus grand nombre que le chêne , l'érable , le bouleau et l'azerolier ; et si d'autres voyageiu's ont descendu un mois après nous sur les bords de cette rivière, ils y auront cueilli beaucoup de groseilles , de fraises et de framboises qui étaient encore en fleur.

Pendant que les équipages de nos canots fai- saient à terre cette abondante moisson , nous pre- nions à bord beaucoup de morues; et ce mouillage de quelques heures nous donna des provisions fraîches pour une semaine. Je nommai cette ri- vière le ruisseau du Saumon, et j'appareillai à la pointe du jour. Je continuai à prolonger de très près cette île, qui ne se terminait jamais au nord, quoique chaque pointe un peu avancée que j'a- percevais m'en laissât l'espoir.

Le 23 nous observâmes 50 degrés 54 minutes de latitude nord, et notre longitude n'avait presque pas changé depuis la baie de Langle. Nous rele- vâmes par cette latitude une très bonne baie, la

' LA PERDISSE. 38o

seule, depuis que nous prolongions cette ile, qui offrît aux vaisseaux un abri assuré contre les vents du canal. Quelques habitations paraissaient çà et sur le rivage , auprès d'un ravin qui marquait le lit d'une rivière un peu plus considérable que celles que nous avions déjà vues : je ne jugeai pas à pro° pos de reconnaître plus particulièrement cette baie, que j'ai nommée baie de la Jonquière ; j'en ai ce- pendant traversé la largeur.

J'étais si pressé, et le temps clair dont nous jouissions était si rare et si précieux pour nous, que je crus ne devoir l'employer qu'à m'avancer vers le nord. Depuis que nous avions atteint le 50^ degré de latitude nord , j'étais revenu entière- ment à ma première opinion : je ne pouvais plus douter que l'ile que nous prolongions depuis les 47 degrés , et qui , d'après le rapport des natu- rels, devait s'étendre beaucoup plus au sud, ne fût l'ile Ségalien , dont la pointe septentrionale a été fixée par les Russes à 54 degrés , et qui forme, dans une direction nord et sud, une des plus longues îles du monde : ainsi le prétendu détroit de Tessoy ne serait que celui qui sépare l'île Ségalien de la Tartarie , à peu près par les 52 degrés. J'étais trop avancé pour ne pas vouloir reconnaître ce détroit, et savoir s'il est praticable. Je commençai à craindre qu'il ne le fut pas, parce que le fond diminuait

avec une rapidité extrême en avançant vers le nord. Ml 25

380 VOYAGES AUTOt H DU MONDE,

et que les terres de l'île Ségalien n'étaient plus que des dunes noyées et presque à fleur d'eau , comme des bancs de sable.

Le 23 juillet, au soir, je mouillai à trois lieues de terre, par vingt-quatre brasses, fond de vase. J'avais trouvé le même brassiage deux lieues plus à l'est, à trois milles du rivage; et depuis le cou- cher du soleil jusqu'au moment nous laissâmes tomber l'ancre, j'avais fait deux lieues vers l'ouest, perpendiculairement à la direction de cette côte , afin de reconnaître si , en nous éloignant de l'île Ségalien , le fond augmenterait : mais il fut cons- tamment le même; et je commençais à soupçonner que le talus était du sud au nord , dans le sens de la longueur du canal , à peu près comme un fleuve dont l'eau diminue en avançant vers sa source.

Le 24, à la pointe du jour, nous mîmes à la voile, ayant fixé la route au nord-ouest. Le fond haussa jusqu'à dix-huit brasses dans trois heures : je fis gouverner à l'ouest, et il se maintint dans une égalité parfaite. Je pris le parti de traverser deux rois ce canal, est et ouest, afin de m'assurer s'il n'y avait point un espace plus creux , et trouver ainsi le chenal de ce détroit, s'il y en avait un. Cette combinaison était la seule raisonnable dans la cir- constance où nous nous trouvions; car l'eau dimi- nuait si rapidement lorsque la route prenait du nord, qu'à chaque lieue dans cette direction, le

LÂTÊhOnSE. 387

fond s'élevait de trois brasses : ainsi , en supposant un atérissement graduel, nous n'étions plus qu'à six lieues du fond du golfe, et nous n'apercevions aucun courant. Cette stagnation des eaux parais- sait être une preuve qu'il n'y avait point de chenal, et était la cause bien certaine de l'égalité parfaite du talus. Nous mouiliàmes le soir du 26, sur la côte de Tartarie; et le lendemain à midi, la brume s'étant dissipée, je pris le parti de courir au nord- nord-est , vers le milieu du canal , afin d'achever l'éclaircissement de ce point de géographie , qui nous coûtait tant de fatigues.

iNous naviguâmes ainsi, ayant parfaitement con- naissance des deux côtes. Comme je m'y étais at- tendu, le fond haussa de trois brasses par lieue; et après avoir fait quatre lieues, nous laissâmes tomber l'ancre par neuf brasses , fond de sable. Les vents étaient fixés au sud avec une telle constance , que depuis près d'un mois ils n'avaient pas varié de 20 degrés; et nous nous exposions, en courant ainsi vent arrière vers le fond de ce golfe, à nous affaler de manière à être obligés peut-être d'at- tendre le reversement de la mousson pour en sortir. Mais ce n'était pas le plus grand inconvé- nient : celui de ne pouvoir tenir à l'ancre, avec une mer aussi grosse que celles des côtes d'Europe qui n'ont point d'abri, était d'une bien autre impor- tance. Ces vents de sud, dont la racine, si on peut

388 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

s'exprimer ainsi, est dans les mers de Chine, par- viennent, sans aucune interruption, jusqu'au fond du (]folfe de l'île Ségalien. Ils y agitent la mer avec force, et ils y régnent plus fixement que les vents alizés entre les tropiques. JNous étions si avancés, que je désirais toucher ou voir le sommet de cet attérissement : malheureusement le temps était devenu très incertain , et la mer grossissait de plus en plus : nous mîmes cependant nos canots à la mer pour sonder autour de nous. M. Boutin eut ordre d'aller vers le sud-est, et M. de Vaujuas fut chargé de sonder vers le nord, avec la défense expresse de s'exposer à rendre problématique leur retour à bord. Cette opération ne pouvait être confiée qu'à des officiers d'une extrême prudence, parce que la mer qui grossissait, et le vent, qui forçait, pouvaient nous contraindre à appareiller pour sauver nos vaisseaux. J'ordonnai donc à ces officiers de ne compromettre, sous quelque pré- texte que ce pût être, ni la sûreté de nos vais- seaux, si nous attendions leurs chaloupes, ni la leur, si les circonstances étaient assez impérieuses pour nous forcer à appareiller.

Mes ordres furent exécutés avec la plus grande exactitude. INI. Boutin revint bientôt après : M. de Vaujuas fit une lieue au nord, et ne trouva plus que six brasses ; il atteignit le point le plus éloigné que l'état de la mer et du temps lui permit de

LA PÉROUSE. 389

sonder ^ Parti à sept heures du soir, Il ne fut de retour qu'à minuit : déjà la mer était agitée; et n'ayant pu oublier le malheur que nous avions éprouvé à la Baie des Français, je commençais à être dans la plus vive inquiétude. Son retour me parut une compensation de la très mauvaise situa- tion où se trouvaient nos vaisseaux ; car, à la pointe du jour, nous fûmes forcés d'appareiller. La mer était si grosse que nous employâmes quatre heures à lever notre ancre : la tournevire, la marguerite, cassèrent; le cabestan fut brisé : par cet événe- ment, trois hommes furent grièvement blessés. Nous fûmes contraints , quoiqu'il ventât très grand frais, de faire porter à nos frégates toute la voile que leurs mâts pouvaient supporter. Heureuse- ment, quelques légères variations du sud au sud- sud-ouest et au sud-sud-est nous furent favorables, et nous nous élevâmes, en vingt-quatre heures, de cinq lieues.

Le 28 juillet, au soir, la brume s'étant dissipée, nous nous trouvâmes sur la côte de Tartarie , à

« Il est 1res vraisemblajjle que le détroit de Ségalien a été pra- ticable jadis pour les vaisseaux; mais tout doit faire penser qu'il sera bientôt attéri , au point que l'ile Ségalien deviendra une presqu'île. Ce changement aura Heu, soit par les immenses allu- vions que doit produire le fleuve Séj^alien, qui parcourt plus de cinq cents lieues, et reçoit d'autres fleuves considérables, soit par la situation de son embouchure dans le point presque le plus res- serré d'une lonfjue manche, si«ua(ion très f.ivorable aux attéri^- seoRMis. ilSotc de MUet-Mureau.)

31)0 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

l'ouverture d'une baie qui paraissait très p rotonde et offrait un mouillage sûr et commode : nous man- quions absolument de bois , et notre provision d'eau était fort diminuée. Je pris le parti d'y relâcher, et je fis signal à F Astrolabe de sonder en avant- Nous mouillâmes à la pointe du nord de cette baie * à cinq heures du soir, par onze brasses , fond de vase. M. de Langle ayant de suite fait mettre son canot à la mer , sonda lui-même cette rade , et me rapporta qu'elle offrait le meilleur abri possible, derrière quatre îles qui la garantissaient des vents du large. Il était descendu dans un village de Tar- tares il avait été très bien accueilli. 11 avait dé- couvert une aiguade l'eau la plus limpide pou- vait tomber en cascade dans nos chaloupes ; et ces lies, dont le bon mouillage ne devait être éloigné que de trois encablures, étaient couvertes de bois. D'après le rapport de M. de Langle, je donnai ordre de tout disposer pour entrer au fond de la baie à la pointe du jour; et nous y mouillâmes à huit heures du matin. Cette baie fut nommée baie de Castries.

LA PÉROnSE. 391

§ 19.

Relâche à la baie de Castries. Description de cette baie et d'un vil - lage tartare. Mœurs et coutumes des habitans. Leur respect pour les tombeaux et les propriétés. Extrême confiance qu'ils nous inspirent. Leur tendresse pour leurs enfans. Leur union entre eux. Rencontre de quatre piro{;çues étrangères dans cette baie. Détails géographiques que nous donnent les équipages. Productions de la baie de Castries. Ses coquilles, quadrupèdes, oiseaux, pierres, plantes.

L'impossibilité reconnue de débouqiier au nord de l'île Ségalien ouvrait un nouvel ordre d'événe- mens devant nous : il était fort douteux que nous pussions arriver cette année au Kamtschatka.

La baie de Castries, dans laquelle nous venions de mouiller, est située au fond d'un golfe , et éloi- gnée de deux cents lieues du détroit de Sangaar, la seule porte dont nous fussions certains pour sortir des mers du Japon. Les vents du sud étaient plus fixes, plus constans , plus opiniâtres que dans les mers de Chine , d'où ils nous étaient envoyés, parce que , resserrés entre deux terres , leur plus grande variation n'était que de deux quarts vers l'est ou vers l'ouest. Pour peu que la brise fût fraîche, la mer s'élevait d'une manière alarmante pour la conservation de nos mâts , et nos vaisseaux enfin n'étaient pas assez bons voiliers pour nous laisser l'espoir de gagner, avant la fin de la belle"

39:> VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

saison, deux cents lieues au vent dans un canal si étroit, des brumes presque continuelles rendent le louvoyage extrêmement difficile. Cependant le seul parti qui nous restât à prendre était de le ten- ter, à moins d'attendre la mousson du nord, qui pouvait être retardée jusqu'en novembre. Je ne m'arrêtai pas un instant à cette dernière idée : je crus, au contraire, devoir redoubler d'activité, en tâchant de pourvoir, dans le plus court espace de temps possible , à nos besoins d'eau et de bois , et j'annonçai que notre relâche ne serait que de cinq jours. Dès que nous fûmes affourchés, les canots et les chaloupes des deux frégates reçurent], de M. de Langle et de moi, leur destination particu- lière : elle fut invariable pendant tout notre sé- jour. La chaloupe fit notre eau , le grand canot notre bois ; les petits canots furent donnés à MM. Blondelas, Bellegarde, Mouton, Bernizet et Pré- vost le jeune, qui avaient ordre de lever le plan de cette baie ; nos yoles , qui tiraient peu d'eau , furent affectées à la pêche du saumon dans une petite rivière qui en était remplie; nos biscaïennes enfin nous servirent, à M. de Langle et à moi, pour aller surveiller nos différens travaux, et nous trans- porter avec Icis naturalistes au village tartare, dans les différentes îles, et en général sur tous les points qui paraissaient susceptibles d'être observés. La première opération ^ la plus importante, était

LA PÉROLSE. 393

la vérification de la marche de nos horloges ma- rines; et nos voiles étaient à peine serrées, que MM. Dagelet, Lauriston et Darbaud avaient établi leurs instrumens sur une ile située à une très petite distance de nos vaisseaux: je lui ai donné le nom d'ile de l Observatoire. Elle devait aussi four- nir à nos charpentiers le bois dont nous étions presque entièrement dépourvus. Une perche gra- duée fut fixée dans l'eau au pied de l'observatoire pour faire connaître la hauteur de la marée. Le quart-de-cercle et la pendule à secondes furent mis en place avec une activité digne d'un meilleur suc- cès. Les travaux astronomiques se suivaient sans interruption. Le court séjour que j'avais annoncé ne permettait pas de prendre un instant de repos. Le matin et l'après-midi étaient employés à des hauteurs correspondantes; la nuit, à des hauteurs d'étoiles. La comparaison de la marche de nos hor- loges était déjà commencée ; la maladresse d'un charpentier détruisit toutes nos espérances : il coupa, auprès de la tente astronomique , un arbre, qui en tombant brisa la lunette du quart-de-cei'cle , dérangea la pendule de comparaison, et rendit presque nuls les travaux des deux jours précédens: leur produit net se réduisit à la latitude de notre mouillage par 51 degrés 29 minutes de latitude nord, et 139 degrés 41 minutes de longitude orien- tale. L'heure de la pleine mer aux nouvelles et

394 VOYAGES AUTOITR DU MONDE,

pleines lunes fut calculée à dix heures; sa plus grande hauteur aux mêmes époques à cinq pieds huit pouces; et la vitesse du courant à moins d'un demi-nœud. Les astronomes , forcés par cet événe- ment de se livrer à des observations de curiosité, nous accompagnèrent les deux derniers jours dans nos différentes courses.

La baie de Castries est la seule de toutes celles que nous avons visitées sur la côte de Tartarie qui mérite la qualification de baie; elle assure un abri aux vaisseaux contre le mauvais temps , et il sérail possible d'y passer Thiver. Le fond y est de vase, et monte graduellement de douze brasses jusqu'à cinq , en approchant de la côte , dont les battures s'étendent à trois encablures au large; en sorte qu'il est très difficile d'y aborder, même en canot, lorsque la marée est basse : on a d'ailleurs à lutter contre des herbes ^ , entre lesquelles il ne reste que deux ou trois pieds d'eau , et qui opposent aux efforts des canotiers une résistance invincible.

Il n'y a point de mer plus fertile en fucus de différentes espèces , et la végétation de nos plus belles prairies n'est ni plus verte ni plus fourrée- Un grand enfoncement, sur le bord duquel était le village tartare , et que nous supposâmes d'abord

' Ces herbes marines ou fucus sont absolument les mêmes que (•elles qui servent à Marseille à emballer les difterentes caisses d'huile ou de liqueur : c'est le goémon, goesmon ou goaesmon.

LA PÉROUSE. 395

assez profond pour recevoir nos vaisseaux, parce que la mer était haute lorsque nous mouillâmes au fond de la baie , ne fut plus pour nous , deux heures après , qu'une vaste prairie d'herbes mari- nes : on y voyait sauter des saumons qui sortaient d'un ruisseau dont les eaux se perdaient dans ces herbes, et nous en avons pris plus de deux mille en un jour.

Les habitans , dont ce poisson est la subsistance la plus abondante et la plus assurée, voyaient les succès de notre pêche sans inquiétude, parce qu'ils étaient certains, sans doute, que la quantité en est inépuisable. Nous débarquâmes au pied de leur village le lendemain de notre arrivée dans la baie ; M. de Langle nous y avait précédés, et ses présens nous y procurèrent des amis.

On ne peut rencontrer dans aucune partie du monde une peuplade d'hommes meilleurs. Le chef, ou le plus vieux, vint nous recevoir sur la plage, avec quelques autres habitans. 11 se prosterna jus- qu'à terre en nous saluant à la manière des Chi- nois , et nous conduisit ensuite dans sa cabane , étaient sa femme, ses belles-filles, ses enfans et ses petits-enfans. Il fit étendre une natte propre, sur laquelle il nous proposa de nous asseoir; cl une petite graine , que nous n'avons pu reconnaî- tre, fut mise dans une chaudière sur le feu, avec du saumon, pour nous être offerte. Cette graine

39G VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

est leur mets le plus précieux. Ils nous firent com- prendre qu'elle venait du pays des Mantchoux : ils donnent exclusivement ce nom aux peuples qui habitent à sept ou huit journées dans le haut du fleuve Ségalien , et qui communiquent directement avec les Chinois. Ils firent comprendre par signes qu'ils étaient de la nation des Orotchys, et, nous montrant quatre pirogues étrangères, que nous avions vues arriver le même jour dans la baie, et qui s'étaient arrêtées devant leur village, ils en nommèrent les équipages des Bitchys: ils nous dé- signaient que ces derniers habitaient plus au sud , mais peut-être à moins de sept à huit lieues ; car ces nations, comme celles du Canada, changent de nom et de langage à chaque bourgade. Ces étran- gers, dont je parlerai plus en détail dans la suite de ce chapitre , avaient allumé du feu sur le sable , au bord de la mer, auprès du village des Orotchys: ils y faisaient cuire leur graine et leur poisson dans une chaudière de fer suspendue par un crochet de même métal à un trépied formé par trois bâtons liés ensemble. Ils arrivaient du fleuve Ségalien , et rapportaient dans leur pays des nankins et de la graine qu'ils avaient eus probablement en échange de l'huile, du poisson séché, et peut-être de quel- ques peaux d'ours ou d'élans , seuls quadrupèdes , avec les chiens et les écureuils , dont nous ayons aperçu les dépouilles.

LA PÉROUSE. 397

Ce village des Oroteîiys était composé de quatre cabanes solidement construites avec des tronçons de sapin dans toute leur longueur, proprement en- taillés dans les angles; une charpente assez bien travaillée soutenait la toiture , formée par des écor- ces d'arbre ; une banquette , comme celle des cases de File Ségalien , régnait autour de l'appar- tement, et le foyer était placé de même au milieu , sous une ouverture assez large pour donner issue à la fumée. Nous avons lieu de croire que ces qua- tre maisons appartiennent à quatre familles diffé- rentes, qui vivent entre elles dans la plus grande union et la plus parfaite confiance. Nous avons vu partir une de ces familles pour un voyage de quel- que durée, car elle n'a point reparu pendant les cinq jours que nous avons passés dans cette baie. Les propriétaires mirent quelques planches devant la porte de leur maison pour empêcher les chiens d'y entrer, et la laissèrent remplie de leurs effets. Nous fûmes bientôt tellement convaincus de l'invio- lable fidélité de ces peuples , et du respect, pres- que religieux, qu'ils ont pour les propriétés, que nous laissions au milieu de leurs cabanes , et sous le sceau de leur probité , nos sacs pleins d'étoffes, de rassades , d'outils de fer, et généralement de tout ce qui servait à nos échanges , sans que jamais ils aient abusé de notre extrême confiance ; et nous sommes partis de cette baie avec l'opinion qu'ils

;J98 VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

ne soupçonnaient même pas que le vol fût un

crime.

Chaque cabane était entourée d'une sécherie de saumons qui restaient exposés sur des perches à l'ardeur du soleil, après avoir été boucanés pen- dant trois ou quatre jours autour du foyer qui est au miHeu de leur case. Les femmes chargées de cette opération ont le soin , lorsque la fumée les a péné- trés , de les porter en plein air, ils acquièrent la dureté du bois.

Ils faisaient leur pêche dans la même rivière que nous avec des filets ou des dards ; et nous leur voyions manger crus , avec une avidité dégoûtante , le museau, les ouïes, les osselets, et quelquefois la peau entière du saumon , qu'ils dépouillaient avec beaucoup d'adresse : ils suçaient le mucilage de ces parties comme nous avalons une huître. Le plus grand nombre de leurs poissons n'arrivaient à l'habitation que dépouillés , excepté lorsque la pêche avait été très abondante : alors les femmes cherchaient avec la même avidité les poissons en- tiers , et en dévoraient d'une manière aussi dégoû- tante les parties mucilagineuses, qui leur parais- saient les mets les plus exquis. C'est à la baie de Castries que nous apprîmes l'usage du bourrelet de plomb ou d'os , que ces peuples , ainsi que ceux de l'île Ségalien, portent comme une bague au pouce : 11 leur sert de point d'appui pour couper

LA PÉROUSE. 399

et dépouiller le saumon avec un couteau tranchant qu'ils portent tous pendu à leur ceinture.

Leur village était construit sur une langue de terre basse et marécageuse , exposée au nord , et qui nous a paru inhabitable pendant l'hiver; mais à l'opposite et de l'autre côté du golfe, sur un en- droit plus élevé , à l'exposition du midi et à l'en- trée d'un bois , était un second village composé de huit cabanes, plus vastes et mieux construites que les premières. Au-dessus, et à une très petite dis- tance, nous avons visité trois jourtes, ou maisons souterraines, absolument semblables à celles des Kamtschadales , décrites dans le quatrième volume du dernier voyage de Cook : elles étaient assez étendues pour contenir pendant la rigueur du froid les habitans des huit cabanes. Enfin sur une des ailes de cette bourgade on trouvait plusieurs tombeaux , mieux construits et aussi grands que les maisons : chacun d'eux renfermait trois , quatre ou cinq bières, proprement travaillées, ornées d'étoffes de Chine, dont quelques morceaux étaient de brocart. Des arcs , des flèches , des filets , et généralement les meubles les plus précieux de ces peuples , étaient suspendus dans l'intérieur de ces monumens, dont la porte, en bois, se fermait avec une barre maintenue à ses extrémités par deux supports.

Les maisons étaient remplies d'effets comme les

400 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

tombeaux ; rien de ce qui leur sert n'en avait été enlevé : les habilleraens, les fourrures, les raquet- tes , les arcs , les flèches , les piques , tout était resté dans ce village désert, qu'ils n'habitent que pendant la mauvaise saison. Ils passent l'été de l'autre côté du golfe, ils étaient, et d'où ils nous voyaient entrer dans les cases , descendre même dans l'intérieur des tombeaux, sans que jamais ils nous y aient accompagnés , sans qu'ils aient témoigné la moindre crainte de voir enlever leurs meubles , qu'ils savaient cependant exciter beaucoup nos désirs , parce que nous avions déjà fait plusieurs échanges avec eux. Nos équipages n'avaient pas moins vivement senti que les offi- ciers le prix d'une confiance aussi grande; et le déshonneur et le mépris eussent couvert l'homme qui eut été assez vil pour commettre le plus léger vol.

Il était évident que nous n'avions visité les Orot- chys que dans leurs maisons de campagne , ils faisaient leur récolte de saumon, qui, comme le blé en Europe , fait la base de leur subsistance. J'ai vu parmi eux si peu de peaux d'élans , que je suis porté à croire que la chasse y est peu abondante. Je compte aussi pour une très petite partie de leur nourriture quelques racines de lis jaune ou de saranne, que les femmes arrachent sur la lisière des bois , et qu'elles font sécher auprès de leur foyer.

LA PÉROUSE. ^01

On aurait pu penser qu'une si grande quantité de tonabeaux ( car nous en trouvions sur toutes les îles et dans toutes les anses) annonçait une épidé- mie récente qui avait ravagé ces contrées et réduit la génération actuelle à un très petit nombre d'hommes ; mais je suis porté à croire que les dif- férentes familles dont cette nation est composée étaient dispersées dans les baies vosines pour y pécher et sécher du saumon , et qu'elles ne se ras- semblent que l'hiver : elles apportent alors leur provision de poisson pour subsister jusqu'au retour du soleil. 11 est plus vraisemblable de supposer que le respect religieux de ces peuples pour les tombeaux de leurs ancêtres les porte à les entre- tenir, à les réparer, et à retarder ainsi , peut-être pendant plusieurs siècles, l'effet inévitable de la lime du temps.

Je n'ai aperçu aucune différence extérieure en- tre les habitans. Il n'en est pas de même des morts dont les cendres reposent d'une manière plus ou moins magnifique, suivant leurs richesses, il est assez probable que le travail d'une longue vie suf- fit à peine aux frais d'un des somptueux mausolées, qui n'ont cependant qu'une magnificence relative, et dont on se ferait une très fausse idée si on les comparait aux monumens des peuples plus civili- sés. Les corps des habitans les plus pauvres sont exposés en plein air dans une bière placée sur uu XII. 26

402 VOYAGES AnïOUR DU MONDE,

théâtre soutenu par des piquets de quatre pieds de hauteur; mais tous ont leurs arcs, leurs flèches, leurs filets et quelques morceaux d'étoffe auprès de leurs monumens, et ce serait vraisemblablement un sacrilège de les enlever.

Ces peuples sembleraient, ainsi que ceux de rîle Ségalien ^ ne reconnaître aucun chef, et n'être soumis à aucun gouvernement. La douceur de leurs mœurs, leur respect pour les vieillards, peuvent rendre parmi eux cette anarchie sans inconvénient. INous n'avons jamais été témoins de la plus petite querelle. Leur affection réciproque , leur tendresse pour leurs enfans offraient à nos yeux un spec- tacle touchant ; mais nos sens étaient révoltés par l'odeur fétide de ce saumon , dont les maisons , ainsi que leurs environs , se trouvaient remplies. Les os en étaient épars, et le sang répandu autour du foyer : des chiens avides, quoique assez doux et familiers , léchaient et dévoraient ces restes.

Ce peuple est d'une malpropreté et d'une puan- teur révoltantes; il n'en existe peut-être pas de plus faiblement constitué, ni d'une physionomie plus éloignée des formes auxquelles nous attachons l'idée de la beauté. Leur taille moyenne est au- dessous de quatre pieds dix pouces ; leur corps

' L'île Ségalien est une de celles dont 1<^ nom a le plus varié chez les géographes ; on la trouve sur les cartes anciennes sous les noms suivans : Saiialicn, Ula-Kata, du fleu^'e JVoir, Saghalien , Anga-Hnta, Amur, Amour, etc.

LA PÉROUSE. 403

est grêle, ieur voix faible et aiguë, comme celie des enfans ; ils ont les os des joues saillans ; les yeux petits , chassieux et fendus diagonalement ; la bouche large, le nez écrasé, le menton court, pres- que imberbe , et une peau olivâtre vernissée d'huile et de fumée. Ils laissent croître leurs che- veux, et ils les tressent à peu près comme nous.

Ceux des femmes leur tombent épars sur les épaules, et le portrait que je viens de tracer con- vient autant à leur physionomie qu'à celle des hommes, dont il serait difficile de les distinguer, si une légère différence dans l'habillement, et une gorge qui n'est serrée par aucune ceinture, n'an- nonçaient leur sexe. Elles ne sont cependant assu- jetties à aucun travail forcé qui ait pu, comme chez les Indiens de l'Amérique , altérer l'élégance de leurs traits, si la nature les eût pourvues de cet avantage. Tous leurs soins se bornent à tailler et à coudre leurs habits, à disposer le poisson pour être séché, et à soigner leurs enfans, à qui elles donnent à téter jusqu'à l'âge de trois ou quatrv^. ans. Ma surprise fut extrême d'en voir un de cet âge qui , après avoir bandé un petit arc, tiré assez juste une flèche , donné des coups de bâton à un chien, se jeta sur le sein de sa mère, et y prit la place d'un enfant de cinq à six mois qui s'était en- dormi sur ses genoux.

Ce sexe paraît jouir parmi eux d'une assez grande

104 VOYAGES AUTOLR DU MONDE,

considéiatioii. Ils n'ont jamais conclu aucun mar- ché avec nous sans le consentement de leurs fem- mes ; les pendans d'oreilles d'argent et les bijoux de cuivre servant à orner leurs habits sont uni- quement réservés aux femmes et aux petites filles. Les hommes et les petits garçons sont vêtus d'une camisole de nankin , ou de peau de chien ou de poisson , taillée comme les chemises des charretiers. Si elle descend au-dessous du genou, ils n'ont point de caleçon : dans le cas contraire, ils en por- tent à la chinoise qui descendent jusqu'au gras de la jambe. Tous ont des bottes de peau de loup ma- rin; mais ils les conservent pour l'hiver, et ils por- tent dans tous les temps et à tout âge , même à la mamelle, une ceinture de cuir à laquelle sont at- tachés un couteau à gaine, un briquet, un petit sac pour contenir du tabac et une pipe.

Le costume des femmes est un peu différent : elles sont enveloppées d'une large robe de nankin ou de peau de saumon qu'elles ont l'art de tanner parfaitement et de rendre extrêmement souple. Cet habillement leur descend jusqu'à la cheville du pied , et il est quelquefois bordé d'une frange de petits ornemens de cuivre qui font un bruit semblable à celui des grelots. Les saumons dont la peau sert à leur habillement ne se pèchent pas en été , et pèsent trente ou quarante livres. Ceux que nous venions de prendre au mois de juillet

LA PÉROCSE. 405

étaient du poids de trois ou quatre livres seule- ment; mais leur nombre et la délicatesse de leur goût compensaient ce désavantage : nous croyons tous n'en avoir jamais mangé de meilleurs.

Nous ne pouvons parler de la religion de ce peu- ple, n'ayant aperçu ni temples ni prêtres, mais peut-être quelques idoles, grossièrement sculptées, suspendues au plancher dq leurs cabanes : elles représentaient des enfans, des bras, des mains, des jambes , et ressemblaient beaucoup aux ex-voto de nos chapelles de campagne. Il serait possible que ces simulacres , que nous avons peut-être faussement pris pour des idoles, ne servissent qu'à leur rappeler le souvenir d'un enfant dévoré par des ours , ou de quelque chasseur blessé par ces animaux : il n'est cependant guère vraisemblable qu'un peuple si faiblement constitué soit exempt de superstition. Nous avons soupçonné qu'ils nous prenaient quelquefois pour des sorciers: ils répon- daient avec inquiétude, quoique avec politesse , à nos différentes questions; et lorsque nous tracions des caractères sur le papier, ils semblaient prendre les mouvemens de la main qui écrivait pour des signes de magie, et se refusaient à répondre à ce que nous leur demandions , en faisant entendre que c'était un mal. Ce n'est qu'avec une extrême difficulté et la plus grande patience que M. La vaux . cliirurgien-major de l'Astrolabe , est parvenu à foi-

406 VOYAGES ALÏOUR DC MONDE,

mer le vocabulaire des Orotchys et celui des Bit- chys. iNos présens ne pouvaient vaincre leurs pré- jugés à cet égard; ils ne les recevaient même qu'avec répugnance, et ils les refusèrent souvent avec opiniâtreté.

Je crus m'apercevoir qu'ils désiraient peut-être plus de délicatesse dans la manière de les leur offrir, et, pour vérifier si ce soupçon était fondé , je m'as- sis dans une de leurs cases ; et , après avoir fait ap- procher de moi deux petits enfans de trois ou quatre ans, et leur avoir fait quelques légères caresses, je leur donnai une pièce de nankin, couleur de rose, que j'avais apportée dans ma poche. Je vis les yeux de toute la famille témoigner une vive satis- faction; et je suis certain qu'ils auraient refusé ce présent, si je le leur eusse directement adressé. Le mari sortit de sa case, et rentra bientôt après avec son plus beau chien qu'il me pria d'accepter: je le lefusai, en cherchant à lui faire comprendre qu'il lui serait plus utile qu'à moi ; mais il insista, et . voyant que c'était sans succès, il fit approcher les deux enfans qui avaient reçu le nankin , et , appuyant leurs petites mains sur le dos du chien , il me fit entendre que je ne devais pas refuser ses enfans.

La délicatesse de ces manières ne peut exister que chez un peuple très policé. Je crois que la ci- vilisation d'une nation, qui n'a ni troupeaux ni cul- ture , ne peut aller au-delà. Je dois faire observer

LA PÉROUSE. 407

que les chiens sont leur bien le plus précieux : il les attellent à de petits traîneaux fort légers, très bien laits, absolument semblables à ceux des Kamtscha- dales. Ces chiens, de l'espèce des chiens-loups, sont forts, quoique d'une taille moyenne, extrêmement dociles, très doux, et paraissent avoir le caractère de leurs maîtres, tandis que ceux du port des Français, beaucoup plus petits, mais delà même espèce, étaient sauvages et féroces. Un chien de ce port, que nous avions pris et conservé pendant plusieurs mois à bord, se vautrait dans le sang lorsqu'on tuait un bœuf ou un mouton ; il courait sur les poules comme un renard : il avait plutôt les inclinations d'un loup que celles d'un chien do- mestique. Il tomba à la mer pendant la nuit , dans un fort roulis , poussé peut-être par quelque ma- telot dont il avait dérobé la ration.

Les voyageurs dont les quatre pirogues étaient échouées devant le village avaient excité notre curiosité, ainsi que leur pays des Bîtchys au sud de la baie de Castries.. Nous employâmes toute notre adresse à les questionner sur la géographie du pays; nous traçâmes sur du papier la côte de Tar- tarie, le fleuve Ségalien , l'île de ce nom qu'ils ap- pellent aussi Tchoka , vis-à-vis de cette même côte, et nous laissâmes un passage entre deux. Ils prirent le crayon de nos mains, et joignirent par un trait l'île au continent; poussant ensuite leur piiogue

408 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

sur le sable, ils nous donnaient à entendre que, après être sortis du fleuve, ils avaient poussé ainsi leur embarcation sur le banc de sable qui joint l'île au continent, et qu'ils venaient de tracer, puis arrachant, au fond de la mer, de l'herbe dont j'ai déjà dit que le fond de ce golfe était rempli, ils la plantèrent sur le sable pour exprimer qu'il y avait aussi de l'herbe marine sur le banc qu'ils avaient traversé. Ce rapport fait sur les lieux par des voyageurs qui sortaient du fleuve, rapport si conforme au résultat de ce que nous avions vu , puisque nous ne nous étions arrêtés que par les six brasses, ne nous laissa aucun doute.

Pour qu'on puisse concilier ce récit avec celui des peuples de la baie de Langle , il suffit qu'à mer haute il reste dans quelques points du banc des ouvertures avec trois ou quatre pieds d'eau, quan- tité plus que suffisante pour leurs pirogues. Comme c'était cependant une question intéressante , et qu'elle n'avait point été résolue directement de- vant moi, j'allai à terre le lendemain, et nous BÛmes par signes une conversation dont le résultat fut le même. Enfin M. de Langle et moi chargeâmes M. Lavaux, qui avait une sagacité particulière pour s'exprimer et comprendre les langues étrangères , de faire de nouvelles recherches. 11 trouva les Bit- chys invariables dans leur rapport : j'abandon- nai alors le projet que j'avais formé d'envoyer ma

LA PÉROUSE. 409

chaloupe jusqu'au fond du golfe, qui ne devait être éloigné de la baie de CastricvS que de dix ou douze lieues.

Ce plan aurait d'ailleurs eu de grands inconvé- niens : la plus petite brise du sud fait grossir la mer, dans le fond de cette manche , au point qu'un bâtiment qui n'est pas ponté court risque d'être rempli par les lames, qui brisent souvent comme sur une barre ; d'ailleurs , les brumes continuelles et l'opiniâtreté des vents du sud rendaient l'époque du retour de la chaloupe fort incertaine; et nous n'avions pas un instant à perdre : ainsi , au lieu d'envoyer la chaloupe éclaircir un point de géogra- phie sur lequel il ne pouvait me rester aucun doute, je me proposai de redoubler d'activité pour sortir enfin du golFe dans lequel nous naviguions depuis trois mois, que nous avions exploré pres- que entièrement jusqu'au fond, traversé plusieurs fois dans tous les sens, et sondé constamment, au- tant pour notre sûreté que pour ne laisser rien à désirer aux géographes.

La sonde pouvait seule nous guider au milieu des brumes dans lesquelles nous avons été si long- temps enveloppés : elles nont pas lassé du moins notre patience , et nous n'avons pas laissé un seul point des deux côtes sans relèvement. Il ne nous restait plus qu'un point intéressant à éclaircir, celui de l'extrémité méridionale de Tile Ségalien, que

410 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

nous connaissions seiilemenl jusqu'à la baie de Lan- jjle, par 47 degrés 49 minutes ; et j'avoue que j'en aurais peut-être laissé le soin à d'autres, s'il m'eut été possible de débouquer, parce que la saison s'a- vançait, et que je ne me dissimulais pas l'extrême difficulté de remonter deux cents lieues au vent, dans un canal aussi étj^oit, plein de brumes, et les vents de sud n'avaient jamais varié de deux quarts vers l'est ou vers l'ouest. Je savais, à la vé- rité , par la relation du Kastricum , que les Hol- landais avaient eu des vents du nord au mois d'août ; mais il faut observer qu'ils avaient navigué sur la côte orientale de leur prétendu Jesso; que nous, au contraire, nous étions engolfés entre deux terres dont l'extrémité se trouvait dans les mers à mousson, et que cette mousson règne sur les côtes de Chine et de Corée jusqu'au mois d'oc- tobre.

il nous paraissait que rien ne pouvait détourner les vents de la première impulsion qu'ils avaient reçue : ces réflexions ne me rendaient que plus ardent à hâter notre départ, et j'en avais fixé ir- révocablement l'époqu^au 2 août. Le temps qui nous restait jusqu'à ce moment fut employé à re- connaître quelque partie de la baie, ainsi que les différentes îles dont elle est formée. Nos natura- listes firent des courses sur tous les points de la côte qui paraissaient devoir satisfaire notre curiosité

LA PÉROUIE. 4i<

M. *de Laraanon, lui-même, qui avait essuyé une longue maladie, et dont la convalescence était très lente, voulut nous accompagner. Les laves et autres matières volcaniques , dont il apprit que ces lies étaient formées, ne lui permirent pas de son- ger à sa faiblesse. Il reconnut que la plus grande partie des substances tles environs de la baie et des îles qui en forment l'entrée étaient des laves rouges, compactes ou poreuses; des basaltes gris, en table ou en boule; et enfin des trapps, qui pa- raissaient n'avoir pas été attaqués par le feu, mais qui avaient fourni la matière des laves et des ba- saltes qui s'étaient fondus dans le fourneau : dif- férentes cristallisations se rencontraient parmi ces matières volcaniques, dont l'éruption était jugée très ancienne. Ils ne purent découvrir les cratères des volcans : un séjour de plusieurs semaines eût été nécessaire pour étudier et suivre les traces qui pouvaient y conduire.

M. de la Martinière parcourut, avec son acti- vité ordinaire, les ravins, le cours des rivières, pour chercher sur les bords des plantes nouvelles; mais il ne trouva que les mêmes espèces qu'il avait rencontrées dans les baies de Ternai et de Suf- f ren , et en moindre quantité. La végétation était à peu près au *point on la voit aux environs de Paris vers le 15 de mai : les fraises et les fram- boises étaient encore en fleurs, le fruit des gro-

412 VOYAGESi^UTOUR DU MONDE,

seilliers commençait à rougir ; et le céleri, ainsi que le cresson , étaient très rares. Nos conchyliolo- gistes furent plus heureux. Ils trouvèrent des Imîtres feuilletées, extrêmement belles, d'une cou- leur vineuse et noire, mais si adhérentes au ro- cher, qu'il fallait beaucoup d'adresse pour les en détacher. Leurs feuilles éttient si minces , qu'il nous a été très difficile d'en conserver d'entières. Nous prîmes aussi à la drague quelques buccins d'une belle couleur, des peignes , de petites moules de l'espèce la plus commune, ainsi que différentes cames.

Nos chasseurs tuèrent plusieurs gelinottes , quel- ques canards sauvages, des cormorans, des guille- mots, des bergeronnettes blanches et noires, un petit gobe-mouche d'un bleu azuré , que nous n'a- vons trouvé décrit par aucun ornithologiste : mais toutes ces espèces étaient peu répandues. La nature de tous les êtres vivans est comme engourdie dans ces climats presque toujours glacés, et les familles y sont peu nombreuses. Le cormoran, le goéland, qui se réunissent en société sous un ciel plus heu- reux, vivent ici solitaires sur la cime des rochers. Un deuil affligeant et sombre semble régner sur le bord de la mer et dans les bois, qui ne reten- tissent que du croassement de quelques corbeaux, et servent de retraite à des aigles à tête blanche , et à d'autres oiseaux de proie. Le martinet, l'hiron-

LA PÉROUSE. 413

délie de rivage paraissent seuls être dans leur vraie patrie : on en voyait des nids et des vols sous tous les rochers qui forment des voûtes au bord de la mer. Je crois que l'oiseau le plus générale- ment répandu sur tout le globe est Thirondelle de cheminée , ou de rivage , ayant rencontré l'une ou Fautre de ces espèces dans tous les pays j'ai abordé.

Quoique je n'aie point fait creuser la terre, je crois qu'elle reste gelée pendant l'été à une cer- taine profondeur, parce que l'eau de notre aiguade n'avait qu'un degré et demi de chaleur au-dessus de la glace , et que la température des eaux cou- rantes observée avec un thermomètre, n'a jamais excédé quatre degrés : le mercure cependant se te- nait constamment à quinze degrés quoiqu'en plein air. Cette chaleur momentanée ne pénètre point , elle hâte seulement la végétation, qui doit naître et mourir en moins de trois mois, et elle multiplie en peu de temps à l'infini les mouches, les mous- tiques , les maringouins, et d'autres insectes incom- modes.

Les indigènes ne cultivent aucune plante ; ils pa- raissent cependant aimer beaucoup les substances végétales : la graine des Mantchoux, qui pourrait bien être un petit millet mondé, faisait leurs dé- lices. Ils ramassent avec soin différentes racines spontanées, qu'ils font sécher pour leur provision

414 VOYAGES ALTOIJR DU MONDE,

d'hiver, entre autres celle du lis jaune ou saranne, qui est un véritable ognon. Très inférieurs, par leur constitution physique et par leur industrie , auxhabitansde l'île Ségalien, ils n'ont pas, comme ces derniers , l'usage de la navette, et ne sont vêtus que des étoffes chinoises les plus communes, et des dépouilles de quelques animaux terrestres ou de loups marins. Nous avons tué un de ces derniers à coups de bâton : il ne différait en rien de ceux de la côte du Labrador et de la baie d'Hudson. No- tre jardinier le trouva endormi sur le bord de la mer. Cette rencontre fut suivie , pour lui , d'un événement malheureux : une ondée de pluie l'ayant surpris dans le bois pendant qu'il y semait des graines d'Europe, il voulut faire du feu pour se sécher, et fit imprudemment usage de poudre pour l'allumer. Le feu se communiqua à sa poire à pou- dre qu'il tenait à la main : l'explosion lui brisa l'os du pouce , et il fut si grièvement blessé , qu'il ne dut la conservation de son bras qu'à l'habileté de M. Rollin , notre chirurgien-major.

LA PÉROUSE. 4(5

§20.

Départ de la baie de Castries. Découverte du détroit qui sépare ie Jesso de TOku-Jesso ^ Relâche à la baie de Grillon sur la pointe de l'île Tchoka ou Ségalien. Détails sur ses habitans et sur leur village. ?fous traversons le détroit et reconnaissons toutes les découvertes parles Hollandais du Kastricum. Ile des Etats. Détroit dX'riès. Terre de la Compagnie. Ile des Quaire- Frères. Ile de Marikan. Nous traversons les Kuriles et faisons route pour le Kamtschatka.

Le 2 août 1787. ainsi que je l'avais annoncé, nous mimes à la voile avec une petite brise de l'ouest , qui ne régnait qu'au fond de la baie. Les vents de sud nous attendaient à une lieue au large de la pointe de Clostercam; ils furent dabord clairs et très modérés : nous louvoyâmes avec assez de succès, et les bordées nous furent favorables. Je m'attachai plus particulièrement à reconnaître la petite partie de la cote de Tartarie. que nous avions

Des cartes hydrographiques nous présentent presque tous les noms des anciens navigateurs adaptés à quelques-unes de leurs découvertes. Ces dénominatrons que la modestie repousse n'ont sans doute eu lieu qu'à la sollicitation des équipages ou des états- majors ; mais La Pérouse, plus modeste encore, n'a point voidu suivre cet usage. Son nom, trop intimement attaché au globe ter- restre par ses découvertes et ses malheurs, n'a pas à craindre de tomber dans l'oubli. Obligé néanmoins, pour éviter toute équi- voque . de changer le nom du détroit qu'il a découvert entre le Jesso et l'Oku-Jesso, je n'ai pas cru pouvoir le remplacer d'une manière plus conforme à l'opinion nationale qu'en le nommant détroit de La Pemuse. [Note de Milet-Mitreau.)

I

416 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

perdue de vue depuis le 49^ degré jusqu'au 50*" parce que nous avions serré de très près l'ile Sé- galien. Je prolongeai donc, au retour, la côte du continent, jusqu'au point de notre dernier relè- vement à vue du pic Laraanon. Le temps, qui avait été très beau , devint très mauvais le 6 ; nous es- suyâmes un coup de vent du sud, moins alarmant par sa violence que par l'agitation qu'il causait à la mer. Nous fûmes forcés de faire porter à nos bâtimens toute la voile que les mâts et le côté des frégates pouvaient supporter, afin de moins déri- \^r, et de ne pas perdre , en un jour, ce que nous avions gagné dans trois. Le baromètre descendit jusqu'à vingt-sept pouces cinq lignes ; la pluie , le vent, la position nous nous trouvions dans un canal dont les terres nous étaient cachées par les brumes , tout contribuait à rendre notre situation au moins extrêmement fatigante.

Mais ces bourrasques dont nous murmurions étaient les avant-coureurs des vents de nord sur lesquels nous n'avions pas compté. Ils se décla- rèrent le 8, après un orage, et nous firent at- teindre, le 9 au soir, la latitude de la baie dcLan- gle d'où nous étions partis depuis le 14 juillet. Ce point, qui avait été parfaitement déterminé en lon- gitude à notre premier passage, était fort impor- tant à retrouver, après l'accident survenu à notre tente astronomique dans la baie de Castries. 11

LA PÉROUSE. 417

(levait noas servir à vérifier la régularité de nos horloges marines, en comparant à la longitude con- nue de la baie de Langle celle que nos horloges nous donneraient pour ce même point. Le résultat de nos observations fut qu'après vingt-sept jours , le n"" 19 nous plaçait de trente-quatre minutes de degré trop dans l'est.

Un banc, dont le fond est très régulî^ et sur lequel il n'y a aucun danger, se prolonge de dix lieues du nord au sud, devant la baie de Langle, et se porte à environ huit lieues dans l'ouest. Nous le ^passâmes en courant au sud, et je mis en panne à dix heures du soir jusqu'au jour, afin de ne pas laisser la plus petite ouverture sans la re- connaître. Le lendemain nous continuâmes à pro- longer la côte, à deux lieues de distance, et nous aperçûmes dans le sud-ouest une petite île plate, qui formait, avec celle de Ségalien , un canal d'en- viron six lieues. Je l'appelai tle Monneron , du nom de l'officier du génie employé dans cette expé- dition.

Nous dirigeâmes notre route entre ces deux îles, et bientôt nous eûmes connaissance d'un pic dont l'élévation était au moins de mille ou douze cents toises. Il paraissait n'être composé que d'un roc vif, et consei'ver de la neige dans ses fentes; on n'y apercevait ni arbres ni verdure : je l'ai nommé

418 VOYAGES AUÏOLU DL MONDE.

pic de Langle ^ Nous voyions en même temps d'autres terres plus basses. La côte de l'île Ségalien se terminait en pointe. On n'y remarquait plus de doubles montagnes : tout annonçait que nous tou- chions à son extrémité méridionale, et que les terres du pic étaient sur une autre île. Nous mouil- lâmes le soir avec cette espérance, qui devint une certitudlrle lendemain, le calme nous força de mouiller à la pointe méridionale de l'île Séga- lien.

Cette pointe , que j'ai nommée cap Crillon , est située par 45 degrés 57 minutes de latitude n^d , et 140 degrés 34 minutes de longitude orientale : elle termine cette île, une des plus étendues du nord au sud qui soient sur le globe, séparée de la Tartarie par une manche qui finit au nord par des bancs , entre lesquels il n'y a point de passage pour les vaisseaux , mais il reste vraisemblablement quelque chenal pour des pirogues , entre ces grandes herbes marines qui obstruent le détroit. Cette même île est l'Oku-Jesso ^ et l'île de Chicha, qui

' Ce pic est par 45 degrés 15 minutes de latitude nord. Le ca- pitaine Uriès, commandant le Kastricum, en abordant la terre de Jesso, au mois de juin 1G43, aperçut aussi un pic remarquable par 44 degrés 50 minutes de latitude , qu'il nomma pic Antoine. Ces pics sont situés au sud du détroit de La Pérouse. Au reste, il parait que la terre marquée sur les cartes sous le nom de Jesso est un assemblage de plusieurs îles.

' Oliu-Jesso signifie Haut-Jesso ou Jesso du nord. Les Chinois rappellent Ta-Han.

LA PÉROl-SE. 419

était par notre travers, séparée de celle de Séga- lien par un canal de douze lieues, et du Japon par le détroit de Sangaar, est le Jesso des Japo- nais, et s'étend au sud jusqu'au détroit de San- gaar.

La chaîne des iles Kuriles est beaucoup plus orientale, et forme, avec le Jesso et l'Oku- Jesso, une seconde mer qui communique avec celle d'Ok- hotsk , et d'où on ne peut pénétrer sur la côte de Tartarie , qu'en traversant ou le détroit que nous venions de découvrir par 45 degrés 40 minutes, ou celui de Sangaar, après avoir débouqué entre les Kuriles. Ce point de géographie , le plus impor- tant de ceux que les voyageurs modernes avaient laissé à résoudre à leurs successeurs \ nous coûtait

' Des ténèbres impénétrables avaient enveloppé jusqu'à ce jour les parties du globe connues sous le nom de Jesso et & Oku- Jesso, dont la position avait tellement varié dans l'opinion des géogra- phes , qu'on eût été tenté de croire que leur existence était roma- nesque. En effet si l'on consulte les cartes d'Asie des auteurs sui- vans, on voit qu'en 1650 Sanson nous représente la Corée comme une île ; le Jesso , l'Oku-Jesso , le Kamtschatka n'existent point sur sa carte , et l'on y voit le détroit d'Anian séparant l'Asie de l'Amérique septentrionale.

En 1 700 Guillavime de Lisle joignait le Jesso et l'Oku-Jesso, et prolongeait cet ensemble jusqu'au détroit de Sangaar, sous le nom de terre de Jesso.

Banville donna, en 1732, une carte de cette partie de l'Asie approchant beaucoup plus de la vérité que celle qu'il nous a donnée vingt ans après, et dans laquelle le golfe et le cap Aniva licnnent au continent, et le cap Patience forme la pointe méri- dionale de l'île Ségalien. Ces cartes, et une partie des suivantes, présentent la même erreur sur h* déiroil de Tessov.

420 VOVAGKS AUTOUR DU MONDE,

bien des fatigues , et il avait nécessité beaucoup de précautions, parce que les brunries rendent cette navij^jation extrêmement difficile. Depuis le 1 0 avril , époque de notre départ de Manille , jusqu'au jour auquel nous traversâmes le détroit , nous n'avons

Desnos a, comme Danville, reculé la science de la géograpliie par sa carte de 1770, bien inférieure à celle qu'il avait publiée en 1761.

En 1744 Rasius formait du Jesso, du cap Aniva et du cap Pa- tience, une presqu'île tenant à la Tartarie, dont elle était séparée par un {^olfe, dans lequel on entrait par le détroit de Tessoy.

Une carte d'Asie , sans date et sans nom d'auteur, mais qui doit avoir été imprimée après le voyage du Kastricum , représente les deux Jesso comme deux îles indépendamment de l'île Ségalien.Le Jesso intermédiaire, vu par les Hollandais, comprend le golfe et le cap Aniva; mais il est à remarquer qvie ce second Jesso est sé- paré de l'île Ségalien par un détroit placé à 44 degrés, ce quj prouve que déjà l'on conjecturait l'existence du détroit découvert par La Pérouse , soupçonné par le P. du Halde, adopté, ensuite rejeté par Danville.

Robert, en 1767, Robert de Yaugondy , en 1775, Brion , en 1784, Guillaume de Lisle et Philippe Buache collectivement, en 1 788 , ont successivement copié et reproduit les mêmes erreurs.

Enfin on ne peut mieux dépeindre le chaos des idées sur cette partie du globe , dont les connaissances anciennes ont été si sa- vamment discutées et rapprochées par Philippe Buache, que par ces mots extraits de ses Considérations géographiques, page 115 :

«Le Jesso, après avoir été transporté à l'orient, attaché au « midi , ensuite à l'occident, le fut enfin au nord »

Ma seule intention , dans ces rapprochemens, a été d'établir, par des preuves incontestables , que la géographie de la partie orientale de l'Asie était dans son enfance, même en 1788, époque postérieure au départ de notre infortuné navigateur, et que c'est à sa constance, à son zèle et à son courage que nous devons en- tin les connaissances qui fixent nos incertitvides.

{^Note de Milet-Mureau.)

LA PÉROUSE. 421

relâché que trois jours dans la baie de Ternai, un jour dans la baie de Langle, et cinq jours dans la baie de Castries; car je ne compte pour rien les mouillages en pleine côte que nous avons faits , quoique nous ayons envoyé reconnaître la terre, et que ces mouillages nous aient procuré du pois- son.

C'est au cap Grillon que nous reçûmes à bord, pour la première fois, la visite des insulaires ; car, sur l'une ou l'autre des côtes, ils avaient reçu la nôtre sans témoigner la moindre curiosité ou le moindre désir voir nos vaisseaux. Ceux-ci montrèrent d'abord quelque défiance, et ne s'approchèrent que lorsque nous leur eûmes prononcé plusieurs mots du vocabulaire que M. Lavaux avait fait à la baie de Langle. Si leur crainte fut d'abord assez grande, leur confiance devint bientôt extrême. Ils montèrent sur nos vaisseaux comme s'ils eussent été chez leurs meilleurs amis, s'assirent en rond sur le gaillard, y fumèrent leurs pipes. Nous les comblâmes de présens : je leur fis donner des nan- kins, des étoffes de soie, des outils de fer, des ras- sades, du tabac, et généralement tout ce qui me paraissait leur être agréable. Mais je m'aperçus bientôt que l'eau-de-vic et le tabac étaient pour eux les denrées les y)Uis précieuses : ce fut néan- moins celles que je leur fis distribuer le phis so- brement, parce que le tabac était nécessaire à nos

422 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

équipages , et que je craignais les suites de l'eau^ de-vie.

Nous remarquâmes encore plus particulièrement dans la baie de Grillon, que les figures de ces in- sulaires sont belles et d'une proportion de traits fort régulière : ils étaient fortement constitués et taillés en hommes vigoureux. Leur barbe descend sur la poitrine, et ils ont les bras , le cou et le dos couverts de poils : j'en fais la remarque , parce que c'est un caractère général, car on trouverait faci- lement en Europe plusieurs individus aussi velus que ces insulaires. Je crois leur taille moyenne in- férieure d'environ un pouce à celle des Français ; mais on s'en aperçoit difficilement , parce que la juste proportion des parties de leur corps, leurs différens muscles fortement prononcés, les font paraître en général de beaux hommes. Leur peau est aussi basanée que celle des Algériens ou des autres peuples de la côte de Barbarie.

Leurs manières sont graves, et leurs remer- cîmens étaient exprimés par des gestes nobles ; mais leurs instances pour obtenir de nouveaux présens furent répétées jusqu'à l'importunité. Leur reconnaissance n'alla jamais jusqu'à nous of- frir, à leur tour, même du saumon , dont leurs pirogues étaient remplies , et qu'ils remportèrent en partie à terre , parce que nous avions refusé le prix excessif qu'ils en demandaient : ils avaient

LA PÉROUSE. 423

cependant reçu en pur don des toiles, des étoiles, des instrumens de fer, des rassades , etc. La joie d'avoir rencontré un détroit autre que celui de Sangaar nous avait rendus généreux : nous ne pûmes nous empêcher de remarquer combien , à 1 égard de la gratitude , ces insulaires différaient des Orotchys de la baie de Castries , qui , loin de solliciter des présens , les refusaient souvent avec obstination, et faisaient les plus vives instances pour qu'on leur permît de s'acquitter. Si leur morale est en cela bien inférieure à celle de ces Tartares , ils ont sur eux, par le physique et par leur industrie , une supériorité bien décidée.

Tous les habits de ces insulaires sont tissus de leurs propres mains ; leurs maisons offrent une propreté et une élégance dont celles du continent n'approchent pas; leurs meubles sont artistement travaillés, et presque tous de fabrique japonaise. Ils ont un objet de commerce très important, in- connu dans la manche de Tartarie, et dont l'é- change leur procure toutes leurs richesses : c'est l'huile de baleine. Ils en récoltent des quantités considérables. Leur manière de l'extraire n'est ce- pendant pas la plus économique : elle consiste à couper par morceaux la chair des baleines et à la laisser pourir en plein air sur un talus exposé au soleil. L'huile qui en découle est reçue dans des vases d'écorce ou dans des outres de peau de loup

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marin. H est à remarquer que nous n'avons pas vu une seule baleine sur la côte occidentale de l'ile, et que ce cétacé abonde sur celle de Test. 11 est difficile de douter que ces insulaires ne soient une race d'hommes absolument différente de celle que nous avons observée sur le continent, quoiqu'ils n'en soient séparés que par un canal de trois ou quatre lieues , obstrué par des bancs de sable et de goëmon. Ils ont cependant la même manière de vivre : la chasse, et plus particulièrement la pêche, fournissent presque entièrement à leur subsistance. Ils laissent en friche la terre la plus fertile, et ils ont vraisemblablement, les uns et les autres, dé- daigné l'éducation des troupeaux, qu'ils auraient pu faire venir du haut du fleuve Ségalien ou du Japon. Mais un même régime diététique a formé des constitutions bien différentes. 11 est vrai que le froid des îles est moins rigoureux par la même latitude que celui des continens : cette seule cause ne peut cependant avoir produit une différence si remarquable.

Je pense donc que l'origine des Bitchys, des Orotchys et des autres Tartares du bord de la mer, jusqu'aux environs de la côte septentrionale du Ségalien, leur est commune avec celle des Kam- tscliadales, des Kuriaques et de ces espèces d'hom- mes qui, comme les Lapons et les Samoïèdes, sont à l'espèce humaine ce que leurs bouleaux et leurs

LA PÉKOUSE. 425

sapins rabougris sont aux arbres des forets plus méricîionaies. Les habitans de l'île Ségalien sont, au contraire, très supérieurs par leur physique aux Japonais, aux Chinois et aux ïartares Mantehoux; leurs traits sont plus réguliers et approchent da- vantage des formes européennes. Au surplus, il est très difficile de fouiller et de savoir lire dans les archives du monde, pour découvrir l'origine des peuples; et les voyageurs doivent laisser les systèmes à ceux qui lisent leurs relations.

JNos premières questions furent sur la géogra- phie de l'ile, dont nous connaissions une partie mieux qu'eux. 11 paraît qu'ils ont l'habitude do figurer un terrain; car. du premier coup, ils tra- cèrent la partie que nous venions d'explorer, jus- que vis-à-vis le fleuve Ségalien , en laissant un passage assez étroit pour leurs pirogues. Us mar- quèrent chaqae couchée, et lui donnèrent un nom: enfin, on ne peut pas douter que, quoique éloi- gnés de l'embouchure de ce fleuve de plus de cent cinquante lieues, ils n'en aient tous une parfaite connaissance; et sans cette rivière, formant le point de communication avec les Tartares Mant- ehoux qui commercent avec la Chine, les Bitchys, les Orotchys, les Ségaliens et généralement tous les peuples de ces contrées maritimes auraient aussi peu de connaissance des Chinois et de leurs marchandises quen ont les habitans de la cote

42G VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

d'Amérique. Leur sagacité fut en défaut lorsqu'il leur fallut d.essiner la côte orientale de leur île: ils la tracèrent toujours sur la même ligne nord et sud, et parurent ignorer que la direction en fût différente ; en sorte qu'ils nous laissèrent des doutes, et nous crûmes un instant que le cap Grillon nous cachait un golfe profond, après lequel l'île Séga- lien reprenait au sud. Cette opinion n'était guère vraisemblable. Le fort courant qui venait de l'est annonçait une ouverture ; mais comme nous étions en calme plat, et que la prudence ne nous per- mettait pas de nous laisser dériver à ce courant qui aurait pu nous entraîner trop près de la pointe, M. de Langle et moi crûmes devoir envoyer à terre un canot, commandé par M. de Vaujuas; et nous donnâmes ordre à cet officier de monter sur le point le plus élevé du cap Grillon , et d'y relever toutes les terres qu'il apercevrait en delà. 11 était de retour avant la nuit. Son rapport confirma notre première opinion ; et nous demeurâmes convain- cus qu'on ne saurait être trop circonspect, trop en garde contre les méprises, lorsqu'on veut faire connaître un grand pays d'après des données aussi vagues, aussi sujettes à illusion que celles que nous avions pu nous procurer. Ces peuples semblent n'avoir aucun égard, dans leur navigation, au chan- gement de direction. Une crique, de la longueur de trois ou quatre pirogues, leur paraît un vaste

LA PÉROUSE. m

port, et une brasse d'eau une profondeur presque incommensurable : leur échelle de comparaison est leur pirogue , qui tire quelques pouces d'eau et n*a que deux pieds de largeur.

Avant de revenir à bord, M. de Vaujuas visita le village de la pointe, il fut parfaitement bien reçu. Il y fit quelques échanges et nous rapporta beaucoup de saumons. Il trouva les maisons mieux bâties, et surtout plus richement meublées que celles de la baie d'Estaing: plusieurs étaient dé- corées intérieurement avec de grands vases vernis du Japon. Comme l'île Ségalien n'est séparée de l'île Chicha que par un détroit de douze lieues de largeur, il est plus aisé aux habitans des bords du détroit de se procurer les marchandises du Japon , qu'il ne l'est à leurs compatriotes qui sont plus au nord ; ceux-ci à leur tour sont plus près du fleuve Ségalien et des Tartares Mantchoux, auxquels ils vendent l'huile de baleine, qui est la base de leurs échanges.

Les insulaires qui étaient venus nous visiter se retirèrent avant la nuit et nous firent comprendre par signes qu'ils reviendraient le lendemain. Ils étaient effectivement à bord à la pointe du jour, avec quelques saumons qu'ils échangèrent contre des haches et des couteaux. Ils nous vendirent aussi un sabre, un habit de toile de leur pays; et ils parurent voir avec chagrin que nous nous prépn-

428 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

rions à mettre à la voile. Ils nous engagèrent fort à doubler le cap Grillon, et à relâcher dans une anse qu'ils dessinaient, et qu'ils appelaient Ta- bouoro : c'était le golfe d'Aniva.

11 venait de se lever une petite brise du nord- est. Je fis signal d'appareiller, et je dirigeai d'a- bord la route au sud-est, pour passer au large du cap Grillon, qui est terminé par un îlot ou une roche, vers laquelle la marée portait avec la plus grande force. Dès que nous l'eûmes doublée, nous aperçûmes du haut des mâts une seconde roche, qui paraissait à quatre lieues de la pointe , vers le sud-est. Je l'ai nommée la Dangereuse, pair ce qu'elle est à fleur d'eau, et qu'il est possible qu'elle soit couverte à la pleine mer. Je fis route pour passer sous le vent de cette roche, et je l'arrondis à une lieue. La mer brisait beaucoup autour d'elle, mais je n'ai pu savoir si c'était l'effet de la marée, ou celui des battures qui l'environnent. A cette dis- tance, la sonde rapporta constamment vingt-trois brasses; et lorsque nous l'eûmes doublée, l'eau augmenta, et nous tombâmes bientôt sur un fond de cinquante brasses , le courant paraissait mo- déré. Jusque-là nous avions traversé dans ce canal des lits de marée plus forts que ceux du Four ou du Raz de Brest : on ne les y éprouve pourtant que sur la côte de l'île Ségalien, ou dans la pai'tie soptentriohale de ce détroit. La côte mé-

LA PÉROUSE. 429

ridionale, vers Tiie Cliicha, y est beaucoup moins exposée; mais nous y Fûmes ballottés par une houle du large ou de l'est, qui nous mit toute la nuit dans le plus grand danger d'aborder l'Astrolabe , parce qu'il faisait calme plat, et que ni l'une ni l'autre des frégates ne gouvernaient.

Nous nous trouvâmes , le lendemain , un peu plus sud que notre estime, mais de dix minutes seulement , au nord du village d'Acqueis , ainsi nommé dans le voyage du Kastricum. jNous ve- nions de traverser le détroit qui sépare le Jesso de rOku-Jesso, et nous étions très près de l'endroit les Hollandais avaient mouillé à Acqueis. Ce détroit leur avait été sans doute caché par des brumes; et il est vraisemblable que des sommets de montagnes qui sont sur les deux îles leur avaient fait croire qu'ils étaient liés entre eux par des terres basses. D'après cette opinion , ils avaient tracé une continuation de côte dans l'endroit même nous avons passé. A cette erreur près, les dé- tails de leur navigation sont assez exacts. INous rele- vâmes le cap Aniva, presque au même rhumb que celui qui est indiqué sur les cartes hollandaises. Nous aperçûmes aussi le golfe auquel le Kastricum a donné le même nom d'Aniva : il est formé par le cap de ce nom et le cap Grillon. La latitude de ces caps ne différait que de dix à douze minutes, et leur longitude, depuis le cap Nabo, de moins

430 V0YAGEJ8 AUTOUR DU MONDE,

d'un degré, de celles que nous avons déterminées: précision étonnante pour le temps fut faite la campagne du Kastricum. Je me suis imposé la loi de ne changer aucun des noms donnés par les Hol- landais, lorsque la similitude des rapports me les a fait connaître ; mais une singularité assez remar- quable, c'est que les Hollandais, en faisant route d'Acqueis au golfe d'Aniva, passèrent devant le détroit que nous venions de découvrir, sans se douter, lorsqu'ils furent mouillés à Aniva, qu'ils étaient sur une autre île : tant sont semblables les formes extérieures, les mœurs et les manières de vivre de ces peuples.

Le temps fut très beau le lendemain ; mais nous fîmes peu de chemin à l'est. INous relevâmes le cap Aniva au nord-ouest , et nous en aperçûmes la côte orientale , qui remonte au nord vers le cap Patience , par la latitude de 49 degrés. Ce point fut le terme de la navigation du capitaine Uriès; et comme ses longitudes, depuis le cap INabo, sont à peu près exactes , la carte hollandaise , dont nous avons vérifié un nombre de points suffisant pour qu'elle mérite notre confiance , nous donne la lar- geur de l'île Ségalien jusqu'au 49^ degré. Le temps continua d'être beau, mais les vents d'est-sud-est, qui soufflaient constamment depuis quatre jours, retardèrent notre marche vers les îles des Etats et de la Compagnie. Notre latitude nord fut obser-

LA PÉROCSE. 43!

vée le 15 de 46 degrés 9 minutes, et notre longi- tude orientale de 142 degrés 57 minutes. Nous n'apercevions aucune terre , et nous essayâmes plusieurs fois , et toujours vainement, de trouver fond avec une ligne de deux cents brasses.

Le 16 et le 17 août, le ciel fut couvert, blanchâ- tre, et le soleil ne parut pas; les vents passèrent à Test, et je pris la bordée du sud pour m'appro- cher de l'île des Etats , dont nous eûmes une par- faite connaissance. Le 19 nous relevâmes le cap Troun au sud, et le cap Uriès au sud-est-quart- est : c'était l'aire de vent ils devaient nous res- ter, suivant la carte hollandaise. Les navigateurs modernes n'auraient pu en déterminer la position avec plus d'exactitude.

Le 20 nous aperçûmes l'île de la Compagnie , et reconnûmes le détroit d'Uriès, qui était cependant très embrumé. Nous prolongeâmes , à trois ou qua- tre lieues , la côte septentrionale de l'île de la Compagnie : elle est aride, sans arbres ni verdure; elle nous parut inhabitée et inhabitable. Nous re- marquâmes les taches blanches dont parlent les Hollandais : nous les prîmes d'abord pour de la neige , mais un plus mûr examen nous fît aperce- voir de larges fentes dans des rochers : elles avaient la couleur du plâtre. A six heures du soir nous étions par le travers de la pointe du nord-est de cette île, terminée par un cap très escarpé, que

132 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

j'ai nommée cap Kastricum , du nom du vaisseau à qui l'on doit cette découverte. INous apercevions au-delà quatre petites îles ou îlots , et au nord un large canal qui paraissait ouvert à l'est-nord-est . et formait la séparation des Kuriles d'avec l'île de la Compagnie, dont le nom doit être religieusement conservé, et prévaloir sur ceux qui ont pu lui avoir été imposés par les Russes plus de cent ans après le voyage du capitaine Uriès.

Le 21, le 22 et le 23 août furent si brumeux, qu'il nous fut impossible de continuer notre route à l'est, à travers les Kuriles, que nous aurions pu apercevoir à deux encablures. Nous restâmes bord sur bord à l'ouverture du détroit, la mer ne paraissait agitée par aucun courant; mais nos ob- servations de longitude du 23 nous firent connaître que nous avions été portés en deux jours de 40 minutes vers l'ouest. jNous vérifiâmes cette obser- vation le 24 en relevant les mêmes points aperçus le 21, précisément ils devaient nous rester d'a- près notre longitude observée. Le temps, quoique très brumeux, nous avait permis de faire route pendant une partie de cette journée, parce qu'il y eut de fréquentes éclaircies ; et nous aperçûmes et relevâmes la plus septentrionale des îles des Quatre- Frères, et deux pointes de l'île Marikan , que nous prenions pour deux îles. La plus méridionale res-

LA PÉROLSE. 433

tait à Test 15 degrés sud. Nous n'avions avancé depuis trois jours que de quatre lieues vers le nord-est; et les brumes s'étant beaucoup épaissies, et ayant continué sans aucune éclaircie le 24, le 25 et le 26 , nous fûmes obligés de rester bord sur bord entre ces îles, dont nous ne connaissions ni l'étendue ni la direction, n'ayant pas, comme sur les côtes de la Tartarie et de l'Oku-Jesso , la res- source de sonder pour connaître la proximité de la terre , parce qu'ici l'on ne trouve point de fond.

Cette situation , une des plus fatigantes et des plus ennuyeuses de la campagne, ne finit que le 29. Il se fit une éclaircie , et nous aperçûmes des som- mets dans l'est. Je fis route pour les approcher. Bientôt les terres basses commencèrent à se décou- vrir, et nous reconnûmes l'île Marikan , que je re- garde comme la première des Kuriles méridionales. Son étendue , du nord-est au sud-ouest , est d'en- viron douze lieues. Un gros morne la termine à chacune de ses extrémités, et un pic, ou plutôt un volcan , à en juger par sa forme , s'élève au milieu.

Comme j'avais le projet de sortir des Kuriles par la passe que je supposais au nord de l'île Marikan , je fis route pour approcher la pointe du nord-est de cette île. J'en apercevais deux autres à l'est- nord-est, mais plus éloignées, et elles paraissaient

Xil. 28

434 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

laisser entre elles et la première un canal de quatre à cinq lieues ; mais à huit heures du soir les vents passèrent au nord et faiblirent. La mer étant fort houleuse , je fus obligé de virer de bord et de porter à l'ouest pour ra'éloigner de la côte , parce que la lame nous jetait à terre , et que nous n'a- vions pas trouvé fond à une lieue du rivage, avec une ligne de deux cents brasses. Ces vents du nord me décidèrent à débouquer par le canal qui est au sud de l'île Marikan et au nord des Quatre- Frères. Il m'avait paru large; sa direction était, au sud , parallèle à peu près à celle du canal d'Uriès, ce qui m'éloignait de ma route; mais les vents ne me laissaient pas le choix d'un autre parti ; et les jours clairs étaient si rares , que je crus de- voir profiter du seul que nous eussions eu depuis dix jours.

JNous forçâmes de voiles pendant la nuit pour arriver à l'entrée de ce canal : il ventait fort peu , et la mer était extrêmement grosse. Au jour, nous relevâmes au sud-est, à environ deux lieues de dis- tance, la pointe du sud-ouest de Marikan, que j'ai nommée cap Rollin , du nom de notre chirurgien- major, et nous restâmes en calme plat, sans avoir la ressource de mouiller si nous étions portés à terre, car la sonde ne rapportait point de fond. Heureusement le courant nous entraînait sensible- ment vers le milieu du canal , et nous avançâmes

LA PÉROUSE. 435

d'environ cinq lieues vers l'est-sud-est, sans quil y eût assez de vent pour gouverner. Nous aperce- vions dans le sud-ouest les iles des Quatre-Frères , et comme de très bonnes observations de longitude nous permettaient d'en déterminer la position , ainsi que celle du cap Rollin de File Marikan , nous nous sommes assurés que la largeur du canal est d'environ quinze lieues. La nuit fut très belle ; les vents se fixèrent à l'est-nord-est, et nous donnâmes dans la passe au clair de lune : je l'ai nommée canal de la Boussole y et je crois que ce canal est le plus beau de tous ceux qu'on peut rencontrer entre les Kuriles. Nous fîmes très bien de sai- sir cet intervalle, car le temps se couvrit à mi- nuit, et la brume la plus épaisse nous enveloppa le lendemain à la pointe du jour, avant que nous eussions la certitude d'être entièrement débouqués. Je continuai la bordée du sud au milieu de ces brumes , avec le projet d'approcher, à la première éclaircie , les îles situées au nord , et de les rele- ver, s'il était possible, jusqu'à la pointe de Lopatka ; mais les brumes étaient encore plus constantes ici que sur la côte de Tartarie. Depuis dix jours, nous n'avions eu de clarté que pendant vingt-quatre heures, encore ce temps fut-il passé en calme pres- que plat; et nous fûmes heureux de profiter de la moitié d'une belle nuit pour débouquer. A six heures du soir, je pris la bordée du nord ,

436 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

vers la terre, dont je me supposais éloigné de douze lieues : la brume était toujours aussi épaisse. Vers minuit , les vents passèrent à l'ouest , et je lis route à l'est, attendant le jour pour me rapprocher de la côte.

Le jour parut sans que la brume se dissi- pât; le soleil perça cependant deux fois dans la matinée, et il étendit pendant quelques minutes seulement notre horizon à une lieue ou deux : nous en profitâmes pour prendre des hauteurs absolues du soleil, afin de connaître l'heure et d'en conclure la longitude. Ces observations nous lais- saient quelque incertitude, parce que l'horizon n'était pas terminé; elles nous apprirent néanmoins que nous avions été portés d'environ dix lieues dans le sud-est, ce qui était très conforme aux résultats des différens relèvemens que nous avions faits la veille pendant le calme. La brume reprit avec opiniâtreté : elle fut aussi épaisse le lende- main ; alors, comme la saison s'avançait, je me décidai à faire route pour le Kamtschatka, et à aban- donner l'exploration des Kuriles septentrionales. ISous avions déterminé les plus méridionales : c'é- taient celles qui avaient laissé des incertitudes aux géographes. La position géographique de l'île Mari- kan étant bien fixée, ainsi que celle de la pointe de Lopatka : il me parut impossible qu'il restât une erreur de quelque importance dans la direction

LA PÉROUSE. 437

des îles qui sont entre ces deux points; je crus donc ne pas devoir sacrifier à une recherche pres- que inutile la santé des équipages , qui commen- çaient à avoir besoin de repos , et que les brumes continuelles entretenaient dans une humidité très malsaine , malgré les précautions que nous pre- nions pour les en garantir.

En conséquence, je fis route à Fest-nord-est , et je renonçai au projet que j'avais de mouiller à l'une des Kuriles, pour y observer la nature du terrain et les mœurs des habitans. Je suis assuré qu'ils sont le même peuple que celui de Tchoka et de Chicha, d'après les relations des Russes, qui ont donné un vocabulaire de la langue de ces insu- laires parfaitement semblable à celui que nous avons formé à la baie de Langle. La seule diffé- rence consiste dans la manière dont nous avons en- tendu et exprimé leur prononciation , qui ne peut pas avoir frappé d'une manière pareille des oreilles russes et des oreilles françaises. D'ailleurs, l'aspect des îles méridionales, que nous avons prolongées de très près , est horrible ; et je crois que la terre de la Compagnie, celle des Quatre-Frères , l'île Marikan , etc. , sont inhabitables. Des rochers ari- des sans verdure, sans terre végétale, ne peuvent que servir de refuge à des naufragés, qui n'au- raient ensuite rien de mieux à faire que de gagner

438 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

proiiiptement les îles de Chîclia ou de Tchoka , en traversant les canaux qui les séparent.

La brume fut aussi opiniâtre, jusqu'au 5 sep- tembre 1787, qu'elle l'avait été précédemment; mais comme nous étions au large , nous forçâmes dévoiles au milieu des ténèbres; et, à six heures du soir de ce même jour, il se fit une éclaircie qui nous laissa voir la côte du Ramtschatka. Elle s'é- tendait de l'ouest un quart nord-ouest au nord un quart nord-ouest; et les montagnes que nous re- levâmes à cette aire de vent, étaient précisément celles du volcan qui est au nord de Saint-Pierre-et- Saint-Paul, dont nous étions cependant éloignés de plus de trente-cinq lieues, puisque notre latitude n'était que de 51 degrés 30 minutes. Toute cette côte paraissait hideuse; l'œil se reposait avec peine, et presque avec effroi , sur ces masses énormes de rochers que la neige couvrait encore au commen- cement de septembre, et qui semblaient n'avoir jamais eu aucune végétation.

INous fhnes route au nord. Pendant la nuit, les vents passèrent au nord-ouest. Le lendemain , le temps continua d'être clair. ISous avions approché de la terre : elle était agréable à voir de près , et la base de ces sommets énormes , couronnés de glaces éternelles, était tapissée de la plus belle verdure, du milieu de laquelle on voyait s*elever différens bouquets d'arbres.

LA PÉROUSE. 439

Nous eûmes connaissance , le 6 au soir, de l'en- trée de la baie d'Avatscba ou Saint-Pierre-et-Saint- Paul. Le phare que les Russes ont élevé sur la pointe de l'est de cette entrée ne fut point allumé pendant la nuit : le gouverneur nous dit , le len- demain, qu'il avait fait de vains efforts pour en entretenir le feu ; le vent avait sans cesse éteint la mèche du fanal, qui n'était abritée que par quatre planches de sapin mal jointes. Le lecteur s'aper- cevra que ce monument , digne du Kamtschatka , n'a été calqué sur aucun des phares de l'ancienne Grèce , de l'Egypte ou de l'Italie ; mais aussi fau- drait-il peut-être remonter aux temps héroïques qui ont précédé le siège de Troie , pour trouver une hospitalité aussi affectueuse que celle qu'on exerce dans ce pays sauvage. INous entrâmes dans la baie le 7, à deux heures après midi. Le gouver- neur vint à cinq lieues au-devant de nous, dans sa pirogue : quoique le soin du fanal l'eût occupé toute la nuit, il s'imputait la faute de n'avoir pu réussir à tenir sa mèche allumée. Il nous dit que nous étions annoncés depuis long-temps, et qu'il croyait que le gouverneur général de la presqu'île, qui était attendu à Saint-Pierre-et-Saint-Paul dans cinq jours, avait des lettres pour nous.

A peine avions-nous mouillé, que nous vîmes monter à bord le bon curé de Paratounka. avec

440 VOYAGES AUTOUR DU MONDE,

sa femme et tous ses en fans. Dès lors nous pré- vîmes que nous pourrions voir paraître et qu'il nous serait facile de remettre sur la scène une partie des personnages dont il est question dans le dernier voyage de Cook.

FIN DU DOUZIEME VOLUME.

TABLE

DES

MATIÈRES CONTENUES DANS LE DOUZIÈME VOLUME.

Pages

INTRODUCTION. 1

LIVRE CINQUIÉ3IE. CHAPITRE I«^ (1780-1790). Jean-François de La Pérouse. 21

§ 1. Objet de l'armement des deux frégates. Séjour dans la rade de Brest. Traversée de Brest à Madère et à Téné- riffe. Séjour dans ces deux îles. Voyage au Pic. Arrivée à la Trinité. Relâche à l'île Sainte-Catherine sur la côte du Brésil. ib,

§2. Description de l'île Sainte -Catherine. Observations et événemens pendant notre relâche. Départ de l'île Sainte- Catherine. Arrivée à la Conception. 45

§ 3. Description de la Conception. Mœurs et coutumes des habitans. Départ de Talcaguana. Arrivée à l'île de Pâ- ques. 70

§ 4. Description de l'île de Pâques. Evénemens qui nous y

sont arrivés. Mœurs et coutumes des habitans. 88

§5. Voyage de M. de Langle dans l'intérieur de l'île de Pâ- ques. Nouvelles observations sur les mœurs et les arts des naturels, sur la qualité et la culture de leur sol, etc. 108

§ 6. Départ de l'île de Pâques. Arrivée aux îles Sandwich. Mouillage dans la baie de Keriporepo de l'île de Mowée. Départ. 116

S 7. Départ des îles Sandwich. Indices de l'approche de la côte d'Amérique. Reconnaissance du mont Saint-Elie. Découverte de la baie de Monti. Les canots vont re- connaître l'entrée d'une grande rivière, à laquelle nous conservons le nom de rivière de Behring. Reconnaissance

412 TABLE DES MATIERES.

Pages

d'une baie très profonde. Rapport favorable de plu- sieurs officiers qui nous engage à y relâcher. Risques que nous courons en y entrant. Description de cette baie à laquelle je donne le nom de baie ou port des Fran- çais. Mœurs et coutumes des habitans. 142

§ 8. Continuation de notre séjour au port des Français. Au moment d'en partir nous éprouvons le plus affreux mal- heur. Précis historique de cet événement. Nous repre- nons notre premier mouillage. Départ. 169

§9. Description du port des Français. Avantages et incon- véniens de ce port. Ses productions végétales et miné- rales. Oiseaux, poissons, coquilles, quadrupèdes. Mœurs et coutumes des Indiens. Leurs arts, leurs armes, leur habillement, leur inclination au vol. Leur musique , leur danse, leur passion pour le jeu. Leur langue. 183

§ 10. Départ du port des Français. Exploration de la cote d'Amérique. Baie des îles du capitaine Cook. Port de los Remedios et de BucarelU du pilote Maurelle. îles de la Croyère. Iles San-Carlos. Description de la cote depuis Cross-Sound jusqu'au cap Hector. Reconnaissance d'un grand golfe ou canal, et détermination exacte de sa lar- geur. Iles Sartine. Pointe boisée du capitaine Cook. Iles Necker. Arrivée à Monterey. 210

§ 11. Description de la baie de Monterey, Détails histori- ques sur les deux Californies et sur leurs missions. Mœurs et usages des Indiens convertis et des Indiens indépendans. Grains, fruits, légumes de toute espèce. Quadrupèdes, oiseaux, poissons, coquilles, etc. Détails sur le commerce , etc. 227

§ 12. Vocabulaire de la langue des différentes peuplades qui sont aux environs de Monterey, et remarques sur leur prononciation. 240

§ 13. Départ de Monterey. Projet de la route que nous nous proposons de suivre en traversant l'Océan occidental jusqu'à la Chine. Vaine recherche de l'Ile de Nostra-Se- gnora-de-la-Gorta. Découverte de l'Ile Necker. Rencon- tre pendant la nuit d'une vigie sur laquelle nous fail- lîmes nous perdre. A'aine recherche des îles de la Mira

TABLE DES MATIÈRES. 443

Pages

et des Jardins. Nous avons connaissance de l'île de l'As- somption des 3Iariannes. Description et véritable posi- tion de cette lie en latitude et en longitude. ?yous déter- minons la longitude et la latitude des îles Bashées. jNous mouillons dans la rade de Macao. 252

§ 14. Arrivée à 3Iacao. Séjour dans la rade du Typa. Des- cription de Macao. Son gouvernement. Sa population. Ses rapports avec les Chinois. Départ de Macao. Attérage sur l'île de Luçon. Description du village de 31arivelle ou Mirabelle. Aous entrons dans la baie de Manille par la passe du Sud. Mouillage à Cavité. 271

§ 15. Arrivée à Cavité. Détails sur Cavité et sur son arsenal. Description de Manille et de ses environs. Sa population. Désavantages résultant du gouvernement qui y est éta- bli. Pénitences dont nous sommes témoins pendant la semaine sainte. Impôt sur le tabac. IVouvelle Compagnie des Philippines. Guerre continuelle avec les Mores ou les mahomélans de ces différentes îles. Séjour à Manille. Etat militaire de l'île de Luçon. 292

§ 16. Départ de Cavité. Rencontre d'un banc au milieu du canal de Formose. Latitude et longitude de ce banc. Nous mouillons à deux lieues au large de l'ancien fort Zélande. Nous appareillons le lendemain. Détails sur les îles Pescadores ou Pong-IIou. Reconnaissance de l'île Botol-Tabacoxima. Nous prolongeons l'île Kumi, qui fail partie du royaume de Likeu. Les frégates entrent dans la mer du Japon , et prolongent la côte de Chine. Nous faisons route pour l'île Quelpaert. Nous prolongeons la côte de Corée. Détails sur l'île Quelpaert, la Corée, etc. Découverte de l'île Dagelet. Sa longitude et sa latitude. 3! 2

§ 17. Route vers la partie du nord -ouest du Japon. Vue du cap Noto et de l'île Jootsi-siiHa. Détails sur cette île. La- titude et longitude de cette partie du Japon. Rencontre de plusieurs bàtimens japonais et chinois. Nous retour- nons vers la côte de Tartarie , sur laquelle nous attéris- sons par 42 degrés de latitude nord. Relâche à la baie de Ternai. Ses productions. Détails sur ce pays. Nous en appareillons après y être restés seulement trois jours. Relâche à la bai»' de Suffren. 335

444 TABLE DES MATIERES.

Page».

§18. Nous continuons de faire route au nord. Reconnais- sance d'un pic dans l'est. Nous nous apercevons que nous naviguons dans un canal. Nous dirigeons notre route vers la côte de l'ile Ségalien. Relâche à la baie de Lan- gle. Mœurs et coutumes des habitans. Nous prolongeons la côte de l'île. Relâche à la baie d'Estaing. Départ. Nous trouvons que le canal entre l'île et le continent de la Tartarie est obstrué par des bancs. Arrivée à la baie de Castries sur la côte de Tartarie. 357

§ 19. Relâche à la baie de Castries. Description de cette baie et d'un village tartare. Mœurs et coutumes des habitans. Leur respect pour les tombeaux et les propriétés. Ex- trême confiance qu'ils nous inspirent. Leur tendresse pour leurs enfans. Leur union entre eux. Rencontre de quatre pirogues étrangères dans cette baie. Détails géo- graphiques que nous donnent les équipages. Productions de la baie de Castries. Ses coquilles, quadrupèdes, oi- seaux, pierres, plantes. 391

§ 20. Départ de la baie de Castries. Découverte du détroit qui sépare le Jesso de l'Oku-Jesso. Relâche à la baie de Crillon sur la pointe de lîle Tchoka ou Ségalien. Détails sur ses habitans et sur leur village. Nous traversons le détroit et reconnaissons toutes les terres découvertes par les Hollandais du Kastricum. Ile des Etats. Détroit d'Uriès. Terre de la Compagnie. Ile des Quatre-Frères. lie de Marikan. Nous traversons les Kuriles et faisons route

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pour le Kamtschatka. 415

FIN DE LA TABLE DU TOME DOUZIEJÏE.

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